UNIVERSITE PARIS-SORBONNE (PARIS IV) ECOLE DOCTORALE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE 2013 Philippe ROCHEFORT sous direction du Pr. Pascal GRISET La Chambre de Commerce américaine en France et les filiales américaines (1890-1990) : cohérences et dissonances POSITION DE THESE Dans l’historiographie américaine, les études du développement des entreprises à l’étranger sont relativement rares (Kindleberger 1971, Wilkins 1970, 1975 et 1991, Dunning 1980) et la France y occupe une place réduite. Les entreprises américaines en France ont été étudiées dans l’historiographie française soit dans le cadre d’études sectorielles, comme l’automobile (Fridenson 1994) ou les communications (Griset 1993), soit dans le cadre des nombreuses études sur les entreprises multinationales (Mucchielli 1998). Leur influence, sous l’angle de la diffusion de la modernité, a été étudiée (Barjot 1997 & 2002, Bonin 2009). Naturellement, chaque entreprise met en œuvre sa propre stratégie de développement international en fonction de ses avantages concurrentiels et de sa position sur le marché mais il n’existe pas d’étude des éléments éventuels de solidarité mis en œuvre par les entreprises américaines pour accompagner leur développement à l’étranger. Ce qui nous a semblé particulièrement intéressant et nouveau est d’étudier avec les outils d’analyse des actions collectives (Olson 1971) si et comment les entreprises ont mis en œuvre des actions communes et dans quels objectifs partagés entre elles. Les archives de la Chambre de Commerce Américaine en France (AmCham), organisation constituée très tôt par les entreprises américaines, fournissent un outil qui 2 permet de mieux comprendre les étapes successives qu’elles ont traversées en identifiant sur un longue période les actions collectives qu’elles ont menées et l’influence qu’elles ont eue sur leur environnement français. Depuis la fin du 19ème siècle, le flux d’implantations d’entreprises américaines en France et la nature de leurs interactions avec les entreprises et le milieu français ont traversé des étapes très différentes. Notre périodisation en distingue cinq, avec des ruptures nettes en 1914, 1945, 1970 et 1990. Dans les deux premières périodes, l’AmCham était une association d’hommes d’affaires, et les entreprises agissaient par opportunisme et tâtonnements. Avant 1914, les échanges commerciaux étaient limités et les barrières douanières donnaient lieu à de fréquents conflits. Les entreprises américaines étaient très peu nombreuses et les premiers arrivants, qui étaient principalement des commerçants et des entreprises de services, cherchaient à s’intégrer à un milieu difficile pour eux et dont ils admiraient le French industrial art. Ils créèrent une association, l’AmCham, pour les représenter auprès des autorités françaises et du gouvernement américain, tandis que se constituait une communauté américaine structurée dont la naissance s’explique aussi par la nécessité de se regrouper devant l’hostilité de leur propre gouvernement pour qui les expatriés sont considérés plus comme des « traitres à l’Amérique » que comme les vecteurs de la puissance américaine. Les deux gouvernements étaient également protectionnistes et les efforts de lobbying de l’AmCham s’effectuaient dans le cadre d’une loyauté absolue à l’égard de son gouvernement, par exemple dans sa défense du Payne-Aldrich Act (1909). A l’égard de son pays d’accueil, l’AmCham, « institution ethnique », se comportait en interlocuteur mondain et déférent, comme l’illustrent les portraits de ses présidents Stephen Tyng et Walter Berry. L’AmCham suscita des actions qui contribuèrent à aider l’économie américaine à prendre conscience de sa puissance, notamment par sa participation à l’Exposition de 1900. Cependant en 1914, la présence des entreprises américaines restait très limitée, surtout pour les entreprises industrielles, dont rares étaient celles, comme Otis, qui s’étaient implantées selon le modèle étudié par Wilkins (1970) : les autres se contentaient d’exporter à partir des Etats-Unis. Les commerçants, les avocats (comme 3 Coudert Frères) et les banques dominaient et les rares entreprises industrielles américaines qui avaient des ambitions de développement mondial n’étaient présentes à l’AmCham, « conservatoire d’américanité » (Fouché 1999), que pour des raisons purement mondaines. Au temps des pionniers solidaires dans un monde prestigieux, c’est une logique de commerçants, dominants parmi les entreprises américaines, qui animait l’AmCham, dont l’influence était, globalement, limitée mais dont tous les membres partageaient les mêmes objectifs. Dans la guerre et la crise, les entreprises américaines tentèrent de maintenir leur solidarité malgré les conflits politiques (à propos des dettes de guerre) et entre les deux guerres, l’AmCham suivit, avec difficulté, les hésitations et les changements de la politique du gouvernement américain. Après 1918, la politique américaine vis-à-vis de l’investissement