Ombres de Shakespeare dans le théâtre germanophone du xviiie

Revue germanique internationale
5 | 2007
Shakespeare vu d'Allemagne et de France des
Lumières au romantisme
Ombres de Shakespeare dans le théâtre
germanophone du XVIIIe siècle
Valérie Courel
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/203
DOI : 10.4000/rgi.203
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 16 mai 2007
Pagination : 223-240
ISBN : 978-2-271-06532-2
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Valérie Courel, « Ombres de Shakespeare dans le théâtre germanophone du XVIIIe siècle », Revue
germanique internationale [En ligne], 5 | 2007, mis en ligne le 16 mai 2009, consulté le 02 octobre 2016.
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Tous droits réservés
Ombres de Shakespeare
dans le théâtre germanophone
du XVIIIesiècle
Valérie Courel
Lorsque nous abordons aujourd’hui la réception de Shakespeare, nous pensons
alors souvent en premier lieu à celle des œuvres dramatiques et poétiques de cet
auteur au cours des quatre cents ans qui se sont écoulés depuis leur création. Les
textes originaux, parvenus jusqu’à nous sous une forme plus ou moins authentique,
leurs traductions et un grand nombre d’adaptations des pièces, n’ont cessé d’inté-
resser les historiens de la littérature et les praticiens du théâtre. Il ne s’agit pourtant
là que d’un segment de l’ensemble du champ d’étude que constitue Shakespeare.
Parallèlement à une discussion critique toujours plus étendue et aux réalisations
scéniques des différentes pièces, est aussi apparu dès la fin du XVIIesiècle – d’abord
en Angleterre et par la suite aussi sur le continent un intérêt grandissant pour la
personne de l’auteur, à l’origine d’une recherche biographique1 toujours aussi active.
Toutes sortes de pistes ont été explorées, des documents historiques ont été décou-
verts et des textes de contemporains analysés. On a cherché des indications biogra-
phiques jusque dans les pièces et les sonnets. En dépit de toutes ces investigations,
les données ainsi rassemblées peuvent paraître relativement modestes. L’homme
Shakespeare semble obstinément vouloir résister à toute tentative d’approche
biographique de la part de générations d’historiens du théâtre et de la littérature.
Mais si la recherche n’est parvenue dans ce domaine qu’à des conclusions
partielles, s’ouvrent alors de larges horizons pour la spéculation historico-biogra-
phique, et il n’est pas étonnant qu’un grand nombre d’auteurs ou de vulgarisateurs
se soient emparés de la biographie de Shakespeare fixée de façon fragmentaire et
l’aient remaniée dans leur propre sens. Le plus grand succès à l’échelle planétaire
d’une œuvre ayant trait à la vie de Shakespeare aura sans doute été jusqu’ici le film
1. Voir à ce sujet par exemple Ingeborg BOLTZ, « Die Geschichte der biographischen Forschung »,
in Ina SCHABERT (éd.), Shakespeare-Handbuch. Die Zeit–Der Mensch–Das Werk–Die Nachwelt,
Stuttgart, Kröner, 42000, pp. 120-133.
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américano-britannique Shakespeare in Love, réalisé par l’Anglais John Madden
daprès un scénario de Marc Norman et Tom Stoppard2, et récompensé en mars
1999 par sept oscars. Il constitue à la fin du XXesiècle une sorte d’aboutissement,
cependant tout à faire provisoire, du traitement fictionnel de la biographie de
Shakespeare, processus amorcé en Angleterre à la fin du XVIIesiècle et qui perdure
jusqu’à aujourd’hui. L’espace germanophone s’est d’ailleurs aussi particulièrement
illustré dans ce domaine : outre les traductions et les nombreuses adaptations théâ-
trales des œuvres de Shakespeare, souvent issues du culte du génie du Sturm und
Drang et de la « Shakspearo-Manie »3 du XIXesiècle, apparaissent des textes drama-
tiques, dans lesquels l’auteur anglais est lui-même mis en scène, d’abord comme
figure allégorique personnifiant l’ensemble de son œuvre ou son esthétique théâ-
trale, puis comme personnage pseudo-historique.
