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L'éducateur et le spirituel aujourd'hui : Une formation laïque est-
elle possible ?
René Barbier (Université paris 8)
Argument:
L'enseignant contemporain ne peut plus laisser de côté la question du spirituel.
Elle l'envahit de toutes parts sous différentes formes. Le spirituel institué que
nous nommerons le religieux, arrive dans sa classe avec le voile des étudiantes,
les revendications identitaires des jeunes issus de l'immigration, les références
polysémiques aux multiples facettes des idéologies sectaires, les rappel à l'ordre
des institutions religieuses légitimes. Il se déguise dans les passions montantes
de la jeunesse (sports spectaculaires et à risque, soirées rave, musique techno,
nouveaux moyens de communiquer, nouvelles religiosités à la mode).
L'éducateur-enseignant est mal à l'aise avec ce phénomène. N'-a-t-il pas appris,
dès les premiers moments de son apprentissage, que l'enseignement laïc devait
se séparer de tout esprit religieux. La science et le progrès ne devaient-ils pas
refuser toute référence à un mystère d'exister accroché à une clarté numineuse ?
N'y-a-t-il pas des écoles privées confessionnelles pour parler de tout cela ?
L'éducateur d'aujourd'hui ne saurait se voiler la face plus longtemps. À le faire,
il laisse les politiques, avec leurs intérêts spécifiques, diffuser leur propre
obscurantisme, sous couvert de rapports parlementaires.
Les chercheurs scientifiques eux-mêmes, dans le meilleur des cas, ne
s'intéressent au spirituel qu'avec des théories et des méthodes de recherche qui
ne peuvent appréhender la qualité singulière de cet objet de recherche. Si
l'Histoire, la sociologie, l'Economie politique, la Philosophie sont privilégiées, le
sens phénoménologique leur échappe.
Les autorités ministérielles elles-mêmes décident pourtant d'ouvrir la formation
des enseignants des IUFM en France, au "fait religieux", pour les mois et les
années à venir.
L'éducateur est un praticien, un chercheur et un être réflexif. C'est à partir de sa
propre expérience qu'il raisonne et qu'il comprend. Il demeure sensible à
l'Ouvert et à l'imprévu des nouvelle socialités qu'il ne cesse de rencontrer dans
son action éducative. Beaucoup de jeunes gens attendent de sa part, une parole
"autre". Ni parole instituée des religions confortables, ni parole rigidifiée des
anciens rationalismes, ni discours idéologiques des théories révolutionnaires, ni
indifférence prudente à l'égard du spirituel, ni absence de parole au nom de
l'ignorance, les jeunes veulent que l'enseignant s'implique et acceptent le
dialogue sur cet objet de connaissance si difficile.
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Une expérience pédagogique de plus de douze ans à l'université.
Depuis plus de douze ans, à l'université, j'ai accepté d'ouvrir cet espace de
dialogue pédagogique à travers l'enseignement de la vision du monde d'un sage
d'origine indienne, en vérité transculturel et transreligieux, Krishnamurti. Ces
années d'enseignement m'ont fait comprendre le besoin de parole des jeunes
gens sur le sens de la vie et de l'éducation. Mais désir d'une parole "autre" qui
doit savoir respecter toutes les diversités, toutes les appartenances, mais sans
pourtant être tiède et dénué de fermeté critique.
C'est à ,partir de cette expérience éducative que je réfléchirai sur les rapports du
spirituel et de l'éducation dans la société moderne. Pour ma part, il s'agit bien
d'une ouverture nécessaire qui permet une relation dialogique entre une
dimension de connaissance de soi et une dimension liée aux savoirs externes
pluriels et critiques.. L'éducation redevient alors ce qu'elle n'aurait jamais
perdre de vue : la formation de l' "homme de bien" comme disent les anciens
Chinois.
Je distingue dans le spirituel, le sacré radical et le sacré institué. Le premier
demeure ce qui anime tout élan vital, toue acte créateur. Le second est ce qui
fige le plus souvent et inscrit le premier dans les moules institutionnels, avec
leurs intérêts symboliques, économiques et politiques.
