L’Homme
Revue française d’anthropologie
205 | 2013
Varia
Un vocabulaire de parenté gitan
Une terminologie marquée par le don
A Gypsy Kinship Vocabulary. A Terminology Characterized by the Gift
Nathalie Manrique
Édition électronique
URL : http://lhomme.revues.org/24420
ISSN : 1953-8103
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 11 mars 2013
Pagination : 35-54
ISSN : 0439-4216
Référence électronique
Nathalie Manrique, « Un vocabulaire de parenté gitan », L’Homme [En ligne], 205 | 2013, mis en ligne le
06 mars 2015, consulté le 06 janvier 2017. URL : http://lhomme.revues.org/24420 ; DOI : 10.4000/
lhomme.24420
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© École des hautes études en sciences sociales
L
ES GITANS
installés à Morote et à San Juan1, deux petites bourgades
sises au milieu des pinèdes des monts orientaux de la province de Grenade
(Espagne), emploient le vocabulaire de parenté castillan (espagnol) usuel,
cependant que leurs usages de la terminologie castillane ainsi que leur
système d’attitudes révèlent in fine l’importance structurante du don dans
les représentations gitanes de l’organisation sociale et, surtout, la prépon-
dérance de la position, hautement valorisée et valorisante, de donateur2.
Les relations sociales s’intègrent en effet dans un schème de hiérarchi-
sation des individus en fonction du processus général développé par
Mauss (1989 [1950]), selon lequel le donneur est supérieur au receveur
lorsque ce dernier n’est pas en mesure, pour des raisons socio-économiques
ou idéologiques, de rendre ce qu’il a reçu : « Le don non rendu rend […]
inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de
retour » (Ibid. : 258). Le don instaure donc une hiérarchie3entre deux
parties. Tout individu se trouve généralement dans l’obligation de rendre.
L’acte par lequel un individu donne un bien – symbolique ou matériel –
à un autre place automatiquement ce dernier dans une position inférieure.
ÉTUDES & ESSAIS
L’HOMME
205 / 2013, pp. 35 à 54
Un vocabulaire de parenté gitan
Une terminologie marquée par le don
Nathalie Manrique
1. Afin de conserver l’anonymat de mes informateurs dont j’ai gardé les prénoms, ce sont les noms
des lieux où j’ai effectué mes deux terrains qui ont été modifiés.
2. J’utilise de préférence les termes « donateur » et « donataire » au lieu de ceux, plus fréquents dans
la littérature anthropologique, de « donneur » et de « receveur ». Nous verrons, en effet, que ces
derniers, en particulier « receveur » qui est souvent associé à « preneur », pourraient engendrer ici
des contresens.
3. Terme pris au sens de Dumont (1966 : 396-403).
Je remercie très chaleureusement Klaus Hamberger pour sa relecture d’une version
antérieure et pour ses commentaires.
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Sens catégorisant les êtres vivants du moins parfait au plus parfait
Sens de progression des catégories dans la hiérarchie sociale gitane
Un don en retour, qui serait effectué du donataire originel au donateur,
rééquilibrerait cette situation. C’est ce que Mauss (Ibid.) désigne par
l’expression « contre-don », et Lévi-Strauss (1967 [1947]) par la notion
de « principe de réciprocité ».
Pour les Gitans de Morote et de San Juan, les êtres vivants sont classés
dans des catégories héritées à la naissance, qui déterminent a priori leur
propension à donner. Ainsi l’organisation sociale gitane se découpe-t-elle
en catégories d’individus hiérarchisées entre elles, dont les membres sont
soit donateurs, soit donataires. Ces catégories sont englobées les unes dans
les autres et composent l’ensemble du monde vivant :
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Figure 1 – Classification des êtres vivants selon les Gitans de Morote et de San Juan (Espagne)
Payos
MorosGitansPayos ”Pas comme
nous”
De San Juan
et de Morote
Hommes
mariés
Humains
Femmes
mariées
Enfants et
adolescents
VoisinsInconnus
Gitans
”ordinaires”
Gitans
”vrais”
GitansNon-GitansDomestiques
D
Sauvages
Non-humains
Êtres vivants
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Ici, l’obligation de rendre, principe fondamental de la théorie maus-
sienne, ne s’applique pas, avec pour conséquence la pérennité et la quasi-
étanchéité des catégories. Au sein de chacune d’elles, en revanche, l’égalité
est censée régner : le contre-don y est cette fois concevable, rééquilibrant
de la sorte les statuts entre pairs. Selon Dumont (1966), dans les sociétés
hiérarchiques, les catégories sociales englobées sont subordonnées aux
catégories englobantes, même si dans certains contextes la situation
s’inverse4. Dans le cadre gitan, au contraire, les catégories les moins englo-
bantes se trouvent dans une plus grande proximité avec l’idéal du don,
comme si la multiplication des sous-catégories avait pour effet d’écarter
les scories pour ne retenir in fine que le substrat supérieur, quasi divin, de
l’identité des Gitans5. Cette « quintessence » gitane se révèle au mieux
dans la catégorie suprême du don. Ainsi, toute circulation de bien – quelle
qu’en soit la direction – impliquant cette catégorie cardinale est considérée
comme un don. Et cette catégorie de donateurs par excellence, à laquelle
toutes les autres sont subordonnées sans être aucunement intégrées,
regroupe les hommes les plus âgés de la communauté, les « vrais » Gitans
en somme, c’est-à-dire ceux qui se situent au plus près de l’idéal gitan
et prétendent, par là, à une gitanité plus complète6.
