1 CHAPITRE PREMIER 22e et 23e traités, selon l'ordre chronologique, ou ennéade VI, traités 4 et 5, selon le classement de Porphyre L'optimisme de Plotin, opposé à la philosophie moderne, consiste à affirmer l'ubiquité de l'être, se fonde chez Parménide et Platon, et est en accord avec la physique actuelle. La philosophie de Plotin (205-270 après J.C.) peut se résumer ainsi : « Le monde est beau, la vie est belle, mais l'humanité fait son propre malheur. » Ce message s'oppose diamétralement à la vision du monde qui est celle de l'époque moderne et qu'on peut énoncer ainsi : «Dieu, s'il existe, a mal fait le monde. La situation de l'homme est intenable. Il peut seulement user de sa liberté qui le place au-dessus de tout le reste de la création.» C'est dire que Plotin a beaucoup à apprendre à l'homme d'aujourd'hui, si toutefois sa philosophie, qui n'est connue actuellement que par les spécialistes, est autre chose qu'une fiction poétique. Il faut donc confronter Plotin à la physique la plus récente, d'une part, et montrer que celle-ci lui donne raison désormais, après une période où elle semblait lui donner tort. D'autre part, montrer que Plotin s'enracine dans la philosophie grecque, dont il est l'apogée, celle de Parménide, puis de Platon notamment, qu'il continue en la reprenant au point où celui-ci l'avait laissée. L'œuvre de Plotin comporte cinquante-quatre traités, édités par son disciple Porphyre et répartis en six Ennéades (du grec : neuf) de neuf traités chacune. Etant donné que chaque traité et même, peut-on dire, chaque phrase forme un tout difficile à démembrer et qui explique la totalité du système d'un certain point de vue, on étudiera chaque traité en lui-même, sans référence à d'autres, puis on envisagera la même philosophie plotinienne du point de vue d'un autre traité, qui nous en apprendra davantage, etc. Porphyre nous a transmis l'ordre chronologique dans lequel les cinquante-quatre traités ont été écrits et il les a regroupés artificiellement en six ennéades. On commencera par les 22e et 23e traités, dans l'ordre chronologique, qui sont en fait un seul et même texte, le plus fondamental, classés par Porphyre dans l'ennéade VI, aux numéros quatre et cinq, et notés VI, 4 et 5. Ce texte est intitulé : «Ce qui est un et identique peut être en même temps partout.» Il affirme donc l'ubiquité de l'être, aussi bien au sens de la méditation de Parménide, puis de Platon sur l'Un ou Etre dans son dialogue Parménide, que, d'une manière prémonitoire, au sens de la non-séparabilité de la mécanique quantique, exposée en France notamment par Bernard d'Espagnat. On étudiera donc cette source parménidienne et platonicienne, et cette confirmation moderne de la philosophie indépassable et méconnue de Plotin, afin d'expliquer le détail des arguments des 22e et 23e traités, puis de tous les autres. Parménide affirme que l'être est et que le non-être n'est pas, en aucune façon. Commençons donc par le fondateur de la métaphysique occidentale, Parménide. Il s'exprime dans un langage poétique, et relate l'initiation que lui auraient conférée des entités divines. «Les Filles du Soleil, - Ayant laissé derrière elles les demeures de la Nuit, - Vers la lumière hâtaient notre course (fragment I).» Il part de cette affirmation d'une logique imparable et d'une santé intellectuelle exubérante : l'être est, le non-être n'est pas, en aucune façon. D'une manière apparemment obscure, mais qui exprime une idée finalement assez simple, il distingue l'étant de l'être, c'est-à-dire ce que l'on voit, les événements, les individus qui naissent et périssent, ce que Platon appellera les phénomènes, et leur substrat, l'être qui est invisible et immuable. En effet, les étants ne peuvent, malgré les apparences, ni sortir du néant, ni y retourner, puisque celui-ci n'a aucune espèce d'existence. «Il est nécessaire de dire et penser de l'étant l'être : en effet, il est être (fr. VI).» La langue grecque joue sur la différence entre le participe : étant, qui participe, comme le sujet auquel il se rapporte, au temps et à l'espace, et l'infinitif : être, qui en est indépendant. L'intelligence est requise d'apercevoir, derrière l'apparence kaléidoscopique des étants qui s'assemblent et se dispersent, la permanence de l'être, qui ne peut pas ne pas être : «L'être absent, contemple-le néanmoins comme être présent en certitude à l'intelligence ; - Car elle ne coupera pas l'étant de sa contiguïté à l'étant, 2 - Ni par dispersion universelle selon l'ordre du monde - Ni par assemblage (fr.IV).» Ce dernier mot - signifie : placer debout avec (ou) en même temps, d'où : réunir en un tout par l'assemblage des parties, d'où : faire naître, produire, « créer ». L'idée de création, c'est-à-dire de passage du néant à l'être, est expressément rejetée par Parménide : «Jamais il n'arrivera que des nonétants soient contraints d'être (fr. VII).» «Etant inengendré, impérissable l'être est aussi - Intact en tous ses membres, sans émoi et sans fin ; - Jamais il ne fut ni ne sera, - Puisqu'il est maintenant tout entier égal à lui-même, - Un, continu : quelle génération rechercher pour lui, - Quelle sorte d'accroissement à partir d'où ? […] - Quelle nécessité aurait donc fait éclore - Ou plus tard ou plus tôt ce qui aurait dans le rien son principe ? - Ainsi faut-il qu'il soit tout à fait ou pas du tout (fr. VIII).» Parménide manifeste une confiance sans faille en la plénitude de l'être, une absence de doute concernant l'éventualité du néant, une solidité à toute épreuve au sujet de la raison et de son rapport à l'être au-delà des apparences : «Ainsi faut-il que l'être soit tout à fait ou pas du tout. - Et de ce qui est, jamais la foi inébranlable n'admettra - Qu'il provienne quelque chose en sus de lui ; pour ce Justice n'a permis - En desserrant ses liens, à ce qui est, de naître et de périr, - Mais elle le maintient ; touchant cela il y a pour le jugement alternative [ : crise, choix nécessaire] : - Il est ou il n'est pas. […] Comment l'étant viendrait-il à l'être par la suite ? Comment serait-il venu à être ? S'il est venu à être, il n'est pas, et non plus s'il doit un jour venir à être.- Ainsi la génération s'éteint et on ne peut plus parler de destruction. - Il n'est pas non plus divisible, puisqu'il est tout entier égal à soi-même ; - Gagner en quelque point, ce qui lui enlèverait le demeurer, - Ni perdre il ne saurait, tout entier rempli qu'il est par l'étant. - Ainsi, il est tout entier continu, car l'étant est conjoint à l'étant. - Davantage, immobile entre les limites de forts liens, - Il est sans commencement et sans fin, puisque le naître et le périr - Furent absolument écartés de lui, repoussés au loin par la foi véridique. - Le même dans le même il demeure et en lui-même repose, - Et reste ainsi fixé dans l'immuable ici ; car la souveraine Nécessité - Le tient dans les liens d'une limite qui tout autour l'enclôt. - C'est pourquoi la Justice est que l'étant ne soit pas inachevé. - Il est en effet sans manque, alors que n'étant pas il manquerait de tout (fr. VIII).» Cette confiance dans l'être engendre une défiance envers ceux qui, comme des girouettes, ne savent où s'orienter, ni que penser : «Les mortels qui ne savent rien - Se forgent leurs illusions, les doubles têtes : car c'est le manque de ressources - Qui dans leur cœur incline une intelligence errante ; ils sont entraînés, - A la fois sourds et aveugles, hébétés, gent indécise - Par qui l'être et le non-être sont réputés le même - Et pas le même : leur sentier à tous est labyrinthe [- : qui revient sur ses pas, qui se tourne en sens contraire] (fr. VI).» Objections de Platon : 1. Si la pensée est être, elle n'est pas la pensée DE l'être. 2. Comment la multiplicité des étants ou phénomènes peut-elle résulter de l'unicité de l'être ? Cette thèse logique, absolue, totalitaire, intégriste pour ainsi dire, entraîne au moins deux difficultés qui seront relevées par Platon et traitées, semble-t-il, par Plotin. D'abord, étant donné que tout ce qui serait distinct de l'être n'existerait en aucune façon, serait du néant, on ne saurait penser le néant, on ne peut penser que l'être. De plus, la pensée ne peut être distincte de l'être, car ce serait la réduire au néant. Il est donc nécessaire de poser l'équation : pensée = être. «Penser et être, c'est la même chose (fr. III).» «Le non-étant, tu ne saurais le connaître (cela ne se peut) ni l'énoncer (fr. II).» «Il n'est ni énonçable ni pensable que l'être puisse n'être pas (fr. VIII).» D'où cette confusion : «C'est le même penser et ce à cause de quoi il y a pensée. - Car jamais sans l'étant, dans lequel il est manifesté par la parole, - Tu ne trouveras le penser (fr. VIII).» L'objection générale de Platon est la suivante : si la pensée est l'être, elle n'est pas la pensée de l'être, à moins que l'être ne se pense luimême et encore il aurait une distinction de soi à soi, ou bien encore tout serait seulement une grande pensée. Platon examine donc dans la « première hypothèse » de son dialogue Parménide le statut de l'Etre-Un parménidien et quels peuvent être ses rapports à la pensée. Une deuxième difficulté 3 consiste à savoir comment la multiplicité des étants peut être distincte, si peu que ce soit, de l'Etre en dehors duquel il n'y a rien. Elle sera examinée dans la « deuxième hypothèse » du Parménide de Platon. Réponses. 1. La « première hypothèse » du Parménide de Platon conduit à affirmer que l'Etre, ou Un, ou Dieu est distinct d'un être déterminé, n'a pas d'identité et est impensable. Montrons d'abord que si l'Etre ou «Un qui est tout entier partout en même temps» est séparé, n'appartient à aucun être en particulier, en ce sens, il n'existe pas. (En grec, le mot être, comme le mot un est toujours écrit avec une minuscule, que ce soit chez Parménide, chez Platon ou chez Plotin, ou même dans la traduction de Bréhier.) C'est la notion de Dieu ou Un selon la « première hypothèse » du Parménide de Platon (137c à 142b). On prend le mot Un absolument, sans relation à autre chose, et l'on demande : «Si l'Un est Un» et rien d'autre, quelles conséquences en découlent ? D'abord, l'Un n'a point de parties, sinon il serait plusieurs. N'ayant point de parties, il n'a ni commencement, ni fin, ni limite. Il est sans figure. L'Un n'est nulle part, ni en soi ni en autre que soi, car alors il se dédoublerait en un Deuxième. Il est donc étranger au mouvement et au repos, comme à l'altération et au devenir, car sinon il deviendrait autre que l'Un. L'Un n'a pas non plus de différence ou d'identité. L'identité, en effet, suppose que l'on rentre dans une catégorie, il faut être id, cela, par opposition à autre chose. L'Un qui est Un ne supporte aucune affection, attribution ou participation, car il n'est ni semblable ni dissemblable à quoi que ce soit. L'Un n'est ni égal, ni inégal, ni plus vieux, ni plus jeune que soi ou qu'autre que soi. Il est étranger au temps (éternel). Etant étranger au temps, il n'a même pas d'être (déterminé, ou existence). «L'Un [ou Etre] ne participe donc d'aucune façon à l'être» individuel. «L'Un n'est donc en aucune façon.» «Il n'a donc même pas assez d'être pour être un [quelque chose].» L'Un est une pure essence, un néant d'être (déterminé). L'Un n'est pas un, il en est séparé et l'Un n'est pas. A ce qui n'est pas, rien n'appartient : à l'Un n'appartient aucun nom (qui est une détermination), on ne peut former de lui aucune phrase. C'est donc par abus de terme et faute de mieux qu'on l'appelle Dieu, ou l'Etre, parce qu'il a tout de même quelque rapport avec l'être individuel, ou plus exactement celui-ci a quelque rapport avec celui-là, comme on le verra dans la seconde hypothèse. De l'Un, il n'y a ni définition, ni science, ni sensation, ni opinion. Il n'est donc personne qui le nomme, qui l'exprime, qui le conjecture ou le connaisse. Cette hypothèse, refusée par Platon, est admise par Plotin, qui en fait le fondement de toute la philosophie. L'explication de ces paradoxes, c'est que la source de l'être (individuel) n'est pas elle-même un être individuel. Le principe n'est rien de ce dont il est le principe et l'essence n'est pas l'existence. Tout nom est une détermination, une relation, et désigne un être identifié. Il est normal que si l'on prend Un dans un sens absolu, indéterminé, non relatif, on arrive à la contradiction : Un n'est pas un (quelque chose). La faculté de connaissance, la raison, seule employée ici, reconnaît elle-même sa limite. L'Un est impensable, mais ce serait réduire l'homme à la raison, ou plutôt la totalité du réel à ce que nous en percevons, que de s'en désintéresser pour autant. Platon critique donc (au sens de : pratiquer un tri) Parménide, lequel, voulant affirmer qu'il n'y a rien en dehors de l'être, posait l'équation pensée = être. Plus exactement, Platon distingue plusieurs hypothèses concernant les rapports de la pensée et de l'être, en un exercice propédeutique. En attendant, sa conclusion, pour la première hypothèse : si l'Un est Un, consistant à affirmer l'Etre Un de Parménide, est la suivante : il est impossible qu'il en soit ainsi de l'Un, c'est-à-dire qu'il n'ait pas d'être et que l'on ne puisse rien penser ni affirmer de lui. Il va donc examiner une deuxième hypothèse : si l'Un est. Mais Plotin, au contraire, prend au pied de la lettre cette première méditation de Platon sur l'Un et en fait la base de toute sa philosophie : l'Un ou Etre subsiste séparément de tout être individuel (c'est l'ab-solu, au sens étymologique de : ce qui présente une solution de continuité par rapport au relatif). Mais aucun être individuel n'est séparé de l'Un, qu'il accueille dans son intégralité, ainsi que va le montrer la seconde hypothèse. 4 2e réponse. La « seconde hypothèse » du Parménide n'explique pas mais admet l'ubiquité de l'Etre, présent en tout être. Cette solution est également rejetée ici par Platon et acceptée par Plotin. Soit la seconde hypothèse : si l'Un est (Platon, Parménide 142b - 144d). - Alors, «l'être sera être de l'Un sans être identique à l'Un ; autrement l'être ne serait pas être de l'Un et lui, l'Un, ne serait pas participant de l'être. Les deux formules : l'Un est, l'Un est Un seraient identiques. Or, l'hypothèse présente n'est point : si l'Un est un, qu'en doit-il résulter ? Mais bien : si l'Un est.» L'Un participe donc à l'être (individuel) sans s'identifier à lui. L'Un qui est, forme un tout, et l'Un ne manque pas à la partie qu'est l'être, et l'être ne manque pas à la partie qu'est l'Un. «Ces deux parties, à leur tour, possèdent chacune l'Un et l'être ; la partie en vient à se constituer d'au moins deux parties ; et la même raison se répétant indéfiniment, tout ce qui vient se constituer partie est gros à chaque fois de cette dualité de parties ; car l'Un est toujours gros de l'être, et l'être, gros de l'Un.» «L'Un qui est sera donc ainsi pluralité infinie.» «A toute la réalité donc, en sa multiplicité, l'être a été donné en partage» et «à toute partie singulière de l'être s'attache l'Un». Mais alors une conclusion paradoxale s'impose : «L'Un serait tout entier à la fois en plusieurs lieux présent.» Platon la refuse, du moins dans le Parménide, mais non dans le Sophiste, où elle constitue le fameux parricide à l'égard de Parménide, et Plotin l'accepte. Aussi laissera-t-on Platon poursuivre seul cette discussion et l'on abordera les 22e et 23e traités (dans l'ordre chronologique), où est justifié ce fondement de la philosophie de Plotin : comment l'Un ou Etre peut-il être tout entier en chaque être ? ou encore : quels sont les rapports de Dieu et du monde, particulièrement avec l'homme ? Cette solution reprend la description des trois sortes de réalités de l'allégorie de la caverne, mais en l'inversant, c'est-à-dire que le Bien ou Un n'a pas d'existence en soi, mais seulement dans les phénomènes, qui sont ainsi réévalués. Avant d'aborder le texte même des 22e et 23e traités, il faut remarquer que la méditation de Plotin suit directement celle de Platon dans la célèbre allégorie de la caverne (République, livre VII). Dans celle-ci, on rencontre trois sortes de réalités : le Bien ou Un ou Dieu, symbolisé par le Soleil, source de l'être et du connaître ; des Idées, symbolisées par de véritables objets ; et des phénomènes, symbolisés par le reflet, c'est-à-dire l'image portée sur la paroi d'une caverne par les véritables objets éclairés par le Soleil. A cela s'ajoutent des prisonniers, enchaînés face au mur de la caverne, symbolisant les êtres humains qui, depuis leur naissance, n'aperçoivent des réalités que les phénomènes. Ils prennent les phénomènes pour les Idées. Phénomène vient du grec et signifie : ce que l'on perçoit avec l'un des cinq sens, par exemple une table en bois, perçue par les yeux du corps. Idée vient du grec et signifie : structure, forme. Pour prendre un exemple qui n'est pas chez Platon mais en découle directement, l'Idée de la Table, perçue par les yeux de l'esprit, si l'on peut dire, c'est le plan géométrique commun à toutes les tables. Platon prétend que l'Idée de la Table est plus parfaite, plus réelle que n'importe quelle table phénoménale, en bois, en fer, etc., que le langage courant qualifie de réelle, et qui n'est qu'une copie imparfaite, une approximation de l'Idée de la Table. De même, la ligne droite du géomètre, immatérielle, éternelle, est plus ligne droite que n'importe quel fil à plomb, arête de mur, cordeau d'arpenteur, etc. Cela dit, l'un des prisonniers de la caverne parvient à se détacher de ses liens (qui symbolisent les sens et leurs illusions) et à se retourner vers les véritables réalités, les Idées. C'est le philo-sophe, du grec - : amoureux du savoir (l'acception amoureux de la sagesse est une acception seconde, dérivée, la sagesse étant une conséquence du savoir véritable). Cette doctrine a souvent été mal comprise, elle est pourtant évidente pour celui qui la considère comme il faut, et difficilement contestable, du moins en ce qui concerne l'affirmation des Idées, sinon leur supériorité sur les phénomènes. En effet, nous vivons dans un monde étonnant, qui n'est pas un chaos, où il y a de l'ordre, des êtres, caractérisés par une structure dans une matière. De 5 plus, tous les chevaux ont une organisation commune qui les distingue de tous les chiens, etc. De même, une table (à dessin, à écrire, à manger, à langer… et même de logarithmes, qui n'est pas en bois !) se distingue d'une chaise. Un chat est un chat. Il y a donc une Idée du Cheval ou de la Table, c'est-à-dire un certain plan nécessaire à une catégorie d'objets et répondant à une définition, par exemple, pour la table : une surface sur laquelle sont rassemblés des éléments en vue d'un certain travail. Même si toutes les tables en bois venaient à disparaître, la nécessité de leur plan subsisterait, c'est ce que Platon veut dire quand il affirme que les Idées ont plus de réalité que les phénomènes. Quant à cette unité, cette cohérence qui caractérise chaque être et dont Plotin parlera abondamment, elle ne peut venir que d'une source mystérieuse que Platon appelle, faute de mieux, le Bien, source d'ordre cosmique. De plus, JE ne peux nier la notion d'être, puisque moi-même j'en suis un. Enfin, il faut remarquer ici ce qui caractérise la philosophie grecque toute entière : l'allégorie de la caverne propose un théocentrisme, un réalisme dans lequel l'homme est le plus éloigné possible de la source de l'être. Par opposition, la philosophie moderne est un anthropocentrisme, un humanisme, un subjectivisme qui affirme les « droits de l'homme » et débute toute méditation par un « cogito ». Enfin, Platon méprise ces sous-êtres trompeurs que sont les « phénomènes », séparés, privés de la réalité suprême du Bien, perceptible par le philosophe. Plotin au contraire magnifie le phénomène en sa beauté, puisque l'Un ou Dieu est tout entier en chacun (panthéisme), et que le Bien, à proprement parler, n'existe pas en soi, mais seulement dans les phénomènes. Cette thèse de Plotin, selon laquelle l'Etre est tout entier partout en même temps, … Historiquement, la thèse de Plotin sur l'indivisibilité et l'ubiquité de l'Etre, source des Idées, ou Formes, répond donc à l'objection que Platon lui-même se pose dans son dialogue Parménide, objection devant laquelle celui-ci semble reculer et qui aurait incité Aristote à renoncer à la théorie des Formes : comment une même Forme peut-elle être toute entière à la fois dans chaque être qu'elle informe ? comment la « participation » est-elle possible ? Voyons maintenant l'énoncé de la thèse de Plotin selon laquelle « ce qui est un et identique peut être en même temps partout », et comment cette affirmation qui paraissait incompatible avec la physique du début du XXe siècle est maintenant en accord avec la physique la plus récente. Il ne s'agit pas, en effet, ici, d'étudier Plotin à la manière universitaire, comme une pièce de musée, mais de voir s'il est plus qu'une fiction poétique et s'il peut éclairer notre vie d'aujourd'hui. Voici ce qu'il écrit dans le 22e traité, chapitre 3 : «Il ne faut pas s'étonner que l'Etre soit présent en tout ce qui est dans un lieu, sans être lui-même dans un lieu ; c'est le contraire qui serait étonnant, et même impossible : s'il avait un lieu propre, comment serait-il présent aux objets qui seraient en un autre lieu, ou, du moins, intégralement présent, comme nous le disons maintenant ? C'est parce qu'il n'a point de lieu, la raison nous le dit, qu'il peut être présent tout entier dans les choses où il est, et qu'il est présent tout entier en toutes aussi bien qu'en chacune. Sinon, chacune de ses parties serait en un endroit différent, il serait un corps.» Or, «chaque corps est ce qu'il est grâce à sa forme ou Idée ; or, cette forme n'a point une étendue déterminée, ni même une étendue quelconque.» L'Etre n'est pas non plus l'ensemble des parties, prises comme un Tout, car « si l'ensemble des parties était l'Etre, aucune partie, à elle toute seule, ne serait l'Etre.» … est illustrée par l'exemple de la lumière qui, abstraction faite du corps lumineux, est indivisible, n'a pas d'origine et est partout en même temps. Plotin développe cette thèse par un exemple. Déjà Platon posait, dans la première partie du Parménide, l'alternative suivante : la forme est-elle présente toute entière à la fois en des choses multiples et discontinues à la manière d'un voile qui recouvre plusieurs individus, ou bien à la manière du jour qui, un et identique, est en beaucoup de choses présent sans être pour cela séparé de lui-même ? Plotin élabore cette image d'une manière ingénieuse et compliquée, en VI, 4, ch. 7 et 8 : « Prenons comme centre une petite masse lumineuse ; plaçons autour d'elle un corps sphérique et transparent, de telle manière que la lumière se propage du centre à toute la sphère, sans que 6 la masse extérieure au centre soit éclairée d'ailleurs. Le centre lumineux intérieur n'est aucunement affecté ; mais, bien qu'il reste immobile, il s'étend à toute la masse sphérique, et la lumière qu'on voit briller en cette petite masse lumineuse, occupe toute la masse de la sphère. Or, la lumière ne dérive pas de cette petite masse corporelle elle-même ; cette masse possède la lumière non en tant qu'elle est un corps, mais en tant qu'elle est un corps lumineux, grâce à une puissance différente d'une puissance matérielle. Supposez donc que l'on supprime la masse en conservant la force lumineuse : direz-vous encore que la lumière est à un point précis de la sphère ? N'est-elle pas également répartie au centre et dans la sphère tout entière ? Vous ne pourrez plus vous appuyer sur le souvenir du point où elle était située antérieurement, pour dire d'où elle vient et où elle est ; vous ne le direz plus ; vous serez là-dessus dans l'incertitude et vous y verrez un miracle ; vous voyez la lumière en ce point de la sphère et en cet autre. De même, si l'on peut dire d'où vient la lumière du soleil dans la masse entière de l'air, en regardant le corps du soleil, on n'en voit pas moins la même lumière en tout lieu, et elle ne se divise pas. La preuve, ce sont les écrans qui l'interceptent ; ces écrans ne lui permettent plus d'exister du côté opposé à celui de la source, et ils ne la divisent pas. Si le soleil, au lieu d'être un corps, était une puissance séparée du corps et produisait ainsi sa lumière, cette lumière n'aurait pas de point de départ ; on ne pourrait dire d'où elle vient ; il n'y aurait partout qu'une lumière unique sans commencement ni origine. Sans doute, comme cette lumière est celle d'un corps, on peut dire d'où elle vient, parce que l'on peut dire de quel corps elle émane. Elle est pourtant immatérielle, et n'a point besoin de ce corps, puisqu'elle est d'une nature antérieure au corps, et puisqu'elle réside en elle-même ; ou plutôt elle n'a même pas besoin de résider en elle-même ; et, si un être d'une telle nature n'a pas de point d'origine, s'il ne vient pas d'un certain lieu, et s'il n'appartient pas à un corps, comment dire qu'il a chacune de ses parties en un point différent ? Ce serait lui assigner un point de départ et lui donner un sujet. Il reste donc que, si un être participe à la lumière, c'est par la puissance de l'univers, et c'est à la lumière toute entière ; celle-ci n'en est donc pas affectée et ne subit pas de divisions.» 7 Cet exemple implique la vitesse infinie de la lumière… Le résumé et surtout le commentaire du traducteur, Emile Bréhier, sont extrêmement intéressants. Si son Histoire de la philosophie est quelque peu fastidieuse, sa traduction de Plotin est magnifique, à la fois élégante, précise et poétique, alors que Plotin s'exprime dans une langue belle, mais difficile et elliptique. Voici ce qu'écrit Bréhier, en 1936, à propos de VI, 4, 7e chapitre : « Plotin revient à la question centrale, celle de l'omniprésence de l'être [comme Plotin, Bréhier écrit toujours être avec une minuscule] dans le tout, et il la fait comprendre par deux images dynamiques qu'il développe avec une extrême ingéniosité : la force du bras qui soutient des poids croissant en volume et qui reste indivise quel que soit le volume ; l'expansion de la lumière dans l'espace à partir d'une petite source lumineuse : si on corrige seulement ces images en supposant supprimés, dans la première, le bras matériel, et dans la seconde la source, il restera une force et une lumière, à la fois indivises et omniprésentes dans l'espace. Remarquons en passant que ces exemples impliquent certaines vues physiques non sans intérêt historique, notamment, dans le second exemple, la croyance très tenace à la vitesse infinie de la lumière et, dans le premier, une notion statique de la force, considérée avant tout comme destinée à maintenir un état d'équilibre (la tension stoïcienne) : serait-il trop de dire que ces opinions physiques (présence totale et indivise de la force, négation de toute action transitive et de progrès) servent de substructure à la métaphysique ?» Un peu plus loin, Bréhier ajoute : « La vitesse infinie de la lumière (qui revient à son indivisibilité) est un axiome de la métaphysique néoplatonicienne qui a permis de trouver une image de l'action divine dans l'influx lumineux. » … qui a été réfutée par la physique moderne. Par contre, celle-ci vient de prouver la nonséparabilité de certaines particules. Il faut ici commenter le commentaire, qui date de 1936. Oui, Bréhier a raison de dire que la physique sert de fondement à la métaphysique, mot grec qui signifie : ce qui vient après la physique, dans l'ordre de la recherche, et avant, dans l'ordre de l'exposé d'une philosophie. La métaphysique est une généralisation de ce que l'on croit savoir sur la réalité objective à une époque donnée, et elle engendre une philosophie, c'est-à-dire un meilleur accord avec le monde, qui permet de mieux vivre. Or, lorsque Bréhier écrivait, en 1936, la physique avait prouvé que la vitesse de la lumière n'était pas infinie, et la théorie de la relativité admettait même qu'aucun événement, aucune propagation matérielle ne pouvait se produire à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Aux yeux de Bréhier, la philosophie de Plotin, corroborée par l'indivisibilité de la lumière, autrement dit sa transmission à vitesse infinie, ne pouvait être qu'une fiction poétique, un roman, un baume passé sur les blessures d'une vie cruelle. Or, l'expérience du physicien Aspect a prouvé récemment que deux particules qui avaient été en corrélation dans le passé le restaient ensuite, quelle que soit la distance qui les séparait. Une modification subie par l'une des deux se répercute instantanément sur l'autre, comme si le temps et l'espace n'existaient pas pour elles. C'est l'expérience célèbre de la non-séparabilité, à laquelle a participé également le physicien Bernard d'Espagnat, lequel est favorable à la philosophie de Plotin et a inspiré, à son insu, la présente étude. Personne n'a l'explication de ce fait, mais le fait lui-même est prouvé. Donc, si l'infinité de la vitesse de la lumière est 8 fausse, il existe bien physiquement certains phénomènes indivisibles, non séparables, ou encore dont la vitesse de transmission est infinie. Plotin redevient crédible et il est urgent de restituer son message de bonheur à une humanité désemparée. Plotin a même affirmé l'unité causale du cosmos… L'accord de Plotin avec la physique actuelle ne s'arrête pas là. Il écrit en VI, 4, 9e chapitre : «Il est nécessaire […] d'admettre qu'une seule et même puissance est présente partout, ou, sinon, qu'elle est à la fois de toutes parts, tout entière et indivisiblement, comme l'âme, en un seul et même corps, et pourquoi pas alors dans l'univers entier ?» Plus loin, en VI, 5, 9, lignes 1 à 13, il écrit : «Supposez toutes les choses engendrées (les éléments) réunis en une figure sphérique ; il ne faut pas dire que la sphère est due au concours de plusieurs causes qui la feraient partie par partie, et que chacune de ces causes y découperait pour elle une partie à produire ; elle est produite par une cause unique, agissant d'ensemble et ne produisant pas chaque partie par une partie différente d'elle-même. Car il faudrait toujours à nouveau multiplier les causes, si l'on ne veut pas ramener la production à une cause indivisible, ou plutôt si la cause productrice n'est pas un être indivisible qui ne se répand pas dans la sphère, mais de qui dépend la sphère tout entière. Une seule et même vie anime la sphère, parce que la sphère est placée dans cette vie unique.» Bréhier commente ainsi ce passage : «D'une manière générale, Plotin s'adresse à ceux qui affirment l'unité du cosmos et leur demande si cette unité peut être due au concours de plusieurs causes différentes et ne suppose pas plutôt une cause unique, une vie indivisible répandue à travers le tout.» … en accord avec la cosmologie moderne, qui s'exprime parfois dans des termes qui auraient pu être les siens ! Or, de la même manière, l'astronome Hubert Reeves s'interroge, dans Patience dans l'azur, sur certaines énigmes de l'univers : «Le pendule de Foucault nous a suggéré une sorte d'omniprésence de la matière, ou plutôt de son influence. Bien que située en moyenne à des milliards d'années-lumière, elle contraint le plan pendulaire à rester fixe dans l'espace, malgré la rotation de la Terre. La "force" qui oriente le plan d'oscillation naît d'une action du "global" de l'univers sur le "local" du pendule. […] Tout l'univers est mystérieusement présent à chaque endroit et à chaque instant du monde. Il s'agirait d'une influence immanente et omniprésente qu'il est difficile de caractériser avec précision. L'univers tout entier est présent dans la grande salle du Panthéon. C'est lui qui oriente le pendule fixé dans la voûte.» - La rigueur, le scrupule obligent ici à mentionner l'opinion contraire de Steven Weinberg, prix Nobel, dans Les trois premières minutes de l'univers. Notre univers serait « pointless », c'est-à-dire ni remarquable ni étonnant, mais banal, trivial, absurde. Cette opinion aurait pu à la rigueur se défendre à la fin du XIXe siècle, quand on croyait que la physique était achevée et avait résolu tous ses problèmes, ou encore après la théorie de la relativité, couronnement (et non réfutation) de la mécanique newtonienne. On pouvait penser alors que le monde était une machine, certes compliquée, mais ne réservant pas de surprise essentielle et fonctionnant sans rime ni raison. Mais la mécanique quantique introduit une imprévisibilité radicale dans l'univers, sans parler des « structures dissipatives » de Prigogine, et sans doute d'autres théories surprenantes, ainsi que du fait qu'on est toujours à la recherche d'une théorie unifiée de l'univers. De plus, l'argument « anthropique » note que les paramètres de l'univers (vitesse de la lumière, etc.) sont réglés précisément de telle sorte que la vie ait pu apparaître. Quant à expliquer l'évolution uniquement par le darwinisme, cela paraît abusif. L'opinion de Weinberg serait plutôt l'expression d'un préjugé tendant à nier la nature pour affirmer l'homme, plutôt que d'une métaphysique saine fondée sur la physique. Nous dirons donc, provisoirement du moins, comme Reeves dans Poussière d'étoiles, et de concert avec Plotin ressentant « l'enchantement du monde » : «J'ai tenté de rendre hommage à la splendeur de l'univers, à son intelligibilité, sa créativité, son inventivité, sa beauté, sa richesse.» 9 Or, Plotin est parvenu à cette intuition magnifique simplement en considérant l'unité de tous les êtres ! Comment Plotin en est-il arrivé à cette vision magnifique du monde, qui a l'audace de rompre avec celle beaucoup plus sombre de son maître vénéré Platon ? Comment a-t-il eu le génie d'anticiper de dix-sept siècles la physique la plus récente et la plus révolutionnaire ; et quelle philosophie peuton fonder là-dessus ? Il semble que Plotin réponde à la première question, en particulier dans le chapitre un de la deuxième partie de cette ennéade VI, 5. Il s'agit d'un très beau texte que l'on citera en entier, avant de faire les commentaires nécessaires. «Que ce qui est un et numériquement identique puisse être tout entier et partout à la fois, c'est là une notion commune [à tous les hommes] ; et le mouvement spontané de la pensée porte tous les hommes à parler du "dieu qui est en chacun de nous" comme d'un seul et même être. Si on ne leur demandait pas la manière dont ce dieu est présent, et si l'on n'avait pas la volonté de soumettre leur opinion à l'examen de la raison, ils affirmeraient seulement qu'il en est ainsi et s'arrêteraient à cette pensée ; appuyés sur l'idée d'un être un et identique à lui-même, ils auraient la volonté de ne pas se séparer de cette unité. C'est bien là aussi le principe le plus solide de tous ; nos âmes l'énoncent en quelque sorte, sans qu'il résume des observations tirées de cas particuliers, puisqu'il est antérieur à ces observations. Il est même antérieur au principe qui pose que toutes choses désirent le Bien ; et il suffit, pour qu'il soit vrai, que toutes choses aspirent à l'unité, qu'elles forment une unité, et qu'elles aient le désir de l'unité. Sans doute, cette unité passe, en s'avançant (autant qu'il lui est possible de s'avancer), à ces êtres différents ; elle prend ainsi l'aspect d'une multiplicité ; elle est même multiple en quelque manière. Mais l'antique nature, le désir du Bien, c'est-à-dire de soi-même, amène vraiment à l'unité : toute nature tend à l'unité, c'est-à-dire à ellemême. Le Bien, pour une nature, c'est d'être à elle-même et d'être elle-même, c'est-à-dire d'être une. On dit avec raison que le bien d'un être, c'est ce qui lui est propre ; il ne doit pas le chercher hors de lui. Où serait son bien, d'ailleurs, s'il était tombé hors de son être ? Et comment cet être pourrait-il trouver son bien en ce qu'il n'est pas ? Si le bien, c'est l'être même et s'il est dans l'être, il est, pour chaque être, en lui-même. Nous ne sommes point séparés - de l'être; nous sommes en lui ; et il n'est point séparé de nous ; tous les êtres ne font qu'un .» Il s'agit d'une religion, d'une foi rationnelle… Contrairement à ce qui a été dit plus haut, la métaphysique n'est pas ici une généralisation des expériences que l'on peut faire en vue d'un savoir objectif. Elle ne «résume pas des observations tirées de cas particuliers», elle est «antérieure à ces observations». Il s'agit d'un mouvement de la pensée qui n'est pas réservé à quelques savants ou philosophes, mais qui affecte tous les hommes. Il n'est pas non plus provoqué par une intelligence exceptionnelle, mais il naît de soi-même. Il est plutôt étouffé par la réflexion et le doute, il s'embrouille dès qu'il veut se justifier par la raison. C'est une foi, un sentiment intime, sans médiateur ou intercesseur, sans révélation venue du dehors. Cette foi atteint un Etre qui nous constitue sans être identique à nous. C'est l'Etre de la première hypothèse du Parménide, qui se multiplie, identique à lui-même, dans les êtres de la deuxième hypothèse. C'est le «dieu qui est en chacun de nous». Cette foi est une religion, selon les deux étymologies possibles de ce mot : un recueillement, un retour en soi après une phase de dispersion, d'épanchement ; le fait d'être relié à un Etre absolu par rapport auquel on est seulement relatif. …d'un amour, car c'est l'Etre qui donne à l'être son unité. 10 «C'est bien là le principe le plus solide de tous […] il suffit pour qu'il soit vrai, que toutes choses aspirent à l'unité, qu'elles forment une unité, et qu'elles aient le désir de l'unité.» Voilà donc ce qui a amené Plotin à développer sa philosophie, «le principe le plus solide», l'unique principe : l'unité qui constitue tous les êtres (et non seulement l'homme), aperçue déjà en soi-même, avant qu'elle soit vérifiée dans tous les autres êtres. Un être, en effet, quel qu'il soit, se caractérise par sa forme ou Idée ou structure, son plan d'organisation, qui le délimite et l'oppose au reste du monde, lui assure une cohésion qui le garantit, dans une certaine mesure, contre sa dissolution. Il a une résistance à toutes les forces exercées par les autres êtres et qui tendent à le dissoudre. Même une table résiste, un certain temps, de par sa structure, aux contraintes et aux forces qui tendent à sa dislocation. Mais Plotin va plus loin que ce commentaire mécaniste : ce n'est pas la structure qui assure le désir de l'être à être et à persévérer dans son être, mais au contraire le désir qui cause la structure. «Le désir du Bien, c'est-à-dire de soi-même, amène vraiment à l'unité : toute nature tend à l'unité, c'est-à-dire à elle-même.» Il y a une sorte d'érotisme ontologique : «L'Etre a la sagesse de rester en lui-même et de ne pas aller ailleurs. Ce sont les autres choses qui se suspendent à lui ; leur désir leur fait découvrir où il est ; ce désir est l'Eros qui veille à la porte de l'aimé ; toujours dehors et toujours passionné du beau, il se contente d'y participer autant qu'il peut. Sur terre non plus, l'amant ne reçoit pas la beauté de l'aimé, et il reste seulement près d'elle : ainsi l'unité reste en elle-même, et ses amants en foule, qui l'aiment tout entière, restent aussi près d'elle ; mais lorsqu'ils l'ont, ils l'ont tout entière, parce que c'est elle tout entière qu'ils aiment (VI, 5, ch. 10).» L'époque moderne nie la notion d'être ou de nature… Cette affirmation de l'être dans son universalité peut apparaître aujourd'hui comme une tautologie ou une fausseté. En réalité, l'époque moderne se caractérise par la négation de l'être, de la nature, et c'est la racine de ses maux. Nous avons souvenance d'un petit jeune homme, assistant de faculté, reçu premier à l'agrégation de philosophie et qui fit une carrière fulgurante dans l'université. Il détestait Plotin, qu'il trouvait difficile et qui fut au programme de son concours, et il allait jusqu'à lui dénier la qualité de philosophe. Or, ce petit maître répondait ceci à une question sur l'être : «L'être ? Qu'est-ce qu'on peut en dire ? Il est, un point c'est tout.» D'ailleurs, l'ex-président du jury d'agrégation, François Dagognet, celui qui a fabriqué les actuels professeurs de philosophie, nie carrément, dans ses ouvrages, la notion de nature. Plus sérieuse est la thèse de Jacques Gernet dans son beau livre Chine et christianisme. Les jésuites auraient tenté de coloniser idéologiquement la Chine en persuadant les Chinois que l'un de leurs dieux était Jésus lui-même, sur lequel ils venaient leur apporter de nouvelles informations. Dans un premier temps, les Chinois se seraient laissé prendre au stratagème ; dans un deuxième temps, ils auraient décelé la supercherie et renvoyé plus ou moins brutalement les jésuites. La thèse de Gernet est que le mot être n'existe pas en chinois, la notion est étrangère à leur pensée et donc n'est pas universelle. On peut d'abord éventuellement remarquer que le sinologue Jacques Gernet est le fils de l'helléniste Louis Gernet, lequel, en tant que tel, affirmait certainement la notion d'être, et le fils aura été victime du complexe d'Œdipe ! Mais, plus fondamentalement et sans connaître le chinois, on peut dire que le fait pour un individu ou une nation de ne pas former la notion d'être ne prouve rien contre cette notion ; même en Occident, beaucoup de gens ne comprennent pas le platonisme, doctrine difficile et pourtant évidente. D'autre part, il faut remarquer que les arguments des Chinois contre le christianisme, longuement transmis par Jacques Gernet, sont les mêmes que ceux de Spinoza ou de Nietzsche, qu'ils n'avaient pourtant pas lus ! Il y aurait bien, du moins, une universalité de l'esprit humain. … à de très rares exceptions près, comme René Thom, qui modernise la théorie des Idées de Platon. Parmi les très rares défenseurs de l’être à l’époque moderne, on peut citer le mathématicien helléniste René Thom. La théorie des catastrophes, c’est la théorie des Idées modernisée. La 11 catastrophe -, c’est l’évolution complète par laquelle une forme ou structure, qui caractérise un être ou un groupe d’êtres, subit une déformation continue jusqu’à ce qu’elle bascule avec discontinuité en une autre structure. Un cas particulier se rencontre lorsque la perturbation est telle que le système - ne retrouve plus aucun point d’équilibre et est détruit ; on revient alors à l’acception courante et réduite du mot catastrophe. La thèse de Thom est que ces structures s’établissent non au hasard et au gré des forces extérieures qui les sollicitent, mais selon certains modèles mathématiques plus ou moins élémentaires. Le progrès de la théorie des catastrophes par rapport à la théorie des Idées, c’est que celles-ci étaient des entités rigides, quasi parménidiennes, qui ignoraient le devenir, exposé par l’autre grand penseur présocratique, Héraclite. On peut dire que la théorie des catastrophes réconcilie Parménide et Héraclite et opère la synthèse de l’être et du devenir : dans le Fleuve turbulent d’Héraclite, des tourbillons plus ou moins stables se forment ; dans un océan de désordre apparaissent des îlots d’ordre. Mais le mystère de l’être subsiste : pourquoi y at-il de l’être et un cosmos plutôt qu’un chaos homogène, question peu différente de celle-ci : pourquoi l’Etre ou Un indifférencié s’est-il particularisé dans la multitude des êtres singuliers ? A cela répond l’intuition fondamentale de Plotin et des Grecs. Quant à René Thom, il a déclaré, d’une manière ésotérique et non exotérique, à la radio et non dans ses écrits : « Ce n’est pas la sélection naturelle qui cause l’évolution, mais le désir. Mais ça… » Autre manière de dire la tendance de l’être à s’organiser selon certaines formes unifiées, de la part d’un plotinien qui s’ignore… ou qui ne s’ignore pas. La doctrine de Plotin permet de fonder enfin la morale : celle-ci consiste à respecter l’Etre, le Bien, l’Unité qui est en moi aussi bien qu’en tout être. Revenons au texte de Plotin cité plus haut et remarquons qu’il contient, dans sa deuxième moitié, une réponse enfin au problème réputé insoluble du fondement de la morale. Pour bien se conduire envers autrui ou envers son entourage, on peut obéir aux ordres d’une religion ou d’un code quelconque. Encore faut-il croire au dogme ou accepter le code sans transgression. On peut fonder aussi l’altruisme sur l’amour, mais outre que celui-ci est souvent ambigu, passager, mêlé de haine, l’amour d’autrui cède à l’amour de soi ou égoïsme. De même, le respect d’autrui cède facilement à la tentation de conquête, d’empiétement. Fonder la morale sur la raison, c’est mieux, parce que celle-ci est réputée universelle, mais elle ne concerne que les hommes, elle n’est pas fondamentale et évidente, elle est froide et intellectuelle. Non, la seule manière pour l’homme de bien se conduire envers le reste du monde, consisterait à découvrir entre lui et le monde, non un élément commun, mais quelque chose d’essentiel, de telle sorte qu’il n’ait aucune raison fondamentale de se conduire différemment envers lui-même ou envers ce qui l’entoure. Or, c’est exactement ce que propose Plotin dans ce texte : « Le Bien pour une nature [ c’est-à-dire pour un être] c’est d’être à elle-même et d’être elle-même, c’est-à-dire d’être une. » Le mot Bien est comme une clé de voûte de la pensée plotinienne qui désigne aussi bien la stratégie de l’être à l’égard de lui-même qu’à l’égard de ce qui, d’une certaine manière, n’est pas lui-même (deuxième hypothèse), mais plus profondément est aussi lui-même (première hypothèse). Bréhier dit très bien, mais sans exploiter ce filon : « Il y a, chez Plotin, une sorte de coïncidence entre la propriété métaphysique de l’être ou permanence et sa qualité morale ou sagesse. » Le méchant ou mé-chéant disloque, par ignorance, en lui-même ou en autrui, l’unité qui le caractérise. Plotin explique dans les phrases suivantes en quoi consiste ce que nous appelons aujourd’hui la morale, mais qui est pour lui surtout de la métaphysique : « On dit avec raison que le bien d’un être, c’est ce qui lui est propre . Il ne doit pas le chercher hors de lui. Où serait son bien, d’ailleurs, s’il était tombé - hors de son être ? Et comment cet être pourraitil trouver son bien en ce qu’il n’est pas ? Si le bien, c’est l’être même et s’il est dans l’être, il est 12 pour chaque être en lui-même. » Une belle fable de La Fontaine expliquera mieux qu’un long discours la morale que l’on peut construire à partir de Plotin. Il s’agit de La grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf : « Une Grenouille vit un Bœuf - Qui lui sembla de belle taille. - Elle qui n’était pas grosse en tout comme un œuf, - Envieuse s’étend et s’enfle, et se travaille - Pour égaler l’animal en grosseur. […] La Chétive Pécore - S’enfla si bien qu’elle creva. » La grenouille ignore son véritable bien, ce qui lui est propre, elle le cherche hors d’elle, dans l’être du bœuf. Elle a un mirage, elle est victime d’une illusion, elle s’oublie. Elle tombe hors de son être de grenouille. Elle ne peut trouver son bien en ce qui est un bien pour le bœuf. Elle ne connaît pas son véritable intérêt et lutte contre elle-même. Elle tombe dans le non-être en guignant l’être du bœuf. Elle commet l’, la démesure, elle sort de son concept. On peut exprimer sous forme de règle morale ce qu’elle a à faire ou à éviter : est à la fois une nécessité logique et pratique. Son bien est en elle-même, elle doit s’aimer, chercher à être une grenouille, entièrement mais seulement, se rapprocher de son Idée et de son idéal, renforcer sa structure, assurer son équilibre, son assise, être une belle grenouille et y trouver son bonheur. Elargissons maintenant la portée de la fable. L’homme cherche à sortir de sa condition, à empiéter sur autrui et les autres êtres, à leur faire violence, à oublier et même à nier sa propre nature. Il veut faire du mal, il est méchant. Ce mot vient de mes-cheoir, participe présent mes-cheant, qui signifiait tomber mal, d’où avoir de la malchance, avoir un accident, se tromper, être misérable, et enfin être méchant. On voit donc que le méchant ou méchéant se fait du mal à lui-même par une sorte d’inadvertance, de liberté ou jeu ou détraquement, en tombant littéralement hors de son être. C’est dans le même et unique mouvement qu’il se nuit à lui-même et aux autres. Tel est le sens du mot si peu compris de Platon : « Nul n’est méchant volontairement », car nul ne voudrait se nuire à luimême, s’il s’aimait suffisamment et connaissait ce qu’il est et ce qui lui convient. Il s’agit donc d’une morale aristocratique, quelque peu méprisante et dénuée de charité, où l’on fait abstraction de la personne d’autrui pour honorer en lui l’Etre, commun à lui et à soi, qui le dépasse et dont il n’a pas forcément conscience. Il faut remarquer enfin que méchant traduit exactement le - de Plotin qui signifie : tomber autour, c’est-à-dire à côté, malencontreusement, hors de son centre de gravité. Exemple de définition d’un concept ou Idée : la violence est une force faisant effraction sur un être. C’est le sens unique de ce mot. Attardons-nous encore sur le concept de violence, et d’abord sur sa définition. Définir, c’est délimiter, tracer la frontière entre ce qu’est un être et ce qu’il n’est pas. De même que la pierre de touche permet de reconnaître si un objet est en or ou non, de même la définition permet de savoir si un acte, par exemple, est violence ou non. La définition donne une caractéristique, indique ce qui appartient à tous les êtres d’une catégorie donnée (condition nécessaire) et seulement à eux (condition suffisante). Par exemple, la définition du cercle indique ce qui appartient à tous les cercles : être inscriptible dans un plan, et seulement à eux : avoir tous ses points équidistants d’un point fixe. Une définition s’opère obligatoirement en deux temps. Ainsi, la sphère obéit à la condition suffisante, mais non à la nécessaire, puisqu’elle n’est pas inscriptible dans un plan ; le carré, à l’inverse, obéit à la condition nécessaire mais non à la suffisante. Si l’on trouve un seul exemple de cercle ou de violence ne répondant pas à l’une des deux conditions exigées, c’est que la définition est mauvaise et doit être améliorée. Ainsi, on définira la violence comme une force, symbolisée par une flèche , exercée contre un être, symbolisé par un rond . C’est la condition nécessaire. Tout acte de violence comporte l’agression, la contrainte d’une force à l’égard d’un être, mais toute force agressive n’est pas violence. La condition suffisante, c’est que la force entame l’être, fasse effraction, qu’il y ait viol, pénétration, atteinte, selon le schéma . Un cas particulier de violence se présente lorsque l’effraction est telle que l’être est détruit. La définition de la violence est donc : une force faisant effraction sur un être. C’est une structure universelle, 13 cosmique, qui subsisterait même si tous les cas connus de violence disparaissaient, de même que le Cercle subsisterait si tous les cercles réels disparaissaient. Il s’agit donc de l’Idée de la violence, c’est aussi le sens unique de ce mot, car tous les exemples de violence que l’on pourrait citer relèvent de cette définition. L’utilité de la définition est de permettre le dialogue et de déceler éventuellement les mauvaises définitions, qui font du mal parce que si tout est violence, rien ne l’est particulièrement et l’on se prive ainsi des moyens de lutter contre elle. Soit, par exemple, cette définition d’un dictionnaire : « Il y a violence dès qu’un homme ne reçoit pas le respect qui lui est dû. » Le RESPECT, c’est le REcul par lequel je me donne en SPECTacle l’être à l’égard duquel j’avais une relation contingente, de l’ordre du toucher. La formule du respect, c’est : « Ne me touchez pas ! » Quand on cesse de respecter, on passe d’une relation intellectuelle, à une relation tactile, qui peut être immonde. Le manque de respect n’est donc pas encore de la violence, puisqu’il n’y a pas effraction. Ainsi, il y a de la différence entre taper familièrement sur le ventre d’une personnalité et lui envoyer un crochet qui la mettra au tapis ! Un autre défaut de la citation ci-dessus est qu’elle n’est pas universelle, elle ne concerne pas la violence à l’égard des animaux, de la nature ou même des choses. Cette dernière porte un nom : le vandalisme. La violence à l’égard des choses peut facilement être condamnée à partir de Plotin : c’est parce qu’un objet, une table par exemple, comporte une structure, est un être, qu’en le détruisant, je détruis quelque chose de moi-même. Inversement, la contemplation de cet objet me renforce dans la notion que j’ai de mon être propre et m’aide à vivre. Est-ce à dire que tout acte de violence doit être évité, comme le veut le bouddhisme ? Non, la légitime défense peut amener un être à blesser ou détruire son agresseur avant que celui-ci ne l’atteigne. De même, dans le conflit universel, héraclitéen des forces, il est inévitable que des violences soient commises. Ainsi, peut-on empêcher la grenouille de happer la mouche qui ne l’attaque en rien ? Non, mais elle a la sagesse naturelle de ne pas vouloir happer un bœuf ! Par contre, l’homme doit se garder volontairement de la démesure, car tout est une question de mesure, tout être doit éviter l’ la démesure, la violence justement, se conserver , dans une certaine mesure, comme disait Aristote. Pourtant, insistera-t-on, comment l’Etre a-t-il permis que les êtres qu’il habite se fassent violence et guerre les uns aux autres ? C’est le problème du mal. Le présent traité ne donne pas suffisamment d’éléments pour y répondre. En attendant d’étudier les 47e et 48e traités où ce problème sera examiné (ici, au chapitre 5), affirmons, en une théodicée, que Dieu n’est pas responsable du mal, mais l’Homme, qui se prend pour Dieu, comme la grenouille qui se prend pour un bœuf ! A partir de là, l’homme dit : l’Etre, c’est mon être. Donc la mort, c’est-à-dire la suppression de l’être et de l’Etre, lui devient impensable, puisque l’on ne peut pas penser le non-être, et inconcevable aussi la concurrence que les êtres exercent les uns envers les autres. L’homme subit le mirage, le vertige du mal, parce qu’il n’est pas plotinien ! La propriété est fondée sur l’être et non sur l’avoir. Elle n’est pas un absolu, mais est relative à cet être. Un autre concept intéressant de ce texte est celui de propriété : « Le bien d’un être, c’est ce qui lui est propre ; il ne doit pas le chercher hors de lui. » Voici ce qu’indique le dictionnaire grec Bailly. veut dire la maison. signifie : de la maison I 1 domestique, ressources domestiques, fortune, 2 qui appartient à la famille, parent, allié 3 familier, intime II qui concerne la possession, d’où : 1 propre, particulier, par exemple la terre propre, c’est-à-dire la terre natale, la patrie ; qu’on possède en propre ; signifie : guerres intestines, civiles 2 propre à quelqu’un, privé, par opposition à commun, public, par exemple les intérêts particuliers, par opposition aux intérêts politiques, de l’Etat 3 propre à quelqu’un, inné, naturel 4 qu’on accomplit sur soi-même (meurtre) 5 propre à, qui convient à . 14 On voit que la propriété, l’avoir, c’est ce qui appartient à l’être, à la sphère de l’être, c’est ce qui est de la maison, considérée comme une extension limitée de l’être qui en est le centre. L’idée directrice, c’est qu’il y a des degrés de propriété, selon que la chose possédée est plus ou moins loin de l’être qui la possède, et que le fil qui la rattache à lui est plus ou moins ténu. Rigoureusement parlant, la propriété est ce qui appartient à un être et seulement à lui, c’est ce qui le caractérise, sa définition, par exemple tous les points qui appartiennent à un cercle sont dans un même plan et équidistants d’un point fixe de ce plan. Et encore cette propriété n’appartient pas à un cercle mais à tous les cercles. En toute rigueur, dans la perspective plotinienne, seul l’Un s’appartient à lui-même, puisqu’il est en soi et en entier dans tous les êtres et qu’il est seul. De même, dans la perspective de la physique moderne, la non-séparabilité s’impose universellement aux particules et ne peut être fragmentée ou dépossédée de son influence. A partir de là, on peut esquisser des degrés de propriété, mais on voit déjà que la propriété n’est ni le vol, ni un droit absolu, inhérent à l’homme. Mon bras est à moi, néanmoins je peux le perdre sans cesser d’être moi et on peut greffer des organes. Ma pensée rejoint une pensée universelle et une réalité, si elle est véritablement une pensée, et je ne peux pas penser que 2 et 2 = 5. Comme on le verra, l’Etre n’est pas mon être, et je suis plutôt gérant que propriétaire de mon être. Par opposition à tous ces cas où la relation de propriété est forte, il arrive que cette relation soit un simple repère. Si je dis : un feu s’est déclaré à mon étage, cela indique la proximité par rapport à celui qui parle, la simple localisation. Entre ces cas extrêmes, on trouve des intermédiaires : si je parle de ma femme, celle-ci ne m’appartient pas pour autant, néanmoins j’ai des relations privilégiées avec elle. Quand je dis : ma place dans le train, j’évoque le droit du premier occupant, qui est bien un droit mais ténu. On peut en faire une sorte de démonstration par l’absurde : il vaut mieux que cette place soit occupée par le premier arrivant que par le dernier. Mais s’il s’agit du Transsibérien où le voyage dure plusieurs jours, on peut, on doit envisager un roulement, un partage. Pour les mêmes raisons, mon travail, les fruits de mon travail sont à moi plutôt qu’à un autre. Néanmoins, ce droit non plus n’est pas absolu et peut être contesté si, par exemple, il s’agit d’une production de drogue ou de choses polluantes ou nuisibles. Il existe aussi des propriétés collectives, non limitées à un individu. Ainsi, mon pays, ce qu’on appelait naguère ma patrie, est à moi du droit du premier occupant et du droit de celui qui l’a mis en valeur, et aussi qui en a forgé le langage et les coutumes. Cependant, on ne peut exclure perpétuellement, du droit de propriété de cette Terre, l’éternel nomade, le « juif errant ». Mon patrimoine génétique est à moi… dans une certaine mesure, car il comporte une partie qui appartient à tous les êtres vivants et une partie qui me caractérise et que je tiens à conserver et à transmettre. La Terre est à moi en ce sens que je dois pouvoir porter plainte contre un pétrolier par exemple qui ravagerait irrémédiablement une côte du Pérou où je ne mettrai jamais les pieds. L’affirmation : « Le soleil, l’air, la terre est à tout le monde » semble incontestable. Pourquoi ? Dans le cas du soleil, il s’agit d’un bien en quantité illimitée. Chacun peut en prendre autant qu’il voudra sans nier la propriété d’autrui. Toutefois, cette propriété universelle peut être contournée subrepticement, soit par la pollution qui prive insidieusement les hommes de ce bien, soit en faisant payer, au bord de certaines plages, des emplacements ensoleillés. Il en va de même pour l’air ou pour l’eau et il paraît qu’on vend de l’air pur au Japon. Par contre, l’affirmation : « La terre est à tout le monde » contient un sophisme caché, parce que celle-ci est un bien limité, comme un gâteau à partager. D’un côté, il est vrai, on ne peut exclure les hommes d’un bien, d’une propriété au départ commune. Il est choquant par exemple que le promeneur soit de plus en plus obligé de circuler, circuler sans cesse, dans un labyrinthe cauchemardesque, parce que l’accumulation des propriétés privées ou publiques lui interdit de s’arrêter. Mais d’un autre côté, par cette formule on réaffirme diaboliquement un droit de propriété que l’on croyait exclure. La terre est à tout le monde signifie que n’importe qui pourra 15 occuper mon jardin et pourquoi pas en manger les fruits, s’installer dans ma maison, que j’ai construite, lutiner ma femme… On voit le sophisme diabolique : nier la propriété relative à un être, avec ses limites précaires, c’est réaffirmer la propriété absolue, dont on voulait se débarrasser. Paradoxalement, défendre la propriété, c’est en restreindre les limites… à la maison, au petit nombre de choses qui dépendent directement d’un être et dans lesquelles il est impliqué. En fait, la formule « La propriété, c’est le vol » rejoint bizarrement la formule : « La propriété est un droit inaliénable (c’est-à-dire absolu) de l’homme ». En effet, on ne peut voler qu’à un propriétaire : ce sont donc les spoliés qui sont les propriétaires absolus de toute chose et qui ne vont pas manquer d’exclure à leur tour, du gâteau à partager, les non spoliés, c’est-à-dire en fait tous les autres, voire tous sauf un. Paradoxalement encore, c’est à partir de l’absolutiste Plotin que l’on peut dégager une notion bien tempérée de la propriété. Si l’Un est seul absolu propriétaire, toute propriété humaine est relative, plus ou moins fondée, négociable. De toute manière, on ne pourra éviter ici le problème du mal, qui sera traité au chapitre 5. Par leur surgissement même à l’existence, les êtres s’opposent, ils empiètent les uns sur les autres, ils pénètrent dans la sphère d’existence d’un autre être, dans sa maison. La solution pacifique est peut-être là : puisqu’il n’y a pas de droit absolu de propriété, mais seulement un droit relatif, il faudra étudier soigneusement, en chaque cas, les limites naturelles de ce droit et en exclure l’enflure, la spéculation, l’avidité, la tromperie, la violence, le profit. Un grand pragmatisme devra donc régner dans l’examen des droits des uns et des autres, et non de l’un seulement, qui ne doit pas se prendre pour l’Un. Plotin peut donc apprendre à l’homme moderne qu’il n’est pas séparé de l’Etre, ainsi qu’en témoignent déjà trois expériences : le concert, la méditation, l’assemblée. « Nous ne sommes point séparés de l’être ; nous sommes en lui ; et il n’est point séparé de nous ; tous les êtres ne font qu’un . » Voilà la magnifique, la merveilleuse conclusion de cette méditation, l’enchantement du monde selon Plotin. Finie la solitude, la déréliction, la chute de l’être individuel dans les ténèbres extérieures de l’oubli ! Plotin nous rappelle notre appartenance à l’Etre et donc notre parenté avec tous les êtres. Il nous insuffle une piété cosmique, une foi ardente, une tranquillité, une humilité aussi. L’Etre ne nous appartient pas, nous appartenons à l’Etre, en une sorte d’ivresse ontologique, d’abandon particulariste, de recueillement monastique (voir mon étude du cloître du Puy dans La Vierge aux cerises, p. 304). Au-delà des amours humaines individuelles, ou à travers elles, nous nous reposons en l’Etre. - Existe-t-il un début de preuve de ces belles affirmations ? Nous citerons trois cas. L’organiste Marie-Claire Alain parle, à propos de J.