Démocrite 5
Héraclite par Johannes Moreelse, XVIIeŽsiècle.
projets qui demanderaient plusieurs vies ajoutées l'une à l'autre ; qu'elle
échappe au moment même où l'on ose le plus compter sur ses forces,
où l'on s'appuie davantage sur la durée, qu'elle n'est enfin qu'une
illusion perpétuelle qui séduit d'autant plus vite, qui séduit d'autant plus
aisément, qu'on porte avec soi-même le principe de la séduction.
« Je voudrais, continua Démocrite, que l'Univers entier se
dévoilât tout d'un coup à nos yeux. Qu'y verrions-nous, que des
hommes faibles, légers, inquiets, passionnés pour des bagatelles,
pour des grains de sable ; que des inclinations basses et ridicules,
qu'on masque du nom de vertu ; que de petits intérêts, des
démêlés de famille, des négociations pleines de tromperie, dont
on se félicite en secret et qu'on n'oserait produire au grand jour ; que des liaisons formées par hasard, des
ressemblances de goût qui passent pour une suite de réflexions ; que des choses que notre faiblesse, notre
extrême ignorance nous portent à regarder comme belles, héroïques, éclatantes, quoiqu'au fond elles ne soient
dignes que de mépris ! Et après cela, nous cesserions de rire des hommes, de nous moquer de leur prétendue
sagesse et de tout ce qu'ils vantent si fort. »
«ŽCe discours que j'ai abrégé exprès, remplit Hippocrate de surprise et d'admiration. II s'aperçut que, pour être
véritablement philosophe, il fallait se convaincre en détail qu'il n'y a presque dans le monde, que des fous et des
enfants. Des fous plus dignes de pitié que de colère ; des enfants qu'on doit plaindre et contre lesquels il n'est jamais
permis de s'aigrir, ni de se fâcherŽ»[12].
Après examen, Hippocrate déclara Démocrite « sage entre les sages, seul capable d’assagir les hommes ».
On oppose souvent le rire de Démocrite aux pleurs d'Héraclite.
« Quant aux sages, Héraclite et Démocrite, ils combattaient la colère, l'un en pleurant, l'autre en riant. »
—ŽStobée, Florilège, III, XX, 53.
Le rire de Démocrite était un rire triste et satirique, une forme de résistance. Il rit de la folie, du ridicule et plus
généralement de la bêtise des hommes. Le monde est comique pour Démocrite, tragique pour Héraclite. Démocrite
se contente du monde tel qu'il est et préfère rire des défauts de la société plutôt que d'en pleurer. Il considère que le
spectacle du monde est immuable et que la seule alternative à la mélancolie est l'hédonisme.
Fin de vie
Il devint aveugle, sans que l’on connaisse la cause exacte de sa cécité qui a pris, elle aussi, un tour légendaire :
« [...] Démocrite s’est volontairement privé de la lumière des yeux, parce qu’il estimait qu’en méditant sur les
causes naturelles, ses pensées et ses réflexions auraient plus de vigueur et de justesse s’il les délivrait des
entraves apportées par les charmes séducteurs de la vue. »
—ŽAulu-Gelle, Nuits attiques [détail des éditions] [ lire en ligne [13]], X, 17.
Tertullien précise qu'il se serait aveuglé pour échapper aux simulacres des séductions féminines. Mais ce point est
nié par Plutarque[14].
Il mourut vers l’âge de 103 ans, et fut enterré aux frais de l’État. Il semble s’être laissé mourir[15], en mangeant de
moins en moins, pour quitter la vieillesse qui affaiblissait sa mémoire, et mourut d’épuisement. Voici une anecdote
romancée assez amusante :
« On raconte que Démocrite d'Abdère prit lui-même la décision de mettre fin à ses jours en raison de sa
vieillesse, et se priva de nourriture quotidienne ; c'était l'époque où avaient lieu les Thesmophories. Mais les
femmes de sa maison le prièrent de ne pas mourir pendant la fête, afin de pouvoir se consacrer entièrement à
sa célébration ; et après s'être laissé convaincre, il leur ordonna de lui apporter un pot rempli de miel ; il