Ni normatif ni militant: le cas de l`engagement éthique du chercheur

Argumentation et Analyse du Discours
11 | 2013
Analyses du discours et engagement du chercheur
Ni normatif ni militant : le cas de l’engagement
éthique du chercheur
Neither Normative nor Militant: the Case of the Scholar’s Ethical Commitment
Roselyne Koren
Édition électronique
URL : http://aad.revues.org/1572
DOI : 10.4000/aad.1572
ISSN : 1565-8961
Éditeur
Université de Tel-Aviv
Référence électronique
Roselyne Koren, « Ni normatif ni militant : le cas de l’engagement éthique du chercheur »,
Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 11 | 2013, mis en ligne le 15 octobre 2013, Consulté le
30 septembre 2016. URL : http://aad.revues.org/1572 ; DOI : 10.4000/aad.1572
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Ni normatif ni militant : le cas de
l’engagement éthique du chercheur
Neither Normative nor Militant: the Case of the Scholar’s Ethical Commitment
Roselyne Koren
1 Le discours n’est pas « un long fleuve tranquille » : de nombreux chercheurs en sciences
du langage en tiennent compte et construisent des corpus figurent entre autres des
discours qui n’ont rien d’irénique, d’anodin ni d’altruiste. Mais ceci n’implique pas, du
moins en France, qu’ils renoncent pour autant à une éthique de neutralité scientifique
face à leur objet. Tout discours aussi polémique soit-il pourrait donc donner lieu à un
recensement d’observables qualifié de critique, mais se vouloir simultanément neutre et
distancié. L’analyste du discours et/ou de l’argumentation pourrait arborer de ce fait,
quel que soit le texte, un ethos d’« ethnographe » (Amossy 2012 : § 41) : le savoir
scientifique serait à ce prix. L’engagement politique ou normatif se situerait donc dans
une zone extérieure aux recherches épistémiques, zone où le scientifique pourrait
assumer librement les rôles d’acteur, de citoyen ou de militant.
2 Tel n’est pas cependant le choix de la Critical Discourse Analysis (désormais CDA) ni de la
logique informelle aux États-Unis et au Canada ni de la théorie pragma-dialectique de
l’argumentation défendue par Frans van Eemeren et son école. Celles-ci prônent en effet
une conception normative ou même politique (CDA) de l’engagement du chercheur.
3 L’hypothèse que l’on tentera de justifier ici est qu’il existe une troisième voie, celle de
l’engagement éthique à distinguer du positionnement normatif ou militant. Il ne s’agira
aucunement de faire entrer la description d’un corpus dans une grille normative ou
politique préétablie, mais de partager un questionnement sur la responsabilité
énonciative du chercheur et de l’auteur du corpus analysé. Il est parfois nécessaire de
penser l’engagement du chercheur « au cas par cas » ( Kerbrat-Orecchioni 2008 : 94) et de
pratiquer un questionnement éthique focalisé. Celui-ci ne sera mis en œuvre que dans le
cas un texte incite plus ou moins implicitement à la destruction symbolique ou
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physique d’une cible ou tente d’empêcher l’auditoire de comprendre, de juger et d’agir en
connaissance de cause.
4 C’est en fait la neutraliet non pas la prise de position axiologique qui constitue alors, à
mes yeux, un obstacle à la construction du savoir. Il ne s’agit pas en l’occurrence de
contester la légitimi du choix de la neutrali en général, mais de tenter d’en
problématiser la sacralisation. Refuser en permanence, quel que soit le cas, de juger ou
d’évaluer peut conduire à renoncer à savoir et à faire savoir. En quoi le choix a priori
d’une neutralité radicale diffère-t-il de celui da priori idéologiques ou normatifs ?
5 La raison profonde de cette rogation occasionnelle au principe fondamental de
neutralité sera donc ici le désir de contribuer à la configuration du savoir sur le système
du langage et du discours en y intégrant l’évaluation de corpus dont l’analyse risque de
rester incomplète si le chercheur s’abstient d’analyser les pratiques discursives
fallacieuses ou mortifères ou de les désigner par leur nom.
6 La démonstration comprendra donc les étapes suivantes : 1) Problématisation de la thèse :
l’analyse descriptive distanciée est « subversive » en soi. Choisir un texte, en signer la
singularité et en démonter les rouages constitueraient un acte critique en soi ; 2)
recensement critique des arguments les plus fréquents invoqués pour invalider
l’engagement sous toutes ses formes ; 3) proposition et justification d’une finition du
positionnement éthique et, en guise d’illustration, analyse critique de quelques exemples
types.
