226 Ombres de Shakespeare
L’année suivante Bevil Higgons (1670-1735), auteur qui s’est surtout illustré
comme historiographe de l’Angleterre, rédige pour le théâtre de Lincoln’s Inn Fields
le prologue à la représentation de la comédie de George Granville Le Juif de Venise.
Une Comédie. La version imprimée de cette nouvelle adaptation de la pièce de
Shakespeare Le Marchand de Venise (The Merchant of Venice), où le nom de
l’adaptateur Granville (1666-1735) ne figure pas non plus, paraît à Londres en
janvier 170110. L’idée particulièrement intéressante de Higgons consiste à mettre
non seulement en scène, selon une méthode déjà éprouvée, le spectre de Shakes-
peare, mais en même temps aussi celui de John Dryden, disparu l’année précédente.
Dans le dialogue entre les deux esprits, coiffés tous deux d’une couronne de laurier,
Shakespeare salue expressément les interventions de l’adaptateur, qui aurait embelli
le texte original en le débarrassant de ses « fautes »11.
Shakespeare n’apparaît donc pas jusqu’ici sur la scène anglaise dans le rôle
d’un personnage historique, celui de l’auteur, acteur, époux, père de famille, etc.
William Shakespeare, mais comme une apparition revenue de l’au-delà et porteuse
d’une signification quasi allégorique. Le fait que l’acteur Shakespeare, dans la
tradition plus anecdotique qu’étayée par des faits biographiques, soit associé à
un rôle depuis longtemps bien ancré dans la conscience collective du public, le
spectre du père d’Hamlet12, peut servir comme justification supplémentaire pour
toutes les apparitions du fantôme de Shakespeare. Dryden crée pour la première
fois un modèle dramaturgique qui gardera sa validité jusqu’à la fin du XVIIIesiècle
et sera réutilisé de façon isolée encore au XXesiècle, mais fera cette fois la plupart
du temps l’objet d’un détournement ironique. Le rôle du « spectre de
Shakespeare » constitue désormais le fondement bienvenu d’une convention
poétique passée de façon tacite entre les auteurs concernés et leur public :
l’auteur dramatique William Shakespeare serait, depuis son nouveau domicile des
Champs élyséens, avant tout occupé à observer avec attention si les générations
d’auteurs et d’acteurs qui lui ont succédé gèrent de façon digne son héritage
10. The London Stage 1660-1800 (note 4), vol. 2 : 1700-1729, édité par Emmett L. AVERY, p. 7.
Concernant The Jew of Venice de Granville, voir aussi George C. D. ODELL, Shakespeare from Betterton
to Irving (note 8), vol. 1, pp. 76-79 ; Hazelton SPENCER, Shakespeare Improved (note 8), pp. 338-344 ;
Christopher SPENCER, « Introduction », in Five Restoration Adaptations of Shakespeare, éd. par Chris-
topher Spencer, Urbana, Univ. of Illinois Press, 1965, pp. 1-32 ; C. SPENCER, « The Jew of Venice.
[Notes ; Texts and Variants] », in Five Restoration Adaptations of Shakespeare, cf. supra, pp. 421-422,
pp. 464-475 ; Michael DOBSON, The Making of the National Poet (note 8), pp. 121-124, et l’article de
M. DOBSON, « (The) Jew of Venice », in The Oxford Companion to Shakespeare, éd. par Michael
Dobson et Stanley Wells, Oxford, New York, OUP, 2005, p. 223.
11. « These Scenes in their rough Native Dress were mine ; / But now improve’d with nobler
Lustre shine ; / The first rude Sketches Shakespear’s Pencil drew, / But all the shining Master-stroaks are
new. / This Play, ye Criticks, shall your Fury stand, / Adorn’d and rescu’d by a faultless Hand. » Cité
d’après Bevi[l] HIGGONS, « Prologue. The Ghosts of Shakespear and Dryden arise Crown’d with Lawrel.
Written by Bevill Higgons, Esq. », in George GRANVILLE, The Jew of Venice. A Comedy. As it is Acted at
the Theatre in Little-Lincolns-Inn-Fields, by His Majesty’s Servants, London, Lintott, 1701.
12. La première référence au fait que Shakespeare aurait incarné le rôle du spectre dans Hamlet
se trouve chez Nicholas Rowe. Cf. N. ROWE, « Some Account of the Life & c. of Mr. William Shakespear.
1709 », reproduit dans David Nichol SMITH (éd.), Eighteenth Century Essays on Shakespeare, Oxford,
Clarendon, ²1963, pp. 1-22, ici p. 3.
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