La Pitié dangereuse
Au cœur de
La Pitié dangereuse
, il y a l'infirmité d'Edith, l'héroïne du roman. Pour Anton,
le jeune lieutenant, les jambes paralysées de la jeune femme sont une sorte de cas de
conscience. Tant qu'il considère Edith comme une camarade asexuée, il parvient à être
naturel. Ses gestes et ses paroles sont affectueux. Mais lorsqu'il comprend qu'elle le
désire charnellement, il est terrifié, dégoûté. Jamais il n'avait imaginé que les gens laids,
estropiés ou malades pussent éprouver et manifester le besoin d'un amour physique.
Cette découverte le rebute, l'atterre. Quand Edith se colle à lui pour lui donner des
baisers passionnés, il cherche uniquement à l'apaiser afin de l'éloigner de lui. « Et avant
que j'eusse pu détourner la tête, deux crochets me prirent par les tempes et attirèrent ma
bouche du front jusqu'à ses lèvres. La pression fut si ardente, la succion si avide que ses
dents rencontrèrent les miennes… » Mais la vision de la silhouette de la jeune fille vacillant
sur ses béquilles et s'affalant sur le plancher le fera fuir définitivement.
Stefan Zweig s'est passionné pour tous ses héros toujours torturés, en proie à une
« possibilité de basculement ». Et c'est dans cette possibilité que se dévoilent les
mystères de l'âme humaine. Alors, des zones de l'univers intérieur peuvent être percées
par quelques rais de lumière ; les zones les plus secrètes, où rôdent la mélancolie et de
sombres inquiétudes. « Ouvre-toi, monde souterrain des passions ! », dit le début de l'un
de ses poèmes.
Étrangement, la forme des récits est classique. Certains n'ont-ils pas prétendu qu'elle était
désuète ? Un portrait de Leo Feld décrit ainsi Stefan Zweig : « Cet élégant jeune homme
au visage fin et nerveux dont on ne sait pas s'il est celui d'un poète ou d'un employé de
banque… » Tout est là, dans ce malentendu, dans cette frontière, dans ce glissement
imperceptible.
Chez les Zweig, on parle allemand, italien, anglais et français. Ida, la mère, joue du piano
et est assez snob. Ils vivent dans les beaux quartiers à Vienne. C'est « l'âge d'or de la
sécurité », comme l'écrira plus tard Stefan Zweig. Il ajoutera : « Tout dans ce vaste empire
demeurait stable et inébranlable… à sa place. » Son père Moritz, malgré sa fortune, ne
vit pas comme un nouveau riche. Il était l'un des banquiers du Vatican. Là encore, entre
le père et la mère, les caractères sont assez dissemblables, même s'ils se rejoignent
sur la volonté de donner à leurs deux fils un cadre de règles bourgeoises et de strictes
convenances.
La guerre de 1914 est déclarée. Stefan Zweig se porte volontaire. Il est vite horrifié
par l'ampleur de la catastrophe. « Une dangereuse psychose collective », dira-t-il. L'on
découvre malgré tout que la notion d'engagement lui est étrangère.
Zweig est un homme fragile. Les événements entrent en lui sans rencontrer de résistance.
C'est ainsi que le 22 février 1942, il se donnera la mort en compagnie de sa femme. Il
laissera ces mots : « je salue tous mes amis ! Puissent-ils voir encore les lueurs de l'aube
après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je les précède. »
Zweig n'avait-il pas l'âme trop européenne pour accepter une telle folie ? Il y a quelque
chose de théâtral dans cette catastrophe historique. Le théâtre, justement ! Jamais Zweig
n'y trouvera son bonheur. Le théâtre lui sera comme maudit. Et la nuit tombe dans toute
l'Europe, mais avant la nuit, il y eut l'ombre. L'ombre fut sa complice. Toujours cette idée
que c'est quand il fait sombre que la vérité des âmes peut surgir. Alors seulement, dans le
secret du soir qui tombe, vient le temps des confessions. Vient cette puissante impulsion
vers l'intérieur de nous-mêmes. Vient même la tentation du suicide. Décidément, affronter
le réel est trop difficile, trop injuste. Seul le vertige peut nous sauver.
Zweig ou l'homme éveillé