-S. Bach, de « ce plaisir partagé du concert où on sent le public avec soi, où quelquefois on a le bonheur, certains soirs, de sentir que le public respire avec vous [ en grec !] On ne le regarde pas, non ! Dans une église qui sonne bien, c’est l’air de l’église qui chante et la communication, elle s’établit instantanément. L’interprétation, c’est quelque chose que l’on donne. On les sent qui respirent avec vous. Il faut arriver, je ne dirai pas à imposer sa personnalité [ce serait en effet très antiplotinien !] mais plus exactement à établir des liens d’amitié, de compréhension avec le public. Il y a un moment où l’artiste sent qu’il n’est plus tout seul, et alors c’est une mission collective qui nous est donnée à nous musiciens, parce qu’on amène de la joie à ceux qui nous écoutent .» Le deuxième cas est celui de la philosophie. Tout penseur a fait l’expérience de cette espèce de miracle qui fait que lorsqu’on s’enfonce dans la forêt vierge d’une recherche personnelle, sur un Holzweg où personne n’a pénétré avant soi, on rencontre subitement, au plus profond du bois, une grande Pensée, que ce soit celle de Spinoza, de Platon, de Plotin… ou de Confucius. N’en déplaise à Jacques Gernet, il y a bien une universalité de l’esprit humain, et même de son objet, l’être, puisque « tu ne peux pas penser le non-être ». Le jeune homme n’apprécie pas forcément l’art chinois, précolombien ou nègre, mais l’homme mûr s’aperçoit qu’ils ont une 16 parenté profonde bien qu’ils ne soient ni de son temps, ni de sa culture car . Quant à Plotin, il donne cet exemple : « Nous ne prenons pas l’unité par portions et il n’est pas vrai non plus que l’unité que je reçois intégralement soit séparée de l’unité que vous recevez intégralement. Imaginez une assemblée ou une réunion d’hommes qui, grâce à leur sagesse, arrivent à une décision unanime ; chacun à part serait incapable de cette sagesse ; mais grâce à la convergence de leurs pensées, lorsqu’ils s’assemblent et s’entendent véritablement, ils ont produit et ont découvert la décision la plus sage (VI, 5, ch. 10). » Du point de vue logique, la doctrine de Plotin aboutissement de celles de Parménide, Platon, voire Héraclite, est tout à fait acceptable, car elle ne nie pas le principe d’identité et ne prétend pas réduire l’Etre à la raison. A ce propos, revenons au progrès réalisé par Platon, par rapport à Parménide. L’Etre de Parménide, on l’a vu, ne pouvait être objet pour la pensée, puisque celle-ci n’en était pas distincte, et qu’en dehors de l’Etre il n’y a rien. Dans la première hypothèse du Parménide, Platon, continuant Parménide, montre que si la pensée n’atteint pas l’Etre, c’est parce que celui-ci n’a pas d’identité, il n’est pas ceci plutôt que cela. Mais, dans sa deuxième hypothèse, il envisage non plus l’Etre ou Un absolu, séparé, entier, mais les êtres individuels qui ont chacun cet Un, mais sont multiples et ont, grâce à cet Un, une identité et sont pensables. Le moderne principe d’identité leur est applicable : A est A et n’est pas non -A. Platon explique dans le Sophiste que le non-être pour A n’est pas la négation de l’Etre de A, qui serait impensable, mais la négation des êtres autres que A, en somme l’affirmation de l’altérité et de l’identité de A. Le moderne principe d’identité concerne donc la multiplicité des êtres visée dans la deuxième hypothèse du Parménide et non l’unité de l’Etre, visée dans la première. Avec Platon, la pensée et le langage ont donc un objet, mais aussi l’erreur et le mensonge : je vois Pierre et je dis que c’est Paul, sciemment ou non. L’Un ou Etre de Parménide et de la première hypothèse du Parménide n’est donc pas nié, en une sorte de « parricide », mais, dans la mesure où il se multiplie dans les êtres, il prend différentes identités. On peut même affirmer que Platon réalise ici la synthèse de Parménide et d’Héraclite. En effet, Héraclite affirme : « Dieu est jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, surabondance et famine. Mais il prend des formes variées, comme le feu quand il est mélangé d’aromates et qu’il est nommé suivant le parfum de chacun d’eux. » N’est-ce pas une manière poétique de dire qu’un même unique, impensable et omniprésent régit la multiplicité contradictoire des êtres en devenir ? Toutefois, il faut reconnaître que Plotin privilégie l’Unité, qui est dans tous les êtres, aux dépens de l’identité, qui les distingue et les oppose. Mais comment l’Etre peut-il être à la fois Un et multiple ? Comment l’Etre peut-il sortir de lui-même pour engendrer le monde dans sa multiplicité somptueuse ? En fait, personne n’en sait rien, mais le génie de Plotin est de faire la synthèse des deux affirmations, de les construire en une même philosophie. Il joue sur les deux tableaux (Plotin ou Bréhier emploient la minuscule dans tous les cas pour le mot être, alors qu’ici on distingue l’être de la deuxième hypothèse et l’Etre de la première, ce qui a l’inconvénient d’introduire une connotation spiritualiste inadéquate), mais cette ambiguïté correspond à la réalité. Il semble toutefois que Plotin privilégie l’Unité de l’Etre (de la première hypothèse du Parménide) qui se trouve en tout être, au détriment du principe d’individuation qui distingue et oppose la multitude des êtres (deuxième hypothèse). Mais ce rappel de l’Etre est nécessaire à l’époque moderne qui l’oublie, et d’autre part aucun penseur ne peut embrasser la totalité du réel. De même, la physique moderne reconnaît l’universalité et l’ubiquité des lois de la nature, valables en tout temps et en tout lieu, et la particularité des phénomènes auxquels elles s’appliquent ; la biologie admet l’universalité et la permanence d’une structure commune à tous les êtres vivants et la particularité éphémère des êtres que cette structure informe. La philosophie ne sera donc pas une explication ultime, mais une description paradoxale mais adéquate, qui incorpore l’Etre et en fait l’objet d’une foi. On retrouve donc le non-anthropocentrisme : il y a plus dans le monde que 17 ce que nous en percevons, ou bien l’aphorisme contemporain : le Tout est plus que la somme des parties, puisqu’un être incorpore en lui une structure, une Idée, une Unité qui n’est pas réductible à la somme des éléments qui le composent. Ainsi s’explique que, dans les trois cas cités plus haut, se manifeste une Présence, un Etre qui dépasse chaque être individuel et, qui n’est pas leur somme, mais est tout entier en chacun. La notion d’âme, succédané de l’Etre, peut être conçue, chez Plotin, comme un principe régulateur, d’origine inconnue, qui régit tous les êtres. L’essentiel vient d’être dit, à propos de ce double traité fondamental VI, 4 et 5 de Plotin, à savoir « que ce qui est un et identique peut être en même temps partout ». On a expliqué aussi les répercussions qu’un renouveau de cette doctrine entraînerait pour l’homme d’aujourd’hui : la restauration de l’idée de religion (panthéiste), le rejet de l’anthropocentrisme moderne dévastateur, la guérison du sentiment de solitude et d’absurde, la perception de l’enchantement d’un monde plein d’Etre. Il reste à évoquer quelques thèmes qui seront repris dans d’autres traités : l’âme, la personne, les religions du salut. En ce qui concerne l’âme, on restera ici assez flou et bref, bien que Plotin s’épuise en considérations et précisions à ce sujet. Notre but, en effet, n’est pas de fournir un commentaire continu, universitaire, respectant le texte au point de le stériliser et de le vider de toute fécondité. Il n’est pas non plus de le violer, mais de dire ce que peut donner « Plotin aujourd’hui » pour que notre vie soit plus heureuse. Or, la notion d’âme, le mot même, employé il est vrai par Plotin, est complètement usé aujourd’hui. Il évoque le souffle qui anime le corps, ou bien une entité indépendante, dans la tradition chrétienne. Disons, pour simplifier, que dans les ennéades, l’âme est universelle et immanente, comme l’Etre. Elle anime les êtres humains, mais aussi les animaux, les astres même. Cette dernière assertion paraît aujourd’hui farfelue et de nature à discréditer Plotin et à le reléguer au rang des vieilles lunes. Pourtant, deux biologistes contemporains, Lean Margulis et Carl Sagan, retiennent aujourd’hui, dans L’univers bactériel, l’hypothèse Gaïa (du nom mythologique de la Terre), c’est-à-dire une régulation mystérieuse et finalement incompréhensible de la vie sur terre. En particulier, ils posent, sans y répondre, la question suivante : comment se fait-il que l’oxygène libre à la surface de la terre se maintienne dans une proportion précise, nécessaire à la vie, au-delà de laquelle tout brûlerait spontanément, et en deçà de laquelle la respiration serait impossible, et cela malgré les changements intervenus au cours des ères géologiques, à la surface de la Terre ? Si l’on retient de l’âme cette notion physique d’un système de régulation d’origine inconnue, c’est une autre façon de dire la tendance de tout être, y compris les astres, vers l’Un, vers l’organisation qui leur donne consistance, cohérence et permanence. Cette doctrine est en bon accord avec la théorie moderne d’un code génétique unique et universel. Toutefois, il est possible qu’on ne comprenne pas suffisamment Plotin, de nos jours où la neurologie et l’étude du cerveau sont encore peu développés, de même que Bréhier, à l’époque de la relativité, ne pouvait se représenter une influence à distance instantanée. Ce n’est pas une raison parce qu’on ne voit pas très bien ce qu’est l’âme aujourd’hui, pour la nier, car d’un autre côté, on en a une intuition vague mais directe en soi-même. Mais ce qu’il faut éviter en pensant à l’âme, c’est le spiritualisme selon lequel un esprit vient habiter la matière, ou même le platonisme, avec le mépris du corps qui en découle. On pourra quitter Plotin lui-même, à condition de le dire, quand il manifestera occasionnellement un mépris trop platonicien pour le corps. Ces réserves étant faites et ces précautions prises, voyons ce que Plotin affirme de l’âme, en rappelant une fois encore qu’il ne s’agit en fait que d’une application particulière de la doctrine de l’unité et de l’ubiquité de l’Etre. Tout d’abord, demande Plotin : « Pourquoi l’âme qui est dans la main est-elle la même que celle qui est dans le pied, tandis que l’âme qui est en telle partie de l’univers ne serait pas la même que celle qui est en telle autre (VI, 4, 6) ? » Et encore : « Si le volume du corps s’accroît, la même âme qui l’animait s’étend à la masse accrue (VI, 4, 5). » On sait aujourd’hui qu’un même code 18 génétique est tout entier dans une cellule d’ongle ou de foie, mais qu’il n’exprime qu’une partie de lui-même selon l’organe qu’il informe, ce que Plotin semble noter ainsi : « L’être est partout dans l’être, et il ne se manque pas à lui-même. Mais, la chose qui est capable de lui être présente, lui est présente, dans la mesure où elle en est capable ; elle lui est présente non pas localement, mais comme un milieu transparent est présent à la lumière ; un milieu trouble participe à la lumière d’une manière toute différente. Les différences entre les êtres sont donc des différences de rang, de puissance et d’espèce [origine de la théorie plotinienne des hypostases], mais non de lieu. […] L’être universel est une raison à la fois une et multiple ; tout l’être n’est qu’un seul être. [On maintient ici la minuscule au mot être, telle qu’elle figure dans la traduction de Bréhier.] Il a en lui des différences ; car l’altérité appartient à l’être, et non pas au non-être. L’être se dit de ce qui est séparé de l’Un : où qu’il soit, son unité lui est partout présente ; et cet être un existe en lui-même. Car il est possible qu’une chose soit présente en une autre, bien qu’elle en soit distincte (VI, 4, 11). » Et encore, plus simplement : « Des paroles ayant un sens sont reçues par les uns non seulement comme un son mais comme des paroles, et par les autres comme un simple son et un bruit (VI, 4, 15). » En conséquence, l’homme n’est pas propriétaire, mais gérant de son âme, et une âme n’est pas vraiment séparée des autres. Cette doctrine de l’âme unique et universelle entraîne l’affirmation, qu’il s’agit d’apprécier maintenant, selon laquelle l’homme n’est pas propriétaire de son âme, mais qu’il en est le gérant en quelque sorte. Cette thèse est diamétralement opposée à la notion moderne de personne, en tant que celle-ci appartient en propre à un individu et le situe à part et même au-dessus du reste du monde, comme une nouvelle divinité. Comme le résume Bréhier : « Une âme unique contient l’infinité des âmes : on y oppose la séparation des moi, mais [ …] en aucun cas une âme ne se sépare des autres ». Et Plotin : « Il n’y a pas de génération dans le monde des âmes. Il n’y a pas non plus de division de l’âme ; elle paraît seulement divisée à l’être qui la reçoit. En elle, tout existe avant le temps actuel et dès le principe ; les choses engendrées s’approchent d’elle, elles croient la toucher, et elles se suspendent à elle. Mais nous… Qui ? Nous ? Sommes-nous cette âme-là ou bien ce qui s’approche de l’âme et ce qui est engendré dans le temps ? Avant notre naissance, nous étions en cette âme ; nous y étions des hommes et quelquefois aussi des dieux, âmes pures et intelligentes unies à l’être tout entier. […] Maintenant même, nous n’en sommes pas séparés (VI, 4, 14). » Et encore : « Quand un animal est engendré, il a, présente en lui, une âme qui vient de l’être et par laquelle il se rattache à l’être tout entier (VI, 5, 15). » Ce thème poétique ne peut manquer d’évoquer, pour l’homme d’aujourd’hui, l’unité d’un code génétique qui se transmet de génération en génération, et même l’unicité d’une cellule de base, identique en son principe pour tous les êtres vivants. De plus, l’enfant apparaît comme la résurrection de l’aïeul et c’est toujours une sorte de miracle que la réapparition de ce voyageur immémorial, avec son bagage qu’il a déjà en naissant, et le télescopage des générations qu’il annonce. Corrélativement, la personne, qui à l’époque moderne est l’être suprême, objet d’un culte, est conçue ici comme une restriction et un appauvrissement. Corrélativement, la « personnalité », en tant qu’elle appartient en propre à un individu, comme si l’Etre était son être, est conçue ici comme une restriction et un appauvrissement. Rappelons d’ailleurs l’étymologie de ce mot : per-sona, ce à travers quoi passe le son, ce masque de théâtre que portaient les acteurs à Rome, ce qui montre bien le caractère artificiel et ostentatoire de la personnalité et que l’essentiel est ailleurs. « L’âme bondit en quelque sorte hors de l’être universel dans un être particulier, sur lequel elle dirige une activité particulière (VI, 4, 16). » « L’être [l’Etre] n’est en aucun sujet [à la différence de l’Homme-Dieu moderne]. Les autres choses participent de lui, celles du moins qui peuvent lui être présentes, et dans la mesure où elles peuvent lui être présentes (VI, 5, 3). » « Notre moi avec ce qui lui appartient remonte à 19 l’être comme à sa source ; nous remontons à lui comme nous en sommes descendus. […] Tous ensemble, nous sommes les êtres ; donc, à nous tous, nous ne faisons qu’un. Mais nous ignorons cette unité, parce que nous regardons hors de l’être dont nous dépendons. Nous sommes tous comme une tête à plusieurs visages tournés vers le dehors, tandis qu’elle se termine, vers le dedans, par un sommet unique. Si l’on pouvait se retourner ou si l’on avait la chance "d’avoir les cheveux tirés par Athéna", on verrait à la fois Dieu, soi-même et l’être universel. On ne se verrait pas d’abord identique à l’être universel ; mais ensuite, comme il n’y a pas un point où l’on peut fixer ses propres limites, de manière à dire : "jusque-là, c’est moi", on renonce à se séparer de l’être universel, et l’on va à lui, sans d’ailleurs changer de place, mais en restant immobile, là même où est situé l’être universel (VI, 5, 7). » Ce thème poétique et métaphysique est joliment résumé par Bréhier : « La pratique du recueillement intérieur, en nous éloignant de toutes les images sensibles, nous convainc de l’identité profonde de notre moi avec l’être, nous montre donc qu’il est présent au fond de nous-même et que la dissipation seule nous empêche de connaître cette présence. » Plotin conseille donc à l’homme d’abandonner un instant ses limites pour se retremper dans l’Etre universel. Laissons encore la parole à Plotin : « Si vous comprenez bien l’infinité inépuisable qui est dans la nature primitive, sa nature infatigable, inlassable et indéfectible et bouillonnante de vie, regardez où vous voudrez ; vous ne l’y trouverez pas. Tout au contraire, vous ne pourrez franchir ses limites et la dépasser ; vous n’en verrez pas non plus l’arrêt, en allant dans le sens de la petitesse, comme si elle ne pouvait plus rien fournir et s’épuisait peu à peu. Si vous êtes capable de l’atteindre, ou plutôt si vous êtes dans l’être universel, vous ne chercherez plus rien ; si vous y renoncez vous inclinerez ailleurs, vous tomberez, et vous ne verrez plus sa présence parce que vous regardez ailleurs. Mais si vous ne cherchez plus rien, comment éprouverez-vous sa présence ? C’est que vous êtes près de lui et que vous ne vous êtes pas arrêté à un être particulier ; vous ne dites même plus de vous-même : voilà quel je suis ; vous laissez toute limite pour devenir l’être universel. Et pourtant vous l’étiez dès l’abord ; mais comme vous étiez quelque chose en outre, ce surplus vous amoindrissait ; car ce surplus ne venait pas de l’être, puisque l’on n’ajoute rien à l’être, mais du non-être. Par ce non-être, vous êtes devenu quelqu’un, et vous n’êtes l’être universel que si vous abandonnez ce non-être. Vous vous agrandissez donc vous-même en abandonnant le reste, et, grâce à cet abandon, l’être universel est présent. Tant que vous êtes avec le reste, il ne se manifeste pas. Il n’est pas besoin qu’il vienne pour être présent ; c’est vous qui êtes parti ; partir, ce n’est pas le quitter pour aller ailleurs ; car il est là ; mais, tout en restant près de lui, vous vous en étiez détourné (VI, 5, 12). » S’agit-il d’un mysticisme ? Pas vraiment, car c’est la raison elle-même, loin d’être bafouée, qui reconnaît sa propre limite et la nécessité d’une foi en accord avec elle. La question qui se pose à propos de tels textes, pour qu’ils soient utilisables aujourd’hui, est la suivante : s’agit-il d’un mysticisme ? Oui et non. Plotin propose-t-il un ascétisme, une mortification que la personne inflige à elle-même ? Sans doute non. Voici l’opinion du traducteur Bréhier : « Il y a une continuité parfaite entre le moi et l’être universel » mais « il ne s’agit pas d’une expérience mystique de conversion ». Le mysticisme est certes « l’union intime de l’homme et du principe de l’être (dictionnaire Robert) » ou extase, mais il suppose aussi l’abdication de la raison, son reniement et son humiliation, au nom d’une intuition souveraine. On voit aussitôt le cercle constitué par une telle position : c’est la raison qui décide, sans raison, de s’annihiler ellemême, en vertu d’un sentiment qui peut être n’importe quoi. Credo quia absurdum : je crois parce que c’est absurde. Ici, au contraire, il s’agit d’une foi rationnelle : la raison reconnaît elle-même sa propre limite, elle est en parfait accord et équilibre avec le sentiment qui lui fait suite, lorsqu’elle 20 atteint cette limite. C’est une critique de la raison pure avant la lettre, par laquelle la raison sait qu’elle ne peut atteindre le fondement de l’être et que cependant elle ne peut se dispenser d’en tenir compte. Il s’agit en somme d’un mysticisme bien tempéré et c’est pourquoi la philosophie de Plotin est indépassable : elle fait la synthèse du mysticisme oriental (lequel aurait inspiré Plotin), avec sa mortification indéfinie de l’individu, et du rationalisme occidental, avec son ambition d’intelligibilité complète du monde et de maîtrise par l’homme de la nature et de sa propre nature. L’extase est un état rare, quasi impossible, c’est plutôt un effort, une tendance pour lutter contre le culte de la personnalité qui mène au sentiment de l’absurde, car l’homme se croit tellement au-dessus du monde qu’il est seul, dans un état de dissonance (étymologie du mot 21 absurde) et de cacophonie par rapport au monde. Enfin, Plotin ne peut être vraiment pour l’ascétisme, comme Platon, ou pour la mortification, comme les chrétiens, puisque tout est plein d’Etre, à des degrés divers, il est vrai. La philosophie de Plotin est bien une religion, mais ce n’est pas la religion chrétienne, laquelle est per-verse, puisqu’elle admet un point de fusion entre l’homme et Dieu, dans l’incarnation ou la communion, alors que la définition de l’Etre, c’est qu’il n’est pas l’être. La philosophie de Plotin est donc une re-ligion, puisqu’elle relie, par recueillement, l’homme à l’Etre universel, mais ce n’est pas la religion chrétienne. « La plupart des religions […] dit Bréhier, imaginent la transcendance de Dieu comme une séparation locale. » Pour les chrétiens, Dieu est d’abord dans le ciel , distinct de sa création, au lieu d’être « un et identique, en même temps partout. » Dieu s’incarne ensuite dans l’homme, et dans l’homme seulement, en un Homme-Dieu, Jésus, auquel nous nous assimilons par la communion. On ne peut guère éviter ici l’anthropomorphisme et l’anthropocentrisme. Jésus est l’intercesseur entre l’homme et Dieu, lequel est amour, conscience, une Personne et un Père pour sa créature. L’homme peut repousser l’intercesseur par orgueil et par l’esprit dia-bolique, c’est-à-dire séparatiste, de la créature. De là vient le mystérieux péché originel, la faute, la nécessité du rachat et du salut, par une grâce ou une prière, dans une religion d’esclaves, ainsi que le faux problème du mal. Au contraire, l’Etre laisse Plotin tranquille et en paix, et celui-ci vit en bonne intelligence avec lui, sans péché ni faute. « Le néoplatonisme de Plotin, dit Bréhier, était opposé à la parousia [= la présence] de Dieu, telle que la comprend le dogme chrétien : la participation n’est jamais pour lui condescendance ni amour de l’être divin pour le sensible. » Le méchant commet seulement une faute, ou plutôt une erreur envers lui-même, par ignorance, oubli, déséquilibre. Le christianisme est donc bien une religion, mais perverse, c’est-à-dire qui se retourne contre ce qu’elle devrait être, puisque la définition de Dieu, c’est justement qu’il n’est pas l’homme, même si celui-ci est relié à lui. La religion de Plotin est sans doute affaiblie, tout intérieure et intellectuelle, sans pompe ni cérémonie, moins populaire que le christianisme et n’ayant donc pas connu le succès. Elle ignore la révélation, mais elle est fondée sur une culture approfondie. Mais elle est crédible et même indubitable, elle pourrait être aujourd’hui une nouvelle religion, ou plutôt une très ancienne, en tout cas la restauration de l’idée de religion, et quel remède, hérité du stoïcisme, contre le stress de l’homme moderne ! Deux remarques complémentaires, maintenant : souvent, on tire Plotin vers le christianisme, en introduisant en celuici du panthéisme, mais c’est dénaturer subrepticement l’un et l’autre, car l’incarnation est la fusion de l’Etre et de l’être et la personnalisation de Dieu. Enfin, même si les révolutionnaires se sont parfois référés au néoplatonisme, il ne faut pas voir dans le culte de l’Etre suprême une restauration de la religion de Plotin, mais plutôt une caricature du christianisme, une sorte de parasitage et de polémique à l’encontre de cette religion, qui ne pouvait déboucher sur rien. Remarque finale : Brueghel l’Ancien, comme Plotin, corrige, par la construction du tableau, notre perception pauvre et partielle, restitue à la lumière sa force originelle et révèle que ce monde est un miracle. Une dernière observation doit être faite à propos de ce traité. Bien que Plotin n’aborde pas ici explicitement le thème esthétique, on ne peut manquer de remarquer que ce qu’il dit sur la lumière, avec les correctifs que nous y avons apportés, est parfaitement applicable à l’œuvre d’art, et plus particulièrement au tableau de Brueghel l’Ancien La journée sombre. Dans une étude antérieure, j’avais noté que La journée sombre est « un poème [c’est-à-dire ici une construction] sur l’origine et le transport de la lumière. […] Le tableau restitue à la lumière sa force originelle, sa puissance propre [affaiblie dans la perception naturelle et ordinaire]. La lumière émane de chaque région de l’œuvre [c’est-à-dire qu’elle est partout en même temps], comme de la source inépuisable de Plotin, au lieu d’être reçue du dehors du tableau . » Rappelons maintenant l’essentiel du texte de Plotin cité ici page 7 et appliquons-le au tableau de Brueghel, pour savoir d’où vient sa magie et sa fascination. 22 Si vous considérez attentivement la répartition de la lumière dans La journée sombre, « vous ne pourrez plus vous appuyer sur le souvenir du point où elle était située antérieurement, pour dire d’où elle vient et où elle est ; vous ne le direz plus ; vous serez là-dessus dans l’incertitude et vous y verrez un miracle . […] Cette lumière n’aurait pas de point de départ ; on ne pourrait dire d’où elle vient ; il n’y aurait partout qu’une lumière unique sans commencement ni origine. […] [Sinon] ce serait lui assigner un point de départ et lui donner un sujet [un substrat, mot à mot : le être de quelque chose ou quelqu’un]. […] Il reste donc que, si un être participe à la lumière, c’est par la puissance de l’univers, et c’est à la lumière toute entière (VI, 4, ch. 7 et 8). » Conclusion : ce monde n’est pas absurde, mais les hommes ne savent pas reconnaître Dieu en toute chose. A vrai dire, ce n’est pas la lumière, mais autre chose qui est non séparablement présent dans l’univers. Cela dit, Brueghel lui-même procède par correction d’image, de même que Plotin, ainsi que le remarque souvent Bréhier, mais pour le lui reprocher. L’artiste ne triche pas, il corrige la perception ordinaire, pauvre et partielle. Il restitue l’enchantement du monde, son incompréhensibilité, son chatoiement magique, sa présence divine, confusément perçus dans la perception naturelle. Par sa construction, par son poème , le tableau est alêthéia, vérité, cessation de l’oubli et de la négligence, révélation religieuse. Ce monde est un miracle. Il n’a pas la banalité d’une machine qui fonctionne comme une locomotive, par cause et effet. Nous vivons dans un monde enchanté, mais nous ne le savions pas. Beaucoup d’hommes ont un moment de stupeur, un haut-le-cœur en regardant un Brueghel, ils refusent et le tableau et le monde, qu’ils déclarent absurde, c’est-à-dire cacophonique. Ils font leur propre malheur, ils s’excluent eux-mêmes du paradis. Mais quelques-uns y trouvent une douce certitude, un retour au paradis perdu encore accessible et un viatique pour cette vie. La conclusion de ce premier chapitre, c’est qu’il faut chercher et trouver la trace de Dieu dans les choses mêmes, dans les phénomènes, contrairement à ce que dit Platon. Ce monde est enchanté, féerique, poétique, car Dieu est en toute chose, et non séparé, transcendant, inaccessible. L’apprentissage philosophique ou poétique consiste à apprendre à reconnaître Dieu sous la trivialité apparente. Ce sont les hommes et non Dieu qu’il faut critiquer, parce qu’ils sont absurdes. CHAPITRE II 26e et 30e traités selon l’ordre chronologique, ou ennéade III, traités 6 et 8, selon le classement de Porphyre Les 22e et 23e traités, qui faisaient l’objet du premier chapitre, étaient vraiment un texte fondamental, certainement le plus important du point de vue métaphysique et ontologique. Par contre, il est difficile de trouver un autre traité qui soit la suite logique et nécessaire de celui-ci, car, ainsi que le remarque Bréhier, chacun expose l’ensemble du système d’un certain point de vue (moral, esthétique, psychologique, etc.). On se contentera donc, pour exposer la pensée de Plotin, d’étudier selon un ordre assez lâche tel ou tel traité, en respectant vaguement l’ordre traditionnel : métaphysique, morale, esthétique, etc. On remarquera d’ailleurs que Porphyre, le disciple et éditeur sans lequel nous ne connaîtrions pas Plotin, et qui a écrit une remarquable Vie de son maître, a complètement échoué, semble-t-il, dans son classement arbitraire des cinquante-quatre traités. Par contre, son classement chronologique, qui n’a pas été retenu par les éditeurs suivants, est intéressant, car il répartit les œuvres de son maître en trois groupes : les traités de jeunesse, jusqu’au 21e, ceux de la maturité, jusqu’au 45e, écrits après l’arrivée de Porphyre à l’école de Plotin, et ceux de la vieillesse jusqu’au 54e, écrits de nouveau en l’absence de Porphyre. On ne sera pas étonné de constater que les 22e et 23e traités, ainsi que les 26e et 30e, furent écrits à l’arrivée de Porphyre près de son maître : 23 c’est qu’il y avait entre eux une relation semblable à celle qui est décrite dans le Banquet de Platon. Le maître instruisait le disciple, qui raconte qu’il mit longtemps à comprendre sa pensée et à se convertir à elle, mais le disciple fécondait aussi le maître, en le forçant par ses questions à produire ses plus belles pensées. Quoi qu’il en soit, le but de ce livre n’est pas de montrer la cohérence ou l’incohérence de Plotin, comme dans un exposé universitaire, mais d’expliquer que le philosophe peut être un phare pour l’homme d’aujourd’hui, et aussi de restituer ses plus belles pensées, ses phrases poétiques, largement ignorées mais souvent utilisées aujourd’hui. Aristote lui-même n’a pas dédaigné de citer longuement les textes de ses prédécesseurs, qui parfois ne sont connus que grâce à lui. Composer un recueil des plus belles maximes de Plotin (ici en caractères gras), en concentrant pour ainsi dire sa pensée, en en montrant l’actualité, voilà déjà un motif suffisant d’écrire ce livre. Je choisirai donc arbitrairement d’étudier d’abord les 26e et 30e traités (III, 6 et III, 8, selon le classement de Porphyre) pour un motif personnel : ce sont elles qui m’ont fait découvrir Plotin et les seules que j’ai connues pendant longtemps. L’ennéade III, 6e traité est intitulée par Porphyre De l’impassibilité des choses corporelles et elle a pour but de donner le statut de la matière dans la vision plotinienne du monde. Celui-ci est ambigu : étant donné que seul l’Etre est et que le non-être n’est en aucune manière, la matière ne peut être l’Etre lui-même, et elle ne peut non plus n’être en aucune manière, car, dans les deux cas, l’Etre serait seul au monde et ignorerait la multiplicité des êtres en lesquels il s’incorpore. La solution de Plotin est la suivante. « Il est impossible que ce qui est en dehors de l’Etre n’ait aucune part à l’être ; car la nature de l’Etre est de produire des êtres. [Rappelons que dans le texte de Plotin comme dans la traduction de Bréhier, le mot être est toujours écrit avec une minuscule.] » C’est en effet le fondement de toute la philosophie de Plotin, exposé au chapitre premier, selon lequel l’Etre est tout entier en tout être. Cela étant, « la matière arrête le rayonnement procédant des êtres et le renvoie, elle est le siège et le réceptacle des concours et des mélanges (III, 6, ch.14) ». La matière n’a pas d’existence propre face à l’Etre ou aux êtres, elle est pure vacuité. Dans la sphère (parménidienne) de l’Etre, la matière n’est que la réflexion sur lui-même de l’Etre à qui il est impossible de ne plus être. Cependant, il faut restituer la beauté poétique de la vision du monde de Plotin et en montrer la validité, même physique, pour un homme d’aujourd’hui. A cet égard, le texte suivant est caractéristique, même si nous n’acceptons pas le statut de la matière esquissé plus haut, statut sur lequel la physique actuelle reste dubitative. Ce texte montre que les êtres sont le résultat d’un jeu qui nous dépasse, que nous ne les créons pas, mais qu’ils sont des manifestations non absurdes de l’Etre et que nous assistons extasiés à leur formation. La matière est le dernier degré de l’Etre. « La matière est le lieu de toutes choses et le réceptacle de n’importe quoi (ch. 13). L’être qu’on imagine en elle est un non-être et comme un jeu fugitif. Tout ce que l’on croit voir en elle se joue de nous et n’est qu’un fantôme dans un autre fantôme, exactement comme en un miroir, où l’objet apparaît ailleurs qu’à l’endroit où il est situé. En apparence, le miroir est plein d’objets, il ne contient rien et paraît tout avoir. Ce qui entre dans la matière et en sort, ce sont des images et des fantômes des êtres ; fantômes qui pénètrent dans un fantôme sans forme. Comme elle est sans forme, les images qu’on y voit semblent agir sur elle, mais elles ne produisent rien, ce sont des êtres sans consistance, frêles et sans solidité. […] Fragile et mensonger, mensonge tombé sur un autre mensonge, ce reflet laisse la matière impassible, comme une vision de songe, comme un reflet sur l’eau ou dans un miroir (ch. 7). On ne croit pas à l’existence des reflets dans les miroirs parce que l’on voit bien le miroir où ils sont et parce que celui-ci reste quand ils s’en vont. Mais on ne voit pas la matière en elle-même, ni pendant qu’elle possède ces reflets ni quand elle ne les a plus. S’il était possible que les reflets 24 dont se remplissent les miroirs subsistent, sans qu’on voie les miroirs eux-mêmes, on se ne défierait pas de la réalité des reflets qu’on y voit (ch. 13). La matière est une ombre (ch. 18). Ce que la matière a pris de l’être glisse sur elle comme sur une chose de nature étrangère, comme l’écho est renvoyé par les surfaces lisses et planes ; comme le son ne reste pas sur ces surfaces, on s’imagine qu’il y était et qu’il en vient (ch. 14). » Plotin, d’une manière très platonicienne, dévalue la matière, représentée par la paroi de la caverne, dans l’allégorie du même nom. Il n’en reste pas moins que, l’être étant constitué d’une forme dans une matière, le philosophe peut, chez Platon, se détacher des liens des sens et contempler la forme séparée et même l’origine des formes, le Soleil ou l’Un, alors que chez Plotin l’Un ne peut être aperçu en lui-même et n’a d’existence que dans les êtres matériels qu’il informe, par l’intermédiaire des formes ou Idées. Plotin suggère que « la femme reçoit (ch. 19) » et, de même, la matière « est le lieu de toute chose et le réceptacle de n’importe quoi ». D’une manière générale, « tous les êtres produisent un reflet sur la chose ou les choses autres qu’eux. » D’où cette définition magnifique dans sa sobriété et sa généralité : « Telle est la nature de l’image : c’est ce qui est en autre chose (ch. 14). » Ainsi, nous vivons dans un monde enchanteur et enchanté, où des images se construisent spontanément, comme dans un kaléidoscope, selon une poésie dont nous ne sommes pas l’origine. Voici maintenant un très beau texte poétique extrait du chapitre 6. Rappelons d’abord la signification du titre de cette ennéade : De l’impassibilité des incorporels. La matière en elle-même est le dernier degré de l’être, un réceptacle informe, un incorporel. Elle ne subit aucune transformation à proprement parler, elle est impassible. « La matière est une ombre, elle attend prête à subir ce que voudra la cause active. » Pourtant, les corps ont une matière et déjà une certaine forme ou structure, plus ou moins précise et réelle. Ils peuvent être passifs, subir une action, de la part d’une forme qui s’imprime en eux. Mais Plotin se fait d’abord à lui-même cette objection : « Comment ! La nature des corps n’est pas, pas plus que leur matière ? Les montagnes et les rochers, la terre entière, avec sa solidité, tous ces objets résistants, qui se heurtent violemment en se choquant témoignent pourtant leur existence. Comment ! des objets qui ne pressent pas sur nous et qu’on ne peut heurter, qui ne résistent pas et qui sont tout à fait invisibles, l’âme, l’intelligence, ce serait là des êtres et des êtres réels ! » Voici la réponse de Plotin : « Mieux les corps se suffisent à eux-mêmes, me semble-t-il [ autarcie), moins ils troublent et gênent les autres. Les corps les plus pesants et les plus terrestres, qui défaillent et tombent sans pouvoir se relever, tombent de faiblesse, et ils choquent les autres dans leur chute, à cause de leur inertie. Ce sont les corps inanimés auxquels il est le plus désagréable de se heurter ; ce sont eux qui donnent des chocs violents et nous blessent ; les corps animés, qui participent à l’être autant que peut le faire un corps, sont plus agréables à rencontrer. Le mouvement, qui est comme la vie du corps et qui imite la vie, se trouve surtout en ceux qui gardent le moins des caractères d’un corps, comme si l’être, en abandonnant les corps, augmentait par là même leur corporéité. […] Les autres corps, quand on les divise, réunissent à nouveau leurs parties, si rien ne s’y oppose ; mais si l’on coupe une motte de terre, chacun des deux morceaux reste séparé. Ainsi que des êtres vieillis par l’effet de la nature sont tels que le moindre choc les blesse et les désagrège, de même le corps par excellence, celui qui se rapproche le plus du non-être, est celui qui a le moins de force pour recouvrer [ : mot à mot prendre en remontant] son unité [ : l’Un]. Sans doute, la chute fait subir aux corps des chocs pesants et forts ; c’est une action des uns sur les autres ; or, un être débile tombant sur un être débile est fort par rapport à lui ; c’est un non-être qui tombe sur un non-être. » 25 Ce texte donne une définition implicite de l’élégance : ce qui ne s’appuie pas sur autre chose, en le gênant, en le comprimant, ce qui se tient tout seul. L’harmonie résulte de cette évolution de chacun en toute liberté, sans contraindre les autres. Elle caractérise la musique, le dessin, la pensée. On se dit que Plotin privilégie la pensée aux dépens du réel et de sa lourdeur, mais il décrit ici les conditions réelles de notre vie, la cacophonie, la gêne, l’inélégance de l’existence. Mais ce texte poétique sublime pour ainsi dire cette lourdeur que nous subissons, parce qu’elle est ici le résultat d’un ordre des choses, malgré tout, et non un donné brut et désespérant. Voilà donc l’essentiel de ce qu’on peut retenir aujourd’hui de l’ennéade III, 6. Avant de la quitter, citons cependant deux beaux passages qui sont hors du sujet principal, mais qui seront utiles en d’autres endroits. Le premier explique, comme j’ai tenté de le faire à la suite de Plotin dans mon essai sur Bach et Brueghel, que l’art, notamment la musique, peut fonder une morale, voire une politique : « Si la vertu [, l’excellence] n’est que l’harmonie des parties de l’âme les unes avec les autres, et le vice leur manque d’harmonie, il n’y a là rien d’acquis, rien qui vienne d’un être différent de l’âme. Chaque partie, telle qu’elle est, vient s’ajuster aux autres ; et elle n’y vient pas, si l’harmonie manque. De même des choreutes dansent et chantent d’accord ; ils sont différents l’un de l’autre ; l’un chante seul, tandis que les autres se taisent ; et chacun chante sa partie. Il ne suffit pas qu’ils chantent ensemble ; chacun doit chanter sa partie comme il faut, avec son talent propre [ littéralement : avec la musique de sa maison, celle qui lui appartient… ou à laquelle il appartient !] Dans l’âme aussi, il y a harmonie si chaque partie accomplit sa fonction propre (ch. 2). » Le second supplément, de caractère platonicien voire pythagoricien, note que ce n’est pas le musicien qui règle la forme, l’Idée, le rapport harmonique : « En musique, ce n’est pas l’accord musical qui pâtit, c’est la corde, mais la corde ne vibrerait pas harmonieusement, le musicien le voulût-il, sans les prescriptions du rapport harmonique (ch. 4). » Enfin, ce lieu commun, et d’ailleurs trop platonicien ! mais qui est accordé ici intimement à la doctrine de Plotin : « Ceux qui mettent les êtres dans les corps, cherchant des preuves de la vérité dans le témoignage des chocs des corps et dans les fantômes de la sensation, font comme les rêveurs qui prennent pour évident tout ce qu’ils voient en songe. La sensation est pour une âme en sommeil ; toute la partie de l’âme qui se trouve dans le corps est en sommeil. Le véritable réveil consiste à se lever sans le corps et non avec lui. Se lever avec le corps, c’est passer d’un sommeil à un autre, et changer de lit ; se lever véritablement, c’est quitter tout à fait les corps (ch. 6). Pour la partie passive de l’âme, se purifier, c’est se réveiller de ses rêves absurdes et ne plus voir de fantômes ; se séparer, c’est cesser d’incliner trop vers les choses inférieures et de les imaginer (ch. 5). » Passons maintenant au 30e traité, classé dans l’ennéade III, 8e traité, et intitulé De la nature, de la contemplation et de l’Un. Il comporte, semble-t-il, une thèse principale : tous les êtres sont des contemplations, c’est-à-dire, en gros, une pensée qui se contemple elle-même, une pensée qui se dédouble en une activité de penser et un objet de pensée ; et une thèse accessoire : ces contemplations sont plus ou moins authentiques selon qu’elles sont proches de l’Un générateur, comme l’âme, ou éloignées, comme la nature. Mais, sans nous attarder à cette présentation sèche et abstraite, donnons tout de suite les deux magnifiques images par lesquelles Plotin exprime la généricité, la productivité de l’Un (III, 8, ch. 10). « Imaginez une source qui n’a point d’origine ; elle donne son eau à tous les fleuves, mais elle ne s’épuise pas pour cela, elle reste, paisible, au même niveau. Les fleuves issus d’elles confondent d’abord leurs eaux, avant que chacun d’eux prenne son cours particulier, mais déjà chacun d’eux sait où son flot l’entraînera. Imaginez encore la vie d’un arbre immense. La vie circule à travers l’arbre tout entier, mais le principe de la vie reste immobile ; il ne se dissipe pas en tout l’arbre, mais il siège dans les racines. Ce principe fournit à la plante la vie dans ses manifestations multiples, lui-même reste immobile ; et n’étant pas multiple, il est le principe de cette multiplicité. » 26 Ce beau texte avait provoqué ma révolte quand je découvris Plotin, cependant que je subissais sa séduction. Comment, en effet, une source pourrait-elle n’avoir point d’origine et fournir à tous les fleuves sans s’épuiser ? Comment un arbre pourrait-il donner une ramure innombrable, sans puiser ailleurs son énergie ? Heureusement, aujourd’hui, la physique vient appuyer l’intuition de Plotin, ainsi qu’on l’a expliqué dans le chapitre premier. Il existe bien un principe de non-séparabilité présent en tout être, tout temps et tout lieu, mis en évidence par l’expérience du physicien Aspect, et dont personne actuellement ne peut justifier l’origine. Finalement, si quelque chose semble être en désaccord avec la pensée scientifique moderne, c’est plutôt la phrase : « mais déjà chacun sait où son flot l’entraînera ». Elle suppose, en effet, que le futur est déjà inscrit dans le passé. Or, la pensée moderne, avec Prigogine notamment, admet une certaine indétermination, une imprévisibilité de l’histoire de l’univers, qui permet son évolution. Plotin aurait eu l’intuition de la non-séparabilité, mais non de l’indétermination. Parallèlement à ces images de la source et de l’arbre, Plotin donne des explications sur cet Un mystérieux, qui corroborent ce qui a été dit au chapitre premier, mais qu’il ne sera pas inutile de confirmer, pour se familiariser avec sa philosophie : « Le principe n’est pas l’ensemble des êtres [le Tout ], mais tous les êtres viennent de lui. Il n’est pas tous les êtres, il n’est aucun d’eux [en particulier ; sous-entendu : mais il est tout entier en chacun d’eux] afin qu’il puisse les engendrer tous (ch. 9). » Déjà, dans cette dernière phrase, on aperçoit la divergence de Plotin par rapport au christianisme, ou même avec le romantisme allemand, qui s’inspire de Plotin : Dieu ne s’incarne pas dans un être particulier et privilégié, l’homme. Il vaut la peine ensuite de suivre pas à pas la démonstration de Plotin : « L’Un n’est pas une multiplicité, afin d’être le principe de la multiplicité. […] A supposer que l’Un soit toutes choses, ou bien [1] il sera toutes les choses une à une, ou bien [2] il sera tout ensemble. Si [hypothèse 2] il est un assemblage de toutes les choses, il sera postérieur [au sens logique, car l’Un est éternel, en dehors du temps] aux choses ; ou s’il leur est antérieur, il sera différent d’elles ; car, s’il leur est simultané, il ne sera plus leur principe [les trois cas possibles constituant l’hypothèse 2 sont donc récusés]. Or, il faut qu’il soit principe et, par conséquent, qu’il soit antérieur à toutes choses, afin que tout vienne après lui. [Hypothèse 1 :] S’il est chaque chose une à une, n’importe quoi sera identique à n’importe quoi, tout se confondra, il n’y aura plus aucune distinction. L’Un n’est aucun des êtres, et il est antérieur à tous les êtres (ch. 9). » Plotin explique encore, au chapitre 10 : « Le principe ne se partage pas dans l’univers ; s’ils se partageait, l’univers périrait ; et il ne renaîtrait plus, si son principe ne restait en lui-même et différent de tout. » « Qu’est-il donc ? L’Un est la puissance de tout ; s’il n’est pas, rien n’existe, ni les 27 êtres ni l’intelligence, ni la vie première, ni aucune autre. Il est au-dessus de la vie et cause de la vie ; l’activité de la vie, qui est tout l’être, n’est pas première ; elle coule de lui comme d’une source. [Suit l’image de la source, citée plus haut, au ch. 10]. » Insistons encore sur la révolution opérée par Plotin par rapport à Platon : « Certes, ce principe n’est rien, rien de ce dont il est le principe. Certes, rien ne peut être affirmé de lui, ni l’être, ni la substance, ni la vie, mais c’est qu’il est supérieur à tout cela (ch. 10). » Dans l’allégorie de la caverne, le Soleil ou Un, ou Bien, ou Dieu est la véritable réalité dont les phénomènes ne sont que des reproductions imparfaites, et le philosophe après une longue ascèse, peut apercevoir cet Etre véritable. Chez Plotin, au contraire, l’Etre n’a pas d’être, il ne peut être aperçu ni par les yeux du corps, ni par les yeux de l’esprit. C’est pourquoi une philosophie de ce genre, qui pourtant est incontestablement re-ligieuse, au sens où elle nous relie à l’Etre, pourra aussi bien être appelée athéisme. Dieu n’ex-iste pas. Rappelons l’étymologie de ex(s)istere. Sistere signifie en latin : se tenir, se poser, se placer. Ex(s)istere signifie sortir de, se manifester, se montrer, par exemple dans les phrases suivantes : sortir de terre ; du luxe naît l’avidité ; ici se présente une question délicate ; il résulte que ; dans les âmes, il se manifeste des variétés ; je me suis présenté pour défendre cette cause ; je crains de me montrer trop cruel, etc. Si, dans la philosophie (de Plotin) l’essence (de l’Un) précède l’existence, on pourrait presque dire, en jouant sur les mots, que le néoplatonisme est un existentialisme, en ce sens que « Dieu a besoin des hommes ». En effet, l’homme n’a affaire qu’aux existants, aux phénomènes, c’est en eux seulement qu’il trouve son bonheur et le reflet du divin, et Dieu doit déchoir de lui-même pour exister dans ces phénomènes que les hommes contemplent. De quelle manière, alors, les hommes ont-ils tout de même une certaine notion de ce Dieu si absent et si omniprésent ? Voici la réponse de Plotin, qui sera illustrée par une quantité d’images superbes en d’autres traités : « Il y a en nous quelque chose de l’Un ; ou plutôt, il n’y a pas de lieu où il ne soit, pour les êtres qui peuvent participer de lui. Et, puisqu’il est partout, il n’est pas d’endroit où nous ne puissions tenir quelque chose de lui, en lui présentant ce qui, en nous, est capable de le recevoir. Il est comme un son qui remplit le silence de l’espace ; tout homme qui prête l’oreille, en un point quelconque de cet espace, recevra le son tout entier, bien que, en un autre sens, il ne le reçoive pas tout entier. […] D’abord l’intelligence doit revenir en arrière ; elle doit s’abandonner, malgré sa dualité, à la réalité qui est là-bas, en deçà d’elle-même ; elle doit, si elle veut voir le principe suprême, ne plus être entièrement une intelligence (ch. 9). On remonte toujours à une unité. En chaque cas, il y a une unité particulière à laquelle il faut remonter. Tout être se ramène à l’unité qui lui est antérieure, et non pas immédiatement à l’Un absolu [ simple], jusqu’à ce que, d’unité en unité, on arrive à l’Un absolu, qui ne se ramène plus à une autre. Saisir ainsi l’unité de la plante, c’est-à-dire le principe immobile de sa vie, l’unité de l’âme ou l’unité de l’univers, c’est saisir, en chacun de ces êtres, ce qu’il a de plus puissant et de plus précieux. […] Faites abstraction de l’Etre pour le saisir, vous serez étonnés [ou émerveillés ] ; mais dirigez-vous vers lui, atteignez-le ; reposezvous 28 en lui, et vous le concevrez par la pensée ou plutôt par une impression [ : élan, action de se jeter , vers ou contre ] ; et vous embrasserez sa grandeur par la multitude des êtres qui viennent après lui et existent par lui (ch. 10). » Après avoir médité sur l’Un ou Etre, passons au Multiple et à la multitude des êtres qui en découlent. On examinera ainsi, chemin faisant, la thèse accessoire de ce traité sur la hiérarchie des êtres, dont on ne trouve pas aujourd’hui confirmation, ni d’ailleurs infirmation, et à laquelle nous accorderons donc moins d’importance que ne le fait Plotin lui-même. La hiérarchie des êtres comporte : l’Un, l’intelligence, l’âme, la nature, la matière (« le dernier degré de l’être »). Il semble que cette notion de hiérarchie, de procession ou émanation est un héritage de Platon et de l’allégorie de la caverne. Dans un système où les réalités intellectuelles ont le pas sur les réalités matérielles, il faut bien établir entre elles une hiérarchie. Quant à savoir vraiment comment on passe de l’Un au Multiple, c’est un problème dont on a déjà dit qu’il resterait insoluble. D’une manière générale, il semble qu’aucun penseur ne peut embrasser la totalité du réel, mais seulement l’un de ses aspects, plus ou moins important. Or, il est sûr que Plotin privilégie l’unité des êtres au détriment de leur individuation. L’intelligence est donc la première émanation de l’Un, elle est universelle et n’anime pas seulement l’homme. « Dans l’intelligence, sujet et objet sont évidemment un. […] Etre et penser, c’est la même chose (ch. 8). » Explication : tout être est constitué d’une forme ou structure dans une matière. Celle-ci, on l’a vu, n’a pas d’être par ellemême. Tout est donc constitué de structures, mais plus ou moins authentiques et proches de l’Un, ou bien plus ou moins obscurcies et matérielles. D’autre part, une structure, en tant qu’objet de pensée, n’est pas différente du sujet qui la pense. Le meilleur exemple en est sans doute l’objet géométrique qui est identique à la définition qu’en donne le géomètre. « Ce qui contemple produit un objet à contempler. Ainsi les géomètres tracent des figures en contemplant [ acte de contempler qui a donné théorème, objet de contemplation (ch. 4).] » Il restera à montrer que ce qui est valable en géométrie l’est pour tous les autres êtres, et il ne faut pas croire que les géomètres créent la géométrie ; la pensée et son objet sont plutôt comme des jumeaux issus d’un même père. Voici comment Plotin présente de manière poétique le passage de l’Un à l’intelligence. « Même lorsque l’intelligence contemple l’Un, elle ne le contemple pas comme on contemple un seul objet ; sinon l’intelligence ne serait pas engendrée. Elle commence bien par un objet, mais elle n’en reste pas là ; et sans s’en apercevoir, elle devient multiple ; elle s’appesantit sous le poids des êtres ; elle se déploie. C’est qu’elle veut posséder tous les êtres (et il eût été meilleur pour elle de ne pas le vouloir ; car ainsi elle devient deuxième par rapport à l’Un). Elle se déploie donc comme un cercle, qui, en se déployant devient une figure, une surface, une circonférence, un centre, des rayons, un haut et un bas, un lieu meilleur, qui est celui d’où partent les rayons, et un lieu pire, qui est celui où ils se dirigent ; car le centre originaire, tout seul, n’est pas tel que l’ensemble du centre et de la circonférence et cet ensemble n’est pas tel que le centre originel tout seul. En d’autres termes, l’intelligence n’est pas la pensée d’une seule chose ; elle est l’intelligence universelle et, étant universelle, elle est la pensée de toutes les choses. Elle doit être tous les êtres et penser tous les êtres (ch. 8). » Voici maintenant la naissance du désir, qui habite tout être nostalgique de l’unité qui le constitue. « Les autres choses n’agissent que pour le Bien [autre nom de l’Un] ou à cause du Bien ; mais le Bien n’a besoin de rien ; il n’a rien à lui que lui-même. Donc en parlant du Bien, ne lui ajoutez rien par la pensée ; lui ajouter quelque chose, quoi que ce soit, c’est l’amoindrir. Ne lui attribuez pas la pensée, si vous ne voulez y introduire une chose étrangère et faire de lui deux choses : l’intelligence et le bien ; l’intelligence a besoin du Bien, et le Bien n’a pas besoin de l’intelligence. En atteignant le Bien, l’intelligence en prend la forme, du Bien, elle reçoit son achèvement ; la forme qu’elle a en elle dérive du Bien et la rend semblable au Bien. Telle est la 29 trace du Bien qu’on voit en l’intelligence, tel il convient de concevoir le modèle [ : archétype, le sceau qui a laissé l’empreinte, qu’on peut seule apercevoir]. On a la notion du Bien véritable d’après la trace du Bien, qui vient s’imprimer sur l’intelligence. Le Bien a donné à l’intelligence qui voit, une trace de lui-même ; et c’est pourquoi il y a un désir [ : action de tendre vers, élan, désir, amour] dans l’intelligence [et donc dans tout être]. A chaque instant, l’intelligence désire, et à chaque instant, elle obtient ce qu’elle désire. Mais le Bien ne désire pas, et que désirerait-il ? Et il n’obtient rien, car il n’a rien désiré. Il n’est donc pas l’intelligence, car il y a dans l’intelligence, un désir et un appétit [ : tendance à s’unir, inclination] de sa propre forme (ch. 11). » Et voici la conclusion enchanteresse de Plotin : « Oui, l’intelligence est belle, et elle est le plus beau des êtres ; dans la pure lumière et l’éclat sans ombre où elle est placée, elle enveloppe tous les êtres, notre monde sensible, si beau , n’en est qu’une ombre et qu’une image (ch. 11). » Avant d’examiner avec Plotin, dans cette ennéade III, 8, les degrés de réalité moindres : l’âme et la nature qui dérivent de l’intelligence, comme elle-même de l’Un, faisons une pause et considérons la perplexité, voire la révolte du lecteur moderne. Elle est assez bien exprimée par Bréhier lui-même, qui connaît Plotin et le traduit mieux que personne. Que tous les êtres soient des contemplations, c’est-à-dire une pensée qui considère son objet, et que cette contemplation produise cet objet, lui paraît être l’ « un des paradoxes les plus violents qu’ait jamais produit la philosophie. […] Plotin le soutient, à propos de tous les niveaux de réalité, avec une variété et une abondance, vraiment déconcertantes, d’arguments et d’images. » S’agit-il d’une honnêteté, d’une capacité critique exceptionnelles chez un spécialiste, ou d’un secret et subtil désir de démolir l’objet de son étude ? Quoi qu’il en soit, Bréhier ne pouvait connaître, en 1936, la théorie des catastrophes de René Thom, ni les structures dissipatives de Prigogine, qui aident le lecteur moderne à donner corps à la théorie plotinienne. Le premier expose qu’il y a des structures mathématiques qui informent des objets concrets, en apparence très différents, comme un ombilic, une queue d’hirondelle, la lézarde d’un mur. Il parle même de la généricité de ces structures, de leurs ramifications hiérarchisées « à la manière des néoplatoniciens », et, dans une interview non transcrite, il évoque même « le désir » qui anime tous les êtres et cause leur évolution, mais là, il s’arrête, sans doute parce que les arguments proprement scientifiques lui manquent. Quant à Prigogine, dans La fin des certitudes, il va jusqu’à dire qu’à partir d’un certain degré de complexité, « la matière voit » ! De notre côté, nous retiendrons surtout que Plotin donne d’infinies explications sur les bases métaphysiques de son système philosophique et aide le lecteur par des images simples, concrètes et poétiques, là où les philosophes qui l’ont suivi se sont contentés d’abstractions confuses et non explicitées. « Arrivons maintenant à l’âme (ch. 5) qui est antérieure à la nature [et qui est universelle comme celle-ci, et non propre à l’homme, ce qui s’explique assez bien aujourd’hui par la notion d’un code génétique commun à tous les hommes et même à tout le règne vivant]. La contemplation qui est en elle, son goût pour la science, la recherche qu’elle fait de la vérité, son effort pour enfanter en partant des connaissances qu’elle possède, sa plénitude, tout cela fait que l’âme, devenue tout entière objet de contemplation, produit un autre objet de contemplation. » Le point suivant, seulement esquissé chez Platon, c’est que le « Connais-toi toi-même » socratique est un idéal inaccessible, seulement approché par le sage. « Quand nous apprenons, les notions ne doivent pas nous rester extérieures, mais elles doivent s’unir à notre âme, jusqu’à l’assimilation complète [d’où ma critique sempiternelle, avant même ma rencontre avec Plotin, de la fausse culture et du personnage du cuistre, qui reste définitivement étranger et indifférent à ce qu’il étudie]. L’âme, une fois qu’elle s’est assimilé les notions et qu’elle est dans un état correspondant aux notions, les formule et les manie ; elle comprend alors ce qu’elle possédait dès l’abord. En les maniant, elle devient différente de ce qu’elle était [c’est la vraie culture], et, par sa réflexion, elle voit ces 30 notions comme des choses différentes d’elle-même. Pourtant, elle est elle-même une raison et en quelque sorte une intelligence, mais elle est une intelligence qui voit un autre objet qu’elle. C’est qu’elle n’a pas la plénitude et qu’elle est inférieure au principe qui lui est antérieur. Cependant, elle aussi, elle voit sans paroles ce qu’elle formule avec des mots (car elle ne formule pas par des mots ce qu’elle n’a pas vu d’abord). Mais si elle emploie le langage c’est par défaut, c’est parce qu’elle doit employer la recherche pour apprendre ce qu’elle possède (ch. 6). » Dans le célèbre dialogue du Ménon, Platon explique qu’il y a en chacun de nous toute la géométrie, d’une manière innée, et que celle-ci est réveillée par les questions et les critiques d’un maître. Il est frappant de constater que les mathématiques pures servent souvent à la physique, comme par exemple la géométrie de Riemann qui fut quelques années plus tard l’architecture de la relativité générale. Mais « dans l’âme sage déjà, les objets connus en viennent à être identiques au sujet qui connaît, parce qu’elle aspire à l’intelligence (ch. 8). Le sage, déjà pénétré de raison, tire de lui-même ce qu’il découvre aux autres, c’est vers lui-même qu’il regarde. Non seulement il tend à s’unifier et à s’isoler des choses extérieures, mais il est tourné vers lui-même, et il trouve en lui toutes choses . » Cependant, « lorsque la contemplation s’affaiblit chez les hommes, ils passent à l’action, qui est une ombre de la contemplation et de la raison . Incapables de se livrer à la contemplation à cause de la faiblesse de leurs âmes, ils ne peuvent assez saisir les objets et se remplir de leur vue. Ils désirent pourtant les voir et ils cherchent, par l’action, à voir par les yeux ce qu’ils ne peuvent voir par l’intelligence. Oui, lorsqu’ils fabriquent un objet, c’est qu’ils veulent le voir et lorsqu’ils se proposent d’agir, autant qu’ils le peuvent, c’est qu’ils veulent le faire voir et le faire sentir aux autres. Toujours nous trouverons que la production et l’action sont ou bien un affaiblissement ou bien un accompagnement de la contemplation ; un affaiblissement si, après l’action, il n’y a rien qu’on puisse voir, un accompagnement si l’on peut contempler une chose supérieure à celle que l’on a produite. Comment, en effet, un être capable de contempler la vérité préférerait-il l’image de la vérité ? En voici une preuve : ce sont les enfants les moins doués et incapables de recevoir l’enseignement scientifique, qui en sont réduits aux arts et aux métiers manuels (ch. 4). La contemplation est la fin de l’action. Nous tournons autour de ce que nous n’avons pas pu saisir directement et nous cherchons à nous en emparer. Et lorsque nous avons atteint l’objet de notre désir, on voit bien ce que nous voulions, c’était non pas l’ignorance, mais la connaissance de cet objet, c’était sa vision actuelle par l’âme, nous voulions le placer en nous pour le contempler. Nous n’agissons qu’en vue du bien et nous agissons, non pour que le bien reste en dehors de nous-mêmes et de notre possession, mais afin de posséder ce bien comme résultat de notre action. L’âme, par le circuit de l’action, est donc revenue à la contemplation (ch. 6). » De même, « tout désir est désir de connaître. La génération part d’un acte de contemplation pour aboutir à une forme, qui est un objet de contemplation. […] En toutes choses, le principe d’un être est sa fin . Lorsqu’un animal engendre, les raisons séminales qui sont en lui meuvent la matière. Or, ce mouvement est un acte de contemplation, c’est un effort pour produire la multiplicité des formes et des objets de contemplation dont il est gros, pour remplir tout de raison et pour continuer sans cesse à contempler : produire, en effet, c’est produire une forme, c’est-à-dire tout remplir de contemplation. Les défauts qui se rencontrent dans les êtres engendrés et dans les actions viennent de ce qu’on s’écarte du modèle contemplé. Le mauvais ouvrier est celui qui produit des formes laides. Les amants, eux aussi, ont la vision d’une forme et s’efforcent vers elle (ch. 7). » Cette merveilleuse dernière phrase sert d’exergue au roman La Vierge aux cerises. Elle 31 atteste que, même dans l’appétit charnel le plus intense, les amants visent une forme, l’enfant qui doit surgir de leurs ébats, et une harmonie musicale. Empédocle affirmait déjà : « Les belles formes qu’avaient reçues les femelles créaient une excitation qui provoquait le mouvement du sperme. » Les amants veulent reconstituer une unité perdue, l’androgyne primitif, ils sentent que chacun n’est que le sym-bole de l’autre, ils souffrent de leur pauvreté individuelle, visent une Idée plus haute à travers la personne de l’aimé(e). Après un siècle de freudisme, il est temps de reconnaître que l’érotisme est un idéal poétique, une quête intellectuelle, un rapprochement de l’unité qui nous constitue. Voyons enfin ce qu’est la nature. La « philosophie » moderne, représentée par exemple par F. Dagognet, nie la notion d’être et de nature. Celui-ci mettait au défi son interlocuteur de définir la nature. Pour relever ce défi, il suffit de revenir à l’étymologie du mot grec , nature, qui signifie : action de faire naître, formation, production. La nature, c’est donc soit les principes généraux de la production de tous les êtres (animaux, végétaux, minéraux) étudiés par la physique, la biologie, etc., soit le résultat particulier de cette production qui engendre un être avec sa forme ou structure, ses caractères spécifiques. On parle ainsi de la nature d’un chien, d’une roche, d’un homme. Il y a bien une définition et un sens unique de ce mot, qui signifie production. Mais, comme va le préciser Plotin, les anciens distinguaient la poésie, quand un artisan par exemple produit un objet différent de lui-même et la ou production immanente de la nature sur ellemême. D’autre part, si artificiel veut dire : contraire à la nature, alors artificiel désigne non ce qui est contraire aux lois de la nature en général, mais ce qui est contraire à la nature d’un être en particulier : violent, dépravé, surfait, faux, inepte, nul, de mauvais goût, comme l’art moderne en général. (1) Pour Plotin, donc, « la nature est une âme. Elle est le produit d’une âme antérieure animée d’une vie plus puissante qu’elle. Elle contient en elle une contemplation silencieuse. […] Sans autre recherche, elle produit d’un coup l’objet de sa contemplation, avec toutes ses splendeurs et toutes ses grâces. Si l’on veut accorder à la nature l’intelligence ou la sensation, l’on ne peut pas parler d’une sensation et d’une intelligence pareilles à celles des autres êtres. Elles sont aux nôtres comme celles d’un dormeur sont à celles d’un homme éveillé. En contemplant son objet, la nature reste en repos ; car cet objet est né en elle, parce qu’elle reste en elle-même et avec elle-même et parce qu’elle est elle-même un objet de contemplation. Elle est une contemplation silencieuse et un peu vague ; il y a une contemplation différente de celle de la nature et plus précise qu’elle ; elle n’est qu’une image de cette autre contemplation (ch. 4). » Et encore : « La nature n’a évidemment ni mains, ni pieds, ni instruments naturel ou acquis. Il lui faut une matière sur laquelle elle travaille, et à laquelle elle donne une forme. […] Le fabricant de poupées (et son ouvrage sert souvent de point de comparaison à l’art créateur [ ouvrier] de la nature) ne peut pas produire lui-même les couleurs, et il les tire d’ailleurs pour en enduire les objets qu’il fabrique (ch. 2). Et si on demandait à la nature pourquoi elle produit, elle répondrait, si elle consentait à entendre la question et à parler : « Il ne fallait pas me questionner, mais il fallait comprendre et se taire, comme je me tais moimême, car je n’ai pas l’habitude de parler. Comprendre quoi ? Que l’être engendré est comme moi un objet de contemplation muette, l’objet naturel de ma contemplation. Je suis née moimême d’une pareille contemplation et j’ai un goût naturel de la contemplation. Ce qui en moi contemple produit un objet à contempler ; ainsi les géomètres tracent des figures en contemplant. Mais moi, je n’en trace aucune, je contemple et les lignes des corps se réalisent, comme si elles sortaient de moi (ch. 4). Toute vie est une pensée, mais une pensée plus ou moins obscure (ch. 8). » Voilà donc ce que nous apprennent les traités III, 8 et III, 6. Tous les êtres aspirent à l’Un qui les constitue, mais celui-ci ne peut jamais être aperçu en lui-même. Il y a une vaste famille 32 des êtres : l’Un, l’intelligence, l’âme, la nature, la matière. L’homme, n’est pas « maître et possesseur de la nature », il est situé très haut dans cette hiérarchie, mais non au sommet et l’homme n’est pas Dieu ! 33 CHAPITRE III 31e et 1er traités, ou ennéades V, 8 et I, 6 Décidément, il est impossible d’exposer Plotin selon un ordre méthodique ! Chaque traité comporte, avec plus ou moins de richesse, des thèses sur toutes les parties du système, même si chacun a une organisation propre. Tout au plus peut-on distinguer des traités concernant la beauté, le problème du mal ou dirigés contre les gnostiques (ou contre les chrétiens). On pourrait presque les étudier dans l’ordre établi par Porphyre, ou dans n’importe quel autre, en mettant en lumière ce que chacun a d’original par rapport aux précédents. On s’intéressera donc ici arbitrairement aux traités 31e, classé en V, 8 et intitulé De la beauté intelligible, et 1er, classé en I, 6 et intitulé Du beau. Selon Bréhier, ils « forment l’essentiel de ce qu’on peut appeler l’esthétique de Plotin », esthétique, à mon sens, qui est le modèle inégalé de toute autre. Comme le dit le traducteur : « Dans la contemplation des beautés de l’art comme des beautés naturelles, ce que nous sentons comme beau, ce n’est pas la chose sensible, mais la réalité invisible qui paraît en elle. » La beauté et son mystère ne vient pas de ce qu'on peut observer, comme la symétrie, mais de la trace en la forme du pouvoir organisateur de l’Un, ce Soleil platonicien ou ordre cosmique qu’on ne peut apercevoir que dans ses effets ou reflets. De plus, étant donné que l’âme, issue de l’Un, est universelle, elle agit aussi bien et mieux dans l’esprit que dans la nature ou dans l’art, et c’est en soi-même que l’on peut le mieux appréhender la beauté, cette émanation de l’Etre qui flotte aussi sur les êtres, mais à condition de s’oublier soi-même en tant que personne et conscience. Une fois de plus, on voit que Plotin néglige le rôle de l’expérience, l’importance du donné, le principe d’individuation, mais il met en lumière l’essentiel : le pouvoir organisateur du cosmos partout à l’œuvre et invisible directement, le pouvoir de cet Un présent tout entier en chaque chose ou être, tel qu’il a été expliqué au premier chapitre. Il en résulte aussi que l’art est une anamnèse, un retour sur soi et son passé, ou plutôt son éternité, et aussi un chemin vers Dieu. Voyons maintenant les belles formules poétiques par lesquelles Plotin exprime cela. Le premier chapitre du 31e traité explique d’abord que « l’art crée [ poésie, . Rappelons que le mot création, qui signifie tirer quelque chose de rien est ici abusif, mais on respecte la traduction de Bréhier] en combinant tout ce qu’il a trouvé de beau. » On rencontre donc cette notion essentielle que l’art concentre, arrange, présente une diversité irréductible d’éléments qui ne sont pas appréhendés en même temps dans la perception ordinaire. Ainsi, la Vierge aux cerises de Quentin Metsys rassemblait en un seul tableau plusieurs femmes ou plusieurs aspects de la Femme, la Journée sombre de Brueghel concentrait un ou plusieurs paysages pris en des temps ou des lieux différents. Cette forme unique, imposée, révélée par le tableau « la matière ne l’avait point, mais elle était dans la pensée de l’artiste, avant d’arriver dans la pierre, et elle était dans l’artiste [ artisan, mot employé aussi par Platon dans le Timée pour désigner l’ouvrier divin qui a fabriqué le monde en tenant compte des principes qui existaient de toute éternité] non parce qu’il a des yeux ou des mains, mais parce qu’il participe à l’art. [De même, plus loin : c’est la musique qui fait le musicien.] » Cette forme, il ne la crée donc pas, mais il la reçoit de plus haut que lui. A ce sujet, il faut rappeler que l’on cite trop souvent les propos consternants d’un Platon vieillissant et totalitaire contre l’art, qui ne serait qu’une pâle imitation de la nature, mais que l’on oublie le merveilleux petit texte d’un Platon jeune, Ion, dans lequel l’essentiel est dit : le poète est un intermédiaire entre les dieux et les hommes (à qui il révèle la beauté du monde). Le corollaire de cette concentration, que fait l’art, c’est que « tout ce qui s’éparpille s’écarte de soi-même, qu’il s’agisse de la vigueur physique, de la 34 chaleur, de la force en général et aussi de la beauté. » Plotin se sépare d’ailleurs implicitement de Platon, mais il le révère trop pour le déclarer franchement : « Méprise-t-on les arts parce qu’ils ne créent que des images de la nature, disons d’abord que les choses naturelles, elles aussi, sont des images de choses différentes ; et sachons bien ensuite que les arts n’imitent pas directement les objets visibles, mais remontent aux raisons d’où est issu l’objet naturel. […] Phidias fit son Zeus, sans égard à aucun modèle sensible ; il l’imagina tel qu’il serait s’il consentait à paraître à nos regards. » « D’où vient l’éclat de la beauté de cette Hélène si disputée, de ces femmes comparables à Aphrodite ? » demande, au chapitre 2, Plotin, qui semble apprécier les femmes, contrairement à son maître Platon. Eclat se dit « sortir en brillant de, en parlant du soleil sortant des nuages, de la lueur qui jaillit d’un éclair, du feu qui jaillit d’une pierre ; par analogie, en parlant du feu qui jaillit des yeux, du désir ou de la passion qui éclate dans le regard [dictionnaire Bailly]. » Cette lueur a son origine ailleurs et on la retrouve en soi, sans le savoir, ce qui permet l’accord de l’amour, car « nous ne percevons pas la beauté tant qu’elle nous reste extérieure, mais elle nous émeut dès qu’elle devient intérieure ». Ce qu’exprime la légende de Narcisse « un homme qui, les yeux tournés vers sa propre image, cherchait à l’atteindre sans savoir d’où elle venait », en un narcissisme transcendantal ! Cela dit, Plotin tente une description du paradis, tel que les religions l’évoquent, mais la grande différence, c’est que le paradis est en cette vie même, révélé par l’art, et que nous ne savons pas le voir sans celui-ci ! « Là-bas, la vie est facile », dit Plotin au chapitre 4. Effectivement, notre expérience de la vie ici et maintenant, c’est celle de la difficulté, de la douleur, de l’encombrement, de la contrariété. « Tout est transparent [ ce que l’on discerne, que l’on voit distinctement, qui brille d’un vif éclat ; de faire voir à travers, laisser entrevoir. Les arbres de Brueghel sont transparents et laissent apercevoir les réalités qui sont derrière eux et cachées à la perception ordinaire], rien d’obscur ni de résistant . » , c’est le coup et la marque ou empreinte qu’il laisse, la trace de pas, le sceau, la sculpture - mais aussi l’enfant en tant que celui-ci est l’empreinte ou le portrait des parents ! Plus abstraitement, c’est la figure, l’image, la forme (d’une constitution), le modèle, le type. , c’est le contrecoup, ce qui rebondit sur un corps dur, par exemple le coup de marteau sur l’enclume, ce qui est répercuté ou ce qui répercute, qui repousse un choc, résistant, ferme, solide, en parlant de choses, hostile. C’est aussi ce qui reproduit le type ou modèle (sous-entendu en l’affaiblissant) la représentation, l’image. est voisin du latin ab-surdum. Surdus signifie : sourd, qui ne reçoit pas le son, mais aussi sourd, qui ne renvoie pas le son. Ab-surdus signifie : qui a un son faux, qui détone, cacophonique, dont le contraire est : harmonique. Serait donc absurde l’être qui dans sa résistance, serait sans relation avec un autre, qui, dans sa solitude, n’aurait pas l’Un en lui, autrement dit l’être qui ne serait pas un être. L’absurde est contradictoire, impossible, absurde, du moins dans les êtres, sinon dans l’homme ! « Tous les dieux sont clairs pour tous, jusque dans leur intimité, poursuit Plotin [ . N’est-ce pas un idéal de n’offrir aucune résistance ou obscurité à autrui, pour entrer en parfaite communion avec lui ?] C’est la lumière pour la lumière. Chacun a tout en lui [puisque chaque être a l’Un tout entier en lui] et voit tout en chaque autre [ ou voir dans ou vers est l’équivalent de la contemplation . Il est à remarquer que, dans cet acte, celui qui contemple est à la fois extérieur et intérieur, par la vue, à l’objet contemplé]. Tout est partout, tout est tout, chacun est tout [d’où la formule moqueuse des potaches : « Tout est dans tout, et réciproquement » !] La splendeur est sans borne. Chacun 35 a un caractère saillant, bien que tout apparaisse en lui. Le mouvement y est mouvement pur, car il y a un moteur qui ne le trouble pas en son progrès. » Pour exprimer cette notion de trouble, de mélange, Plotin use d’un mot magnifique en sa simplicité. , c’est verser ensemble, d’où une série de significations qui sont autant d’images qui font apparaître concrètement une notion abstraite. Verser ensemble, dit le dictionnaire Bailly, c’est brouiller, confondre, bouleverser ce qui a été trié, par exemple les rênes s’étaient embrouillées, enchevêtrées ; effacer les lettres, mélanger les cailloux servant au vote, mettre le désordre dans les rangs. « Les vues de ceux qui disaient… étaient confuses, se contredisaient. » Troubler l’esprit ou le courage de quelqu’un, le rendre hésitant, indécis. Effacer, rendre invisible, d’où renverser, ruiner (une maison, une construction). Convertir une ville en décombres, rendre une route impraticable. Violer des serments ou les lois, bouleverser la constitution. Le temps bouleverse tout. Rendre vain, faire échouer le travail, les efforts. Exposer sans ordre, d’une façon confuse. Du point de vue moderne, cette notion de mélange correspond à celle d’entropie (dans un système fermé, comme celui de l’expérience de Joule, étudié au XIXe siècle). C’est une notion strictement physique à manier avec beaucoup de prudence. Mais il faut remarquer deux choses. La première, c’est que le « mouvement pur » de Plotin existe bel et bien, même si nous ne pouvons pas l’observer sur terre. La lune est bien en mouvement perpétuel autour de la terre. La seconde, c’est que les « structures dissipatives », récemment mises en évidence, révèlent une tendance spontanée des systèmes complexes et ouverts, c’est-à-dire des êtres, à se structurer dans les échanges qu’ils subissent, à évoluer du désordre vers l’ordre et non l’inverse. Le monde est plus riche que nous ne le pensions il y a un siècle. La philosophie, l’art, la religion, la poésie humaine ne sont pas des fictions en contradiction avec la science, mais des observations perspicaces, intuitives et prémonitoires de choses que celle-ci découvre actuellement. Il est temps maintenant de faire place à la critique de Bréhier, d’un réalisme plat et boutiquier, qui tend à détruire l’objet de son étude, la philosophie de Plotin exprimée par ce texte qu’il a merveilleusement traduit. Mais c’est aussi un réalisme qui reflète l’état de la science de son époque, heureusement dépassé désormais. « Le monde idéal, tel qu’essaye de nous le faire imaginer Plotin, n’est que le monde sensible, privé des conditions qui en font un monde matériel, c’est-à-dire non seulement de la localisation des parties dans l’espace [Bréhier ignore le principe de non-séparabilité] mais aussi de la génération et de la corruption [il ignore la permanence d’un code génétique universel]. Plotin emploie une marche de pensée qui lui est très habituelle et que l’on pourrait appeler la correction d’images. [Très important. Voilà une bonne définition de l’œuvre d’art. Tous les éléments d’un tableau de Brueghel ou de Quentin Metsys sont réels, mais ils subissent d’imperceptibles déformations ou plutôt reformations pour entrer dans le tableau et enrichir et régénérer notre perception.] On sait, poursuit Bréhier, qu’il est dans la tradition platonicienne de comparer la connaissance intellectuelle à la vision. C’est cette métaphore qui, corrigée et retouchée, nous orientera comme il faut : 1° La vision, d’après la thèse platonicienne, se fait par un contact entre la lumière intérieure à l’œil et la lumière extérieure : supprimons la séparation entre ces deux lumières, supposons qu’elles se pénètrent ; d’autre part cette lumière est arrêtée et reflétée par des objets solides ; supprimons encore cette solidité, supposons la transparence absolue, nous aurons alors une vision où le voyant s’unit à la chose vue, où tous les objets se pénètrent sans se limiter ou limiter la lumière. 