Le joueur d`échecs

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INTRODUCTION
Dernière nouvelle
d'un écrivain voyageur
Stefan Zweig (1881-1942) est né à Vienne (Autriche), dans
cet « âge d'or de la sécurité1 » de la respectable mais vieillissante monarchie des Habsbourg. Fils d'un riche industriel israélite, il mène de solides études de lettres et, à 23 ans, est reçu au
doctorat de philosophie. Tenté par la poésie, puis le théâtre, il
s'orientera finalement vers la littérature. Dès 1904, il séjourne à
plusieurs reprise à Paris et se lie d'amitié avec Jules Romains,
dont il adaptera plus tard Volpone. Peu après, il va rendre
visite, en Belgique, à Émile Verhaeren (1855-1916), dont il
deviendra l'ami, le traducteur et le biographe. Voyageur
infatigable, il vit quelque temps à Rome, puis à Florence, où il
rencontre l'écrivain suédois Ellen Key (1849-1926), à qui il dédie
le premier groupe de son cycle de nouvelles (Erste Erlebnis,
première épreuve de la vie), publié en 1911. Il parcourt aussi la
Provence, l'Espagne, l'Afrique, visite l'Angleterre, voyage aux
États-Unis, au Canada, à Cuba et au Mexique. Il passe même
une année complète aux Indes. Amoureux des lettres françaises,
il se signale par des traductions de poètes (Baudelaire, Verlaine,
Rimbaud, Verhaeren) et de pièces de théâtre de Suarès et de
Romain Rolland2, dont il partageait les idées pacifistes à la
veille de la Première Guerre mondiale.
1. S. Zweig, Die Welt von Gestern, Bermann-Fischer Verlag AB, Stockholm, 1944,
Atrium Press, 1972, trad. fr. Le Monde d'Hier, Paris, Belfond, 1982, 1993, Livre
de Poche, 2000, p. 15 sq.
2. « Il n'est personne à qui l'homme que je suis soit plus redevable qu'à cette figure
si présente, d'une si merveilleuse humanité » : tels sont les mots par lesquels
Zweig conclut son « merci à Romain Rolland » dans : S. Zweig, Menschen und
Schicksale / Europaïsches Erbe, trad. fr. Hommes et Destins, Paris, Livre de
Poche, 2000, p. 49.
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En 1915, il se marie avec Friederike von Winternitz, dont il
divorcera en 1938, puis, en 1919, quitte Vienne pour venir s'installer à Salzbourg. De cette époque datent ses écrits les plus
célèbres : Vingt-quatre heures de la vie d'une femme, Amok, La
Confusion des Sentiments, La Peur... En l'espace de dix ans, il
publie ainsi une dizaine de nouvelles et autant d'essais remarquables sur Dostoïevski, Tolstoï, Nietzsche, Freud, Stendhal...
Suivent alors une série de biographies, genre où il excella et qui
fit sa notoriété internationale.
Dès 1933, avec la montée d'Hitler, l'antisémitisme grandit en
Allemagne où les livres de Zweig sont brûlés dans des autodafés. En 1934, Zweig, qui écrit une biographie de Marie Stuart,
s'installe en Angleterre, et ne revient plus à Vienne que pour de
brefs séjours. Il voyage encore en Amérique du Nord, au Brésil
et en France, mais le climat de l'époque est déjà troublé par
l'imminence de la guerre. En 1939, alors qu'il s'est retiré à Bath,
près de Londres, pensant y oublier l'irrésolution du monde, il y
apprend l'invasion de la Pologne. Remarié avec sa secrétaire
anglaise Lotte Elizabeth Altmann le 6 septembre 1939, et luimême naturalisé en mars 1940, il préférera s'exiler avec elle au
Brésil. En septembre 1941, il s'installe à Petropolis, près de Rio
de Janeiro, ville qu'il connaissait depuis son voyage d'août 1936.
C'est aussi à Petropolis, qui lui rappelait Semmeling1, station
de sport d'hiver au sud de Vienne, qu'il rédigera Le Joueur
d'échecs (Die Schachnovelle, mot à mot, « La nouvelle échiquéenne »), de plus en plus désespéré par l'évolution du monde.