à l’étranger était versatile, ce qui contraignit les entreprises américaines à des adaptations constantes et n’encouragea pas les implantations industrielles. Dans la Crise, elle joua un rôle actif, et parfois critiqué, dans la gestion des quotas d’importation et ses membres, comme E. Baldwin, que nous avons choisi pour illustrer cette période, sont souvent associés aux opérations anti-concurrentielles caractéristiques de l’époque. Contraintes à une stratégie « opportuniste », les entreprises ne se trouvèrent pas facilement des intérêts et des objectifs communs et l’influence des entreprises étrangères resta limitée. Pendant cette période, l’AmCham suivit sans les maîtriser les variations désordonnées de son environnement et les représentants des entreprises américaines furent parfois entrainés dans des opérations complexes et aventureuses (gestion des surplus américains après 1918, organisation des commissions de quotas dans les années 1930). Pendant les deux guerres mondiales qui vont marquer cette période, l’AmCham témoigna d’une fausse neutralité et d’une réelle solidarité avec son pays d’accueil, surtout dans la Première Guerre Mondiale. Pendant l’Occupation allemande, les entreprises américaines se comportaient comme leurs homologues françaises. Pour lutter contre la concurrence européenne, les entreprises américaines devaient renforcer leur présence en France mais elles hésitaient sur les moyens à mettre en œuvre : licence, joint-venture ou implantation greenfield. Cependant, aucun modèletype d’implantation ne se dégage et les échecs furent nombreux. La seule façon de 4 contourner les protections douanières était de produire sur place mais très peu d’entreprises américaines y étaient préparées. On propose une typologie des implantations, différente de celle de M.Wilkins et basée sur la sécurité dans le maintien de la capacité innovatrice en distinguant les formes stables et les formes transitoires d’implantation. De 1945 à 1990, en revanche, les éléments de solidarité entre les entreprises étaient plus déterminants. L’Amérique triomphante envahit le marché européen et l’AmCham, illustrant l’efficacité américaine pour la conquête des marchés et la diffusion des pratiques managériales, contribua activement à la conquête méthodique du marché et de la société française, constituant ainsi un outil efficace de la domination américaine. Après la Seconde Guerre Mondiale, il fallait renforcer l’économie française, en maintenant la supériorité américaine. L’AmCham fut un acteur actif du Plan Marshall par l’European Liaison Office qu’elle hébergea et elle aida effectivement les entreprises françaises dans leurs efforts pour aborder le marché américain. Avec la multiplication des unités de production et la perception du Défi Américain elle dut affronter un environnement politique et social parfois hostile et fit preuve, au moins dans la première partie de cette période, d’une solidarité absolue entre ses membres. Dans un environnement politique et monétaire difficile, les négociations avec les autorités françaises étaient inégales et les entreprises américaines, soutenues par leurs avocats et fiscalistes firent souvent évoluer à leur profit leur environnement législatif et règlementaire. Après la conquête des marchés, il fallait aussi conquérir les esprits des consommateurs et des dirigeants locaux : le modèle américain s’imposa et l’AmCham y contribua activement. Les nouveaux métiers de conseil aux entreprises accélérèrent la convergence des entreprises françaises et américaines vers un modèle commun, malgré la persistance des différences inter-culturelles (d’Iribarne 2002). Une nouvelle génération de managers français comme Jacques Maisonrouge et Hubert Faure, tous deux choisis pour illustrer cette période, le traduit et la « francisation » (Kuisel 1993 et 2012) des filiales américaines s’accompagna de celle de l’AmCham. Les réticences locales au rôle croissant des implantations américaines étaient fortes : celles des communistes puis celle du Gaullisme et l’AmCham était au cœur de ces 5 conflits, qui s’aggravèrent momentanément avec l’arrivée de la Gauche au pouvoir en 1981. La crise du gazoduc soviétique en 1981-1982 vit cependant l’AmCham soutenir la position française, introduisant ainsi une première rupture majeure dans ses relations avec son gouvernement. Ce conflit illustra la difficulté, pour les Etats-Unis, à fixer des limites aux transferts de technologie lorsque leurs entreprises produisaient à l’étranger. Pendant la Guerre Froide, les entreprises américaines ont été très nombreuses à s’implanter en France pour bénéficier de coûts de production moindres, conquérir le marché européen et limiter la concurrence croissante des entreprises européennes. Ces « conquérants » avaient une stratégie commune claire et s’étaient dotées des outils pour la mettre en œuvre, même contre les changements décidés par leur propre gouvernement. Le rachat d’entreprises françaises est devenu une forme très fréquente