2° Dans les choses visibles, les objets se limitent, se gênent réciproquement, se mélangent. Supprimez cette gêne, ce mélange, qui ne vient que de 36 leur résistance, vous aurez alors les idées à l’état pur, le mouvement qui n’a point d’arrêt, le repos vraiment immuable, le beau sans mélange de laid. 3° Dans la vision, il y a une étendue spatiale entre celui qui voit et la région où il réside. Supprimez cette extériorité, supposez le milieu absorbé dans l’être, l’être dans le milieu : tel est l’état de la vision intellectuelle. 4° Nous voyons dans le ciel des sources distinctes d’où émane la lumière. Supprimons cette distinction ; que tout soit source de lumière et le soit également. Nous aurons une vision où il n’y a plus à distinguer entre les parties. Il y a là une espèce de passage à la limite : c’est une vision où les conditions de la vision, telles que nous les connaissons, seraient réalisées d’une manière beaucoup plus parfaite, beaucoup plus pure qu’ici-bas. » « Autre espèce de passage à la limite, poursuit Bréhier : dans l’esprit humain, la contemplation est le résultat de la réflexion et la fin de la recherche. Elle a par là même une origine et un point d’aboutissement, et elle est accompagnée de fatigue. Supprimons, par la pensée, la recherche et la réflexion : nous supprimons à la fois la fatigue, le commencement et la fin. Ou encore : le vrai n’est pour nous que dans une suite de propositions que nous énonçons sur les choses. Supposons une science qui atteigne directement les êtres que nous énonçons, alors elle ne suit pas son objet, elle l’a tout entier en elle, lui est identique. Le monde est beau, il suffit pour concevoir la beauté de l’essence, qui est son modèle, de corriger l’image que nous avons du monde, de la rendre entièrement transparente, de supprimer l’impénétrabilité des êtres et leur découpage en parties distinctes, enfin d’en supprimer les bornes, et, avec les bornes, la génération et la corruption auxquelles sont sujettes les choses sensibles. On a ainsi une sorte de transfiguration du monde sensible, dont la beauté est parfaite. » Redonnons maintenant la parole à Plotin. « Imaginez que notre ciel visible, qui est lumineux, fasse naître toute cette lumière qui vient de lui. Seulement, ici, de chaque partie différente vient une lumière différente, et chacune est seulement une partie. Làbas, c’est du tout que vient éternellement chaque chose, et en même temps chaque chose est aussi le tout. On l’imagine bien comme une partie, mais un regard perçant y voit le tout, comme si l’on avait une vue pareille à celle de Lyncée [Brueghel = Lyncée] qui, diton, voyait même ce qu’il y a à l’intérieur de la terre [d’après l’astronome Reeves, un vulgaire caillou recèle toute l’histoire de l’univers, pour qui saurait le sonder complètement], car cette fable nous suggère l’idée des yeux tels qu’ils sont là-bas. Il n’y a là-bas, dans la contemplation, ni fatigue ni satiété, qui forceraient au repos, car il n’y avait point de vide à combler, de manière qu’on fût satisfait d’être arrivé à bonne fin, en le remplissant. On n’y voit pas un être distinct d’un autre, et le premier mal satisfait de ce qui appartient au second [d’où l’avidité, cause de la guerre, qui rend la vie insupportable aux autres et à soi-même]. De plus, il n’y a là-bas que des êtres sans usure [de user par le frottement ! c’est-à-dire par l’effet du deuxième principe de la thermodynamique, dans sa version XIXe siècle. L’usure de toute chose est certainement l’une des conditions les plus pénibles de l’existence et l’on a besoin de contempler ce qui est éternel]. […] On suit ainsi sa propre nature (ch. 4). » Plotin pose ensuite l’équation : « La vraie sagesse, c’est l’être ; l’être véritable, c’est la sagesse » qui n’est étonnante que si l’on oublie que la sagesse caractérise la Forme ou structure, exempte de déformation, particulièrement dans l’âme, et que la Forme, c’est l’être. Comme on l’a vu, la sagesse est aussi connaissance de soi-même, identité du sujet et de l’objet. « D’elle Platon dit : Elle n’est pas autre en un autre objet. Comment est-ce possible, c’est ce qu’il nous a laissé à chercher et à trouver, si nous voulons mériter notre nom de platoniciens. » On remarque ici l’humilité de Plotin, qui ne recherche pas la nouveauté, qui affirme au contraire la continuité d’une pensée qui le dépasse mais qu’il affine. Pour faire comprendre le caractère intuitif et non discursif de la sagesse, 37 Plotin use d’une image qui reste belle, même si, comme le rappelle Bréhier « il ignorait complètement, comme tous les Grecs, le caractère alphabétique des signes hiéroglyphiques » : « C’est ce qu’ont saisi, me semble-t-il, les sages de l’Egypte, que ce soit par une science exacte ou spontanément. Pour désigner les choses avec sagesse, ils n’usent pas de lettres dessinées, qui se développent en discours et en propositions et qui représentent des sons et des paroles. Ils dessinent des images, dont chacune est celle d’une chose distincte. Ils les gravent dans les temples pour désigner tous les détails de cette chose. Chaque signe gravé est donc une science, une sagesse, une chose réelle, saisie d’un seul coup, et non une suite de pensées comme un raisonnement ou une délibération (ch. 6). » Plotin revient ensuite à la description de ce paradis qui est en notre vie, mais que nous ne savons pas voir. Mais le résumé qu’en donne Bréhier est tellement clair et bien fait qu’il faut d’abord le citer : « Plotin décrit une sorte d’expérience interne de la vision intelligible qui essaye de réaliser des conditions contradictoires. Dans la réalité intelligible, l’objet est comme absorbé par l’atmosphère lumineuse qui le baigne, ainsi que, de la vallée du Nil, on voit, sur les collines du désert, teintes d’un rouge doré par la belle lumière égyptienne, les hommes qui y marchent ne former avec le sol qu’un seul bloc lumineux [citation de Plotin et réflexion de peintre]. Il n’y a vision véritable que lorsque l’objet vu est à l’intérieur de nousmêmes. Chercher à voir les choses en dehors de soi, c’est une preuve que l’on n’a pas atteint la véritable vision. Mais alors le véritable visionnaire est un possédé du Dieu, et il a perdu toute conscience de soi. Car on ne peut avoir conscience de soi, se sentir soi-même que lorsque l’on est autre que l’objet que l’on sent et, dès que l’on essaye d’augmenter et d’éclaircir cette conscience, on s’écarte d’autant plus de l’objet que l’on aspire à voir. Pour voir, il faut donc perdre la conscience de soi, et pour avoir conscience de cette vision, il faut cesser en quelque mesure de voir. Si donc nous voulons voir en ayant conscience de la vision, il faudra nous en détacher suffisamment, mais point assez cependant pour ne point y revenir et nous y replonger à notre gré. C’est dans cette sorte de mouvement alternant de séparation et d’union que naît la conscience paradoxale de l’état d’absorption de nous-mêmes dans le tout. L’état décrit ici est comme le demi-réveil d’un songe dans lequel nous aspirons à nous replonger : trace bien visible de ces expériences ou prétendues expériences religieuses qui foisonnent dans les croyances de l’époque. » On voit par ce texte que si l’intelligence discursive de Bréhier est incomparable, il n’a certainement pas eu cette « expérience religieuse » qui seule lui permettrait de comprendre vraiment son auteur ! … Acceptons toutefois cette remarque finale : « Le monde est une manière de traduction ou d’affabulation de la réalité divine. Malgré l’indépendance et la fermeté de sa pensée, ces visions restent liées à cette atmosphère d’initiations et de révélations. » Voyons maintenant les textes de Plotin. « Devenu homme, on cesse d’être tout » dit-il au chapitre 7. Voilà bien la cause de la nost-algie, de retour et , douleur, « état dépressif lié au regret obsédant du pays natal, du lieu où l’on a longtemps vécu, mal du pays ; regret mélancolique d’une chose révolue, désir de revenir en arrière, de retrouver le passé (dictionnaire Robert). » La nostalgie, c’est cette souffrance inhérente à l’existence, due à la séparation d’avec l’Un et au regret du paradis perdu, que ravive la contemplation artistique. Quand on voit un Brueghel, qui est la représentation concrète du paradis dont parle Plotin, certains sont heureux de le retrouver, d’autres craignent de prendre conscience de leur déréliction actuelle. C’est probablement aussi la raison cachée pour laquelle la plupart des hommes fuient les philosophes… Cependant « on a bien tort [on, c’est Platon, ou les gnostiques, dit Bréhier] de blâmer ce monde, sinon en tant qu’il n’est pas le modèle » et « les amants et, généralement les admirateurs de la beauté sensible ne savent pas que c’est son modèle qui la fait aimer (ch. 8) » d’où le mystère de l’amour, car les amants 38 sont mus par une force qu’ils n’identifient pas. Au chapitre 9, Plotin revient encore à la description du paradis ici-bas, tel qu’il apparaît dans La journée sombre ou dans la parfaite transparence d’une œuvre de Bach : « Imaginez le monde sensible, avec chacune de ses parties restant ce qu’elle est sans aucune confusion, et cependant toutes ensemble en une unité, autant que possible, si bien que l’apparition de l’une quelconque d’entre elles, par exemple de la sphère extérieure du ciel, soit immédiatement liée à l’image du soleil et, à la fois, des autres astres, et que l’on voie la terre, la mer, et tous les animaux, comme en une sphère transparente, en laquelle on pourrait réellement tout voir. […] » Mais le beau, c’est l’être en son rayonnement, comme la sagesse, comme la richesse : « Où serait le beau privé de l’être ? où serait l’être privé de la beauté ? Perdre de la beauté, c’est aussi manquer 39 d’être. Et c’est pourquoi l’être est objet de désir, parce qu’il est identique au beau, et le beau est aimable, parce qu’il est l’être. A quoi bon chercher lequel est cause de l’autre, puisqu’il n’y a là qu’une seule nature ? (ch. 9). » Le dernier thème abordé par Plotin dans ce traité, c’est celui de la conscience. Il s’agit en fait d’un mysticisme bien tempéré, par lequel l’homme allège son individualité sans l’annuler, soulage son avidité délétère. « Qui a la vue perçante voit l’objet en lui-même, mais il possède bien des choses sans savoir qu’il les possède. [La conscience, la notion de l’égo, comme perception vide de soi-même, n’est pas retenue comme une chose positive, mais au contraire négative.] Alors il les contemple comme un objet qu’on voit, il aspire à les voir ; or tout ce que l’on regarde comme un objet à voir, on le voit en dehors de soi. Mais c’est en soi qu’il faut le transporter . [La , le trans-port, la métaphore est l’acte intellectuel par excellence. Puisque l’homme n’est pas créateur des éléments, tout ce qu’il peut faire, c’est les arranger, les composer en œuvres. L’énergie du transport est donnée par l’amour Eros, le désir de l’Un.] Voyons-le comme un avec nousmêmes, comme étant nous-mêmes. Ainsi, le possédé d’un dieu, de Phébus ou de quelque Muse, contemple son dieu en lui-même, dès qu’il a la force de voir le dieu en lui (ch. 10). » « Nous commençons à avoir conscience de nous-mêmes [ perception de soi], tant que nous sommes différents du dieu. Puis, revenant en nous-mêmes, nous possédons à nouveau le tout indivisible. Laissant la conscience, nous revenons en arrière, parce que nous redoutons d’être différents du dieu, nous retournons là-bas où nous sommes un avec lui, puis si nous avons le désir de le voir comme on voit une chose différente de soi, nous nous mettons à nouveau en dehors de lui. Il faut donc, d’une part, le comprendre, en insistant sur la trace qui reste de lui, le saisir par la raison en le cherchant, mais, d’autre part, sachant maintenant en quoi nous entrons, assurés que c’est dans une réalité bienheureuse, il faut que nous nous donnions jusque dans notre intimité [par amour] (ch. 11). » Notons enfin la remarque de Bréhier : selon Plotin « on ne se connaît pas comme un être sensible, mais par l’intérieur. N’est-ce pas ainsi que, chez Descartes, le Cogito, expurgé grâce au doute méthodique de toute trace de connaissance sensible, a servi de modèle à la connaissance intellectuelle ? » Certes, les deux philosophes ont leur racine commune en Platon, mais alors que le père de la modernité fait de ce JE une base absolue et personnelle, le philosophe grec annihile la personnalité de l’égo et ne trouve en soi-même que le reflet de la divinité. « A partir d’ici jusqu’à la fin du traité, explique Bréhier, l’exposé est dominé par l’interprétation allégorique de la généalogie hésiodique des dieux, Ouranos, Cronos, Zeus (dont les noms ne sont pas prononcés dans le texte). A noter quelque chose du langage messianique : l’annonce du fils, la manifestation du père, la révélation du monde supérieur par le fils, manières de parler qui, pour Plotin, sont mythiques, c’est-à-dire, d’après sa définition du mythe, énoncent comme successives des réalités simultanées. On a l’impression que Plotin a eu connaissance du christianisme et tente d’en tirer une part de vérité sans concéder quoi que ce soit. » Ainsi se termine le 31e traité, ennéade V, 8. Le premier traité, noté I, 6, apporte d’intéressants développements sur le même thème. D’abord, remarque Plotin au chapitre 1, « les mêmes corps sont tantôt beaux, tantôt sans beauté, comme si l’être du corps était différent de l’être de la beauté ». En effet, une femme amoureuse est plus belle que la même sans amour, de même qu’une lampe électrique brille seulement quand le courant passe en elle. « Qu’est-ce donc qui tourne et attire les 40 regards des spectateurs, et leur fait éprouver la joie dans la contemplation ? » demande Plotin dans son beau langage si bien traduit par Bréhier. Les parties ne sont pas belles en ellesmêmes, mais en se combinant pour que leur ensemble soit beau. Il faut donc éviter l’erreur grotesque de ce commentateur qui trouvait seulement un beau pied au merveilleux christ roman d’Auzon en Auvergne (grandeur nature), ou de cette autre commentatrice qui remarquait une belle main en la Vierge aux cerises de Quentin Metsys, mais critiquait la position de la tête par rapport au corps, alors que c’était justement de cet assemblage que naissait la beauté, du fond mystérieux et invisible de l’être. Néanmoins, « la beauté d’une couleur simple lui vient d’une forme qui domine l’obscurité de la matière et de la présence d’une lumière incorporelle qui est raison et idée (ch. 3). » Les développements suivants sont ceux de Platon dans le Phèdre ou le Banquet, mais il est rare que le disciple fasse mieux que le maître, comme c’est le cas ici. « L’âme prononce sur la beauté, elle la reconnaît, l’accueille et, en quelque manière s’y ajuste [ ajuster les parties d’un tout. De harmonie ou : adapter, unir, accorder (une lyre), construire, prendre pour femme la fille de quelqu’un]. Mais quand elle reçoit l’impression de la laideur, elle s’agite, elle la refuse, elle la repousse comme une chose discordante [ mot à mot : non symphonique] et qui lui est étrangère. Nous affirmons donc que l’âme, étant ce qu’elle est, et toute proche de l’essence réelle, qui lui est supérieure, se complaît dans le spectacle des êtres de même genre [ : qui vient de naissance, de même origine] qu’elle ou des traces de ces êtres. Toute étonnée de les voir, elle les rapporte à elle [ porter en haut], elle se souvient d’elle-même et de ce qui lui appartient. […] Est laid tout ce qui n’est pas dominé par une forme et une raison, parce que la matière n’a pas admis complètement l’information par l’idée [de . Voir la théorie moderne de l’information, développée notamment par Norbert Wiener]. Donc l’idée s’approche, et elle ordonne, en les combinant, les parties multiples dont un être est fait. Elle les conduit à un tout convergent, et crée l’unité en les accordant entre elles, parce qu’elle-même est une, et parce que l’être informé par elle doit être un autant qu’une chose composée de plusieurs parties peut l’être… Ainsi, la beauté du corps dérive de sa participation à une raison venue des dieux. » Au chapitre 3, Plotin donne deux autres exemples : « Si la maison est belle, c’est parce que l’être extérieur de la maison, si l’on fait abstraction des pierres, n’est que l’idée intérieure, divisée selon la masse extérieure de la matière et manifestant dans la multiplicité son être indivisible. » Cette phrase rappelle ce que dit, à peu près, LaoTseu : « Ce ne sont pas les murs, ni la charpente, ni le plafond ou le plancher qui forment la chambre, mais le vide insaisissable qui est entre eux. » Et Plotin encore : « Ce sont des harmonies musicales imperceptibles aux sens qui font les harmonies sensibles ; par celles-là, l’âme devient capable d’en saisir la beauté, grâce à l’identité qu’elles introduisent en un sujet différent d’elle-même. Il s’ensuit que les harmonies sensibles sont mesurées par des nombres qui ne sont point en un rapport quelconque, mais dans un rapport subordonné à l’action de la forme (ch. 3). » Plotin décrit ensuite, en des termes parfois trop inspirés du Banquet, l’émoi de l’âme amoureuse de la beauté. Mais pourquoi affirmer avec Freud que la métaphysique est une sublimation de l’élan physique, et ne pas dire au contraire que même l’amour physique est celui d’une forme ? « Ce sont là les émotions qui doivent se produire à l’égard de ce qui est beau : la stupeur, l’étonnement joyeux, le désir, l’amour et l’effroi accompagnés de plaisir. Mais il est possible d’éprouver ces émotions même à l’égard des choses invisibles ; toute âme, pour ainsi dire, les éprouve, mais surtout l’âme qui est amoureuse. 41 Il en est de même de la beauté des corps ; tous la voient, mais tous n’en sentent pas également l’aiguillon. Ceux qui le sentent le mieux sont ceux qu’on appelle les amoureux (ch. 4). Que sont cette ivresse, cette émotion, ce désir d’être avec vous-même en vous recueillant en vous-même et hors du corps ? Car c’est ce qu’éprouvent les vrais amoureux. […] Qu’est-ce donc qui brille sur toutes les vertus comme une lumière ? […] La grandeur d’âme, un caractère juste, la pureté des mœurs, le courage sur un visage ferme, la gravité, ce respect de soi-même qui se répand dans une âme calme, sereine et impassible, et par-dessus tout l’éclat de l’intelligence qui est d’essence divine. […] L’âme laide mène une vie obscurcie par le mélange du mal (ch. 5). Le bien et la beauté de l’âme consistent à se rendre semblable à Dieu, parce que de Dieu viennent le beau et le reste des êtres (ch. 6). Il faut donc remonter [, anabase, remontée à l’intérieur de terres inconnues, comme dans l’expédition racontée par Xénophon] vers le Bien. […] Le désir tend vers lui, mais seuls l’obtiennent ceux qui montent vers la région supérieure, se tournent vers lui et se dépouillent des vêtements qu’ils ont revêtus dans leur descente, comme ceux qui montent vers les sanctuaires des temples doivent se purifier, quitter leurs anciens vêtements, et y monter dévêtus, jusqu’à ce que, ayant abandonné dans cette montée tout ce qui était étranger à Dieu, on le voie seul dans son isolement, sa simplicité et sa pureté (ch. 7). » C’est déjà le style de Gérard de Nerval, mais avec une base métaphysique que n’a pas le poète. « Si on le voit, cet être, poursuit Plotin, quel amour et quels désirs ressentira-ton, en voulant s’unir à lui ! Quel étonnement accompagné de plaisir ! A celui qui l’a vu, il appartient de l’aimer pour sa beauté, d’en être empli d’effroi et de plaisir, d’être en une stupeur bienfaisante, de l’aimer d’un véritable amour avec des désirs ardents, de se moquer des autres amours et de mépriser les prétendues beautés d’auparavant. […] C’est lui, la véritable et la première beauté, qui embellit ses propres amants et les rend dignes d’être aimés. […] Si elle y arrive, l’âme est heureuse grâce à cette vision de bonheur, celui qui ne la rencontre pas est le vrai malheureux. Car celui qui ne rencontre pas de belles couleurs ou de beaux corps n’est pas plus malheureux que celui qui n’a pas le pouvoir, les magistratures ou la royauté. Le malheureux, c’est celui qui ne rencontre pas le beau, et lui seul. Pour l’obtenir, il faut laisser là les royaumes et la domination de la terre entière, de la mer et du ciel si, grâce à cet abandon et à ce mépris, on peut se tourner vers lui pour 42 le voir (ch. 7). » Un mysticisme bien tempéré serait en effet le moyen de guérir l’homme de l’avidité de son égo, mais il y a beaucoup de travail à faire ! On peut néanmoins en montrer la validité et indiquer le chemin à suivre. Plotin conclut ce traité I, 6 par quelques magnifiques images : « Comment verra-t-on cette beauté immense qui reste en quelque sorte à l’intérieur des sanctuaires et qui ne s’avance pas au dehors pour se faire voir des profanes ? […] Si on voit les beautés corporelles, il ne faut pas courir à elles, mais savoir qu’elles sont des images, des traces et des ombres et il faut s’enfuir vers cette beauté dont elles sont les images. Si on courait à elles pour les saisir comme si elles étaient réelles, on serait comme l’homme qui voulut saisir sa belle image portée sur les eaux. Ayant plongé dans le profond courant, il disparut. Enfuyons-nous donc dans notre chère patrie. [Trop platonicien : c’est dans les corps seulement que l’on peut apercevoir la forme qui reste inaccessible en soi]. Comment remonter ? Comme Ulysse qui échappa, dit-on, à Circé la magicienne et à Calypso, c’està-dire qui ne consentit pas à rester près d’elles, malgré les plaisir des yeux et toutes les beautés sensibles qu’il y trouvait. Notre patrie est le lieu d’où nous venons, et notre père est là-bas. [Comme le dit un commentateur, on peut penser ici à saint Paul, Hébr. 11, 13, sauf qu’il n’y a pas de médiateur.] Que sont donc ce voyage et cette fuite ? […] Il faut cesser de regarder et, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage (ch . 8). […] Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle. Il enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le marbre. [Cette image, aujourd’hui usée, prouve du moins que Plotin est un réformiste et non un révolutionnaire.] […] Est-ce que tu as avec toi-même un commerce pur, sans aucun obstacle à ton unification, sans que rien d’autre soit mélangé intérieurement avec toi-même ? Aie confiance en toi ; même en restant ici, tu as monté et tu n’as plus besoin de guide, fixe ton regard et vois (ch. 9). » 43 CHAPITRE IV 33e traité, ou ennéade II, 9 On l’a dit, il n’est pas possible de trouver un fil d’Ariane qui permettrait de se guider dans le dédale des ennéades. On a donc examiné la question fondamentale, celle de la nonséparabilité de l’Un, puis deux traités ayant une importance historique pour l’auteur de ce texte, puis deux autres concernant la beauté. On va étudier maintenant les rapports de Plotin avec les gnostiques, voire les chrétiens. Citons d’abord la magnifique présentation par Bréhier du traité II, 9 Contre les Gnostiques ou Contre ceux qui disent que le démiurge du monde est méchant et que le monde est mauvais. Bien que l’on ne sache pas au juste quelle était la secte éphémère visée par Plotin, il est incontestable que les « Gnostiques » ont une parenté avec les chrétiens, dont certains étaient d’ailleurs les auditeurs et élèves de Plotin, de sorte que ce traité est également dirigé contre eux et rend impraticables certaines doctrines modernes qui tentent d’enrôler Plotin en faveur du christianisme. De même, abusivement, on a voulu voir dans l’Ancien Testament l’annonce du Nouveau. Cette assertion trouve une confirmation, entre autres, dans la Vie de Plotin, écrite par son disciple Porphyre : « De son temps, il y avait beaucoup de Chrétiens, entre autres Adelphius et Aquilinus, des sectaires [ hérétique, homme de parti, séparatiste] qui étaient partis de la philosophie ancienne. Ils trompaient bien des gens, parce qu’ils se trompaient eux-mêmes et croyaient que Platon n’avait pas pénétré jusqu’au fond de l’essence intelligible. Plotin les réfuta souvent dans les cours, et écrivit un traité que j’ai intitulé Aux Gnostiques. » D’après Bréhier, le gnosticisme est une « sorte de roman métaphysique, où vient s’encadrer, comme un épisode, la destinée de l’âme humaine avec son salut. [On pourrait en dire autant de la philosophie de Plotin, si ce n’était que celle-ci est beaucoup plus proche des réalités et compatible avec la science d’aujourd’hui.] C’est une doctrine qui heurte l’optimisme de Plotin et son sentiment de la rationalité de l’univers. Les gnostiques considèrent les tribulations et les souffrances comme des châtiments qui sauvent. Les gnostiques ne sont pas seulement des théologiens, ce sont aussi des guérisseurs, et des guérisseurs par exorcisme. Puisque toute maladie est une possession démoniaque, ils ont des procédés variés pour évoquer les esprits. Toute cette réclame bruyante, qui s’ajoutait à leur prétention de sauver les âmes, leur attirait, bien plus que leur doctrine même, les suffrages du vulgaire. Ils ne citaient Platon que pour le railler et se déclarer supérieurs à lui. Au reste, ce que Plotin critique surtout en eux, c’est le caractère foncièrement antihellénique de leur doctrine, et l’on pourrait dire, son caractère chrétien. Des chrétiens ont certainement été admis dans l’entourage de Plotin. Le Christ est-il absent de leur doctrine ? Le créateur de la « terre nouvelle » qui retire du monde les germes spirituels qui y sont conservés n’est-il pas le Christ ? Car ce qui choque d’abord et avant tout Plotin, c’est l’absence chez eux de toute la doctrine hellénique de la vertu. Pour lui, la véritable « fuite d’ici-bas », c’est la vertu du sage. A cette vue, qui met au premier plan l’activité de la volonté humaine, s’oppose la conception d’un salut mécanique et passif, où l’élection apparaît comme l’enjeu d’une lutte à laquelle l’élu ne participe pas. C’est la critique de cette théorie du salut qui fait le fond de notre traité. Le monde sensible est un objet de mépris pour le gnostique. Tandis que chez Plotin l’âme individuelle se reconnaît comme la « sœur » de l’âme qui organise et dirige le monde, parce qu’elle forme avec elle un système rationnel de réalités, où elle a sa place et son rôle marqués par la raison, l’âme du gnostique, qui voit toutes choses sous l’angle du salut individuel, se sait étrangère à ce monde et supérieure à toutes les puissances cosmiques. Ce traité est une des plus belles et des plus fières protestations qui soient du rationalisme hellénique contre l’individualisme religieux qui envahissait à cette époque le monde gréco- 44 romain. Il s’agit du droit que l’homme croit avoir de désorganiser sa vision du monde et d’y introduire arbitrairement des puissances fantastiques pour les besoins de son salut personnel. Il y avait là un manque de tenue intellectuelle et même de tenue morale qui blesse profondément Plotin, comme pouvaient choquer Spinoza celles des croyances chrétiennes qui introduisent dans l’univers l’irrationalité et la discontinuité. Ce n’est pas au détail de leurs fantaisies qu’il s’attaque (il laissa ce soin à deux de ses disciples les plus chers, à Amélius et à Porphyre). Il va tout droit au principe même de ces fantaisies, c’est-à-dire à l’exaltation de l’individu croyant qui rapporte tout à son salut. Il y oppose avec force la vieille tradition hellénique, pour qui la véritable fin de l’homme consiste à saisir sa place dans le système des réalités, et non à s’y tailler un premier rôle. » La critique philosophique de Plotin commence réellement au chapitre 5. « D’après les Gnostiques, les hommes, même les plus méchants, ont une âme immortelle et divine, et le ciel entier, avec ses astres, ne possède pas d’âme immortelle ! » A première vue, pour le lecteur d’aujourd’hui, les gnostiques auraient raison. Regardons-y pourtant de plus près. Derrière l’affirmation un peu puérile de l’âme des astres (voir cependant l’hypothèse Gaïa), c’est la question de la rationalité du cosmos, dont l’homme est une partie, qui est en jeu. D’après les soi-disant « philosophes » modernes, du genre de Luc Ferry, nous serions contraints d’abandonner la vision grecque du cosmos, du grec ordre (de l’univers). C’est que les « philosophes » modernes ont une formation très déficiente en épistémologie. Leur esprit sectaire leur a fait négliger la science, qu’ils ne connaissent qu’à travers ce songecreux de Bachelard ! Certes, la science moderne annihile la vision grecque d’un monde immuable, représentée plus tard par un mécanisme d’horloge parfait, et c’est une bonne chose ! Il n’en demeure pas moins qu’une rationalité plus haute se fait jour, avec les structures dissipatives, l’argument anthropique, etc. (voir chapitre 1). De même lorsque Plotin affirme, au début du chapitre 7, que « ce monde n’a pas commencé et ne finira pas », Bréhier commente : « C’est le point capital qui sépare l’hellénisme du christianisme ». Il est vrai que la science actuelle, avec la cosmologie ou Prigogine, réhabilite la notion d’histoire du cosmos et étudie des systèmes physiques complexes, mais les lois de la physique semblent bien éternelles et l’histoire n’a certainement pas modifié les structures de la pensée, de la raison humaine depuis Platon. En vérité, la question de l’absurdité du monde ou de son harmonie (différente de celle du sens) reste ouverte, mais actuellement la science penche plutôt vers cette seconde hypothèse et il n’est donc pas ridicule d’évoquer « l’âme des astres », et de ne voir dans cette expression archaïque qu’une ébauche encore fruste d’une doctrine moderne de l’harmonie mystérieuse et non encore élucidée de l’univers où nous vivons. « Comme ils méprisent le monde créé et notre terre, ils prétendent qu’il a été fait pour eux une terre nouvelle, dans laquelle ils s’en iront, en sortant d’ici, et que c’est là la raison du monde . » « Cette raison ou verbe semble être à la fois le modèle du monde et la fin du salut » commente Bréhier. Cette « terre nouvelle », c’est le paradis promis par ce type de religion, alors que Plotin le recherche en cette vie même. « Et pourtant, que peut-il y avoir pour eux dans le modèle d’un monde pour lequel ils n’ont que haine (ch. 5). » A noter qu’à l’époque moderne, cette haine du monde a été stigmatisée par un esprit libre : Nietzsche. Voici encore un exemple d’absurdité : « Ils identifient le démiurge à l’âme et lui attribuent les mêmes passions qu’aux âmes particulières (ch. 6). » « Que signifient ces nouveautés de langage ? […] Ce sont des inventions de gens qui ne s’attachent pas à l’antique culture hellénique. Les Grecs avaient des idées claires et parlaient en termes 45 simples. […] Ils prennent au plus mauvais sens les doctrines de Platon, croyant avoir compris la nature intelligible, tandis que Platon et tous ces hommes divins ne l’auraient pas comprise. » A notre époque dominée par la philosophie de Hegel, on admet qu’il y a un progrès des idées qui rend caduques les idées précédentes. Mais cette notion de progrès doit elle-même être discutée. En vérité, les problèmes posés par la vie à Platon ou Plotin sont les mêmes que les nôtres, mais les informations que nous avons pour les résoudre ont évolué. « Il ne suffit pas de railler et injurier les Grecs, mais il leur faut montrer en elle-même la justesse de leurs propres opinions en comparaison de celle des anciens, critiquer avec bienveillance et en philosophe l’opinion de ces anciens, exposer, avec leurs propres opinions, celles qu’ils contredisent, comme il est équitable. Il faut viser au vrai et ne pas chercher sa gloire à blâmer ces hommes dont le mérite est estimé depuis si longtemps par des gens qui ne sont pas sans valeur (ch. 6). » Chemin faisant, Plotin évoque le problème du mal, qui sera examiné dans les 47e et 48e traités : « Si nos âmes y sont venues volontairement [hypothèse] pourquoi faites-vous des reproches à un monde dans lequel vous êtes venu par votre volonté, et qui vous permet de le quitter, si vous ne vous y plaisez pas (ch. 8). Si la richesse et la pauvreté et toutes les inégalités analogues sont des sujets de plainte, c’est d’abord qu’on ignore que le sage ne cherche point l’égalité en ces matières. Pour lui, les gens opulents ou puissants n’ont aucune supériorité sur les particuliers. [Oui, pour guérir les hommes de leur avidité, il faut d’abord en tarir la source, et ruiner le prestige de la richesse pécuniaire !] Il laisse les autres libres de prendre au sérieux ces avantages. Il comprend qu’il y a deux genres de vie, celle des sages et celle du vulgaire. Celle du sage [ actif, sérieux] est dirigée vers les sommets, celle du vulgaire, celle des hommes de la terre [ comparatif de humain. La traduction exacte est donc : humain, trop humain. Ce mot est pris ici dans une acception franchement péjorative.] est elle-même de deux espèces. L’une a encore un souvenir de la vertu et elle a quelque part au bien, mais la foule méprisable n’est plus qu’une masse de travailleurs manuels destinés à produire les objets nécessaires à la vie des gens vertueux 46 (ch. 9). » Plotin, comme tous les auteurs grecs, reproduit la théorie d’Aristote, selon laquelle certains sont inaptes à l’intellectualité, et nés pour servir ceux qui pratiquent la le loisir studieux. Cette théorie, scandaleuse à notre époque, mériterait un long examen ; voir cependant mon essai sur la Richesse. Plotin affirme ensuite, au chapitre 9, son polythéisme, son panthéisme, on dirait aujourd’hui son écologie profonde. « Ne pas restreindre la divinité à un seul être, la faire voir aussi multipliée que Dieu nous la manifeste effectivement, voilà qui est connaître la puissance de Dieu, capable, en restant ce qu’elle est, de produire les dieux multiples qui se rattachent à lui, existent par lui, et viennent de lui. Ce monde sensible aussi est par lui et regarde vers lui, ainsi que tous les dieux dont chacun fait connaître aux hommes, par prophétie et par oracle, tout ce qui a de l’affinité avec eux. [Les dieux grecs sont la personnification de forces naturelles. Par exemple, Eros représente l’instinct sexuel. C’est un anthropomorphisme doux et excusable !] Qu’ils ne soient pas le Dieu suprême lui-même, c’est tout naturel, mais si vous voulez les mépriser et si vous vous vantez de ne pas leur être inférieurs, je vous dirai d’abord que, meilleur on est, plus on est bienveillant envers tous les êtres, comme envers les hommes. [La racine de la tolérance en effet, c’est de savoir que « nul n’est méchant volontairement ».] De plus, il faut nous estimer avec mesure [ mètre, ce qui est conforme à son concept. C’est le maître mot de la morale grecque (voir ch. 1)] sans grossièreté, et sans nous élever plus haut que notre nature ne peut nous faire monter. [L’homme n’est pas Dieu !] Il faut penser qu’il y a place pour d’autres que nous auprès de Dieu. Il ne faut pas nous mettre seuls à sa suite et, en nous envolant près de lui en rêve, nous priver de devenir un dieu, autant qu’il est possible à une âme humaine. Cela lui est possible dans la mesure où elle est conduite par l’intelligence ; dépasser l’intelligence, c’est en fait en déchoir. [On ne peut pas à la fois conserver, nier et dépasser !] Grande est la présomption [, de qui se complaît en soi, suffisant, arrogant, puis cruel. On traduirait aujourd’hui par narcissique, paranoïaque] chez les hommes, fussent-ils auparavant humbles, modestes et de simples profanes, dès qu’ils s’entendent dire : Toi, tu es un fils de Dieu. Tu es, sans effort, supérieur même au ciel. […] De plus, si Dieu exerce sa providence [ prévision, prévoyance, providence] en votre faveur, pourquoi négligerait-il l’ensemble du monde dans lequel vous êtes ? […] Ainsi, ceux des hommes qui sont aimés de Dieu supportent avec patience les événements qui résultent pour eux du mouvement de translation de l’univers, car il faut envisager non pas ce qui est agréable à chacun, mais l’univers entier. De cette manière, on honore chacun selon son mérite, on tend au but que visent tous les êtres, autant qu’ils le peuvent. » En conséquence, Plotin s’en prend aux gnostiques, plus ou moins christianisés, qui s’infiltrent parmi ses disciples et, comme dit Bréhier, à « leur prétention de sauver les âmes, qui leur attirait, bien plus que leur doctrine même, les suffrages du vulgaire ». « Mais, pour moi j’ai quelque honte à voir certains de nos amis qui avaient rencontré cette doctrine avant de devenir nos amis, persister à la garder, je ne sais pourquoi. Pourtant, eux, ils n’hésitent pas. Ils veulent donner à leur doctrine une apparence de vérité, en l’accompagnant de preuves solides, ou même ils croient qu’elle est véritable, ce qui les fait parler comme ils parlent. Mais c'est à mes disciples et non à eux que ces discours s'adressent, car cela ne fera rien de plus pour les convaincre, eux. Je veux éviter que mes disciples soient embarrassés, non par les démonstrations qu'ils apportent (et comment en apporteraient-ils ?) mais par leurs vantardises. J'écrirais d'une toute autre manière, si je voulais me défendre contre leur audace à railler les paroles, si belles et si conformes à la 47 vérité, des hommes divins d'autrefois. Il faut donc laisser de côté un examen détaillé de ce genre [qui sera confié à Amélius et à Porphyre]. Si l'on a bien compris les quelques points dont nous avons parlé, ce sera suffisant pour être instruit de tous les autres (ch. 10). Celui qui se plaint de la nature du monde ne sait donc pas ce qu'il fait et jusqu'où va son audace. C'est qu'il ignore la suite régulière des choses, des premières aux secondes, puis aux troisièmes, et ainsi de suite jusqu'aux dernières. Il ne faut donc pas insulter des êtres parce qu'ils sont inférieurs aux premiers. Il faut accepter avec douceur la nature de tous les êtres. Qu'ils s'élèvent eux-mêmes jusqu'aux premiers êtres ; qu'ils abandonnent ce ton tragique en parlant des prétendus dangers de l'âme dans les sphères du monde. Ces sphères n'ont que bienveillance à leur égard. [Ici, Plotin est sans doute trop optimiste. L'ordre du monde, qui semble bien aujourd'hui favoriser l'émergence de la vie en général, semble aussi indifférent aux individus et à leurs malheurs. Ce problème sera examiné au chapitre 5, à propos des 47e et 48e traités.] Qu'ont-elles de terrible pour effrayer ceux qui ignorent les raisons et ne sont pas instruits dans la connaissance scientifique et régulière des choses ? Et si l'homme a plus de prix que les autres animaux, les corps célestes valent mieux encore, puisqu'ils sont dans l'univers non point pour en être les tyrans, mais pour lui apporter ordre et beauté (ch. 13). » Mentionnons cependant, avant d’aller plus loin, un argument sans guère de rapport avec le présent sujet, mais qui aurait pu être écrit par le moderne auteur de la théorie des catastrophes. « Voyez les produits des forces naturelles particulières. Ce n’est pas d’abord du feu, puis autre chose, puis le mélange de toutes ces choses, c’est un dessin d’ensemble où s’esquisse déjà, dans le ventre de la mère, la forme de l’animal entier (ch. 12). » Plotin revient à la charge au chapitre 14 : « Lorsqu’ils composent des incantations adressées à ces êtres [la prière ?] et non seulement à l’âme, qu’est cela, sinon employer des paroles pour les enchanter, les charmer et les affecter ? Croient-ils donc que ces êtres obéissent à leur voix et sont entraînés par elle ? » Plotin donne aussi une preuve de son réalisme. « Ils prétendent aussi purger leurs corps des maladies. Mais ils ne persuaderont pas les gens de bon sens que les maladies n’ont pas pour cause la fatigue, la réplétion, la vacuité, la corruption, en un mot des transformations qui ont leur principe en dedans ou en dehors de nous. » D’où cette conclusion : « Ne l’oubliez jamais : la philosophie que nous recherchons rend manifestes avec tous les autres biens, la simplicité des mœurs et la pureté des pensées. Elle recherche la gravité [ saint, en rapport avec un dieu] et non l’arrogance [ qui se complaît en soi]. La confiance qu’elle nous donne en nousmêmes s’accompagne de raison, d’assurance, et aussi de prudence et d’une extrême circonspection. La doctrine adverse s’établit en complète opposition avec la nôtre. Et il me convient de ne pas parler d’eux davantage (ch. 14). » « Epicure, poursuit Plotin qui cite rarement ce philosophe, nie la providence et il nous conseille de rechercher à nous complaire dans les plaisirs, c’est la seule chose qui nous reste. Mais la doctrine présente est bien plus téméraire, elle réprimande le maître de la providence et la providence elle-même. Elle outrage toutes les lois de notre univers, elle tourne en dérision les vertus qu’on y a trouvées de tout temps, comme la tempérance. Pour ne plus laisser aucune honnêteté dans notre univers, ils y détruisent la tempérance, ainsi que cette justice, innée dans les cœurs, qui s’achève par la raison et par l’exercice ; ils détruisent tout ce qui peut faire l’homme de bien. Ce qui leur reste, c’est à rechercher le plaisir, à songer à eux, à éviter toute société avec les autres hommes et à se borner à leurs intérêts, à moins d’avoir un naturel assez bon pour résister à ces doctrines. […] Il est tout à fait superflu de dire : « Regarde vers Dieu », si l’on n’enseigne pas comment regarder. Qui empêche, en effet, pourrait-on dire, de regarder vers Dieu sans s’abstenir 48 d’aucun plaisir et sans réprimer la colère ? Qui empêche de faire toujours revenir le nom de Dieu, tout en restant dominé par les passions, et sans rien essayer pour s’en délivrer ? Ce sont les progrès de la vertu intérieure à l’âme et accompagnée de prudence qui nous font voir Dieu. Sans la vertu véritable, Dieu n’est qu’un mot (ch. 15). » Bréhier commente : « Si l’enchantement du monde intelligible a été le point de départ de Plotin (cf. le traité Du Beau I, 6), la résignation stoïcienne et le sentiment de complaisance dans l’œuvre de la providence ont été le point vers lequel il tendait. » Cependant, la méditation théologique s’entremêle à l’argument ad hominem : « Non, encore une fois, mépriser le monde, mépriser les dieux et toutes les beautés qui sont en lui, ce n’est pas devenir un homme de bien. […] Nier que la providence pénètre en ce monde et en toutes choses, est-ce là de la piété ? Est-ce là être d’accord avec eux-mêmes ? Car ils prétendent que la providence s’exerce uniquement en leur faveur. […] Comment Dieu n’est-il pas lui-même ici-bas ? [Et cette phrase merveilleuse :] Dieu est présent à tous les êtres, et il est dans notre monde, de quelque manière qu’on puisse le concevoir ; le monde participe donc à Dieu. Ou si Dieu est absent du monde, il n’est pas non plus en vous, et vous ne pourrez rien dire de lui ni des êtres qui viennent après lui. Que la providence s’étende de là-bas jusqu’à vous, ou qu’il en soit comme vous voudrez, le monde contient en tout cas quelque chose qui vient de Dieu ; il n’est pas abandonné de lui, et il ne le sera jamais. » Plotin découvre ensuite la notion moderne de prégnance, c’est-àdire le fait qu’un rapport intellectuel déclenche une émotion et met le corps en mouvement. « Est-il un musicien, connaissant les rapports intelligibles d’harmonie, qui ne soit ému en écoutant un accord sensible dans les sons ? Est-il un géomètre ou un arithméticien, connaissant les rapports, la proportion et l’ordre, qui ne se plaise à les voir avec les yeux du corps (ch. 16) ? » Voyons maintenant la réminiscence et l’amour nés de l’œuvre d’art : « Voici un tableau : on ne le regarde pas de la même manière, et l’on n’y voit pas les mêmes choses, quand on le regarde avec les yeux, et quand on y reconnaît l’image dans le sensible d’un être situé dans le monde intelligible. [C’est pourquoi l’expert moderne est généralement insensible à l’art ; seul l’amateur, l’amant peut contempler.] Quel trouble alors, quand on vient à se souvenir de la réalité véritable ! De cet état aussi naît l’amour. Il en est qui, en voyant l’image de la beauté sur un visage, sont transportés dans l’intelligible. D’autres ont une pensée trop paresseuse, et rien ne les émeut. Ils ont beau regarder toutes les beautés du monde sensible, ses proportions, sa régularité et le spectacle qu’offrent les astres malgré leur éloignement, ils ne songeront pas, saisis d’un respect religieux, à dire : Que c’est beau ! Et de quelle beauté doit venir leur beauté ! C’est qu’ils n’ont ni compris les choses sensibles, ni vu les êtres intelligibles (ch.16). » Quelles sont donc les voies de la beauté ? la musique, la mathématique, la peinture, l’amour, l’astronomie ! En somme, l’art, la science et l’amour. Enfin, de ce traité II, 9, on peut encore retenir ce commentaire : « Cette haine de la nature corporelle vient-elle en eux de ce qu’ils ont entendu Platon reprocher si souvent au corps d’être un obstacle pour l’âme et dire que tout corps est d’une nature inférieure ? (ch.17). » Même si Plotin n’ose pas prendre parti contre Platon, je réponds : oui, Platon a maudit ce monde, comme les chrétiens, même si le reste de sa doctrine est incompatible avec la leur. Signalons enfin cette remarque, extérieure au sujet principal, mais qui a une valeur intrinsèque : « Il n’est pas possible qu’un être réellement beau à l’extérieur ait une âme laide, l’extérieur ne peut alors être complètement beau, puisque l’intérieur le domine. Les gens prétendus beaux, qui ont une âme laide, ont une fausse 49 beauté extérieure (ch.17). » Ainsi se termine ce traité II, 9 contre les gnostiques plus ou moins chrétiens, qui affirme l’incompatibilité d’un panthéisme où Dieu est en chaque être et où par conséquent le monde est bon et où l’homme n’est pas le seul être qui compte ; et d’autre part d’une doctrine du salut qui affirme que « le démiurge du monde est méchant et que le monde est mauvais » et sauve qui peut ! égoïstement, désespérément, superstitieusement. Cela nous amène aux 47e et 48e traités consacrés au problème du mal, que la clarté plotinienne va éclairer considérablement. CHAPITRE V 47 et 48 traités, ou ennéade III, 2 et 3 e e Le problème du mal est examiné dans ces deux traités, classés en III, 2 et 3 par Porphyre et intitulés De la providence, mais ils ne constituent qu’un seul texte. C’est sans doute le problème le plus difficile de la philosophie, et insoluble pour des raisons essentielles. J’adopterai donc une démarche particulière et plus libre : exposer ma propre doctrine, largement platonicienne et plotinienne, en tenant compte des connaissances modernes, avant d’exposer la doctrine de Plotin qui fonde la mienne. Ce que nous appelons le mal est multiforme, presque insaisissable. Schématiquement, il y a deux formes de mal : celui qui vient de la marche ordinaire du monde et que nous considérons généralement comme aveugle, dépourvu de volonté. A son tour, il se subdivise en événements intérieurs : la mort, la maladie, le handicap, et extérieurs : l’accident stupide, la tuile qui tombe du toit, circonstances dans lesquelles une cause minime engendre une conséquence énorme pour nous, et il n’y a aucun recours, aucune juridiction divine devant laquelle porter plainte. La deuxième catégorie de choses auxquelles nous attribuons le qualificatif de mal, ce sont les actes des hommes, voire des animaux, qui exercent sur nous une violence, nous causent un dommage, une peine, et, à son tour, cette catégorie se subdivise en actes volontaires ou involontaires. Il est d’ailleurs à remarquer que, d’un certain point de vue, toutes les catégories se rejoignent : que je sois torturé par un cancer, par un sadique, par la chute d’une météorite, ou même par moi-même lors d’une dépression nerveuse qui peut conduire au suicide, ou encore par l’indifférence de mes semblables qui me laissent mourir de faim ou crever de solitude, comme moi-même 50 j’écrase probablement en marchant en forêt des bestioles qui n’en peuvent mais… où est la différence ? Contrairement aux apparences, le problème de la mort, de notre propre mort, est certainement le plus facile à résoudre. En ce qui me concerne, depuis l’âge de quatorze ans où j’eus pendant quelques années une peur, une angoisse de la mort, je n’ai jamais plus éprouvé un tel sentiment. Je n’arrive pas à voir ce qu’a de terrible la perspective de ne plus exister personnellement, de ne pas se réveiller un beau matin, de ne pas vivre une nouvelle journée avec ses joies et ses peines. Si vraiment la vie est si pénible que nous le disons souvent, pourquoi la regretter ? De plus, la mort en elle-même n’est pas douloureuse. La peur de la mort est certainement une superstition d’origine chrétienne. Si elle était le point de passage vers une éternité de bonheur ou de malheur, consécutive à un jugement sans appel dont les attendus nous échappent largement, alors effectivement elle serait terrifiante. Mais une doctrine si stupide ne mérite guère discussion, ou alors celle-ci est de nature sociologique, plus que philosophique. Je rappelle d’ailleurs que le problème de la mort et de la souffrance a été examiné dans le dernier chapitre de mon roman La Vierge aux cerises, intitulé : « La vie est belle ! » Le mal causé par la perte d’êtres chers est déjà plus difficile à concevoir. Il s’apparente aux autres souffrances ou injustices que nous cause l’ordre ou le désordre du monde et qu’il faudra examiner. Quant à la souffrance purement 51 physique, j’ai déjà expliqué, au même endroit, qu’elle était généralement utile, qu’elle outrepassait parfois son but, mais qu’elle n’était en aucun cas rédemptrice ou salvatrice ! Ces premiers obstacles étant franchis, examinons maintenant la vaste catégorie des événements qui nous apparaissent comme mauvais, celle des catastrophes naturelles petites ou grandes. A vrai dire, la simple existence des choses, leur être-là lourd, opaque, intransigeant est déjà une malédiction pour nous, leur enchevêtrement est cacophonique. Il faut lutter sans arrêt pour maintenir à l’existence un tas de choses qui ne demandent qu’à s’user, s’affaisser, s’effondrer en ruines, nous encombrer de leur cadavre malodorant ! Je suis quasiment manichéen, je crois à l’existence d’un Principe mauvais, que la science démasquera un jour. Quand je vois, par exemple, un objet précieux en verre s’échapper de nos mains à la moindre inattention ou maladresse, se précipiter frénétiquement vers le sol où il se brise en mille morceaux, puis aller se dissimuler à une distance invraisemblable sous un meuble inaccessible où il continuera à nuire, quand je constate qu’il eût fallu de notre part une adresse surhumaine pour obtenir le même résultat volontairement, alors je crois presque au diable, à une volonté maligne acharnée à nous nuire. Certes, il ne s’agit là que d’une broutille, mais les plus grandes catastrophes n’arrivent pas autrement. Dans mon roman, j’ai révélé et développé de manière humoristique la volonté de nuire qui paraît animer les voitures automobiles, objets de notre fabrication il est vrai, qui semblent bien guetter la moindre défaillance de notre part pour grimper à un arbre, se précipiter sur une congénère, enfermer leur malheureux maître dans un cercueil de tôles, sans parler de l’exacerbation de notre nervosité, qu’elles causent, ainsi que de l’empoisonnement de notre atmosphère par la pollution. Une catastrophe nucléaire peut naître de l’inadvertance d’un employé, la terre même peut s’arrêter de tourner si elle rencontre un astéroïde suffisamment gros, événement qui a d‘ailleurs dû se produire dans le passé. Pourquoi pleure-t-on en écoutant une œuvre de Jean-Sébastien Bach ? Voici une explication. Lorsqu’un artiste, un candidat a très longtemps désiré quelque chose sans l’atteindre, et que d’un seul coup il obtient le prix, la reconnaissance générale, alors il ne peut retenir ses larmes parce que toute cette peine contenue se déverse brusquement. De même, en écoutant JeanSébastien Bach, alors que nous étions habitués au labeur éreintant, à la cacophonie de toutes choses, d’un seul coup, c’est pour nous le mouvement perpétuel, l’harmonie, la parfaite communication, la transparence ! On verra, dans l’explication du texte de Plotin, que celui-ci admet, comme tous les Grecs, un ordre parfait, sous-jacent du cosmos. D’où un tas d’arguments pour expliquer que ce monde est le meilleur possible, que le mal n’est qu’une apparence, comme le disaient déjà les stoïciens. Le mal n’est que la séparation de l’individu par rapport à l’Un, c’est le prix qu’il faut payer pour l’existence. Qu’en penser aujourd’hui ? Il est certain qu’il y a un ordre du monde, même s’il est beaucoup plus complexe et évolutif qu’on ne le croyait autrefois. L’univers est loin d’avoir révélé tous ses mystères, mais en tout cas, il est riche, il n’est pas trivial. Pourtant, il semble bien que l’univers, qui a produit la vie et la conscience, n’a pas de conscience, se désintéresse complètement des individus, en particulier des hommes. Dieu n’aime pas les hommes, pire, il s’en fiche complètement. L’hypothèse d’un Malin Génie acharné à nous nuire n’est guère soutenable, ou alors il s’agit simplement de cette indifférence, de cette négligence monstrueuse de l’univers (et de tout ce qui nous apparaît comme méchant) à notre égard. Sans doute, « Dieu ne pouvait pas faire autrement », comme dit quelque part Henri Guillemin, mais alors l’apparition de la conscience est la cruauté d’un « sinistre plaisantin », comme le suggère Hubert Reeves. Ce qui est sûr, c’est que Plotin privilégie, et c’est très bien, le point de vue du Tout, de l’Un, mais néglige celui de l’individu, qui souffre de la séparation ontologique. D’autre part, s’il existe bien de l’ordre, il y a aussi du désordre, dans un subtil échange où le désordre peut amener l’ordre, comme le pensait Epicure et aujourd’hui Prigogine, et 52 contrairement à ce qu’affirme Plotin. En conclusion, même si Plotin a bien raison de nous rappeler l’harmonie du monde, pour l’individu le sentiment de la cacophonie et de l’absurdité de toutes choses n’est pas seulement une illusion due à un mauvais jugement. C’est un malaise ontologique bien réel, même si sa principale manifestation n’est pas la mort et la souffrance. Ce malaise est dû finalement au principe d’individuation, à l’existence de la conscience, à la séparation existentielle. Il faut le supporter et l’équilibrer effectivement par le spectacle de l’harmonie du monde, tout aussi réelle. Dieu n’est probablement pas un « sinistre plaisantin », mais il ne pouvait pas « faire autrement ». Finalement, l’existence est quand même « globalement positive », pour reprendre un autre mot célèbre, puisque nous y restons généralement. Une helléniste renommée, Jacqueline de Romilly, a d’ailleurs un argument curieux à ce sujet. D’après elle, à part quelques cas exceptionnels, la somme des bonheurs et des malheurs éprouvés durant sa vie par un même individu est égale à celle éprouvée par n’importe quel autre. Par exemple (exemples ajoutés par moi), l’un va réussir sa vie sentimentale, mais manquer de vie intellectuelle, ou l’inverse, un autre aura des passions qui lui feront connaître de grandes joies, mais aussi de grandes douleurs. Un autre aura une mauvaise santé, mais d’excellents rapports sociaux. Un autre brillamment doué sera dépressif. Et il y a tant d’imbéciles heureux, aux maigres petites jouissances plates, dont ils se contentent ! Les Anciens posaient déjà la question de la manière suivante : « Vaut-il mieux être Socrate mécontent ou un imbécile heureux ? » En tout cas, leurs philosophes affirmaient unanimement que le méchant, même riche et puissant, ne pouvait pas être vraiment heureux, parce qu’il était en porte-à-faux avec lui-même. On peut même pousser le raisonnement de Jacqueline de Romilly plus loin et affirmer que la somme des bonheurs et des malheurs d’un individu quelconque est égale à zéro, de même que certains physiciens affirment que la somme des énergies qui constituent l’univers est égale à zéro ! Quant à moi, ce raisonnement ne me convainc pas vraiment. 1. Il y a des vies plus intéressantes que d’autres. 2. Le méchant, comme on le verra, n’est pas enviable. 3. La philosophie permet de mieux vivre, d’être plus heureux. Restons-en là, en attendant des informations scientifiques complémentaires, notamment sur le fonctionnement du cerveau. Le mal subi par l’individu est bien réel, mais résulte probablement de son existence même, qui, tout compte fait, serait quand même un bien. De plus, bien des maladies sont dues au mode de vie insensé des hommes, comme celle de la « vache folle », qui vient de la monstruosité humaine qui a consisté à donner à manger aux vaches leurs propres veaux, et bien des cancers sont dus à la pollution ! Pas tous néanmoins, mais les maladies vraiment naturelles, ainsi que les accidents, sont rares, et sans l’acharnement thérapeutique, elles ne causeraient pas un grand dommage. Il est possible pourtant, mais non certain, que l’univers ou Dieu se désintéresse de nous au point de nous faire disparaître, comme les dinosaures, quel que soit notre mode de vie. Et la sélection naturelle, si elle est telle qu’on nous la décrit, quel Mal absolu ! Tant de vies apparues et brutalement extirpées de l’existence ? Mais nous devons nous adapter à ces données, relativement de bonne grâce, et nous tenir prêts. Reste maintenant à examiner cette autre forme de mal qui nous vient de nos semblables, ou de nous-mêmes, et que j’ai omise dans mon roman si euphorique ! Il est à remarquer tout d’abord qu’on est toujours le méchant de quelqu’un. Je rappelle l’étymologie commode de ce mot : le mé-chéant, c’est celui qui choit mal, qui est « à côté de la plaque », « à côté de ses pompes » comme on dit vulgairement aujourd’hui. Le méchant ou méchéant, c’est celui qui n’a pas le point de vue de Dieu, qui est en tout être, auquel rien n’échappe, qui donne à chacun ce qui lui revient équitablement, si toutefois un tel point de vue ne comporte pas de contradiction logique. Autant dire que chacun est méchant. Cette fille qui 53 ne me regarde pas, qui va avec un petit maître, séduite par ce qu’il a de plus vil, sa cravate, son agrégation, est méchante pour moi. Elle ignore ma grandeur d’âme, ma haute culture, ma virilité. Mais que suis-je pour elle ? Un vieux chnoque, mal fagoté, rechigné, incompréhensible, mégalomane, dont la fréquentation lui ferait du mal, car elle veut vivre et non philosopher. Les deux points de vue peuvent se défendre. On est le mé-chéant de l’autre par rapport à son propre référentiel, de la même manière pour ainsi dire qu’on ne peut parler de mouvement que par rapport à un point considéré comme fixe. J’ai souvent songé à un exercice périlleux, mais sans doute utile, qu’on pourrait proposer à des étudiants : écrivez, en tant qu’avocat, la défense de Tartuffe, ou celle du célèbre criminel belge Dutroux ! En ce qui concerne le premier, je note d’abord que lorsque j’ai lu Benjamin Constant, muscadin d’Henri Guillemin, j’ai cru lire le tome II du Tartuffe de Molière. Guillemin compare la correspondance privée de Benjamin Constant, notamment avec Mme de Staël, qu’il est allé exhumer des archives en Suisse, avec les déclarations officielles, théoriques du tribun, et il y une contradiction frappante. On découvre un vil arriviste, doué et sans scrupule, qui d’ailleurs ne se pose apparemment nulle part, même pas dans les lettres à sa sœur, la question de sa duplicité. Si la démocratie est de ce tonneau-là, quelle rouerie ! Aujourd’hui, un BernardHenry Lévy représente assez bien l’éternel Tartuffe. L’ami de l’Homme est l’ennemi des hommes. Inversement le misanthrope qui peste contre la nature humaine est le premier à donner cent sous à un malheureux, sans se poser de question métaphysique sur l’usage qu’il en fera. BHL ou BHV ou Glücksman cachent mal derrière leur acrimonieuse et sourcilleuse défense des droits de l’Homme une basse défense des droits illimités des sus-nommés ! (Ce raisonnement a d’ailleurs été inauguré par Karl Marx qui prétend que les droits de l’homme sont en fait les droits du bourgeois, et si quelqu’un aujourd’hui est bourgeois, c’est bien les « philosophes » ci-dessus !) Mais ne cédons pas à notre tour, en tant que philosophe, à l’acrimonie et à la partialité. Que peut-on dire pour la défense de Tartuffe, qui m’a toujours paru le type même du méchant ? Tartuffe ou l’Imposteur est un va-nu-pieds, un SDF, qui est recueilli par un homme débonnaire, Orgon, un peu comme Jean Valjean est recueilli par l’évêque de Digne. Il se fait remarquer par une piété extraordinaire qui séduit Orgon, qui l’appelle le « saint homme », et au nom de laquelle il contraint les autres membres de la famille à changer leurs habitudes et, en fait, à lui obéir. Puis le malandrin, aussi habile que Orgon est peu clairvoyant, s’attaque à la femme de celui-ci, Elmire, qu’il veut séduire. On ne sait pas finalement si celle-ci ne finirait pas par succomber, car une femme n’est pas de marbre. Autre problème. En tout cas, chez Molière, Elmire, qui a vu clair dans le jeu de l’Imposteur, finit par dévoiler in extremis la turpitude de celui-ci à son mari. Hélas ! entre-temps, l’Imposteur, qui a complètement séduit Orgon sinon son épouse, s’est fait remettre, par devant notaire, pour le bien de la religion, la propriété de la maison qu’ils habitent. Une fois démasqué, mais trop tard, Tartuffe a beau jeu de mettre à la porte sans ménagement Orgon, en application stricte de la loi. La fin logique de la pièce est là. Tartuffe a gagné, Orgon est devenu SDF à son tour, bien beau s’il conserve sa femme. Cependant, Molière n’a pas voulu nous laisser dans cet état angoissant et déprimé. L’édit du roi rétablit la justice, et Orgon dans ses biens, tandis que Tartuffe part en prison, car entre-temps on a découvert qu’il a commis d’autres forfaits. C’est vraiment l’intervention du Deus ex machina. Molière a-t-il voulu nous épargner l’angoisse de voir le méchant triompher, flatter le roi Louis XIV, prouver que la monarchie et son libre arbitre étaient supérieurs à la démocratie où tous les coups sont permis au nom d’une règle du jeu aveugle ? En tout cas, ce qui rend le personnage de Tartuffe fascinant, c’est qu’on ne sait pas ce qu’il pense, ce qui le fait agir avec tant de scélératesse, il est une énigme vivante. Molière décrit, avec la précision d’un chirurgien armé de son scalpel, les progrès du mal et du méchant, mais il ne touche en aucune manière à la psychologie même de son personnage. Il reste parfaitement objectif. 