Les principes d`Upshur pour discuter de l`aptitude médicale à conduire

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Exclusivement sur le web
Les principes d’Upshur pour discuter
de l’aptitude médicale à conduire
Erica Weir
MD MSc CCFP (COE) FRCPC
E
n juin 2015, Le Médecin de famille canadien publiait
un article de révision clinique sur les 10 plus importantes études de recherche en médecine familiale
au Canada1. Dans cette liste figuraient les « Principles
for the justification of public health intervention »2, appelés plus communément les principes d’Upshur, rédigés
en 2002 par Ross Upshur, qui devait peu après occuper le poste de directeur du Centre for Bioethics de
l’Université de Toronto, en Ontario. L’article porte sur
les délibérations en éthique qui se chevauchent dans
les soins primaires et la santé publique, entre les préoccupations collectives et les droits individuels, entre
l’incertitude scientifique et les préjudices potentiels3. Il
s’adresse autant aux médecins de famille qu’à ceux en
santé publique.
L’article2 arrivait à un moment opportun. En 2002,
nous étions sur le point de faire face à l’émergence mondiale du SRAS [syndrome respiratoire aigu sévère]. Dans
un effort pour freiner la propagation de cette maladie
infectieuse mal comprise, des travailleurs de la santé à
tous les niveaux dans de nombreuses régions instauraient et appliquaient des mesures de protection sanitaire comme l’isolement, la quarantaine et l’éloignement
social, qui restreignaient les libertés des personnes et
des groupes. Dans de telles circonstances, comme le fait
observer Upshur :
l’application pure et simple des principes de l’autonomie, de la bienfaisance, de la non-malfaisance et de
la justice en santé publique se révèle problématique…
La préoccupation primordiale envers chaque patient,
sur laquelle repose l’éthique clinique, ne concorde
pas exactement avec les préoccupations à l’égard
de la santé de la population. De plus, il n’y a pas
d’analogie claire avec le rôle de fiduciaire exercé par
les médecins… Les droits individuels, par opposition
aux droits de la collectivité, et les conflits au sein des
communautés et entre elles représentent les sujets
les plus probables de réflexion dans la pratique de la
santé publique2.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
Can Fam Physician 2017;63:e207-9
The English version of this article is available at www.cfp.ca on
the table of contents for the April 2017 issue on page 269.
Upshur a conçu et élaboré un cadre décisionnel pour
répondre à la question de savoir quand une intervention
en santé publique est justifiée. Il propose les 4 principes
suivants2.
Le principe du tort. Le principe du tort établit la justification initiale d’une action gouvernementale qui restreint
la liberté d’un individu ou d’un groupe. Ses origines sont
historiques et remontent à 2 siècles, alors que John Stuart
Mill, un philosophe, économiste politique et fonctionnaire britannique, écrivait que la seule raison légitime que
puisse avoir une communauté pour user de la force contre
un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres.
Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou
moral, ne constitue pas une justification suffisante2.
Le principe des moyens les moins restrictifs ou
coercitifs. Ce principe reconnaît que
divers moyens existent pour atteindre des objectifs en
santé publique, mais que le recours aux pleins pouvoirs de l’autorité et de l’État devrait être réservé à des
circonstances exceptionnelles et que les moyens plus
coercitifs ne devraient servir que lorsque les moyens
moins coercitifs ont échoué2.
Le principe de la réciprocité. Ce principe stipule que
si une action en santé publique est justifiée, une entité
sociale (p. ex. un service de santé publique) a l’obligation
d’aider les individus ou les communautés à s’acquitter de
leurs devoirs éthiques.
Le principe de la transparence. Ce principe fait valoir
que tous les intervenants légitimes devraient participer au processus décisionnel et avoir un même droit de
parole dans les délibérations, et que la manière dont la
décision est prise devrait être aussi claire que possible
et permettre la meilleure reddition de comptes possible2.
L’inaptitude à conduire : une
préoccupation de santé publique
Ce ne sont pas tous les scénarios en santé publique qui
présentent le même degré d’urgence et d’incertitude
qu’une maladie infectieuse émergente mais, dans de
nombreux cas, le fardeau et les conséquences peuvent
être équivalents ou pires. La conduite dangereuse en est
un bon exemple. Selon le guide des automobilistes de
l’Association médicale canadienne, les accidents de la
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Le Médecin de famille canadien e207
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route tuent environ 2500 personnes au Canada chaque
année et en blessent quelque 180 000. Par comparaison,
le nombre de décès attribuables au SRAS en 2003 était de
444; toutefois, ce nombre aurait pu être bien plus élevé si
les libertés civiles n’avaient pas été restreintes pendant un
certain temps.
Les médecins de famille font assez souvent face à des
décisions et à des discussions difficiles entourant les effets
du problème médical d’un patient sur la sécurité routière,
surtout quand, comme moi, ils détiennent un Certificat de
compétence additionnelle en soins aux personnes âgées.