d’implantation (comme l’illustre un groupe comme UTC). Autour de 1970, une rupture très importante fut créée par l’évolution de la politique du gouvernement américain, qui multiplia les obstacles monétaires et réglementaires à l’expansion des entreprises américaines à l’étranger. Simultanément, autour de cette date, les éléments de solidarité qui avaient réuni les entreprises du défi américain s’atténuèrent et la représentativité de l’AmCham accusa une chute brutale et mesurable, qui ne cessera de s’aggraver. Mais, progressivement, devant le coût des expatriations et la prise de conscience de la qualité des dirigeants locaux, il se produisit une réelle « francisation » des filiales américaines, malgré la persistance des différences interculturelles au risque d’une dissociation des valeurs culturelles entre les entreprises et la société française. L’évolution des entreprises montre le succès d’un management qui a parfaitement intégré les méthodes américaines. Cette francisation atteignit l’AmCham elle-même, où les administrateurs américains devinrent minoritaires. Simultanément, la diffusion de l’innovation dans les entreprises françaises rééquilibra les relations, sous l’effet des recrutements de cadres et dirigeants formés aux méthodes américaines et des centres de R&D créés par les groupes américains en France. La diffusion de l’innovation s’effectua aussi dans l’administration (comme le montrent les exemples de Chronopost et de la CDC). Après la signature en 1959 d’un Traité de Réciprocité qui ne fit que 6 prendre acte des nouvelles règles de l’économie de marché, les entreprises intervinrent dans un environnement de plus en plus soumis aux négociations multilatérales. Les barrières douanières et fiscales s’atténuèrent considérablement avec la montée en puissance de l’union économique européenne, tandis que la supériorité technologique américaine n’avait jamais été aussi éclatante, y compris par le rachat d’entreprises françaises innovantes. En 1990, l’AmCham avait sans doute atteint le sommet de son influence. La construction européenne avait estompé les frontières des Etats et rendu plus difficiles les politiques bilatérales. Pendant cette période, l’environnement a évolué d’une manière spectaculaire : les spécificités nationales se sont estompées et les entreprises locales se sont adaptées à la mondialisation. Le développement des banques a témoigné de la financiarisation croissante de l’économie. Après 1990, avec la fin de la primauté des relations bilatérales France-Etats-Unis, l’AmCham, désormais simple association d’entreprises, perdit ses repères et douta de son avenir. Elle traversa un série de crises graves : ses effectifs et son influence décrurent rapidement tandis que sa solidité institutionnelle et financière était très affectée. Bien qu’un flux important d’investissements américains se soit maintenu, l’AmCham entra dans une période de crise, comme la plupart des organisations américaines en France. Mais peut-on encore parler des « entreprises américaines en France » après 1990 ? Dans un monde globalisé, la proximité des marchés change de signification et les transferts de technologie n’exigent plus la proximité physique, ce qui n’exclut pas le développement de l’intelligence économique et même des cas d’espionnage dans les années 1980. Avec la perte de ces repères, l’AmCham est devenue désormais de moins en moins représentative et elle a perdu largement sa base industrielle malgré ses efforts pour regagner les grandes entreprises qu’elle a perdues. La présence de dirigeants français, désormais majoritaires, rend plus difficile le maintien de son caractère américain. Pour illustrer cette dernière période, nous avons choisi Denis Hennequin, président d’une entreprise emblématiquement américaine (McDonald’s) mais qui nie son américanité et n’a d’ailleurs jamais été membre d’AmCham. 7 Outil collectif des entreprises, l’AmCham a donc incarné des stratégies collectives différentes et même contradictoires d’une période à l’autre : volonté de s’intégrer à l’économie et la société françaises ou au contraire volonté de les faire évoluer pour se rapprocher du « modèle américain », volonté d’encourager les entreprises françaises à exporter aux Etats-Unis ou au contraire défense d’actions protectionnistes américaines, évolution d’un club de riches hommes d’affaires vers une association d’entreprise du type d’un syndicat patronal et finalement vers une structure de rencontre de cadres dirigeants. Notre recherche nous a donc permis de valider notre hypothèse initiale. Pendant une période d’un siècle, la Chambre de Commerce américaine a bien traduit dans ses actions les stratégies successives de ses mandants : d’abord outil efficace d’intégration mondaine puis instrument d’actions parfois erratiques ou douteuses, puis structure très efficace d’une conquêtes économique et culturelle et enfin institution à la recherche de sa raison d’être dans un monde où tous ses repères antérieurs ont disparu. ***