L'éducation est un art de rigueur qui permet à chacun de découvrir ce spirituel
radical, bouleversant, essentiellement critique de tout ordre établi, en soi-même
et dans la relation avec les autres et le monde.
C'est d'abord un arrachement à l'éducation acquise, religieuse ou athée, à ses
violences symboliques, à ses jeux et ses enjeux subtils, qui nous animent
jusqu'au fond de nous-mêmes. C'est l'assomption d'un espace libre donc
angoissant lorsque cet arrachement nous place face à nous-mêmes. C'est enfin la
découverte de cet élan vital qui nous relie à une totalité en acte, un processus
énergétique sans commencement ni fin toutes les formes sont reconnues dans
leur structuration, déstructuration et restructuration incessantes.
L'éducation radicale atteint ce point du spirituel intramondain le sujet lui-
même se délite. A la persona succède le sujet sans nom, le "personne"
proprement dite. Qu'est-ce qu'une personne ? un individu chez qui il n'y a plus
"personne" à nommer parce qu'il a reconnu, dans le travail intérieur exigeant,
son insertion totale dans un espace-temps cosmique qui le dépasse et dont il sait
qu'il en est le porteur essentiel et tout à fait éphémère.
La personne du spirituel radical, qui est un spirituel dégagé de tout système
religieux, ne parle plus du sacré parce qu'il n'a plus besoin de nommer le sacré.
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Tout lui paraît sacré. Le mot devenu commun et modeste n'a plus besoin d'être
distingué du profane comme le pensent les anthropologues. L'homme du
spirituel radical ne cherche plus à expliquer le spirituel, ne cherche même plus à
le décrire, il se contente de le vivre pleinement d'instants en instants, sans
intermédiaires religieux, dans tous les aspects de sa vie personnelle.
Il est l'être humain de la vision pénétrante et de la présence au monde. Le
contraire du croyant. L'homme éminemment critique à l'égard de tout ce qui
vient bloquer le désir de vivre comme élan d'une totalité qui se déploie à l'infini
en créant l'espace et le temps dans la pensée.
Lorsque l'homme du spirituel radical ne peut s'empêcher de parler ou d'écrire,
c'est par la poésie et l'art qu'il s'exprime, dans une insatisfaction irrémédiable de
tout ce qu'il voudrait dire sans jamais le réussir. Son parcours est alors
existentiel, exemplaire et inconnu, d'une beauté unique et éphémère, parcouru
d'étonnement fulgurant. Il n'est pas "le Poète" des salons parisiens, mais il porte
en lui la vie poétique dont la luminosité secrète anime, parfois, celle des autres.
Comme dans le très beau film du réalisateur coréen IM Kwon-Taek, Ivre de
femmes et de peintures (2002) (voir < http://www.chihwaseon.com/ >) cet
homme poétique - cet être humain par excellence - partira peut-être sans laisser
de trace, vers l'immensité blanche d'un "Mont Analogue" si bien profilé par
René Daumal.
René Barbier
L'éducateur et le fait religieux aujourd'hui : Une formation laïque
est-elle possible ?
Colloque AFIRSE mai 2003 (UNESCO)
COMMUNICATION AU COLLOQUE INTERNATIONAL DE
L'ASSOCIATION FRANCOPHONE INTERNATIONAL DE
RECHERCHE SCIENTIFIQUE EN EDUCATION : FORMER
LES ENSEIGNANTS ET LES ÉDUCATEURS. UNE PRIORITÉ
POUR L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR. UNESCO, MAI 2003
(SUR LE SITE DE
Communications Atelier 8
http://www.afirse.org/
"Nous aurions fait l'économie de plusieurs guerres depuis 1945 si le
fait religieux avait été pris au sérieux par les décideurs politiques et
les responsables de la recherche dans ce qu'on a cessé d'appeler les
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sciences de l'homme et de la société"! Mohammed Arkoun (Le Point,
4 avril 2003)!
