et de rejet du logicien lui-même ». Nul doute, ce portrait du chercheur en contempteur
condescendant et partial n’a rien de séduisant. Lequel d’entre nous voudrait être perçu,
dans une culture prônant l’égalité, l’équité et le pluralisme, comme une belle âme
supérieure, confondant posture scientifique et posture de juge moralisateur3 ? Le
chercheur qui juge et évalue les prises de position des protagonistes de ses corpus se
tromperait donc de rôle. Il passerait de la fonction d’observateur à celle d’acteur. Cette
transformation irait de pair avec une rhétorique « critique et prescriptive » (Amossy
2012 : § 41) qui tente d’imposer à l’auditoire un positionnement normatif au lieu de s’en
tenir à lui donner matière à réflexion.
12 Il ne s’agira nullement ici d’argumenter en faveur d’une éthique de la recherche
normative ou prescriptive, mais de tenter de démontrer que le questionnement éthique
du chercheur confronté à un objet transgressant les normes discursives et
argumentatives de la rectitude, ne poursuit pas un but moralisateur mais souhaite
susciter un débat sur les conséquences éventuelles de rhétoriques idéologiques punitives.
Cette contribution voudrait problématiser l’assimilation indue entre normativité
prescriptive et positionnement éthique.
2.2. De la nature du langage et de l’argument ou quand il n’existe
pas de linguistique du mensonge ni de rhétorique du bien ou du mal
13 L’argument invoqué en l’occurrence est le suivant : il n’existe pas de différences dans le
système du langage ni dans le champ de l’argumentation entre un énoncé vrai et un
énoncé faux, entre un « bon » argument et un « mauvais ». Comment un chercheur en
sciences du langage pourrait-il évaluer rigoureusement le degré de véridiction ou de
rectitude de son objet ? Il serait donc légitime de douter de la validité d’un travail qui
recourt aux notions de mensonge ou de fallacy pour décrire son objet. « Il n’y a pas plus de
marqueurs linguistiques du discours vrai que de marqueurs linguistiques du bon ou du
beau discours », affirme Plantin, « aucune linguistique ne permet de dire que le locuteur
ment alors qu’il dit Pierre mange la pomme si Pierre ne mange pas la pomme » (2002 : 237).
Quant à la question « Est-il possible de montrer qu’un discours manipulatoire est
manipulatoire ? » Plantin préfère répondre qu’il l’espère, mais que l’« analyse
linguistique de l’argumentation » ne peut en aucun cas « piloter » une telle entreprise,
tout au plus peut-elle y « collaborer » (238). Perelman et Olbrechts-Tyteca (1983 : 151, 263,
295) affirmaient d’ailleurs eux-mêmes dans le Traité, comme le souligne Kerbrat-
Orecchioni, que les « expressions “ bonne / mauvaise argumentation ” sont ambiguës » et
que tout argument est réfutable et discutable (1981 : 43-44 ). Comment concilier dans ce
cas exigence de rigueur, de vérité et de certitude scientifiques et jugement axiologique ?
Comment décider dans quel cas l’usage d’un argument devient « inadmissible »
(Perelman et Olbrechts-Tyteca 1983 : 304 ) et comment distinguer de façon absolue entre
efficacité argumentative et validité, entre le « normal » et le « normatif » (613-615) ? Si les
auteurs de ce traité eux-mêmes ne cessent de nous mettre en garde contre les difficultés
rencontrées par une logique des valeurs condamnée à évoluer dans la sphère du
vraisemblable et du raisonnable où tout ou presque est discutable et réfutable, ne serait-
ce pas la preuve que la seule solution valide est la neutralité ?
14 On ne contestera pas ici la démonstration de Plantin niant qu’il existe des observables
langagiers spécifiques du mensonge ou de la vérité (2002 : 237), mais on verra qu’il est
néanmoins possible de distinguer entre une qualification juste, adéquate et une
Ni normatif ni militant : le cas de l’engagement éthique du chercheur
Argumentation et Analyse du Discours, 11 | 2013
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