UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE (Paris IV) ÉCOLE DOCTORALE IV : Civilisations, cultures, littératures et sociétés THESE Pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS 4 SORBONNE Discipline : Etudes arabes Présentée et soutenue publiquement par Salah NATIJ Le 30 novembre 2013 Adab : recherches sur la pensée éthique, esthétique et politique dans la littérature arabe classique Sous la direction de : Monsieur le Professeur Abdallah CHEIKH-MOUSSA JURY Madame Catherine Mayeur-Jaouen Monsieur Jean-Patrick Guillaume Monsieur Claude Gilliot Monsieur Abdallah Cheikh-Moussa Professeur à l’INALCO Professeur à l’Université de Paris III Professeur émérite à L’Université de Provence Professeur à l’Université de Paris IV 1 Résumé : Ce travail se propose d’apporter une contribution à la reconstruction et à l’étude de la pensée arabe classiques développée dans le champ de l’adab. Remarquons que nous disons bien la pensée arabe classique développée dans le champ de l’adab, car nous pensons que si nous voulons connaître la manière dont la pensée arabe classique avait tenté de construire une vision éthique et esthétique, c’est dans l’espace de questionnement propre à l’adab qu’il faut la chercher. C’est dire que ce n’est ni dans la philosophie dite islamique, ni dans le système moral mis en place par l’Islam qu’il serait possible de trouver la vision éthique arabe ancienne telle qu’elle avait tenté de s’élaborer et de s’exprimer. En effet, si la pensée arabe classique avait et a encore quelque chose d’original à apporter à la pensée et à la culture universelles, ce ne serait ni à travers le système moral élaboré par la religion islamique, ni au moyen des réflexions menées par les philosophes, mais grâce aux idées développées dans le champ de l’adab. C’est en effet dans et à travers la pensée de l’adab que la culture arabe classique se présente comme étant véritablement elle-même, c’est-à-dire telle qu’elle nous parle à travers les éléments qui lui appartiennent proprement et intrinsèquement. Car si, comme il est souvent dit, la poésie constitue le Diwān des Arabes, c’est-à-dire l’archive de leurs traditions et de leurs sentiments, l’adab, lui, constitue à la fois leur sagesse, leur éthique et leur esthétique. Abstract : This work aims to contribute to the reconstruction and the study of classical Arab thought developed in the field of adab. Note that we say good classical Arabic thought developed in the field of adab, because we believe that if we want to know how the classical Arabic thought had tried to build an ethical and aesthetic vision is in space specific to the adab questions must be sought. This means that it is not in the so-called Islamic philosophy, or in the set up by Islamic moral system it would be possible to find old Arabic ethical vision as had tried to develop and express themselves. Indeed, While classical Arabic thought had and still has something original to bring to the mind and universal cultural thing would not be developed through the Islamic religion moral system, or through discussions by philosophers, but thanks to the ideas developed in the field of adab. Indeed, it is in and through the thought of the classical Arabic adab culture as truly present itself, that is to say, as it speaks to us through the elements that belong to it properly and intrinsically. For if, as is often said, poetry is the Diwān of the Arabs, that is to say, the archive of their traditions and their feelings, adab, he is both their wisdom, ethics and aesthetics. 