54 Quant à savoir quel est le ou les modèles qu’il avait sous les yeux, c’est une question historique très intéressante, mais que nous laisserons dans l’ombre, faute d’informations. Peutêtre Molière voulait-il, politiquement, dénoncer la caste des parvenus, des usurpateurs, des nouveaux riches, qui allaient acheter les biens nationaux pour une bouchée de pain et chasser l’Ancien Régime, en s’appuyant sur le peuple, avant de faire fusiller celui-ci par La Fayette sur le Champ de Mars ? Je vais donc tenter une reconstitution plus ou moins adroite, et parmi bien d’autres possibles, de l’état d’esprit qui a peut-être animé Tartuffe, lequel a bel et bien existé et existe encore aujourd’hui. Remarquons d’abord que Tartuffe, comme Benjamin Constant, comme Calliclès chez Platon, ne se pose pas toutes ces questions. Il y a des individus dépourvus de sens moral, il faut s’y faire. Au point qu’on pourra même se demander si ce n’est pas eux qui ont raison et si nos questions sont légitimes. Supposons pourtant qu’après son arrestation, Tartuffe ait à se défendre devant un tribunal et qu’il le fasse avec son habileté et son cynisme coutumiers. Que pourrait-il dire ? « Molière, mon accusateur, est juge et partie. Son objectivité n’est qu’apparente. Il prend fait et cause pour Orgon, ce bourgeois imbécile, et il ne se demande jamais ce que je pense et si j’ai des raisons d’agir ainsi. En fait, je suis un révolutionnaire. Il n’y a aucune raison pour que moi qui suis intelligent (et capable probablement de faire progresser la civilisation), je reste SDF tandis que Orgon continuerait béatement à jouir des fruits de la propriété que ses ancêtres se sont arrogée injustement, sur le dos d’autres SDF comme moi. Il n’est que justice - pour employer ce grand mot que vous avez toujours à la bouche ! - que les choses changent, que Orgon goûte à son tour l’amertume de la pauvreté, et que le meilleur gagne ! Vous me reprochez encore d’avoir cherché à séduire Elmire. Mais c’était pour son bien, autant que pour le mien ! Quelle jouissance, quel épanouissement sexuel cette bécassine, cette oie blanche, pouvait-elle connaître auprès de son débile Orgon ? Je lui aurais fait connaître les joies du mal et de l’adultère. Elle aurait joui avec moi plus qu’avec nul autre. Elle aurait su qu’elle se donnait à son pire ennemi, à son corps défendant. C’est ce que veulent toutes les femmes, au fond, si vous les connaissez un peu. Elles veulent être séduites malgré elles, contraintes à s’abandonner à force d’être caressées, sentir la bête en elles quand on a su annihiler leurs défenses, « être défoncées » comme elles disent. Elmire n’était pas loin de me céder et de se rendre, lorsque vous êtes intervenus. Je l’aurais vaincue, comme j’ai vaincu son Orgon et peut-être l’aurais-je récupérée après l’éviction de son mari. Mais le conquérant, s’il tue les mâles, s’approprie les femmes. C’est dans l’ordre des choses, que vous refusez de voir au nom de vos conventions hypocrites. Tartuffe, c’est vous ! Vous essayez parfois même d’appeler l’ordre du monde à votre secours, pour fonder votre morale, mais le véritable ordre, c’est que le meilleur gagne et que le progrès soit en marche ! » Cette fois, la balle change de camp. Que répondre à ce discours à la mode de Calliclès ? D’une manière générale, si l’on recherche les antécédents de n’importe quel acte, en remontant jusqu’à l’origine du monde, on se perd sûrement, on « noie le poisson », ce qui est un procédé d’avocat. « Il faut s’arrêter » comme disait Aristote, il faut isoler un système, comme disent les physiciens. Même s’il est entendu que tout agit sur tout, les causes immédiates sont quand même plus importantes et probantes. S’il faut faire le procès de la révolution pour confondre Tartuffe et le sophiste, on n’en finira pas et le méchant s’échappera dans la pénombre des idées confuses. « Arrivons au déluge. » On peut juger Tartuffe, comme Calliclès, avec les arguments platoniciens traditionnels. La seule différence, c’est que celui-ci dit tout haut ce que l’autre pense probablement tout bas. Tartuffe détruit l’humain en lui. Par le mensonge, il détruit le langage qui ne transmet plus la réalité, mais la fausseté, l’inexistence. Il fait preuve d’avidité, il veut la propriété, il ne régularise pas la relation de maître à esclave, mais il veut devenir le 55 nouveau maître. Il n’instaure pas la paix, mais la guerre. Il n’améliorera pas la condition humaine, mais sera probablement un maître bien plus intransigeant que le doux Orgon. Tartuffe n’est pas un justicier, même s’il peut le prétendre. Il détruit la religion, bafoue la philosophie, pervertit la femme Elmire, qu’il relâchera sans doute comme une loque quand il aura abusé d’elle, à moins qu’il en fasse son esclave. En fait, le mé-chéant Tartuffe se nuit à lui-même, dans la mesure où il annihile en lui ce qui vaut vraiment la peine de vivre : l’humain et sa relation au divin, au bénéfice d’une vile jouissance de pourceau, même s’il trouve de belles raisons pour tenter de prouver le contraire. Tartuffe fait penser aussi à Talleyrand, qui a trahi tous les régimes et qui était, selon un mot célèbre « de la merde dans un bas de soie ». Tout de même, cette mauvaise odeur devait bien lui parvenir de temps en temps jusqu’aux narines, et là le méchant se nuit à lui-même ! Ces arguments ne sont pas entièrement convaincants et le méchant peut encore s’échapper. Peut-être l’essai de défendre Tartuffe dans l’espoir de montrer que son discours est contradictoire et qu’on arrive à une impasse, ressemble-t-il à l’essai de Lobatchevsky pour démontrer le cinquième postulat d’Euclide : en refusant ce postulat, il espérait parvenir à une absurdité, et, tout au contraire, il inventa et développa une nouvelle géométrie, tout aussi cohérente ! Mais il suffit pour la présente « mise en examen » de relativiser la méchanceté absolue de Tartuffe, de dire que son point de vue est peut-être défendable, qu’il n’est pas de point de vue qui ne soit défendable, ce qu’on doit certainement apprendre dans les écoles d’avocat. Pourtant, Platon me semble avoir raison : « Nul n’est méchant volontairement » : tout homme agit comme il le fait parce qu’il juge bonnes ses raisons, même si elles sont mal fondées, insuffisantes, voire incohérentes, en tout cas du point de vue d’un autre. Et la philosophie, comme la science, doit essayer de se placer à tous les points de vue possibles, même si certains sont meilleurs que d’autres. Il est sûr, par exemple, qu’il vaut mieux regarder un livre de face que sur la tranche ou de biais, car on ne le reconnaîtrait peut-être même pas comme étant le même objet. Il faut écrire une « théorie de la relativité » de la méchéanceté ! Encore un mot sur la modernité de Tartuffe : ce SDF, cet immigré peut-être - Molière ne dit pas d’où il vient - s’installe chez nous, nous culpabilise avec sa religion des droits de l’homme, nous prend nos femmes, lesquelles il est vrai ne demandent qu’à se faire prendre, nous métisse, nous avilit, par la télévision qu’il a en main, ce DATCUL, Distributeur Automatique de Tranquillisant Culturel, et nous foutra à la porte de chez nous, c’est sûr, dès qu’il aura pris suffisamment racine ! Et les bonnes raisons ne lui manqueront pas, c’est prévisible également, pour se justifier au tribunal de l’histoire, parce que c’est lui qui écrira l’histoire ! De ce point de vue pragmatique, les Orgon que nous sommes, imbéciles heureux, feraient bien de se défendre et d’expulser Tartuffe avant qu’il ne soit trop tard et là ce n’est plus une question métaphysique, mais politique, et une question de survie, tout simplement ! Et Dutroux, le célèbre criminel belge, le monstre, qui écrira sa défense ? D’après notre postulat : « Nul n’est méchant volontairement », donc Dutroux devait avoir des raisons d’agir comme il l’a fait. Ce qu’il faut noter tout d’abord, c’est qu’il n’a pas l’air d’un monstre, à la différence d’un Francis Heaulme, par exemple. On est d’ailleurs surpris d’apprendre que la plupart des sadiques, des criminels de tout poil ont femme (bravo, l’intuition féminine !) parfois enfants (merci pour eux !) et sont honorablement connus de leur voisinage. Le cas de Dutroux est intéressant parce qu’il ne se contentait pas de tuer ses victimes pour en tirer un profit, comme un quelconque Landru. Son acte était plus héroïque, empreint de gratuité, baudelairien, à la manière de Thomas Quincey. Il tuait pour le plaisir, pour faire souffrir, et de la manière la plus atroce. Il kidnappait ses victimes, des jeunes filles, les violait, les torturait, les dépeçait vivantes, semble-t-il, en jouissant de leur angoisse et finalement les emmurait vivantes, et elles mouraient de faim dans un trou de muraille. Que dire d’un pareil monstre ? Il 56 présente en tout cas un paroxysme de la méchanceté humaine, au-delà duquel on ne pourrait aller. Même Assurbanipal qui écorchait ses victimes vivantes n’était pas plus cruel, et ce fut mon premier choc moral lorsque, parvenu à l’âge de la lecture, je lus de telles turpitudes et méchancetés dans mon livre d’histoire. On reste aussi perplexe devant certaines complicités dont aurait peut-être profité Dutroux, au nom prédestiné ! Si l’on met de côté une possible mais non certaine pathologie chez Dutroux, quels sont les motifs qui ont pu le pousser à agir, lui et ses semblables ? Essayons de les reconstituer. De toute évidence, une haine insondable à l’égard de l’espèce humaine, avec un désir sexuel effréné de jouir d’elle malgré elle, en lui faisant du mal. Essayons de le comprendre. Comment se représente-t-il les choses, vraisemblablement ? Les femmes sont un objet de désir puissant et qu’on ne peut assouvir, car malgré tout elles ne se donnent pas au premier venu, et le feraient-elles qu’elles ne satisferaient pas encore don Juan. Elles sont donc une cause de souffrance permanente, donc de haine. De plus, la nature leur a donné une apparence angélique destinée sans doute à attirer l’homme vers une bestialité qui lui répugnerait peut-être de prime abord. De même un insecte est attiré par la beauté multicolore de la fleur et tombe dans le piège qui est la raison d’être de cette beauté : la fécondation. Au fond, tout cela est très bien, quoique vertigineux. Le monde est bien fait, puisque la beauté fait bon ménage avec l’utilité. Mais un Dutroux peut en juger autrement. Cette souffrance que les femmes lui infligent est le comble de la méchanceté (on est toujours le méchant de quelqu’un) puisqu’elle revêt l’apparence cauchemardesque de la grâce, de la bonté divine, ineffable. Pour lui, les femmes sont toutes des provocatrices. Il faut les remettre au pas, accomplir en somme une œuvre de justice ! Dutroux va faire disparaître ce sourire diabolique, les punir par où elles ont péché, retourner contre elles, révolutionnairement, cette souffrance, cette tache qu’elles imposent au monde. On peut du moins imaginer que Dutroux, qui n’a pas l’air d’un fou, pense ainsi, confusément, même s’il ne l’exprime pas. Chacun a des raisons de penser comme il pense. Seulement, on assemble des éléments réels selon un point de vue pernicieux, on ne reconnaît pas, dans son ensemble, l’objet sur lequel on se penche. Je voudrais faire moi-même une confession, convaincu que personne ne lira ce texte, du moins de mon vivant ! Quand j’étais jeune, entre vingt et trente ans, les femmes me fuyaient, m’ignoraient complètement ; leur regard passait à travers moi sans être arrêté par mon corps ! C’était la forme la plus raffinée du mal, la négligence, la mise à mort, le crime parfait. Les hommes ne me donnaient guère plus de satisfaction. J’aurais aimé coincer l’une d’elles, la violer ou plutôt faire comme L’Obsédé de John Fowler qui séquestre une femme, la respecte, mais l'oblige à attendre, et qu’elle se rende compte qu’il est un homme et commence à l’aimer, comme il est naturel et normal de la part d’une femme envers un homme. En somme, l’obsédé est un justicier qui rétablit une norme qui avait été violée ! Une autre obsession plus grave me hantait. J’étais si malheureux, si démuni, si solitaire, si déphasé dans le monde moderne des hommes, mon existence était tellement niée, c’est-à-dire ignorée par eux, que j’aurais aimé leur rendre la pareille. Tirer dans le tas, en tuer une vingtaine avant de retourner l’arme contre moi-même. Je crois que si j’avais eu une arme à ma disposition, je l’aurais fait. Quelques décennies plus tard, ce geste criminel était devenu presque banal et les tireurs fous se multipliaient. Sans doute aussi que la pensée de mes parents m’aurait retenu. Par contre, j’ai toujours eu horreur de la souffrance, soit de la mienne, soit de celle des autres, au point que je préférais écraser une mouche plutôt que de la voir souffrir ou même supposer qu’elle souffre. En fait, « je n’aurais pas fait de mal à une mouche », comme on dit ! Aujourd’hui toute idée de vengeance m’a quitté, pour bien des raisons, mais surtout parce que je pense que les hommes sont suffisamment malheureux et se font assez de mal à eux-mêmes ! 57 Toutefois, si l’on pense, comme bien des moralistes, que l’humanité est une « odieuse petite vermine », pourquoi s’interdire de l’écraser ? Cette humanité, d’ailleurs, ne se prive guère de prendre plaisir au supplice, voire à la torture, et cela peut réintroduire Dutroux dans le monde des hommes, et non des monstres. La crucifixion, la roue étaient des spectacles offerts en pâture à la foule qui s’en délectait. Les combats de gladiateurs étaient très appréciés. Nul doute qu’ils feraient recette aujourd’hui, place de la Concorde. D’après Alain Daniélou, les sacrifices humains existaient en Inde et il ne les condamne pas. Peut-être que leur refoulement manque aux populations d’aujourd’hui et contribue à les déboussoler. Qui peut affirmer qu’il n’y a pas en lui, profondément enfoui, un instinct prédateur qui peut facilement dévier vers le goût de la torture ? Mais justement, est-ce une déviation ou un penchant essentiel ? A ce propos, j’ai relevé ce passage chez Montaigne : « Je vis en une saison en laquelle nous foisonnons en exemples incroyables de cruauté, par la licence de nos guerres civiles ; et ne voit-on rien aux histoires anciennes de plus extrême que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m’y a nullement apprivoisé. A peine me pouvais-je persuader, avant que je l’eusse vu, qu’il se fût trouvé des âmes si monstrueuses, qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre : hacher et détrancher les membres d’autrui ; aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusités et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, et pour cette seule fin de jouir du plaisant spectacle des gestes et mouvements pitoyables, des gémissements et voix lamentables d’un homme mourant en angoisse. Car voilà l’extrême point où la cruauté puisse atteindre. Que sans colère, sans crainte, un homme tue un homme, seulement pour le spectacle. Sénèque, Lettres à Lucilius XC Pour moi, je n’ai pas su voir seulement sans déplaisir poursuivre et tuer une bête innocente, qui est sans défense et de qui nous ne recevons aucune offense. Essais, livre II, chapitre 11. »1 Quant à moi, je pense que l’homme est un animal dépravé, le seul à pratiquer la torture. Les autres animaux tuent seulement pour se nourrir ou par une nécessité quelconque. Mais l’homme pratique les camps de concentration, pour hommes ou pour animaux, avec des tortures chimiques, ce qui est peut-être encore plus grave. Pire dans la monstruosité, ils donnent à manger aux animaux leurs propres enfants réduits en poudre. Puis, pour boucler le cycle, l’homme se nourrit de ces animaux d’élevage, mais la nature commence à se révolter et à fabriquer des maladies contre l’humanité. On voit bien d’ailleurs, sur cet exemple, que le méchant se nuit à luimême, puisque l’homme diminue énormément la qualité et l’intérêt de sa vie, en pervertissant ce qu’il consomme et en souillant son nid. C’est une véritable démonstration : l’homme se nuit à lui-même en nuisant à autrui, mais il ne le sait pas. Un autre exemple, qui m’a beaucoup troublé, c’est celui du tableau du peintre David, qui illustre ce livre. Il se trouve à Bruges et représente, d’après Hérodote, la justice du roi des Perses Cambyse à l’encontre du juge prévaricateur Sisamnès. Celui-ci a été condamné, pour je ne sais quelles malversations, j’allais dire sous je ne sais quel prétexte, à être écorché vif. Le tableau représente la scène de torture. Or, ce qui est extraordinaire, c’est que tout le monde collabore, non seulement les assistants, les bourreaux, mais aussi la victime elle-même. 1 . Le même Montaigne ne se fait guère d’illusions non plus sur les rapports sexuels entre êtres humains. Je ne résiste pas au plaisir de citer son texte, à cause de sa drôlerie et de son incongruité ! « Les dieux, dit Platon, nous ont fournis d’un membre inobédient [désobéissant] et tyrannique, qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appétit, soumettre tout à soi. De même aux femmes, un animal glouton et avide, auquel si on refuse aliments en sa saison, il forcène, impatient de délai, et, soufflant sa rage en leur corps, empêche les conduits, arrête la respiration, causant mille sortes de maux jusqu’à ce qu’ayant humé le fruit de la soif commune, il en ait largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. Essais, livre III, chapitre 5. » 58 Sisamnès a bien une vague expression de souffrance, mais nulle révolte, pas d’angoisse, il collabore ! Même constatation pour le Christ de Brueghel qui porte sa croix, au centre du tableau La montée au Calvaire. Il paraît que les victimes, en Inde, se précipitaient elles-mêmes dans le bûcher funéraire, loin de se révolter contre le sort barbare qui les attendait. Il faut se représenter la victime consentante, et pas seulement dans l’acte sexuel. La mante religieuse mâle aussi s’offre en holocauste à sa femelle, après l’avoir fécondée. Un autre exemple est troublant. Les hommes, c’est bien connu, partent à la guerre en chantant, la fleur au fusil. Ils ne manquent pas de bonnes raisons, et s’ils en manquaient, leurs députés leur en fourniraient pour les persuader de leur bon droit, mais en fait ils veulent aller à la bagarre et s’entretuer, donc se nuire à eux-mêmes. « Nous ne sommes ingénieux qu’à nous malmener ; c’est le vrai gibier de la force de notre esprit, dangereux outil en dérèglement ! » dit encore Montaigne (Essais, livre III, chapitre 5). Un jour, un professeur de lettres classiques cultivé subissait de la part de sa petite-fille la question suivante : « Papy, qui est responsable de la guerre de 14-18 ? » Cette question simple, enfantine, philosophique déconcerta l’érudit. Il reposa la question dans la salle des professeurs du lycée où il travaillait, à trois ou quatre professeurs d’histoire, de diverses tendances politiques. Silence, gêne, puis longue discussion. Conclusion : on ne le savait pas ; peut-être le tsar, mais ce n’était pas sûr ! Un autre exemple encore m’a frappé récemment, celui de l’éclatement d’un parti politique, auquel j’ai assisté, effaré. Les chefs s’étaient querellés, pour incompatibilité de caractère, et peut-être par avidité du pouvoir, alors qu’ils avaient la même idéologie. Eh bien ! la plupart des militants, qui n’avaient aucun intérêt dans cette guerre et qui travaillaient avec abnégation la veille la main dans la main, se crurent obligés du jour au lendemain de s’entredéchirer pour une guerre qui n’était pas la leur, et de dire les pires méchancetés sur leurs frères de combat de la veille, pour le plus grand dommage de leur idéal. L’ennemi, ce n’était plus l’opposant, c’était leur frère, et rien ne pouvait calmer leur haine ! Je compris ce jour-là que celle-ci n’était pas une conséquence de l’attitude jugée inqualifiable de leur compagnon de naguère, d’autant plus que les frères ennemis tenaient exactement les mêmes propos l’un sur l’autre, mais cette haine était une cause première et folle ! C’était la guerre des Grosboutistes contre les Petitsboutistes. Une position extrême, donc intellectuellement provocante, concernant le problème du mal, est représentée par le philosophe François George. Il est aussi indulgent à l’égard de ses semblables que l’auteur de ces lignes l’est peu. Abstraction faite du cas de criminels extrêmes comme Dutroux, sur lequel il ne s’est pas prononcé, il pense par exemple que la maffia est utile à l’économie. En cela, il ne fait qu’actualiser le point de vue d’Adam Smith, selon lequel il y a une main invisible qui transforme les exactions des particuliers et la recherche égoïste du profit en autant de bienfaits pour la communauté humaine. A ce compte, Tartuffe est le moteur du progrès, car il va certainement réinvestir en bordels, en ventes d’armes, en super-marchés, en farines animales, en chaînes de télévision le bas de laine d’Orgon dont il s’est emparé. J’ai montré dans mon étude sur la Richesse la faute de ce raisonnement. D’ailleurs F. George, pour toute réponse à cette étude, a convenu qu’elle « angoissait inutilement sans contrepartie ». L’argent, comme le langage, est la meilleure et la pire des choses, la meilleure lorsqu’il évalue correctement la richesse intrinsèque sous forme de bénéfice et facilite les échanges, la pire lorsqu’il attribue un supplément de rétribution, le profit, ne correspondant à rien. Pour augmenter le profit, on peut soit faire illusion sur la richesse offerte, par la « publicité » qui vend du vent, soit garder le même prix mais diminuer, dévaluer subrepticement la richesse offerte sur le marché à la communauté. On le voit ces jours-ci avec le naufrage de l’Erika. Pour augmenter le profit, on a diminué la qualité du transporteur de pétrole. Le profit particulier (d’ailleurs précaire, illusoire) engendre une diminution énorme de la richesse intrinsèque générale sous forme de pollution de tout le littoral atlantique. Et ce n’est pas fini, 59 les accidents de toute sorte (vache folle, nucléaire, OGM, etc.) guettent une humanité qui confond le symbole (la richesse pécuniaire sous forme de profit) et la réalité intrinsèque des choses. D’ailleurs, celle-ci est niée par tout un mouvement philosophique contemporain, émanant de fonctionnaires comme François Dagognet, plus ou moins consciemment à la solde des marchands qui le subventionnent, par l’intermédiaire de l’Etat pseudo-démocratique, en fait ploutocratique et oligarchique ! Finalement, comment synthétiser toutes ces remarques sur la méchanceté, soit de Dieu ou du diable, à l’égard de ses « créatures », soit des hommes entre eux ou à l’égard d’euxmêmes ? Dieu ou l’univers (l’Un) ne se soucie pas des hommes, mais même cette affirmation n’est pas sûre, car certains scientifiques pensent que la raison d’être de l’univers est la production de la conscience. Du point de vue de Dieu, c’est-à-dire peut-être du néant, du zéro absolu (l’Un platonicien qui n’existe pas), un saint ou une crapule, c’est la même chose. Il faut s’y faire. Il me semble néanmoins que la vie individuelle comporte une prime de plaisir qui la justifie, dans une certaine mesure et sous réserve d’accepter l’euthanasie, qui met fin à l’existence individuelle, lorsque celle-ci devient insupportable, ou même comporte durablement plus de malheur que de bonheur. Mais je comprends que les « créatures » se révoltent contre ce qui leur apparaît comme absurde et veuillent manifester leur liberté, en faisant n’importe quoi, en vain. Quant à la méchanceté des hommes entre eux et contre euxmêmes, il faut la regarder effectivement avec indulgence, comme un accident, comme la tuile qui tombe du toit. L’absurde de la part de Dieu, ou la folie de la part des 60 hommes, c’est la même chose. Cependant, une société, une classe a le droit, et même le devoir, de se défendre, pragmatiquement, contre les Dutroux ou les Tartuffe, sans scrupule métaphysique. Que conseiller alors aux hommes, au-delà du simple constat : « C’est comme ça », s’il est vrai que le philosophe est le médecin de l’âme et a pour utilité de « guérir enragés » selon l’une des anagrammes de l’auteur ! Il s’agit d’améliorer leur vie, de guérir leur angoisse, d’éviter les guerres qui ne profitent, quoi qu’on dise, qu’aux Tartuffe, aux spéculateurs et dégradent considérablement la richesse de la vie. Eh bien, il faut adopter une position purement défensive, ne pas chercher à imposer son point de vue particulier ou bien l’anthropocentrisme humain, faire la part de la folie des hommes ou de soi-même, à la manière de Montaigne, éviter l’envie ou la haine et toute guerre autre que défensive. Pratiquer l’art véritable, qui nous apprend à avoir plusieurs points de vue différents, à ne pas être intéressés (du latin inter-esse : être dedans, parmi, « s’engager » comme disait Sartre), avides car la contemplation est l’antidote de l’engagement et de la guerre. Savoir que le méchant se nuit à lui-même (à plus ou moins longue échéance, parfois « à la sixième génération ») même si son avidité triomphe, parce qu’il ignore et détruit ce qu’il a de meilleur en lui. A la manière des élèves à la fin de leur dissertation, je citerai ce passage de Louis-Ferdinand Céline, extrait de Mea Culpa, 1937, p. 25 : « Un aveu pas possible, une pilule qu’est pas avalable : que l’Homme [noter la majuscule] est la pire des engeances ! … qu’il fabrique lui-même sa torture dans n’importe quelles conditions, comme la vérole son tabès… C’est ça la vraie mécanique, la profondeur du système... Il faudrait buter les flatteurs [démagogues, « philosophes » fonctionnaires, etc.]. On cesse d’être si profond fumier que sous le coup d’une catastrophe. Quand tout se tasse à peu près, le naturel reprend le galop. Pour ça même une Révolution faut la juger vingt ans plus tard. Je suis ! tu es ! nous sommes des ravageurs, des fourbes, des salopes ! Jamais on dira ces choses-là. Jamais ! Jamais ! Pourtant la vraie Révolution ça serait bien celle des Aveux, la grande purification ! » Très modestement, je dois dire que j’ai souvent appliqué cette stratégie, avec succès : lors du départ de plusieurs amis de longue date, ou d’un grand amour, et lors de mon divorce, où mon ex-femme a fini par me convaincre que mon caractère était impossible, maladif et qu’elle avait raison de s’en aller ! Voici donc quelques réflexions sur la question du mal qui serviront de préambule à l’examen des arguments de Plotin. Le fil d’Ariane de ces considérations est la notion moderne d’indécidabilité (voire d’indétermination) rigoureusement démontrée par Gödel en mathématiques, pressentie par Montaigne, et abordée par moi-même dans La négligence, et aussi dans L’immonde et le chapitre « La vie est belle » de La Vierge aux cerises, et enfin dans ma leçon sur la Violence. Il y a des affirmations qui restent indécidables, ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut décider de rien. Le point de vue de Dieu est impossible, peut-être contradictoire, mais l’on doit tendre vers lui. De plus, « tout être doit tendre à persévérer dans son être », la défense est légitime, mais elle ne doit pas se transformer en hybris, en avidité et il ne faut pas tout vouloir avaler, comme la grenouille de la fable. Le mal, c’est l’existence, la séparation ontologique, la rançon du Bien et de la beauté, et là nous retrouvons Plotin. L’attitude à prendre à l’égard du mal, c’est à la fois la fermeté et la tolérance et surtout la modération, en sachant que nous sommes aussi le méchant d’autrui et ce qu’il remarque en nous et que nous ne pouvons apercevoir est peut-être, et même probablement, juste. Finalement, le mal, n’est-ce pas l’avidité, l’égo-ïsme, la peur, le détraquement de nos appétits, notre péché originel ? Reconnaître cela serait certainement instaurer la paix entre les hommes et une plus grande joie de vivre. 61 Revenons à Plotin, qui ne développe qu’une partie des arguments précédents, ou plutôt l’argument essentiel : le mal est l’envers du Bien, il vient essentiellement de nous. On retrouve la thèse fondamentale de Plotin : le monde est beau, la vie est belle, l’humanité est responsable de son propre malheur. Voyons d’abord quelques remarques liminaires de Bréhier pour ces 47e et 48e traités, III, 2 et 3. S’il est vrai que, parfois, « la doctrine de Plotin sur la manière dont le logos est produit se rapproche singulièrement du dogme chrétien qui s’élaborait à ce moment, d’une manière générale, Plotin refuse d’admettre, à l’intérieur de la réalité intelligible, toute parfaite, quoi que ce soit qui ressemble à une opération créatrice » car « l’action de la providence, telle que la conçoit Plotin, implique les deux affirmations solidaires de l’éternité du monde et de l’émanation nécessaire. Inversement, ceux qui admettent un commencement du monde dans le temps, sont amenés inévitablement à assimiler la création à l’action volontaire et réfléchie d’un artisan . » En conclusion, « la théodicée des Lois fait le fond solide de la pensée plotinienne. Elle n’est sans doute pas parfaitement cohérente avec les autres sources d’inspiration, et l’on pourra être choqué de voir le mal apparaître d’abord comme résultat du rôle que la raison universelle nous impose, ensuite comme une chose indifférente, et enfin comme le résultat d’une faute. [Il s’agit pourtant des trois formes de liberté moderne : selon les raisons, d’indifférence, contre les raisons.] Mais à travers ces inconséquences, se montre l’idée inspiratrice du platonisme : l’homme, dans son jugement sur le mal, ne doit pas être guidé par un faux espoir dans la bonté d’un dieu miséricordieux, mais par une représentation d’ordre intellectuel qui lui fait comprendre le rapport du mal à l’harmonie de l’univers. » Plotin pose d’abord le monde idéal, éternel, incréé, un dont on a suffisamment parlé dans les chapitres précédents. « L’intelligence ou être constitue le monde véritable ou premier, monde inétendu, que la division n’affaiblit pas [ennéade III, 2, chapitre 1]. De fait, c’est de ce monde-là, véritable et un, que tire son existence ce monde-ci, qui n’est pas véritablement un, mais multiple. Il est partagé en beaucoup de parties séparées les unes des autres et mutuellement étrangères. L’amitié n’y règne plus seule, la haine y est aussi parce qu’il s’étend dans l’espace, et parce que chaque partie, devenue imparfaite, est ennemie d’une autre partie. [On remarque l’influence d’Héraclite et d’Empédocle]. Chaque partie ne se suffit pas à elle-même, il lui faut une autre partie pour se conserver, et elle est l’ennemie de celle qui la conserve (ch.2). » En somme, le mal, c’est l’ex-istence, la séparation d’avec l’Un. On peut d’ailleurs concevoir ce que serait un monde sans le mal, c’està-dire sans séparation. Ce serait l’Un indistinct, parménidien. Or, un tel monde, au sens strict, n’existe pas… mais il est ! Plotin donne l’exemple suivant : « Dans une raison séminale [ sperme, semence] toutes les parties d’un animal sont ensemble en un même point, sans qu’elles entrent en conflit ni en différend, et sans qu’elles se fassent obstacle. Puis l’animal naît avec sa masse corporelle, où chaque partie est à un endroit différent des autres ; l’une fait obstacle à l’autre ou la détruit. De même, de l’Intelligence qui est une et de la raison qui en procède surgit ce monde qui s’étend dans l’espace [surgit : se lever, sourdre (en parlant d’une source), surgir, se produire (en parlant d’événements), est l’équivalent du verbe latin ex-sistere exister]. Nécessairement il a des parties qui s’attirent et se conviennent, d’autres qui se haïssent et sont ennemies. Volontairement ou non, celles-ci se font tort les unes aux autres, la destruction des unes produit la naissance des autres. Entre les parties qui agissent et pâtissent ainsi s’établit pourtant une unité harmonieuse. Chacune d’elle rend un son propre, et la raison qui est en elle produit l’harmonie [le contraire de l’ab-surde] et l’ordre à travers toutes choses. Si cet univers n’est pas, comme le monde intelligible, intelligence et raison, il participe à l’une et à l’autre. Il a besoin d’harmonie, parce que l’intelligence concourt en lui avec la nécessité. La nécessité l’attire vers le mal et le fait échapper à la raison, parce qu’elle est elle-même dénuée de raison (ch. 2). » 62 Par conséquent, « on aurait tort de blâmer ce monde et de dire qu’il n’est pas beau. Ce n’est pas accuser le monde que d’en prendre séparément quelques parties. [Plotin se place au point de vue du tout et néglige, pour l’instant du moins, celui de la partie, de l’individu.] […] Autant vaut prendre, dans l’animal entier, un cheveu ou quelque partie basse, un orteil, en négligeant le divin spectacle qu’offre l’homme dans son ensemble. » Plotin n’est pas misanthrope, mais il n’idolâtre pas non plus l’humanité. Le monde pourrait peut-être parler ainsi : « Tous les êtres qui sont en moi désirent le bien, et chacun l’atteint selon son pouvoir. Tout le ciel est suspendu à lui, ainsi que mon âme tout entière, les dieux qui sont en mes parties, tous les animaux, les plantes et les êtres en apparence inanimés que je contiens. Ceux-ci ne participent qu’à l’existence [], les plantes ont la vie, les animaux ont en outre le sentiment, certains possèdent la raison et d’autres la vie universelle [les astres, les dieux, considérés comme supérieurs à l’homme]. De ces êtres qui sont inégaux, il ne faut pas réclamer un effet égal. Il ne faut pas demander au doigt de voir, mais à l’œil seulement. Au doigt, il faut demander, je pense, d’être un doigt et d’accomplir son office (ch. 3). » Le chapitre 4 comporte une indication qui renvoie au bouddhisme ou plutôt à l’hindouisme. « Lorsqu’elles le peuvent, les âmes échappent à la naissance et s’unissent à l’âme de l’univers ». On peut lire dans la Vie de Plotin de Porphyre, ch. 3 : « Plotin tâcha de prendre une connaissance directe de la philosophie qui se pratique chez les Perses et de celle qui est en honneur chez les Indiens. L’empereur Gordien était alors sur le point de passer en Perse. Plotin se présenta à son camp et il accompagna l’armée. Mais Gordien fut défait en Mésopotamie. Plotin eut peine à s’échapper et se réfugia à Antioche. Philippe prit alors l’empire et Plotin, âgé de quarante ans, vint à Rome. » De son côté, Bréhier signale dans la Revue des cours et conférences, 1921, l’influence des Upanishads sur Plotin : « La force qui crée et conserve le monde Brahman est identique à ce que nous trouvons en nous comme notre vrai moi Atman. Ce moi est sans limites et il est toutes choses. L’Atman crée tout. Le monde lui appartient car il est lui-même le monde. » Le chapitre 4 poursuit l’explication du mal : « Les torts que se font réciproquement les hommes ont pour cause leur aspiration au bien. Comme ils ne peuvent l’atteindre, ils s’égarent et se tournent les uns contre les autres. […] L’ordre ne naît pas du désordre, ni la loi de l’illégalité, comme le croit certain philosophe. Selon lui, le supérieur naîtrait de l’inférieur et viendrait au jour grâce à lui. Mais l’ordre est là parce qu’il y a été introduit. Aussi, parce qu’il y a de l’ordre, il y a du désordre. » On voit que si Plotin a eu l’intuition de la non-séparabilité, il n’a pas eu l’intuition d’une autre découverte fondamentale du XXe siècle, les « structures dissipatives » de Prigogine, c’est-à-dire le fait que l’ordre peut naître du désordre, comme l’avait pressenti le philosophe visé plus haut, Epicure. Autre preuve qu’un même homme ne peut posséder la vérité toute entière, mais l’intuition centrale de Plotin, que Dieu est en toutes choses, est tellement importante qu’elle justifie à elle seule l’écriture de ce livre, qui se donne pour tâche de la remettre en valeur. Pourtant, Plotin, semble-t-il, n’est pas tout à fait cohérent, comme l’a fait remarquer Bréhier. Dans ce même chapitre 4, il fait intervenir la notion de faute qui suppose que le méchant recherche le mal, lequel aurait une certaine réalité autre que l’absence de la totalité du bien. Voici, le texte où sont inextricablement liées la thèse principale : on ne peut rechercher que le bien et la thèse adventice : d’une certaine manière, on peut rechercher le mal. « Non pas que le meilleur produise le pire, mais les choses qui aspirent au meilleur sont impuissantes à le recevoir, soit par leur nature, soit par le concours des circonstances et par des obstacles venus d’ailleurs. […] Souvent les autres font subir à l’être un dommage 63 sans le vouloir, en visant un tout autre but. [Songeons, par exemple, aux bestioles qu’on écrase probablement lors d’une promenade en forêt, sans même le savoir.] Les êtres vivants qui possèdent la faculté de se mouvoir spontanément inclinent tantôt vers le bien, tantôt vers le mal. Sans doute, il ne faut pas dire que le penchant au mal vient de ce qu’ils recherchent le mal. Au début ce penchant est très faible [n’est-ce pas là la moderne « liberté d’indifférence » ?] puis il progresse, et ainsi les fautes ne cessent de se multiplier et de se renforcer. [Faute : de manquer le but, se tromper de chemin, négliger, et enfin seulement commettre une faute. La faute est essentiellement une erreur.] » De plus, Bréhier fait le commentaire suivant : « On remarquera l’opposition de cette thèse, de couleur stoïcienne, avec le pessimisme platonicien ordinaire qui admet un vice inné dans l’âme. » Ici, je suis plus platonicien que Plotin. Oui, je crois à un « vice inné de l’âme », un péché originel si l’on veut, un détraquement profond du cerveau, cédant à toutes les avidités, les drogues, incohérent avec lui-même, brinquebalant, tiraillé en tous sens, un vrai bricolage mal fichu. Simplement nul n’en est exempt, il faut admettre la folie de l’autre, et se soigner par la philosophie. C’est la voie de l’amélioration… La suite du texte pourrait être écrite par un chrétien ! Faut-il y voir, selon Bréhier, « l’œuvre apaisée d’un sage plein de jours qui cherche, dans l’union de la métaphysique de Platon et de la morale stoïcienne, des raisons de satisfaction et d’espoir » ou encore l’exposé d’un précurseur de la pensée moderne ? « De plus, l’âme est unie au corps, de cette union suit nécessairement le désir. Enfin, une première erreur ou un égarement momentané qui n’est pas tout de suite réprimé disposent notre volonté à la chute définitive [ tomber de, être banni]. Mais le châtiment suit, il est juste que l’on subisse, en pareil cas, les conséquences de ses vices. Et il ne faut pas exiger le bonheur pour qui n’a rien fait pour le mériter. Seuls les êtres bons sont heureux, et c’est pourquoi les dieux sont heureux (ch. 4). » Le méchant peut-il être heureux ? L’homme bon est-il nécessairement heureux ? C’est l’éternel débat entre les philosophes. D’abord, on est toujours le méchant de quelqu’un ; même un saint peut présenter des aspects pernicieux. Certes, le méchant caractérisé est un infirme, un déséquilibré, qui ne peut pas jouir des plus hautes vertus de l’homme : le plaisir esthétique, la bonté, la sainteté ou contemplation de Dieu et oubli de soi. Mais le bon peut subir un sort infamant et être contraint au suicide. Peut-être que le bonheur n’est pas la chose essentielle à rechercher dans la vie et qu’il vient de surcroît, ou ne vient pas, quand on a fait ce que l’on doit et que l’on s’est mis en paix avec soi-même et avec Dieu et avec autrui. Les maximes stoïciennes sont certes héroïques et respectables, mais quelque peu utopiques. Le héros n’est-il pas celui qui sacrifie son bonheur à son idéal ? Le bonheur est une chose très compliquée, insaisissable, médiocre, qui ne doit pas être recherchée au premier chef. Tartuffe ou Dutroux sont-ils plus heureux que leurs victimes, juste avant d’être découverts ? Probablement, oui. Méchéanceté et mal-heur sont deux mots à l’étymologie voisine. Le mé-chéant choit mal, il semble donc que l’origine de sa déficience soit en lui, le mal-heur est plutôt une mal-chance et l’origine de la déficience est extérieure. C’est pourquoi il y a quelque chose de médiocre à rechercher le bonheur, qui ne dépend pas de soi, mais qui est enviable. Le méchant se nuit à lui-même, mais l’ordre indifférent du monde peut le combler de toutes les autres satisfactions. Inversement, l’homme bon, comme Job dans la Bible, peut être accablé de malheurs. Mais il n’y a pas adéquation entre bonté et bonheur, et on ne peut pas dire que seules comptent les choses qui dépendent de nous, comme le croient les stoïciens, bien que la bonté doive être recherchée plutôt que le bonheur. Et un pourceau peut être heureux ! Le chapitre 5 commence par une thèse que nous ne pouvons donc accepter pleinement : « La pauvreté et la maladie ne sont rien pour les gens de bien ; elles ne sont un malheur que pour les méchants. De plus, la maladie est une nécessité pour qui possède un corps. 64 Et même d’ailleurs elle n’est pas du tout sans utilité pour l’ordre universel et pour la perfection [ : aider à remplir, remplir complètement, compléter] de l’univers : comme la raison universelle se sert des êtres qui disparaissent pour en engendrer d’autres, car rien n’échappe à la prise de la raison [pas sûr, au XXe siècle], ainsi les maux du corps et l’affaiblissement de l’âme qui en souffre ne sont qu’un aspect différent de l’enchaînement et de l’ordre auxquels reste assujetti l’être dont ces maux s’emparent. Et certains de ces maux, par exemple la pauvreté et la maladie, servent à ceux qui les subissent. Quant au vice, il a un rôle utile dans l’univers, son châtiment fait exemple, etc. » Plotin néglige ici complètement le point de vue de l’individu qui pâtit. Il semble bien certes, qu’il y ait une justice immanente : l’avidité, la réplétion engendrent le dégoût, et l’humanité commence déjà à payer la recherche d’une fausse richesse pécuniaire par la pollution, les maladies, le mal vivre. Mais on observe que ceux qui sont « châtiés » ne sont pas forcément, ni généralement ceux qui ont « fauté ». Les enfants payent pour les parents « jusqu’à la sixième génération », comme l’affirme la Bible. Pourtant, il ne faudrait pas aller jusqu’à dire avec Schopenhauer et les hindous que toute existence est souffrance. La vérité est sûrement quelque part entre les deux et, comme l’écrit René Thom : « Nous sommes dans un monde où il y a des îlots d’ordre dans un océan de désordre . » D’ailleurs, Plotin se reprend bien vite : « D’une manière générale, il faut affirmer que le mal est le défaut du bien ; et, ici bas, il y a nécessairement défaut de bien parce que le bien est ailleurs qu’en lui-même (ch. 5). » Plotin revient ensuite franchement au problème : « Que les méchants soient les maîtres et les chefs des cités, que les justes soient esclaves, ce n’est certes pas convenable, cette circonstance n’ajoutât-elle rien au bien ou au mal qu’ils possèdent. S’il est le maître, le méchant peut commettre les plus grands forfaits, s’il est vainqueur à la guerre, voyez la manière honteuse dont il traite les prisonniers. Tout cela nous fait douter [ aporie, impasse, de passage et privatif]. Comment pareilles choses arrivent-elles s’il y a une providence ? […] La providence doit s’étendre à tout, et son œuvre est de ne rien négliger. Si donc, comme nous l’affirmons, cet univers est suspendu à une intelligence dont le pouvoir pénètre partout, il faut essayer de montrer par où tous ces événements sont comme il faut (ch. 6). » Et derechef, au chapitre 7, Plotin questionne : « Il suffit qu’on n’ait pas ici à faire de reproches à la providence.- Mais lorsqu’on voit les maux qui s’attachent à ceux qui sont le contraire des méchants, lorsqu’on voit les bons pauvres, tandis que les méchants sont riches et ont en surabondance les biens auxquels devraient avoir part leurs inférieurs qui sont des hommes, tandis enfin que les méchants, individus, peuples ou cités, dominent les bons ? Est-ce donc que la providence ne s’étend pas à la terre ? » Plotin récuse ensuite « le hasard et la nécessité » et qui, selon Démocrite repris par Jacques Monod à l’époque moderne, seraient causes de tout ce qui arrive dans l’univers. Avant même d’entendre la réponse de Plotin, faisons une pause et revenons aux thèmes indiqués dans le préambule. Et d’abord, qui est le méchant, qui est le bon ? A la guerre, généralement, tout le monde est volontaire, persuadé de son bon droit, avec les mêmes arguments que l’adversaire. Il est difficile de départager les responsabilités. Le méchant, le mal seraient-ils une illusion d’optique ? Ce serait la plus belle confirmation de l’adage platonicien : « Nul n’est méchant volontairement ». En luttant contre son ennemi, le méchant lutte contre lui-même, il ne reconnaît pas son agressivité, comme celui qui se battrait contre son reflet dans un miroir, qu’il n’aurait pas reconnu. Personne n’est innocent. C’est le thème de l’interchangeabilité du bourreau et de sa victime, développé plus loin par Plotin. Au point qu’on peut hésiter à secourir celle-ci quand on sait avec quelle facilité elle se mue en bourreau, 65 quand elle en a l’occasion ! Tout de même, peut-on renvoyer dos à dos Tartuffe et Orgon, Dutroux et sa victime, au mépris de toute justice ? et combien de Tartuffe, combien de Dutroux n’ont jamais été pris ! Si l’on ne peut établir avec certitude, définitivement qui est le bon, qui est le méchant, il reste à se défendre contre eux avec fermeté, lucidité et pragmatisme et à les subir quand on ne peut faire autrement, comme on subit les cataclysmes naturels qui leur ressemblent étrangement. Et, au fait, pourquoi ne pas chercher à être soi-même Tartuffe, plutôt que Orgon ? C’est déjà le problème de Platon : si l’on possédait l’anneau de Gygès qui rend invisible, de quel forfait ne se rendrait-on pas coupable ? La réponse est que si l’on est philosophe ou homme vrai, bien équilibré, on doit éviter l’avidité qui est un piège, un miroir aux alouettes où l’on se perd. Il y a bien une joie supérieure à toute autre à participer au Bien. En tout cas, la critique ne sera pas arrêtée par les interdits de Plotin : « Mais la sainteté [ loi divine] et la piété [ respect et amour des dieux] nous défendent d’accorder que les faits objectés ne soient pas comme il faut, et d’en faire reproche au créateur [. Au lieu de créateur, il faudrait traduire par ouvrier divin, la notion biblique de création, de surgissement ex nihilo n’existant pas en grec.] » Voici maintenant les réponses de Plotin, au chapitre 8. « On s’étonne de voir l’injustice parmi les hommes parce que l’on juge que l’homme est la partie la plus précieuse de l’univers et l’être le plus sage de tous. » Bréhier commente : « Les idées développées dans ce chapitre s’élèvent notamment contre l’idée stoïcienne que l’homme est l’être précieux entre tous pour qui tout a été fait. » Voilà qui est fondamental. Plotin lutte contre l’anthropocentrisme, qui caractérise la philosophie moderne et fait le malheur de l’humanité en lui faisant trouver le monde absurde, parce que celui-ci n’est pas fait spécialement pour lui. « Mais sa place est entre les dieux et les bêtes, et il incline tantôt vers les uns, tantôt vers les autres. Certains hommes ressemblent à des dieux, d’autres à des bêtes, et la plupart tiennent le milieu. » Je ne peux m’empêcher de penser ici au chefd’œuvre de H.G. Wells L’île du docteur Moreau, roman dans lequel un biologiste cruel transforme des bêtes en homme, et, revenu à Londres, le héros reconnaît la hyène, le chacal ou la tigresse dans les paisibles passants qui se promènent sur le trottoir ! Il est intéressant de remarquer ici que Plotin admet de l’imperfection en l’homme, grâce à son système de l’émanation, donc de l’éloignement de l’Un. Plotin développe ensuite un argument très pragmatique et viril : notre lâcheté permet l’épanouissement du méchant. Il ne conseille pas du tout de « tendre la joue droite quand on vous a frappé sur la joue gauche » ! Cependant, une société qui exacerbe, pour le profit, les tendances criminelles par des revues, des films, etc., et ensuite renonce à éliminer les criminels, est victime finalement de sa propre méchéanceté et d’un retour du bâton. C’est comme si un entrepreneur, pour aller plus vite, attachait les tuiles avec négligence ; il ne faudrait pas s’étonner ensuite si les passants les reçoivent sur la tête ! « Ceux que leur méchanceté rapproche des animaux » lesquels, à mon avis, ne sont pas méchants, puisqu’ils ne tuent ni ne torturent par plaisir dépravé. J’évoquerai à ce propos deux points de vue opposés : celui d’Hubert Reeves qui doute de la providence quand il voit, dans la douceur d’un soir d’été sur un lac italien, une araignée saisir et emprisonner sa proie ; et celui d’une biologiste (et aussi, paraît-il, de Spinoza) qui envoie, sans méchanceté et pour le spectacle de l’ingéniosité de l’araignée, un moucheron dans la toile, en assurant que la mouche se débat seulement pour essayer de s’enfuir et que son système nerveux est bien trop fruste pour éprouver de l’angoisse. J’adopterais plutôt ce second point de vue. « Ceux que leur méchanceté rapproche des animaux sans raison et des bêtes féroces entraînent et brutalisent les hommes moyens qui leur sont supérieurs. Mais, si ceux-ci se laissent dominer par des inférieurs, c’est qu’ils leur sont inférieurs sous certains rapports. Ils ne sont pas encore des gens de bien et sont mal préparés à ne pas souffrir de ces violences. Si 66 des enfants bien exercés physiquement, mais moralement inférieurs par manque d’éducation, battaient à la lutte des camarades qui n’ont reçu nulle éducation physique ni morale, s’ils leur volaient leurs aliments et leur prenaient leurs beaux habits, qu’y aurait-il à faire qu’à en rire ? » On pense d’une part aux enfants spartiates qui exerçaient des sévices sur les hilotes, mais surtout au racket actuel ! « Le législateur n’a-t-il pas raison de permettre qu’ils subissent ce dommage comme un juste châtiment de leur paresse et de leur inertie ? On leur avait enseigné des exercices. A cause de leur paresse, de leur vie molle et relâchée, ils n’en ont pas tenu compte ; les voilà comme des agneaux engraissés, devenus une proie pour les loups. Quant à ceux qui les maltraitent, leur premier châtiment et d’être des loups et des hommes malheureux. […] Ce n’était pas à Dieu à combattre pour les pacifiques ; la loi veut qu’à la guerre on trouve son salut dans la bravoure et non dans les prières. […] Quand des ennemis surviennent, si la paix leur était conservée malgré leurs folies et leurs vices, la providence serait bien négligente de laisser dominer les plus faibles. Les méchants ont le pouvoir grâce à la lâcheté de leurs sujets : c’est justice et le contraire serait injuste. » Cette page de Plotin appelle, hélas ! quelques remarques sur l’actualité. Dans nos sociétés le racket, les violences de toutes sortes sont tolérées, voire encouragées. Ce sont les victimes qui sont punies quand par hasard elles se défendent. Tout un peuple se laisse submerger, envahir par des hordes d’immigrés qui clament leur haine dès leur arrivée. Les autochtones se laissent droguer, ils en redemandent, par leur DATCUL « Distributeur Automatique de Tranquillisant Culturel », leur lâcheté est infinie. Ils ne veulent pas savoir, ils mettent la tête dans le sable. Tartuffe et les droits de l’homme mènent la danse. Ce spectacle désolant est pourtant très excitant intellectuellement : est-ce la première fois dans l’Histoire qu’un peuple se laisse envahir pacifiquement ? Et si toutes les invasions avaient eu lieu avec la complicité des victimes ? C’est une patricienne romaine convertie au catholicisme qui a fait ouvrir, de nuit, les portes de Rome aux envahisseurs. Et si Orgon était amoureux de son Tartuffe et décidé au sacrifice suprême en sa faveur ? Il faut s’attendre à tout de la part de l’homme. En tout cas, la mâle attitude de Plotin nous apporte ici un réconfort. Lorsque nous nous ferons massacrer par les populations qui s’installent en ce moment chez nous et ne parlent déjà que de vengeance, nous pourrons avoir la satisfaction d’avoir atteint notre but, et en attendant nous pouvons dormir tranquilles ! Il est frappant d’ailleurs de constater que non seulement nous subissons l’envahissement, mais encore nous le provoquons, puisque, dans le même temps, nous freinons par tous les moyens la natalité française (facilitation de l’avortement, du divorce, difficulté croissante de l’adoption de Français, de l’obtention du logement pour les autochtones, idéologie philosophique de la « liberté » dans l’esclavage, etc.) Le chapitre suivant, numéro 9, contient encore une riche moisson d’arguments, car le mal et le méchant sont des sujets fuyants, insaisissables, presque fantomatiques. Peut-être arrivera-t-on à coincer le méchant comme Platon le fait pour le Sophiste dans le dialogue du même nom, personnage il est vrai qui ne relève que de la méchanceté ou malhonnêteté intellectuelle, pour ainsi dire, puisqu’il cherche à égarer son interlocuteur par ses mensonges et confusions. Plotin commence donc par récuser virilement la prière, à laquelle les chrétiens nous ont habitués : « Les dieux n’ont pas à négliger leur propre vie pour régler nos affaires particulières… ». Songeons à ce que la prière chrétienne a de vil. Un homme, une femme est à genoux, comme un vaincu à la guerre, c’est une position dans laquelle il ne peut plus s’élancer ou faire quoi que ce soit. Il joint les mains et les tend pour qu’on puisse les lier. C’est un esclave, il demande son salut, la vie sauve, il est prêt à tout, il ne songe qu’à fayoter, à plaire au maître, inconditionnellement. Suit cette réflexion politique : « … pas plus qu’il ne 67 convient aux hommes de bien, qui vivent d’une vie bien supérieure à celle des hommes les plus puissants, de prendre le gouvernement des méchants. D’ailleurs les méchants ne veillent jamais à avoir de bons gouvernants ni à trouver pour eux-mêmes des dirigeants, ils n’ont que jalousie pour les hommes d’un bon naturel ; s’ils les prenaient comme chefs, il y aurait plus de gens de bien. » Si je comprends bien, cette citation est d’un profond pessimisme politique. Seuls les méchants sont amenés à régner, grâce à leur avidité, à leur goût insatiable du pouvoir. Les « hommes de bien » méprisent le pouvoir et ses conditions, ils dédaignent même de se défendre contre les entreprises des méchants. La comédie risque de durer aussi longtemps que l’espèce humaine. Décidément, Dieu serait-il un « sinistre plaisantin », selon le mot d’Hubert Reeves ? Dans la littérature, on constate par exemple que, dans les camps de concentration des différentes guerres au XXe siècle, des sociétés se forment dans ces masses d’hommes regroupés, et les maîtres, qui ne sont pas forcément mal intentionnés au début, choisissent toujours les pires crapules pour les représenter et exercer l’autorité dans les camps, parce que ce sont eux qui feront le mieux marcher à la baguette les prisonniers et qui seront de la plus indigne servilité à l’égard des maîtres ! De même, dans les démocraties modernes, on peut se demander si les maîtres, c’est-à-dire les peuples, ne choisissent pas comme députés et présidents, avec un instinct très sûr, les individus les plus dépravés pour les représenter, les diriger et les mener aux catastrophes ! Plotin revient encore sur l’argument non anthropocentrique, ce qui l’amène à des propos proprement écologistes : « Ainsi l’homme n’est pas le meilleur des êtres vivants, il est dans un rang moyen. […] La race humaine a, sinon le plus haut degré, au moins une part de sagesse, d’intelligence, d’art et de justice, dans les relations mutuelles. Quand on fait tort à quelqu’un on croit agir justement et le traiter selon son mérite. Ainsi l’homme est une belle créature, aussi belle qu’elle peut l’être, et dans le tissu de l’univers, il a une meilleure part que tous les animaux qui vivent sur la terre. [Pas sûr !] […] Les animaux inférieurs à l’homme sont l’ornement de la terre. Il est nécessaire que ces animaux existent ; certains d’entre eux ont une utilité manifeste ; aux autres, on découvre souvent avec le temps des avantages cachés ; aucun n’est inutile, pas même aux hommes (ch. 9). » Plotin en arrive ensuite à la question centrale. Voici la citation intégrale du chapitre 10 : « Mais si les hommes sont méchants malgré eux et sans le vouloir, nul ne peut les déclarer responsables des torts qu’ils font, pas même celui qui en est victime, comme s’il dépendait d’eux qu’il en fût victime. Que leur méchanceté résulte nécessairement du mouvement du ciel ou qu’elle soit une conséquence dérivée des événements précédents, elle est dans le cours de la nature. Et si c’est la raison elle-même qui produit la nature, comment ne pas dire qu’elle produit l’injustice ? Ils sont méchants malgré eux, c’est vrai parce que toute faute est involontaire. Cela n’empêche qu’ils sont des êtres qui agissent par eux-mêmes, et c’est dans les actes qu’ils font par eux-mêmes qu’ils commettent des fautes ; ils ne seraient pas en faute, si ce n’était pas eux qui agissaient. Le principe de la nécessité des fautes n’est pas hors d’eux-mêmes, sinon en un sens très général. Quant au mouvement du ciel, il ne fait pas qu’il n’y ait rien qui dépende de nous ; si tout nous venait du dehors, tout serait en nous comme le veulent ceux qui nous ont faits ; et l’homme, fût-il un impie, ne pourrait pas s’opposer à l’œuvre des dieux ; s’il le peut, c’est que cette opposition vient de lui-même. Enfin quand l’antécédent est donné, le conséquent s’ensuit, mais à condition que, pour expliquer le conséquent, on prenne à la fois tous les antécédents ; or, parmi ces antécédents, il y a l’homme, l’homme qui se meut vers l’honnête par sa nature propre, et qui est un antécédent indépendant [ maître de soi, libre, indépendant, de être originaire de, et soimême]. » 68 La première remarque concernant ce texte capital, c’est que, pour Plotin, les méchants, c’est encore eux, jamais nous qui parlons. Pourtant, on est toujours le méchant de quelqu’un d’autre. Quant aux remords, aux reproches que nous ferait notre conscience, il me semble que c’est plutôt une notion chrétienne et l’intériorisation des reproches que la société ambiante peut nous faire. Chacun fait ce qu’il croit être le meilleur, on n’en sort pas. Toutefois, le fait de reconnaître que je suis méchant n’avance guère, parce que je suis opaque à moi-même, bien souvent je ne sais pas pourquoi j’agis ou comment je pense. Le mystère de la méchanceté est donc aussi grand en ce qui me concerne qu’en ce qui concerne autrui. La seconde remarque, c’est que Plotin, compte tenu de son système, ne résout pas vraiment la question qu’il pose : si le principe de la « faute » est dans le méchant et non dans le cosmos, il n’en demeure pas moins que le méchant fait partie du cosmos et est produit par lui « en un sens très général », certes. Par contre, cette esquive, cette pointe, cette concession de Plotin est riche de suggestions, si l’on n’est pas esclave du système à la manière d’un cuistre. Si je comprends bien, il se forme en l’homme, qui fait partie du cosmos, un nœud de décision qui échappe à l’investigation et à la rationalité supposée de l’univers. Ce pur mystère a pu être nommé par la modernité : liberté, ce qui n’est qu’un mot pour cacher notre ignorance, comme le mot Dieu. En tout cas, le concept moderne de liberté n’existe pas en grec. n’a qu’un sens politique : libre, affranchi. Quant à , dernier mot du texte ci-dessus, il dérive aussi d’une notion concrète, spatiale, d’origine, de compatibilité, comme d’ailleurs tous les mots ou concepts grecs, car notre esprit ne peut pas véritablement penser au-delà de ces notions et tout ce qu’il peut faire, c’est reconnaître ses limites. On conclura donc que la réponse de Plotin n’est pas vraiment satisfaisante dans son système, mais qu’elle fait progresser la question en ouvrant une voie à l’irrationnel, à la liberté, nonobstant toutes les fadaises que l’époque moderne a pu dire à ce sujet. Ce chapitre 10, que j’ai cité en entier, était certainement l’extrême pointe de la méditation de Plotin sur le problème du mal et du méchant, et aussi l’aboutissement de la pensée grecque à ce sujet, déjà indiqué chez Platon. La méchanceté est un mystère, aussi bien chez soi que chez autrui. On espère que les investigations du XXIe siècle sur le cerveau humain l’éclaireront, mais rien n’est sûr, et certains problèmes resteront probablement indécidables. Cela nous rappelle notre Montaigne qui, après une investigation poussée, laisse une zone d’ombre, qui, dit-il, est consubstantielle à l’existence. Maintenant, faut-il rendre grâce au christianisme d’avoir admis la méchanceté, sous la forme du péché originel, comme un mystère consubstantiel à l’existence humaine ? Sans doute, mais les notions de faute, chute, châtiment sont celles d’esclaves incultes, et insolubles pour la raison humaine, qui reste notre caractéristique. Une autre question vient à l’esprit. Que devient la notion de justice platonicienne, inscrite dans l’ordre du cosmos et que l’homme applique à sa vie, ce qui constitue à proprement parler la philo-sophie ? Elle subsiste, il y a une voie moyenne entre scepticisme et dogmatisme. Il nous répugnera toujours de dire que 2 + 2 = 5, ce serait se priver d’une jouissance intellectuelle purement humaine. Il y a place dans le monde pour l’ordre et pour le désordre et il n’est pas question de faire n’importe quoi, au nom d’une prétendue liberté. Voici une nouvelle citation, de mémoire, de Norbert Wiener, le créateur de la cybernétique : « Pour qu’un pont tienne, il faut que l’ingénieur prévoie des zones tampons, d’indétermination, souples pour ainsi dire, qui amortiront les inévitables tensions à l’intérieur de l’édifice. Les équations montrent que ces tensions se concentreront nécessairement en quelques points précis, et aucune structure rigide ne serait assez solide pour les supporter. » Décidément, ce monde est bien étonnant, et, même s’il nous apparaît souvent absurde, du moins il nous évite l’ennui et nous réserve bien des surprises ! 69 La méditation de Plotin revient ensuite en des eaux plus calmes et développe avec bonheur des arguments plus ou moins connus. « La raison est comme le peintre qui ne fait pas seulement des yeux dans un animal […] et nous, nous sommes comme ces critiques ignorants, qui accusent un peintre de n’avoir pas mis de belles couleurs partout ; tandis qu’il a mis en chaque endroit les couleurs qui convenaient. Les cités bien gouvernées ne sont pas celles qui sont composées d’égaux. C’est comme si l’on blâmait un drame, parce que tous ses personnages ne sont pas des héros, et que l’un d’eux est un serviteur ou un homme grossier et mal embouché. Si l’on supprime ces rôles inférieurs, il perd sa beauté, puisqu’il n’est complet qu’avec eux (ch. 11). » Suit l’argument traditionnel d’une justice immanente, qui n’est pas stupide, mais à condition de l’adapter à l’époque moderne en disant que l’humanité paiera tôt ou tard les maux qu’elle a engendrés elle-même (amiante, nucléaire, surpopulation, libéralisme économique), mais que les payeurs ne seront pas forcément les pollueurs eux-mêmes ! « Ceux qui ont tué injustement sont tués à leur tour. Si leur meurtre est une injustice pour qui la commet, il n’est que justice pour eux qui en sont victimes. Celui qui doit être victime rencontre toujours l’homme appelé à lui faire subir le traitement qu’il doit subir. Ce n’est pas par une rencontre accidentelle de circonstances qu’on est esclave, prisonnier de guerre, ou que l’on subit des violences, c’est que l’on avait commis autrefois les actes dont on est maintenant la victime. Qui a tué sa mère [le pauvre homme !] renaîtra femme pour être tué par son fils ; qui a violenté une femme deviendra femme pour être violentée (ch. 13). » L’argument de la beauté et de la diversité du monde mérite d’être cité, non pour son originalité, mais parce qu’il révèle le poète Plotin… et le talent du traducteur Bréhier ! « Voyez la merveilleuse variété en n’importe quelle espèce d’êtres vivants… [ ; tour d’adresse ; : bigarré (galerie couverte de peintures), travaillé ou entrelacé avec un art subtil, souple, fertile en ruses ; compliqué, complexe, difficile à comprendre (comme peut-être Plotin lui-même, ou l’auteur de ces lignes !) Autre traduction donc : quels tours d’adresse, quelle marqueterie subtile chez n’importe quel vivant pris au hasard !] … jusqu’aux plantes ellesmêmes, avec la beauté de leurs fruits et de leur feuillage, l’épanouissement de leurs fleurs, la sveltesse de leurs tiges, et toute cette variété de formes qui n’a pas été créée une fois pour toutes. Elles ne cessent pas de l’être, sous l’influence des astres, dont les positions par rapport aux choses terrestres ne restent pas les mêmes. Ces changements et ces transformations ne se font pas au hasard, mais selon la règle de la beauté comme il convient à l’action de puissances divines (ch. 13). » Je parie que le darwinisme, qui semble réfuter directement cette dernière phrase, se révélera bientôt insuffisant à expliquer l’évolution. Déjà, des processus beaucoup plus subtils sont à l’étude, comme celui des structures dissipatives… « Cet ordre est donc conforme à l’intelligence, sans provenir d’un dessein réfléchi » précise Plotin, au chapitre 14, dans une phrase qui aurait pu être écrite par Bergson, et que ne récuserait pas un scientifique moderne parce qu’elle concilie rationalité et spontanéité imprévisible. « Mais à le prendre tel qu’il est, il est admirable de voir que si l’on avait pu user de la réflexion la plus parfaite, cette réflexion n’aurait pu trouver mieux à faire que ce que nous connaissons. […] On juge insuffisants les dons que la nature a faits à chaque être. On se plaindra par exemple que tel animal n’ait pas de cornes, sans réfléchir que la raison ne peut pas ne pas s’étendre également à tout, que le plus grand doit contenir le plus petit, que le tout doit contenir les parties qui ne peuvent lui être égales, sans quoi ce ne seraient plus des parties. Dans le monde intelligible, tout être est tous les êtres ; ici bas chaque chose n’est pas toutes choses. L’homme, en tant 70 qu’il est une partie du monde, est une de ces choses : il n’est pas l’homme total. […] Certes, on ne doit pas demander à l’être particulier comme tel d’arriver au sommet de la perfection ; sans quoi il ne serait plus un être particulier. » Cependant, Plotin revient, au chapitre 15, au problème du mal, en des pages si belles que je voudrais les citer en entier… et je vais le faire ! D’un point de vue non anthropocentrique, l’existence est un jeu, dont la justification est la beauté. « D’où vient la nécessité de la guerre implacable qui règne chez les animaux et chez les hommes ? Si les animaux se dévorent les uns les autres, c’est un indispensable échange entre des êtres qui d’ailleurs, même si on ne les tuait pas, ne pourraient durer éternellement. Si, au temps où ils doivent quitter la vie, leur mort peut être utile à d’autres animaux, pourquoi déprécier cet avantage ? Qu’a-t-on à dire si être dévoré c’est naître sous une autre forme ? Ainsi l’acteur [ un beau mot, composé de juge, exégète et en dessous ; , c’est celui qui parle en dessous, l’interprète, l’acteur (latin per-sona le masque de l’acteur, à travers lequel passe le son de la voix) et enfin, mot à mot, l’hypocrite ! ] Ainsi l’acteur, tué sur la scène, change de costume [, littéralement schéma, signifie forme extérieure, manière d’être (parent avec habere et avoir), forme caractéristique ou au contraire forme apparente, enfin costume] et reparaît dans un autre rôle [ ce que l’on voit, la figure, le masque de théâtre (per-sona en latin), le rôle, le personnage, la personne. De même Sisamnès et ses bourreaux, vus par le peintre David, sont un et le même. Les rôles sont interchangeables. Du coup, le mal est encore plus insaisissable, puisqu’il s’exerce exclusivement sur soi-même, par on ne sait quel détraquement ou nécessité naturelle !] Il n’est pas mort réellement. Si donc la mort consiste à changer de corps, comme l’acteur change de costume, ou bien quelquefois à quitter tout corps, comme un acteur qui sort définitivement du théâtre [ littéralement exode hors de la scène ; construction servant de couverture, cabane, tente, théâtre, scène] pour ne plus jamais reparaître sur la scène, qu’a de terrible ce changement [ : changement, transformation, métabolisme] des animaux les uns dans les autres ? Cela ne vaut-il pas beaucoup mieux pour eux que de n’être pas nés du tout ? [Bonne question ! Ma réponse est affirmative.] Privés eux-mêmes de la vie, ils ne pourraient entretenir celle des autres. Mais en réalité il y a dans l’univers une vie multipliée qui produit tous les êtres dans leurs formes variées et ne se lasse pas de toujours produire ces jouets beaux et gracieux que sont les êtres vivants [Merveilleuse phrase : . Les deux premiers mots et servent à former le mot kaléidoscope. Cette page aurait pu être écrite par Héraclite. Peut-être l’a-t-elle été en effet.] » « D’autre part, si les hommes s’arment les uns contre les autres, rappelons-nous qu’ils sont mortels. Ces combats en bon ordre, qui ressemblent à des danses pyrrhiques, nous montrent que les grandes affaires des hommes ne sont que des jeux. » Effectivement, dans le tableau de Brueghel intitulé Le suicide de Saül, on aperçoit, d’un point de vue élevé, les lances très nombreuses des deux armées en lutte se courber les unes contre les autres avec ensemble, comme mues par un souffle, ou animées en une danse gracieuse, en un jeu dont le spectateur ignore la règle, et à plus forte raison les acteurs, les soldats. « La danse pyrrhique est une danse guerrière simulant un combat en armes particulièrement en honneur à Sparte et en Crète (Robert). » Dieu serait-il véritablement un « sinistre plaisantin » qui a fabriqué des jouets capables de s’entre-détruire et dont il observerait de haut les dérisoires ébats, un peu comme aujourd’hui des enfants, sur un ordinateur, s’amusent à faire massacrer les uns par les autres des monstres préfabriqués qui n’ont qu’une liberté illusoire ? Non, la vérité, probablement, c’est que Dieu ou la force cosmique nous ignore et nous fait agir on ne sait pour 71 quel dessein ou même simplement selon sa force aveugle. Reste pourtant que cette force produit aussi de la beauté, sans laquelle nous ne saurions vivre… « Ils nous montrent que la mort n’a rien de redoutable ; mourir dans les guerres et dans les combats, c’est devancer quelque peu le terme de la vieillesse ; c’est partir plus vite pour revenir plus vite. Mais s’ils restent vivants et si on prend leurs biens [ chose dont on se sert, richesse], ils connaîtront par là que ces biens n’étaient pas à eux [ : être d’eux-mêmes. La richesse n’est pas consubstantielle à l’homme. Elle ne lui est pas propre. Il n’en est pas propriétaire, strictement parlant]. Plaisante possession [ acquisition] pour les voleurs eux-mêmes [ piller de rapace ; croc, qui a donné le latin harpago le harpon, illustré par un magnifique dessin dans le Gaffiot, et le français Harpagon ; signifie avidité] qui peut leur être enlevée par d’autres ! Si elle ne leur est pas enlevée, ils perdent encore plus à la garder ! Considérons comme un spectacle au théâtre ces meurtres, ces morts, ces prises et ces pillages de villes. Tout cela, ce sont des changements de scène, des changements de costume, les lamentations et les gémissements des grands rôles. Car, dans toutes ces circonstances de la vie réelle, ce n’est pas l’âme, au-dedans de nous, c’est son ombre, l’homme extérieur, qui gémit, se plaint et remplit tous ses rôles sur ce théâtre à scènes multiples, qui est la terre entière. [Voir Héraclite : « Le temps est le jeu d’un enfant .»] Tels sont les actes de l’homme qui ne sait vivre que d’une vie inférieure et extérieure. Il ignore que ses larmes et ses occupations les plus sérieuses ne sont que des jeux. Seul l’homme sérieux [ agile, actif] doit prendre au sérieux les choses sérieuses, le reste des hommes n’est qu’un jouet. Ils prennent leurs jouets au sérieux parce qu’ils ignorent ce qui est sérieux, et parce qu’ils sont eux-mêmes des jouets (ch. 15). » Ce chapitre 15 était sans doute le sommet poétique de ce 47e traité, comme le chapitre 10 en était le sommet métaphysique. Mais Plotin n’a pas fini de nous surprendre. En un sens, le chapitre 15 prouvait trop. Les hommes, ceux que nous disons méchants, sont-ils des marionnettes dans la main d’un Dieu dont nous ignorons les intentions ? Plotin demande encore au chapitre 16 : « Mais, si tout cela est vrai, comment y aura-t-il encore de la méchanceté ? » : mauvais état du corps, état maladif, méchanceté, perversité, bassesse, lâcheté. Le verbe signifie : se fatiguer, souffrir (par exemple, avoir mal à la tête), mais aussi faire souffrir (c’est-à-dire, si je comprends bien, communiquer sa propre déficience). Il n’y a pas de doute : pour un Grec, le méchant est un malade, un être de mauvaise qualité. Décidément, le méchant, bien plus que le sophiste est insaisissable ! Ou il est l’œuvre de Dieu et il n’y a plus de méchanceté ou bien il est spontanéité, causa sui et il est totalement incompréhensible, même si ce méchant, c’est moi ! « Où seront l’injustice et le péché ? [ erreur et faute. Excusons le traducteur Bréhier qui n’a pu faire autrement que d’employer les mots péché ou création qui, à proprement parler, ne conviennent pas pour traduire un texte grec, mais se présentent naturellement en français.] Si tout est bien, comment peut-il se commettre des actes injustes et des péchés ? Et pourquoi y a-t-il des malheureux, s’ils ne sont ni injustes ni pécheurs ? Comment distinguerons-nous des événements conformes à la nature et des événements contraires à la nature, puisque tout ce qui se fait est conforme à la nature ? Comment peut-on être impie envers l’être divin, si son œuvre est telle que nous disons ? Dieu serait alors comme un poète dramatique qui mettrait en scène un personnage adressant des injures à l’auteur. Reprenons, et disons plus clairement ce qu’est la raison et comment il est naturel qu’elle soit ce qu’elle est. Ayons de l’audace, peut-être réussirons-nous à la comprendre ! » Beau programme et belle maxime ! 