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1. Premier modèle: le langage unique qui ne peut sortir de lui-même
Élève de Frege puis de Russell, Ludwig Wittgenstein cherche, dans le Tractatus
Logico-Philosophicus préalablement paru en allemand en 1921 à expliciter
le projet idéographique de ses deux maîtres et les enjeux de celui-ci. Cet ouvrage
systéma tique, qui enchaîne les thèses et les sous-thèses numérotées, suggère une
homo logie de structure entre les trois grands domainesque sont le monde, la pensée
ration nelle et le langage, dont les articulations respectives (ontologiques, logiques,
syntaxiques) se correspondent. Autrement dit, ils partagent la même forme, et
l’idéo graphie (c’est-à-dire la langue formelle) est chargée de faire apparaître celle-
ci explicitement, ce que ne peuvent accomplir les trompeuses langues usuelles 1.
C’est en vertu de cette triple homologie formelle que le langage s’avère capable,
par sa forme, de montrer la forme du monde, puisqu’il est structuré de la même
manière. Toutefois, soutient Wittgenstein, il ne peut dire celle-ci, ni, dès lors, la
sienne propre, puisque « Ce qui peut être montré ne peut être dit » (4.1212).
An de mieux comprendre pourquoi il en est ainsi, il convient d’examiner
la conception, défendue dans l’ouvrage, que l’on nomme « atomisme logique ».
Nous pourrons l’exposer sans rentrer ici dans le détail: les propositions y sont
considérées comme les composants élémentaires du langage (entendu comme
idéo graphie), car c’est à leur niveau que se pose la question de la vérité. Il n’y a en
quelque sorte rien de plus élémentaire que les propositions les noms ne sont pas
par eux-mêmes pourvus de signication, la question de leur rapport à la réalité ne
se pose pas , et ce qui est plus complexe peut y être ramené — une théorie n’est
qu’une structuration de propositions et sa valeur de vérité dépend exclusivement
de celle de ses composantes. Le monde est quant à lui composé de faits, qui sont
les analogues ontologiques des propositions: un fait, ou un état de chose, c’est ce
qui rend vraie une proposition, qui elle-même le représente. La proposition est
« une image de la réalité » (4.021) ou encore « la description d’un état de choses »
(4.023). Avoir du sens, c’est être vrai ou faux: la signication de toute proposition
se réduit à ses conditions de vérité, c’est-à-dire aux faits qui doivent permettre de
la vérier: « Comprendre une proposition, c’est savoir ce qui a lieu quand elle est
vraie » (4.024).
Le langage est bien, aux yeux de Wittgenstein, comme une image de la réalité
dans laquelle les propositions, ces unités fondamentales dont tout assemblage
est décomposable, correspondent aux faits. Une métaphore picturale se révèle
ici particulièrement éclairante : le langage est analogue à un tableau, auquel
le peintre tente de donner la même forme que celle de la réalité (an de gurer
celle-ci adéquatement) mais aucun coup de pinceau, aucune tache de couleur ne
pourra isolément livrer cette forme. Il s’agit plutôt de parvenir à reproduire une
1. « La langue déguise la pensée. Et de telle manière que l’on ne peut, d’après la forme extérieure
du vêtement, découvrir la forme de la pensée qu’il habille ; car la forme extérieure du vêtement
est modelée à de tout autres ns qu’à celle de faire connaître la forme du corps », Wittgenstein
(1922, p. 50).