Université Paris-Sorbonne Albert-Ludwigs-Universität Freiburg
Ecole Doctorale IV
Identités, Relations Internationales
et Civilisations de l’Europe (IRICE)
THÈSE EN COTUTELLE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ET
DE L’ALBERT-LUDWIGS-UNIVERSITÄT FREIBURG
Disciplines : Etudes germaniques et Philosophie
Présentée et soutenue le 4 décembre 2015 par :
Sylvaine GOURDAIN
Après le transcendantal : l’ethos de l’im-possible
Etre, pouvoir et (im)possibilités
chez Heidegger et Schelling
Sous la direction en cotutelle de :
M. Gérard RAULET Professeur, Université Paris-Sorbonne
M. Günter FIGAL Professeur, Albert-Ludwigs-Universität Freiburg
Membres du jury :
M. Gérard BENSUSSAN Professeur, Université de Strasbourg
M. Jean-François COURTINE Professeur émérite, Université Paris-Sorbonne
M. Günter FIGAL Professeur, Albert-Ludwigs-Universität Freiburg
M. Markus GABRIEL Professeur, Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn
M. Ralph HÄFNER Professeur, Albert-Ludwigs-Universität Freiburg
M. Gérard RAULET Professeur, Université Paris-Sorbonne
2
Nous proposons dans cette thèse de développer, à l’appui des pensées médianes et tardives
de Heidegger et de Schelling et en discussion avec elles, une conception du monde et plus
particulièrement de l’attitude de l’homme au monde correspondant à un ethos fondamental.
Cet ethos est une façon de repenser l’éthique classique en recherchant une « éthique
originaire [ursprüngliche Ethik] »
1
qui, d’une part, s’appuie sur la responsabilité et la liberté
de l’être humain et, d’autre part, prend en compte à sa racine même notre implication
originaire en un rapport de sens au sein duquel nous existons depuis toujours et qui influence
secrètement notre manière d’être, d’agir et de penser. Comme tel, l’ethos s’oppose à toute
éthique normative fixant a priori des règles et des lois universelles afin d’orienter notre
comportement, et plus encore à toute morale prescriptive fondée sur une dichotomie entre le
bien et le mal en tant que simples valeurs morales. Si lethos n’est pas normatif au sens
kantien, il est cependant verbindlich : indiquant d’abord la liaison et l’attachement (Bindung)
inévitables de l’homme à ce qui est, il exige de la part de l’homme un engagement
responsable et libre.
Notre tâche est de montrer que la recherche d’un tel ethos sous-tend toute la philosophie de
Heidegger, y compris dans ses échecs et ses errances, et que la pensée heideggerienne de
l’ethos parvient à un stade de maturité dans sa phase tardive. Dans la mesure où l’ethos ne s’y
déploie cependant pas comme une tabula rasa, mais sur les bases d’un renoncement à une
conception transcendantale du rapport de l’homme au monde, il nous faut d’abord étudier son
émergence progressive, c’est-à-dire élucider le chemin vers l’« après transcendantal », avant
de nous consacrer à cet « après » proprement dit. Dans notre étude, la pensée de Schelling
joue un double rôle : Schelling est d’abord envisagé comme lecture de Heidegger, à travers
son Ecrit sur la liberté de 1809, en particulier au sein du cours de Heidegger de 1936. Nous
mettons de la sorte en évidence que Heidegger lit Schelling à chaque fois à des moments-clefs
de son cheminement philosophique (juste avant la période de la métaphysique du Dasein en
1927/28, puis en 1936, inaugurant la phase des traités de l’histoire de l’estre, et enfin de
nouveau au seuil de la pensée tardive en 1941), et nous soulignons la fréquence des citations
de Schelling dans l’ensemble de son œuvre. Mais nous nous attachons aussi à la pensée
médiane et tardive de Schelling pour elle-même dans la troisième partie de notre thèse, qui
met en scène un dialogue et une confrontation entre les conceptions de l’ethos de Heidegger et
de Schelling.
1
Martin Heidegger, Brief über den Humanismus, in Wegmarken, Gesamtausgabe, vol. 9, éd. par Friedrich-
Wilhelm von Herrmann, Frankfurt am Main, Klostermann, 1976, p. 356. Trad. fr. Roger Munier, Lettre sur
l’humanisme, in Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 118. Trad. mod.