La suspension du permis de conduire d’une personne
contre son gré peut constituer un affront à son autonomie
et a des répercussions potentiellement dommageables,
comme l’isolement social, en plus de ses avantages pour
la sécurité. Mais lorsque j’évalue la sécurité de la conduite,
au-delà de faire reconnaître ces tensions, je ne trouve
pas que les 4 principes traditionnels de l’autonomie, de
la bienfaisance, de la non-malfaisance et de la justice
sont aussi utiles que les simples paramètres proposés
par Upshur pour orienter les discussions et la décision,
en particulier lorsque le vieillissement peut être associé à
une perte de lucidité, de jugement et de fonctionnement
autonome, comme le cas suivant le démontre.
La fille d’un homme de 76 ans atteint d’aphasie progressive d’expression téléphone à la clinique pour faire
part de ses inquiétudes à propos de l’aptitude de son
père à conduire et demande une évaluation à ce sujet.
Son père conduit une courte distance chaque jour pour
aller travailler à l’entreprise familiale et aime bien
ces sorties. Il serait « dévasté » s’il perdait son permis,
explique sa fille. Il y a 2 ans, il a eu un accident de la
route et on lui a subséquemment demandé de passer
un examen pratique. Son père a apparemment passé
beaucoup de temps à se préparer pour ce test. Il l’a
réussi mais, depuis, la famille a remarqué un ralentissement dans sa vitesse de réaction et son jugement.
Les membres de sa famille s’inquiètent de sa sécurité
et de celle d’autrui, mais ils hésitent à aborder directement le problème.
L’aphasie n’est habituellement pas un diagnostic
qui soulève des inquiétudes à propos de la conduite;
par contre, en raison des inquiétudes de sa fille, on
donne au père un rendez-vous à la clinique. À la
suite d’une réévaluation, il est visible que l’aphasie a
progressé, et le père manifeste maintenant des signes
de troubles de motricité. Il ne peut plus parler. Il a
développé des problèmes de mouvements oculaires,
de nouveaux tremblements au repos, une mauvaise
coordination, et il bouge aussi très lentement. Les
résultats de ses tests cognitifs révèlent une déficience
visuospatiale, de la persévération, et il lui a fallu
plus de 5 minutes pour compléter la partie B du Trail
Making Test, ce qui signale un problème à transférer
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son attention entre des tâches. Sans qu’on ne lui
pose de questions, le patient admet qu’il ne fait plus
confiance en son propre jugement. Même s’il y a une
incertitude diagnostique quant à la cause du déclin du
fonctionnement manuel et de la cognition du patient,
son évaluation clinique, en se fondant sur l’évaluation
fonctionnelle limitée effectuée au cabinet, porte à croire
qu’il n’est pas sécuritaire pour cet homme de conduire.
Application des principes
Dans le cas de ce patient, selon le principe du tort, il
est justifié de l’empêcher de conduire simplement parce
qu’il risque potentiellement de causer du tort à d’autres.
Il risque aussi de se faire du tort à lui-même, mais ce
tort potentiel, quoique véritable, n’est pas nécessaire
pour justifier la suspension de son permis. Selon le principe du tort, le risque de nuire à d’autres est suffisant
pour agir. Il n’est pas non plus nécessaire, selon ce principe, que la personne reconnaisse ou accepte le fait
que sa conduite pose un risque de nuire—un aspect
du principe qui peut être utile quand on a affaire à des
patients qui font de la démence et sont peu lucides—, ni
de connaître le degré de certitude à propos du risque de
nuire, parce qu’une intervention en santé publique pour
éviter des torts peut être justifiée même si le risque de
tort est incertain3. Dans le cas présent, il y a de l’incertitude concernant les torts, en raison de l’évaluation fonctionnelle limitée effectuée à la clinique et du manque
de précision quant au diagnostic et à la mesure dans
laquelle l’aphasie nuit à la capacité de communiquer et
de répondre aux questions du test. Ce manque de clarté
est présent dans de nombreux diagnostics tels que l’hypoglycémie, la syncope et la déficience cognitive légère,
ce qui oblige les médecins à se laisser guider par leurs
principes, leurs observations cliniques et leur jugement.
Par ailleurs, selon ce cadre, il n’est pas acceptable de
limiter le raisonnement logique au simple principe du
tort. Le principe des moyens les moins restrictifs oriente
les médecins quant à la façon de structurer les discussions parfois difficiles avec les patients à propos de leur
aptitude à conduire. Il incite les médecins à structurer la
discussion dans son ensemble, avec délicatesse et par
étapes, en commençant par éduquer les patients à propos des motifs d’inquiétude potentiels et, si possible, de
les amener eux-mêmes à prendre leur propre décision
d’arrêter de conduire avant d’en arriver à la nécessité
d’informer le service provincial de délivrance des permis.
