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Fiche n°32
ELEMENTS DE LA DEMARCHE DECISIONNELLE
La décision médicale est un acte intellectuel qui consiste à faire un choix entre plusieurs
possibilités. Les mécanismes de la décision en médecine générale sont complexes. La
décision est le fruit de différentes composantes : composantes biomédicales (objectives), et
composantes autres, plus subjectives (liées à la relation, la personnalité du médecin, celle
du patient, l’environnement… ). Ceci peut expliquer que des situations qui semblent similaires
au point de vue biomédical puissent donner lieu à des décisions différentes.
Pour Chabot, la décision en médecine repose sur le trépied suivant (figure n°11) [100] :
- Les données actuelles de la science, déterminées à partir d’études scientifiques
dotées d’un certain niveau de preuve, donnant lieu à des recommandations de grade
variable.
- Les données de la relation médecin-patient, qui sont liées à la personnalité du
médecin, à celle du patient, à l’interaction qui se noue entre elles dans le cabinet de
consultation, et aux influences extérieures, conscientes ou non qui s’exercent sur ces 2
personnalités.
- Les contraintes du moment qui sont d’ordre financier, temporel, règlementaire et
médico-judiciaire.
Figure n°11 : La décision médicale selon JM Chabot
Junod dans son ouvrage Décision médicale ou la quête de l’explicite [104] donne des outils
pour rendre la décision la plus rationnelle possible et basée sur les données actuelles de la
science (démarche EBM ou médecine factuelle). L’analyse décisionnelle peut concerner le
choix d’examens ou la décision d’initier un traitement. Elle est constituée de différentes
étapes : définition des probabilités et des caractéristiques des tests (sensibilité, spécificité,
valeurs prédictives positive et négative), définition de l’évolution spontanée de la maladie,
définition des coûts et bénéfices du traitement et définition de l’utilité. L’utilité est une valeur
numérique accordée aux différents états de santé, qui tient compte de l’espérance de vie et
de la qualité du vécu. Toutes ces données sont utilisées dans le cadre d’un arbre de
décision, qui est un outil décisionnel permettant de calculer parmi les options présentées,
celle qui est objectivement la meilleure. Au cours de l’exercice quotidien, l’utilisation de cet
outil semble complexe et peu réalisable en consultation. Cependant sa connaissance peut
être une aide pour éviter des biais dans le raisonnement (mauvaise estimation de la
prévalence… ).
Dans ce même ouvrage, Junod parle des ?modulateurs ou parasites? de la décision
médicale qui viennent perturber notre ?faculté à gérer les problèmes de façon rationnelle,
lucide et objective? et qui souvent modulent inconsciemment les décisions et donc la prise en
charge des patients.
Parmi ces modulateurs, il dégage les facteurs intrinsèques inhérents au médecin, que sont
sa personnalité, ses attributs et ses fantasmes.
Il dénonce aussi le risque des heuristiques médicales qu’il définit comme des ?automatismes
de pensées, générés par des expériences et assomptions personnelles, la tradition, les
idées reçues, qui permettent de fulgurants raccourcis dans l’analyse d’une situation et [qui],
dans l’omission inconsciente des éléments impliqués problématiques, confèrent une rapidité
de jugement que d’aucuns prennent pour de la sûreté?. Ces heuristiques sont souvent
appliquées de façon appropriée ; cependant ce mode de fonctionnement, relevant de
l’automatisme, peut aisément mener à l’erreur de jugement. L’heuristique de représentation,
par exemple, est l’établissement erroné d’une analogie entre un cas et une catégorie
diagnostique, sans prise en compte de la probabilité réelle de la maladie. Ce fonctionnement
met les maladies rares au même niveau que les maladies fréquentes.
Junod met également en garde contre le poids du phénomène de la représentation dans les
décisions médicales. Il a été montré que la présentation du patient influence de façon
importante la décision du médecin. Le sociologue Pierre Bourdieu parle du corps comme
d’un produit social : ?le corps fonctionne comme un langage par lequel on est parlé, plutôt
qu’on ne le parle.? [101] Ainsi le médecin aura une attitude différente face à deux femmes de
même âge, aux antécédents similaires, décrivant la même histoire de douleurs thoraciques
avec l’usage des mêmes mots, l’une ayant une présentation de femme d’affaires, l’autre une
présentation cabotine. Une affection cardiaque sera plus souvent retenue chez la femme
d’affaires, tandis qu’une cause fonctionnelle sera envisagée plus fréquemment chez la
femme à la présentation théâtrale. Des investigations cardiologiques seront réalisées dans
93% des cas chez la première femme, et moins d’une fois sur deux chez la deuxième.