72 Recueillons donc à notre tour le fruit des méditations de Plotin, étant entendu maintenant que nous ne parviendrons pas à une réponse définitive, non pas par une déficience de la philosophie, mais au contraire par une insondabilité de l’être. « Toute vie, même la moins précieuse, est un acte [ ce qui agit dedans, le principe du mouvement, l’énergie.] C’est un mouvement qui n’est pas toujours perçu, mais qui ne se fait pas au hasard. Les choses où il est présent et qui y participent en quoi que ce soit, sont immédiatement soumises à la raison , c’est-à-dire reçoivent une forme , car l’acte de la raison a le pouvoir d’informer les choses conformément à la vie qui est en elle, et de les mouvoir de manière à leur donner une forme. » Cette phrase aurait pu être écrite par le mathématicien René Thom, l’auteur de la théorie des catastrophes, lequel d’ailleurs cite parfois Plotin et s’en inspire probablement, mais aussi par Norbert Wiener, le créateur de la cybernétique. Plus généralement, la conception grecque du monde, qui tient toujours aujourd’hui moyennant certaines modifications, c’est qu’il y a une source d’ordre mystérieuse, le ou Bien platonicien qui s’incarne en chaque chose, qui est morphogénétique. Suit cette phrase merveilleuse : « L’acte de la raison est donc un acte d’artiste, comparable au mouvement du danseur [ danser ; : partie du théâtre (entre les acteurs et les sièges des spectateurs) où le chœur faisait ses évolutions. : champ de bataille. Dérive peut-être de rangée d’arbres]. Le danseur est l’image de cette vie qui procède avec art. L’art de la danse guide ses mouvements, la vie agit pareillement dans le vivant. » Cela rappelle Louis-Ferdinand Céline, à la recherche du « gentil secret… qui permet l’oubli des vacheries ! » ou, à la rigueur, l’auteur du Zarathoustra. Non seulement la science et l’art sont réconciliés, mais celui-ci est un modèle pour la vie. « La poétique peut fonder une morale et une politique. » Jusqu’à la fin de ce 47e traité, Plotin multiplie les images artistiques. « La raison ne se donne pas toute entière aux choses à qui elle se donne [N’est-ce pas une manière d’admettre l’irrationnel ? Cette phrase peut aussi expliquer la personnalité, la séparation ontologique.] Mais en opposant les parties de l’univers les unes aux autres, elle les crée défectueuses, et elle produit la guerre et le conflit entre elles. Ainsi, elle est un ensemble uni, sans être une unité indivisible. Elle est en guerre avec elle-même dans ses parties [Cela aurait pu être écrit par Héraclite… et l’a peut-être été ! . La guerre est le père de toute chose, mais le logos est un.] Elle a pourtant la même unité et la même liaison que le sujet d’un drame qui est un, malgré les nombreux conflits qu’il contient. Dans la musique, les sons aigus et les sons graves sont rendus consonants par des rapports rationnels (ch. 16). [Objection : oui, mais il n’y a pas de fausses notes, ou alors dans l’art moderne où le compositeur met n’importe quoi !] […] Outre que la raison, prise absolument, est disposée à produire les contraires, ses produits sont d’autant plus des contraires qu’ils sont plus dispersés dans l’espace. Par là, le monde sensible a moins d’unité que sa raison. Il est donc plus multiple, la contrariété y existe davantage. Chaque individu a un plus grand désir [ action de (se) lancer, de tendre vers, élan, désir] de vivre et une plus forte tendance [ ! Voir Spinoza : tout être tend à persévérer dans son être. Il s’aime, il doit même s’aimer ; mais cet équilibre est déséquilibre, méchéanceté pour un autre !] à conserver son unité. Souvent l’amant qui recherche son bien propre détruit l’être aimé, lorsque cet être est périssable. Par son désir de s’égaler à l’univers [ : n’est-ce pas l’ de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ?] chaque partie attire à elle ce qu’elle peut. C’est ainsi qu’il y a des bons et des méchants. De même, les deux parties d’un chœur, obéissant à un même art, évoluent en sens inverse l’une de l’autre ; nous dirons qu’une partie est bonne, 73 l’autre mauvaise, et que tout est bien ainsi. » Certes, une œuvre de Jean-Sébastien Bach, par exemple l’adagio de la sonate BWV 1017 pour violon et clavecin, comporte en même temps deux voix lyriques et déchirées, une voix solennelle et grave, et encore une enfantine et gracieuse ! Mais l’ensemble est harmonique et s’oppose justement à la cacophonie de l’existence. « Mais alors, il n’y a plus de méchants ! -Non, ce qu’on nie, ce n’est pas l’existence des méchants, c’est que leur méchanceté ne vienne pas d’eux-mêmes.- Peut-être faut-il alors pardonner [- être du même avis, avoir connaissance de quelque chose avec d’autres, reconnaître, comprendre, pardonner]. A moins que ce soit à la raison de décider de pardonner ou non. Or la raison ne veut pas que nous pardonnions aux méchants (ch. 17). » Et comment pardonner à Dutroux, voire à Tartuffe, surtout si l’on s’appelle Orgon ! Comment le comprendre même ? Comment pardonner à Dieu si l’on est atteint d’un cancer ? Il s’agit bien là de fausses notes et non d’harmonie en sens contraire. Comment pardonner à ceux qui « viennent jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes », même si, de leur point de vue, ils accomplissent une action juste, voire méritoire ? On ne peut pas renvoyer dos à dos Dutroux et sa victime, Tartuffe et Orgon. En tout cas, la victime a le droit et même le devoir de se défendre. Un scepticisme total n’est pas tenable, pas plus qu’un stoïcisme utopique. Il ne faut pas maudire Dieu, mais il ne faut pas compter sur lui non plus. « Aide-toi, le ciel t’aidera ! » Nous devons tendre à comprendre le monde, dont le méchant fait partie, en sachant que nous n’arriverons jamais à le comprendre vraiment. Nous avons donc repéré une faute, une défaillance dans le raisonnement de Plotin : le méchant ne peut être comparé, semble-t-il, à une composante d’une œuvre d’art. Il est comme un anti-Dieu, qui « jetterait des insultes à l’auteur de la pièce », une sorte de Satan, pour reprendre la mythologie chrétienne, ou encore une pièce d’art moderne dans laquelle des excréments offusquent la vue du spectateur. Toutefois, il ne faut pas se laisser obnubiler par l’existence du mal, et négliger la beauté du monde, comme celui qui ne voudrait voir que les bêtes malades traquées par les prédateurs, au lieu de contempler le cas général des bêtes superbes menant une vie libre et probablement heureuse. Cela étant, Plotin revient aux belles images précédentes. « Dans les drames faits par des hommes, l’auteur donne le rôle ; mais les acteurs tirent chacun d’eux-mêmes leurs qualités et leurs défauts ; car ils ont bien à faire, après avoir reçu le texte de l’auteur. Dans le drame véritable, qu’imitent partiellement les hommes doués de talent poétique, l’âme est l’acteur, elle reçoit son rôle du poète [, bien mieux traduit que par « créateur »] de l’univers. […] Ensuite, elle chante sa partie, c’est-à-dire qu’elle agit et produit selon son caractère propre. La beauté ou la laideur de la voix et des attitudes viennent de l’acteur même. Parfois son jeu ajoute un ornement au poème, parfois il y mêle sa voix fausse ; ce défaut ne change rien à la qualité du drame, c’est l’acteur qui a mal joué. […] De même, l’âme qui est entrée dans le poème de l’univers et qui y fait sa partie comme le personnage d’un drame, a apporté avec elle ses qualités ou ses défauts. A son entrée, elle est mise à son rang ; mais si elle reçoit tout le reste, elle est pourtant elle-même et ses actes sont les siens ; c’est pourquoi elle est punie ou récompensée. [Puisqu’on n’arrive pas à cerner la responsabilité du méchant, au lieu de parler de faute morale et de châtiment, on appliquera une sanction sociale, conforme à une loi, du moins en principe.] […] Les cordes d’une lyre sont mises chacune à une place particulière selon la nature du son qu’elles sont capables de produire. Dans l’univers régneront la convenance et la beauté, tant que chaque être sera placé où il doit être. S’il rend un mauvais son, qu’il aille dans l’obscurité du Tartare ; là, la discordance a sa beauté. Cet univers est beau parce que chaque être n’est pas une pierre inerte, mais apporte sa voix pour concourir à 74 son unité harmonieuse. Sa voix, c’est sa vie qui peut être courte, médiocre et imparfaite. Mais la flûte de Pan ne rend pas un son unique, elle donne aussi des sons légers et faibles qui concourent pourtant à l’harmonie de l’ensemble ; car l’harmonie se partage en parties inégales, et les sons qui y concourent sont dissemblables, mais le son parfait est le son unique qui est fait de tous les autres. […] De même que dans la flûte de Pan ou en d’autres instruments, il y a des tuyaux de longueur différente, les âmes sont placées chacune en un endroit différent ; et chacune à sa place rend le son qui s’accorde avec sa position propre et avec l’ensemble des autres. La méchanceté des âmes a sa place dans la beauté de l’univers ; ce qui, pour elles, est contraire à la nature est, pour l’univers, conforme à la nature (ch. 17). » Voici le commentaire de Bréhier, au sujet de cette dernière phrase : « C’est, jusque dans l’expression même, l’idée stoïcienne : la maladie contraire à notre nature particulière est conforme à la nature universelle. Tout y est conforme, le vice comme la vertu. » Autre indication : « Ce passage a été traduit par saint Augustin dans le De ordine II, 4 ». Mon commentaire : Dieu apparemment se fiche de nous, d’ailleurs Dieu est, mais il n’existe pas, c’est bien sa seule excuse ! La méchanceté, c’est-à-dire l’individualité, existe, mais elle est incompréhensible. Néanmoins, la beauté l’emporte sur la méchanceté et c’est ce qui justifie la vie. Et Plotin de conclure : « Le bourreau, qui est un mal, n’altère pas une ville bien administrée. Il faut un bourreau dans une ville, il est bon qu’il y soit, il y est à sa place ». Le traité III, 2, chapitre 18, s’achève sur cette notion de justice immanente, ou plutôt sur cette notion moderne d’imprévisibilité radicale, qui n’est pas sans rappeler la « main invisible » d’Adam Smith, qui transforme les petites exactions individuelles en un accroissement du bienêtre général, tour de passe-passe inadmissible en économie (voir La Richesse) mais qui donne ici à réfléchir : « Dans l’univers, les conséquences et les suites des mauvaises actions sont la raison même ou sont conformes à la raison. Ainsi, d’un adultère naissent des enfants naturels qui peuvent devenir des hommes distingués. Des prisonniers de guerre déportés peuvent créer une cité bien plus florissante que celles qui ont été saccagées par des hommes pervers. » On peut comparer avec l’histoire reconstruite par Leibniz, qui fut diplomate et connaissait bien son époque : il suppose que Ravaillac n’ait pas assassiné Henri IV, et il montre que la suite des événements eût été pire que celle qui s’est réellement déroulée ! Ainsi se termine le 47e traité dans l’ordre chronologique, classé dans l’ennéade III, 2. Le 48 donne encore quelques belles images, mais surtout énonce la notion moderne de liberté, qu’on trouve certes chez Platon, mais qui est l’extrême pointe du rationalisme grec et sa limite ou son échec, pour ainsi dire, et dont Bréhier n’avait pas tort d’affirmer qu’elle n’était pas tout à fait cohérente avec ce rationalisme. « Le maître de l’univers tisse la trame des effets et des causes, explique Plotin au chapitre 2, avec le concours des êtres dont la nature est de se porter vers le bien ou le mal. Ainsi, dans une armée, le général commande, et les soldats conspirent avec lui en se rangeant. [- souffler ou respirer avec, con-spirer vers un même but. signifie : tous les êtres conspirent, sont animés par un même souffle, malgré leur méchéanceté les uns à l’égard des autres.] L’univers est organisé avec la prévoyance d’un général. Le général se rend compte de ce qu’il y a à faire et à subir. Il prévoit aussi le nécessaire, vivres et boissons, armes et machines, ainsi que tous les résultats de la combinaison de ces divers moyens d’action [affirmation contraire à la pensée moderne : le futur est imprévisible], de manière que chacun de ces résultats se produise à e 75 l’endroit qui convient. Ainsi tout dérive de l’habileté industrieuse du général (ch. 2). » Pourtant, objecte Plotin au chapitre 3, je suis maître [ maître. kyrie éleison signifie chez les chrétiens : ô maître, aie pitié !] de choisir tel ou tel parti. - Mais ton choix se trouve dans l’ordre universel, tu n’es pas un hors-d'œuvre introduit après coup dans l’univers. Tel que tu es, tu y fais nombre. Mais d’où vient que je suis tel ? - Il y a sur ce point deux questions à résoudre : faut-il rapporter la cause du caractère particulier de chacun de nous à l’être qui nous a produits, s’il y en a un, ou à nous-mêmes qui sommes produits ? » On ne sort pas de l’aporie, de l’impasse. Ou plutôt, Plotin va finir par admettre ce fameux principe de la liberté, qui n’est pas grec, qui est moderne, qui désigne seulement notre ignorance, mais qui a au moins le mérite de marquer les limites de la raison pure ! « Il ne faut pas demander si un être est inférieur à un autre, mais si, tel qu’il est, il est complet par lui-même [ qui se suffit à soi-même, autarcique ; de écarter, repousser, tenir bon, se suffire. L’idée originaire est celle de compacité, de résistance, d’être.] Il ne faut pas que tous les êtres soient égaux (ch. 3). » « En réalité, poursuit Plotin au chapitre 4, il y a lieu de blâmer l’homme seulement quand il est méchant, et ce blâme est raisonnable. Car l’homme n’est pas resté tel qu’il a été créé [ou plutôt : fait ] parce qu’il possède, à la différence des animaux, un principe libre [Rappelons que ce mot, en grec, n’a qu’un sens politique. Finalement, que signifie libre au sens moderne ou même déjà chez Platon et Plotin : qui échappe à la raison, qu’on ne peut pas penser, dont on ne peut rien dire. C’est tout simple !] Ce principe n’est certes pas en dehors de la providence et de la raison universelle, mais c’est que les choses supérieures ne dépendent pas des inférieures, au contraire elles les illuminent. […] Les hommes possèdent donc un autre principe, mais ils n’usent pas tous de tout ce qu’ils possèdent. Les uns usent d’une faculté, les autres d’une ou de plusieurs autres et souvent de facultés inférieures. […] Mais, dira-t-on, si les facultés supérieures n’agissent pas sur eux, bien que présentes, c’est la faute de qui ? » Suivent des explications compliquées, 76 qui toutes, semble-t-il, ramènent à l’éloignement de l’être individuel par rapport à l’Un, c’està-dire à une privation et non à l’action positive de cet « autre principe ». - Avant de quitter ce chapitre 4 et le suivant, remarquons en passant deux observations scientifiques de Plotin : « [Pour les êtres de second et de troisième rang], la plus faible impulsion suffit à les faire dévier de la ligne droite. » N’est-ce pas le clinamen d’Epicure, l’indétermination moderne, ou encore la liberté d’indifférence ? D’autre part, « la raison séminale d’un bœuf ne peut être ailleurs que dans la matière d’un bœuf » et « Quand il survient une coupure ou une blessure quelconque, immédiatement la raison séminale qui administre le corps de cet animal rapproche et réunit les bords de la plaie, et guérit ou améliore la partie malade (ch. 5). » Voilà bien le genre d’observations qui a dû conduire Plotin à sa métaphysique, et le genre d’évidences que les scientifiques modernes spécialisés ont tendance à ne plus voir ! Plotin donne ensuite un essai de synthèse de ses idées précédentes. « Les maux viennent de nous lorsque, sans y être du tout contraints par la providence, nous ajoutons spontanément nos actes aux œuvres de la providence et à celles qui dérivent d’elle. Il y a mal lorsque nous sommes incapables de lier la suite de nos actes selon la volonté de la providence, et que nous agissons à notre gré ou au gré de quelque autre partie de l’univers, en ne suivant pas la providence ou en subissant en nous l’action de cette partie. Car un objet perçu ne produit pas la même impression chez tous. La beauté d’Hélène n’impressionnait pas de la même manière Pâris et Idoménée. » De cette spontanéité, ou de cette incapacité, Plotin donne l’exemple suivant : « Les pratiques d’hygiène que l’on suit sont conformes aux prescriptions du médecin ; le médecin les donne d’après son art, aussi bien pour l’état de santé que pour la maladie. Mais si vous faites des actes contraires à l’hygiène [ l’hygiène est l’art de se maintenir en bonne santé], non seulement c’est vous qui en êtes les auteurs, mais vous agissez contre la providence du médecin (ch. 5). » Au passage (chapitre 6), Plotin donne cette maxime, bien en accord avec sa doctrine mais aussi avec celle du mathématicien René Thom à l’époque moderne : « Les choses doivent non pas dépendre les unes des autres, mais se ressembler toutes sous quelque rapport. Et c’est peut-être le sens de ce mot connu : ‘’L’analogie maintient tout » que je traduirais aussi par « Tout est symbole » c’est-à-dire une partie, un fragment d’un tout. Ainsi la connaissance s’expliquerait, non pas vraiment par l’expérience qui n’est qu’un déclenchement, mais par un montage ana-logue (ayant le même logos) de notre esprit et du réel. Et voici les dernières remarques de Plotin sur ce sujet du mal et du méchant : « Ajoutons qu’il existe des choses pires parce qu’il existe des choses meilleures. Comment, dans une œuvre aussi multiforme, le pire pourrait-il exister sans le meilleur ou le meilleur sans le pire ? Il ne faut donc pas accuser le pire d’être dans le meilleur, il faut plutôt être satisfait de ce que le meilleur a donné de lui-même au pire. […] Le principe, c’est tout en un ; tout y est à la fois, chaque partie y est l’ensemble. Mais de ce principe, qui reste immobile en lui-même, procèdent les êtres particuliers, comme d’une racine, qui reste fixée en elle-même, provient la plante : c’est une floraison multiple où la division des êtres est chose faite, mais où chacun porte l’image du principe. Mais déjà, en cette plante, certaines parties contiennent les autres. C’est que les unes sont près de la racine, les autres s’en éloignent progressivement et se subdivisent jusqu’aux ramilles du bout, aux fruits et aux feuilles. Ces parties sans cesse renaissantes ont en elles les germes des parties supérieures, comme si elles voulaient être à leur tour de petites plantes, et avant de se flétrir elles donnent naissance seulement aux parties immédiatement voisines. Puis, au renouveau [. On voit ici l’excellence de la traduction ; signifie de nouveau. Un 77 traducteur médiocre n’oserait pas traduire par renouveau, qui n’est pas dans le dictionnaire grec et qui cependant traduit la pensée de Plotin avec précision, élégance, intelligence et une véritable fidélité] au renouveau, les parties creuses des rameaux se remplissent de la nourriture qui vient de la racine [Ne dirait-on pas la cuisine des dieux, celle qui doit exister sur l’Olympe ? C’est cela la poésie !] et comme ils ont eux-mêmes achevé leur croissance, c’est leur extrémité qui se modifie. En apparence, cette modification vient seulement de la partie voisine ; en réalité, c’est grâce au principe de la plante qu’une partie subit une modification et que l’autre la produit. Car, si les parties en réaction mutuelle sont différentes et bien éloignées de leur principe, elles n’en viennent pas moins d’un seul et même principe : tels agiraient les uns envers les autres des frères qui se ressemblent grâce à leur communauté d’origine (fin du chapitre 7 et du 48e traité). » Ainsi se termine la méditation de Plotin sur le problème du mal. En fait, le bien est peut-être aussi incompréhensible que le mal. On le rattache aussi, traditionnellement, à l’ordre de l’univers. Mais cet ordre comporte du désordre et est plus complexe que ne le croyaient les Grecs. Il s’agit plutôt d’une tendance de notre nature, d’une santé qui engendre la conscience morale et éventuellement le remords, un « instinct divin », un ordre intérieur, une fidélité à soimême qu’il est difficile de mettre en rapport avec l’ordre du monde, ce qui ne veut pas dire que cette tendance au bien soit illusoire. Finalement, après ce très long détour par la philosophie grecque et celle de Plotin, et par la pensée moderne que j’essaie de représenter… on en revient au point de départ ! On ne sait pas ce que c’est que le mal, ni d’ailleurs le bien. On ne sait pas comment fonctionne l’esprit humain et on ne le saura peut-être bien jamais. On ne sait pas si l’univers a un dessein, on n’est pas sûr non plus qu’il n’en ait pas. La « philosophie » moderne de l’absurde, qui consiste à faire n’importe quoi, ne peut se défendre, mais celle de Plotin, de la rationalité absolue du monde non plus. L’ordre et le désordre s’entremêlent d’une manière qui nous échappe. Cela rappelle étrangement le sens commun ! Faire tant d’études pour en arriver au point commun à tout le monde ! Mais cette « critique de la raison pure » n’est certainement pas inutile. Ainsi, lorsque Gödel a démontré l’indécidabilité de certaines propositions, il a guéri quelques tendances utopiques, il a prévu certains obstacles qui font partie de notre condition. Dieu n’est sans doute que ces « structures dissipatives » qui font naître de l’ordre à partir du désordre. Les individus et leur précarité permettraient l’évolution d’un monde en devenir et une meilleure évacuation du flux d’énergie qui traverse notre planète. Voilà qui est peu rassurant pour les êtres que nous sommes, mais, en tout cas, c’est plus optimiste que le mécanisme universel, qui paraissait à tort l’alpha et l’oméga de la physique de la fin du XIXe siècle, et que la « mort calorique de l’univers » désormais réfutée et qui est à la base de la « philosophie » de l’absurde. De plus, nous sommes maintenant vaccinés contre la tentation de croire que la physique, qui fonde la métaphysique, est arrivée à son point final. En particulier, le cerveau, en tant qu’entité physique, pourrait bien obéir à d’autres principes que ceux actuellement connus. Il faut donc vivre à la manière de Montaigne : accueillir la tendance au bien qui est en nous, ne pas avoir de haine pour le méchant (que ce soit un homme ou Dieu, car Dieu aussi est méchant à notre égard, c’est incontestable !) et savoir que Plotin, voire Nietzsche, a tout de même raison, en général : le monde est beau, la vie est belle, et l’humanité contribue à son propre malheur ! 78 CHAPITRE VI Traités 2 à 9, ou ennéades IV,7 ; III,1 ; IV,2 ; V,9 ; IV,8 ; V,4 ; IV,9 ; VI,9 Nous avons donc fait le tour de la philosophie de Plotin, en citant et en commentant neuf de ses traités : les 22e et 23e (ch. 1), les plus importants du point de vue métaphysique, les 26e et 30e (ch. 2), 31e et 1er (ch. 3), 33e (ch. 4) et 47e et 48e (ch. 5), les plus importants du point de vue moral. Comme la classification de Porphyre ne nous convient pas, et qu’aucune autre ne paraît s’imposer, il reste à examiner les quarante-cinq traités restants, dans l’ordre chronologique, qui aura peut-être l’avantage de montrer une évolution philosophique de l’auteur. L’ensemble des traités a lui-même été réparti en trois périodes par Porphyre : les traités 1 à 21 furent écrits avant l’arrivée de Porphyre auprès du maître en l’an 255 (Plotin avait cinquante et un ans et Porphyre trente), les traités 22 à 45 furent écrits pendant le séjour de six ans de Porphyre auprès de Plotin, les traités 46 à 54 après le départ de Porphyre. Celuici déclare : « Je trouvai ces vingt et un traités déjà écrits, lorsque je le rencontrai pour la première fois. Les seconds traités sont de sa maturité, les troisièmes d’une époque où son corps était fatigué : d’où les différences dans la force de la pensée. Les vingt et un premiers sont les plus légers de substance ; il n’a pas encore assez de vigueur pour atteindre à une pensée ferme. Ceux de la seconde série indiquent une complète maturité ; à quelques détails près, ces vingt-quatre traités sont parfaits. Quand il écrivit les neuf derniers, ses forces diminuaient, et dans les quatre derniers plus encore que dans les cinq précédents. » Il n’en reste pas moins que les traités les plus importants sont les 22e et 23e, étudiés ici au chapitre 1, et les 47e et 48e, étudiés au chapitre 5. Le 2e traité dans l’ordre chronologique, classé dans l’ennéade IV, 7e traité, et intitulé De l’immortalité de l’âme, est « le plus élémentaire et pour ainsi dire le plus scolaire qu’ait écrit Plotin » dit Bréhier. Il consiste en sèches discussions d’arguments anciens sur l’âme, qui reviendront peut-être un jour d’actualité, mais qui ne nous intéressent plus aujourd’hui. A noter cependant ce résumé de Bréhier : « La question de l’immortalité de l’âme reste en somme, chez Plotin comme chez Platon et les stoïciens, une question physique et cosmologique autant qu’une question intéressant la destinée humaine. Les âmes sont les forces qui animent le monde, et la conservation éternelle du monde implique la perpétuité des âmes. Le problème de la destinée morale proprement dite devient aussi, d’une manière bien curieuse, solidaire de l’affirmation de l’éternité du monde : seul le christianisme, en concevant une âme indépendante de toute fonction cosmologique, a pu rompre cette solidarité. » Cette dernière affirmation semble compatible avec ce que l’on soupçonne aujourd’hui : le cerveau humain obéirait à d’autres principes physiques que ceux de l’univers, lesquels ne sont pas bien connus non plus ! - Le 3e traité, classé en III, 1 et intitulé Du destin pose tout au plus quelques problèmes qui seront examinés dans les traités ultérieurs. Le 4e traité, noté IV, 2, et intitulé De l’essence de l’âme II (parce qu’il fait suite au 2e, déjà vu) débute par une belle explication quasiment physique du principe moderne de nonséparabilité. « Nous disons donc qu’il y a des choses qui sont primitivement divisées et éparpillées par nature. Ce sont celles dont aucune partie n’est identique à une autre de leurs parties ni à l’ensemble de ces parties. Chaque partie y est nécessairement moindre que le tout. Telles sont les grandeurs sensibles et les masses matérielles, dont chacune occupe un lieu propre, et qui sont telles que la même ne peut être à la fois en plusieurs lieux. A ces choses s’oppose une autre essence qui n’admet aucune division. Indivisée et indivisible, ne comportant pas de dimensions, pas même pour la pensée, elle n’a pas besoin de lieu, et elle ne se trouve en aucun être particulier ni 79 par fragment ni dans sa totalité. Elle a pour véhicule tous les êtres à la fois, non qu’elle y cherche un soutien, mais parce que les autres choses ne peuvent ni ne veulent rester sans elle. Toujours identique à elle-même, elle est comme un point commun à toutes les choses qui viennent après elle. Elle est comme le centre dans un cercle [ j’ajoute : ou comme le postulat ou la définition qui subsiste implicitement dans tout théorème ultérieur] : tous les rayons tirés du centre à la circonférence laissent pourtant le centre immobile, bien qu’ils naissent de lui et en tiennent leur être. Ils participent du centre [, littéralement : signe, point], et ce point invisible est leur origine, mais ils s’avancent au dehors, bien qu’ils y restent attachés (ch. 1). » Dans la suite de ce mince traité, Plotin se sert de cet argument pour montrer l’indivisibilité, la substantialité de l’âme « divisible parce qu’elle est en chaque partie du corps dans lequel elle est ; indivisible parce qu’elle est toute entière dans toutes les parties et dans une partie quelconque de ce corps (ch. 1). » Autre argument classique : si l’âme n’est pas indivisible « comment de sensations multiples, celle des yeux et des oreilles, par exemple, tirera-t-elle la connaissance d’un objet un ? (ch. 2). » Le 5e traité, V, 9, intitulé De l’intelligence, des idées et de l’être, fait partie des nombreux traités de Plotin (environ un sur deux) qui sont d’une grande sécheresse et aridité et qui ne nous touchent plus aujourd’hui. Finalement, ici, c’est un commentaire de Bréhier, assez souvent répété en d’autres traités, qui retiendra notre attention. « Il faut remarquer que cette transmutation des idées platoniciennes en un monde d’intelligences, répond à une tendance d’esprit fort générale depuis les stoïciens moyens et Philon d’Alexandrie : ces philosophes introduisent des sujets actifs ou contemplants partout où Aristote et Platon parlaient de formes, d’essences et d’idées. C’est l’époque où l’objet solide de la pensée paraît se diluer et s’évanouir au profit d’une certaine attitude contemplative, supérieure à toute détermination méthodique des objets. - Dans ces conditions, les Idées platoniciennes seront saisies moins comme un système articulé que comme une unité, d’abord l’unité d’une science qui serait achevée et dont toutes les parties seraient vues d’un coup, ensuite l’unité d’un monde analogue au nôtre, mais où la simple sympathie des parties serait remplacée par une interpénétration mutuelle ; le monde moins les obstacles qui empêchent les êtres sensibles de s’unir plus intimement, voilà le paradigme ou l’animal en soi, dont Platon a parlé au Timée (IX, 3-15). C’est un monde où il n’y aurait, comme dans le nôtre, rien de contraire à la nature, où la perfection du rythme et de l’accord ne serait pas entravée. C’est notre monde moins le temps, qui distingue les êtres les uns des autres, notre monde moins les catégories, un monde où le lieu ne divise pas, où la qualité ne s’ajoute point à la substance. On voit les tendances : les Idées, cela veut dire surtout, chez Plotin, une certaine transformation de la vision des choses, où seraient supprimés les obstacles qui s’opposent, ici-bas, à la libre et pure contemplation. » J’ai déjà dit ce qu’on pouvait penser de cette critique de Plotin. La non-séparabilité, un principe immanent en toute chose, indépendant du temps et de l’espace, existe physiquement, un monde des essences aussi probablement. En 1936, Bréhier ne pouvait pas le savoir. Il adopte une position profondément anti-philosophique, c’est-à-dire que, plus ou moins consciemment, il sanctifie la perception immédiate, comme s’il ne pouvait en exister d’autre. En fait, le monde n’est pas trivial, il ne se réduit pas à ce que nous en voyons. Le monde de Brueghel ou de Bach est celui que nous apercevrions si nous n’étions pas limités à un point de l’espace et du temps. C’est un témoignage, voire plus, en ce qui concerne la transcendance. La méditation précédente sur le mal nous a convaincus de la séparation, de la cacophonie qu’est l’existence. Mais l’harmonie existe aussi, la beauté n’est pas un leurre. Elle est aussi tangible que l’existence. C’est au moins une foi et probablement plus. C’est pourquoi le monde décrit 80 par Plotin, même revu et corrigé par Bréhier au nom du sens commun, n’est pas une fiction mais une réalité, et en tout cas, c’est la charte de l’art et la plus exacte esthétique ! Le 6e traité dans l’ordre chronologique, ennéade IV, 8e traité, intitulé De la descente de l’âme dans le corps, débute par un passage superbe : « Souvent je m’éveille à moi-même en m’échappant de mon corps. Etranger à toute autre chose, dans l’intimité de moi-même , je vois une beauté aussi merveilleuse que possible. Je suis convaincu, surtout alors, que j’ai une destinée supérieure. Mon activité est le plus haut degré de la vie. Je suis uni à l’être divin, et, arrivé à cette activité, je me fixe en lui au-dessus des autres êtres intelligibles. Mais, après ce repos dans l’être divin, redescendu [ opposé à ] de l’intelligence à la pensée réfléchie, je me demande comment j’opère actuellement cette descente, et comment l’âme a jamais pu venir dans les corps, étant en elle-même comme elle m’est apparue, bien qu’elle soit en un corps. » Commentaire de Bréhier : « Cette forme de soliloque, si fréquente chez Philon, est très rare chez Plotin, dont la contemplation, toujours perdue dans l’objet [oui, bravo !] revient rarement sur lui-même. Sur cet oubli du moi, voir etc. » Plotin poursuit en citant deux poètes philosophes : « Héraclite [mon premier amour philosophique !] qui nous invite à rechercher comment l’âme a pu venir dans les corps, pose la nécessité d’échanges entre les contraires, il parle d’une ‘’route vers le haut et vers le bas ’’ [la citation complète ajoute ‘’cette route est une et la même’’]. Il dit ‘’en changeant , il reste en repos ’’ et ‘’il est pénible de recommencer le même effort’’. Telles sont les images qu’il emploie. Mais il a négligé d’éclaircir ces paroles. Peut-être pensait-il qu’il faut chercher par nous-mêmes ce que lui-même avait trouvé en le cherchant. Empédocle dit que c’est une loi pour les âmes pécheresses de déchoir jusqu’ici. Lui-même ‘’exilé auprès des Dieux, est venu, obéissant à la folie de la Dispute’’, et il a fait, je crois, autant de révélations que Pythagore. Ses disciples ont interprété allégoriquement ce passage et beaucoup d’autres. Mais le style poétique lui permettait de ne pas être clair (ch. 1). » Le mot est employé ici dans son acception étroite de poésie, seule retenue en français. Quel est le rapport avec le sens général de composer (avec des éléments) un tout, donc faire naître 81 quelque chose de nouveau, provoquer (indûment traduit par créer) ? Réponse : lorsque le poète Brueghel compose en un même paysage des éléments pris en des temps et des lieux différents, il élargit les limites de notre perception et révèle la transcendance du monde. Le chapitre 1 se poursuit par une exégèse lumineuse de Platon, que je résume, parce qu’on ne peut tout citer. Plotin est en désaccord implicite avec Platon du Phèdre et de la République disant que l’âme est dans le corps comme dans un tombeau. Il constate que, dans le Timée, Platon fait « l’éloge du monde et déclare qu’il est un dieu bienheureux. L’âme de l’univers a été envoyée en lui par Dieu, ainsi que l’âme de chacun de nous, afin que l’univers fût parfait. » « En cherchant chez Platon des enseignements sur notre âme […] » poursuit Plotin au chapitre 2 : eh oui ! c’est la bonne lecture et non celle de l’érudit qui prépare un concours ou un livre. En cherchant donc des enseignements sur notre âme, nous retombons sur le problème du mal et sur son aporie qui a été dégagée aux 47e et 48e traités. Voyons donc les remarques pertinentes de Bréhier sur ce 6e traité, et ensuite les compléments d’information donnés par Plotin, qui n’apportent rien de vraiment nouveau par rapport à ces 47e et 48e traités, lesquels d’ailleurs ont été écrits plus tard. « Pourquoi l’âme humaine ne suit pas toujours Zeus et les dieux (dans le mythe du Phèdre), mais s’engage dans le corps et les passions ? écrit Bréhier. Plotin doit montrer pourquoi cette âme malheureuse n’est pas restée une force cosmique parfaite et inaltérable agissant sur le corps avec la tranquillité inaltérable de l’âme de l’astre, pourquoi sa vie est un drame et non plus une contemplation. « La pensée de Plotin à partir d’ici (ch. 4, ligne 10) ne va pas sans de grosses difficultés. La chute de l’âme dans le corps ‘’la perte des ailes ‘’ n’est pas du tout indispensable à l’ordre des choses, et elle ne s’applique donc que par une sorte de spontanéité mauvaise d’une âme qui veut s’isoler, se séparer pour s’appartenir à elle-même, et qui ainsi s’affaiblit. La chute constitue alors un péché volontaire de l’âme, et l’âme a une double vie, alternant entre le monde sensible et le monde intelligible, entre la méditation et la sensation. Mais cette manière d’envisager la chute de l’âme comme une sorte de dérangement à l’ordre cosmique ou du moins d’addition à cet ordre ne saurait être la solution dernière de Plotin puisque, d’autre part (ch. 5, ligne 11), il considère la passion et la descente de l’âme comme l’effet d’une ‘’loi éternelle de la nature’’. Tout le développement, jusqu’à la fin du chapitre 7, est destiné à faire rentrer la chute des âmes et la perte des ailes dans l’organisation de l’univers. Le péché volontaire, tel qu’il ressortirait du chapitre 4, si on le lisait tout seul, introduirait dans le système du monde un événement dramatique, imprévisible, inattendu, ce qui répugne profondément au platonisme de Plotin. La faute de l’âme devient donc le résultat d’une nécessité de sa nature. Ce qui, par un côté, est péché d’une âme, est, par un autre, participation du sensible à l’intelligible dans toute la mesure du possible (ch. 6, ligne 13). La solution définitive de Plotin ne saurait donc être que dans une sorte d’harmonie préétablie entre les dispositions intérieures de l’âme, « son mouvement propre » (ch. 5, ligne 9) d’une part, et la loi de l’univers. Il n’y a pas désaccord entre ‘’la nécessité et le volontaire, puisque la nécessité contient la volonté’’. L’âme ainsi conçue est une pièce nécessaire dans la hiérarchie des êtres.» Or, c’est une solution inacceptable, telle quelle, on l’a vu à propos des 47e et 48e traités. Voyons maintenant le texte de Plotin ou plutôt quelques phrases isolées qui contiennent des remarques intéressantes. Quel est le rapport entre l’âme universelle (entendons : l’ordre du monde) et les âmes particulières ? « C’est comme si une ville avait une âme. Elle contient des habitants dont chacun a une âme ; mais l’âme de la ville est plus parfaite et plus puissante, bien que rien n’empêche que les autres âmes soient de même nature qu’elle. » Cette phrase poétique me rappelle un poème de jeunesse que j’avais écrit alors que je ne 82 connaissais pas Plotin et qui commençait ainsi : « Saint-Antonin, la Ville-Femme : le martèlement de mon pas n’a réveillé que l’écho à la paroi abrupte de la chair. » Au chapitre 5, Plotin concilie, d’une manière typiquement philosophique, sa propre doctrine avec celles de Platon, d’Héraclite et d’Empédocle, et il prétend résoudre l’aporie fondamentale : « Il n’y a donc pas de divergence entre toutes ces expressions platoniciennes, pas plus qu’avec les expressions d’Empédocle : l’exil qui sépare l’âme de Dieu, le voyage errant, la faute ; ni avec celle d’Héraclite : le repos dans l’exil, et en général la liberté [ signifie en grec, simplement et platement : volontaire, par opposition à : par inadvertance. Néanmoins, chez Platon déjà, comme ici chez Plotin, il a pu être pris au sens abstrait et moderne de : libre] dans la descente n’est pas contradictoire avec la contrainte. [Si, elle l’est, est strictement le contraire de !] C’est toujours involontairement qu’on va au pire ; mais comme on y va par son mouvement propre, on peut dire que l’on subit la peine de ce que l’on a fait (ch.5). » Voici encore quelques phrases remarquables, plus ou moins arbitrairement reliées par moi : « On n’est en désaccord ni avec soi-même ni avec la vérité en disant que c’est Dieu qui a envoyé l’âme en un corps. Et en effet les derniers effets d’un principe se rapportent toujours au principe d’où ils sont issus même si les intermédiaires sont nombreux. […] De fait, chacun est émerveillé des richesses intérieures d’un être en voyant la variété de ses effets extérieurs, tels qu’ils sont dans les ouvrages délicats qu’il fabrique (ch.5). Il est inhérent à toute nature de produire après elle et de se développer en allant d’un principe indivisible, sorte de semence, jusqu’à un effet sensible. […] Il n’y a rien qui empêche un être d’avoir la part de bonté qu’il est capable de recevoir (ch.6). Nous ne connaissons pas tout ce qui se passe en une partie quelconque de l’âme, avant d’être arrivés à la connaissance complète de l’âme. Par exemple, le désir, s’il reste dans la faculté appétitive, n’est pas connu de nous. Il est connu lorsque nous le percevons par la faculté du sens intérieur, par la réflexion ou par toutes les deux (ch. 8 et dernier). » Le 7e traité, classé dans la Ve ennéade, 4e traité, et intitulé Comment ce qui est après le Premier dérive du Premier, et de l’Un, ne contient rien qui ne sera développé dans les 22e et 23e, déjà étudiés. Notons pourtant cette phrase qui revient comme un leit-motiv à travers les ennéades : « Dès qu’un être arrive à son point de perfection, nous voyons qu’il engendre. Il ne supporte pas de rester en lui-même, mais il produit un autre être ; et cela est vrai non seulement des êtres qui ont une volonté réfléchie, mais encore de ceux qui végètent sans volonté, ou des êtres inanimés qui communiquent tout ce qu’ils peuvent de leur être. Par exemple le feu réchauffe, la neige refroidit, le poison agit sur un autre être. Enfin, toutes les choses, autant qu’elles peuvent, imitent le principe en éternité et en bonté (ch. 1). » Le 8e traité, IV, 9, intitulé Est-ce que toute les âmes font une âme unique ? fait partie de ces œuvres de jeunesse qui posent des questions qui seront résolues ou du moins examinées ultérieurement, notamment celle de la non-séparabilité. Néanmoins, d’intéressantes précisions sont à relever çà et là, notamment sur la parenté de l’âme universelle avec les âmes personnelles et sur leur parenté entre elles (la sym-pathie). La réponse de Plotin ici, schématiquement, est que la descente de l’âme dans un corps l’isole partiellement des autres âmes individuelles en l’affaiblissant, mais que bien des faits montrent la persistance d’une parenté sous-jacente avec les autres âmes. Bréhier commente : « L’âme est un principe d’explication cosmologique, exigé par l’ensemble de la doctrine qui doit retrouver dans l’unité du monde sensible l’image de l’unité du monde intelligible. Plotin n’est pas libre de concevoir les destinées individuelles autrement que dans leur liaison avec la force cosmique 83 fondamentale qui anime le monde. [...] Comment une même essence tout en restant en ellemême, peut exister en des choses multiples ? C’est une question fondamentale et peut-être [sûrement !] la plus importante de toute la métaphysique de Plotin. C’est l’aspect plotinien de la grande difficulté de la participation, à laquelle il revient en particulier dans les 4e et 5e traités de la dernière ennéade [les 22e et 23e traités dans l’ordre chronologique, déjà étudiés au chapitre 1]. » Cette sympathie universelle incite à penser aujourd’hui que la darwinisme ne suffit pas à expliquer la formation des espèces vivantes. D’ailleurs, d’où viendrait l’intelligence humaine, si elle n’est parente avec l’intelligence universelle, celle de la nature ? Mieux vaut l’expliquer par cette phrase de Prigogine : « Parvenue à un certain degré de complexité, la matière voit. » Ici, il ne s’agit nullement de mysticisme, mais de l’extrême pointe de la science expérimentale. Le 9e traité dans l’ordre chronologique, intitulé Du bien ou de l’Un, est classé par Porphyre dans la VIe ennéade, 9e et ultime traité. Il termine donc l’édition des ennéades, par la fameuse formule : (il faut) « fuir seul vers lui seul [vers Dieu ou Un] ». C’est donc avant tout un très beau texte mystique, le premier vraiment intéressant dans l’ordre chronologique, mais d’un mysticisme rationnel. Comme il comporte aussi des explications sur la doctrine de l’Un, Bréhier déclare : « Ce traité est, dans l’ordre chronologique, le premier où Plotin expose ses spéculations sur le Bien et l’Un. Il est aussi le plus clair, le plus classique, et c’est en lui que la plupart des commentateurs puisent leurs informations sur la doctrine du premier principe. » En ce qui me concerne, j’ai préféré « puiser mes informations » dans les 22e et 23e traités moins mystiques, mais plus approfondis et rationnels. Bréhier poursuit son introduction par un petit cours de philosophie qui a le mérite d’être très clair. « Les spéculations relatives à l’Un ont, dans la pensée hellénique, dès son aurore, une place considérable. On y distingue nettement deux directions principales : d’une part celle des pythagoriciens et de Platon qui voient dans l’Un une réalité primordiale d’où dérivent toutes les essences et toutes les existences. A cette direction peut se rattacher la doctrine stoïcienne qui voit la raison de tout être dans la puissance qui en unifie et en contient les parties ; d’autre part celle d’Aristote, suivant qui l’Un n’est, pas plus que l’être, une réalité, mais, comme lui, un terme transcendantal, c’est-à-dire un terme qui se dit également de toutes les catégories. De plus l’un et l’être sont convertibles ; tout ce qui est être est un, tout ce qui est un est être. Plotin a suivi la première de ces deux directions : c’est par leur unité que les êtres sont des êtres. » Voici le texte même de Plotin (ch. 1) : « C’est par l’Un que tous les êtres ont l’existence. Quel être existerait s’il n’était un ? Séparés de l’unité, les êtres n’existent pas. L’armée, le chœur, le troupeau n’existeront pas, s’ils ne sont pas une armée, un chœur et un troupeau. La maison et le vaisseau eux-mêmes ne sont pas s’ils ne possèdent l’unité, car la maison est une maison et le vaisseau un vaisseau, et s’ils perdaient cette unité, il n’y aurait plus ni maison ni troupeau. Il en est de même des plantes et des animaux, chacun d’eux est un seul corps. Mais s’il échappe à l’unité et se fragmente en parties multiples, il perd l’être qu’il possédait et n’est plus ce qu’il était. Il se change en d’autres êtres qui, tous tant qu’ils sont, sont chacun un être. Il y a santé lorsqu’il y a unité de coordination [ mise en ordre, syn-taxe] dans le corps ; beauté lorsque l’unité tient unies les parties ; vertu dans l’âme, lorsque l’union de ses parties va jusqu’à l’unité et à l’accord [, autrement dit l’équilibre]. Puis donc que c’est l’âme qui, en fabriquant , le corps, en le façonnant [ modeler, qui a donné plastique, terme de statuaire], en lui donnant la forme et l’ordre , ramène tout à l’unité, faut-il remonter jusqu’à elle et dire que c’est elle qui est l’Un ? » Réponse : 84 non, elle tient son unité de l’Un et le transmet aux êtres, mais « chacun des êtres dont on dit qu’il est un être est un dans la mesure où le comporte son être ; moins il est, moins il a d’unité et plus il est, plus il a d’unité (ch. 1). » D’où cette conclusion claire, déjà vue dans mon chapitre 1 : « L’Un n’est donc ni la totalité des êtres [puisque, alors, il ne serait plus un], ni l’Intelligence [car, de cette manière aussi il serait la totalité des êtres, puisque l’Intelligence est cette totalité], ni l’être ; car l’être c’est toute chose (ch. 2). » « Qu’est donc l’Un, et quelle nature a-t-il ? » demande Plotin au chapitre 3. L’âme, dit-il, a tendance à sortir d’elle-même pour considérer des êtres déterminés. Or, elle doit au contraire se purifier, rentrer en elle-même, pour contempler, autant que c’est possible, le principe de tous les êtres, l’Un. Mais attention ! l’homme n’est pas un Dieu qui s’ignore, comme chez les Romantiques, l’Un est tout entier en tout être, et non seulement en l’homme, qui tout au plus a la faculté de le contempler. « Puisque la nature de l’Un est génératrice de tout, elle n’est rien de ce qu’elle engendre. Elle n’est pas une chose, elle n’a ni qualité, ni quantité, elle n’est ni intelligence ni âme ; ‘’elle n’est ni en mouvement ni en repos ; elle n’est pas dans le lieu ni dans le temps (Parménide de Platon)’’ elle est en soi, essence isolée des autres, ou plutôt elle est sans essence, puisqu’elle est avant toute essence, avant le mouvement et le repos, car ces propriétés se trouvent dans l’être et le rendent multiple (ch. 3). La plus grande des difficultés, c’est que nous ne comprenons l’Un ni par la science ni par une intuition intellectuelle , comme les autres intelligibles, mais par une présence [ présence au sens concret, terme qui sera employé par les chrétiens au sens de parousie : retour du Christ au Jugement dernier] supérieure à la science. L’âme s’éloigne de l’unité [mot à mot : l’âme souffre de son éloignement apostasie de l’Un] et n’est pas absolument une, lorsqu’elle saisit un objet par la science, car la science est un discours et le discours est multiple . Elle dépasse donc l’unité et tombe dans le nombre et la multiplicité. Il faut donc surmonter la science et ne jamais sortir de notre état d’unité ; il faut s’éloigner de la science et de ses objets. Il faut abandonner toute autre contemplation, même celle du Beau, car le Beau est postérieur à lui et vient de lui, comme la lumière du jour vient tout entière du soleil. C’est pourquoi Platon dit qu’ ‘’on ne peut le dire ni l’écrire’’. « Mais nos paroles et nos écrits dirigent [, qui a donné pompe, procession religieuse] vers lui. Ils nous font sortir [ réveiller] du langage pour nous éveiller à la contemplation. Ils montrent en quelque sorte la voie à celui qui veut contempler. Car l’on va jusqu’à lui apprendre la route et le chemin [ passage, détroit] ; quant à la contemplation, elle est l’œuvre de celui même qui veut contempler. Si donc l’on ne va pas vers la contemplation, si l’âme n’a pas l’intelligence de la splendeur de là-bas, si elle ne subit pas et ne retient pas en elle cette passion amoureuse de l’amant qui, voyant l’objet de son amour, trouve en lui son repos, si celui qui reçoit la lumière véritable, et illumine toute son âme en s’approchant d’elle, est retenu, dans sa montée, par un poids qui fait obstacle à sa contemplation, s’il ne monte pas seul mais s’il emporte avec lui ce qui le sépare de lui et s’il ne s’est pas encore réduit à l’unité, […] s’il reste en dehors de lui, pour toutes ces raisons ou bien parce qu’il manque d’instruction [ qui a donné pédagogie] raisonnée ou de foi dans l’instruction qu’on lui donne, qu’il ne s’en prenne qu’à lui et qu’il s’efforce de s’isoler en s’écartant de tout (ch. 4). » Bréhier commente : « Par foi, Plotin entend non pas la foi en une révélation, mais la confiance en des raisons, confiance qui peut préparer la vision mystique, mais qui n’y équivaut pas. » Et Bréhier concurrence son maître dans ces termes 85 magnifiques : « Le langage est fait ici non pas pour désigner la chose, mais pour suggérer à l’âme l’attitude voulue, pour diriger l’auditeur vers l’ineffable vision. Mais c’est en se détachant et comme en s’allégeant de tous les poids qui retiennent l’âme, c’est dans la solitude parfaite que l’on peut voir le parfait solitaire : tout dépend ici de l’attitude de l’âme. L’Un ne se refuse jamais à qui est disposé et préparé comme il faut pour le recevoir. » Aux chapitres suivants, Plotin précise sa pensée religieuse, c’est-à-dire qui nous relie à l’être, par le recueillement, mais à partir de la science. « Quiconque pense que les êtres sont gouvernés par le hasard ou par un pouvoir spontané [Epicure] et qu’ils sont dominés par des causes corporelles [on peut voir ici le déterminisme ou mécanisme du XIXe siècle, battu en brèche au XXe] est repoussé bien loin de Dieu et de la notion de l’Un. Notre discours ne s’adresse pas à lui, mais à ceux qui admettent une nature autre que les corps et qui remontent jusqu’à l’âme. Il faut entendre par intelligence autre chose que la faculté de raisonner et de conclure (ch. 5). » Effectivement, on soupçonne aujourd’hui que l’intelligence est une faculté mystérieuse et multiforme. Au chapitre 6, Plotin dit de l’Un : « Ce qui n’est pas en autre chose ». C’est la formule de la première hypothèse du Parménide 138a. Mais c’est aussi l’exact contraire de la définition de l’image : « Ce qui est en autre chose ». Il faut comprendre que la première formule signifie que l’Un n’est pas dans un lieu ou dans un être déterminé, mais qu’il est tout entier en tout lieu et en tout être. L’image par contre est dans un être déterminé, mais il est vrai qu’elle peut être aussi en un autre, comme l’Idée de table est aussi bien dans une table à dessin que dans une table à manger. Le monde de Plotin est donc un monde lumineux, enchanté où, à partir d’une origine inconnaissable, rayonnent des images qui animent les êtres et les relient entre eux et à leur principe. Suivent des commentaires de la première hypothèse du Parménide qui font redondance avec ce qui a été cité et expliqué en mon chapitre 1. Ainsi « l’Un n’occupe pas de lieu , il n’a pas besoin d’être fixé en un lieu comme s’il ne pouvait se soutenir lui-même [ : si l’Un se porte lui-même, par contre l’image a besoin de transport, de métaphore pour trouver son analogue en d’autres êtres. La métaphore (poétique) est donc une quête de l’Un à travers ses diverses manifestations.] L’Un n’a pas de volonté. Il n’a pas de pensée, pour qu’il n’y ait pas en lui d’altérité. [On est donc loin d’un Dieu chrétien et proche d’un Dieu physicien, beaucoup plus crédible aujourd’hui]. Supposons que l’Un ait besoin de quelque chose ; il cherche alors évidemment à n’être plus un. Il aura donc besoin d’un élément destructeur de lui-même. » En fin du chapitre 6, Plotin a cette phrase qui l’oppose à mon avis nettement à Descartes : « La pensée ne pense pas elle-même, mais est cause qu’un autre être pense » Autrement dit, il y a de la pensée, je l’appréhende en moi-même, mais j’en suis l’hôte et non le propriétaire ! Plotin, conformément à sa promesse du chapitre 4, donne au chapitre 7 un guide du recueillement, de ce que l’on appellerait aujourd’hui la vie intérieure : « Si, parce que l’Un n’est aucune de ces choses, vous n’en avez qu’une idée indécise [ ; signifie limiter ; , c’est l’horizon, signifie sans limite ; l’aoriste est un temps grec sans indication de durée] fixez votre pensée sur les choses, et partez des choses pour le contempler. Mais, dans votre contemplation, ne laissez pas votre pensée se précipiter au dehors, car il n’est pas situé à tel ou tel endroit, comme s’il privait [ désert, solitude, privation, a donné le mot ermite] de lui-même les autres choses. Il est là, présent à qui peut le toucher, absent pour qui en est incapable. [Si l’on veut absolument trouver une évolution chronologique, peut-être peut-on dire que dans ce traité « de jeunesse », Plotin pense que la contemplation de l’Un est plus accessible qu’il ne l’admettra plus tard.] Il n’est pas possible de penser l’Un tant que l’on a dans l’âme l’empreinte d’un autre objet, 86 et tant que cette empreinte y est actuellement, pas plus qu’une âme prise et occupée par un objet ne peut recevoir l’empreinte de l’objet contraire. S’il en est ainsi, qu’on se retire du monde extérieur et qu’on se tourne [ : se tourner vers, donc se détourner ou se retourner (en se tordant)] totalement vers l’intérieur, qu’on ne se penche pas [ incliner] sur les choses du dehors, qu’on ignore tout, d’abord en y disposant son âme, et au moment de la contemplation, en en chassant toute forme. Ignorons même que c’est nous qui sommes en train de contempler. [Oui, l’ignorance du moi est la guérison de la méchéanceté !] Puis, après s’être uni à lui et avoir eu avec lui un commerce suffisant, qu’on aille annoncer [ messager, qui a donné ange !] aux autres, si on le peut, ce qu’est l’union là-bas (c’est sans doute pour une pareille union qu’on a appelé Minos ‘’ le familier de Zeus ‘’ ; du souvenir qu’il gardait, il institua des lois qui en sont les images ; et il se rassasiait du contact avec le divin pour établir ses lois). [Et cette phrase merveilleuse :] Dieu, dit Platon, n’est extérieur à aucun être [voilà pourquoi le monde est enchanté !] Il est en tous les êtres , mais ils ne le savent pas . Ils fuient loin de lui , ou plutôt loin d’eux-mêmes . [Nous ne nous connaissons pas nous-mêmes et nous ne sommes pas propriétaires de nous-mêmes.] » Bréhier explique encore : « Le recueillement ne consiste pas seulement à ignorer toutes les images et toutes les choses du dehors, mais à s’ignorer soi-même. Il est intériorité radicale : ne pas reconnaître Dieu, c’està-dire ce qu’il y a de plus intime en nous, c’est être, à la lettre, un aliéné. » Cette magnifique inspiration s’exhale encore aux chapitres suivants. « L’antique nature se trouve en l’âme et autour d’elle et les âmes sont parties de cette nature et, bien plus, elles en sont complètement séparées. [Thème antique : il y a quelque chose d’ancien en nous, qui nous constitue, dont nous sommes séparés et vers quoi nous tendons.] Un chœur en chantant fait toujours cercle autour du coryphée, mais il peut se détourner vers les spectateurs ; ce n’est que lorsqu’il se tourne vers lui qu’il chante comme il faut et qu’il fait un cercle parfait. De même nous entourons toujours l’Un ; lorsque nous cesserons de l’entourer, ce sera pour nous la destruction [ : action de délier, dissolution ; le contraire de composition] totale et nous ne serons plus. Mais nous ne sommes pas toujours tournés vers lui. » Note de Bréhier : « Cette belle image est empruntée au type de danse connu sous le nom de chœur cyclique. Celui-ci se mouvait encerclé, il formait une ronde en chantant et en dansant autour de l’autel du dieu, mais le centre pouvait être occupé par un coryphée porteur de lyre. » « Lorsque nous regardons vers lui, c’est là notre fin [ but] et notre repos. [La vie n’est pas absurde, la mort n’a rien d’effrayant, la question du sens de la vie ne se pose avec angoisse que pour une petite personne séparée, enfermée dans son égo.] Notre voix ne détone plus et nous dansons vraiment autour de lui une danse inspirée (ch. 8). » « Dans cette danse, on contemple la source de vie, la source de l’intelligence, le principe de l’être, la cause du bien, la racine de l’âme. […] Nous nous penchons vers lui et vers notre bien. Notre éloignement de lui n’est pas un éloignement de lieu mais seulement un amoindrissement d’être. Ici même, l’âme se repose du mal en se retirant dans une région purifiée du mal. Elle connaît l’intelligence et elle atteint l’impassibilité [ : l’absence de passion]. Ici même est la vie véritable [le « salut » est en cette vie même]. La vie actuelle , quand elle est sans Dieu n’est qu’une trace ou image de la vie de là-bas . L’âme fécondée par Dieu est grosse de tous ces biens et cette fécondation est pour elle le 87 commencement et la fin ; le commencement parce qu’elle est issue de cette région lointaine, la fin parce que le Bien est là-bas, et que, arrivée là, elle redevient ce qu’elle était . Ici, c’est la chute, l’éveil, la perte des ailes, mais ce qui montre que le Bien est là-bas, c’est l’amour consubstantiel à l’âme , selon la fable de l’union d’Eros avec les âmes, que l’on voit dans les peintures et dans les récits. Puisque l’âme est différente de Dieu, mais qu’elle vient de lui, elle l’aime nécessairement ; si elle est là-bas, elle l’aime d’un amour céleste, ici c’est seulement d’un amour vulgaire. Là-bas est l’Aphrodite céleste, ici l’Aphrodite populaire, semblable à une courtisane . Et toute âme est une Aphrodite, c’est ce que signifient la naissance d’Aphrodite et la naissance simultanée d’Eros. » La suite pourrait s’appliquer à une sainte, comme Thérèse de Lisieux : « Donc, par nature l’âme aime Dieu, à qui elle veut s’unir , comme une vierge aime un père honnête d’un amour honnête. Elle arrive à la naissance comme une vierge séduite par une promesse de mariage. Ayant passé à l’amour d’un être mortel, elle est séparée de son père par violence, mais elle n’a plus que haine pour cette violence. Purifiée des souillures de ce monde et préparée à retourner vers son père, elle est dans la joie. Pour ceux qui ignorent cet état, qu’ils imaginent d’après les amours d’ici-bas ce que doit être la rencontre de l’être le plus aimé. Les objets que nous aimons ici sont mortels et caducs, nous n’aimons que des fantômes instables, et nous ne les aimons pas réellement, ils ne sont pas le bien que nous cherchons. Le véritable objet de notre amour est là-bas et nous pouvons nous unir à lui, en prendre notre part et le posséder réellement, en cessant de nous dissiper [ plier plier sur soi, s’envelopper de, par pléonasme] dans la chair. [, par la chair. Plotin est ici trop platonicien, à mon avis. La chair peut aussi être une voie vers Dieu, comme le dit l’hindouiste Alain Daniélou.] Tout au contraire, il lui faut déposer tout le reste et s’en tenir à lui seul. Il lui faut devenir lui tout seul, en retranchant [ tailler tout autour, émonder] toute addition [ être enveloppé]. Alors, nous nous efforçons de sortir d’ici , nous nous irritons des liens qui nous rattachent aux autres êtres, nous nous replions sur nous-mêmes et nous n’avons aucune part de nous-mêmes qui ne soit en contact avec Dieu. Ici même, on peut le voir et se voir soi-même, autant qu’il est permis d’avoir de telles visions. On se voit éclatant de lumière [ qui a donné le prénom Aglaée] et rempli de la lumière intelligible ; ou plutôt on devient soi-même une pure lumière, un être léger et sans poids. On devient ou plutôt on est un dieu, embrasé d’amour… jusqu’à ce que l’on retombe sous le poids et que cette fleur se flétrisse (ch. 9). » « Ce traité, dit Bréhier, nous conduit ainsi des vues rationnelles des deux premiers chapitres où l’Un nous était apparu dans sa fonction unificatrice du multiple, à une expérience directe où tout besoin d’expliquer a disparu, puisque les choses multiples, la variété des formes à expliquer ne sont plus là et que l’âme est seule à seule avec le Bien. » Cette expérience mystique, le créateur de la mécanique quantique au XXe siècle, le physicien Heisenberg, semble bien l’avoir connue, qui écrit dans La Partie et le Tout : « On continuait à discuter [de problèmes politiques confus, au sein d’un mouvement de jeunesse] puis un garçon tenant un violon parut sur le balcon au-dessus de la cour, et le silence se fit. Alors résonnèrent au-dessus de nous les premiers accords en ré mineur de la chaconne de Bach. A ce moment-là, j’eus le sentiment que le contact avec le centre était établi sans aucun doute possible. Les notes claires de la chaconne étaient comme un vent frais déchirant le brouillard 88 et faisant apparaître les structures nettes cachées derrière celui-ci. On pouvait considérer qu’il y avait un centre et que ce centre avait pu être évoqué à toutes les époques, par Platon et par Bach, dans le langage de la musique ou de la philosophie ou encore de la religion. Il devait donc être possible de l’évoquer encore, aujourd’hui et dans l’avenir. » Ce que Plotin exprime ainsi au chapitre 10 : « L’être qui voit ne voit plus son objet en ce sens qu’il le distingue de lui et qu’il se représente un sujet et un objet. Il est devenu un autre, il n’est plus lui-même. Là-bas, rien de lui-même ne contribue à la contemplation. Tout à son objet, il est un avec lui comme s’il avait fait coïncider son propre centre avec le centre universel [ synapse, point de jonction]. » « Arraché à lui-même, conclut Plotin au chapitre 11, et ravi par l’enthousiasme [l’enthousiasme, c’est avoir le dieu en soi ], il se trouve en un état calme et paisible. Ne se détournant pas de l’être de l’Un, il ne tourne plus autour de lui-même. Les belles choses n’attirent pas ses regards, car il regarde au-dessus de la Beauté elle-même. Il a dépassé le chœur même des vertus, comme l’homme entré à l’intérieur d’un sanctuaire a laissé derrière lui les statues placées avant la chapelle. Mais la contemplation qu’il avait dans le sanctuaire, était-elle bien une contemplation ? Non sans doute, mais un mode de vision tout différent : sortie de soi [ extase], simplification , abandon de soi-même [ ; telle est l’utilité du recueillement : l’abandon de soi, de l’avidité, qui devrait éviter la guerre entre les hommes !] le désir d’un contact, arrêt, intelligence d’un ajustement, s’il contemple ce qui est dans le sanctuaire. Dès qu’il veut regarder autrement, il n’y a plus rien. Ce sont là des images et la manière dont les plus savants d’entre les prophètes [ celui qui transmet, interprète la volonté d’un dieu] ont expliqué en énigmes [ dire par allusion, indirectement] ce qu’est la vision du Dieu. L’âme par nature refuse d’aller jusqu’au néant absolu, quand elle descend elle va jusqu’au mal, qui est un non-être, mais non l’absolu non-être. Dans la direction inverse, elle ne va pas à un être différent d’elle, mais elle rentre en elle-même. Si l’on se voit soimême devenir l’être qui est au-delà de l’essence on se voit soi-même devenir lui, on progresse comme une image jusqu’à son modèle et l’on arrive à la fin du voyage . [Il s’agit donc d’un voyage au bout de la clarté et non d’un Voyage au bout de la nuit comme le veut le moderne Louis-Ferdinand Céline.] Telle est la vie des dieux et des hommes divins et bienheureux : s’affranchir des choses d’ici bas, s’y déplaire, fuir seul vers lui seul . » 89 CHAPITRE VII Traités 10 à 21, ou ennéades V,1 ; V,2 ; II,4 ; III,9 ; II,2 ; III,4 ; I,9 ; II,6 ; V,7 ; I,2 ; I,3 ; IV,1 L’essentiel concernant Plotin a sans doute été dit. Au fil des traités restants, on précisera, confirmera, éclairera tel point de doctrine, même si cela fait redondance, et sans omettre de citer les belles phrases poétiques qui émaillent les ennéades. Le 10e traité dans l’ordre chronologique, classé dans l’ennéade V 1er traité par Porphyre et intitulé Sur les trois hypostases qui sont principes, débute par une belle page qui pourrait servir de diagnostic au malaise de l’homme moderne et à sa mé-chéanceté. En somme, ce qu’il faudrait pour guérir ce malaise et les illusions de la liberté moderne, c’est restaurer une religion panthéiste, plus souple et plus crédible que la religion chrétienne ! « D’où vient donc que les âmes ont oublié Dieu leur père, et que, fragments venus de lui et complètement à lui, elles s’ignorent ellesmêmes et l’ignorent ? Le principe du mal pour elles , c’est l’audace, la génération [ : pas d’accord sur ce point avec Plotin], la différence première [ la séparation d’avec l’Un, mais aussi l’originalité en quelque sorte] et la volonté d’être à elles-mêmes [ être leur propre père, comme dirait François George, l’authenticité comme diraient les « philosophes » modernes]. » En somme, c’est la e e liberté moderne que nous avons vue émerger au niveau des 47 et 48 traités. Finalement, le mal, c’est la liberté, c’est l’existence. Le fait de reconnaître ce mystère n’engage pas pour autant à faire n’importe quoi. Joyeuses de leur indépendance , elles usent de la spontanéité de leur mouvement pour courir à l’opposé de Dieu. Arrivées au point le plus éloigné [ apostasie], elles ignorent même qu’elles viennent de lui, comme des enfants arrachés à leur père et élevés longtemps loin de lui s’ignorent eux-mêmes et ignorent leurs pères. Ne le voyant plus et ne se voyant plus elles-mêmes, elles se méprisent parce qu’elles ignorent leur race . Elles estiment tout le reste, et il n’est rien qu’elles n’admirent plus qu’elles-mêmes. [Plotin veut dire que l’âme se distrait et ignore sa propre profondeur, ce qui n’exclut pas le culte de la personnalité, c’est-à-dire de la partie superficielle de l’âme.] Tout les frappe d’étonnement, les passionne et les tient suspendues, et elles rompent ellesmêmes, autant qu’elles peuvent, avec les choses dont elles se sont éloignées par mépris pour elles. » Cela s’applique à une sorte de masochisme de l’âme moderne qui s’éloigne de la vraie philosophie et de la vraie beauté. Pour guérir cette âme malade, pour « guérir enragés », il faut, d’une part « montrer l’infamie de ce que l’âme honore maintenant [d’autre part] instruire l’âme et lui rappeler en quelque sorte sa race et sa dignité (ch. 1). » valeur, prix ; d’où le français : axiome ; signifie littéralement : qui entraîne par son poids, qui a la valeur de, par exemple : qui a la valeur d’un bœuf. Même racine que dont l’une des acceptions est : entraîner avec soi par son poids, peser (30 dariques). L’idée de valeur (ou de richesse pécuniaire) est donc l’idée de comparer la masse ou existence d’une chose à la masse d’une autre chose plus familière prise comme référence ou étalon. Malgré cette opération subjective de comparaison, la valeur intrinsèque réfère donc bien à une existence objective. Pour les chapitres suivants, le commentaire de Bréhier est éclairant : « Après s’être représenté l’âme se diffusant dans les choses sensibles pour y introduire l’ordre et la beauté, Plotin la montre, par un mouvement inverse, se retirant au fond d’elle-même dans l’activité intellectuelle. Pourtant, ce recueillement intérieur n’est point opposé à la contemplation des choses sensibles, il la continue au contraire. La vie intérieure, qui fait que l’âme se retrouve elle-même, est donc inséparable du mouvement par lequel elle découvre la nature et l’essence 90 de l’univers. » Notons encore ces phrases remarquables de Plotin : « Si tu aimes l’âme qui est en un autre, aime toi donc toi-même (ch. 2). » A mon avis, cette phrase oppose radicalement la morale de Plotin à celle du christianisme. « Aime ton prochain comme toi-même » suppose une charité, commandée par Dieu, assez artificielle. Au contraire, ici, l’universalité de l’âme fait qu’on la rencontre d’abord en soi-même et ensuite en autrui. Le respect d’autrui est d’abord un respect de soi-même. De même, quand Plotin dit au chapitre 5 : « Invoquons Dieu lui-même non pas avec des paroles mais par une aspiration [ : étendre (les jambes) tendre (avec effort) vers] de notre âme à le prier [ former un vœu], c’est de cette façon que nous pouvons le prier seul à seul », cette prière est une extension intime de l’âme vers son principe et non la prière chrétienne où l’âme s’abandonne à un Dieu terrible et le sollicite. L’initiative reste rationnelle, volontaire, concrète. Autre phrase remarquable : « On admire le monde sensible pour sa grandeur, sa beauté, l’ordre de son mouvement éternel, les dieux qui sont en lui (ch. 4). » A rapprocher de l’essai de l’astrophysicien Hubert Reeves, dans Poussières d’étoiles (poussières que nous sommes en effet, riches d’un passé, d’une genèse cosmique) : « J’ai tenté de rendre hommage à la splendeur de l’univers, à son intelligibilité, sa créativité, son inventivité, sa beauté, sa richesse. » Et moi-même, avant de lire cela, j’avais écrit à propos de Kant, dans une lecture déjà plotinienne de cet auteur : « Reconnaître le sujet transcendantal (c’est-à-dire l’âme profonde, universelle, commune à tous les hommes), c’est reconnaître le monde, sa richesse, sa liberté, sa beauté, son éternité. » La parenté de l’homme avec l’univers est encore désignée ici : « Un rayonnement vient de l’Un, qui reste immobile, comme la lumière resplendissante qui environne le soleil naît de lui, bien qu’il soit toujours immobile. Tous les êtres d’ailleurs, tant qu’ils subsistent, produisent nécessairement autour d’eux, de leur propre essence, une réalité qui tend vers l’extérieur et dépend de leur pouvoir actuel. Cette réalité est comme une image des êtres dont elle est née. Ainsi, le feu fait naître de lui la chaleur, et la neige ne garde pas en elle-même tout son froid. Les objets odorants surtout en sont la preuve. Tant qu’ils existent, il vient d’eux tout alentour une émanation, réalité véritable dont jouit tout le voisinage. De plus, tous les êtres arrivés à l’état parfait engendrent, donc l’être toujours parfait engendre toujours. Tout être engendré désire ( désirer une chose absente ou éloignée] et aime [ : accueillir avec amitié, traiter avec affection ; a donné agape : repas fraternel des premiers chrétiens] l’être qui l’a engendré, surtout lorsque le générateur et l’être engendré sont seuls. Et lorsque le générateur est la chose la meilleure qu’il y ait, l’être engendré est nécessairement avec lui, n’étant plus séparé de lui que parce qu’il est autre chose que lui (ch. 6). » A propos de cette fin de citation, Bréhier note encore : « Il faut remarquer l’effort que fait Plotin pour annuler l’image spatiale, inévitablement suggérée par la description d’un écart entre l’Un et l’Intelligence : c’est là une séparation imaginaire [rappelons que Bréhier ignore la non-séparabilité de la physique actuelle] qui n’empêche en rien le contact et l’union spirituelle. » Enfin, Plotin termine ce traité par ses litanies habituelles : « Bien que Dieu ne se divise pas, qu’il ne soit pas dans un lieu et qu’il reste immobile, on le voit dans les êtres multiples, selon que chacun est apte à le recevoir, et comme s’il avait des parties différentes. De même, le centre reste en lui-même, mais chacun des points du cercle le contient en lui, et les rayons rapportent à lui leurs propriétés. C’est par cet élément de nous-mêmes que nous touchons Dieu, que nous sommes avec lui et que nous nous suspendons à lui ; et nous nous établissons en lui, dès que nous inclinons vers lui (ch. 11). Si nous avons en nous de si grandes choses, comment ne les percevons-nous pas ? 