Cette contribution se propose d’étudier les débuts de ce phénomène de théâ-
tralisation de la biographie, de la psychologie et de l’esthétique théâtrale de
l’homme et de l’auteur Shakespeare, depuis son apparition sur les scènes anglaises
à la fin du XVIIesiècle jusqu’à sa première réalisation scénique dans l’espace germa-
nophone en 1780.
Les « premiers pas » de l’auteur défunt sur la scène anglaise :
spectres de Shakespeare de Dryden à Garrick
Un jour de printemps de lannée 1679 la date exacte ne peut plus être établie
aujourd’hui – le plus célèbre acteur anglais de l’époque de la Restauration, Thomas
Betterton, entre sur la scène du Dorset Garden Theatre de Londres pour prononcer
le prologue à la première représentation d’une œuvre composée par John Dryden
(1631-1700) pour la Compagnie du Duc (fondée par William Davenant en 1660). La
nouvelle pièce s’intitule Troïlus et Cresside ; ou la Vérité découverte trop tard. Une
Tragédie4. Il s’agit d’une adaptation assez libre de la comédie satirique de Shakes-
peare Troilus et Cressida, allant dans le sens du goût fortement modifié de l’époque
de la Restauration. Thomas Betterton commence le texte du prologue en invoquant
2. Marc NORMAN, Tom STOPPARD, Shakespeare in Love. A Screenplay, New York, Hyperion, Miramax
Books, 1998 ; Marc NORMAN, Tom STOPPARD, Shakespeare in Love, London, Faber and Faber, 1999.
3. Christian Dietrich GRABBE, « Ueber die Shakspearo-Manie », in C. D. Grabbe, Sämmtliche
Werke und handschriftlicher Nachlaß. Erste kritische Gesammt-Ausgabe, éd. par Oskar Blumenthal,
4 vol., Detmold, [Meyer], 1874 ; Berlin, Grote, 1875, vol. 4, pp. 144-174. L’essai de Grabbe fut publié
pour la première fois en 1827 dans le second volume de ses Dramatische Dichtungen (Frankfurt/M. :
Joh. Christ. Hermannsche Buchh. G. F. Kettembeil).
Voir également à ce sujet Roger PAULIN, The Critical Reception of Shakespeare in Germany 1682-
1914. Native Literature and Foreign Genius, Hildesheim, Olms, 2003, pp. 390-392.
4. Les dates exactes des représentations de la plupart des pièces de la Restauration ne nous sont
pas parvenues. Il est toutefois possible de proposer une date approximative, grâce aux dates de parution
des premières éditions données par les registres de l’époque. L’édition originale de l’adaptation de John
Dryden est parue en avril 1679. Cf. à ce sujet William VAN LENNEP (éd.), The London Stage 1660-1800,
Carbondale, Southern Illinois Univ. Press, 1965, vol. 1 : 1660-1700, p. 276. L’édition la plus accessible
de la pièce de Dryden est vraisemblablement celle en fac-similé de la première édition (London, Swall
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le spectre de Shakespeare5, qu’il est d’ailleurs censé incarner aux yeux des specta-
teurs. Et ainsi l’auteur dramatique le plus éminent de l’époque élisabéthaine, et peut-
être aussi de tous les temps, William Shakespeare, va en 1679, après une période de
fermeture de 18 ans des théâtres anglais6, et 63 ans après sa mort en avril 1616, faire
de façon posthume sa première apparition en tant que personnage théâtral.
