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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
(Paris IV)
ÉCOLE DOCTORALE IV : Civilisations, cultures, littératures et sociétés
THESE
Pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS 4 SORBONNE
Discipline : Etudes arabes
Présentée et soutenue publiquement par
Salah NATIJ
Le 30 novembre 2013
Adab : recherches sur la pensée éthique, esthétique
et politique dans la littérature arabe classique
Sous la direction de : Monsieur le Professeur Abdallah CHEIKH-MOUSSA
JURY
Madame Catherine Mayeur-Jaouen Professeur à l’INALCO
Monsieur Jean-Patrick Guillaume Professeur à l’Université de Paris III
Monsieur Claude Gilliot Professeur émérite à L’Université de Provence
Monsieur Abdallah Cheikh-Moussa Professeur à l’Université de Paris IV
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Résumé :
Ce travail se propose d’apporter une contribution à la reconstruction et à l’étude de la pensée arabe
classiques veloppée dans le champ de l’adab. Remarquons que nous disons bien la pensée arabe
classique développée dans le champ de l’adab, car nous pensons que si nous voulons connaître la
manière dont la pensée arabe classique avait tenté de construire une vision éthique et esthétique, c’est
dans l’espace de questionnement propre à l’adab qu’il faut la chercher. C’est dire que ce n’est ni dans
la philosophie dite islamique, ni dans le système moral mis en place par l’Islam qu’il serait possible
de trouver la vision éthique arabe ancienne telle qu’elle avait tenté de s’élaborer et de s’exprimer. En
effet, si la pensée arabe classique avait et a encore quelque chose d’original à apporter à la pensée et à
la culture universelles, ce ne serait ni à travers le système moral élaboré par la religion islamique, ni
au moyen des réflexions menées par les philosophes, mais grâce aux idées développées dans le
champ de l’adab. C’est en effet dans et à travers la pensée de l’adab que la culture arabe classique se
présente comme étant véritablement elle-même, c’est-à-dire telle qu’elle nous parle à travers les
éléments qui lui appartiennent proprement et intrinsèquement. Car si, comme il est souvent dit, la
poésie constitue le Diwān des Arabes, c’est-à-dire l’archive de leurs traditions et de leurs sentiments,
l’adab, lui, constitue à la fois leur sagesse, leur éthique et leur esthétique.
Abstract :
This work aims to contribute to the reconstruction and the study of classical Arab thought developed
in the field of adab. Note that we say good classical Arabic thought developed in the field of adab,
because we believe that if we want to know how the classical Arabic thought had tried to build an
ethical and aesthetic vision is in space specific to the adab questions must be sought. This means that
it is not in the so-called Islamic philosophy, or in the set up by Islamic moral system it would be
possible to find old Arabic ethical vision as had tried to develop and express themselves. Indeed,
While classical Arabic thought had and still has something original to bring to the mind and
universal cultural thing would not be developed through the Islamic religion moral system, or
through discussions by philosophers, but thanks to the ideas developed in the field of adab. Indeed, it
is in and through the thought of the classical Arabic adab culture as truly present itself, that is to say,
as it speaks to us through the elements that belong to it properly and intrinsically. For if, as is often
said, poetry is the Diwān of the Arabs, that is to say, the archive of their traditions and their feelings,
adab, he is both their wisdom, ethics and aesthetics.
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POSITION DE THESE
Quand une culture ou une civilisation se développe et prend conscience d’elle-même,
elle se met à élaborer et mettre au point un certain nombre de concepts à travers lesquels elle
tente d’exprimer sa conception du monde et de l’Homme, manifeste ses soucis les plus
profonds et pose ses exigences éthiques. Tel fut le cas de la culture arabe classique qui, sans
doute très tôt au cours de l’époque antéislamique, se donna deux concepts fondamentaux
qu’elle n’avait pas cessé, tout au long de l’histoire de sa formation et de son épanouissement,
d’affiner, de définir et de redéfinir. Il s’agit des concepts de et d’adab1 et de murūʾa.
Le concept d’adab, qui sera l’objet de nos analyses, constitue, avec ceux de murūʾa et de
ẓarf, l’un des concepts majeurs qu’il a été donné à la pensée arabe classique de produire.