La pression du temps, le stress, la fatigue, sont aussi des modulateurs de la décision.
En dehors de ces modulateurs, qui influencent les décisions du médecin la plupart du temps
de façon inconsciente, il y a des paramètres non-biomédicaux que le médecin prendra
consciemment en compte dans ses décisions. Cela renvoie au concept d’espace de liberté
décisionnelle (voir fiche n°33 : Espace de liberté décisionnelle). La pleine utilisation de cet
espace de liberté concernera les nombreuses situations où il n’existe pas de
recommandations claires, mais également d’autres situations. Ainsi prendre en compte que
le patient n’est pas prêt à prendre tel traitement pourtant recommandé pour la maladie
chronique qu’il présente, et donc choisir de différer le début de ce traitement, correspond à
une façon d’utiliser cet espace de liberté, où les caractéristiques ?patient? sont choisies
comme éléments déterminants pour la décision prise (voir fiche n°35 : Passage à l’acte ou
décision différée).
Discussion
La décision médicale est donc un processus complexe avec intervention de facteurs objectifs
et subjectifs, conscients et inconscients.
Vouloir ne prendre ses décisions que sur des critères rationnels biomédicaux n’est ni
possible ni souhaitable : cela conduirait à exercer une médecine sans prise en compte du
patient, et sans partage du processus de décision avec lui (voir fiche n°34 : Décision
médicale partagée). A l’inverse, il semble honnête de ne pas se réfugier derrière l’argument
de la prise en charge centrée sur le patient pour justifier des choix qui, en réalité, seraient
influencés avant tout par une insuffisance de connaissances scientifiques, des heuristiques
ou biais de raisonnement, ou d’autres contraintes telles que la fatigue, le stress. La définition
première de l’EBM résume bien ce vers quoi doit tendre tout médecin : une décision qui
intégrerait à la fois les données scientifiques les mieux validées, les valeurs et préférences
du patient, et l'expérience du praticien.
Pour faciliter la tâche du médecin, de nombreux outils d’aide à la décision ont été pensés par
des structures de médecine générale [102]. Ces outils peuvent être tournés vers la
recherche (Observatoire de la Médecine Générale… ), être des outils documentaires
(BIBLIOMED, Base de données du centre de documentation de l’UNAFORMEC… ), des
outils à utiliser au cours ou au décours de la consultation (Dictionnaire des Résultats de
Consultation, Tableau électronique de suivi de grossesse, DReFC… ), des outils de la
décision partagée avec le patient (Questionnaires autoadministrés, DicoMed, groupes de
pairs, groupe Balint...).
Illustration
Monsieur T., âgé de 78 ans, connu pour un cancer de la prostate pris en charge il y a 8 ans,
vient en consultation avec son épouse car il a "des douleurs partout". Ancien professeur des
universités, ce patient est encore très actif, mais depuis un mois il "cafarde", ne pouvant plus
se mouvoir à son aise. Il a vu l'urologue dernièrement, comme il le fait très scrupuleusement
deux fois par an depuis son intervention. Celui-ci lui a conseillé de voir son médecin pour ses
douleurs.
Niveau de preuve : l'interrogatoire et l'examen clinique orientent vers des douleurs de
ceintures, non articulaires. La biologie demandée pour la consultation d'urologie montre une
VS à 53. Le médecin évoque une Pseudo Polyarthrite Rhizomélique (PPR), mais ne peut le
certifier.
Relation médecin malade : le patient, toujours très pragmatique, parfois un peu familier,
incite le médecin à agir, car il part dans 10 jours en Andalousie avec ses petits-enfants et ne
tient pas à annuler ce voyage.
Contraintes : la nécessité de décider dans un temps bref pose problème au médecin. Peut-il
retenir le diagnostic, sans plus d'investigations, chez ce patient ayant présenté un cancer de
la prostate ?
Décision : Une rapide recherche documentaire sur Internet, pendant la consultation et avec
le patient, confirme au médecin qu'un test thérapeutique à la Prednisone est un élément fort
de diagnostic de PPR. Ils décident ensemble que Mr T. prendra ce traitement et qu’ils feront
un point par téléphone juste avant le départ en Espagne.
Pour aller plus loin :
Chabot JM. Décision Médicale : des théories pour des pratiques. La Revue du praticien
1997 ; 47 : 877-878.
Junod AF. Décision médicale ou la quête de l’explicite. Genève : Médecine & Hygiène, 2003 :
333 p.
Concepts en médecine générale, tentative de rédaction d’un corpus théorique propre à la discipline. Thèse de médecine - 2013
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