2 POSITION DE THESE Quand une culture ou une civilisation se développe et prend conscience d’elle-même, elle se met à élaborer et mettre au point un certain nombre de concepts à travers lesquels elle tente d’exprimer sa conception du monde et de l’Homme, manifeste ses soucis les plus profonds et pose ses exigences éthiques. Tel fut le cas de la culture arabe classique qui, sans doute très tôt au cours de l’époque antéislamique, se donna deux concepts fondamentaux qu’elle n’avait pas cessé, tout au long de l’histoire de sa formation et de son épanouissement, d’affiner, de définir et de redéfinir. Il s’agit des concepts de et d’adab1 et de murūʾa. Le concept d’adab, qui sera l’objet de nos analyses, constitue, avec ceux de murūʾa et de ẓarf, l’un des concepts majeurs qu’il a été donné à la pensée arabe classique de produire. L’adab, comme concept, comme champ d’expériences et comme principe formel d’organisation de la pensée, avait résisté non seulement à l’impact de la religion nouvelle, mais il avait aussi remarquablement réussi à contenir les poussées des influences culturelles et intellectuelles étrangères (surtout grecque et persane), en permettant de les absorber : absorber des apports étrangers cela veut dire, pour un système de pensée déterminé, se les approprier en les soumettant à l’économie de ses besoins propres comme système disposant d’un équilibre et cherchant en permanence à conserver le contrôle des changements possibles de cet équilibre. C’est ainsi que si nous examinons attentivement la réception des cultures étrangères par la pensée de l’adab, nous constaterons que celle-ci n’empruntait pas tout et n’importe quoi, mais uniquement les éléments qui lui permettaient de répondre aux questions qu’elle se posait. Il est sans doute permis de dire que si, vers le début du VIIIe siècle, la culture arabe classique n’avait pas eu à sa disposition ces deux concepts de murūʾa et de adab, en tant que cadre épistémique d’accueil et d’élaboration de la pensée, elle aurait immanquablement progressivement perdu sa propre voix et disparu sous les vagues des apports culturels des peuples conquis. Sans ces deux concepts, un Ibn al-Muqaffaʿ (m. 139/759) aurait probablement écrit non pas un Adab al-ṣaġīr et un Adab al-kabīr, mais des textes qui auraient eu non seulement d’autres titres mais surtout une autre tonalité intellectuelle et un autre esprit culturel et civilisationnel. La puissance des concepts de murūʾa et d’adab réside donc dans le fait qu’ils ont fourni à Ibn al-Muqaffaʿ, et à tant d’autres penseurs d’origine non arabe, un moyen conceptuel d’expression de leur vision des choses et surtout un style de pensée. Car adab et murūʾa ne sont pas de simples mots. Ils constituent Pour le concept d’adab, nous renvoyons également à Carlo Alfonso Nallino, La littérature arabe des origines à l’époque de la dynastie umayyade, Paris maisonneuve, 1950, surtout l’introduction p. 7-26 ; Francesco Gabrieli, article « Adab », Encyclopédie de l’Islam, Leiden, Brill, 1980 ; Abdallah Cheikh-Moussa, « La littérature d’adab : une éthique et une esthétique », Le grand Atlas Universalis des littératures, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1990. 1 3 des cadres de pensée et des horizons de réflexion. Le rôle qu’ils avaient joué au début du processus d’élaboration de la pensée arabe de l’adab fut d’autant plus important qu’ils furent appelés à servir d’équivalents à une multitude de concepts lors de la traduction-adaptation des pensées indienne, persane ou grecque2. C’est ainsi qu’il est facile de constater que dans les textes traduits par Ibn al-Muqaffaʿ, comme, par exemple, Kalīla wa Dimna, le concept adab est employé pour renvoyer à toutes les idées et les pensées relevant du champ de ce que nous appelons de nos jours « culture », tandis que le concept de murūʾa sert à exprimer toutes les expériences situées dans l’univers éthique et/ou moral. Si adab et murūʾa se déploient ainsi sous la forme de concepts multiples et pluriels, c’est parce que, comme nous allons le voir à travers les différents chapitres de notre thèse, ils avaient à prendre en charge et éclairer tous les aspects de la vie de l’individu, en conférant à celui-ci à la fois des marques de privilège, des buts et des responsabilités. Dans le discours que la culture arabe classique tint sur elle-même, discours que nous trouvons développé et pris en charge par les textes de l’adab qui nous sont parvenus, l’individu détenant l’adab, ou la murūʾa, ou les deux à la fois, est considéré comme étant une personne parfaite, excellente, une personne telle que chacun doit aspirer à l’être. Notre objectif dans cette thèse sera de montrer comment et pourquoi la culture et la pensée arabes