L’adab, comme concept, comme champ d’expériences et comme principe formel
d’organisation de la pensée, avait résisté non seulement à l’impact de la religion nouvelle,
mais il avait aussi remarquablement réussi à contenir les poussées des influences culturelles et
intellectuelles étrangères (surtout grecque et persane), en permettant de les absorber : absorber
des apports étrangers cela veut dire, pour un système de pensée déterminé, se les approprier
en les soumettant à l’économie de ses besoins propres comme système disposant d’un
équilibre et cherchant en permanence à conserver le contrôle des changements possibles de
cet équilibre. C’est ainsi que si nous examinons attentivement la réception des cultures
étrangères par la pensée de l’adab, nous constaterons que celle-ci n’empruntait pas tout et
n’importe quoi, mais uniquement les éléments qui lui permettaient de répondre aux questions
qu’elle se posait. Il est sans doute permis de dire que si, vers le début du VIIIe siècle, la
culture arabe classique n’avait pas eu à sa disposition ces deux concepts de murūʾa et de
adab, en tant que cadre épistémique d’accueil et d’élaboration de la pensée, elle aurait
immanquablement progressivement perdu sa propre voix et disparu sous les vagues des
apports culturels des peuples conquis. Sans ces deux concepts, un Ibn al-Muqaffaʿ (m.
139/759) aurait probablement écrit non pas un Adab al-ṣaġīr et un Adab al-kabīr, mais des
textes qui auraient eu non seulement d’autres titres mais surtout une autre tonalité
intellectuelle et un autre esprit culturel et civilisationnel. La puissance des concepts de murūʾa
et d’adab réside donc dans le fait qu’ils ont fourni à Ibn al-Muqaffaʿ, et à tant d’autres
penseurs d’origine non arabe, un moyen conceptuel d’expression de leur vision des choses et
surtout un style de pensée. Car adab et murūʾa ne sont pas de simples mots. Ils constituent
1 Pour le concept d’adab, nous renvoyons également à Carlo Alfonso Nallino, La littérature arabe des origines à
l’époque de la dynastie umayyade, Paris maisonneuve, 1950, surtout l’introduction p. 7-26 ; Francesco Gabrieli,
article « Adab », Encyclopédie de l’Islam, Leiden, Brill, 1980 ; Abdallah Cheikh-Moussa, « La littérature d’adab : une
éthique et une esthétique », Le grand Atlas Universalis des littératures, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1990.
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des cadres de pensée et des horizons de réflexion. Le rôle qu’ils avaient joué au début du
processus d’élaboration de la pensée arabe de l’adab fut d’autant plus important qu’ils furent
appelés à servir d’équivalents à une multitude de concepts lors de la traduction-adaptation des
pensées indienne, persane ou grecque2. C’est ainsi qu’il est facile de constater que dans les
textes traduits par Ibn al-Muqaffaʿ, comme, par exemple, Kalīla wa Dimna, le concept adab
est employé pour renvoyer à toutes les idées et les pensées relevant du champ de ce que nous
appelons de nos jours « culture », tandis que le concept de murūʾa sert à exprimer toutes les
expériences situées dans l’univers éthique et/ou moral.
Si adab et murūʾa se déploient ainsi sous la forme de concepts multiples et pluriels, c’est
parce que, comme nous allons le voir à travers les différents chapitres de notre thèse, ils
avaient à prendre en charge et éclairer tous les aspects de la vie de l’individu, en conférant à
celui-ci à la fois des marques de privilège, des buts et des responsabilités.
Dans le discours que la culture arabe classique tint sur elle-même, discours que nous
trouvons développé et pris en charge par les textes de ladab qui nous sont parvenus,
l’individu détenant l’adab, ou la murūʾa, ou les deux à la fois, est considéré comme étant une
personne parfaite, excellente, une personne telle que chacun doit aspirer à l’être.
Notre objectif dans cette thèse sera de montrer comment et pourquoi la culture et la pensée
arabes classiques disposent, dans le concept d’Adab, de l’équivalent de la Paideia grecque3,
c’est-à-dire un concept puissant, capable d’agir à la fois comme facteur fédérateur et
organisateur de la production du savoir et comme principe à la lumière duquel les différents
contextes d’expérience et d’action acquièrent leurs significations et leurs pertinences. A
travers l’analyse de ce concept, nous nous proposons de contribuer à la reconstruction et à
l’étude de la vision éthique arabe ancienne. La question principale à laquelle nous avons
essayé de répondre est la suivante : la pensée arabe classique, développée dans le champ de
l’adab, avait-elle élaboré ou tenté d’élaborer une vision éthique et /ou esthétique laissant
transparaître des soucis et des interrogations qui lui sont propres ?
Remarquons que nous disons bien la pensée arabe classique développée dans le champ de
l’adab, car nous pensons que si nous voulons connaître la manière dont la pensée arabe
classique avait tenté de construire une vision éthique, c’est dans l’espace de questionnement
propre à l’adab qu’il faut la chercher. C’est dire que ce n’est ni dans la philosophie dite
2 Même la philosophie a été parfois adaptée, dans la forme de sa présentation, pour répondre au style
d’exposition de ladab. C’est ce que nous pouvons voir dans un ouvrage intitulé Ādāb al-ḥukamāʾ, composé par
Isḥāq b. Ḥunayn, éd. Abd al-Raḥmān Badawī, Koweit, 1985.