Dès juin 1940, comme l'atteste ses Journaux, il avait dit sa lassitude : « à quoi bon penser encore ? Cette guerre était menée au
nom d'un principe sur lequel repose notre existence ; si ce principe s'écroule, il entraîne avec lui notre existence. Alors, à quoi
bon vivre, et où vivre2 ? » Et face aux difficultés de la vie d'exil,
il confiait : « J'ai sacrifié sans peine beaucoup de choses parce
que j'ai la chance d'ignorer la vanité, mais je ne supporte pas à
la longue cette méfiance, cette haine autour de moi. J'en suis
1. S. Zweig, Tägebücher, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, GMBH, 1984, trad.
fr. Journaux 1912-1040, trad. fr. Paris, Belfond, 1986, Livre de Poche, 1995,
p. 382.
2. Ibid., p. 427-428.
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las, irrémédiablement1 ». Aussi bien, dès mai 1940, avait-il mis
de côté « certain petit flacon2 ». Moins de deux ans plus tard, il
se suicidait à Petropolis, avec son épouse, le 22 février 1942.
Le Joueur d'échecs, nouvelle posthume de Stefan Zweig3, a
donc été écrite dans cette heure sombre, « peut-être la plus
sombre de l'Histoire4 », où la liberté, « aussi nécessaire à notre
âme que la respiration de notre corps5 » était bafouée, et où tout
écrivain de langue allemande devait affronter la cruelle
contradiction d'appartenir à une culture au nom de laquelle les
pires brutalités étaient commises.
Texte dense, concis, incisif, où s'affrontent, autour d'un
échiquier, l'implacable représentant des forces brutes (Mirko
Czentovic) et l'illusoire et fragile tenant des forces de l'esprit
(M. B.), Le Joueur d'échecs est donc tout autant un testament
politique qu'un testament littéraire.
Comme rien n'a été laissé au hasard dans cette nouvelle où
le jeu d'échecs, plus qu'un jeu réel, est surtout une allégorie6 –,
nous nous efforcerons d'abord de reconstituer les parties
concrètes que décrit Zweig et dont il a trouvé les modèles dans
un manuel d'échecs.
Dans un deuxième temps, nous mènerons une étude des
deux récits enchâssés présentant les deux principaux personnages (le champion du monde d'échecs et son rival), moments de
l'œuvre dans lequel s'exprime pleinement cet art de la biographie dans lequel Zweig était passé maître.
Enfin, nous élevant à une vision d'ensemble, nous proposerons une interprétation à la fois philosophique et politique de
1. S. Zweig, Tägebücher, p. 428.
2. Ibid., p. 419-420.
3. Elle sera publiée à Stockholm, ville où son éditeur (Bermann-Fischer) s'est exilé,
en 1943, et en Allemagne seulement en 1957.
4. S. Zweig, « En cette heure sombre » (Message de solidarité aux écrivains
allemands pour la réunion du Pen Club américain, prononcé le 15 mai 1941 à
New York), Essais, trad. fr. Paris, La Pochothèque, Livre de Poche, 1996, p. 1272.
5. Ibid.
6. Rappelons ici qu'une allégorie est une fiction, un apologue ou une parabole qui
présente un objet à l'esprit (en l'occurrence, le jeu d'échec) de manière à éveiller
la pensée d'un autre objet (ici, comme nous le verrons, exercice de la raison
scientifique, politique ou littéraire).
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cette nouvelle dont le fond semble littérairement se répliquer
dans la forme, l'écrivain construisant son œuvre, à la fois modulaire et cohérente, comme un jeu d'échecs particulièrement subtil dont les pièces seraient les personnages et les mouvements
l'histoire de leur vie.
Tirant alors les enseignements de cette dernière œuvre de
l'écrivain autrichien, nous conclurons, de façon plus critique,
sur le jugement porté par Zweig sur son époque et sur sa propre
attitude face aux profonds bouleversements que le XXe siècle a
pu connaître jusqu'au début de la Seconde Guerre mondiale.
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