classiques disposent, dans le concept d’Adab, de l’équivalent de la Paideia grecque3, c’est-à-dire un concept puissant, capable d’agir à la fois comme facteur fédérateur et organisateur de la production du savoir et comme principe à la lumière duquel les différents contextes d’expérience et d’action acquièrent leurs significations et leurs pertinences. A travers l’analyse de ce concept, nous nous proposons de contribuer à la reconstruction et à l’étude de la vision éthique arabe ancienne. La question principale à laquelle nous avons essayé de répondre est la suivante : la pensée arabe classique, développée dans le champ de l’adab, avait-elle élaboré ou tenté d’élaborer une vision éthique et /ou esthétique laissant transparaître des soucis et des interrogations qui lui sont propres ? Remarquons que nous disons bien la pensée arabe classique développée dans le champ de l’adab, car nous pensons que si nous voulons connaître la manière dont la pensée arabe classique avait tenté de construire une vision éthique, c’est dans l’espace de questionnement propre à l’adab qu’il faut la chercher. C’est dire que ce n’est ni dans la philosophie dite Même la philosophie a été parfois adaptée, dans la forme de sa présentation, pour répondre au style d’exposition de l’adab. C’est ce que nous pouvons voir dans un ouvrage intitulé Ādāb al-ḥukamāʾ, composé par Isḥāq b. Ḥunayn, éd. Abd al-Raḥmān Badawī, Koweit, 1985. 3 . Voir surtout Werner W. Jaeger, Paideia. La formation de l’homme grec, Paris Gallimard, 1964. 2 4 islamique4, ni dans le système moral mis en place par l’Islam qu’il serait possible de trouver la vision éthique arabe ancienne telle qu’elle avait tenté de s’élaborer et de s’exprimer. Nous tendons à penser que si la pensée arabe classique avait quelque chose d’original à apporter à la pensée éthique universelle, ce ne serait ni à travers le système moral élaboré par la religion islamique, ni au moyen des réflexions menées par les philosophes, mais grâce aux idées développées dans le champ de l’adab. C’est en effet dans et à travers la pensée de l’adab que la culture arabe classique se présente comme étant véritablement elle-même, c’est-à-dire telle qu’elle nous parle à travers les éléments qui lui appartiennent proprement et intrinsèquement. Car si, comme il est souvent dit, la poésie constitue le diwān des Arabes, c’est-à-dire l’archive de leurs traditions et de leurs sentiments, l’adab, lui, constitue à la fois leur anthropologie et leur sagesse. Murūʾa est donc le concept à travers lequel la pensée arabe classique, celle de l’adab, tenta de se poser des questions d’ordre éthique et d’y répondre. Aussi le concept de murūʾa constitue-t-il pour ainsi dire la grande problématique de l’adab. Nous en avons pour preuve le fait que tous les grandes anthologies de textes d’adab qui nous sont parvenues consacrent un chapitre plus ou moins important à la question de la murūʾa. Tel est le cas de ʿUyūn al-aḫbār d’Ibn Qutayba (m. 276/889)5, d’al-ʿIqd al-farīd d’Ibn ʿAbd Rabbih (m. 328/940)6, de Kitāb al-Muwaššā d’al-Waššāʾ (m. 325/936)7. Un penseur du début du VIIIe siècle, Ṣāliḥ b. Ğanāḥ (m. 700 ?), consacra une épître entière au thème de la murūʾa, portant le titre al-adab wa-lmurūʾa8. Rappelons aussi que selon al-Baġdādī dans Ḫizānat al-adab9, al-Ğāḥiẓ (m. 255/ Ce sur quoi nous renseigne la philosophie dite islamique, c’est surtout et uniquement la manière dont la pensée arabe, à un moment donné de l’histoire de son développement, avait fait preuve d’une remarquable aptitude à recevoir, comprendre et concrétiser la philosophie grecque. C’est dire que nous considérons la philosophie dite islamique non pas comme le signe d’une capacité de production et d’exercice d’une pensée propre, mais uniquement comme la démonstration d’une capacité de lecture et de compréhension d’une pensée autre. C’est la raison pour laquelle cette philosophie n’a pas d’horizon de réflexion propre. Son horizon est celui constitué par la constellation de thèmes et de questions posés et traités par les philosophes grecs, notamment Aristote. Il suffit en effet de lire attentivement un ouvrage comme Tahḏīb