Dans le répertoire de la Restauration, quelques pièces de Shakespeare restent
certes présentes, mais elles sont cependant la plupart du temps jouées dans des
adaptations d’auteurs contemporains différant largement du texte original et n’attei-
gnent qu’un nombre de représentations plutôt modeste, comparé aux nombreuses
comédies de la Restauration, plus légères et conçues pour répondre au goût domi-
nant du public. Pourtant, il devient de plus en plus habituel chez certains auteurs
anglais du début du XVIIIesiècle de se référer au modèle Shakespeare dans les
préfaces et les introductions aux éditions de leurs œuvres. Quelques adaptateurs de
pièces shakespeariennes prennent même directement la suite de la première tenta-
tive de Dryden et conjurent à leur tour dans leurs prologues ou épilogues l’esprit du
dramaturge élisabéthain. Dans l’épilogue à la pièce Mesure pour Mesure ; ou la
Beauté est le meilleur avocat7 de Charles Gildon (1665-1724), jouée pendant l’hiver
1700 par la troupe de Thomas Betterton à Lincoln’s Inn Fields et éditée sans nom
d’auteur la même année, le « fantôme de Shakespeare » entre à nouveau en scène,
cette fois interprété par l’acteur tenant le rôle de Claudio, John Verbruggen8. Ce
spectre se plaint d’être « persécuté » par les adaptateurs contemporains, accusés de
mutiler les pièces de Shakespeare, avant qu’elles ne soient finalement « assassinées »
sur scène par des « acteurs apathiques9».
5. Ibid., p. 21.
6. Pendant le gouvernement puritain, à partir de 1642 et jusqu’à la Restauration de la monarchie
en 1660.
7. [Charles GILDON], Measure for Measure ; or Beauty the Best Advocate. As it is Acted At the
Theatre in Lincolns-Inn-Fields. Written Originally by Mr. Shakespear : And now very much Alter’d ; With
Additions of several Entertainments of Musick, London, Brown and Parker, 1700. A Facsimile published
by Cornmarket Press from the copy in the Birmingham Shakespeare Library, London, Cornmarket, 1969.
8. Cf. William VAN LENNEP (éd.), The London Stage 1660-1800 (note 4), vol. 1 : 1660-1700,
pp. 523sq.; GeorgeC.D.O
DELL, Shakespeare from Betterton to Irving, 2 vol., New York, Scribner,
1920, vol. 1, pp. 72-75 ; pp. 195-197 ; Hazelton SPENCER, Shakespeare Improved, The Restoration
Versions in Quarto and on the Stage, Cambridge (Mass.), Harvard Univ. Press, 1927, pp. 329-335 ; et
Michael DOBSON, The Making of the National Poet. Shakespeare, Adaptation and Authorship, 1660-
1769, Oxford, Clarendon, 1992, pp. 119-121.
9. « Enough your Cruelty Alive I knew ; / And must I Dead be Persecuted too ? / Injur’d so much
of late upon the Stage, / My Ghost can bear no more ; but comes to Rage. / My Plays, by Scriblers
Mangl’d I have seen ; / By Lifeless Actors Murder’d on the Scene. » Cité d’après John BAPTISTA
VERBRUGGEN, « The Epilogue. Shakespeares Ghost, Spoken by Mr. Verbruggen, By the Same », in [Charles
GILDON], Measure for Measure (note 7).
and Tonson, 1679) : Troilus and Cressida ; or, Truth Found too Late. A Tragedy As it is Acted at the
Dukes Theatre. To which is Prefix’d, A Preface Containing the Grounds of Criticism in Tragedy. Written
by John Dryden Servant to his Majesty, London, Cornmarket, 1969. Le prologue de la pièce, portant le
titre de « Prologue prononcé par M. Betterton, représentant le spectre de Shakespeare » The Prologue
Spoken by Mr. Betterton, Representing the Ghost of Shakespear »], succède à une dédicace de cinq pages
au comte de Sunderland et à une discussion d’ordre dramaturgique de quinze pages en guise de préface.
Il est composé de quarante vers, ce qui représente une page entière dans la première édition.
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L’année suivante Bevil Higgons (1670-1735), auteur qui s’est surtout illustré
comme historiographe de l’Angleterre, rédige pour le théâtre de Lincoln’s Inn Fields
le prologue à la représentation de la comédie de George Granville Le Juif de Venise.