1. De la « subversivité » de l’analyse descriptive
7 Maingueneau (2012 : § 57-62) affirme que « l’analyse du discours possède par nature une
dimension critique, même quand les chercheurs ne se réclament pas explicitement d’une
visée critique ». Tout « acte de positionnement » impliquerait l’ « l’affirmation d’une
importance ». Description, déstabilisation et désacralisation n’y seraient pas des notions
antithétiques ; il y aurait ainsi une subversivité inhérente aux trois activités suivantes : 1)
le choix du corpus. Il n’y aurait plus de hiérarchisation des genres discursifs, tout
discours quel qu’il soit constituerait un objet d’étude valide et légitime (ibid. : § 58), 2) le
montage des rouages des discours institutionnels pourrait être plus « déstabilisant que
bien des nonciations » (§ 60), 3) la démonstration de l’ illusion de l’autonomie du sujet
du discours, soit de son incapacité à « maîtriser » et à dominer les pratiques discursives
circulant dans l’interdiscours et orientant ses prises de parole (§ 59). Toute pratique de
l’analyse du discours impliquerait donc en soi, a priori, un « effort d’arrachement aux
fausses évidences. » qui révèle l’existence d’un « ordre du discours » contrôlant et
configurant les opérations de référenciation aux réalités extralinguistiques. Un analyste
du discours tout à ses descriptions distanciées pourrait donc en dire beaucoup plus que le
chercheur égaré dans les espaces discursifs du jugement et de l’évaluation et cela, qui
plus est, sans quitter le territoire d’une critique strictement épistémique du pouvoir
politique et social des mots.
8 Mais cela signifie-t-il que l’on puisse intégrer dans l’acte de décrire la totalité des
« fonctionnements textuels », l’analyse de tous les « intérêts » (ibid. : § 62) portant le
discours ? Cela inclut-il, par exemple, le recours aux notions axiologiques de paralogisme
ou de nomination « trompeuse » (Moirand et Porquier 2008 : 150) et de responsabilité
énonciative en matière de jugements de fait et de jugements de valeur, le choix et la mise
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en œuvre d’une « interprétation éthique » (ibid. :139) des actes de langage ? L’assertion
« le discours n’est jamais neutre » inclut-elle ou non, globalement ou partiellement, celui
du chercheur ? Peut-il neutraliser, puisqu’il est comme tout locuteur de la langue un sujet
dominé par l’interdiscours, qui parle inéluctablement dans du déjà-parlé et active des
idées reçues, la subjectivité inhérente aux opinions, peut-il extraire de ses dires la
subjectivité fondationnelle du système du langage et tenir un discours strictement neutre
et descriptif ?
9 On peut se demander enfin, avant de s’engager plus concrètement dans la discussion,
comment la description peut « désacraliser », par exemple, sans recourir à la moindre
critique évaluative explicite, un type d’écriture qui se contente d’ osciller entre des pôles
contraires1 afin de créer les apparences de l’exhaustivi objective, soit : existence des
camps de concentration vs dénégation de la Shoah, anciens résistants accusés de trahison
par les uns vs héroïsés par les autres (Lucie et Raymond Aubrac), « terroriste » vs
« résistant » dans un me et unique article, soit concomitance de la criminalisation et
de la légitimation. Une analyse discursive descriptive peut-elle éviter en l’occurrence que
des questions d’éthique soient transformées en questions de goût ? Une analyse
descriptive peut-elle éviter l’écueil du relativisme quand il s’agit d’un texte posant des
questions de vie ou de mort ou qu’il y va de l’honneur et de l’image publique de
personnalités connues de tous ?
2. Neutralité vs dénonciation ou prescription :
recensement critique d’arguments types
10 Nous passons à présent au recensement d’arguments récurrents invoqués afin de
disqualifier la recherche « engagée », « normative » ou « militante »2. On y trouve
essentiellement les trois types d’arguments suivants : 1) la problématisation de l’ethos du
chercheur engagé, 2) La nature même du système du langage ou de l’argument, 3) la mise
en cause de tout a priori théorique politique ou normatif.
2.1. Neutralité vs dénonciation : critique de l’ethos du chercheur juge
et acteur
11 « Dénonciation » est fréquemment présen dans les controverses scientifiques comme
l’antonyme de neutralité. Le recours à cette qualification subjective axiologique est
autorisé dans la controverse entre pairs où elle signe l’attitude du chercheur qui
confond observation et évaluation, jugement, action et description. Charaudeau considère
ainsi la posture du discursiviste « dénonciateur » comme une dérogation à l’éthique de la
recherche (2006 : 192-193) ; elle lui apparaît comme répréhensible et superflue.