al-aḫlāq de Miskawayh (m. 421/1030) pour remarquer comment chaque fois que ce dernier aborde une question qui n’a pas été traitée par Aristote, il prend soin de le signaler, comme, par exemple, au début du chapitre intitulé Mā yağibu ʿalā alinsān li-ḫāliqihi, où nous pouvons lire : Inna Ariṭūtālīs lam yanuṣṣ fī hāḏā al-mawḍiʿ ʿalā l-ʿibāda allatī yağibu an naltazimahā li-ḫāliqinā (Sur ce sujet, Aristote n’a pas recommandé l’adoration que nous devons avoir envers notre créateur), Miskawayh, Tahḏīb al-aḫlāq, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiya, 1985, p. 101. Par cette phrase, Miskawayh signale pour ainsi dire une exception qui confirme la règle. 5 Ibn Qutayba, ʿUyūn al-ʾAḫbār, Le Caire, Dār al-kutub al-miṣriya, 1996, I, p. 296 et suiv. 6 Ibn ʿAbd Rabbih, al-ʿIqd al-farīd, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiya, 1983, II, p. 150 et suiv. 7 Al-Waššāʾ, Kitāb al-Muwaššā, Le Caire, Maktabat al-Ḫānğī, 1953, p. 37 et suiv. 8 Ṣāliḥ b. Ğanāḥ, « Kitāb al-adab wa-l-murūʾa », in Muḥammad Kurd ʿAli, Rasāʾil al-Bulaġā, Le Caire, Dār al-kutub al-ʿarabiya al-kubrā, 1913. 9 ʿAbd al-Qādir al-Baġdādī, Ḫizānat al-adab, éd. A. Hārūn, Le Caire, al-Ḫānğī, 19963, III, p .90 : Qāla al-Ğāḥiẓ fī kitāb šarāʾiʿ al-murūʾa : wa kānat al-ʿarab tusawwidu ʿalā ašyāʾ. 4 5 868) aurait composé un traité ou une épître sur les lois et les règles de la murūʾa (Kitāb šarāʾiʿ al-murūʾa)10. Que tel traité eût existé ou non, ce qui nous intéresse ici est de constater comment la question de la murūʾa était venue à être considérée dans le cadre de l’adab comme présentant un ensemble de règles et de principes éthiques que l’on pouvait codifier, systématiser et sentir le besoin de lui consacrer un livre entier comme le fit al-Ṯaʿālibī (m. 429/1038) dans son ouvrage Mirʾāt al-murūʾāt11 . Que les règles et les principes éthiques qui se déploient à travers le concept de Murūʾa tendent à éclairer et à régir les différents aspects de la vie de l’individu (marʾ) dans la société, c’est ce que nous ne manquerons pas de remarquer tout au long des réflexions et analyses qui suivent. Ainsi, en utilisant la question de la murūʾa comme fil conducteur de nos analyses et réflexions, avons-nous pu nous rendre compte de quelle manière ce concept met en jeu et engage, dans l’horizon de la culture arabe classique, non seulement des questionnements à caractère strictement éthique, mais aussi des interrogations d’ordre esthétique, politique, linguistique, économique, etc. C’est dire qu’à travers et au sein de l’expérience de la murūʾa, le souci de soi se déploie chaque fois comme un fait éthique pluriel et total : il s’agit d’une expérience et d’un souci à travers lesquels la personne aspire à réaliser et maintenir en ellemême la perfection sur tous les plans : éthique, esthétique, intellectuelle, économique, etc. Pour bien comprendre cet idéal de perfection et d’excellence qui anime l’éthique de la murūʾa, il faut le resituer dans la perspective générale de l’idéal de culture de l’adab. Tout au long de l’enquête que nous venons de mener, nous avons pu remarquer comment la culture de l’adab développe, à travers le concept de murūʾa, une vision éthique fondamentalement individualiste : le statut de chaque individu est déterminé exclusivement par ses mérites propres et ses qualités personnelles. C’est cette idée que nous trouvons exprimée dans la définition indirecte de la murūʾa, citée dans ʿUyūn al-aḫbār : qāla Maymūn b.Maymūn : man fātahu ḥasab nafsihi lam yanfaʿuhu ḥasab abīhi12 (La noblesse du père n’est d’aucun secours pour celui qui n’a pas de qualités personnelles). Ḥasab renvoie à la manière dont un individu donné compte dans la société grâce à la valeur du statut qu’il a réussi à acquérir par ses efforts et mérites propres. Chacun est donc invité à effectuer le travail nécessaire pour acquérir les qualités et les talents lui permettant de s’imposer dans la société et d’y jouir d’une certaine reconnaissance. Autrement dit, chacun On peut se faire une idée de ce que pouvaient être la forme et le contenu d’un tel traité en consultant le livre d’al-Waššāʾ sur le Ẓarf. Dans ce livre, nous trouvons en effet un chapitre intitulé « Šarāʾiʿ al-murūʾa ». Kitāb alMuwaššā, p. 37 et suiv. 11 Abū Manṣūr al-Ṯaʿālibī, Mirʾāt al-murūʾāt, Beyrouth, Dār Ibn Ḥazm, 2004, p. 11. 