Le principe de la réciprocité nous fait reconnaître les
répercussions du retrait du permis sur le mode de vie du
patient. Ce principe comporte une certaine obligation de
cerner d’autres moyens de transport et même de fournir
des options, comme aider les personnes à s’inscrire aux
services communautaires de transports collectifs. Si de
tels services sociaux ne sont pas accessibles, les médecins ont une certaine obligation, en vertu du principe
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de réciprocité, de promouvoir leur mise en place. Pour
commencer, un médecin pourrait se joindre à une initiative locale dans le but de créer une collectivité-amie
des aînés, avec l’appui de l’Agence de la santé publique
du Canada, qui tienne compte des besoins de transports des personnes âgées5. Le principe de la transparence nous incite à faire preuve de clarté et d’honnêteté
à propos des raisons expliquant pourquoi le problème
médical pourrait nuire à l’aptitude à conduire. Il encourage aussi le clinicien à obtenir le consentement d’impliquer d’autres personnes dans les discussions, telles
que les membres de la famille, et à informer le patient
au sujet de la responsabilité du médecin d’aviser le service provincial de délivrance des permis. Il pourrait être
utile de passer en revue et de remplir ensemble le formulaire de signalement6. L’inclusion et la transparence
aident à normaliser le problème et ses conséquences
et contextualisent la décision comme étant le résultat
d’une bonne gouvernance collective plutôt qu’une punition ou une stigmatisation.
consentement des patients et des membres de leur
famille avant de partager avec les uns et les autres leurs
préoccupations réciproques.
La conduite défensive signifie de conduire avec une
réelle préoccupation à l’égard des autres7. Les conducteurs ont la responsabilité de prévenir que des torts
soient causés à d’autres. Les médecins ont l’obligation
d’intervenir lorsque le problème médical d’un patient
nuit à l’acquittement de cette responsabilité. La Dre Weir est spécialiste en santé publique et en médecine préventive, et professeure adjointe au Département de médecine et au Département des sciences
de la santé publique à l’Université Queen’s à Kingston,en Ontario.
Remerciements
Durant son année de résidence pour obtenir son CCA en soins aux personnes
âgées à l’Université Queen’s à Kingston, en Ontario, la Dre Weir a remporté le
Prix Beatrice et Harold Cohen en éthique médicale, décerné par le Bureau de
la bioéthique; ce manuscrit est une version révisée de la dissertation qu’elle a
présentée pour ce prix.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Correspondance
Dre Erica Weir; courriel [email protected]
Conclusion
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs.
Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des
médecins de famille du Canada.
Le cadre d’Upshur précise qu’une intervention est justifiée simplement s’il existe un risque de nuire à d’autres,
mais il n’élimine pas l’incertitude entourant l’évaluation du tort. Il oriente les discussions par étapes au
sujet de la nécessité d’intervenir, mais il n’atténue pas
la difficulté d’éduquer un patient résistant. Il oblige le
médecin à offrir des options et à recommander que les
lacunes dans les transports collectifs soient comblées
lorsqu’un patient est affecté par une intervention en
santé publique, mais il ne donne pas aux médecins le
pouvoir de diriger les projets municipaux. Il contextualise aussi la décision de manière transparente
comme étant le résultat commun d’une bonne gouvernance dans l’intérêt de la santé et du service publics,
sans éliminer la nécessité que le médecin obtienne le
Références
1. Levitt C, Katz A, Mang E, Safarov A. Ten most notable family medicine
research studies in Canada. Can Fam Physician 2015;61:523-7.
2. Upshur RE. Principles for the justification of public health intervention.
Can J Public Health 2002;93(2):101-3.
3. Weir E, Schabas R, Wilson K, Mackie C. A Canadian framework for applying the precautionary principle to public health issues. Can J Public Health
2010;101(5):396-8.
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fitness to operate motor vehicles. 8e éd. Ottawa, ON: Association médicale
canadienne; 2012.
5. Agence de la santé publique du Canada [site web]. Age-friendly communities.
Ottawa, ON: Agence de la santé publique du Canada; 2016. Accessible à :
www.phac-aspc.gc.ca/seniors-aines/afc-caa-eng.php. Réf. du 17 déc. 2016.
6. Ministère des Transports de l’Ontario [site web]. Physicians’ duty to report
patients. Toronto, ON: gouvernement de l’Ontario; 2016. Accessible à :
www.mto.gov.on.ca/english/dandv/driver/medical-review/physicians.
shtml. Réf. du 3 mars 2017.
7. Ministère des Transports de l’Ontario [site web]. Official MTO driver’s handbook.
Toronto, ON: gouvernement de l’Ontario; 2013. Accessible à : www.mto.gov.
on.ca/english/dandv/driver/handbook/index.shtml. Réf. du 27 mai 2016.
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