L’existence de « différentes études » décrivant un objet de recherche commun suffirait à
susciter la réflexion : « les résultats des analyses et leurs interprétations révèlent ce qui
ne se voit pas par la simple observation empirique. Toute étude » « est une interrogation,
voire une mise en cause du fonctionnement du monde social ». Plantin avait d’ailleurs
brossé dans « L’argument du paralogisme » un portrait du « logiciste » en tiers
coupable d’intervenir dans les conflits des polémiqueurs et de se prononcer en faveur de
la supériorité d’une position de préférence à l’autre (1995 : 258-259, 261). Il y avait abondé
dans le sens de Hamblin considérant qu’il y a « quelque chose de tout-à-fait désagréable
[répugnant] dans l’idée d’utiliser la Logique comme véhicule des jugements d’acceptation
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et de rejet du logicien lui-même ». Nul doute, ce portrait du chercheur en contempteur
condescendant et partial n’a rien de séduisant. Lequel d’entre nous voudrait être perçu,
dans une culture prônant l’égalité, l’équité et le pluralisme, comme une belle âme
supérieure, confondant posture scientifique et posture de juge moralisateur3 ? Le
chercheur qui juge et évalue les prises de position des protagonistes de ses corpus se
tromperait donc de rôle. Il passerait de la fonction d’observateur à celle d’acteur. Cette
transformation irait de pair avec une rhétorique « critique et prescriptive » (Amossy
2012 : § 41) qui tente d’imposer à l’auditoire un positionnement normatif au lieu de s’en
tenir à lui donner matière à réflexion.
12 Il ne s’agira nullement ici d’argumenter en faveur d’une éthique de la recherche
normative ou prescriptive, mais de tenter de démontrer que le questionnement éthique
du chercheur confronté à un objet transgressant les normes discursives et
argumentatives de la rectitude, ne poursuit pas un but moralisateur mais souhaite
susciter un débat sur les conséquences éventuelles de rhétoriques idéologiques punitives.
Cette contribution voudrait problématiser l’assimilation indue entre normativi
prescriptive et positionnement éthique.
2.2. De la nature du langage et de l’argument ou quand il n’existe
pas de linguistique du mensonge ni de rhétorique du bien ou du mal
13 L’argument invoqué en l’occurrence est le suivant : il n’existe pas de différences dans le
système du langage ni dans le champ de l’argumentation entre un énoncé vrai et un
énoncé faux, entre un « bon » argument et un « mauvais ». Comment un chercheur en
sciences du langage pourrait-il évaluer rigoureusement le degré de véridiction ou de
rectitude de son objet ? Il serait donc légitime de douter de la validité d’un travail qui
recourt aux notions de mensonge ou de fallacy pour décrire son objet. « Il n’y a pas plus de
marqueurs linguistiques du discours vrai que de marqueurs linguistiques du bon ou du
beau discours », affirme Plantin, « aucune linguistique ne permet de dire que le locuteur
ment alors qu’il dit Pierre mange la pomme si Pierre ne mange pas la pomme » (2002 : 237).
Quant à la question « Est-il possible de montrer qu’un discours manipulatoire est
manipulatoire ? » Plantin préfère répondre qu’il l’espère, mais que l’« analyse
linguistique de l’argumentation » ne peut en aucun cas « piloter » une telle entreprise,
tout au plus peut-elle y « collaborer » (238). Perelman et Olbrechts-Tyteca (1983 : 151, 263,
295) affirmaient d’ailleurs eux-mêmes dans le Traité, comme le souligne Kerbrat-
Orecchioni, que les « expressions “ bonne / mauvaise argumentation ” sont ambiguës » et
que tout argument est réfutable et discutable (1981 : 43-44 ). Comment concilier dans ce
cas exigence de rigueur, de rité et de certitude scientifiques et jugement axiologique ?
Comment décider dans quel cas l’usage d’un argument devient « inadmissible »
(Perelman et Olbrechts-Tyteca 1983 : 304 ) et comment distinguer de façon absolue entre
efficacité argumentative et validité, entre le « normal » et le « normatif » (613-615) ? Si les
auteurs de ce traité eux-mêmes ne cessent de nous mettre en garde contre les difficultés
rencontrées par une logique des valeurs condamnée à évoluer dans la sphère du
vraisemblable et du raisonnabletout ou presque est discutable et réfutable, ne serait-
ce pas la preuve que la seule solution valide est la neutralité ?
14 On ne contestera pas ici la démonstration de Plantin niant qu’il existe des observables
langagiers spécifiques du mensonge ou de la véri (2002 : 237), mais on verra qu’il est
anmoins possible de distinguer entre une qualification juste, adéquate et une
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