12 ʿUyūn al-aḫbār, I, p. 296. Dans al-ʿIqd al-farīd, II, p. 148, ce propos est attribué à Quṣṣ b. Sāʿida. 10 6 doit tenter de faire de sa propre personne une individualité unique et originale. Cette culture de l’individualisme et de la fabrication de soi est apparue sans doute au début de l’époque omeyyade13 : ma place dans la société, ainsi que la personnalité que je suis devenu, je les dois non pas au prestige de mes ancêtres, mais uniquement et exclusivement à ce que j’ai réussi à faire de moi-même. Je suis totalement l’œuvre de mes propres efforts. Voici une scène nous montrant comment cet esprit individualiste avait commencé à s’imposer comme une marque d’authenticité et de perfection personnelles : Takallama rağul ʿinda ʿAbd la-Malik b. Marwān bi-kalām ḏahaba fīhi kull maḏhab14 faaʿğaba ʿAbd al-Malik mā samiʿa min kalāmihi fa-qāla lahu : ibn man anta ? Qāla : anā ibn nafsī yā amīr al-muʾminīn allatī tawaṣṣaltu bihā ilayka. Qāla : ṣadaqta15 (Un homme parla chez le calife ʿAbd al-Malik b. Marwān, déployant un discours dans lequel il se montra cultivé dans les différentes branches de l’adab. En l’entendant, ʿAbd al-Malik fut admiratif de son savoir et lui dit : de qui es-tu le fils ? Je suis le fils de ma propre personnalité, ô Commandeur des croyants, celle-là même que j’ai employée comme lien auprès de toi, répondit l’homme. Tu as raison, dit le calife.) Ainsi, si, comme nous l’avons vu, l’individu (marʾ) n’a de compte à rendre qu’à luimême, c’est parce qu’il ne compte que par lui-même, de sorte qu’il est pour lui-même sa propre référence. A noter que dans al-mustaṭraf d’al-Ibšīhī, qui rapporte cette scène que nous venons de citer, la réponse anā ibnu nafsī devient : anā ibnu l-adab, c’est-à-dire que je suis le fils de l’adab, je suis le fruit de l’éducation et de la culture. Dans al-ʿIqd al-farīd, ibn ʿAbd Rabbih signale que cette idée fut reprise par un poète qu’il cite : Mālī ʿaqlī wa himmatī ḥasabī // mā anā mawlā wa lā anā ʿarabī Iḏā intamā aḥadun ilā aḥadin // fa-innanī muntamin ilā adabī16 La présence des mots ʿarabī (Arabe) et mawlā (client allié à et protégé par un Arabe) dans ces vers n’est pas due au hasard. Ces deux mots sont là pour nous rappeler que ce courant de pensée qui donne la priorité à l’adab par rapport au nasab (descendance) est sans doute né comme tentative de trouver une solution culturelle au problème de l’antagonisme Culture individualiste qui avait cherché à s’exprimer aussi à travers la tendance esthético-littéraire du Ẓarf (raffinement). 14 Cette expression de ḏahaba fīhi kull maḏhab n’est pas anodine. Elle renvoie en réalité à la définition que donne Salm Ibn Qutayba à l’adab : man arāda an yakūna adīb fa-l-iyatafannana fī l-ʿulūm = celui qui veut devenir cultivé selon les règles de l’adab, doit connaître toutes les branches du savoir. al-ʿIqd, II, p. 78. 15 Al-ʿIqd, II, p. 148. 16 Ma seule richesse, c’est mon esprit et ma fierté est ma valeur personnelle // Je ne suis ni un client ni un Arabe. Si quelqu’un revendique sa filiation avec quelqu’un d’autre, moi c’est uniquement de ma culture que je me revendique. 13 7 inter-ethnique, appelé šuʿūbiyya17, qui opposa les non-Arabes (ʿaġam-mawālī) aux Arabes. Tout se passe donc comme si le principe d’égalité que le prophète Muḥammad tenta d’instaurer, en décrétant qu’« il n’y a pas de différence entre un Arabe et un non-Arabe que par la piété (taqwā) »18, avait totalement échoué ou ne suffisait plus pour canaliser les passions, et qu’il fallait refonder les règles de la hiérarchisation sociale sur des principes issus du nouveau modèle culturel élaboré selon les idéaux et les normes de l’adab : ce qui fait désormais la valeur d’un individu et le distingue des autres dans la société, ce n’est ni son origine ethnique, ni sa naissance et son ascendance, ni sa religion, mais son éducabilité dans la culture de l’adab, c’est-à-dire sa disponibilité et sa capacité à acquérir et diffuser le savoir et la culture. Il