3. Voir surtout Werner W. Jaeger, Paideia. La formation de l’homme grec, Paris Gallimard, 1964.
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islamique4, ni dans le système moral mis en place par l’Islam qu’il serait possible de trouver
la vision éthique arabe ancienne telle qu’elle avait tenté de s’élaborer et de s’exprimer. Nous
tendons à penser que si la pensée arabe classique avait quelque chose d’original à apporter à
la pensée éthique universelle, ce ne serait ni à travers le système moral élaboré par la religion
islamique, ni au moyen des réflexions menées par les philosophes, mais grâce aux idées
développées dans le champ de l’adab. C’est en effet dans et à travers la pensée de ladab que
la culture arabe classique se présente comme étant véritablement elle-même, c’est-à-dire telle
qu’elle nous parle à travers les éléments qui lui appartiennent proprement et intrinsèquement.
Car si, comme il est souvent dit, la poésie constitue le diwān des Arabes, c’est-dire l’archive
de leurs traditions et de leurs sentiments, l’adab, lui, constitue à la fois leur anthropologie et
leur sagesse.
Murūʾa est donc le concept à travers lequel la pensée arabe classique, celle de l’adab, tenta
de se poser des questions d’ordre éthique et d’y répondre. Aussi le concept de murūʾa
constitue-t-il pour ainsi dire la grande problématique de l’adab. Nous en avons pour preuve le
fait que tous les grandes anthologies de textes d’adab qui nous sont parvenues consacrent un
chapitre plus ou moins important à la question de la murūʾa. Tel est le cas de ʿUyūn al-aḫbār
d’Ibn Qutayba (m. 276/889)5, d’al-ʿIqd al-farīd d’Ibn ʿAbd Rabbih (m. 328/940)6, de Kitāb
al-Muwaššā d’al-Waššāʾ (m. 325/936)7. Un penseur du début du VIIIe siècle, Ṣāliḥ b. Ğanāḥ
(m. 700 ?), consacra une épître entière au thème de la murūʾa, portant le titre al-adab wa-l-
murūʾa8. Rappelons aussi que selon al-Baġdādī dans Ḫizānat al-adab9, al-Ğāḥiẓ (m. 255/
4 Ce sur quoi nous renseigne la philosophie dite islamique, c’est surtout et uniquement la manière dont la
pensée arabe, à un moment donné de l’histoire de son développement, avait fait preuve d’une remarquable
aptitude à recevoir, comprendre et concrétiser la philosophie grecque. C’est dire que nous considérons la
philosophie dite islamique non pas comme le signe d’une capacité de production et d’exercice d’une pensée
propre, mais uniquement comme la démonstration d’une capacité de lecture et de compréhension d’une
pensée autre. C’est la raison pour laquelle cette philosophie n’a pas d’horizon de réflexion propre. Son horizon
est celui constitué par la constellation de thèmes et de questions posés et traités par les philosophes grecs,
notamment Aristote. Il suffit en effet de lire attentivement un ouvrage comme Tahḏīb al-aḫlāq de Miskawayh
(m. 421/1030) pour remarquer comment chaque fois que ce dernier aborde une question qui n’a pas été traitée
par Aristote, il prend soin de le signaler, comme, par exemple, au début du chapitre intitulé yağibu ʿalā al-
insān li-ḫāliqihi, nous pouvons lire : Inna Ariṭūtālīs lam yanuṣṣ hāḏā al-mawḍiʿ ʿalā l-ʿibāda allatī yağibu an
naltazimahā li-ḫāliqinā (Sur ce sujet, Aristote n’a pas recommandé l’adoration que nous devons avoir envers
notre créateur), Miskawayh, Tahḏīb al-aḫlāq, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiya, 1985, p. 101. Par cette phrase,
Miskawayh signale pour ainsi dire une exception qui confirme la règle.
5 Ibn Qutayba, ʿUyūn al-ʾAḫbār, Le Caire, Dār al-kutub al-miriya, 1996, I, p. 296 et suiv.
6 Ibn ʿAbd Rabbih, al-ʿIqd al-farīd, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiya, 1983, II, p. 150 et suiv.
7 Al-Waššāʾ, Kitāb al-Muwaššā, Le Caire, Maktabat al-Ḫānğī, 1953, p. 37 et suiv.
8 Ṣāliḥ b. Ğanāḥ, « Kitāb al-adab wa-l-murūʾa », in Muḥammad Kurd ʿAli, Rasāʾil al-Bulaġā, Le Caire, Dār al-kutub
al-ʿarabiya al-kubrā, 1913.
9 ʿAbd al-Qādir al-Baġdādī, Ḫizānat al-adab, éd. A. Hārūn, Le Caire, al-Ḫānğī, 19963, III, p 90. : Qāla al-Ğāi kitāb
šarāʾiʿ al-murūʾa : wa kānat al-ʿarab tusawwidu ʿalā ašyāʾ.
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