91 Pourquoi restons-nous la plupart du temps sans exercer de telles activités ? Pourquoi certains hommes ne les exercent-ils jamais ? Nous ne sentons pas tout ce qu’il y a dans l’âme. Tant qu’une activité ne se transmet pas à la sensibilité, son action ne traverse pas encore l’âme toute entière. Il est donc nécessaire, pour que nous percevions la présence de ces actions, de tourner nos perceptions vers l’intérieur de nous-mêmes, et d’y maintenir notre attention. [C’est la « vie intérieure ».] De même qu’un homme, dans l’attente d’une voix qu’il désire entendre [par exemple, l’une de celles qui composent une œuvre de Bach] s’écarte des autres sons et prête l’oreille à celui qu’il estime le meilleur lorsque ce son arrive jusqu’à lui, de même il nous faut laisser ici tous les bruits sensibles, à moins de nécessité, et garder la puissance perceptive de l’âme intacte et prête à entendre les voix d’en haut (ch. 12 et dernier). » Avant de quitter ce traité, voyons encore ces précisions sur l’architecture du système de Plotin. Voici d’abord le résumé de Bréhier : « Nous avons chez Plotin la correspondance suivante : à l’Un répondent chez Platon le Bien de la République, l’Un qui est un du Parménide (la première hypothèse), le Roi de toutes choses des Lettres. A l’intelligence correspondent le démiurge du Timée, l’Un qui est du Parménide (la deuxième hypothèse), la Cause et l’Intelligence du Philèbe. A l’Ame enfin, l’Ame du monde du Timée, et l’Un et multiple du Parménide (3e hypothèse). » Rappelons que l’Un n’a aucune espèce de multiplicité, ni pensée, ni volonté, ni désir. Il engendre l’Intelligence « qui fait subsister l’Etre [dans ce passage, Bréhier emploie les majuscules] en le pensant, et l’Etre comme objet de pensée donne à l’Intelligence la pensée et l’existence (ch. 4). » Pour elle donc « connaître, c’est être » et l’on voit que cette formule s’applique plus à l’Intelligence qu’à l’homme, comme Plotin semble l’indiquer parfois, car l’homme reste généralement dans la distinction du sujet pensant et de l’objet pensé, sauf dans les moments d’extase. Ensuite, « de même que Cronos engendre Zeus, de même l’Intelligence engendre l’Ame (ch. 7) » qui anime à la fois l’univers et l’homme, lequel a oublié son origine et subit la séparation d’avec le monde et l’Un. Cela étant, voyons l’exposé même de Plotin, au chapitre 8. « Platon sait que l’Intelligence vient du Bien, et que l’Ame vient de l’Intelligence. Nos théories n’ont donc rien de nouveau [ nouveau, qui vient de se produire, empreint de modernité, en quelque sorte] et elles ne sont donc pas d’aujourd’hui. Elles ont été énoncées il y a longtemps, mais sans être développées déployer largement, expliquer], et nous ne sommes aujourd’hui que les exégètes [ guide, exégète, littéralement : celui qui indique comment (s’en) sortir !] de ces vieilles doctrines, dont l’antiquité nous est témoignée par les écrits de Platon. » On voit que la mentalité moderne, imbue de l’idée hégélienne et absurde de progrès, s’oppose diamétralement à la mentalité classique. L’une est atteinte de néolâtrie, elle croit que ce qui est bien est nécessairement ce qui est neuf, inouï, incongru, comme l’art moderne. L’autre sait l’unité de la pensée humaine et que les problèmes de Platon, de Plotin, sont aussi les nôtres ! « Avant lui, Parménide était partisan d’une doctrine semblable quand il réduisait à l’unité l’être et l’intelligence [ j’ai montré qu’à ce compte, la pensée ne serait pas distincte d’elle-même, n’aurait pas d’objet ] et quand il déclarait que l’être n’était pas dans les choses sensibles. Penser et être, disait-il, c’est la même chose . L’être d’après lui est immobile. Bien qu’il lui adjoigne la pensée, il en nie tout mouvement corporel, afin qu’il reste identique à lui-même. Il le compare à une masse sphérique, parce qu’il a toutes choses incluses en lui et parce que la pensée ne lui est pas extérieure, mais intérieure. Mais, en l’appelant l’Un dans ses écrits, il encourait un reproche puisque ce prétendu un se trouve multiple. Le Parménide de Platon est plus 92 exact. Il distingue le premier un, ou un au sens propre, le second un, qui est une unité multiple, et le troisième qui est unicité et multiplicité. Il est ainsi d’accord avec la théorie des trois natures. [L’Un, l’Intelligence, l’Ame]. » Bréhier commente : « Pour les néoplatoniciens, le progrès de Platon sur Parménide consistait à distinguer les trois hypothèses du dialogue de Platon : l’Un (137e), l’Un qui est (142b), l’Un et le multiple (156b), ce que Parménide énonçait confusément. » Enfin, Plotin, comme tout philosophe qui se respecte, essaie plus ou moins légitimement de trouver sa doctrine en germe chez ses prédécesseurs : « Anaxagore, en parlant de la simplicité de l’intelligence pure et sans mélange, pose aussi l’Un comme terme premier et séparé, mais à cause de son antiquité, il a négligé l’exactitude. Héraclite aussi connaît l’Un éternel et intelligible, car selon lui, les corps sont dans un devenir et un écoulement perpétuels. [Oui, la doctrine de l’équivalence des contraires suppose un logos poétique, impensable, éternel, universel.] Selon Empédocle, il y a la Dispute qui sépare et l’Amitié qui est l’Un. L’Un, pour lui aussi, est incorporel, et les éléments forment la matière. [Par contre, Plotin s’oppose à Aristote :] Plus tard, Aristote dit que le Premier est séparé et intelligible, mais dire qu’ « il se pense luimême » revient à n’en plus faire le Premier (ch. 9). » Les traités 11 à 21, qui précèdent les 22e et 23e déjà étudiés sont d’un moindre intérêt et l’on se contentera d’en relever les formules les plus marquantes. Le 11e traité, classé en V, 2, est intitulé De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier, et précise un point de doctrine qui ne nous intéresse plus aujourd’hui, mais qui est utile à la compréhension du système. Voici comment la deuxième hypostase, l’Intelligence naît de l’Un et est à la fois l’être et la pensée de l’être. « L’Un est parfait [ terminé, accompli, à qui rien ne manque] parce qu’il ne cherche rien, ne possède rien et n’a besoin de rien. Etant parfait, il surabonde , et cette surabondance produit une chose différente de lui. La chose engendrée se retourne vers lui, elle est fécondée, et tournant son regard vers lui, elle devient Intelligence. Son arrêt par rapport à l’Un la produit comme être, et son regard tourné vers lui comme Intelligence (ch. 1). » On pourra se demander si cette surabondance dans l’Un n’est pas déjà une dualité, mais Plotin répondrait certainement qu’il ne s’agit là que d’une image spatiale, pédagogique. En fait, nous sommes renvoyés aujourd’hui à la non-séparabilité, indépendante du temps et de l’espace, présentée dans mon chapitre 1. Quant à la troisième hypostase ou réalité fondamentale et immatérielle, l’Ame, elle est engendrée par un processus, une procession analogue, à partir de l’Intelligence, et elle anime à son tour tous les êtres matériels. « En se tournant vers l’être d’où elle vient, elle est fécondée, et en avançant d’un mouvement différent et de sens inverse, elle engendre cette image d’elle-même qui est la sensation et, dans les plantes, la nature. Pourtant, rien n’est séparé par une coupure de ce qui le précède, c’est ainsi que l’âme semble s’avancer jusqu’aux plantes (ch. 1). Lorsque l’âme vient dans la plante, c’est une partie d’elle-même qui est dans la plante, c’est sa partie la plus audacieuse et la plus imprudente, puisqu’elle s’est avancée jusque-là. Lorsque l’âme est dans une bête, c’est la prédominance de la puissance sensitive qui l’y a conduite. Lorsqu’elle entre dans l’homme, son activité ou bien se borne au raisonnement ou bien procède de l’intelligence, car l’âme a une intelligence propre et a d’elle-même la volonté de comprendre et de se mouvoir (ch. 2). » Le 12e traité, classé en II, 4 est intitulé Des deux matières. « Ici, dit Bréhier, Plotin prélude à l’exposé de son propre système, dont tout le traité présent n’est qu’une préface dialectique, servant à écarter les apories préliminaires. » Les remarques de Plotin sur la matière, discutant les conceptions de Platon, d’Aristote ou des stoïciens, intéressent peut-être 93 un physicien moderne ou même un philosophe, mais elles ne me paraissent pas pouvoir être rattachées aux préoccupations actuelles ni concerner « Plotin aujourd’hui ». Je les passerai donc sous silence en ne retenant que quelques citations poétiques, voire philosophiques. « La matière est un sujet et un réceptacle des formes : telle est l’opinion commune de tous ceux [Aristote, stoïciens, Platon] qui sont arrivés à la notion de cette réalité » déclare Plotin en commençant. Cette phrase a déjà été expliquée, mais il faut noter que sujet se dit : ce qui se trouve en dessous, ce qui sert de fondement, alors qu’en français sujet désigne un « être individuel, une personne considérée comme le support d’une action, d’une influence (Robert) ». Sujet vient du latin sub-jicio placer dessous, assujettir. Objet vient de objicio placer devant, objecter. Comme le remarque le Robert « étymologiquement, l’objet est présent devant l’esprit, alors que le sujet lui est assujetti ». Cependant, la différence est mince entre le sujet d’une discussion et l’objet d’une discussion. On remarque ensuite, au chapitre 5, un passage poétique qui pourrait avoir été écrite par l’Allemand Jakob Boehme : « Le corps n’est jamais privé de forme, et il est toujours un ensemble d’une forme et d’une matière. Pourtant, il est composé, et par la pensée on découvre sa dualité. La pensée le divise, jusqu’à ce qu’elle arrive à un terme simple qui ne peut plus être analysé. Elle divise tant qu’elle peut et elle va jusqu’à la profondeur de l’être . Cette profondeur, c’est la matière, et c’est pourquoi la matière est ténébreuse . La lumière qui l’éclaire est la forme ; l’intelligence voit la forme. Voyant la forme dans un être, elle juge que la profondeur de cet être est une obscurité située sous la lumière. De même, l’œil lumineux, portant son regard sur la lumière ou les couleurs qui sont des espèces de lumières, discerne l’existence du fond obscur et matériel caché sous la surface colorée. » Dans la suite du traité, Plotin développe sa notion de la matière pure passivité, insaisissable, sans détermination, même celle de la grandeur, et proche du non-être. La matière est à l’origine du mal, ce qui revient à nier celui-ci, et je me suis opposé à cette conception à propos des 47e et 48e traités. « On ne connaît que par la raison et la pensée. Or, on peut bien tenir sur la matière un discours suivi, mais en voulant la saisir par la pensée, on n’arrive pas à la pensée de la matière, mais plutôt à la négation de toute pensée. On n’en a qu’une représentation bâtarde et illégitime , faite de l’autre qui n’est pas une réalité vraie, et n’ayant d’autre forme que l’autre. C’est la plus laide des réalités, sans couleur, sans lumière, et même sans grandeur, sans quoi l’âme lui attribuerait une figure. Ce que l’âme perçoit dans l’ensemble composé avec les attributs, elle peut le dissocier et le séparer des attributs. Puis ce résidu de l’analyse, elle le pense obscurément parce qu’il est obscur (ch. 10). « Enténébrée par ces ténèbres, elle pense sans penser véritablement. Et comme la matière elle-même ne reste pas sans formes, comme elle a toujours une forme dans les objets, l’âme, qui souffre de cette indétermination, jette sur elle la forme des objets, craignant en quelque manière de sortir de la réalité, si elle s’arrête trop longtemps sur le non-être (ch. 10). La matière est indéterminée , instable par elle-même, sans cesse en mouvement vers la forme, docile [ qui se laisse conduire. L’un des exemples allégués par le dictionnaire Bailly montre à quel point la langue grecque est poétique par elle-même, riche, et passe facilement du concept à l’image (ce qui est la poésie ou composition au sens strict) ou l’inverse. Voici l’exemple : qui procure des communications faciles. De qui s’agit-il ? Du Nil, le fleuve égyptien et africain, vu par Isocrate !] docile à toute influence. Elle se multiplie en se transportant de tout côté par un devenir incessant, et c’est en ce sens qu’elle a quelque chose de l’espace (ch. 11). [Enfin, ch. 12 :] La matière est-elle donc le mal, alors qu’elle participe au bien ? - Oui, parce qu’elle a besoin du bien et ne le possède pas. L’être qui a besoin d’une chose et qui la 94 possède peut être sans doute intermédiaire entre le mal et le bien, s’il se dirige également vers l’un et vers l’autre ; mais ce qui n’a rien, ce qui est dans la pauvreté, ce qui est la pauvreté même est nécessairement le mal. Et la matière est la pauvreté non pas en richesse ou en force, mais la pauvreté en sagesse, en vertu, en beauté, en forme, en qualité. Comment ne serait-elle pas difforme, absolument laide, absolument mauvaise ? » Le 13e traité, classé en III, 9, est composé de fragments et intitulé Considérations diverses. Dans le 2e fragment, on relève l’affirmation suivante : « Comme une science unique et totale se divise en théorèmes particuliers sans se dissiper ni se fragmenter , car chaque théorème contient en puissance la totalité de la science où le principe est identique à la fin [les mathématiques seraient-elles une vaste tautologie ? Kant, mais aussi Poincaré, pensent au contraire qu’elles supposent une intuition de l’espace et ne se réduisent pas à la logique] ainsi chacun de nous doit se disposer, de manière que, en lui, le commencement soit aussi la fin [le cercle est une figure parfaite], et que l’être entier et toutes ses parties rentrent dans la faculté supérieure de son être. » Du 14e traité, classé en II, 2 et intitulé Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire, nous ne retiendrons que cette phrase : « L’homme, dans la mesure où il provient de l ‘univers, est une partie et, dans la mesure où il est lui-même il est un tout particulier [ qui a le caractère de la propriété]. » On peut aussi rapprocher la propriété de « ce qui est en soi », et comparer la non-propriété à l’image, à « ce qui est en autre chose ». La propriété serait-elle la particularité, l’existence, le mal, l’individu ? On retrouve l’aporie métaphysique des 47e et 48e traités : comment, dans un cosmos parfait, peut-il ex-ister des touts ayant des propriétés, des sous-cosmos en quelque sorte ? Le 15e traité, classé en III, 4, est intitulé Du démon qui nous a reçus en partage. Il étudie les rapports de l’âme, issue de l’ordre du monde, avec les différents corps où elle transmigre. Bréhier note en préambule : « Ce traité offre un excellent exemple de l’embarras inextricable où se sont mis les néoplatoniciens quand ils ont voulu transformer en dogmes fixes les mythes platoniciens sur la destinée de l’âme. Il est aussi un excellent témoignage de l’attitude distante que ces aristocrates de la pensée conservaient alors vis-à-vis des formes populaires de la croyance aux démons. » Voici quelques thèmes de réflexion, et d’abord celuici, trop platonicien à mon gré : « L’âme, en sortant du corps, devient celle de ses fonctions qui avait en elle le plus de développement. C’est pourquoi il faut nous enfuir làhaut , afin de ne pas nous transformer en une puissance purement sensitive, par l’assujettissement aux désirs sexuels et à la gloutonnerie [ , de estomac et déréglé. Il me semble que Gastrimargos aurait fait un beau nom de personnage chez Rabelais ou Molière] mais en un être intelligent, en une intelligence, en un dieu (ch. 2). » « L’âme est plusieurs choses, poursuit Plotin au chapitre suivant, elle est toutes choses , les choses supérieures et les choses inférieures, et elle s’étend dans tout le domaine de la vie. Chacun de nous est un monde intelligible. Liés aux choses inférieures par ce que l’on voit de nous, nous touchons aux choses supérieures par ce que nous avons d’intelligible. Par notre partie pleinement intelligible, nous demeurons en haut, mais par la partie qui tient le dernier rang nous sommes enchaînés aux choses d’en bas, répandant sur elle une émanation [ écoulement, émanation des choses sensibles (rayonnement, odeur, etc.)] ou plutôt une activité 95 émanée de la partie pleinement intelligible, qui n’en est d’ailleurs nullement amoindrie [c’est l’image de la source inépuisable]. » Au chapitre 4, Plotin rappelle l’absence de pensée de l’univers, et la fin de ce passage est à rapprocher de la célèbre méditation de Rousseau dans la Cinquième Rêverie du promeneur solitaire : « L’univers n’a pas d’yeux, pas plus, c’est clair, qu’il n’a d’oreilles, de nez, ni de langue. [Se rappeler tout de même que « la matière voit », à un certain degré de complexité, selon Prigogine…] - Quoi ! n’a-t-il pas la conscience de ce qui est en lui, comme nous l’avons 96 de ce qui est en nous ? - Il en est comme lorsque notre état est conforme à la nature. Alors, c’est le calme, pas même le plaisir. La puissance végétative est là, sans y être, et la faculté sensitive de même. » Au chapitre 6, Plotin a cette remarque : « Cela serait à examiner de plus près. » On est loin des paysages flous chers à l’art moderne, on travaille ici à la loupe, comme les peintres flamands, au plus près de la réalité. Ensuite, on note que Plotin croit à la génération spontanée : « Dans les boutures des plantes, où dans les cadavres d’animaux, à la suite de la putréfaction, des vies multiples naissent d’une seule. » Enfin, cette image qui illustre le choix des âmes avant de renaître dans un corps, tel qu’il est exposé à la fin de la République de Platon, lequel tente de départager la nécessité et la liberté dans les choix des hommes : « Le mouvement des sphères du monde entraîne l’âme, comme le vent entraîne le passager sur le vaisseau, qu’il soit assis ou qu’il marche. Elle voit bien des spectacles divers, subit bien des changements et des accidents, comme le passager sur le vaisseau, subit l’action du balancement du navire ou bien change de place de son propre mouvement, parce qu’il a sa manière à lui de se comporter sur le navire. Voyez en effet que dans les mêmes conditions tout le monde n’exécute pas le même mouvement, n’a pas la même volonté et n’agit pas de la même manière. Pour des hommes différents, que les circonstances soient identiques ou non, les résultats sont toujours différents ; pour d’autres, les événements sont toujours les mêmes, les circonstances fussent-elles différentes : tel est en effet leur destin [ la part attribuée à chacun]. » Le très court 16e traité, classé en I, 9, bien qu’il soit intitulé Du suicide raisonnable ne donne pas d’arguments psychologiques qui pourraient dissuader un contemporain de commettre cet acte et se contente de reprendre des arguments anciens et métaphysiques. « Ne fais pas sortir par violence l’âme du corps [laisse le corps se détacher d’elle naturellement]. » Voici ce qu’en dit Bréhier : « Cette courte prédication, destinée à empêcher le suicide, ne peut avoir été écrite, comme on l’a quelquefois pensé, à l’occasion de l’accès de mélancolie qui donna à Porphyre le désir de quitter la vie, car elle date d’une époque antérieure à l’arrivée de Porphyre dans l’école. Elle emprunte presque tous ses traits à la prédication morale populaire contre le suicide, telle qu’on la trouve chez Epictète. » Le 17e traité, intitulé De la qualité et de la forme et classé en II, 6, a un parfum de scolastique, tant l’argumentation est sèche ! Un commentateur a même douté qu’il soit de Plotin. On en retiendra cependant cette phrase éclairante : « Là-bas, tous les êtres n’en font qu’un , mais ici, on ne voit que leurs images, séparées l’une de l’autre et formant chacune une chose différente. » Du 18e traité, classé en V , 7 et intitulé Y a-t-il des idées des choses particulières, on retiendra seulement… ces trois déclarations préliminaires de Bréhier : « Ce traité est assez obscur, et d’un genre d’obscurité assez rare dans les Ennéades. Il témoigne de l’existence de ce platonisme stoïcisant que nous avons déjà rencontré bien des fois, et il implique un effort d’un genre nouveau pour comprendre et rendre intelligible la venue au monde d’individus qui naissent et disparaissent. […] L’ensemble des individus forme comme un système bien lié, chacun développant et révélant un aspect du monde intelligible, et tous ensemble le révélant successivement tout entier. » Et louons grandement Bréhier pour cette autocritique : « Le texte du chapitre 2, lignes 8-9 présente une difficulté qui nous a été insurmontable » ! Le 19e traité, classé en I, 2 et intitulé Des vertus, est aussi d’une grande sécheresse. Bréhier nous apprend néanmoins qu’ « il était fort populaire à l’école » ! Retenons pourtant 97 ces quelques phrases concernant l’effort du sage pour ressembler à Dieu, mais comment peuton ressembler à ce qui ne ressemble à rien ? « Les vertus civiles [ qui concerne la vie en société, sans doute par opposition à la vie intérieure] mettent réellement de l’ordre et nous rendent meilleurs. Elles imposent des limites et une mesure [c’est le fondement de la morale grecque, elle-même fondée sur la logique] à nos désirs et à toutes nos passions, car ce qui n’est pas du tout soumis à la mesure, c’est la matière qui, à aucun degré, ne devient semblable à Dieu, mais plus un être participe à la forme, plus il devient semblable à l’être divin qui est sans forme (ch. 2). Jusqu’à quel point l’âme peut-elle se séparer du corps ? Elle désire le boire et le manger pour satisfaire les besoins du corps et non pour elle-même. Elle ne recherche pas les plaisirs de l’amour ou du moins elle recherche seulement ceux qu’exige la nature et qui la laissent maîtresse d’elle-même, ou tout au plus, elle s’abandonne à l’élan de son imagination. Mais non seulement l’âme raisonnable sera en elle-même pure de toutes ces passions, elle voudra encore en purifier la partie irrationnelle, pour l’empêcher de subir les chocs des impressions antérieures ou du moins pour rendre ces chocs peu intenses, rares et tout de suite émoussés par le voisinage de la raison (ch. 5). » Mais n’est-ce pas là cette haine de la vie, stigmatisée par Nietzsche à propos du platonisme ? Enfin, les 20e traité classé en I, 3, et 21e classé en IV, 1, ne contiennent rien de marquant. Il était temps que Porphyre arrive et provoque son maître à composer les 22e et 23e traités, qui sont les plus importants des Ennéades et qui ont été étudiés dans mon chapitre 1. 98 CHAPITRE VIII Traités 24 à 29, ou ennéades V,6 ; II,5 ; III,6 ; IV,3,4,5 On passe donc au 24e traité (qui est le troisième écrit après l’arrivée de Porphyre). Il est classé en V, 6 et intitulé Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Bréhier note : « Platon avait dit de l’Un de la seconde hypothèse du Parménide (145e) qu’il est « en autre chose » ; Plotin reprenant l’expression pour l’appliquer à l’intelligence, en conclut qu’elle doit dépendre d’un terme supérieur. » Ainsi donc, voici l’origine de la fameuse définition de l’image : « ce qui est en autre chose », ainsi que de tout le jargon de la philosophie depuis Hegel : en soi, pour soi, etc. Mais ici l’expression a, si je puis dire, un sens concret, représentable : le carré est dans la table, le blanc est dans le musicien, la vertu est dans le sage, etc. A noter que l’image se compose par transport , et métaphore en autre chose, et cette composition peut être poésie puisqu’elle incorpore une idée qui la dépasse. Pour en revenir au traité lui-même, en voici les principales affirmations et explications : « On peut comparer le Premier à la lumière, l’être qui vient après lui au soleil, et le troisième à la lune qui reçoit sa lumière du soleil. L’âme a une intelligence d’emprunt qui l’éclaire à la surface [ teindre légèrement], lorsqu’elle est intelligente. L’intelligence a en elle-même une lumière propre, bien qu’elle ne soit pas de la lumière pure, mais un être illuminé jusqu’au fond de sa substance. L’Un lui fournit la lumière, il est lumière. Il est une lumière simple qui donne à l’intelligence le pouvoir d’être ce qu’elle est. Pourquoi donc aurait-il besoin de quoi que ce soit ! Car il n’est pas en lui-même une chose qui est en autre chose. Etre en autre chose, c’est très différent d’exister par soi-même (ch. 4). De plus, le multiple se recherche lui-même, il aspire à se concentrer, à avoir de lui-même une perception d’ensemble. [Note de Bréhier : « il ne s’agit pas ici de conscience. »] Or, comment ce qui est absolument un tendrait-il vers lui-même ? L’acte de penser n’est pas primitif, il se produit parce que le Bien le fait exister et, une fois qu’il est né, le meut vers lui-même, et dans ce mouvement la pensée voit. Penser, c’est se mouvoir vers le Bien et le désirer. Le désir engendre la pensée et la fait exister avec lui ; le désir de voir engendre la vision (ch. 5). » Note de Bréhier : « La connaissance de soi, avant même d’être réflexion sur soi est conversion vers le Principe. L’idée d’une méthode purement réflexive n’a pas de sens chez Plotin. » Enfin, Plotin conclut, au chapitre 6 : « L’être est accompli lorsqu’il prend la forme de la pensée et de la vie. S’il est être, il est intelligence et s’il est intelligence il est être ; la pensée est inséparable de l’être. Donc penser, c’est être multiple et non pas un. Ce qui est au-delà de l’essence est aussi au-delà de la pensée. Il n’est donc pas absurde qu’il ne se connaisse pas lui-même ; il n’a rien à apprendre en lui puisqu’il est un. Mais il ne doit pas non plus connaître les autres choses [Dieu ne se connaît pas lui-même, il ne connaît pas non plus les hommes. Il s’en fiche ! Sa seule excuse, c’est qu’il n’ex-iste pas ! Il est seulement.] Il leur donne quelque chose de meilleur, il est le bien des autres choses. Elles ont l’identité avec lui, dans la mesure où elles peuvent entrer en contact avec lui. » 99 Le 25e traité, II, 5, est intitulé Que veut dire en puissance et en acte ? Il expose une notion de la matière qui sera beaucoup mieux exprimée dans le traité suivant, le 26e, déjà étudié dans mon chapitre 2. Notons toutefois l’introduction de Bréhier : « Plotin revient d’Aristote au Timée et prend le monde sensible comme un simple reflet, un rêve inconsistant, puisque la matière, comme un miroir, reste complètement inaltérée par la forme passagère qui apparaît en elle. » J’ai protesté au contraire contre cet excès de platonisme en affirmant que le monde sensible est la seule incarnation du monde intelligible, matière et forme étant séparables en droit mais non en fait. Mais, dans ma lecture plotinienne de Kant, l’insuffisance mensongère était attribuée à la perception, non à la matière. « La matière est un fantôme en acte, un mensonge en acte, c’est-à-dire un mensonge véritable, autant dire le réel nonêtre. » Notons encore la jolie formule qui termine ce traité : « Il faut donc dire, semble-t-il, qu’elle est seulement en puissance, pour être réellement matière. Ou bien il faut réfuter nos raisons. » La discussion rationnelle est donc ouverte, il ne s’agit pas d’un dogme religieux autoritaire. Le 26e traité, III, 6, a été étudié au chapitre 2. Les 27e, 28e, 29e traités, classés en IV, 3, 4, 5, et intitulés Difficultés relatives à l’âme, forment une œuvre unique et occupent la plus grande partie de la quatrième ennéade. « Ces traités, dit Bréhier en introduction, forment une vaste histoire de l’âme individuelle, depuis son origine dans l’âme universelle, jusqu’à sa descente dans le corps. Plotin tient à séparer son propre émanatisme, qui affirme la production éternelle d’un système d’êtres que leur variété n’empêche pas d’être intimement unis à leur producteur, de l’émanatisme stoïcien qui oblige le producteur à se morceler en ses produits. » Quant à Plotin, après ce rappel : « Qu’est-ce qui gouverne la nature corporelle, l’ordonne et la fabrique, sinon l’âme ? » il énonce : « Les âmes sont sympathiques entre elles [pléonasme : - qui prend sa part de la souffrance d’autrui] parce qu’elles dérivent toutes d’une même âme, d’où vient aussi l’âme de l’univers (ch. 8.) [Mon commentaire ironique : comment ! mon âme serait-elle parente avec celle de François Dagognet, mon ennemi intime ?] » Après ce début consacré au rapport de l’âme individuelle et de l’âme universelle, rapport fondé sur la notion de non-séparabilité, Plotin étudie, à partir du chapitre 9, dans le reste des trois traités, la question du rapport de l’âme et du corps. Signalons tout de suite que ces considérations retrouveront peut-être leur intérêt lorsque la neurologie aura progressé, ainsi que l’étude du cerveau par lui-même, mais qu’aujourd’hui ces questions nous laissent indifférents et font l’effet d’une scolastique. Au chapitre 10, Plotin renouvelle son image de la diffusion instantanée de la lumière… et Bréhier sa critique : « Image qui implique la constante erreur de Plotin en physique, l’affirmation de la transmission instantanée de la lumière ». Critiquons donc une fois de plus la critique en disant que si Plotin a tort en ce qui concerne la lumière, il a raison en ce qui concerne la non-séparabilité des éléments constitutifs de l’univers, et que la Journée sombre de Brueghel en donne une bonne idée. Un peu plus loin, Plotin donne une description de l’art qui reprend celle de Platon dans la République, mais qui ne correspond ni à sa doctrine profonde, ni à celle de Platon dans le petit dialogue Ion, où est affirmée, si l’on y réfléchit bien, une certaine forme de non-séparabilité, puisque le poète est relié par une chaîne à la divinité elle-même : 100 « L’art est postérieur à la nature, dit Plotin, il l’imite et ne produit que des imitations effacées et sans force, des jouets méprisables, malgré toutes les machines dont il se sert pour les produire. » Mais, au chapitre 11, le vrai Plotin revient : « Les anciens sages qui ont voulu se rendre les dieux présents en construisant des dieux et des statues, me paraissent avoir bien vu la nature de l’univers. Ils ont compris qu’il est toujours facile d’attirer l’âme universelle, mais qu’il est particulièrement aisé de la retenir, en construisant [ construire avec du bois, fabriquer] un objet disposé à subir son influence et à en recevoir la participation [ part, mais aussi destin. L’œuvre est une part totale de l’univers. Elle agit à distance, par une sorte de magie !] Or, la représentation imagée d’une chose est toujours disposée à subir l’influence de son modèle, elle est comme un miroir capable d’en saisir l’apparence [ : je traduirais plutôt par structure, voire essence]. Car rien n’est loin de rien ; d’autre part, être loin c’est être différent et être mêlé avec autre chose, et il y a union dans cette séparation [toujours la non-séparabilité !] Les âmes s’accordent avec l’ordre de l’univers ; elles n’agissent pas isolément, mais elles combinent leurs descentes et elles sont en accord avec le mouvement circulaire du monde. Leurs conditions, leurs vies et leurs volontés ont leurs signes dans les figures formées par les planètes. [En somme, l’horoscope suppose la doctrine de Plotin sur l’harmonie des âmes individuelles et de l’âme universelle !] et s’unissent pour émettre en quelque sorte un seul thème mélodique (cette pensée serait mieux évoquée [ énigme] par les mots musique et harmonie). » Cette euphorie de Plotin, je la partageai il y a quelques années en notant : « La musique comme le mythe est énigme, elle dit par image, non par concept. Elle est harmonie, c’est-à-dire accord avec le monde. » Plotin décrit au chapitre 13 la venue de l’âme (c’est-à-dire de l’ordre du monde) dans le corps en termes poétiques, compatibles cependant avec la doctrine génétique actuelle, et contredisant le mécanisme darwinien, insuffisant aujourd’hui à expliquer la vie : « Quand le moment est arrivé, l’âme descend, comme à l’appel d’un héraut, dans le corps qui lui est conforme. C’est à croire qu’elle est alors mue et emportée par une puissance magique d’une attraction irrésistible. C’est de la même manière que s’opère, en chaque animal, le gouvernement de l’âme. Au temps voulu, elle meut et engendre chaque partie. Elle fait pousser la barbe ou les cornes, elle développe de nouvelles tendances [ élan, désir, énergie créatrice], une floraison [ : pousser, se former à la surface de quelque chose, fleurir en parlant de la beauté qui s’épanouit, de la grâce qui rayonne] qui n’existait pas. L’âme d’un arbre le gouverne, et chaque événement de sa vie se produit à une époque réglée d’avance. La venue des âmes n’est donc pas volontaire et elles n’ont pas été envoyées, ou du moins leur volonté ne consiste pas en une volonté de choix . Elles se meuvent vers le corps sans réflexion, comme l’on saute d’instinct, ou comme l’on est porté sans réflexion à désirer le mariage et parfois à accomplir de belles actions. Mais tel être a toujours fatalement telle destinée, celle-ci maintenant, et en un autre moment telle autre. Cette loi universelle est innée dans chacun des individus. Elle ne tire pas d’ailleurs que des individus la force de s’accomplir. Elle a été donnée aux individus et chacun d’eux l’utilise et la porte en lui. Le temps venu, sa volonté arrive par le fait des âmes individuelles qui l’ont en elles. Ce sont ces âmes ellesmêmes qui accomplissent la loi, parce qu’elles la portent en elles. Elles en ont la force parce que cette loi logée en elles pèse en quelque sorte sur elles et leur donne le désir douloureux [ douleur de l’enfantement] d’aller où elle leur dit intérieurement d’aller (ch. 13). » Si je comprends bien, Plotin a découvert (après Platon) l’inconscient. Les êtres 101 seraient manœuvrés, comme des marionnettes, en croyant agir selon leur volonté propre. Néanmoins, le problème du mal, de l’ex-istence subsiste : quelle transformation inconnue l’individu fait-il subir à cette loi universelle, y compris chez les plantes et leurs aberrations, transmutations, etc. ? Plotin donne d’ailleurs, au chapitre suivant, la réponse traditionnelle à ce problème… mais elle ne nous satisfait pas ! Après avoir rappelé que certaines âmes, comme dans le mythe d’Er de Platon, sont « tirées vers la terre par leur pesanteur et par l’oubli qui s’est appesanti sur elles », Plotin reconnaît l’injustice de Dieu pour aussitôt la disculper, la dissoudre dans l’ordre du monde : « Mais tous les maux qui arrivent aux gens de bien en dehors de toute justice, comme la punition, la pauvreté, la maladie, ne doivent-ils pas être considérés comme provenant d’une faute antérieure [sous-entendu commise dans une autre vie] ? Cette affirmation n’est pas si absurde qu’il y paraît. Prenons le problème de l’amiante. Un malheureux - moi peut-être bientôt - meurt d’un cancer du poumon. Mais lui ou ses prédécesseurs n’ont rien fait, en temps voulu, pour combattre, pour éviter cette pollution. Il a dit : « Après moi, le déluge ! » Actuellement, il participe activement, sans vergogne à d’autres pollutions : par les engrais, les élevages industriels, l’usage de l’atome, etc. D’une manière générale, on l’a dit, l’homme qui fait la guerre se fait la guerre à lui-même. L’homme est « éauton timorouménos » comme dirait Baudelaire, il se punit luimême ! « Je suis la plaie et le couteau ! - Je suis le soufflet et la joue ! - Je suis les membres et la roue, - Et la victime et le bourreau ! » On peut ajouter que, dans la nature, les cas de cancer, les accidents sont rares, et que la mort, considérée en elle-même, n’est rien. Cependant, il semble bien, contre Plotin, que l’univers ne se soucie pas de l’homme et que Dieu est une force aveugle, qui tend vers on ne sait quoi, qui fait des essais dans tous les sens et qui broie au passage, le cas échéant, les individus qui semblent cependant indispensables globalement à ses visées. Oui, nous sommes bien, apparemment, des « marionnettes de Dieu » ! Voici la suite du chapitre 16 : « Car ces maux, liés au cours des choses et ayant leurs signes, arrivent conformément à la raison de l’univers. Ou bien ne peut-on pas dire que ces événements ne suivent pas de raisons naturelles, qu’ils ne sont pas compris dans les événements antécédents, mais qu’ils en sont des accompagnements ? Par exemple, si une maison s’écroule, celui qui est dessous périt, quel qu’il soit d’ailleurs. Ou bien si deux choses s’avancent (ou même une seule) d’un mouvement régulier, elles brisent ou écrasent ce qu’elles rencontrent. Peut-être encore cette injustice n’est-elle pas un mal pour celui qui la subit, si l’on considère son rapport à la liaison salutaire des choses dans l’univers. Peut-être n’est-elle même pas une injustice, et a-t-elle sa justification dans des événements antérieurs. En tout cas, il ne faut pas croire que certains événements seuls soient soumis à l’ordre, tandis que d’autres seraient sans lien [ relâcher ; nous dirions : libres] et purement arbitraires [ de : il sort de, il appartient à]. Si tout doit arriver selon des causes et des conséquences naturelles, selon une raison unique et un ordre unique, il faut croire que cet ordre et cette liaison s’étendent jusqu’aux plus petits détails. Oui, l’injustice commise par autrui est une injustice pour celui qui l’a commise, et son auteur n’est pas affranchi de sa responsabilité ; mais, saisie dans l’ordre universel, elle n’est pas une injustice dans l’univers, pas même pour celui qui l’a subie : elle est un événement nécessaire. Si celui qui l’a subie est un homme de bien, elle aboutira pour lui à une heureuse issue. Il ne faut pas croire que cet ordre universel ne soit ni divin ni juste. Il distribue exactement à chacun ce qui lui convient, mais nous ignorons les causes, et cela fournit à notre ignorance les occasions de le blâmer (ch. 16). » Cette argumentation rappelle celle des physiciens qui, à la naissance de la mécanique quantique, prétendaient que notre ignorance nous rendait incapables de donner une 102 précision infinie à la fois à la mesure de la vitesse et de la position d’une particule. On sait depuis que cette indétermination est essentielle, qu’elle est dans l’univers et non seulement dans notre connaissance. En tout cas, si l’étude de Plotin nous sert à quelque chose, c’est bien à constater l’échec fructueux d’une tentative de connaissance complète des choses. Peut-être faut-il vivre comme Montaigne, sans trop réfléchir ni se poser de questions ? Dans la suite du traité, Plotin fait preuve de finesse psychologique. Bréhier voit dans les remarques de Plotin sur la mémoire « un pressentiment de la célèbre distinction que M. Bergson fait entre la mémoire-habitude et la mémoire-image ». Sans entrer dans cette discussion, je remarquerai seulement que Plotin réfute la théorie des traces mnésiques. « Ces empreintes ne sont pas des grandeurs, il n’y a là ni empreintes de sceaux, ni impression sur une matière résistante, ni modelage’’, parce qu’il n’y a pas davantage de choc ni de surface enduite de cire. En réalité, cette impression dans l’âme est une espèce d’intellection, même dans le cas des choses sensibles (ch. 26). Le temps n’a rien à faire avec la mémoire prise en ce sens (ch. 25). » Il se pourrait là aussi que ces propos soient prémonitoires et que la neurologie découvre que la mémoire relève d’une explication non simpliste, voire inouïe. Plus loin, Plotin note : « Ceux qui raisonnent le mieux ne sont pas ceux qui ont la meilleure mémoire. A sensations égales, il n’y a pas de souvenir égal de ces sensations. Des gens ont des sensations précises, mais d’autres ont bonne mémoire sans posséder une perception bien affinée (ch. 29). » Plus loin encore (ch. 30), on relève ce passage important : « Si (comme le dit Aristote) une image [ apparition, image] accompagne toute pensée [affirmation fondamentale pour l’histoire des idées : Platon s’y oppose, Kant, me semble-t-il, la partage, et sur ce point je suis Kant et Aristote, au risque peutêtre de contradictions] la persistance de cette image qui est comme le reflet de la conception expliquera le souvenir de l’objet connu, sinon il faut chercher autre chose. C’est peut-être à la formule verbale, qui accompagne la pensée, qu’il appartient d’être reçue dans l’imagination . Car la pensée est un indivisible, et tant qu’elle ne s’est pas exprimée extérieurement, tant qu’elle reste intérieure, elle nous échappe. [Ainsi, nous ne serions même pas maîtres de nos pensées. Je me demande si la poésie, au sens strict, n’est pas aussi une énigme.] Le langage, en la développant et en la faisant passer de l’état de pensée à celui d’image, reflète la pensée comme un miroir, et ainsi la pensée est perçue [ : action de recevoir en retour ou en échange, perception], elle se fixe et elle est rappelée. Tandis que l’âme se meut toujours vers la pensée, elle n’en a la perception que si elle se trouve dans les conditions indiquées ; car autre chose est de penser, autre chose de percevoir sa pensée. Nous pensons toujours, mais nous ne percevons pas toujours notre pensée, parce que le sujet qui reçoit les pensées, reçoit aussi alternativement les sensations (ch. 30). » Ce 27e traité, arbitrairement coupé du 28e par Porphyre, se termine ainsi : « Il est beau, ici-bas, de se soustraire aux soucis des hommes, et par conséquent il est nécessaire de se soustraire au souvenir de ces soucis. Aussi, en ce sens, on peut dire avec raison que l’âme bonne est oublieuse. Elle s’enfuit hors de ces choses multiples ; réduisant le multiple à l’un, elle quitte l’indéterminé. Elle ne prend pas avec elle la masse de souvenirs terrestres, mais elle est légère et toute seule (ch. 32). » Je me demande au contraire s’il ne faut pas partager les soucis des hommes, afin d’éviter la légèreté nauséeuse et la solitude de la pensée pure… A partir du traité suivant, le 28e, et jusqu’à la fin du 28e, la masse et la diversité des pensées de Plotin est telle que je renonce à les organiser selon une idée directrice, même si 103 Bréhier établit un plan du texte en neuf points ! Je me contenterai donc de commenter le texte chapitre par chapitre, sans établir forcément une filiation logique. D’ailleurs, la plupart des thèmes de Plotin sont maintenant connus, et il ne s’agira que de les confirmer ou de les discuter d’une manière plus approfondie. Au chapitre 1 du 28e traité, IV, 4, Plotin rappelle donc que « toute pensée est intemporelle » puis il revient à sa litanie de la contemplation : « Que l’on songe à ces états de contemplation les plus distincts, même ici-bas, où la pensée ne fait aucun retour sur elle-même. Nous nous possédons nous-mêmes, mais toute notre activité est dirigée sur l’objet contemplé, nous devenons cet objet, nous nous offrons à lui comme une matière, nous prenons forme d’après ce que nous voyons, nous ne sommes plus nous-mêmes qu’en puissance. - Quoi ! L’être qui est dans l’intelligible n’est lui-même en acte que lorsqu’il ne pense à rien. Non, il est lui-même toutes choses, en se pensant lui-même, il pense en même temps toutes choses. Le moi est toutes choses, le moi et son objet ne font qu’un [ : formule de style héraclitéen mais aussi à rapprocher de l’Atman des hindous.] » Autre remarque : il y a quinze ans, j’écrivais, lors d’une lecture de Plotin : « Plotin a le même effet sur moi que Bach ou Brueghel : bonheur de l’au-delà. » Le récrirais-je aujourd’hui, où la recherche du secret ultime ne m’a mené, comme Porphyre, qu’à la dépression ! En tout cas, dans la contemplation, « nous sommes comme des gens montés sur un observatoire élevé dont le regard peut embrasser des choses invisibles à ceux qui ne sont pas montés avec eux. [Comme dans la Journée sombre de Brueghel !] » 104 Le chapitre 8 contient une intéressante remarque concernant l’œuvre d’art musicale : « Si le chœur s’arrête à un certain moment, la danse ne sera achevée que si elle a été exécutée du commencement jusqu’à la fin, mais ce chœur danse toujours, sa danse est à chaque instant achevée. Il n’y a donc pas d’instant ni de lieu où elle s’achèvera, et ainsi il n’aura aucun désir et il ne mesurera ni l’espace ni la durée de sa danse. » Effectivement, dans une œuvre de J.-S. Bach, le mouvement perpétuel, ainsi que l’autonomie de chaque voix, donnent le sentiment de l’indépendance par rapport à l’espace et au temps. Et cette autre remarque sur « l’harmonie des sphères » : « Les astres sont comme une lyre dont les cordes, vibrant par sympathie, chanteraient un chant naturellement harmonieux. […] Voilà qui confirme encore notre idée d’une vie universelle et toujours uniforme (ch. 8). » Puis cette notion déjà rencontrée : « A des époques déterminées poussent les cornes ou la barbe, grossissent les mamelles, puis viennent la maturité et le pouvoir d’engendrer d’autres êtres. […] Il faut donc admettre une sagesse identique, sagesse universelle et stable de l’univers. » Enfin cette définition : « Qu’est-ce que raisonner , sinon chercher à découvrir des pensées et des formules vraies qui atteignent le réel ? (ch. 12). » A partir de maintenant, nous résumerons seulement les arguments déjà exposés dans les traités précédemment étudiés, sauf si l’expression en est poétique. Ainsi, le chapitre 16 fournit une hiérarchie, déjà exposée en III, 8 ou III, 6, selon laquelle la pensée est inférieure à l’âme et supérieure à la nature, laquelle n’a pas d’imagination, elle-même inférieure à l’intellection. « La nature est le reflet de l’âme sur la matière. La nature est une image de la sagesse. » A ce sujet, Bréhier note : « A la hiérarchie des facultés : nature, imagination, pensée est substituée, sans aucun avertissement, la hiérarchie des hypostases : nature, âme, intelligence. Correspondance fort instructive qui nous fait voir le fond du réalisme néoplatonicien en métaphysique, à savoir la transformation des facultés en réalités distinctes. » Plotin a-t-il opéré une transformation arbitraire ou seulement constaté la correspondance mystérieuse qui existe entre la réalité et l’esprit ? De nos jours, ce problème jusqu’ici insoluble, mais bien exposé par Poincaré, prend par exemple cette forme : comment se fait-il que les mathématiques (par exemple la géométrie de Riemann) qui ne doivent rien à l’expérience, s’appliquent finalement à la nature et à l’expérience (par exemple à la relativité générale, édifiée quelques décennies plus tard) ? A propos des désirs, Plotin note au chapitre 17 : « Quand un désir s’éveille en nous, il se produit une image de l’objet désiré, une sorte de sensation qui nous fait connaître notre passion et nous demande d’y obéir et de la satisfaire, et ce qui en nous lui obéit ou lui résiste est nécessairement dans l’incertitude. » L’homme n’est-il pas une marionnette ? Et voici les fils quasiment politiques qui le mènent : « La droite raison est comme le bon conseiller dans la foule bruyante d’une assemblée, ce n’est pas sa parole qui domine, c’est le tumulte et les cris des médiocres. Assis en silence, il ne peut rien et il est vaincu par le bruit des méchants. Chez le pervers domine la foule, et l’homme résulte alors de toutes ces forces mal gouvernées. L’homme moyen est comme une cité où un bon élément domine et qui jouit d’un gouvernement démocratique sans excès. S’il progresse vers le mieux, sa vie ressemble à un gouvernement aristocratique, parce qu’il échappe à l’influence de l’ensemble des facultés et se laisse diriger par les meilleures. L’homme tout à fait vertueux sépare des autres la puissance unique qui commande et qui met de l’ordre dans les autres (ch. 17). » Voici maintenant quelques phrases poétiques, détachées de leur contexte psychologique, qui a passionné Bergson mais auquel je reste étranger. « La nature, comme une mère, a en vue les intentions du corps souffrant ; elle essaye de le redresser et de le 105 faire remonter vers elle. Elle cherche ce qui peut le guérir ; dans ses efforts, elle s’unit aux désirs du corps affecté et ces désirs s’achèvent en passant de lui en elle (ch. 20). » Et encore cette phrase merveilleuse et toute platonicienne : « Regarder une chose parce qu’elle est belle , c’est le propre d’un être imparfait et sujet à pâtir (ch. 25). » Je notai autrefois sous le coup de l’enthousiasme poétique : « S’applique aussi bien à la Vierge aux cerises qu’à l’univers. » , c’est l’Autre. C’est parce que nous nous sentons une partie que nous avons le sentiment de la beauté et que nous subissons la manifestation, le rayonnement de l’être. Nous nous sentons reliés à l’Autre par l’art. Le sentiment de la beauté vient de la passivité et , le manque, la . » Au chapitre 27, on songe irrésistiblement au « peuple des métaux » de Ronsard : « Un morceau de terre arraché du sol, n’est plus le même que lorsqu’il y tenait. On voit bien que les pierres grandissent tant qu’elles sont attachées au sol et cessent de croître dès qu’on les sépare en les arrachant. Tout fragment de la terre a une trace de la puissance végétative. En lui circule la puissance végétative générique, non pas une puissance attachée à telle ou telle partie, mais celle de la terre tout entière (ch. 27). » Après avoir relevé ces pieuses affirmations : « Ceux qui ont une croyance solide la gardent (ch. 12) » et « C’est un devoir de la philosophie de présenter une défense contre les accusations portées contre les dieux qui sont au ciel (ch. 30) », nous arrivons à ce texte beau et profond, où l’on retrouve encore et toujours la notion de non-séparabilité… mais aussi une notion due à Prigogine, le physicien des structures dissipatives, lequel il est vrai était par ailleurs disciple de Bergson, lequel était disciple de Plotin ! « Cet univers est un tout sympathique à lui-même . Les parties les plus éloignées y sont proches, comme les ongles, les cornes et les doigts, dans un animal, sont proches des parties qui n’y sont pas attenantes. Malgré l’intervalle et bien que la région intermédiaire ne pâtisse pas, elles subissent l’influence des parties qui ne sont pas dans leur voisinage. Des choses semblables qui ne sont pas attenantes mais qui sont séparées par un intervalle, sympathisent en vertu de leur ressemblance. Sans être en contact, les choses agissent et elles ont nécessairement une action à distance. Comme l’univers est un animal qui arrive à l’unité, aucune de ses parties n’est en un lieu si éloigné, qu’elle ne lui soit proche, à cause de la tendance à la sympathie qui existe entre toutes les parties d’un animal unique (ch. 32). » [Voir Prigogine : Dans un système complexe, loin de l’état d’équilibre, les parties sont corrélées à distance et le système se comporte comme un tout La Nouvelle Alliance.] » De là, Plotin retrouve le problème du mal, c’est-à-dire de l’émergence, de l’ex-istence d’une structure relativement indépendante de celle de l’univers : « Cet univers n’est pas seulement un animal unique, on voit aussi qu’il est plusieurs êtres. En tant qu’il est un, chaque être est conservé par l’ensemble, mais, en tant qu’il est multiple, ses parties, en concours l’une avec l’autre, se nuisent souvent par leurs différences. Chaque partie ne visant qu’à son propre avantage nuit aux autres parties. Elle s’en nourrit parce qu’elle a, à la fois, des ressemblances et des différences avec les autres, et parce qu'elle s’efforce par instinct naturel, de se conserver. Elle prend pour elle tout ce qu’elle peut s’approprier dans les autres. Elle détruit tout ce qui est contraire à sa nature, parce qu’elle a l’amour d’elle-même. En remplissant son rôle, elle est utile aux êtres capables de profiter de son action, mais elle détruit ou elle lèse ceux qui ne peuvent supporter l’impétuosité de cette action, comme on voit des plantes rôties par le passage du feu, ou de petits animaux emportés ou écrasés par la course des grands. De ces naissances ou de ces destructions, de ces changements en bien ou en mal se fait la vie de l’animal univers qui se poursuit sans obstacles et conformément à la nature. Chaque être ne peut pas 106 vivre comme s’il était seul . [Certes !] Puisqu’il est une partie, il n’a pas sa fin en lui-même, mais dans le tout dont il est une partie, et puisque ses parties sont différentes, elles ne possèdent pas toujours leurs conditions propres de vie, qui résident dans la vie universelle. Rien ne peut être permanent, si l’univers doit être permanent, puisqu’il a sa permanence dans le mouvement (ch. 32). » Dans l’une de mes lectures de Plotin, j’avais marqué le commentaire suivant : « Véritable solution au problème du mal » car je pensais que la guerre entre les êtres s’expliquait par leur individualité au sein du tout. Mais depuis que j’ai étudié les 47e et 48e traités, je pense que cette individualité même est un mystère que n’expliquent pas les lois connues de l’univers. Ce qui m’a fait basculer, c’est un argument précis de Plotin dans un domaine qui m’est familier, à savoir que les parties au sein du tout sont divergentes, voire dissonantes comme celles d’un chœur, d’une musique de Bach. Or, il s’agirait plutôt ici carrément de fausses notes, ou d’art moderne… D’ailleurs, Plotin revient, au chapitre suivant, à l’image de la danse : « Les choses qui sont subordonnées à la révolution universelle sont comme de nombreux choreutes associés pour une même danse. Dans les danses auxquelles nous assistons, on suit, à chaque mouvement du chœur, les modifications du chant des instruments [quel dommage que la musique grecque soit perdue !] qui, en dehors du chœur, servent à la danse, les flûtes, les voix des chanteurs, et autres instruments qui s’y rattachent, et l’on n’a pas à expliquer des choses aussi claires. Mais il n’est pas aussi facile de décrire le rôle particulier du danseur forcé de conformer ses mouvements à chaque figure. Ses membres accompagnent la danse, ils s’infléchissent, l’un se courbe, l’autre se détend. L’un travaille et l’autre se repose, selon la différence des figures. La volonté du danseur est toute fixée sur un but qui le dépasse. Son corps pâtit suivant la danse, lui obéit et la réalise tout entière. Un amateur peut dire d’avance que, à telle figure, tel membre s’élève, tel autre s’infléchit, un autre se dissimule, un autre s’abaisse, le danseur a la volonté de ne pas faire d’autres mouvements et, en faisant danser tout son corps, il donne nécessairement telle position à telle partie de son corps qui concourt à la danse (ch. 33). » Ici donc le danseur est décrit comme une marionnette. Mais au chapitre suivant, la liberté reparaît… dans une certaine mesure : « Nous abandonnons certes à l’influence de l’univers une partie de nous-mêmes, à savoir cette partie de nous-mêmes qui appartient au corps de l’univers, et comme nous ne croyons pas lui appartenir tout entier, cette influence se modère. Nous sommes comme de sages serviteurs qui obéissent à leurs maîtres en bien des choses, mais qui gardent une part de liberté [ littéralement : étant d’eux-mêmes, participe présent du verbe être et le mot soi-même au génitif, c’est-à-dire que cette fois-ci, leur être vient d’eux-mêmes. Mais alors il ne vient pas de l’univers ? On n’en sort pas !] C’est pourquoi leurs maîtres leur donnent des ordres moins rigoureux, parce qu’ils ne sont pas des esclaves et qu’ils ne sont pas tout entiers à autrui (ch. 34). » Après avoir rappelé que « dans la main, par exemple, il se produit, par sympathie, une contraction des muscles et des veines (ch. 34) », Plotin revient au problème du mal… et du Bien, qui n’est guère mieux éclairci : « On ne s’irrite aussi que contre un être différent de soi qui a causé de la peine. Dans la croissance, une partie grandit aux dépens d’une autre. La génération aboutit à un être différent du générateur. Mais l’univers, qui produit tous ces effets dans les parties, cherche lui-même le Bien, ou plutôt le contemple. Donc la volonté droite et supérieure aux passions le recherche aussi, et elle tend au même but que la volonté universelle. Ainsi ceux qui servent chez autrui accomplissent beaucoup d’actions sur les ordres de leurs maîtres, mais le désir du bien les porte aux 107 mêmes actions que leurs maîtres (ch. 35). » Bréhier ajoute : « Ces lignes ont un clair accent de piété stoïcienne, et elles rappellent les célèbres apostrophes que Marc-Aurèle adresse au monde : Toujours que le monde est un animal un, une substance une, douée d’une âme unique, et comment tout revient au sentiment un qu’il a de lui ; comment il fait tout d’une volonté unique, comment tout concourt à tout ce qui arrive. » A ma précédente lecture, je notai à mon tour : « Je ne croyais pas justement qu’on puisse avoir de l’amour pour le monde, si impersonnel, lointain, in-humain. Eh bien ! si, les stoïciens ». Maintenant, j’ajoute : je ne crois plus que la volonté individuelle soit en accord avec la volonté universelle. Bréhier écrit encore, avec beaucoup de clarté et netteté : « Il faut se rappeler que selon l’esthétique de Plotin la beauté d’une forme ne consiste pas du tout dans la symétrie des parties, mais bien dans l’idée qu’elle exprime. Sur la beauté des corps, Plotin ne trouve chez Platon que d’assez vagues indications. Sans doute, il y voit que la beauté sensible vient de la participation à une idée, mais la participation équivaut à l’information [voir de nos jours Norbert Wiener et la cybernétique] de la matière par la forme. C’est là non plus le langage de Platon mais d’Aristote par lequel Plotin est visiblement séduit comme dans tous les cas où un néoplatonicien a à traiter des choses sensibles. » Ensuite, Plotin revient sur la richesse et l’inconscience de l’univers : « L’univers est très varié . Il n’est pas comme une maison sans âme, grande d’ailleurs et vaste, faite d’espèces de matériaux faciles à dénombrer, de pierres et de bois et, si l’on veut, d’autres encore. Il faut qu’il forme un monde ordonné, il faut qu’il soit un être éveillé et que tout y vive à sa manière, et rien ne peut être qui ne soit en lui. […] L’être dont la vie est perceptible à nos sens est composé d’êtres qui vivent imperceptiblement pour nous mais dont les puissances merveilleuses s’exercent sur la vie de l’animal composé. L’homme ne pourrait recevoir des impulsions si diverses, si son mouvement résultait de puissances intérieures complètement dénuées d’âme, et l’univers non plus ne vivrait pas comme il vit, si chacune des choses qui sont en lui ne vivait de sa vie propre, sans d’ailleurs pour cela avoir la volonté (ch. 36). » La différence avec Freud, c’est que l’inconscient de celui-ci est anthropomorphe, il est « structuré comme un langage », comme dira l’un de ses disciples, c’est un moi sans le moi, une sorte de sous-moi ! Bréhier présente ainsi le chapitre suivant : « Plotin assimile les forces dites naturelles aux vertus magiques [qu’est-ce, en effet, que la non-séparabilité, sinon une magie naturelle ?] et ne les distingue que par ce caractère extérieur : elles sont habituelles ou non. Les unes et les autres viennent de la même source, de l’âme de l’univers, et elles s’exercent sans volonté ni conscience, engendrant leurs effets comme un être vivant engendre un autre vivant. » Voici le texte de Plotin : « L’inhabituel éveille notre étonnement, mais nous serions étonnés des choses les plus ordinaires si l’on nous racontait leurs opérations, avant que nous en ayons l’expérience. Il n’est rien dans l’univers qui ne soit une partie de l’univers, mais certains êtres ont une puissance plus active que d’autres. Les choses de la terre sont inférieures en puissance aux choses célestes, douées d’une nature moins obscure. Les puissances produisent bien des effets, même s’il vient d’elles quelque chose de l’âme. Car un animal peut bien engendrer d’autres animaux sans qu’il l’ait voulu, sans qu’il en soit amoindri, sans qu’il en ait même conscience. Eût-il la volonté, ce n’est pas la volonté qui agit dans ce cas ; à plus forte raison si c’est un animal qui ne possède pas la volonté et qui n’a même pas la conscience [ suivre à côté, de près, accompagner (par la pensée), para correspond à con de con-science] (ch. 37). » La conscience est ici un accompagnement, l’épiphénomène d’un processus. Quant à l’inconscient, ce n’est pas une 108 autre conscience, plus libre, comme dans le rêve interprété par Freud. L’inconscient appartient plus à l’univers qu’à l’homme. Plotin développe et précise sa pensée au chapitre suivant : « Toutes les choses s’accordent merveilleusement, et elles viennent les unes des autres, quoiqu’elles viennent de leurs contraires, car un seul être les possède toutes. Et s’il y a des défauts dans les êtres engendrés, c’est que les êtres ne sont pas arrivés à la perfection de leur forme, parce que la forme n’a pu dominer la matière. Ils manquent par exemple de cette beauté de race [ de naissance, origine] dont la privation les fait tomber dans la laideur. Ainsi, certaines choses sont produites par les choses d’en haut ; d’autres dérivent de la nature du sujet, il en est d’autres que les êtres ajoutent à eux-mêmes. Sans doute, la vertu est sans maître [voir Platon, mythe d’Er] mais elle fait entrer ses actes dans la trame de l’univers [alors, est-elle avec ou sans maître ?] parce que le sensible participe à l’intelligible (ch. 38). Si nous avons raison, les difficultés sont résolues et en particulier celle qui attribuait aux dieux les maux de l’univers. La volonté des dieux n’est point la cause de ces maux. Tout ce qui vient d’en haut est le résultat d’une nécessité naturelle qui met en rapport les parties les unes avec les autres selon les conséquences de la vie universelle. De plus les êtres ajoutent beaucoup d’eux-mêmes à ce qui leur vient d’en haut. En outre, chaque être vit non pas pour lui mais pour l’univers [inspiration stoïcienne]. Enfin le sujet [ : la nature sous-jacente] subit l’influence autrement qu’il ne l’avait reçue, et il ne peut se rendre maître du don qui lui a été fait (ch. 39). » Autrefois, je considérais que le problème du mal n’était insoluble que s’il y avait un Dieu tout puissant, extérieur à sa création, mais aujourd’hui je vois que même dans un système panthéiste, où Dieu est intérieur à sa création, on ne s’explique pas la particularité du sujet. Le texte suivant est merveilleux car il exprime le mystère de la vie : « La vraie magie, c’est l’Amitié et la Dispute [Empédocle] qui sont dans l’univers. Le premier magicien [ : celui qui prépare des drogues, philtres, poisons, remèdes, etc., le pharmacien], c’est celui que les hommes connaissent bien pour user de ses philtres et de ses enchantements les uns envers les autres. C’est en effet parce qu’il leur est naturel d’aimer, c’est parce que tout ce qui fait aimer les attire l’un vers l’autre, que peut naître l’art de provoquer l’amour par la magie. Le magicien ne fait qu’unir par des contacts les êtres déjà naturellement liés l’un à l’autre et qui ont un amour inné l’un pour l’autre. Effet analogue à celui de la musique qui charme non point notre volonté ni notre raison, mais nos appétits irrationnels et dont la magie n’étonne point. Pourtant l’amour est aussi produit par le charme de la musique, bien que l’on ne demande rien de pareil aux musiciens (ch. 40). » Ce texte pourrait être un résumé de la Vierge aux cerises ! La suite comporte des remarques qui satisferaient en partie une sainte chrétienne comme Thérèse de Lisieux qui croyait à l’efficacité d’une prière en faveur d’une personne inconnue : « Il ne faut pas croire que les prières non plus soient exaucées par la volonté des dieux, pas plus que ceux qui sont charmés par les incantations ne les connaissent. Lorsqu’un serpent [j’ajoute : ou bien une femme !] fascine un homme, cet homme ne comprend pas et ne sent pas cette influence. Il ne la connaît que lorsqu’il l’a déjà subie, mais la partie dirigeante de l’âme n’en est pas atteinte. Ainsi, lorsqu’on prie un être, une influence vient de cet être sur celui qui prie ou sur un autre, mais le soleil ou l’astre que l’on prie n’en savent rien (ch. 40). La prière produit ses effets parce qu’une partie de l’univers est en sympathie avec une autre partie, comme dans la corde [ nerf, corde d’arc ou d’instrument] tendue d’une lyre, où la vibration venue du bas se propage jusqu’en haut. Souvent aussi, quand l’une des cordes vibre, l’autre ressent en quelque sorte cette 109 vibration, quand elles sont consonantes et accordées. Et même, si les vibrations se transportent d’une lyre à une autre, on voit jusqu’où va la sympathie. Dans l’univers aussi, il y a une harmonie unique, même si elle est faite de contraires [Note de Bréhier : ‘’la lyre, l’harmonie des contraires, ce sont des images qui remontent à Héraclite’’], mais elle est faite aussi de parties semblables et congénères, aussi bien que de parties contraires. [Les biologistes Margulis et Sagan attestent aujourd’hui la collaboration aussi bien que la compétition des espèces] (ch. 41). » Cette idée d’une sorte d’ « automatisme » du Monde est développée au chapitre 42 : « Les méchants puisent de l’eau aux fleuves ; l’être qui donne ne sait pas ce qu’il donne : il donne seulement. » C’est l’idée originelle de mon essai sur la Richesse : la source recueille, minéralise et concentre l’eau de pluie, elle fait son travail de source, mais elle ne sait pas qui la boira ! Bréhier commente : « Plotin est loin de vouloir introduire dans le culte la moindre intention morale ou la moindre vie spirituelle. Jamais le culte n’a été plus extérieur, plus réduit à son côté matériel que dans sa doctrine. C’est que, comprendre la prière comme une espèce de rapport moral des volontés, qui unirait le fidèle à son dieu, c’est, pour lui, porter atteinte à la rationalité de l’univers. […] Toutes les religions qui éclosent dans les premiers siècles de notre ère essaient de résoudre le problème général du salut. Plotin était hostile à ce qu’il pouvait connaître (chez les gnostiques) de la doctrine d’un dieu sauveur, venu pour libérer les âmes. Le néoplatonisme oppose avec obstination aux religions naissantes une doctrine profondément attachée au rationalisme hellénique. » Au chapitre suivant, Plotin montre qu’il n’est pas seulement un contemplatif et qu’il connaît la vie des hommes, et il fait dépendre leur comportement d’un sortilège, d’une magie, d’une sujétion que la nature exerce sur nous ! « Dans la vie active, ce n’est point la liberté [ ce qui vient de soi-même] ni la raison de l’homme qui donnent l’impulsion , c’est la partie irrationnelle qui pose les principes [vivre en effet, c’est cela !] c’est la passion qui donne les prémisses. Il y a un attrait évident dans le soin des enfants, le goût du mariage, et tous ces plaisirs qui charment les hommes et comblent leurs désirs. Nos actions, qu’elles soient provoquées par la colère ou par le désir, sont dénuées de raison. Notre activité politique ou notre désir d’être magistrats sont provoqués par l’amour de la domination qui est en nous [triste : l’amour du pouvoir serait donc naturel et non une déviation ou perversion ?] les actes faits pour éviter une souffrance ont la crainte pour mobile, ceux qui visent à augmenter nos ressources viennent du désir, et si nous agissons en vue de notre utilité pour satisfaire nos besoins personnels, c’est évidemment le résultat d’une contrainte de la nature qui nous attache à la vie [ ; la maison, familier. Alors, autant suivre la nature qui nous attache à la vie !] (ch. 44). » - Enfin, dans le traité 28 on notera encore ces deux confirmations : « Il y a un sens intime [ synesthésie, con-science] du tout par lui-même (ch. 45) » et « Tous deux [le méchant et l’homme de bien] sont tirés [vers leurs actes] par la nature comme avec des ficelles. [Donc les hommes sont bien des marionnettes !] (ch. 45). » Du 29e traité, qui clôt la série des trois consacrés à l’âme, on retiendra quelques phrases poétiques et quelques confirmations philosophiques. Ainsi au chapitre 3, à propos d’une longue discussion sur la vision : « Dans une obscurité profonde, quand les astres sont cachés et n’émettent pas de lumière, on voit les feux des phares et des sémaphores. » Puis des textes poético-métaphysiques, voire physiques. « Il y a, dans le corps éclairant, un acte [ force en action, énergie intérieure] une sorte de vie surabondante qui est le 110 principe et la source de cet acte qui est la lumière. Chaque être a un acte, qui est à sa ressemblance. » Lors d’une lecture, je notai : chaque être a un rayonnement, une beauté. C’est le mouvement inverse de la religion, qui est recueillement. Vivre pour un homme, c’est rayonner, c’est-à-dire pro-duire ! L’essence de l’homme est la joie. Aujourd’hui, je dirais ni la joie (maniaco-) avec Plotin, ni la souffrance (-dépressive) avec Schopenhauer. « Il y a des actes faibles et obscurs, d’autres nous échappent complètement, d’autres ont de la force et influent à distance (ch. 7). La lumière doit être considérée comme un être absolument incorporel, bien qu’elle soit l’acte d’un corps. Une image dans un miroir est l’acte de l’objet qu’on y voit, agissant sur ce qui peut pâtir sans que rien s’écoule de lui-même. [Au cours d’une première lecture, cette image de la source inépuisable me paraissait insensée, mais ensuite je dus l’admettre.] Si l’objet est là, l’image apparaît dans le miroir et l’on y voit le reflet d’une forme colorée. S’il s’en va, le milieu transparent [ le diaphane, ce qui laisse passer la lumière à travers soi] ne retient rien de ce qu’il possédait, lorsque l’objet étendait en lui son action. Il en est ainsi de l’âme. Tout ce qui, en elle, est l’acte d’une âme antérieure, persiste, en tant qu’acte subordonné (ch. 7). » A cet endroit, Bréhier note une fois de plus : « L’image est fondée sur cette erreur physique fondamentale chez Plotin, que la lumière est une force inaltérable. » J’ai expliqué suffisamment ce qu’il fallait penser de cette assertion. Enfin, cette longue série de trois traités s’achève par cet argument qu’on peut qualifier de cosmologique. « N’est-il pas vrai que nous agissons et pâtissons ici, parce que nous sommes tous en un univers unique et que nous sommes des parties de cet univers. Il est évident que tout animal sympathise avec lui-même. Supposons maintenant une âme absolument différente qui agisse dans une région séparée du monde, les choses semblables aux nôtres qu’elle a créées sont un néant pour l’âme de notre monde. Supposition pleine de contradictions qui ne mérite même pas le nom d’hypothèse. Elle prend pour accordé qu’il y a une âme en cette région distincte, elle pose par conséquent que notre univers est tout et qu’il n’est pas tout, qu’il est différent de tout et qu’il n’est pas différent de certaines choses, que le rien n’est pas le rien, enfin qu’il est complet et qu’il n’est pas complet. Il faut donc abandonner l’hypothèse et nous n’avons pas à rechercher ses conséquences puisqu’elle se détruit elle-même (ch. 8). » Cette hypothèse n’est-elle pas celle d’un Dieu transcendant ? Enfin, avant de quitter cette série de textes, je voudrais donner une idée de la complexité du style de Plotin. Soit la phrase déjà citée : « Supposons une âme absolument différente qui agisse dans une région séparée du monde, les choses semblables aux nôtres que l’on suppose qu’elle a créées sont un néant pour l’âme de notre monde. » Voici comme elle se décompose : « Supposons | cela : | une âme | absolument | différente | agissant | là-bas , [c’est-à-dire dans une région séparée du monde] | aussi | semblables [sous-entendu : aux nôtres] | sont supposées | les choses [Bréhier ajoute, pour la clarté de la traduction : créées par elle, qu’elle a créées] | [qui sont un] néant | pour | elle [c’est-à-dire pour l’âme de notre monde]. » On le voit, le style de Plotin est extrêmement elliptique et pose des énigmes à chaque pas. De plus, ne peut-on voir ici un moderne argument cosmologique : des régions de l’univers séparées depuis l’origine ne devraient avoir aucune espèce de relation ni ressemblance l’une avec l’autre ?... 