L’enseignant contemporain ne peut plus laisser de côté la question du
fait religieux. Elle l’envahit de toutes parts sous différentes formes. Le
fait religieux, arrive dans sa classe avec le voile des étudiantes, les
revendications identitaires des jeunes issus de l’immigration, les
références polysémiques aux multiples facettes des idéologies
sectaires, les rappels à l’ordre des institutions religieuses légitimes. Il
se déguise dans les passions montantes de la jeunesse (sports
spectaculaires et à risque, soirées rave, musique techno, nouveaux
moyens de communiquer, nouvelles religiosités à la mode). Mais, plus
tragiquement encore, les guerriers du XXe et XXIe siècles mettent
Dieu dans leurs poches [1] , au grand dam de toutes les bonnes
consciences des hautes autorités de la Croyance religieuse du monde
entier.
L’éducateur-enseignant est mal à l’aise avec ce phénomène. N’a-t-il
pas appris, dès les premiers moments de son apprentissage, que
l’enseignement laïc devait se séparer de tout esprit religieux. La
science et le progrès ne devaient-ils pas refuser toute référence à un
mystère d’exister accroché à une clarté numineuse ?
Des écoles privées confessionnelles n'existent-elles pas pour parler de
tout cela ?
L’éducateur d’aujourd’hui ne saurait se voiler la face plus longtemps.
À le faire, il laisse les politiques, avec leurs intérêts spécifiques,
diffuser leur propre obscurantisme, sous couvert de rapports
parlementaires.
Les chercheurs scientifiques eux-mêmes, dans le meilleur des cas, ne
s’intéressent au spirituel qu’avec des théories et des méthodes de
recherche qui ne peuvent appréhender la qualité singulière de cet objet
de recherche. Si l’histoire, la sociologie, l’économie politique, la
philosophie sont privilégiées, le sens phénoménologique leur échappe
trop souvent.
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Il faut, en effet, distinguer dans l'expression philosophique celle qui
est avant tout d'un ordre discursif en liaison avec des textes
appartenant à l'histoire de la philosophie et celle qui est directement en
écho avec une existence en acte. On sait que depuis le Moyen-Âge,
d'après Pierre Hadot [2] , ou, si l'on suit Michel Foucault, à partir de
Descartes, la philosophie traditionnellement une ascèse conduisant!
vers la sagesse, est devenue un discours sophistiqué en usage chez les
professeurs de philosophie, déjà dénoncée par A.Schopenhauer [3] .
La philosophie expérientielle est restée la portion congrue de
l'expérience du cogito. Certes, la phénoménologie et la philosophie
existentielle ou personnaliste ont tenté de rétablir l'équilibre, sans
toujours y parvenir. Pourtant, dans des situations ultimes, les
philosophes retrouvent parfois la congruence existentielle jusqu'à la
mort (Socrate, certes, mais aussi Georges Politzer, Miguel de
Unamuno, Gilles Deleuze, etc)
Les autorités ministérielles elles-mêmes décident pourtant d’ouvrir la
formation des enseignants des IUFM en France, au “!fait religieux!”,
pour les mois et les années à venir, à la suite du rapport Debray [4]
L’université, par sa fonction essentiellement critique, est l’institution
qui semble nécessaire pour aborder la difficile question du religieux
dans le cursus de formation des enseignants du primaire et du
secondaire.
Le chercheur en éducation, qui est également un enseignant du
Supérieur, est un praticien et un être réflexif. C’est à partir de sa
propre expérience qu’il raisonne et qu’il comprend. Il demeure
sensible à l’Ouvert et à l’imprévu des nouvelles socialités qu’il ne
cesse de rencontrer dans son action éducative. Beaucoup de jeunes
gens attendent de sa part, une parole “!autre!”. Ni parole instituée des
religions confortables, ni parole rigidifiée des anciens rationalismes, ni
discours idéologiques des théories révolutionnaires, ni indifférence
prudente à l’égard du spirituel, ni absence de parole au nom de
l’ignorance, les jeunes veulent que l’enseignant s’implique et
acceptent le dialogue sur cet objet de connaissance si difficile.
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