faut faire attention aussi à la manière dont les mots intamā et muntamin sont employés dans ces vers, car ils ne veulent pas dire seulement adhérer/adhésion ou appartenir/appartenance, mais ils nous montrent aussi comment l’adab, comme état d’esprit et comme culture, était venu à se constituer en une sorte de communauté des esprits éclairés à laquelle et de laquelle tous ceux qui cultivaient et promouvaient la culture de l’adab pouvaient adhérer et se revendiquer. En effet, que l’adab, comme idéal de culture était devenu un lien sacré, c’est ce que nous pouvons observer dans un vers de Diʿbil al-Ḫuzāʿī (m. 246/860) : Ğiʾtuka mustarfidan bi-lā sababin // ilayka illā bi-ḥurmati l-adabi19 (Je viens vers toi te demandant de l’aide en n’ayant d’autre lien à faire valoir auprès de toi que celui, sacré, noble, de la culture (adab)). D’aucuns poseront la question : ce poète fut-il sincère ? Croyait-il, lui-même, à ce lien sacré de l’adab ? La réponse à ces interrogations est très simple : peu importe pour l’historien et/ou pour le chercheur que le poète en question fût sincère ou non, car ce que nous savons avec certitude, c’est qu’il avait existé et avait dit le vers que nous avons cité. L’important est de savoir que si ce poète tenta ainsi d’instrumentaliser cette conception de l’adab comme valeur sacrée, c’est parce qu’il savait ou il supposait qu’elle existait et qu’elle trouvait un certain écho auprès des grands de son époque. En outre, cette idée de l’adab considéré comme un puissant lien de fraternité intellectuelle entre les êtres humains fut très répandue à l’époque de Diʾbil, comme le montre ce vers d’Abū Tammām (m. 231/845) : Wa ʿiṣābatun ğāwarat ādābuhum adabī // fa-hum wa in furriqū fi l-arḍi ğīrānī20 17 Voir surtout les deux chapitres (4 et 5) que I. Goldziher consacre à cette question dans son ouvrage Muslim Studies, London, New Bruswick, 2006, p. 147-198. 18 19 Lā farq bayna arabī wa ʿaġamī illā bi-l-taqwā. al-ʿIqd, I, p. 202. 8 C’est à dessein sans doute qu’Abū Tammām emploie métaphoriquement le mot ʿiṣāba (bande d’amis, communauté d’amis), probablement pour signifier que les liens fondés sur la complicité intellectuelle sont générateur d’une forme de solidarité semblable dans son principe moteur à l’esprit de corps (ʿaṣabiya). Car, la proximité intellectuelle, rapprochant les esprits, est plus puissante que la vicinité physique, rapprochant les corps. Mais ce que ce vers d’Abū Tammām voulait exprimer est probablement ceci : tous ceux qui croient à la forme de spiritualité inhérente à l’adab, y adhèrent, la cultivent énergiquement en eux-mêmes et la diffusent partout dans le monde des hommes, constituent une communauté élitiste dont les membres sont unis par leur affinité intellectuelle et par leur communion dans le même enthousiasme et le même état d’esprit. Nous constatons ainsi comment l’esprit d’individualisme animant l’éthique de la murūʾa en particulier et l’adab en général prend ici la forme d’un véritable cosmopolitisme : l’adab fonde un réseau de sociabilité et d’affinité intellectuelles qui transcende à la fois les ancrages géographiques et les appartenances ethniques. Or, il suffit d’examiner attentivement ce qui est exigé de chaque individu désirant faire partie de la communauté des porteurs de l’adab pour comprendre que ce cosmopolitisme est en réalité un humanisme : la personne demandant à intégrer cette communauté doit cultiver et porter à perfection les deux éléments qui sont le privilège et l’apanage de l’être humain, à savoir l’intelligence et l’aptitude à une éducabilité infinie. Il s’agit d’un humanisme que nous pouvons dire à la fois pur et authentique parce qu’il est centré sur l’Homme et uniquement sur l’Homme considéré comme aspirant en permanence à réaliser en lui-même deux qualités fondamentales qui mènent vers la murūʾa et l’adab : l’intégrité éthique et l’universalisme intellectuel. Abū Tammām, Diwān, Le Caire, édition Muḥyi l-Dīn al-Ḫayyāṭ, p. 332 = (Une bande d’amis dont les esprits se sont trouvés en affinité avec le mien, si bien que même en étant dispersés partout dans le monde, ils sont toujours mes voisins). 20 9