En réalité, conformément aux représentations de l’acte sexuel pour
lesquelles les hommes qui « plantent la semence dans le corps des
femmes » sont moteurs dans le processus de procréation7, les Gitans
considèrent que les donateurs, censés maîtriser par là les diverses situations
interactives du champ social, sont supérieurs aux donataires qui, en
contrepartie, subissent l’action. Par le biais du mariage, ils font et défont,
avec leurs « biens les plus précieux » (Lévi-Strauss 1967 [1947] : 73), les
liens qui trament l’ensemble des réseaux en privilégiant certaines alliances
au détriment d’autres, et assurent ainsi leur supériorité en tant que
donneurs par rapport aux femmes, mais également par rapport à leurs
pairs. L’alliance est en effet le moyen privilégié par lequel les hommes
démontrent leur prodigalité, critère qui, en induisant la maîtrise des
situations d’interaction, délimite les contours de la hiérarchie sociale.
ÉTUDES & ESSAIS
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Un vocabulaire de parenté gitan
4. Cette capacité de renversement de statut entre les catégories fait partie, selon Dumont, de la
définition même de la hiérarchie.
5. Cette identité gitane, contrairement à la « valeur cardinale » de Dumont, n’est pas une valeur
commune à toutes les catégories, mais un critère d’exclusion. En somme, tout se passe comme
si les catégories supérieures, en s’éloignant de la nature créée par Dieu, se rapprochaient en contre-
partie de la capacité de création. Les êtres inférieurs sont créés, les êtres supérieurs sont créateurs.
Dans le cas gitan, ils sont créateurs de lien social.
6. L’identité gitane est en effet perçue comme une qualité quantifiable (cf. Manrique 2010).
7. Le mari doit « faire [l’enfant] petit à petit comme une machine, jusqu’à la fin » (extrait
de mon carnet de terrain, 10 mars 2001).
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Or, les Gitans de San Juan et de Morote ne pratiquent que le mariage
par rapt. Qu’il soit réel ou feint, cet enlèvement est systématiquement
décrit par mes interlocuteurs comme étant une « prise » de la jeune femme
par la force8. Prise, la femme n’est plus reçue. Ce qui signifie qu’en amorçant
l’action, le preneur se hisse à la position de donneur : cette forme nuptiale
met en effet en scène l’action de prendre et nie celle de la réception de
femme. La famille du jeune homme, celle qui, dans le langage anthropo-
logique serait plutôt receveuse de femme, est dès lors perçue comme
donatrice et donc comme supérieure à celle de la jeune femme.
Une terminologie gitane ?
La question peut sembler saugrenue. Les Gitans, installés depuis fort
longtemps en Espagne9, utilisent effectivement de manière usuelle
les termes castillans pour exprimer leurs liens de parenté, de sorte qu’ils
devraient posséder une nomenclature de parenté de type eskimo,
semblable à celle de leurs voisins non gitans. Toutefois, alors que j’étais
à Morote, le terme calo10 chacha et son corollaire masculin chachi,
couramment employés dans le quartier où je résidais, attirèrent plus parti-
culièrement mon attention. Au départ, j’ai pensé qu’il ne s’agissait que
d’un petit nom familier ou d’un surnom utilisés entre femmes, tant il
est fréquent que les Gitanes très liées usent de ce type de tournures
affectueuses – telles que « mienne » (mía) – pour s’interpeller. Qui plus est,
j’avais remarqué que seules les femmes avaient recours à ce terme
chacha/chachi. Mais, rapidement, je pus constater que ce vocable était
souvent utilisé pour s’adresser ou se référer soit à un germain, soit
à un germain de mère. J’ai alors entrepris d’établir la liste de tous les
termes de parenté employés par les Gitans, castillans ou calé (pluriel de
calo), pour les mettre en relation avec toutes les positions généalogiques
nommées. Il s’est avéré que le vocabulaire de parenté des Gitans de
Morote et de San Juan était particulièrement représentatif d’aspects
fondamentaux du fonctionnement de l’ensemble de la structure sociale
gitane locale.
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Nathalie Manrique
8. En revanche, le vrai rapt est condamné : niant l’égalité transitoire et réversible entre pairs,
il exclut de fait les liens de solidarité (d’alliance) entre les co-belles-familles. Plus aucune possibilité
de démontrer sa prodigalité n’est accordée aux familles impliquées. Ainsi, le banquet réconciliateur
est refusé. Devenue prédatrice, cette famille est alors exclue du jeu des dons.
9. Les premiers témoignages écrits attestent de leur présence en terre ibérique depuis le XVesiècle.
Cf. : San Román (1976) ; Leblon (1985) ; Sánchez Ortega (1986) et Asséo (2004 [1994]).
10. Le calo est la langue des Gitans d’Espagne.
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