111 CHAPITRE IX Traités 32 et 34 à 38, ou ennéades V,5 ; VI,6 ; II,8 ; I,5 ; II,7 ; VI,7 Nous arrivons ainsi au 32e traité, classé en V, 5 et intitulé Que les intelligibles ne sont pas hors de l’intelligence ; et du Bien. Cette phrase du chapitre 6 pourrait lui servir d’introduction : « Vous nous voyez peiner dans l’incertitude de ce qu’il faut dire : c’est que nous parlons d’une chose ineffable, et nous lui donnons des noms pour la désigner à nous-mêmes comme nous pouvons. » Suivent des considérations sur le Bien ou Un : « Il n’est pas venu et il est là ! Il n’est nulle part et il n’y a rien où il ne soit (ch. 8). » Bréhier remarque : « Pas plus que la lumière, l’Un ne vient à un certain moment en certain lieu, puisqu’il baigne toute chose, qu’il est comme une atmosphère et non point un objet : conception dont Plotin souligne l’étrangeté qu’elle devait avoir pour les dévots des mystères hellénistiques, dont le culte consistait précisément à faire descendre la divinité en un moment et en un lieu choisis. […] C’est l’image courante d’un Dieu placé dans le ciel ou même audessus. […] C’est par ce trait que la doctrine religieuse de Plotin s’oppose implicitement à tout messianisme, c’est-à-dire à toute doctrine qui annonce la venue effective d’un sauveur, et reste foncièrement hellénique. » Comme cette question fondamentale est difficile et que la physique moderne donne raison ici à Plotin, il ne sera pas inutile de citer une fois de plus les explications, peut-être fastidieuses, du philosophe : « Le principe contient toutes choses mais ne se dissipe pas en elles. Il les possède et n’en est pas possédé. Mais s’il les possède sans en être possédé, il n’y a pas d’endroit où il ne soit, car s’il n’est pas présent, il ne possède pas . D’autre part, puisqu’il n’est pas possédé, il n’est pas en elle. Donc, il y est et il n’y est pas. N’étant pas contenu en elles, il n’y est pas, mais étant indépendant de tout, rien n’empêche qu’il ne soit partout. Car, s’il en était empêché, il serait borné par autre chose, et ce qui est audelà de cette forme ne participerait pas à lui. Dieu n’irait que jusque là et, n’étant pas en lui-même, il serait asservi aux choses qui viennent après lui. Les choses qui sont en une autre [C’est la définition de l’image. Ce monde des existences est donc composé de reflets. C’est un vaste miroir, un kaléidoscope, beau mais inconsistant, et la beauté, c’est la nonséparabilité, ce mystérieux reflet qui court sur la Journée sombre !] sont là où elles sont, mais celles qui ne sont pas quelque part, n’ont pas de lieu où elles ne soient pas. S’il n’était point ici, c’est évidemment qu’un lieu différent le contiendrait. S’il était en ce lieu, il serait en autre chose, et il serait faux de dire qu’il n’est pas quelque part. Puis donc qu’il est vrai qu’il n’est pas quelque part et puisqu’il est faux qu’il est quelque part, il ne doit être éloigné de rien, pour ne pas être en autrui. Mais s’il n’est éloigné de rien sans être quelque part, il sera partout en lui-même. Il n’a point une de ses parties ici et une autre là. Il n’est pas non plus tout entier ici. Il est tout entier partout, parce qu’il n’est rien qui le possède ni qui ne le possède pas, parce que donc, il n’est rien qui ne soit possédé de lui (ch. 9). » Peut-être faut-il expliquer cette non-séparabilité par une non-réversibilité ? Le principe d’identité A = A peut se lire dans les deux sens. Mais ici, si l’Un est toutes choses, celles-ci ne constituent pas l’Un pour autant. Au lieu de dire A = A, il faudrait 112 dire A A. C’est parce que ce principe semble contraire à la logique, c’est-à-dire au bon fonctionnement de notre esprit, qu’il est si difficile de concevoir la non-séparabilité. Pourtant, celle-ci a été prouvée expérimentalement récemment par le physicien Aspect… Citons encore Bréhier - lequel fait sans doute partie de ces gens dont parle Plotin « qui ne croient qu’aux choses sensibles et nient la suprême réalité (ch. 11). » « Ce qui fait la supériorité du Bien, c’est qu’il est une présence constante, connue ou non de nous, en général ignorée, comme tout ce qu’il y a en nous de plus profond et de vraiment primitif, mais sans laquelle nous ne saurions même exister, puisque l’aspiration au Bien, dans le sommeil comme dans la veille, est la condition de notre existence. On voit où tend la méditation : à faire prévaloir la réalité que l’on est au plus profond de soi, sur la connaissance des objets si parfaits qu’ils soient. D’où le sens de l’argument qui vient ensuite : le Bien auquel nous aspirons nous satisfait complètement quand nous l’avons atteint, parce qu’il est réellement à nous, tandis que le Beau est dans les objets que nous connaissons. […] Toute puissance et solitude, tels sont les deux traits solidaires du Bien. Parler de sa bienveillance et de sa grâce, de son absence de jalousie, c’est lui prêter des sentiments qui le rattachent aux choses d’en bas. Mais sa grâce, qui donne tout le possible aux êtres, est un aspect de sa toute puissance, non un témoignage de son amour. » Laissons la parole à Plotin, une dernière fois en ce traité : « Des gens plongés dans le sommeil leur vie durant prendraient leurs rêves pour des réalités véritables, et, si on les éveillait, ils ne croiraient pas à ce qu’ils voient les yeux ouverts et ils reprendraient leur sommeil (ch. 11). L’amour du beau, lorsqu’il a lieu, engendre en nous des douleurs, parce qu’il faut l’avoir pour le désirer. C’est un amour de second rang, qui n’existe que chez les êtres qui ont quelque connaissance, ce qui prouve que le beau est au second rang. Mais le désir du Bien, qui est plus ancien et qui n’est pas perçu de nous, suppose que le Bien est aussi plus ancien que le Beau et antérieur à lui (ch. 12). » Et enfin, cet éloge trop mesuré, qui fait plus de mal que de bien, et qui est empreint - une fois n’est pas coutume - d’un léger humour : « Ainsi font les panégyristes ignorants qui diminuent la gloire de ceux qu’ils louent en leur attribuant des qualités inférieures à leur mérite, dans l’embarras où ils sont de dire la vérité sur les personnages qui font le sujet de leur discours (ch. 13). » Le traité suivant, 33e classé en II, 9, a été étudié. Le 34e traité, classé en VI, 6 est intitulé Des nombres. C’est une réflexion sur la notion d’infini, dont la lecture est tout à fait fastidieuse et ne peut intéresser que des spécialistes. Nous relèverons seulement quelques détails. Ainsi ce beau passage du chapitre 1 : « Chaque chose se cherche elle-même et non pas une autre : les allées et venues hors de soi sont dues à la vanité ou imposées par la nécessité. Etre davantage pour une chose, ce n’est pas devenir multiple ou grandir, c’est être à soi-même. Or, elle est à elle-même lorsqu’elle se concentre en elle-même : désirer la grandeur prise en ce sens, c’est ignorer la vraie grandeur. C’est, au lieu de viser le but qu’il faut, s’efforcer vers l’extérieur. Or, l’effort vers soi, c’est l’effort vers l’intérieur. La preuve, c’est ce que la grandeur produit lorsqu’elle arrive en une chose : si la chose se divise de telle manière que chaque partie s’appartienne à elle-même, ces parties existent bien chacune à part, mais la chose qui était au début n’existe plus. Pour qu’elle existe, il faut que toutes ses parties tendent vers l’unité, si bien qu’elle existe parce qu’elle est en quelque manière une et sans grandeur. Par la grandeur et autant qu’il dépend de la grandeur, la chose court à sa perte et ce n’est qu’en possédant l’unité qu’elle se possède elle-même. » Ce texte me suggère deux commentaires contradictoires. La vie intérieure ne mène-t-elle pas au suicide, qui menaçait Porphyre et d’autres ? L’être ne doit-il pas au contraire se distraire, se perdre, s’investir ? D’un autre côté, cet éclatement que produit l’ 113 (rappelons le sort de la grenouille de La Fontaine !) la recherche de la grandeur, la démesure, n’est-il pas la cause de la guerre ? Les hommes seraient-ils condamnés à se faire la guerre, par suite du diktat d’un « sinistre plaisantin » ? Un autre passage est « fort important pour l’intelligence générale de la philosophie de Plotin dit Bréhier. Au chapitre 6, il développe longuement le principe du réalisme : la pensée n’est pas créatrice de l’intelligible, qui est posé comme existant avant la pensée qui le saisit. L’acte de définir n’engendre pas le défini. L’être de l’intelligible au sens platonicien est sans doute une pensée qui se pense, mais la pensée est ici identique et non pas antérieure à l’être. » La pensée humaine ne produit pas les formes ; c’est le point essentiel. La philosophie de Plotin n’est donc pas un idéalisme absolu, comme celle de Parménide, qui ne distingue pas pensée et être. Voici ce qu’en dit Plotin lui-même, d’une manière quelque peu embarrassée, me semble-t-il, car il veut concilier idéalisme et réalisme : « L’essence des formes ne vient pas à l’existence parce qu’un être pensant conçoit chacune d’elles, puis que, par cette conception même, il les produit à l’existence. Car ce n’est pas parce qu’on a pensé la quiddité [la définition] de la justice, que la justice est née ; et ce n’est pas parce qu’on a pensé la quiddité du mouvement, que le mouvement existe. La pensée de l’objet devrait être également postérieure à l’objet pensé, et pourtant elle devrait aussi lui être antérieure, s’il tient son existence de cette pensée. La justice est-elle identique à la pensée de la justice ? D’abord, il est absurde que la justice ne soit rien que sa propre définition ; car qu’est-ce que penser la justice ou le mouvement sinon saisir ce qu’ils sont, c’est-àdire (dans cette hypothèse) saisir la notion d’une chose qui n’existe pas encore, ce qui est impossible ? Et si l’on répliquait que, dans les êtres sans matière, « la science est identique à son objet », il faut comprendre cette formule non pas en ce sens que la science est l’objet, et que la raison qui considère l’objet est l’objet lui-même [comme c’est le cas pour les êtres géométriques] mais inversement en ce sens que l’objet lui-même, parce qu’il est sans matière, est à la fois un intelligible et une pensée, et non point qu’il est une pensée telle que seraient sa définition ou la représentation qu’on en peut avoir, mais que, étant dans l’intelligible, il n’est lui-même rien qu’intelligence et que science (ch. 6). » Retenons encore cette confirmation : « L’un est indispensable à l’existence de tout être car il n’est aucun être qui ne soit un. C’est qu’il est avant l’être et qu’il engendre l’être. Dans le terme un n’est point contenu l’être, à moins qu’on ne tienne compte de sa propension à engendrer l’être (ch. 13). » Enfin, ces derniers mots du traité : « Parménide a eu raison de dire que l’être est un. Il est si grand en puissance et en beauté qu’il séduit toute chose, que tout se suspend à lui, que tout, tenant de lui un vestige de lui-même, l’aime et cherche après lui le Bien. Ce monde-ci tout entier ne veut la vie et la sagesse qu’afin d’être. Toute âme et toute intelligence aspirent à être ce qu’elles sont. L’être seul se suffit complètement à lui-même (ch. 18). » Du traité suivant, 35e, classé en II, 8 et intitulé Pourquoi les objets vus de loin paraissent-ils petits ? on retiendra seulement cette fine remarque : « Dans un panorama varié, voyez une colline qui porte des maisons, des jardins, d’autres choses encore. Si chacun de ces objets est vu distinctement, on peut mesurer l’étendue de l’ensemble, mais quand chaque objet ne présente pas un aspect distinct, on devient incapable de mesurer détail par détail et de connaître ainsi la grandeur totale de la colline. » Effectivement, si Brueghel et les autres peintres de cette époque parviennent à restituer la grandeur du monde, c’est notamment par la multitude des détails et la complexité de leur arrangement. 114 Le 36e traité, classé en I, 5, contient deux phrases intéressantes : « Le bonheur est l’acte de la vie (ch. 1) », c’est-à-dire son épanouissement, sa fin. Autrement dit, l’essence de la vie est la joie, et « désirer vivre, c’est chercher à être (ch. 2). » L’appétit de vie, c’est donc un désir d’être, une tendance qui le constitue. On ne peut qu’être d’accord ici avec Plotin ! A propos Du mélange total, 37e traité classé en II, 7, Bréhier note : « Nous avons ici un aspect de la lutte du réalisme platonicien contre le conceptualisme aristotélicien ». De fait Plotin écrit, au chapitre 3 : « Le corps, c’est la matière plus la raison qui est en elle, mais cette raison est en elle-même une forme sans matière que l’on peut considérer isolément, même si elle n’est jamais en fait séparée de la matière. » C’est bien aussi mon opinion : les formes existent comme le croit Platon, mais il n’y a pas de pensée sans image, sans incorporation d’une forme dans une matière, comme le pensent Aristote, puis Kant. Le 38e traité, classé en VI, 7, est intitulé Comment est née la multiplicité des Idées, et du Bien. Cet important traité énonce d’abord un postulat essentiel à la philosophie de Plotin, que Bréhier énonce ainsi : « Les hypostases plotiniennes agissent par rayonnement sans calcul et donnent à l’être produit une vie intérieure et spontanée ». Plotin écrit, au chapitre 1 : « Il faut que toute chose qui est de Dieu contienne toutes choses, les contienne toujours, et que l’avenir y soit déjà présent. » Là, Plotin est en contradiction avec la physique actuelle. S’il a prévu Aspect, il n’a pas prévu Prigogine ! Il y a bien un principe immanent à toutes choses, mais le futur n’est pas contenu dans le présent. C’est probablement en rapport avec le problème de la méchéanceté, de l’ex-istence, du surgissement de nouveauté imprévisible ! Le monde est sans doute un cosmos, mais celui-ci n’est pas éternel, en dehors du temps. Au lieu de s’attaquer au principe du rayonnement, de la non-séparabilité, Bréhier aurait dû s’en prendre à ce déterminisme absolu qui caractérise la pensée grecque (à l’exception toutefois de celle de Démocrite et Epicure). Mais lui-même ne pouvait pas prévoir les travaux ultérieurs de Prigogine. Les choses sont bien compliquées et il faudra toujours laisser une place au doute… et même à la foi ! En tout cas, Plotin parvient à cette idée que « le monde est tout entier présent en tout instant et en tout point » comme l’écrit le physicien H. Reeves qui ne cite pas Plotin, mais souvent la pensée indienne, et Bréhier dit aussi : « Chaque partie est toutes les autres, chaque être est une sorte de causa sui. » Le chapitre 9 apporte d’intéressantes précisions : « Il est évident qu’un être est vil parce qu’il est sans raison, puisque la raison donne sa valeur à un être. Si sa valeur lui vient de l’intelligence, l’absence d’intelligence avilit. Comment cependant un être inintelligent et sans raison pourrait-il exister en cette Intelligence où est tout être et d’où tout procède ? » C’est le problème du mal. Plotin donne sa réponse traditionnelle : « Pourquoi tous les hommes ne sont-il pas également raisonnables ? Il faut songer que ces vies multiples, qui sont comme des mouvements, et ces pensées multiples ne doivent pas être les mêmes, et qu’il doit y avoir de grandes diversités dans les vies et les pensées. Il y a des espèces de vie plus lumineuses et plus claires, puis des vies qui viennent après celles-là, au premier, au second et au troisième rang. » Malgré tout, l’ordre cosmique se rétablit quand même : « Par exemple, si un animal n’a plus les moyens suffisants de vivre, apparaissent les ongles, les serres, les dents aiguës ou les cornes. Ainsi, à mesure que l’intelligence baisse, elle se relève d’un autre côté et il lui suffit d’elle-même pour trouver en elle un remède aux défauts des êtres (ch. 9). » Plotin touche ainsi un principe qu’on pourrait peut-être énoncer ainsi : toute vie, puisqu’elle persiste, est suffisamment pourvue pour subsister. Ainsi, l’appétit et la joie de vivre l’emportent, par hypothèse, sur la difficulté de vivre et sur les entraves que celle-ci rencontre, sur les offenses qu’elle supporte. 115 La suite du traité donne une magnifique idée de l’effervescence de la vie universelle, de cette vie qui anime jusqu’à une motte de terre, un filon de métal dans la terre, le feu même, en des termes que reprendront Ronsard ou Novalis. Le résumé de Bréhier mérite d’être cité, à cause de son bonheur d’expression : « C’est dans l’image de la terre-mère que Plotin voit la preuve manifeste d’une vie élémentaire qui suppose une raison séminale et par conséquent une racine intelligible. De cette vie il donne comme témoignage la formation des métaux, qui croissent dans les mines comme des êtres vivants, et le soulèvement des montagnes. De toutes ces explications résulte l’image d’un monde intelligible doué d’une vie, d’une richesse et d’une variété incomparables : loin d’être abstrait, desséché, ce monde intelligible est plus concret que le monde sensible. L’image qu’en donne Plotin est toute sensuelle et, si l’on peut dire, ultrasensuelle : chaleur, saveur, couleur, douceur, harmonie, tout cela nous met sur la voie de cette impression de la vie universelle. » Voici maintenant le texte de Plotin : « Pensons aux minéraux qui s’accroissent et se font en la terre, à la formation des montagnes qui se soulèvent de l’intérieur. C’est dans tous les cas parce qu’une raison animée les crée et les informe du dedans, et cette raison c’est la forme de la terre, forme créatrice . Pourquoi les éléments, l’eau, l’air, le feu n’auraient-ils pas une âme comme la terre ? Il est évident qu’ils sont dans l’animal univers et qu’ils sont des parties de cet animal. Pourtant, la vie n’est pas apparente en eux, pas plus que dans la terre ; pour la terre aussi, on peut seulement déduire sa vie des êtres qui naissent en elle. [Je dirais plutôt : induire, puisque l’on passe des conséquences : les êtres qui naissent en elle, au principe : la vie de la terre. Le grec dit : assembler par la pensée, conclure de prémisses, déduire selon un raisonnement régulier, faire un syllogisme. Mais le français a deux mots distincts, selon le sens du raisonnement, du principe aux conséquences ou l’inverse…] D’où viennent la vie, l’âme, l’intelligence universelles, en un endroit où il n’y a ni pauvreté ni dénuement mais où toutes choses sont pleines et bouillonnent de vie ? C’est comme un courant venu d’une source unique. Il n’est pas comparable à un souffle ou à une chaleur mais plutôt à une qualité unique qui possède et conserve en elles toutes les autres, à une douceur qui serait en même temps odeur, en qui la saveur du vin s’unirait avec toutes les autres saveurs, et toutes les couleurs. Elle a toutes les qualités perçues par le tact, et aussi toutes celles qui sont perçues par l’oreille, parce qu’elle est tout harmonie et tout rythme (ch. 12). » Au chapitre 13, Plotin énonce un argument qu’on peut bien qualifier de dialectique : « L’intelligence et l’âme qui en vient ne sont pas des êtres simples, elles renferment toutes choses dans leur variété. L’intelligence, dans son mouvement, se meut toujours de la même manière et reste semblable à elle-même. Pourtant, elle n’est pas identique et une dans toutes ses parties, puisqu’elle est tout ; et même chacune de ses parties n’est pas une mais se divise à son tour, à l’infini. Si nulle altérité ne l’éveillait à la vie, l’intelligence n’agirait pas, et un tel état ne se distinguerait pas de l’inactivité. Elle doit donc se mouvoir, ou plutôt avoir achevé son mouvement dans toutes les directions. Ou bien ellemême ne procède pas ou bien, si elle procède, il y a autre chose qui reste immobile. Il y a alors deux termes ; si le second est le même que le précédent, l’unité reste, et il n’y a pas eu véritablement procession. » avancer, peut être considéré comme un équivalent du latin pro-gredior : faire un pas en avant, progresser. Mais chez Plotin, il ne s’agit pas d’un progrès historique, comme chez Hegel, lequel a dramatisé, sécularisé le Dieu plotinien, et a fini par en voir l’avènement… dans l’Etat prussien ! A noter encore que le contraire de la procession est selon Bréhier « la conversion qui fait saisir ce qu’il reste d’un et de bien dans le multiple. […] En tant que métaphysicien, Plotin est copernicien avant la lettre : la source de lumière doit être au centre. » Oui, mais il faut aller plus loin que Bréhier : 116 Platon et Plotin sont théocentriques, alors que l’époque moderne est anthropocentrique ! « Si le second terme est différent, elle procède grâce à cette différence, et du même et de l’autre, elle fait un troisième terme. Venu du même et de l’autre, le terme engendré a pour nature d’être à la fois même et autre. [Il hérite en quelque sorte de son ancêtre l’Un, qui est impensable parce qu’il n’a pas d’identité. D’ailleurs, un peu plus loin, Plotin donne cette confirmation : ] Du Bien, l’Intelligence tient la puissance d’engendrer et de s’emplir des êtres qu’elle engendre : il lui donne ce qu’il ne possède pas lui-même (ch. 15). » Le chapitre 15 exprime aussi une belle contemplation mystique : « Qui donc, au spectacle de cette vie multiple et universelle, première et une, ne s’éprend pas d’un tel amour qu’il méprise toute autre vie ? [Il y a quinze ans, je notais : ce qui m’est arrivé.] Les autres vies, celles d’en bas, ne sont qu’obscurité et petitesse ; viles et impures, elles flétrissent la pureté. Si vous fermez les yeux sur elle, vous cessez de voir la vie pure, et de vivre de cette vie intelligible qui comprend toutes les vies à la fois, et où il n’y a rien qui ne vive et ne vive d’une vie pure et sans mal. Les maux sont ici-bas , où il n’y a qu’une trace de vie et d’intelligence. » Le mépris de cette vie d’ici-bas, la recherche d’une vie pure me semble à présent comparable à l’effort d’un alpiniste qui s’élèverait jusqu’à la stratosphère où il mourrait asphyxié, par manque d’air en recherchant un meilleur air ; ou bien semblable à l’illusion de la colombe de Kant qui s’imagine qu’elle volerait bien mieux et plus librement dans l’espace vide ! Au chapitre 18, Plotin pose encore la question : « Est-ce que la vie est un bien, en tant que telle, si on la considère isolément et dénuée de toute autre propriété ? » Et il répond : « Chaque être issu du Bien possède un bien en sa substance et par là il est bon. La vie par exemple n’est point un bien par elle-même mais seulement la vie véritable, issue du Bien. » Mais, au chapitre 22, il revient à son mysticisme habituel, platonicien (hérité du Phèdre) : « Lorsqu’on voit la lumière du Bien, on se porte vers les intelligibles, on s’attache à cette lumière qui se répand sur eux et on en jouit comme, ici-bas, on s’éprend non pas des corps eux-mêmes [ : l’amour ne naît pas des corps d’ici qui servent de support] mais de la beauté qui se reflète en eux . » Ce reflet mystérieux, c’est celui que Brueghel a su capter dans la Journée sombre ! « La folie amoureuse du Phèdre ne se rapporte nullement à l’objet tel qu’il est connu mais à ce qui rayonne par lui (Bréhier). » « Chaque intelligible est par lui-même ce qu’il est, mais il ne devient objet de désir que si le bien le fait chatoyer [ colorer à la surface, teindre légèrement] en lui donnant des grâces [ ce qui brille, ce qui réjouit, grâce. Le mot charité n’est pas parent avec ] comme il donne l’amour à celui qui désire. L’âme reçoit en elle une influence de là-haut, elle s’agite, elle est transportée [ être agité d’un transport bachique, possédé par le dieu Bacchus ou Dionysos, symbole des forces productrices de la nature, de l’ébriété donnée par le vin, de l’ivresse génésique ou poétique] par l’aiguillon du désir et l’amour naît en elle. Auparavant, l’âme n’est point du tout entraînée vers l’intelligence, si belle qu’elle soit. L’intelligence n’a qu’une beauté inerte, avant d’avoir reçu la lumière du bien. L’âme, d’elle-même, s’affaisse indolente. Elle reste inerte et, bien que l’intelligence lui soit présente, elle a la paresse de penser. Mais dès que la chaleur de là-bas l’a gagnée, elle prend des forces, elle s’éveille, elle a réellement des ailes et, bien que passionnée pour ce qu’elle voit à présent auprès d’elle, elle s’élève, légère, vers un objet plus haut, grâce au souvenir qu’elle en a [le souvenir d’une autre vie !] C’est comme 117 lorsqu’on est en présence d’un visage, beau sans doute, mais incapable d’émouvoir, parce que sa beauté n’est pas empreinte de grâce. C’est pourquoi, même ici-bas, il faut dire que la beauté consiste moins dans la symétrie que dans l’éclat qui brille en cette symétrie, et c’est cet éclat qui est aimable (ch. 22). Celui que l’âme poursuit, qui donne sa lumière à l’intelligence et dont la moindre trace nous émeut, ce n’est pas grande merveille, s’il a un tel pouvoir pour attirer vers lui, et pour nous rappeler des routes où nous errons [ : Bréhier, par sa traduction, est un poète !] afin de trouver en lui le repos (ch. 23). » Au même chapitre 23, Plotin tire de ce qui précède une conséquence en ce qui concerne le problème du mal : « Si l’on disait que le bien n’existe pas, il n’y aurait pas alors de mal, il serait naturellement indifférent de préférer n’importe quoi. » Effectivement, comme le bien est insaisissable, il devient bien difficile, voire impossible de définir le mal. Pourtant, on ne peut non plus, semble-t-il, nier le bien ; peut-être n’est-ce qu’un aspect de ce vaste monde, aspect privilégié par Plotin. En tout cas, il semble légitime de « fonder une morale, voire une politique, sur la poétique de J.-S. Bach et Brueghel l’Ancien » c’est-à-dire sur la poétique selon le bien de Plotin ! Le chapitre 26 explique encore la supériorité du vrai Bien sur les plaisirs apparents de la vie et décrit, comme dit Bréhier « l’expérience d’une amélioration intérieure et de la fin de l’inquiétude ». Je notai autrefois : « Oui, c’est cela dont nous avons besoin ! » et aujourd’hui « … et que nous n’atteignons pas. » « La preuve qu’on a atteint le Bien, c’est qu’on s’améliore, qu’on n’éprouve plus de regret [ penser après, regretter. On peut estimer, contrairement à Plotin, que la recherche du « vrai Bien » plonge la vie dans le deuil, la rend intolérable !] que l’on est rempli de lui, que l’on reste auprès de lui et qu’on ne cherche plus autre chose. C’est pourquoi le plaisir ne se suffit pas à lui-même, il n’est jamais satisfait du même objet, il ne se reproduit pas et l’on se plaît à des objets toujours différents. Le Bien que la volonté choisit [voir le début du Tractatus politicus de Spinoza], ne doit donc pas être une simple affection qui peut se rapporter à n’importe quoi [ : la passion pour un être de hasard]. C’est pourquoi on n’admettrait pas qu’on pût éprouver le plaisir de la présence de son enfant, alors qu’il est absent ou, si l’on fait consister le bien à se remplir le ventre, qu’on pût goûter les plaisirs de l’amour sans s’unir à la femme que l’on désire et sans rien faire. [Plotin semble aimer les femmes…] « C’est pourquoi, plus pur et meilleur est un être, plus il a de penchant vers luimême, poursuit Plotin au chapitre 27. Il est donc absurde de demander par quoi le Bien étant le bien, est un bien pour lui-même, comme s’il devait sortir de sa propre nature pour se trouver et ne pas se contenter du bien qu’il est lui-même. Ce n’est point le désir qui fait qu’il est le bien [je respecte l’emploi des majuscules ou minuscules de Bréhier], c’est parce qu’il est le Bien qu’on le désire et qu’on ressent du plaisir à le posséder. » Mais si la matière est le mal, comment peut-elle tendre vers le Bien ? « Quand la forme vient, comme un rêve du bien [jolie expression !] s’ajouter à la matière, elle la met à un rang meilleur » [« la matière elle-même est un fantôme » rappelle Bréhier, et :] « Croyez-vous que le mal s’aimerait lui-même, s’il avait le sentiment de ce qu’il est (ch. 28) ? » Commentaire de Bréhier : « On peut admettre qu’un être, comme le mal, ait la haine de lui-même. » Oui, le méchant se déteste lui-même… « Notre adversaire, dit encore Plotin au chapitre 29, cherche le Bien dans les choses sensibles et le met dans les richesses et choses analogues » d’où ce 118 jugement ambigu : « A mépriser l’être et la vie, on témoigne contre soi-même et contre ses propres sentiments ; et si l’on se dégoûte de la vie mélangée de mort, c’est ce mélange qui est odieux et non la vie véritable (ch. 29). » Mais la vraie vie est-elle celle proche du vrai Bien ou celle immergée dans les triviales réalités ? Nous omettons le chapitre 31 qui contient une belle paraphrase du Phèdre, déjà souvent citée. La suite entremêle considérations théoriques et formules poétiques. Pour la énième fois, rappelons d’abord cette base métaphysique : « Le principe, c’est ce qui est sans forme, non pas ce qui manque de forme, mais ce d’où vient toute forme intellectuelle. Il n’est aucun des êtres et il est tous les êtres ; aucun d’eux parce que les êtres lui sont postérieurs et tous, parce qu’ils viennent de lui (ch. 32). Ce qu’on appelle la forme ne peut être qu’en autre chose [C’est ma lecture de Kant, précédemment exposée] prise en elle-même, elle est sans forme [donc inaccessible]. Pour le chapitre 33, je préfère, pour une fois, le résumé de Bréhier au texte même de Plotin ! « Jamais, même dans les amours terrestres, il n’y aurait pour les amants d’objet aimé, s’ils ne substituaient à la forme visible une image spirituelle et incorporelle qu’ils entretiennent seulement par la présence de l’aimé : on aime toujours audelà de ce qu’on voit. [C’est toute l’histoire de la Vierge aux cerises !] » Le chapitre 34 contient, d’après Bréhier, « la description la plus complète qui soit chez Plotin de l’attitude mystique avec ses deux pôles : indétermination de l’objet, indétermination du sujet. Plotin décrit l’expérience intime de l’âme amoureuse, mais à un niveau supérieur, au niveau du Bien. Il montre comme les phases diverses de cette expérience. D’abord la préparation : l’âme se dépouille de toutes ses formes et ne laisse entrer en elle la préoccupation d’aucune réalité déterminée. Puis l’apparition du Bien ; c’est une union où l’âme a complètement perdu la notion d’elle-même comme réalité distincte du Bien. C’est cette expérience d’union qui est la réponse définitive et aussi la seule possible à la question de la réalité du Bien ; la joie, l’absence d’inquiétude et d’appréhension, le mépris de tout le reste sont témoins de cette réalité. » Hélas ! s’il est vrai que la méditation de Plotin me donne une certaine euphorie, et même un bonheur, la retombée dans la dure réalité n’en est généralement que plus rude et l’inquiétude n’est jamais vraiment vaincue ! Voici quelques expressions de Plotin lui-même : « Lorsque l’âme s’est détournée des choses présentes, elle voit subitement le Bien apparaître en elle. Rien entre elle et lui ; ils ne sont plus deux, mais les deux ne font qu’un. Plus de distinction possible tant qu’il est là. Voyez en l’image ici-bas chez l’amant qui veut se confondre avec l’aimé. Elle ne sent plus son corps parce qu’elle est en lui ; elle ne dit plus qu’elle est un homme, un être animé, un être ou quoi que ce soit. Contempler de tels objets, ce serait rompre l’uniformité de son état et elle n’en a ni le loisir, ni la volonté. La joie qu’elle éprouve n’est pas due à un chatouillement du corps, mais au retour à son bonheur d’autrefois. [On ne peut éviter de penser ici à la psychanalyse, à Gérard de Nerval…] Tout ce qui lui faisait plaisir auparavant, dignités, pouvoir, richesse, beauté, science, tout cela elle le méprise [n’est-ce pas la dépression, sous-jacente à l’euphorie ?] et elle le dit. Elle ne craint aucun mal, tant qu’elle est avec lui et qu’elle le voit [et après ?] Et si autour d’elle tout était détruit [catastrophe universelle ?] elle y consentirait volontiers, afin d’être près de lui seule à seul : tel est l’excès de sa joie (ch. 34). » « Le Bien n’est nulle part, mais par nature une chose est toujours dans une autre » rappelle Plotin au chapitre 35. Comme « l’image est ce qui est en autre chose », cela implique que notre monde est un monde d’images, un kaléidoscope, à la réalité incertaine, un monde d’ombre et de lumière, une caverne, mais plus habitable que celle de Platon parce qu’elle a le reflet du Bien et de la beauté ! Le chapitre 36 donne d’autres descriptions 119 mystiques : « Laissant toute connaissance raisonnée, on est conduit jusqu’au beau et on réside en lui, on étend sa pensée jusqu’à lui en qui on est, et emporté par la vague montante de l’intelligence, soulevé jusqu’en haut par le flot qui se gonfle, ‘’on voit tout à coup‘’ sans savoir comment, et la vue, en s’approchant de la lumière, ne se borne pas à faire voir aux yeux un objet différent d’elle. L’objet qu’on voit c’est la lumière ellemême. Il n’y a point alors un objet qu’on voit et une lumière qui le fait voir, pas plus qu’il n’y a une intelligence et un objet pensé, mais une pure lumière qui engendre l’intelligence et son objet et leur permet d’exister à un rang inférieur (ch. 36). » Au chapitre suivant, Plotin rappelle, dans une formule héraclitéenne, l’inquiétude fondamentale de l’être : « Nous accordons la pensée à l’être qui vient d’autre chose. Cet être cherche en quelque sorte sa propre essence. Il se cherche lui-même et cherche son auteur (ch. 37). » Quant au Bien, il est au-delà de l’être et de la pensée. Il ne se pense pas lui-même. « Rien ne lui appartient, qu’une certaine intuition simple relative à lui-même (ch. 38) » c’est-à-dire, explique Bréhier, « un mode de connaître qui ne suppose pas un dédoublement en sujet et objet. » En somme, me semble-t-il, on voit ici la différence avec la philosophie de Descartes qui attribue dans le cogito cette adéquation à l’homme et non à Dieu. Cette déification de l’homme deviendra évidente chez Hegel, alors que Kant tout de même sépare l’homme de l’absolu. Plotin précise d’ailleurs plus loin : « Un être qui se pense lui-même n’est pas un être simple. On ne peut se penser soi-même qu’en pensant à soi comme à une chose différente, et nous avons dit qu’il n’y a pas de pensée de soi-même, si l’on ne consent pas à se contempler comme quelque chose de différent. En outre, chaque pensée, si elle est vraiment une pensée, doit avoir une certaine diversité. Une sorte de mouvement complètement simple et identique tel que serait un contact, n’a rien d’intellectuel (ch. 39). » « Selon Plotin, écrit Bréhier, la pensée, même sous sa plus haute forme, naît d’un désir et d’une recherche, elle suppose donc une réalité antérieure et extérieure à elle-même. » Dans la phrase suivante, Plotin réfute à la fois l’idéal socratique et, me semble-t-il, le cogito cartésien : « Le précepte connais-toi toi-même ne s’adresse qu’aux êtres qui sont multiples et, à cause de cette multiplicité, ont la tâche de dénombrer leurs parties et d’apprendre à connaître combien il y en a et ce qu’elles sont ; c’est qu’ils ne savent pas tout ou même ne savent rien d’eux (ch. 41). » En conclusion, on revient au point de départ : « Il n’y a du Bien ni formule, ni sensation, ni science puisque rien ne peut lui être attribué qui lui appartienne (ch. 41) », conclusion « tirée de la première hypothèse du Parménide 142a (Bréhier). » Enfin Plotin cite encore Platon : « Toutes choses sont autour du roi de toutes choses et existent pour lui (Lettres, 312c). » Cette image s’oppose à la conception démocratique, puisqu’une multitude n’existe ici qu’en fonction d’un seul ! 120 CHAPITRE X Traités 39 à 46, ou ennéades VI,8 ; II,1 ; IV,6 ; VI,1,2,3 ; III,7 ; I,4 Le 39e traité, classé en VI, 8 et intitulé De la liberté et de la volonté de l’Un, est « le plus théologique de tous ceux qu’ait écrits Plotin, celui qui contient le plus d’assertions sur le Premier, qui est tout à fait ineffable [Bréhier]. » Il me paraît néanmoins long et fastidieux et je cueillerai seulement çà et là quelques fleurs dans ce marais. A titre anecdotique, relevons au chapitre 4 cette définition métaphysique : « L’esclave, c’est celui qui n’est pas maître d’aller au bien, mais qui se détourne de ses propres biens sous l’empire d’une puissance supérieure. C’est pourquoi on critique l’esclavage, non pas quand il nous ôte le pouvoir d’aller au mal, mais quand il nous prive d’aller à notre bien et qu’il nous soumet au bien d’un autre. » Au chapitre 6, Plotin revient sur le problème de la liberté qui est soit un pur caprice (liberté d’indifférence selon Descartes, rappelle Bréhier) soit un acte conforme à l’intelligence ; mais à mon sens il médite moins profondément et plus abstraitement que dans les 47e et 48e traités déjà étudiés. On trouve ici comme un parfum de cuistrerie, à cause de la manipulation abstraite de concepts dont on espère qu’il sortira quelque vérité, quasiment sans images ; et c’est sans doute pourquoi les commentateurs « ont beaucoup utilisé ce traité », comme dit Bréhier ! Pourtant, Plotin donne au chapitre 9 cette notion et cette image : « L’être solitaire [l’Un] tire de lui-même tout ce qu’il est. Il doit donc être ce qu’il est et non pas autre chose, il l’est non par accident mais parce qu’il doit l’être. Les autres êtres doivent attendre pour savoir sous quelle forme leur roi se manifeste à eux. C’est luimême qui fixe ce qu’il est, parce qu’il se manifeste non comme un roi de hasard mais comme un vrai roi et un vrai principe. Il est le vrai Bien et non pas un être qui agit selon le Bien, sans quoi il serait subordonné à une chose différente de lui. Puisqu’il est un, il n’est point conforme au Bien, il est le Bien lui-même. Il est donc une toute-puissance réellement maîtresse d’elle-même. Il est ce qu’il veut être, ou plutôt il rejette le vouloir même dans les êtres. Il est plus grand que la volonté parce qu’il a mis la volonté après lui. Il n’a donc pas la volonté d’être ainsi (comme s’il avait dit : je serai ainsi), et aucun être n’a fait qu’il soit ainsi. » Bréhier commente ainsi ce passage : « Toute cette argumentation fait ressortir avec beaucoup de clarté un des principaux aspects de la pensée de Plotin : son univers est un peu comme un idéal empire romain où la toute-puissance impériale n’est point caprice arbitraire, mais maintien de l’ordre et de la hiérarchie. Le principe souverain a ainsi une place et une fonction très déterminées dans la hiérarchie des réalités, bien que, d’ailleurs, cette hiérarchie ne soit que ce qu’il veut. » Il faut répondre ici aussi bien à Bréhier qu’à Plotin. Cette interprétation sociologique et quasi marxiste de Plotin est très séduisante. Comme tout réductionnisme, elle permet de prendre Plotin dans la main, pour ainsi dire, de comprendre tout d’un coup l’origine de sa pensée, inconsciente, que lui-même n’a pas saisie. Plotin est alors domestiqué, décrypté, il devient simple, univoque, dépassé (quoique Bréhier parle d’ « un des principaux aspects »). Sa pensée n’est plus qu’un reflet d’autre chose, mystificateur dirait Marx. Elle est détruite, on en est débarrassé. De la même manière, on a pu réduire la pensée de Plotin, comme celle de la plupart des grands penseurs, à la psychose maniaco-dépressive. Je crois quant à moi, que les interprétations sociologique, psychologique, voire épistémologique ou religieuse, fournissent des conditions mais non les causes d’une vraie méditation. D’ailleurs, un réductionnisme en exclut un autre. L’image d’ « un idéal empire romain » est certes éclairante, il est possible même qu’elle ait inspiré le penseur, elle lui fournit un mode d’expression remarquable, mais 121 elle ne donne certainement pas la clé du problème. Il faut maintenant répondre à Plotin luimême. 1968 n’a pas eu que de mauvais aspects. Nous doutons fortement que l’intérêt des gouvernants soit celui des gouvernés, que chacun soit à la place qu’il mérite sur l’échelle sociale. Nous n’acceptons pas du tout que le monarque soit propriétaire de ses sujets, qu’il mène de la manière la plus avisée, comme un bon pilote, comme un bon père de famille, qui agit parfois contre la volonté de ses enfants, pour leur bien. « Dieu père et architecte », dira Leibniz ! Aux 47e et 48e traités, nous avons découvert que l’ordre du monde n’est pas celui de l’individu, lequel reste incompréhensible, et à plus forte raison celui de la société, thèse qui mène tout droit au totalitarisme hégélien. La (bonne) volonté ne coïncide pas avec la nécessité. Le chapitre 11 amène une nouvelle méditation sur l’Un. « Une chose qui n’existe pas ? Qu’est-ce donc ? Il faut nous en aller en silence et, dans l’embarras où nous ont mis nos réflexions, il faut cesser de questionner. [On a vu, en effet, dès la première hypothèse du Parménide de Platon que l’Un, au sens strict, n’existe pas et qu’il est indicible.] Que chercher, puisque nous ne pouvons aller plus loin ? Toute recherche va jusqu’à un principe et s’y arrête. Nous le voyons par les êtres qui sont après lui. La recherche de son essence montre encore mieux qu’il ne faut poser sur lui aucune question. Saisissons-la, s’il nous est possible, en notre intelligence, et apprenons qu’il est sacrilège de rien lui attribuer. Tout ce qui est dit de lui n’est que négation. Ecartons toute notion de lieu de l’idée que nous avons du Premier (ch. 11) . » « Voilà mon âme mal persuadée par les raisons précédentes, retombée dans l’incertitude, constate le chapitre 12. » Et Bréhier remarque : « Cette incertitude vient de la difficulté pour nous de saisir ce qui est au-delà de l’essence, une réalité qui n’est pas une essence fixe et déterminée. » Enfin, le traité s’achève par l’affirmation : « Seul l’Un est vraiment libre , parce qu’il n’est pas esclave de lui-même, et seul il est réellement lui-même, tandis que chacun des autres êtres est à la fois lui-même et autre chose (ch. 21). » En effet, les autres êtres sont des images les uns des autres, en une vaste famille, ils ne s’appartiennent pas complètement à eux-mêmes… Le 40e traité, classé en II, 1 et intitulé Du cosmos, est une sorte de physique ou d’astrophysique spéculative dont on ne semble pas pouvoir retenir quelque chose aujourd’hui. Le 41e traité, classé en IV, 6, traite De la sensation et de la mémoire, d’une manière aussi spéculative, avec cependant quelques fines observations. Bréhier dit qu’il a inspiré Bergson. La thèse de ce traité semble être que la mémoire ne consiste pas en des empreintes, mais en une connaissance spontanée de l’âme comme celle de l’esclave de Ménon, qui est une réminiscence. « L’âme, dit Bréhier, contient, comme peut le faire une âme, toute réalité, c’està-dire qu’elle les contient en puissance, et la mémoire, tout comme la perception sensible, n’est que le passage à l’acte de cette puissance. L’âme trouve en elle-même toute sa réalité. Elle ne dépend que des réalités supérieures et ne subit pas l’action des choses extérieures. » « L’âme, dit Plotin, est en rapport avec deux mondes. Par l’un, elle est heureuse et renaît à la vie, l’autre la trompe par sa ressemblance avec le premier, et elle y descend comme sous l’influence d’un charme magique (ch. 3). » « La plupart du temps, la bonne mémoire et la subtilité d’esprit ne vont pas ensemble, observe encore Plotin au chapitre 3. » Les 42e, 43e, 44e traités, classés en VI, 1, 2, 3, forment un tout intitulé Des genres de l’être. Ils doivent être importants, puisqu’ils occupent cent une pages, tandis que la notice de Bréhier en comporte cinquante-deux, ce qui est beaucoup par rapport aux autres textes et notices. Néanmoins, cette interminable discussion et réfutation des Catégories d’Aristote me 122 paraît fastidieuse, technique, scolaire, scolastique, inintéressante. Je n’y ai relevé aucune phrase poétique ou vraiment philosophique, c’est-à-dire ayant trait au sens de notre vie. Le 45e traité, classé en III, 7, est intitulé De l’éternité et du temps . Il débute par une remarque à laquelle je ne peux que souscrire ! Bréhier, la résume ainsi : « On ne doit pas se contenter de rapporter l’opinion des anciens, et leur autorité n’empêche nullement l’effort personnel de réflexion. » « Sans doute, dit Plotin, nous devons croire que la vérité a été découverte par certains de ces anciens et bienheureux philosophes. Mais il convient d’examiner quels sont ceux qui l’ont rencontrée et comment nous pouvons arriver nous-mêmes à l’intelligence de ces questions (ch. 1). » Suivent les méditations habituelles de Plotin : « L’être est un tout véritable qui n’est pas fait d’un assemblage de parties, mais qui, afin d’être véritablement un tout, engendre ses parties. Le tout véritable, s’il est réellement le tout, doit non seulement être toutes choses, mais être un tout en ce sens qu’il ne manque de rien (ch. 4). » Après avoir donné l’étymologie (fausse) suivante : éternité = étant toujours, Plotin définit l’éternité à partir de l’être : « L’être éternel ou l’être qui est toujours, c’est celui qui n’a absolument aucune tendance à changer de nature, celui qui possède en entier sa propre vie, sans y rien ajouter ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir. La perpétuité, c’est donc une manière d’être du sujet , manière d’être qui vient de lui et qui est en lui. L’éternité, c’est le sujet lui-même, pris avec cette manière d’être qui se manifeste en lui. L’éternité est identique à Dieu, c’est Dieu lui-même se montrant et se manifestant tel qu’il est -. C’est l’être, en tant qu’immuable, identique à luimême et ainsi doué d’une vie constante. [Voir Hegel, qui a d’ailleurs perverti Plotin en affirmant que Dieu se manifeste dans la société] (ch. 5). L’être véritable ne peut jamais cesser d’être ni être autrement qu’il n’est, ce qui veut dire qu’il est toujours le même et ne diffère jamais de lui-même. [Au fond, cette méditation sur l’éternité, ce qui est en dehors du temps, est encore un commentaire de la première hypothèse du Parménide.] Il ne contient pas une chose puis une autre. En lui, nul intervalle, nul développement, nul progrès, nulle extension, et l’on ne peut y saisir ni avant ni après. Aussi, lorsque nous disons qu’il est toujours, le mot toujours n’est pas pris ici en son sens propre ; nous l’employons pour désigner l’incorruptibilité de l’être. Car ce qui est n’est pas différent de ce qui est toujours, non plus que le philosophe n’est différent du vrai philosophe, mais comme on peut usurper l’habit du philosophe, on ajoute l’épithète vrai. Un être qui dure , même s’il est achevé , par exemple un corps qui se suffit parce qu’il est achevé par une âme, a encore besoin de l’avenir. Il a donc du défaut puisqu’il a besoin du temps. [Voir Prigogine : classiquement, le temps est synonyme d’insuffisance ; or, la pensée moderne conçoit un temps créateur, productif !] Lié au temps et durant avec le temps, il est donc en réalité inachevé et ne peut être appelé achevé que par une équivoque. Mais s’il est un être qui n’a pas besoin de l’avenir ni d’un avenir restreint à un temps limité, ni même d’un avenir qui s’étend à l’infinité du temps, mais qui possède tout ce qu’il doit avoir, voilà l’être auquel nous aspirons. Comme il n’a lui-même aucune grandeur déterminée, il convient qu’il ne se juxtapose à aucune grandeur de ce genre, afin que sa vie ne se fragmente pas et qu’il ne perde pas son indivisibilité, mais que sa vie soit indivisible comme son essence (ch. 6). » Le chapitre 7 demande comment nous pouvons avoir la notion de ce qui est en dehors du temps, nous qui sommes dans le temps. « En parlant de l’éternité, avons-nous un autre témoin que nous-mêmes et parlons-nous de choses qui nous sont étrangères ? 123 - Comment serait-ce possible ? Comment les comprendrions-nous, si nous n’avions aucun contact avec elles ? Et quel contact aurions-nous si elles nous étaient étrangères ? Il faut donc que, nous aussi, nous ayons part à l’éternité. Mais comment puisque nous sommes dans le temps ? » Plotin commence par discuter assez longuement la réponse d’Aristote selon laquelle « le temps est le nombre du mouvement selon l’antériorité et la postérité », ce qui me paraît être une pétition de principe puisque l’on définit le temps par l’antériorité qui contient le temps. Au passage, Plotin pose une très curieuse question qui évoque certaines interprétations de l’actuelle mécanique quantique : « Pourquoi faudrait-il l’intervention d’un nombre pour que le temps existe, pourquoi ne suffira-t-il pas du mouvement, auquel appartiennent pourtant fort bien l’antériorité et la postériorité ? Cela reviendrait à dire qu’une grandeur reste indéterminée, s’il n’y a pas eu quelqu’un pour voir quelle mesure elle avait ! Pourquoi le temps n’existerait-il pas avant qu’il y ait une pensée qui le mesure à moins qu’on n’aille dire qu’il est engendré par la pensée. Une chose a sa durée, même si on ne la mesure pas. » Pour l’anecdote, rappelons qu’Aristote, dans un raisonnement analogue, a failli découvrir le principe d’inertie de Galilée qui fonde la mécanique. Aristote, n’évaluant pas expérimentalement la résistance due aux frottements, croit qu’il faut exercer une force pour maintenir une masse en mouvement. Il raisonne par l’absurde et dit à peu près ceci : sinon, un mobile en mouvement resterait éternellement en mouvement. Or, c’était la bonne supposition ! D’ailleurs, rappelle Bréhier, Aristote lui-même avait posé la question : « S’il n’y avait pas d’âme, le temps existerait-il ? » Après avoir ainsi réfuté la thèse d’Aristote selon laquelle « le temps est la mesure du mouvement de l’univers (ch. 10) », Plotin expose sa propre théorie poético-philosophique sur l’origine et la nature du temps. « Il faut nous reporter à cette manière d’être qui était celle de l’éternité : vie immuable, donnée tout entière à la fois, infinie, absolument fixe, en repos dans l’Un et dirigée vers l’Un. Il n’y avait pas de temps ou du moins il n’y en avait pas pour les êtres intelligibles. Cela ne veut pas dire que le temps sera engendré après eux, mais qu’il leur est postérieur logiquement et par nature. Puisque ces êtres restent en eux-mêmes dans une tranquillité absolue, de quelle chute est donc né le temps ? Avant d’avoir engendré l’antériorité et de lui avoir lié la postérité qu’elle réclame, le temps reposait dans l’être ; il n’était pas le temps, il gardait sa complète immobilité dans l’être. Mais la nature curieuse d’action [ qui s’occupe de beaucoup de choses, brouillon, tracassier, qui se mêle de ce qui ne le regarde pas], qui voulait être maîtresse d’elle-même et être à elle-même [une sorte de péché originel, en somme, un acte libre, pour ainsi dire, au sein de l’être parfaitement déterminé. On retrouve le problème du mal et de l’existence ! Autre remarque : l’Un est d’un narcissisme absolu et aimer l’Un, c’est s’aimer soi-même !] la nature choisit le parti de rechercher mieux que son état présent . Alors elle bougea et lui aussi se mit en mouvement. Ils se dirigèrent vers un avenir toujours nouveau [la nouveauté est synonyme de mal chez Plotin], un état non pas identique à leur état précédent, mais différent et sans cesse changeant. Et après avoir cheminé quelque peu, ils firent le temps, qui est une image de l’éternité . Il y avait en effet dans l’âme une puissance agitée qui voulait toujours faire passer [ transporter, par méta-phore] ailleurs les objets qu’elle voyait dans le monde intelligible [c’est une sorte d’instabilité créatrice] mais l’âme se refusait à ce que tout l’être intelligible lui fût présent d’un coup. Elle fait comme la raison spermatique qui sort d’un germe immobile, se développe en évoluant peu à peu, semble-t-il, vers la pluralité et manifeste sa pluralité en se divisant. Au lieu de garder son unité interne, elle le prodigue à l’extérieur, et perd sa force dans ce progrès [, 124 l’équivalent du pro-gredior latin]. De même, l’âme fit le monde sensible à l’image du monde intelligible. Ainsi, la vie de l’âme, en se dissociant, occupe du temps. La partie de cette vie qui avance occupe à chaque instant un temps nouveau, sa vie passée occupe le temps passé. L’éternité, c’est une vie dans le repos et l’identité, vie identique à elle-même et infinie. Or, le temps est l’image de l’éternité et doit être à l’éternité comme l’univers sensible est au monde intelligible. Donc au lieu de l’identité, de l’uniformité, de la permanence, le changement et l’activité toujours différente ; au lieu d’une infinité qui est un tout, un progrès incessant à l’infini [comme dans le christianisme, ou la modernité !] ; au lieu de ce qui est tout entier à la fois, un tout qui doit venir parties par parties et qui est toujours à venir. Ainsi, l’univers sensible imitera ce tout compact et infini du monde intelligible, en aspirant à des acquisitions sans cesse nouvelles [ ; j’aurais envie de traduire : une accumulation de richesses !] dans l’existence. Son être sera alors l’image de l’être intelligible (ch. 11). » « Cette vie, poursuit Plotin, est en l’âme non pas un acte intérieur et dirigé vers elle-même, mais une production et une génération [Faut-il « trouver en soi-même toutes choses » ou bien faire et engendrer ? Réaliser, n’est-ce pas notre manière en cette vie de participer à l’éternité ?] Puisque le temps est anéanti, quand l’âme s’en va s’unir à l’intelligible, il est clair que le temps est produit par l’initiative du mouvement de l’âme vers les choses sensibles et par la vie de l’âme qui commence alors. [On peut dire que si Plotin privilégie le recueillement de l’âme vers l’Un, Hegel prône au contraire l’investissement de l’âme dans le sensible, et même dans le social puisque Dieu se réalise dans l’Histoire et dans l’Etat prussien !