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islamique4, ni dans le système moral mis en place par l’Islam qu’il serait possible de trouver
la vision éthique arabe ancienne telle qu’elle avait tenté de s’élaborer et de s’exprimer. Nous
tendons à penser que si la pensée arabe classique avait quelque chose d’original à apporter à
la pensée éthique universelle, ce ne serait ni à travers le système moral élaboré par la religion
islamique, ni au moyen des réflexions menées par les philosophes, mais grâce aux idées
développées dans le champ de l’adab. C’est en effet dans et à travers la pensée de l’adab que
la culture arabe classique se présente comme étant véritablement elle-même, c’est-à-dire telle
qu’elle nous parle à travers les éléments qui lui appartiennent proprement et intrinsèquement.
Car si, comme il est souvent dit, la poésie constitue le diwān des Arabes, c’est-à-dire l’archive
de leurs traditions et de leurs sentiments, l’adab, lui, constitue à la fois leur anthropologie et
leur sagesse.
Murūʾa est donc le concept à travers lequel la pensée arabe classique, celle de l’adab, tenta
de se poser des questions d’ordre éthique et d’y répondre. Aussi le concept de murūʾa
constitue-t-il pour ainsi dire la grande problématique de l’adab. Nous en avons pour preuve le
fait que tous les grandes anthologies de textes d’adab qui nous sont parvenues consacrent un
chapitre plus ou moins important à la question de la murūʾa. Tel est le cas de ʿUyūn al-aḫbār
d’Ibn Qutayba (m. 276/889)5, d’al-ʿIqd al-farīd d’Ibn ʿAbd Rabbih (m. 328/940)6, de Kitāb
al-Muwaššā d’al-Waššāʾ (m. 325/936)7. Un penseur du début du VIIIe siècle, Ṣāliḥ b. Ğanāḥ
(m. 700 ?), consacra une épître entière au thème de la murūʾa, portant le titre al-adab wa-l-
murūʾa8. Rappelons aussi que selon al-Baġdādī dans Ḫizānat al-adab9, al-Ğāḥiẓ (m. 255/
4 Ce sur quoi nous renseigne la philosophie dite islamique, c’est surtout et uniquement la manière dont la
pensée arabe, à un moment donné de l’histoire de son développement, avait fait preuve d’une remarquable
aptitude à recevoir, comprendre et concrétiser la philosophie grecque. C’est dire que nous considérons la
philosophie dite islamique non pas comme le signe d’une capacité de production et d’exercice d’une pensée
propre, mais uniquement comme la démonstration d’une capacité de lecture et de compréhension d’une
pensée autre. C’est la raison pour laquelle cette philosophie n’a pas d’horizon de réflexion propre. Son horizon
est celui constitué par la constellation de thèmes et de questions posés et traités par les philosophes grecs,
notamment Aristote. Il suffit en effet de lire attentivement un ouvrage comme Tahḏīb al-aḫlāq de Miskawayh
(m. 421/1030) pour remarquer comment chaque fois que ce dernier aborde une question qui n’a pas été traitée
par Aristote, il prend soin de le signaler, comme, par exemple, au début du chapitre intitulé Mā yağibu ʿalā al-
insān li-ḫāliqihi, où nous pouvons lire : Inna Ariṭūtālīs lam yanuṣṣ fī hāḏā al-mawḍiʿ ʿalā l-ʿibāda allatī yağibu an
naltazimahā li-ḫāliqinā (Sur ce sujet, Aristote n’a pas recommandé l’adoration que nous devons avoir envers
notre créateur), Miskawayh, Tahḏīb al-aḫlāq, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiya, 1985, p. 101. Par cette phrase,
Miskawayh signale pour ainsi dire une exception qui confirme la règle.
5 Ibn Qutayba, ʿUyūn al-ʾAḫbār, Le Caire, Dār al-kutub al-miṣriya, 1996, I, p. 296 et suiv.
6 Ibn ʿAbd Rabbih, al-ʿIqd al-farīd, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiya, 1983, II, p. 150 et suiv.
7 Al-Waššāʾ, Kitāb al-Muwaššā, Le Caire, Maktabat al-Ḫānğī, 1953, p. 37 et suiv.
8 Ṣāliḥ b. Ğanāḥ, « Kitāb al-adab wa-l-murūʾa », in Muḥammad Kurd ʿAli, Rasāʾil al-Bulaġā, Le Caire, Dār al-kutub
al-ʿarabiya al-kubrā, 1913.
9 ʿAbd al-Qādir al-Baġdādī, Ḫizānat al-adab, éd. A. Hārūn, Le Caire, al-Ḫānğī, 19963, III, p 90. : Qāla al-Ğāḥiẓ fī kitāb
šarāʾiʿ al-murūʾa : wa kānat al-ʿarab tusawwidu ʿalā ašyāʾ.