Une Comédie. La version imprimée de cette nouvelle adaptation de la pièce de
Shakespeare Le Marchand de Venise (The Merchant of Venice), où le nom de
l’adaptateur Granville (1666-1735) ne figure pas non plus, paraît à Londres en
janvier 170110. L’idée particulièrement intéressante de Higgons consiste à mettre
non seulement en scène, selon une méthode déjà éprouvée, le spectre de Shakes-
peare, mais en même temps aussi celui de John Dryden, disparu l’année précédente.
Dans le dialogue entre les deux esprits, coiffés tous deux d’une couronne de laurier,
Shakespeare salue expressément les interventions de l’adaptateur, qui aurait embelli
le texte original en le débarrassant de ses « fautes »11.
Shakespeare n’apparaît donc pas jusqu’ici sur la scène anglaise dans le rôle
d’un personnage historique, celui de l’auteur, acteur, époux, père de famille, etc.
William Shakespeare, mais comme une apparition revenue de l’au-delà et porteuse
d’une signification quasi allégorique. Le fait que l’acteur Shakespeare, dans la
tradition plus anecdotique qu’étayée par des faits biographiques, soit associé à
un rôle depuis longtemps bien ancré dans la conscience collective du public, le
spectre du père d’Hamlet12, peut servir comme justification supplémentaire pour
toutes les apparitions du fantôme de Shakespeare. Dryden crée pour la première
fois un modèle dramaturgique qui gardera sa validité jusqu’à la fin du XVIIIesiècle
et sera réutilisé de façon isolée encore au XXesiècle, mais fera cette fois la plupart
du temps l’objet d’un détournement ironique. Le rôle du « spectre de
Shakespeare » constitue désormais le fondement bienvenu d’une convention
poétique passée de façon tacite entre les auteurs concernés et leur public :
l’auteur dramatique William Shakespeare serait, depuis son nouveau domicile des
Champs élyséens, avant tout occupé à observer avec attention si les générations
d’auteurs et d’acteurs qui lui ont succédé gèrent de façon digne son héritage
10. The London Stage 1660-1800 (note 4), vol. 2 : 1700-1729, édité par Emmett L. AVERY, p. 7.
Concernant The Jew of Venice de Granville, voir aussi George C. D. ODELL, Shakespeare from Betterton
to Irving (note 8), vol. 1, pp. 76-79 ; Hazelton SPENCER, Shakespeare Improved (note 8), pp. 338-344 ;
Christopher SPENCER, « Introduction », in Five Restoration Adaptations of Shakespeare, éd. par Chris-
topher Spencer, Urbana, Univ. of Illinois Press, 1965, pp. 1-32 ; C. SPENCER, « The Jew of Venice.
[Notes ; Texts and Variants] », in Five Restoration Adaptations of Shakespeare, cf. supra, pp. 421-422,
pp. 464-475 ; Michael DOBSON, The Making of the National Poet (note 8), pp. 121-124, et l’article de
M. DOBSON, « (The) Jew of Venice », in The Oxford Companion to Shakespeare, éd. par Michael
Dobson et Stanley Wells, Oxford, New York, OUP, 2005, p. 223.
11. « These Scenes in their rough Native Dress were mine ; / But now improve’d with nobler
Lustre shine ; / The first rude Sketches Shakespear’s Pencil drew, / But all the shining Master-stroaks are
new. / This Play, ye Criticks, shall your Fury stand, / Adorn’d and rescu’d by a faultless Hand. » Cité
d’après Bevi[l] HIGGONS, « Prologue. The Ghosts of Shakespear and Dryden arise Crown’d with Lawrel.
Written by Bevill Higgons, Esq. », in George GRANVILLE, The Jew of Venice. A Comedy. As it is Acted at
the Theatre in Little-Lincolns-Inn-Fields, by His Majesty’s Servants, London, Lintott, 1701.
12. La première référence au fait que Shakespeare aurait incarné le rôle du spectre dans Hamlet
se trouve chez Nicholas Rowe. Cf. N. ROWE, « Some Account of the Life & c. of Mr. William Shakespear.
1709 », reproduit dans David Nichol SMITH (éd.), Eighteenth Century Essays on Shakespeare, Oxford,
Clarendon, ²1963, pp. 1-22, ici p. 3.
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