… Malheureusement, à mon avis, ni cet investissement ni ce recueillement ne donnent « la fin de l’inquiétude », le bonheur.] C’est pourquoi Platon dit que ‘’le temps est né avec cet univers’’ ; l’âme l’engendre en engendrant l’univers. L’univers est produit dans un acte qui est le temps lui-même et il est dans le temps (ch. 12). » « Le mouvement du soleil, sur lequel nous nous appuyons, est un mouvement uniforme, et par lui nous mesurons le temps. Nous mesurons le temps, dis-je, car ce n’est pas le temps lui-même qui est la mesure. S’il était une mesure, comment pourrait-il mesurer lui-même ? Le temps est donc mesuré, c’est-à-dire rendu manifeste, par la révolution du soleil ; il n’est pas engendré par cette révolution, il est seulement connu par elle (ch. 12). » Enfin, Plotin pose cette question : « Pourquoi le temps est-il partout ? C’est que l’âme n’est absente d’aucune partie du monde, pas plus que notre âme n’est absente d’aucune partie de notre corps (ch. 1). » Le 46e traité, classé en I, 4, est intitulé Du bonheur. C’est le premier traité écrit après le départ de Porphyre, à qui Plotin avait conseillé de voyager, pour échapper à ses velléités suicidaires. Bréhier le présente ainsi : « Cet ouvrage est le meilleur témoignage de la prédilection que Plotin vieillissant a montrée pour les sujets moraux traités dans la manière large et pittoresque de la diatribe, en excluant presque complètement la substructure métaphysique. » Je ne suis pas tout à fait d’accord : les 47e et 48e traités, déjà étudiés, sont un chef-d’œuvre. Avec les 22e et 23e traités, étudiés au chapitre 1, ils forment pour ainsi dire les deux pôles de la pensée de Plotin. Bréhier explique encore excellemment : « Si comme le veut Aristote au chapitre 7 du livre 1 de l’Ethique à Nicomaque, le bonheur consiste à bien vivre, à accomplir sa fonction propre et à atteindre sa fin, on devra conclure que le bonheur peut appartenir non seulement aux êtres raisonnables, mais même aux plantes. » Je rappelle ici plaisamment ma réponse à une objection que me faisait un élève : « Une vie assujettie au plaisir serait une vie de légume. » Je répondis à peu près : « Je voudrais bien renaître dans un légume ! Je serais enraciné dans la terre mère, parfaitement satisfait de ma fonction de poireau, 125 consistant à croître, à m’épanouir et à produire des graines de poireau, et à l’abri des questions angoissantes sur le sens de ma destinée ! » Mais j’ajoutais : « A moins que je ne sois atteint d’obésité, par suite de l’absorption d’engrais. Mais ce ne serait pas la faute de ma condition de poireau ! » A cela Plotin, qui a déjà admis la définition : bien vivre est la même chose qu’être heureux , semble répondre : « Le bonheur appartient non pas à l’être qui sent le plaisir, mais à celui qui est capable de connaître que le plaisir est un bien. […] Il s’ensuit que ceux qui refusent le bonheur à la plante et ne l’accordent qu’à l’être sentant, recherchent à leur insu un bien supérieur à la sensation, et le placent dans une vie plus claire (ch. 2). » Cette vie plus claire et complète, pour l’homme, c’est celle de la raison. « L’homme a la vie complète, quand il possède non seulement la vie des sens, mais la faculté de raisonner et l’intelligence véritable. » Autrement dit, le plaisir est nécessaire au bonheur, mais non suffisant. Toutefois, nous ne pouvons souscrire à cette affirmation, trop stoïcienne : « La perte de ses proches et de ses parents n’émeut dans le sage que la partie irrationnelle dont les peines ne l’atteignent pas (ch. 4). » « Mais les souffrances ? poursuit Plotin au chapitre 5, les maladies ? et tous les autres obstacles qui empêchent d’agir ? Et la perte de conscience qui peut être l’effet des philtres et de certaines maladies ? Comment le sage atteint de tous ces maux, pourra-t-il bien vivre et être heureux, sans parler encore de la pauvreté et de l’obscurité ? Il est faux que notre sage soit une âme et que son corps ne compte pas dans son être. […] Si le plaisir est un élément du bonheur, comment un être qui souffre d’infortunes et de chagrins, pourrait-il être heureux, si sage qu’il soit ? Chez l’homme, à la raison s’ajoute une partie inférieure, et c’est dans tout l’homme que doit résider le bonheur et non pas seulement dans sa partie supérieure. […] Ou bien alors, il faut rompre tout lien avec le corps et la sensation du corps et chercher ainsi à se suffire à soi-même pour être heureux (ch. 6). » Par la suite, Plotin diverge de cette opinion, qui semble plutôt être celle d’Aristote et que nous partageons. Comme il fallait s’y attendre, Plotin écrit : « Le vrai désir de la pensée tend à une réalité supérieure à l’âme et dont la présence la remplit et la calme (ch. 6). » Revenu à ce point de vue stoïcien, il trouve des formules bien frappées : « Pourquoi le sage considérera-t-il comme une grande chose la chute d’un empire et le bouleversement de sa cité [par exemple, la chute future de Rome] ? Et s’il estimait que c’est un grand mal ou même un mal, il aurait une opinion ridicule et ne serait plus un sage. Voilà de grandes choses ! Du bois, de la pierre et, par Zeus, la mort d’êtres mortels. Et c’est lui, disonsnous, qui devrait avoir cette doctrine que la mort vaut mieux que la vie avec le corps (ch. 7) ! » Nous ne pouvons suivre Plotin dans ces excès platoniciens, nous nous en séparons franchement. Ailleurs, pourtant, il semble bien dire que l’essence de la vie est la joie, que l’Un est inaccessible, que nous en percevons le reflet ici même par la beauté. Avons-nous ici un Plotin vieillissant ? Quoi qu’il en soit, Plotin complète son tableau saisissant d’un sage que les malheurs de la vie réelle ne peuvent atteindre : « Est-il emmené comme prisonnier de guerre ? Il a une voie pour s’en aller, s’il ne lui est plus possible d’être heureux. Mais ce sont des proches qui sont faits prisonniers, par exemple ses brus ou ses filles. Il réfléchit que la nature de ce monde est telle qu’il faut supporter ces accidents et s’y prêter. » Ce n’est pas une raison. Si la seule solution pour supporter la vie, en certains cas, est de la quitter, de rejoindre cet Un qui n’existe pas, cela prouve que le monde n’a que faire de l’individu, que la méchanceté n’a aucune signification pour lui, ni pour personne, et que s’il y a une rationalité du cosmos, elle nous est étrangère ! On retrouve le problème du mal traité ailleurs et qui est tellement insoluble que le mieux est de ne rien en dire… et de laisser prospérer le méchant et subir sa 126 loi ! Piètre résultat pour une philosophie qui voulait être une synthèse de tous les points de vue possibles et une justification de Dieu et du cosmos ! Toutefois, Plotin poursuit : « Bien des prisonniers de guerre sont plus heureux qu’auparavant, et si leurs maux leur pèsent, il dépend d’eux de quitter la vie. S’ils restent, ou bien ils ont raison, et leur sort n’a rien de redoutable, ou bien ils n’ont pas raison, ils restent, alors qu’il faut partir, et ils sont cause de leur malheur (ch. 7). » Plotin fait ensuite la réponse traditionnelle concernant cet autre versant du malheur : « Et ses souffrances personnelles ? - Lorsqu’elles sont violentes, il les supportera tant qu’il pourra, lorsqu’elles dépassent la mesure, elles l’emporteront. [N’est-ce pas en fait une scène de torture ?] […] Il est beau de ne pas céder aux événements que redoute notre instinct. Il ne faut pas ignorer l’art de la lutte ; il faut prendre ses dispositions comme un habile athlète, dans la lutte contre les coups du sort (ch. 8). [Autrement dit, plutôt qu’une vision du monde, nous avons ici une pragmatique, voire une méthode Coué, et chacun a la sienne !] Ce n’est pas en anéantissant l’homme qu’on traite la question du bonheur de l’homme ; et après avoir admis que le sage a toute son activité dirigée en lui-même, il ne faut pas le chercher dans les manifestations extérieures de son activité, ni chercher un objet à sa volonté dans les choses extérieures (ch. 11). » Mais Plotin dépasse les limites acceptables du platonisme dans le passage suivant, qui fait regretter le bel équilibre et le réalisme, parfois un peu terne, de l’Ethique à Nicomaque ! « Etre heureux, ce n’est pas avoir un corps grand et robuste, et il n’est pas non plus dans le bon état des sens, puisque les excès des sens alourdissent l’âme et risquent d’entraîner l’homme de leur côté. Il faut que, par une sorte de contrepoids qui le tire en sens inverse vers le bien, il diminue et affaiblisse son corps, afin de montrer que l’homme véritable est bien différent des choses extérieures. Que l’homme qui reste ici-bas soit beau et grand, qu’il soit riche et commande à tous les hommes. Il est d’une région inférieure et il ne faut pas lui envier les séductions trompeuses qu’il y trouve. Mais le sage qui peut-être ne possède pas du tout ces avantages, les amoindrira s’ils viennent à lui, puisqu’il ne prend soin que de luimême. Il amoindrira et laissera se flétrir, par sa négligence, les avantages du corps ; il déposera le pouvoir (ch. 14). » Bréhier note joliment à propos de ce texte : « Voyez l’exemple de l’ami de Plotin, le sénateur Rogatianus. Tout ce passage est l’équivalent, chez un sujet païen, d’une prière pour le bon usage des maladies. » Je rappelle le passage du chapitre 7 de la Vie de Plotin de Porphyre auquel il est fait allusion ici, tellement il est pittoresque. « Rogatianus, était également sénateur. Il arriva à un tel détachement de la vie qu’il avait abandonné tous ses biens, renvoyé tous ses serviteurs et renoncé à ses dignités. Etant préteur et sur le point de partir pour le tribunal, alors que les licteurs étaient déjà là, il ne voulut point y aller et il négligea ses fonctions. Il ne voulut même plus habiter sa propre maison. Il demeurait chez des amis ou des familiers, chez qui il dînait et couchait. Il ne mangeait qu’un jour sur deux. Ce renoncement et cette insouciance du régime, alors qu’il était si malade de la goutte qu’on le portait en chaise, le rétablit ; et, tandis qu’il n’était même plus capable d’ouvrir la main, il acquit plus de facilité à s’en servir que n’importe quel artisan de métier manuel. [Au moins, cette fois-ci, la philosophie a servi à quelque chose !] Plotin l’aimait [ accueillir (dans son esprit)] il le louait par-dessus tous, et il le proposait en exemple aux philosophes. » Et Plotin vieillissant termine ainsi ce terrible traité : « Si l’on n’élève pas le sage à ce point, si on ne le place pas dans l’Intelligence, si on l’abaisse jusqu’à le soumettre à la fortune et à en craindre pour lui les dangers, c’est que l’on ne conserve pas au mot sage la valeur que nous lui donnons. On ne voit en lui qu’un brave homme chez qui le bien se 127 mélange au mal, et on lui accorde une vie mêlée de bien et de mal. Mais un pareil homme ne mérite pas d’être appelé heureux. Il n’a pas cette grandeur qui consiste dans la valeur suprême de la sagesse et dans la pureté de la vertu. Il n’est donc pas possible de vivre heureux dans la société du corps. Le sage s’occupe de son corps et le supporte, aussi longtemps qu’il lui est possible, comme un musicien fait de sa lyre, tant qu’elle n’est pas hors d’usage. Alors le musicien en change, ou bien encore il cesse de se servir de lyre ; il s’abstient d’en jouer. Il a maintenant une autre œuvre à accomplir, sans la lyre. Il la laisse par terre et la regarde avec mépris, et il chante sans s’aider d’un instrument. Etaitce donc un cadeau inutile ? Non, pas au début ; car il s’en est aidé bien souvent (ch. 16). » Décidément, les analogies musicales sont dangereuses pour Plotin. C’est justement dans le 47e traité que j’avais jugé inacceptable la comparaison de la méchéanceté et d’une voie divergente dans un chœur. Il fallait, d’après mon expérience musicale vécue, la comparer plutôt à une fausse note dans le chœur ou cosmos... et j’avais basculé dans l’anti-plotinisme ! Ici, le mépris pour la lyre, même usée, n’est pas acceptable non plus, pas plus que le mépris du corps… 128 CHAPITRE XI Traités 49 à 54, ou ennéades V,3 ; III,5 ; I,8 ; II,3 ; I,1 ; I,7 Le 49e traité, classé en V, 3, est intitulé Des hypostases qui connaissent et du principe qui est au-delà de l’être. Il examine la possibilité de réaliser l’adage socratique : « Connais-toi toi-même ». Bréhier remarque dans une note très importante : « La connaissance de soi n’est en aucun cas chez Plotin comme chez Descartes une réflexion sur soi. Au niveau de connaissance où nous sommes placés, la connaissance de soi est inévitablement mêlée à celle des choses extérieures. L’homme n’arrive à la pure réflexion qu’en se surmontant lui-même, en devenant plus qu’homme. Malgré les nombreux points de contact (idées innées, rejet des sens et du jugement), il convient donc de ne pas confondre le théocentrisme plotinien avec l’humanisme cartésien. » Distinguer le théocentrisme platonicien et plotinien et l’humanisme et anthropocentrisme cartésien et moderne, et faire prévaloir le premier sur le second : toute ma philosophie est là. Voilà le message de « Plotin aujourd’hui ! » Plotin lui-même explique, au chapitre 4 : « Oui, la raison discursive ne sait-elle pas bien qu’elle est discursive, c’est-à-dire qu’elle est faite pour comprendre les choses extérieures, qu’elle porte ses jugements grâce à des règles innées qu’elle tient de l’intelligence, et qu’il y a ainsi quelque chose de supérieur à elle, qui ne cherche pas la vérité, mais qui la possède toujours ? » Bréhier commente : « L’identité de la pensée et de l’être est présentée comme une condition de la connaissance certaine. Il ne s’agit pas comme chez Descartes d’une liaison nécessaire, intuitivement aperçue entre ma pensée et mon existence. » On arrive ainsi au « thème essentiel du traité : la connaissance de soi est identique à la connaissance de Dieu. Toute direction vers l’intérieur est en même temps la direction vers Dieu. Celui qui se cherche lui-même comme le Narcisse de la fable, se perd effectivement dans les choses sensibles (Bréhier). » Je pense au contraire maintenant que le véritable narcissisme, c’est la recherche de la fusion avec l’Un et le rejet de la réalité sensible. « Si elle était incapable d’avoir une claire vision de Dieu, la vision et la connaissance qu’elle a d’elle-même s’en affaibliraient d’autant, puisque vision et objet de la vision se confondent et puisque se voir soi-même, c’est savoir (ch. 7). » Se voir soi-même, c’est-àdire Dieu, c’est connaître la vraie réalité, avoir la vraie science. Ainsi s’expliquent les formules énigmatiques de Plotin : tout est à l’intérieur, et connaître, c’est être. Pour la énième fois, Plotin expose sa vision du monde : « D’une part, l’âme est semblable à l’être d’où elle vient ; d’autre part, elle lui est dissemblable et pourtant, même alors, elle garde encore avec lui quelque ressemblance, soit qu’elle agisse , soit qu’elle produise . En agissant, elle contemple ; en produisant, elle produit des formes qui sont comme des pensées bien ajustées. Toutes les choses sont donc des traces de la pensée et de l’intelligence. Elles procèdent conformément à leur modèle ; elles l’imitent mieux quand elles en sont plus près, et les dernières d’entre elles n’en gardent qu’une image obscure (ch. 7). Une image ne subsiste pas sans un objet d’où elle vient et un sujet où elle réside. Le propre d’une image, c’est d’être l’image d’un objet différent d’elle et de résider en un objet différent, à moins de rester attachée à son modèle. […] Dans l’intelligible, la vision se confond avec l’objet visible. […] C’est une lumière qui voit une autre lumière, de la lumière qui se voit elle-même. […] La vie en l’intelligence […] est un éclat tourné vers soi, à la fois éclairant et éclairé […] car ce qu’il voit, c’est lui-même. […] La vie de l’âme est une image et une ressemblance de celle de 129 l’intelligible ; lorsqu’elle pense, elle reçoit les caractères de Dieu et de l’intelligence (ch. 8). » Au chapitre 12, Bréhier remarque encore : « Plotin a coupé court à la difficulté [suscitée par les gnostiques qui multipliaient les hypostases] en supprimant ce résidu d’anthropomorphisme qui attribuait au Principe quelque chose comme une volonté ou une intention. » Au chapitre 13, Plotin donne cette définition de la con-science, laquelle, étymologiquement, est une science d'un ensemble : « Un sentiment d'ensemble [ action de percevoir une chose en même temps qu'une autre], une conscience est le sentiment d'une multiplicité , comme l'expression l'indique.» Ainsi « la réalité la plus simple de toutes [l'Un] n'a pas la pensée d'elle-même ; si elle l'avait, elle serait une multiplicité. Donc, elle ne pense pas, et on ne la pense pas (ch. 13). […] Nous disons ce que l'Un n'est pas, nous ne disons pas ce qu'il est. Nous parlons de lui en partant des choses qui lui sont inférieures. Pourtant, rien n'empêche que nous le saisissions, sans l'exprimer par des paroles. De même les inspirés et les possédés voient jusqu'à un certain point qu'ils ont en eux quelque chose de plus grand qu'eux. Ils ne voient pas ce que c'est ; mais de leurs mouvements et de leurs paroles, ils tirent un certain sentiment de la cause qui leur a donné le branle, bien que cette cause en soit très différente (ch. 14). » Le spécialiste Bréhier remarque : « Cet exposé provient d'une fusion entre deux éléments très distincts des dialogues de Platon, d'une part les développements dialectiques sur l'Un de la première hypothèse du Parménide, qui consistent en formules négatives, d'autre part de la folie inspirée dans le Phèdre ; cette union de la dialectique et de l'inspiration, c'est tout Plotin. [Autrement dit, Plotin réunit la logique et la poésie.] » La fin de ce texte est en quelque sorte un traité du bonheur par la fusion avec l'Un – et mon expérience personnelle contredit cette thèse ! « A vrai dire, nous cherchons d'abord une chose dont il faudra ne pas nous séparer, parce qu'elle est le Bien, et qu'il vaudrait mieux quitter, si elle ne l'était pas. Ce caractère de bien consiste-t-il donc à vivre d'une vie toujours la même, en restant volontairement auprès de lui ? Si c'est cela qui rend la vie aimable [non, ce n'est pas cela qui rend la vie aimable !] il est évident qu'elle n'a rien à chercher, et elle reste identique à elle-même, semble-t-il, parce que le présent lui suffit. Oui, la vie est aimable quand tout lui est présent et quand tout lui est présent à tel point que rien ne diffère plus d'elle. Si une telle vie est la vie totale, la vie claire et parfaite , elle a en elle toute âme et toute intelligence, et rien pour elle n'est sans vie et sans intelligence. C'est alors qu'elle se suffit à elle-même et qu'elle ne cherche plus rien ; si elle ne cherche rien, c'est qu'elle a en elle ce qu'elle chercherait si elle ne l'avait pas. Elle a en elle le Bien ou quelque chose de pareil au Bien, ce que nous appelons la vie et l'intelligence, ou quelque attribut de ce bien. 130 Si c'était là le Bien, il n'y aurait rien au-delà ; mais s'il y a un au delà, la vie de l'intelligence s'oriente évidemment vers lui, se suspend à lui, tient de lui son existence et se dirige vers lui : car là est son principe (ch. 16).» « Cela suffit-il et pouvons-nous maintenant nous arrêter ? conclut Plotin au chapitre 17. Non, mon âme est encore, et plus que jamais, grosse de pensées, et, remplie des douleurs de l'enfantement, il faut qu'elle enfante en bondissant vers l'Un. Pourtant, il faut encore la charmer [ : accompagner en chantant], si nous trouvons quelque incantation contre de telles douleurs. L'apaisement peut venir de la répétition même de nos discours, leur charme agit quand ils sont répétés. Quelle nouvelle incantation pourrions-nous trouver ? L'âme court en toutes les vérités, et elle fuit pourtant ces vérités auxquelles nous participons, dès que nous voulons les fixer par la parole ou la réflexion. […] Ainsi l'âme est sans lumière quand elle ne contemple pas ; dès qu'elle est éclairée, elle tient ce qu'elle cherchait. Telle est la fin véritable de l'âme, le contact avec cette lumière, la vision qu'elle en a non pas grâce à une autre lumière, mais grâce à cette lumière même qui lui donne la vision. Car c'est cette lumière par laquelle elle est éclairée, qu'il lui faut contempler. Le soleil non plus n'est pas vu par une autre lumière que la sienne. Mais comment y arriver ? Retranche toutes choses . » Le 50e traité, classé en III, 5 et intitulé De l'amour date, comme dit Bréhier, de « l'extrême vieillesse » de Plotin, mort à soixante-cinq ans ! Il est marqué effectivement par une certaine sénilité ou rigidité de la réflexion. Plus précisément, il traite de théologie et de l'interprétation des mythes, notamment celui d'Eros et de sa parenté. D'ailleurs, Plotin nous avertit : « Les mythes, s'ils sont vraiment des mythes, doivent séparer dans le temps les circonstances du récit, et distinguer bien souvent les uns des autres des êtres qui sont confondus et ne se distinguent que par leur rang ou leurs puissances. […] Mais, après nous avoir instruits comme des mythes peuvent instruire, ils nous laissent la liberté, si nous les avons compris, de réunir leurs données éparses (ch. 9). » Toutefois ce traité comporte une jolie paraphrase ou exégèse du Banquet de Platon et des formules d'un bel optimisme métaphysique, comme celles-ci : « Un jardin, c'est l'éclat et la splendeur de la richesse. […] Le festin des dieux, c'est la vie qui se montre et persiste éternellement chez les êtres réels, c'est la félicité dont ils jouissent. Quant à Eros, il a toujours été ce qu'il est, puisqu'il résulte de l'aspiration de l'âme au meilleur et au bien ; il existe toujours, dès le moment où l'âme existe. […] Dès qu'un être désire recevoir, il s'offre comme matière à ce bien qui survient en lui (ch. 9). » Revenons pour terminer au chapitre inspiré du Banquet de Platon : « A prendre d'abord la passion que nous attribuons à l'amour, nul n'ignore qu'elle est la cause par laquelle naît dans les âmes l'idée de s'unir aux belles choses ; et l'on sait que ce désir tantôt naît chez des hommes tempérants qui s'unissent à la beauté en elle-même, tantôt recherche une action fort laide. [S'agit-il de l'acte hétéro ou homosexuel ?] […] En admettant qu'il y a dans les âmes, avant l'amour lui-même, une tendance vers la beauté, une connaissance du beau, une affinité avec lui et un sentiment irraisonné de cette parenté, on atteindrait, je crois, la véritable cause de la passion amoureuse. [C'est tout le thème de mon roman La Vierge aux cerises, inspiré à mon insu par Plotin !] Car la laideur est aussi contraire à la nature qu'à Dieu. La nature produit, son regard fixé sur le beau et sur la détermination qui se trouve dans la ligne du bien. L'indétermination est laide et elle se trouve dans la ligne du mal. […] Il serait absurde que la nature, qui aspire à 131 produire de belles choses, voulût engendrer dans la laideur. Ceux qui sont portés à engendrer ici-bas se contentent de la beauté d'ici-bas, c'est-à-dire de celle qui se trouve dans les images et dans les corps. Ils ne possèdent pas cette beauté archétype, qui est pourtant la cause de leur amour pour les choses d'ici-bas. Quand, partant de cette beauté d'ici-bas, ils ont souvenir de celle d'en haut, ils ne se plaisent plus à l'une que parce qu'elle est l'image de l'autre. Mais quand ils n'ont pas ce souvenir, faute de comprendre leur passion, ils s'imaginent que la beauté d'ici-bas est la véritable beauté. […] Si l'on désire produire la beauté, c'est par indigence, c'est parce qu'on n'est pas satisfait et parce que l'on pense l'être en produisant la beauté et en engendrant dans la beauté. […] Donc les uns aiment les beaux corps, non pour s'unir à eux, mais parce qu'ils sont beaux ; les autres éprouvent un amour auquel se mélange le désir de la femme, afin d'assurer la perpétuité de l'espèce. S'ils ne s'écartent pas de ce but, ils sont tempérants tout comme les premiers, mais les premiers leur sont supérieurs. Les uns vénèrent la beauté d'ici-bas et s'en contentent, les autres ont le souvenir de la beauté d'en haut sans dédaigner pourtant celle d'ici-bas, puisqu'elle est l'effet de l'autre et l'image où elle se joue. Et tous ceux-là approchent du beau sans honte, mais il en est d'autres que la beauté fait tomber dans la laideur. Ainsi, le désir du bien fait souvent tomber dans le mal. Tel est l'amour comme passion de l'âme. » Le 51e traité, classé en I, 8 a un titre prometteur : Qu'est-ce que les maux et d'où viennent-ils ? Hélas ! les deux premiers chapitres contiennent déjà la contradiction que j'ai jugée insoluble dans le 47e traité. « La science du bien est aussi celle du mal » puisque seul le bien est réel. « Telle est la vie impassible et heureuse des Dieux, ici, on ne trouve le mal nulle part ; si la réalité s'arrêtait là, il n'y aurait de mal nulle part. » Notons en passant les précisions suivantes : « Le Bien est la mesure et la limite de toute chose » à opposer à la formule de Protagoras : « L'homme est la mesure de toute chose », et « L'Intelligence est tout, en elle rien de séparé, chaque chose est toutes les autres, et elle est tout entière partout (ch. 2). » « Reste donc, puisque le mal existe, qu'il existe en ce qui n'est pas ; il est en quelque sorte la forme du non-être ; il se trouve dans les choses mélangées de non-être et participant au non-être. (Par non-être j'entends non pas le non-être absolu, mais seulement ce qui est autre que l'être) (ch. 3). » On reconnaît là la discussion du Sophiste de Platon : le non-être absolu n'est et n'existe en aucune manière, Parménide l'a montré. On entend donc par non-être ce qui est autre que l'être individuel. Par exemple, Pierre n'est pas Paul et cependant il existe. Le mensonge du Sophiste, des sophistes de tous les temps, est une forme de mal et consiste non pas à affirmer un non-être absolu, ce qui serait impossible, mais à intervertir les étiquettes, à affirmer que c'est Paul, alors que c'est Pierre. La thèse générale de ce 51e traité, malgré son titre prometteur, n'apporte rien de fondamental par rapport aux 47e et 48e traités. Il reste même en retrait et moins riche d'images ; néanmoins, on relèvera encore quelques belles formules. Le mal est donc seulement une déficience du bien, un éloignement dans la multiplicité. On ne sort pas de l'aporie : le mal n'est pas le bien, mais il ne peut pas être autre chose non plus ! Et pourtant, il ex-iste, mais il est inconcevable, il est l'existence même, inaccessible à la raison. Mais pour reprendre l'image du 17e chapitre du 47e traité, le mal n'est pas comparable à une autre voie dans un concert, mais plutôt à une fausse note, à une cacophonie rompant l'harmonie, ou à un personnage adressant des insultes à l'auteur, comme dit Plotin ! La vie n'est pas une œuvre d'art ! Voici la suite du chapitre 3 : « On peut concevoir le mal en considérant qu'il est au bien comme le manque de mesure à la mesure, comme l'illimité à la limite, comme l'informe à la cause formelle, 132 comme l'être éternellement déficient à l'être qui se suffit à lui-même ; il est toujours indéterminé, toujours instable, complètement passif, jamais rassasié, pauvreté complète. » Ces attributs sont plutôt ceux de la matière, ils ne sont pas altérité, mais déficience. A ce compte, le mal n'a quasiment pas d'existence. On n'en sort pas. Plotin a édifié son système de l'émanatisme pour réconcilier l'Un et le multiple, l'essence et l'existence, mais comme il n'ose pas affirmer que ce monde est absolument bon, il relègue le mal dans l'éloignement de l'Un, dans les ténèbres extérieures, mais alors le mal lui échappe ! « Le principe du devenir, poursuit Plotin au chapitre 4, c'est la nature matérielle, et elle est si mauvaise qu'elle remplit de mal l'être qui n'est pas encore en elle et ne fait que la regarder. N'ayant aucune part du bien, privée de lui, purement déficiente, la matière rend semblable à elle tout ce qui a avec elle le moindre contact. » « Si j'ai raison, poursuit Plotin au chapitre 6, il faut conclure que nous ne sommes pas le principe de nos maux et que le mal ne nous vient pas de nous-mêmes, mais que les maux existent avant nous ; le mal possède l'homme et il le possède malgré lui. ["Nul n'est méchant volontairement" disait Platon] » Plotin fait ensuite cette déclaration attendue, mais qui a le mérite de la clarté : « Pour la question de la nécessité du mal, on peut encore y répondre ainsi : puisque le Bien n'existe pas seul, il y a nécessairement dans la série des choses qui sortent de lui, ou, si l'on veut, qui en descendent [ le contraire de : la remontée à l'intérieur des terres] et s'en écartent [ qui a donné apostasie : abandon, renoncement], un terme dernier après lequel rien ne peut plus être engendré ; ce terme, c'est le mal. Il y a nécessairement quelque chose après le Premier : donc il y a un terme dernier. Ce terme, c'est la matière, qui n'a plus aucune part de Bien. Telle est la nécessité du mal (ch. 7). » Ensuite, Plotin explique que la forme n'est pas responsable, en elle-même, du mal. « Ce sont des raisons engagées dans la matière et, par là même, corrompues et imprégnées de la nature matérielle. […] C'est comme la nourriture chez les animaux ; une fois absorbée elle n'est plus ce qu'elle était en entrant. Chez un chien, elle devient sang de chien, chair de chien. Elle se transforme en humeurs de toute espèce, parce que c'est ce corps qui l'a reçue. Donc, si le corps est la cause du mal, c'est encore la matière qui est la cause du mal (ch. 8). » Au chapitre 9, Plotin donne un exemple de privation de la forme : « Un visage est laid, parce que la raison séminale n'a pu dominer la matière et en cacher la laideur ; nous nous représentons la laideur par le défaut de la forme [c'est-à-dire par l'éloignement du type, de la race ?] » Cet exemple n'est pas tout à fait convaincant. L'exubérance de la santé ne peut-elle donner un lustre qui compense la difformité ? Un monstre peut-il être beau ? Y a-t-il des « fleurs du mal » ? Enfin Plotin conclut par cette magnifique image : « Mais le mal n'existe pas isolément, grâce au pouvoir et à la nature du bien. Il se montre nécessairement pris dans les liens de la beauté, comme un captif couvert de chaînes d'or. Ces liens le cachent, afin que sa réalité soit invisible aux dieux, afin qu'il ne soit pas toujours devant le regard des hommes et afin que ceux-ci, même lorsqu'ils le voient, puissent, grâce aux images qui le recouvrent, se souvenir de la beauté et s’unir à elle (ch. 15). » Le 52e traité, classé en II, 3, est intitulé De l’influence des astres et traite d’astrologie. Le thème n’est pas anecdotique car on voit ici que Plotin est un esprit scientifique, d’une part, et que, d’autre part il récuse une fois de plus l’anthropocentrisme. « La critique de Plotin, explique Bréhier, ne vise nullement à ruiner la pratique de la divination astrologique. Elle se présente sous deux aspects : 1° Les principes de l’astrologie sont incompatibles avec 133 l’astronomie scientifique ; le lever d’une planète, son coucher, sa position sur le zodiaque, tout cela n’a de sens que relativement à un observateur terrestre et n'affecte pas les planètes elles-mêmes. Cette critique, si simple et si juste, fait voir à quel point l’astronomie grecque, avec son esprit scientifique, est différente des croyances astrologiques issues de l’Orient. Il fallait, pour y arriver, toutes les spéculations sur les distances et les dimensions relatives des corps célestes. 2° Les applications que l’on fait de l’astrologie sont directement contraires au principe de la physique platonicienne, qui est l’immutabilité des êtres célestes [contraire donc à l’anthropocentrisme]. Tous les changements d’humeur que l’on prête aux astres leur sont attribués selon des règles complètement arbitraires. » Notons encore cette remarque de Bréhier, poète à son insu : « Chaque planète a sa ‘’maison’’, c’est-à-dire un signe du zodiaque avec qui elle a une affinité spéciale et où elle se plaît particulièrement. La résidence de la planète dans une ‘’maison’’ qui lui est étrangère modifie donc son influence. » Par contre, selon Plotin, « la divination astrologique, bien comprise, n’est qu’un exemple de la connaissance inductive par les signes, et elle implique le monisme, l’unité d’une âme qui fait que, selon l’expression stoïcienne, ‘’tout conspire’’ [-] ; grâce à cette unité harmonique les événements peuvent se servir de signes les uns aux autres. » A cause du pittoresque de la description, je ne résiste pas au plaisir de citer une assez longue page de Plotin lui-même : « Le mouvement des planètes, dit-on, produit non seulement la pauvreté et la richesse, la santé et la maladie, mais encore la laideur comme, inversement, la beauté et même, ce qui est le plus important, les vertus et les vices avec les actions qui en dépendent en chaque occasion. Il semble que les planètes soient irritées contre les hommes pour des actions où ils n’ont eux-mêmes aucun tort, puisqu’ils tiennent leurs dispositions de l’influence des planètes. Si elles nous donnent ce que nous appelons des biens, ce n’est point qu’elles aiment ceux qui les reçoivent, c’est qu’elles sont bien ou mal disposées selon les régions du ciel qu’elles occupent. Leurs intentions changent selon qu’elles sont sur les centres ou qu’elles déclinent. Bien plus, dit-on, certaines planètes sont mauvaises et d’autres sont bonnes ; et pourtant, les mauvaises nous accordent des bienfaits, tandis que les bonnes peuvent devenir méchantes. En outre, suivant qu’elles se regardent ou ne se regardent pas, elles produisent des effets différents, comme si elle ne dépendaient pas d’elles-mêmes, mais changeaient selon qu’elles se regardent ou ne se regardent pas. Regardent-elles telle planète ? Elles sont favorables. En regardent-elles une autre ? Elles se transforment. Elles regardent de manière différente., selon l’aspect dans lequel elles se trouvent. De plus, l’action mélangée de toutes les planètes produit un effet différent de celui de chacune d’entre elles, comme le mélange de liquides différents produit un liquide tout autre que les liquides mélangés (ch. 1). » Le rationaliste Plotin n’a aucune peine à dissiper ce gracieux bestiaire, par exemple au chapitre 3 : « A un moment donné, une planète qui, pour certains observateurs est sur un centre est, pour d’autres, sur son déclin ; et celle qui, pour les uns, est sur son déclin est, pour les autres, sur un centre. Or, elle ne peut pas, au même instant, se réjouir et s’affliger, ou bien être en colère et s’adoucir. » Cependant, le pittoresque revient au chapitre 6 : « On admet que Mars et Vénus, dans une position déterminée, sont causes des adultères, comme si ces astres imitaient l’intempérance des hommes et satisfaisaient leurs désirs l’un par l’autre. Quelle absurdité ! S’occuper de chacun des innombrables animaux qui naissent et qui existent, faire à chacun les dons convenables, les rendre riches, pauvres ou intempérants, leur faire accomplir chacun de leurs actes, quelle vie pour les planètes ! Comment peuvent-elles faire tant de choses à la fois ? […] On refuse à un être unique le pouvoir de gouverner l’univers, et on donne tout aux astres. Comme s’il 134 n’y avait pas un maître unique dont tout dépend ! Il permet à chaque être, selon sa nature, d’atteindre sa fin et d’accomplir sa fonction en se coordonnant avec lui. Penser autrement, c’est détruire la nature du monde, c’est ignorer qu’il a un principe et une cause première qui s’étend à tous les êtres. » « Nous admettons, dit encore Plotin au chapitre 7, que les astres sont comme des lettres qui s’écrivent à chaque instant dans le ciel ou plutôt des lettres écrites une fois pour toutes, qui se meuvent. Par suite, tout en accomplissant d’autres fonctions, ils ont aussi le pouvoir de signifier. Tout se passe dans l’univers comme dans un animal où l’on peut, grâce à l’unité de son principe, connaître une partie d’après une autre partie. Ainsi, en considérant le regard d’un homme ou telle autre partie de son corps, on peut connaître son caractère, les dangers qui le menacent et les moyens qu’il a d’y échapper. » Cette dernière remarque est corroborée par ce passage de la Vie de Plotin (ch. 11) où Porphyre parle de lui-même : « Un jour, Plotin s’aperçut que j’avais l’intention d’abandonner la vie. Tout à coup, il vint à moi (j’habitais sa maison). Il me dit que mon désir de suicide n’était nullement raisonnable, mais venait d’une mélancolie maladive [ce que nous appellerions aujourd’hui peut-être la maladie ou psychose maniaco-dépressive] et m’invita à voyager. Je lui obéis et allai en Sicile où j’avais su que demeurait, à Lilybée, un homme de grande réputation, nommé Probus. Je fus ainsi délivré de l’envie de mourir, mais cela m’empêcha de rester près de Plotin jusqu’à sa mort. » 135 Ce 52e traité s’achève soit par des affirmations un peu confuses sur l’origine de la richesse (ch. 14) soit par des arguments sur le problème du mal déjà exposés ailleurs. Retenons pourtant quelques phrases remarquables, celle-ci par exemple, qui formule une hypothèse : « Les générations successives vont en empirant. Les hommes d’autrefois étaient différents des hommes actuels, parce que, dans l’intervalle, il est nécessaire que les raisons séminales cèdent toujours davantage aux impressions de la matière (ch. 16). » Ou encore cette note pittoresque que l’on pourrait sans doute appliquer à l’homme : « Un animal, mais un animal imparfait qui supporte avec peine sa propre vie, parce qu’il est inférieur, difficile à gouverner, grossier et fait d’une matière inférieure (ch. 17). » Et enfin : « Le vice lui-même rend bien des services. Il produit beaucoup de belles choses, par exemple ce luxe de beaux objets fabriqués. Il nous pousse à la prudence et ne nous permet pas de nous endormir dans la sécurité (ch. 18). » Enfin les 53e et 54e traités, dans l’ordre chronologique, classés en I,1 et I,7, sont stériles. A propos du 53e, Bréhier déclare : « Ce traité, malencontreusement placé par Porphyre à la tête des Ennéades est un des derniers et des plus abstraits qu’ait écrits Plotin. » Ils ne comportent en effet ni images, ni raisonnements ouvrant de vastes perspectives. Ils font penser à ces commentaires fastidieux où l’on espère qu’en turlupinant le concept, on fera apparaître quelque vérité, et qui n’engendrent que l’ennui. Mais Plotin avait l’excuse de l’âge et il avait déjà dit l’essentiel. 136 CONCLUSION Au terme de cette étude de Plotin, je peux affirmer que j’ai rencontré deux difficultés majeures qui m’ont fait rebrousser chemin et prendre une direction diamétralement opposée à celle que j’avais en commençant. Au niveau des 47e et 48e traités, j’ai retrouvé l’impasse du problème du mal que tous les commentateurs connaissaient, mais à laquelle je pensais trouver une issue, en montrant que l’humanité est responsable de ses propres malheurs. Mais un Dieu parfait ne pouvait pas avoir créé un homme imparfait. Dieu se désintéresse apparemment de l’homme, et celui-ci agit selon une liberté au sens moderne, peut-être absurde, en tout cas incompréhensible et a-cosmique. Toutefois, le mystère de la non-séparabilité subsiste et rend le monde étonnant, sans doute merveilleux, et celle-ci a été conçue par Plotin dans les 22e et 23e traités, et elle donne du poids à son affirmation que Dieu est en toute chose, tout entier, à tout moment. Mais il y a plus grave que cette impasse philosophique, c’est l’impasse personnelle dans laquelle je me suis engagé. La philosophie et son prince Plotin promettent le repos au sein de Dieu, le refuge et la sérénité loin des affres de la vie et des relations humaines. Or, cette promesse n’a pas été tenue et la méditation a conduit sinon Plotin du moins son disciple Porphyre, et peut-être tout disciple sincère, au bord du suicide. C’est d’ailleurs Plotin lui-même qui a conseillé à Porphyre de le quitter et de partir en voyage. C’est cet aspect des choses que je voudrais développer ici, et montrer que l’idéalisme de Plotin n’est pas tenable humainement. Le premier diagnostic émane du docteur Pierre Gillet et de sa thèse Plotin au point de vue médical et psychologique. Essai médico-critique et philosophique (Paris, 1934). Certes, on peut dire que Gillet n’a pas de sens métaphysique et qu’il est injuste de faire juger Plotin par un psychologue, dont on connaît les limites. Mais moi aussi je me suis senti trahi et abandonné par Plotin et c’est seulement en allant au fond des choses, après plus de vingt années de réflexion, que je me suis rendu compte de ma méprise. Ma vie est meilleure depuis que je ne recherche plus le secret de l’existence, depuis que je sais avec Montaigne qu’on ne peut pas atteindre le fond des choses et qu’il y a de l’indécidable, selon une notion très moderne. Le relativiste Montaigne a triomphé à mes yeux de l’absolutiste Plotin. Toutefois, l’auteur des Essais conclut ainsi son œuvre : « Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. […] J’accepte de bon cœur, et reconnaissant, ce que nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. […] Ils veulent se mettre hors d’eux et échapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils s’abattent [… comme la colombe de Kant !] Ces humeurs transcendantes m’effraient, comme les lieux hautains et inaccessibles. […] C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. Nous cherchons d’autres conditions, pour n’entendre l’usage des nôtres, et sortons hors de nous, pour savoir quel il y fait. […] Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance (Essais, livre III, ch. 13). » Voici donc quelques remarques extraites de la thèse de Gillet. (Jusqu’à la fin de ce chapitre, j’introduis les citations dans l’ordre où elles apparaissent, et je n’indique pas la plupart des coupures.) « Plotin évolue en cercle autour de soi-même, sans souci du monde et des autres hommes. Il est anxieux de fuir, avide de disparaître et de s’évanouir, totalement et volontairement séparé du monde. Les impressions heureuses de la vie sont rejetées, voire niées. Il poursuit son évasion en un monde surnaturel, factice, qu’il reconstruit avec les débris 137 du monde réel qu’il condamne, ce ‘’là-bas’’ [] qui revient sans cesse dans les Ennéades, comme un appel nostalgique [a] un sens presque panique. [Gillet reconnaît cependant que] Plotin aime l’amitié et la société des hommes [qu’il est] sociable et humain. Chacune des joies vivantes, si elle vient à passer dans le courant de sa pensée, est amoindrie et calomniée. En face de la vie, il réagit par la fuite. Plotin manifeste à l’endroit de l’action une animosité entêtée, parce qu’elle insère exactement l’homme dans la vie, parce qu’elle est la pierre de touche véritable [ ?] parce que la volonté de Plotin est de désinsérer l’homme du monde dont, bon gré mal gré, il est partie. Plotin a horreur, on dirait presque qu’il a peur de tout ce qui touche à la réalité des faits. Il fuit en un monde idéal qu’il possède déjà grâce à une expérience mystique. Le sage est ami avec modération et n’aime au fond que soi-même. [J’appellerais cela du narcissisme transcendantal.] [Il a] une attitude restreinte, craintive et fuyante. [C’est un] ensemble complexe où se mêle le mépris d’un être supérieur pour des êtres et des choses inférieures et la crainte d’un être blessé et désespéré. [C’est un] tempérament émotif qui attache à tout ce qui le touche une importance excessive, puis qui redoute l’importance ainsi construite. » Gillet commente ensuite l’incident du sevrage relaté par Porphyre dans sa Vie de Plotin : « Bien qu’il allât chez le maître de grammaire, il eut une nourrice jusqu’à l’âge de huit ans. Il lui découvrait les seins en voulant la téter. Ayant entendu dire qu’il était un mauvais garçon, il eut honte et s’en abstint. » S’agit-il d’une « fixation à la période orale » pour employer le jargon des psychologues ? Voici ce qu’en dit Gillet : « [C’est] le seul détail que nous possédions sur l’enfance de Plotin. Plotin l’a dit à Porphyre au moins cinquante et un ans après l’événement. Porphyre l’a consigné dans sa brève biographie trente ans plus tard. » Gillet poursuit : « Les émotifs ont peur de la vie. Ils redoutent de manifester et de satisfaire leurs désirs les plus légitimes. D’eux-mêmes ils sont portés aux refoulements. Plotin quitte un passé qui n’a pas apaisé ses désirs. Il fuit fiévreusement la vie qu’il menait à Alexandrie et dont nous ne savons rien. [Il a] une sensibilité trop vibrante et qui ne sait pas accepter les médiocrités de la vie [et] qui conduit à des échecs dans la vie pratique. [Plotin nourrit une] haine à l’égard des œuvres matérielles et temporelles. Plotin ne cherche pas une explication du monde [là, Gillet, tu y vas un peu fort ! Tu montres bien les limites d’un psychologue] mais un remède à sa souffrance et accessoirement, à côté de cette thérapeutique morale, une métaphysique. Son inquiétude est centripète, si on peut dire. Il retrouve un calme passager grâce à une fixation à un maître [allusion au maître de Plotin, Ammonius], phénomène très fréquent chez les émotifs [Gillet n’a aucune idée de l’apprentissage d’un génie] qui sont des faibles, phénomène normal chez l’enfant. Ce n’est pas l’humanité ni le monde que Plotin fuit véritablement, c’est la lutte pour laquelle il est trop vulnérable. » Après avoir rappelé que Plotin déconseille l’activité politique, Gillet poursuit : « Tout cela est plus que le signe d’un zèle de la vérité et témoigne d’une insécurité intérieure. On pressent chez ce timide, chez cet humble apparent, un secret besoin de domination [vraiment secret, alors, car je ne l’ai pas remarqué], une domination qu’il possède sur ses amis et ses pupilles [une domination purement intellectuelle, alors !] Il s’enferme dans sa tour d’ivoire avec des amis qui reconnaissent sa suprématie. Il paraît chez lui que l’intelligence est destinée à détruire l’homme. Du mystique véritable il a la ‘’maladie de l’infini’’. [Conclusion du spécialiste : il s’agit d’un] déséquilibre neuro-végétatif probable, à prédominance vagale, d’une émotivité excessive accrus par des chocs psychiques, d’une volonté de puissance [pas d’accord !] qui ne pouvant se réaliser dans la lutte sociale ou économique, humiliée d’ailleurs par des échecs et par une éducation malhabile [qu’en sait-on ?] a cherché à se satisfaire dans un monde idéal et factice. [Il mène] un long effort inquiet vers le bonheur. Quant à la 138 direction spirituelle que Plotin exerçait et qu’il exerce encore sur l’esprit de certains lecteurs, quelles que soient les beautés indiscutables qu’on y trouve, elle est fausse et dangereuse parce qu’elle est impossible socialement et inhumaine. [Voilà au moins qui est net ! Il s’agit de] désirs et refoulements dissimulés. L’idéal qu’il propose se réduit alors aux dimensions de l’idéal uniquement possible au malade qu’il était [!] et perd tout absolu. L’enquête médicale [attention au scientisme ! Si Plotin n’explique pas le monde, Gillet explique-t-il complètement Plotin ?] l’enquête médicale [révèle] un esprit excessivement intellectuel dont l’influence peut être néfaste parce que [de tels esprits] ne se connaissent pas et parce qu’on ne les connaît pas. » Cette dernière phrase laisse pointer un terrorisme intellectuel, au nom d’un scientisme qui possède une vérité absolue que l’on refuse à Plotin. Il m’apparaît néanmoins que ces propos éclairent tout un aspect de la personnalité et de l’entreprise de Plotin. Plus philosophiques sont les remarques d’Henri Ey dans sa 22e Etude psychiatrique, consacrée à la mélancolie, et elles sont applicables à Plotin, bien qu’il ne soit pas nommé. Celle-ci serait une peur du temps, de la vie, de l’action. Or, je rappelle que les Grecs, dans leur ensemble, ont nié le temps irréversible, novateur, et décrié l’action, au profit de la contemplation. Ils ont affirmé, avec Platon que le temps est « l’image mobile de l’éternité », c’est-à-dire de ce qui ne change pas et retourne toujours sur soi. Dans sa 22e étude, Ey commence donc par citer E. Minkowski, plus ou moins influencé par Heidegger : « [Le malade] a une attitude d’angoisse devant l’avenir. L’avenir se trouve barré. Sans doute connaît-il la succession des moments chronologiques du temps ; mais c’est la propulsion vers l’avenir qui semble manquer totalement, de sorte qu’il est bien dans la situation d’un condamné à mort. Il s’agit d’une ‘’maladie du temps’’. Le malade a l’impression de marcher négativement par rapport au temps, de tourner en sens inverse de la terre, et le temps fuit pour lui d’une manière atroce. Il y a un trouble du synchronisme vécu entre le monde et la conscience, entre les autres et soi. Le malade, dépassé par l’écoulement du temps, pour lui insaisissable et sans accord possible, est rejeté vers le passé, attitude particulièrement propice pour ressasser les conflits du passé et pour vivre les regrets. » Henri Ey explique ensuite : « La mélancolie [du grec noir et bile] est une impuissance à vivre et un besoin de ne plus exister. La mélancolie est un arrêt. L’entrain, la vitesse, le dépassement, la course, la poursuite, la préparation, la marche, le progrès ou le projet […] sont radicalement impossibles. Sans doute, chez nous tous, le temps est-il cette forme de l’existence qui par son irréversibilité fatale nous contraint comme une force extérieure à nous-mêmes. Mais chez le mélancolique, le temps étant absolument fatal soumet l’existence à une si absolue nécessité qu’il la rend impossible. Le temps vécu du mélancolique est un temps qui non seulement ‘’revient en arrière’’ mais qui reste soudé au passé. Ce mouvement rétroactif du déroulement du temps, ce détournement hors du présent et de l’avenir, ce reflux vers ce qui a été, cet enchaînement au passé, font de l’arrêt du temps vécu, l’aspect caractéristique de cette forme de déstructuration de la conscience. Le temps n’est et ne peut être qu’une sorte d’éternité du passé. Le passé ne passe pas. Il ne se dépasse pas ; il n’est jamais passé, tout au moins en tant qu’il est la forme même de ce qui a été irrémédiablement fait et subsiste. La conscience mélancolique est […] incapable de se présenter au présent, de se le représenter, de le structurer comme la seule et fugitive occasion de projeter dans le réel ses projets, c’est-à-dire en définitive de construire son existence en saisissant les possibilités offertes par la succession des instants qui, composant le déroulement temporel, se proposent à notre choix. Elle est attirée au contraire par le passé comme par une pesanteur. » 139 « Tous les mélancoliques sont des métaphysiciens, poursuit Henry Ey. La modification de la structure temporelle de leur conscience ne leur permet plus de ‘’continuer’’, de ‘’marcher’’, d’ ‘’aller de l’avant’’, comme s’ils savaient (ni plus ni moins que nous tous) où ils vont. Chez eux le mouvement (qu’on le nomme insouciance, optimisme, résolution, espoir, légèreté, entrain ou courage, etc.) s’arrête. L’inversion du désir est, dans la mélancolie, […] un désir à contretemps […] comme une rétropulsion, un dégoût qui s’applique au plus profond de soi vers et contre son objet, le moi-même tout à la fois aimé et haï. La structure temporelle de la mélancolie [est celle] d’une ruée, mais en arrière et en dedans, d’un morne et lugubre retour vers ce qui au fond de soi a primitivement lié l’existence au désir : le premier objet aimé et maintenant perdu. C’est une érotique du détachement, de la scission et de la mort, l’extrême contraire de l’amour, de l’accouplement et de la vie. » Se faisant l’écho des thèses psychanalytiques, Henri Ey poursuit : « La mélancolie est une situation de perte d’objet qui échappe à la conscience. De telle sorte que le mélancolique sans savoir qu’il a perdu quelqu’un se comporte pourtant comme s’il était en deuil et comme si le monde, de ce fait, était réduit à rien. […] C’est un Moi sans fond, sans le fondement de sa relation avec autrui, le Moi seul face à face avec lui-même, c’est-à-dire face au néant. » Citant le psychanalyste K. Abraham, Ey donne même les précisions suivantes : « Pour que se constitue une psychose mélancolique, [il faut] 1° un facteur constitutionnel, 2° une fixation spéciale de la libido au niveau oral, 3° de fortes atteintes contre le narcissisme infantile produites par des déceptions amoureuses successives, 4° l’existence d’une première déception amoureuse antérieure à l’époque où les désirs œdipiens ont été vaincus, 5° la répétition ultérieure de cette frustration primaire. » Cependant, Ey recherche chez les philosophes modernes, plus que chez les psychanalystes, l’explication de l’état d’esprit mélancolique. « Cette qualité du temps vécu, que nous en cherchions l’exemplaire analyse dans Bergson ou chez Heidegger, c’est le sens de la vie, orienté sinon dans tous ses instants tout au moins dans sa finalité dernière, sa direction en avant. […] Il n’y a pour la conscience mélancolique que l’actualité révolue et fatale d’un passé mort ou d’un avenir qui ne pourra lui-même jamais se constituer en présent. […] Le doute cartésien, l’idéalisme et le solipsisme, la dialectique de l’être et du néant, les méditations sur la mort et tant d’autres thèmes métaphysiques, s’ils ne sont pas traités, naturellement, avec beaucoup de profondeur, ne cessent cependant de troubler non seulement les mélancoliques, mais ceux qui les approchent. […] Et ce n’est pas par hasard que les mélancoliques n’ont été psychologiquement bien analysés que par des disciples d’Husserl et d’Heidegger… » Toutefois, avant de quitter Plotin et la philosophie, je voudrais dire quelques mots de Gérard de Nerval, qui est à mon avis très proche de Plotin, ainsi que des origines psychopathologiques de sa poésie, étudiées par Freiman dans sa thèse La psychose maniaco-dépressive de Gérard de Nerval, Lille, 1995. Tout d’abord, que le poète soit un néoplatonicien qui s’ignore… ou ne s’ignore pas, cela est facile à montrer, soit à partir de son panthéisme et de sa conception cyclique du temps : « Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours ! Le temps va ramener l’ordre des anciens jours » soit à partir de son étude sur Quintus Aucler, dont voici quelques extraits : « Dans la pensée intime [de Quintus Aucler] les chrétiens n’étaient que les successeurs dégradés d’une secte juive expulsée formée d’esclaves et de bandits. Combien de fois, il maudissait la tolérance de Julien qui les avait trop méprisés pour les craindre. De là, disait-il, la chute de la grande civilisation grecque et romaine qui avait couvert le monde de merveilles. De là, le 140 triomphe des barbares et les ténèbres de l’ignorance répandues sur la terre pendant quinze cents ans ! » Cependant, il semble que Gérard de Nerval fasse place, en son panthéon, au Christ et surtout à la Vierge Marie (voir aussi le texte intitulé Isis) en tant que réincarnation de dieux plus anciens : « C’est donc un culte vieux comme le monde que l’apostasie de Clovis est venue renverser pendant une misérable quinzaine de siècles. ‘’Et encore, s’écrie Quintus Aucler, si les barbares avaient compris que le dieu nouveau qu’ils imposaient par l’épée n’était autre que Chris-na, le Bacchus indien, c’est-à-dire le troisième Bacchus des Mystères d’Eleusis, qu’on appelait Iacchus, pour le distinguer de Dionysos et de Zagréus, ses frères ! Mais ils n’ont pas su reconnaître dans leur dieu le favori de Cérès, le Iésus couronné de pampres, et sans se préoccuper du symbole, ils en ont seulement gardé le rite consécratif du pain et du vin, ignorants tous, les barbares comme les Pères de l’Eglise, autres barbares, dont les œuvres naïves ont été refaites par des sophistes gagés ! » « C’est à ce point de vue que Quintus Aucler recommande aux néo-païens une certaine tolérance pour les croyants spéciaux d’Iacchus-Iésus, plus connu en France sous le nom de Christ. Imbu des principes de Rome, il ne fermait son panthéon à aucun dieu. En effet, selon lui, ce n’est pas comme chrétienne que l’ancienne Eglise avait été persécutée, mais comme intolérante et profanatrice des autres cultes. » Cette « religion païenne », poursuit Gérard à propos de Quintus Aucler, ne se refusait « nullement à l’assimilation d’un dogme mystique, qui n’était après tout qu’une renaissance de la doctrine épurée des néo-platoniciens. […] Les Médicis, accueillant les philosophes accusés de platonisme par l’inquisition de Rome, ne firent-ils pas de Florence une nouvelle Alexandrie ? » Le livre d’Aucler est « comme un dernier traité des apologies platoniciennes de Porphyre ou de Plotin égaré à travers les siècles. […] On peut donc considérer le néo-paganisme d’Aucler comme une des expressions de l’idée panthéiste, qui se développait d’autre part, 141 grâce au progrès des sciences naturelles. » Toutefois, conclut Gérard « Quintus Aucler abjura ces dieux qui, sans doute, ne lui avaient pas apporté au lit de mort les consolations attendues. » Gérard de Nerval est donc un néoplatonicien ou un disciple de Plotin. A ce titre, hélas ! on peut et on doit étudier, comme pour son maître, les origines psychopathologiques de sa poésie. La thèse de Freiman est certes plus douce, plus compréhensive que celle de Gillet, et elle rend hommage au génie de Gérard. Elle décrit cependant l’itinéraire suivi par le poète, de l’amour sublimé d’une mère disparue, jusqu’au suicide pour la rejoindre, en passant par la création d’une poésie sublime. Voici donc quelques extraits de La psychose maniacodépressive de Gérard de Nerval. Ces remarques s’appliquent aussi à mon roman très nervalien et très plotinien La Vierge aux cerises. « La douleur du deuil vécue dans la position dépressive et les pulsions réparatrices développées pour reconstituer les objets aimés interne et externe sont le fondement de la créativité et de la sublimation. Le désir ardent du nourrisson de recréer ses objets perdus le pousse à remettre ensemble ce qui a été déchiré en deux morceaux, à reconstruire ce qui a été détruit, à recréer et à créer. Face à la mort insoutenable de la mère [il est des cas où la mère n’est pas réellement morte et où le résultat est le même !] Nerval a mis en œuvre des défenses pour nier cette perte ou la combler symboliquement. La plus apparente est la négation du temps et de l’espace. La conception nervalienne de l’éternel retour est le mode le plus célèbre de cette négation : dans Aurélia ou dans les sonnets des Chimères, il n’y a pas de temps linéaire ou d’histoire personnelle mais une conception de l’histoire cyclique, composée de grandes situations qui se répètent sans cesse : Nerval ‘’est ’’ Orphée, Phébus ou Lusignan ; la mère perdue est à la fois la Vierge Marie, Isis et Aurélia. L’éternel retour évoque un retour incessant au sein maternel pour abolir toute notion de perte. […] Sylvie est l’incarnation de la nature, Adrienne de l’idéal, Aurélie a l’ambiguïté de la comédienne. La femme chez Nerval s’efface derrière l’universel et l’allégorique. […] L’ensemble des générations ne forme qu’une chaîne ininterrompue. ‘’Chez Nerval, l’histoire n’existe pas, mais est remplacée par un éternel recommencement, une répétition du même qui nie la perte et la succession : les ancêtres sont toujours présents ; même s’il s’agit d’un autre monde, la mère n’est pas morte, le grand-oncle maternel devient oncle et père [voir le « télescopage des générations » du Cantique des cantiques]. L’objectif du psychotique est l’unité du même, de l’identique : tout se fond dans la mère qui est l’ultime et l’unique objet. Le narcissisme psychotique est le désir de l’un. Chez Nerval tout tend à l’un : les lignées se rejoignent et deviennent une. Les femmes aimées et clivées doivent se fondre dans l’unicité : Isis ou Aurélia, et c’est l’échec pour trouver cet Un qui conduit à la crise [ Je souligne ces phrases qui s’appliquent parfaitement à un disciple de Plotin !] Les générations n’aboutissent qu’à un couple unique et intemporel : celui de Gérard et de sa mère (A. Green). » « [Dans son délire, Nerval trouve] dans la mort l’abolition de la dualité et le retour à l’unité perdue. [Selon Freiman] la Vierge qui représente la mère sous sa forme la plus idéalisée est un bon compromis entre les religions chrétiennes et les religions antiques. Le Soleil Noir évoque à la fois la présence brûlante de l’objet idéalisé et le trou noir laissé par sa mort, auquel le poète s’identifie. Cette maîtrise de la langue qui contraste avec l’éclatement de la structure narrative évoque une défense contre le risque de morcellement dans la recherche d’un ‘’objet parfait ’’. Le je nervalien omniprésent évoque celui d’Aurélia ou El Desdichado qui cherche à se créer dans l’écriture après avoir éprouvé sa destruction. [Dans Aurélia, la déesse Isis apparaît au poète et lui dit :] ‘’Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée.’’ Les trois 142 personnages féminins sont isolés et tout rapprochement crée l’angoisse. Nerval joue dans Sylvie de ces clivages et les organise comme une partition musicale. La forme de Sylvie est extraordinairement pure, elle témoigne d’un achèvement et d’une reconstruction qui évoquent une période de réparation et un contrôle de l’objet. Pour le psychotique, le moi et l’objet ne font qu’un. Dans la psychose maniaco-dépressive, le Moi s’identifie à l’objet perdu pour abolir la perte et en retour il en subit l’oppression. Le moi est vide, identifié au vide laissé par l’objet, tout comme le monde extérieur. C’est l’objet projeté hors de soi qui est plein et qui détient la vie et le sens de toute chose. Le moi privé de son objet n’est qu’un regard sur un monde peuplé d’apparences. Le monde du maniaco-dépressif a une relation à l’objet faite d’inaccessibilité, d’extrême idéalisation voire d’idolâtrie. » « Aurélie, Sylvie et Adrienne sont trois ‘’objets narcissiques ’’ [c’est-à-dire] une émanation du narcissisme qui fonctionne comme un reflet du Moi. La fonction de l’objet narcissique est d’introduire un dédoublement qui masque la perte de l’objet et crée un simulacre de relation. Aurélie n’a pas de caractéristiques physiques, d’identité. Elle est un pur reflet des projections du narrateur, un objet vide en quête d’une incarnation, une surface plane où le sujet inscrit le texte de son désir. ‘’Depuis un an, écrit Nerval, je n’avais pas encore songé à m’informer de ce qu’elle pouvait être d’ailleurs. Je craignais de troubler le miroir magique qui me renvoyait son image.’’ C’est la pure apparence spéculaire qui importe et non le rapport réel avec la femme de chair. Nerval transforme la femme en idole inaccessible. [Lorsque] Sylvie est ravie au narrateur par son double, le Grand Frisé, […] il n’y a pas de rage ni même de ressentiment exprimé par le narrateur, mais une acceptation de l’ordre naturel des choses. […] Le deuil irréalisable du mélancolique passe par la négation du temps et de la perte de l’objet. Dans Sylvie, le ‘’je’’ qui ouvre le récit est intemporel et non daté. L’ensemble du récit est cyclique et ne permet aucune progression ni aucun apprentissage. [A propos de Heine, Gérard déclare :] "La femme est la chimère [c’està-dire un être composite] de l’homme ou son démon, comme on voudra, un monstre adorable mais un monstre." » « Nerval unit des thèmes imaginaires proches de la folie à une forme classique et rigoureuse. Il transforme la folie et la souffrance en œuvre d’art maîtrisée, le morcellement en unité esthétique. El Desdichado représente sous une forme classique et admirablement maîtrisée un condensé de tous les thèmes nervaliens liés à la perte de l’objet et à la recherche de l’identité. C’est la raison pour laquelle le poème exerce tant de fascination sur les lecteurs. [Comment ! Ce qui nous captive chez Gérard de Nerval ou Plotin, c’est seulement la folie qui est en germe aussi chez chacun d’entre nous ?] Le titre El Desdichado est emprunté à l’Ivanhoé de Walter Scott où c’est la devise d’un chevalier dépossédé par le Roi Jean d’un château qu’il tenait de Richard-Cœur-de-Lion. Le titre signifie : le déshérité et il se rattache aux thèmes nervaliens de la malédiction et de la filiation brisée. Dans la personnalité maniaco-dépressive, il n’y a pas de démarcation nette entre les représentations du soi et l’objet. Toute attaque contre l’objet est vécue comme une attaque contre le soi et l’identité. Inversement, l’effort de reconstruction de l’identité passe par la reconstruction de l’objet et son idéalisation. La mère morte est identifiée à Eurydice et le narrateur à Orphée ‘’vainqueur’’. Le je qui ouvre El Desdichado n’est que la conscience d’un triple manque : de lumière, d’épouse et de consolation. Les trois termes reflètent admirablement l’univers de la mélancolie dans sa tonalité lumineuse et affective : les ténèbres, le chagrin inconsolable et la perte de la mère-épouse. » « [C’est] la reconnaissance de la toute-puissance de l’objet qui vide le mélancolique de toute consistance. Affirmer le manque à titre d’identité, c’est en effet s’identifier 143 inconsciemment à la morte. Nerval a ajouté olim (jadis) Mausole en face des vers ‘’Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé - Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie’’. [Il s’agit du] mythe de Mausole, roi légendaire de Carie et époux de sa sœur Artémise qui lui édifia à sa mort le célèbre Mausolée. Gérard est un cryptophore qui porte en lui l’objet perdu comme dans un tombeau. L’œuvre entière peut être considérée comme un ‘’tombeau’’. [Tombeau : recueil de poèmes composés à la mémoire d’un personnage par ses admirateurs ou ses amis.] Ce sont de véritables ‘’mausolées’’ à la mémoire de la morte. L’interrogation identitaire de Nerval porte à la fois sur la transgression du tabou, la condition de mortel immortel et sur l’abandon : ‘’Suis-je divin ou mortel ? Est-ce moi qui me suis éloigné de l’objet aimé ou bien est-ce lui qui m’a quitté ? Où est le monde réel ?’’ Le mythe permet d’universaliser ces questions qui se retrouvent non plus dans sa seule histoire personnelle mais dans l’histoire universelle, ce qui revient à nier le temps et la perte puisque l’histoire se répète. Chez le maniaco-dépressif, l’objet est substituable à volonté, tant il est peu important par rapport à la problématique narcissique. Mythe paradigmatique de la perte de l’objet, El Desdichado s’achève sur un déni de la perte de l’objet et sur l’assomption d’une identité mégalomaniaque : Gérard est Orphée. [En somme, on passe, dans ce sonnet, de la phase dépressive à la phase maniaque.] […] Cette permanence intemporelle nie la perte mais en même temps rend impossible toute individualisation. L’objet tout-puissant enlève toute sa substance au Moi qui n’est plus que l’affirmation d’une négativité. L’objet devient éternel et absolu. » « [Dans le rêve d’Aurélia, qui ressemble beaucoup à La porte dans le mur de H.G. Wells] ‘’ceux que j’aimais, parents, amis me donnaient des signes certains de leur existence éternelle et je n’étais plus séparé d’eux que par les heures du jour.’’ [Dans un autre rêve le narrateur rencontre trois femmes qui travaillaient dans une pièce et qui] représentaient, sans leur ressembler absolument, des personnes et amies de (sa) jeunesse’’. ‘’Il semblait que chacune eût les traits de plusieurs de ces personnes, les contours de leurs figures variaient comme la flamme d’une lampe, et à tout moment quelque chose de l’une passait dans l’autre […] et chacune était ainsi un composé de toutes, pareille à ces types que les peintres imitent de plusieurs modèles pour réaliser une beauté complète.’’ [Gérard parle encore d’un] secret fondamental qu’il n’aurait pas compris : ‘’Les religions et les fables, les saints et les poètes s’accordaient à expliquer l’énigme fatale et tu as mal interprété…’’ A notre sens, c’est l’énigme de l’objet perdu et de l’identification inconsciente à cet objet, qui est le fondement de la psychose maniacodépressive. » « Pendant mon sommeil, j’eus une vision merveilleuse. Il me semblait que la déesse m’apparaissait, me disant : « Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. A chacune de tes épreuves, j’ai quitté l’un des masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis » [c’est-à-dire dans la mort. Dans une lettre, Gérard de Nerval se disait ‘’fatigué de la vie’’.] Le syncrétisme psychologique de Nerval qui essaie de constituer une figure totale à partir des différentes apparitions de cette mère (Marie, Aurélia…) est un signe de ce manque. Cette idolâtrie de l’objet permet à la fois de rétablir l’unicité de cet objet et de l’idéaliser sous un mode maniaque. […] La psychose maniacodépressive [est] un trouble narcissique grave où un investissement d’objet se trouve remplacé par une identification à l’objet. » Dans un chapitre intitulé « le mythe d’Eurydice et la psychose maniaco-dépressive », Freiman explique : « Eurydice est assimilée à la mère perdue et Nerval, dans ses épreuves et 144 les plongées souterraines du rêve, s’identifie à Orphée cherchant l’ombre de son épouse aux Enfers : ‘’Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron - Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée - Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.’’ » [Il s’agit de] la sainte Rosalie d’Artémis ou de la vierge-mère d’Aurélia d’une part, et de Mélusine d’autre part avec son aspect monstrueux de femme ‘’mi-femme, mi-serpent’’. Orphée est l’incarnation de l’artiste, détenteur des secrets de la nature et de la mort. Il était supposé connaître les secrets de la vie dans l’au-delà et les moyens de parvenir au pays des Bienheureux. Chez Virgile, Orphée est, comme chez Ovide, l’incarnation du mélancolique habité par un deuil impossible. La lyre devient un substitut de l’épouse perdue et un moyen d’apaiser la douleur de sa perte. Eurydice meurt comme une ombre et cette deuxième mort exprime l’échec du deuil, et l’installation du deuil impossible qui caractérise la mélancolie. La dimension narcissique du deuil est également fortement soulignée par Virgile : Orphée se détourne des femmes et de tout investissement extérieur. Le mythe d’Orphée est un mythe fusionnel, préoedipien, qui traite avant tout de la perte insupportable de l’objet. Orphée évoque la position du mélancolique pour lequel le monde extérieur n’a plus d’attrait. La morte a emporté avec elle le désir de vivre, le monde a été désinvesti, au profit d’une identification à l’objet perdu. Cette descente aux Enfers symbolise une expérience humaine d’anéantissement et de régénération, au moyen du retour au sein maternel. Au cours de cette expérience s’effectue un contact avec l’objet qui permet la reconstruction. [Il s’agit de] la transgression d’un interdit fondamental : instaurer par-delà la mort [‘’rendez-vous sur un autre continent, dans une autre vie’’ dit la Vierge aux Cerises] un dernier type de relation en s’identifiant à l’objet perdu. » « L’œuvre en elle-même est une tentative de réparation. L’écriture, en effet, crée son propre objet, qui va servir de protection à l’artiste [Il y a un] enracinement profond de l’œuvre de Nerval dans sa psychose. L’œuvre n’est pas créée dans un souci esthétique, mais possède un enjeu bien plus fondamental et vital : elle donne sens, elle permet à l’identité de se reconstruire et a un objet de connaissance profonde. La création est liée à la survie. Dans Sylvie, la psychose a fait son œuvre pour créer un récit inclassable où le temps est éclaté en plusieurs dimensions et où les figures féminines clivées ne se rejoignent jamais. El Desdichado pourrait être considéré comme le chef-d’œuvre de la poésie [je rappelle que poésie vient d’un mot grec qui signifie construction] de la perte et de la reconstruction de l’objet : identification au vide dans le premier quatrain, dialogue avec la morte au deuxième quatrain, questions sur les identités potentielles du premier tercet et enfin assomption de l’identité d’Orphée dans le dernier tercet. Les tercets font succéder à l’identité ‘’en creux ’’ des quatrains, l’identité active du mythe et de la manie. Ainsi, c’est en maintenant une forme absolument classique (figure de l’objet parfait et contrôlé) que Gérard glisse le discours de sa folie. L’extraordinaire envoûtement [on aimerait que le psychologue soit plus explicite sur ce point…] d’El Desdichado tient pour une part à cette extrême tension entre la forme et le fond qui l’anime dans sa totalité. Le poème contient la représentation de la lutte du sujet contre l’effondrement et le remède contre cet effondrement, qu’il trouve dans le contrôle de la forme et dans l’objet parfait qui se trouve ainsi constitué. Le poème est dès lors une forme de triomphe sur la mélancolie. Cette logique préoedipienne, du même et non de la différence, exclut l’idée d’un progrès et d’une transformation du héros au cours du roman : elle prône au contraire l’identique, la circularité du temps, la permanence des êtres. Elle annonce les tentatives de déconstruction du roman ou de la peinture contemporaines. Il n’y a pas de vrai dialogue dans Sylvie ni dans les œuvres de la période des crises. Celles-ci sont dominées par un je omniprésent, sans histoire et sans qualités, qui ne cède la place qu’à un tu incarnant l’objet perdu auquel il s’identifie. Le débat se situe avant la structuration symbolique par l’Œdipe et reste limité à une dualité omniprésente et répétitive : celle du Moi et de son objet, 145 constamment détruit et constamment reconstruit, jusqu’à la fusion finale de la rue de la Vieille Lanterne. » Ainsi se termine mon étude sur Plotin et son disciple Gérard de Nerval. J’étais parti avec enthousiasme sur ce long chemin qui a été aussi celui de toute une vie. Je pensais trouver sinon Dieu du moins sa trace évidente « en toutes choses », oubliée par nos contemporains. J’espérais montrer que « Plotin aujourd’hui » pouvait aider l’homme déboussolé, et en tout cas parvenir moi-même à un havre de paix, à l’abri de la rudesse des hommes, des choses, de la vie et échapper ainsi à son affligeante banalité. Hélas ! je n’ai pas trouvé ce refuge au sein de Dieu promis par la philosophie et spécialement par Plotin. Je me suis enfoncé dans l’imbroglio des 47e et 48e traités et dans l’impasse du problème du mal. Dieu apparemment se désintéresse des hommes. La mort, comme la sexualité, est une manière d’adapter les êtres munis d’un patrimoine génétique rigide à une planète changeante, et de faciliter ainsi le flux d’énergie qui traverse celle-ci, en formant des « structures dissipatives ». Déjà, dans les « cellules de Bénard » étudiées par Prigogine et l’école de Bruxelles, on constate que des structures hexagonales se forment spontanément dans une lame de liquide que l’on chauffe, qui est traversée par un flux d’énergie, et qui évacue par en haut cette énergie. On s’attendrait à ce que le flux d’énergie se dissipe d’une manière chaotique. Or on montre mathématiquement qu’il se dissipe plus rapidement selon ces cellules hexagonales, qui sont un exemple relativement simple de structure dissipative. On peut supposer que l’univers entier se fragmente en êtres structurés, au lieu de subsister éternellement en chaos, pour permettre justement l’évolution qui le travaille, et voir là un début de réponse à la question : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » pourquoi l’Etre se particularise-t-il en êtres ? Evidemment, ce n’est guère rassurant, pour un être conscient, de penser qu’il sert à transporter, de père en fils, un patrimoine génétique qu’il modifie aléatoirement par des échanges sexuels tous azimuts, et qu’il disparaîtra, avec son patrimoine personnel non adaptable, lorsque cette mission sera accomplie. Il n’est même pas possible de définir le mal, ni même le bien, en termes objectifs, cosmiques, théologiques. Le mal n’est probablement que l’existence, l’individuation face à un univers indifférent qui poursuit ou ne poursuit pas un but inconnu, mais même cette dernière thèse n’est pas certaine. La seule chose qui actualise vraiment la philosophie de Plotin, telle qu’elle est exposée dans les 22e et 23e traités étudiés dans mon chapitre 1, c’est cette mystérieuse non-séparabilité, prouvée par la physique moderne. Celle-ci permet de penser qu’effectivement Dieu est en toute chose et elle est probablement à l’origine du sentiment de beauté et d’harmonie que nous éprouvons parfois, surtout par l’intermédiaire de l’art. Nous ressentons alors une présence qui nous dépasse et qui fait l’intérêt de la vie. En tout cas, ce monde est mystérieux, non trivial et l’espoir subsiste. En ce qui me concerne, je renonce à la philosophie qui n’a eu pour effet que de m’isoler au milieu des hommes et de me plonger dans le marasme. Je ne suis pas le seul. Voici, par exemple, ce qu’écrit mon distingué collègue Maurice Maschino dans son dernier livre Oubliez les philosophes : « J’espérais, dans ma jeunesse, que la philosophie me permettrait d’accéder à quelques vérités fondamentales : elle en est incapable. Quand ma foi vacilla, je pensai qu’elle m’aiderait, du moins, à poser correctement quelques questions essentielles (sur le sens de la vie, de la mort, sur l’histoire, le bonheur) : il n’en est rien. […] Il n’est pas de philosophe qui ne s’estime d’une autre qualité que le commun des mortels, même s’il feint l’humilité. Il est celui qui sait, qui sait plus, mieux et autrement, sa pensée survole le monde et le domine, quand les autres s’y engluent et s’y perdent, il est le grand explicateur, le grand concepteur… Ce qui est une façon de se prendre pour le Créateur et de 146 signer son délire. L’idée même de construire un système total, de parvenir à une saisie pleine et entière de l’être, d’expliquer d’un même élan et d’englober dans une même aperception toutes ses manifestations, cette idée-là est une idée de fou. L’idée d’un homme qui se prend pour Dieu. Comme, dans les asiles, d’autres se prennent pour Napoléon ou Genghis Kahn. […] Totaliser : à quelque niveau qu’il se manifeste, ce projet n’est pas seulement fou, il est dangereux : dans son principe même, il est totalitaire. […] La philosophie n’a aucun pouvoir, elle ne donne pas de recettes, elle ne fait pas d’un angoissé un homme serein, d’un dépressif un être joyeux, d’un obsessionnel un décontracté, d’un homme moyennement vicieux un parangon de vertu, et l’on ne découvre pas le bonheur en s’abîmant dans la lecture de l’Ethique ou de la Phénoménologie de l’Esprit. La philosophie ne rend pas meilleur, comme elle est impuissante à vaincre le malheur. » - Quant à moi, je voulais encore écrire un essai sur Gérard de Nerval néoplatonicien, une étude sur Thérèse de Lisieux ou la recherche de Dieu, ainsi que deux dissertations, l’une intitulée Qu’est-ce que la propriété ? l’autre sur L’origine des conflits parmi les hommes. Mais visiblement mes cogitations n’intéressent personne. Que le monde aille donc son train, sans moi. Je décide de prendre ma retraite intellectuelle et de goûter désormais, dans les « médiocrités de la vie », la part de bonheur à laquelle je peux peutêtre encore prétendre !