3
Un premier objectif, atteint dans les parties 1 et 2, consiste en une reconstruction
chronologico-problématique de la pensée de Heidegger à partir de Sein und Zeit (1927)
jusqu’à la phase des traités de l’histoire de l’estre. Par le recours à des méthodes à la fois
généalogiques et archéologiques, nous interprétons le développement de la pensée de l’être
entre 1927 et la fin des années 1930 comme un abandon progressif de toute démarche et de
toute perspective transcendantale au sens le plus large du terme. Le second objectif de notre
thèse constitue le centre de notre partie 3 : il s’agit d’instaurer une ritable rencontre entre
les pensées médianes et tardives de Heidegger et de Schelling, afin de dégager, en dépit de
différences que nous ne taisons pas, une étonnante mais profonde convergence entre leurs
conceptions respectives de l’ethos. Les deux pans de notre étude (parties 1 et 2 d’une part,
partie 3 d’autre part) sont complémentaires et forment une cohérence indissoluble : ils sont en
effet sous-tendus par l’enjeu principal qui est un enjeu systématique et qui touche à la
question de l’ethos. Après avoir montré, dans les parties 1 et 2, comment Heidegger, dans le
prolongement de sa propre lecture de Schelling, elle-même effectuée à travers le prisme de
son interprétation d’Aristote, renonce peu à peu à toute dimension transcendantale, afin de
repenser le rapport de l’homme au monde sur la base d’un ethos fondamental, nous nous
consacrons, dans la partie 3, à cet ethos lui-même en soulignant l’étroite convergence avec la
conception de Schelling. Notre travail propose donc une contribution aux études
heideggeriennes et schellingiennes, mais également à l’histoire de la réception de la pensée de
Schelling.
La première partie porte sur la mutation du transcendantal chez Heidegger et a pour but
d’exposer comment s’effectue un premier renversement entre le pouvoir-être
transcendantal et l’indigence transcendantale. Le chapitre 1 montre comment, par son
ontologie fondamentale mise en place en 1927 dans Sein und Zeit et les Grundprobleme der
Phänomenologie, Heidegger fait subir au transcendantal une métamorphose ontologico-
herméneutique en le soustrayant à la perspective épistémologique de Kant, des néokantiens et
de Husserl et en l’enracinant dans la compréhension d’être du Dasein qui correspond à un
pouvoir-être herméneutique. Heidegger vise à une radicalisation de l’exigence critique, et il
cherche à dégager, par l’analytique existentiale du Dasein conçu non pas comme un sujet
mais comme une structure de sens (l’Erschlossenheit), un niveau de fondation plus originaire
que l’ego transcendantal husserlien. Toutefois, nous avons vu que l’ontologie fondamentale
reste empêtrée dans des difficultés majeures, notamment le problème de la clôture de la
structure du Dasein sur elle-même, ce qui ne permet de concevoir aucune extériorité, aucune
4
impuissance compréhensive ni, a fortiori, aucun échec du sens. L’interrogation critique se
retourne finalement en une perspective quasi-dogmatique.
Le chapitre 2 reconstruit la première déstabilisation du transcendantal qui a lieu à la fin des
années 1920, entre 1928 et 1930. Heidegger développe une métontologie pour compléter et
corriger le projet de l’ontologie fondamentale et afin de dégager un niveau de possibilisation
transcendantale plus profond, en-deçà de la compréhension du Dasein : on passe alors, dans le
cadre de la « métaphysique du Dasein », d’un transcendantal ontologico-herméneutique à un
fondement métaphysico-ontique. La réhabilitation de la Vorhandenheit, le rôle plus important
donné aux tonalités fondamentales (Grundstimmungen), le passage au premier plan fait
unique dans toute la pensée de Heidegger ! de la dimension ontique et surtout la conception
renouvelée de la temporalité comme oscillation du possible advenant depuis l’étant en son
tout, mènent à un véritable ébranlement du transcendantal. Le transcendantal prend la forme
d’un non-pouvoir, c’est-à-dire d’une « impuissance métaphysique [metaphysische
Ohnmacht] »
2
et d’une « indigence transcendantale [transzendentale Bedürftigkeit] »
3
: il
indique l’impossibilité, pour l’homme fini et jeté en un monde, de ne pas comprendre l’être.
La condition de possibilité la plus originaire est une impossibilité et non plus une possibilité.
La deuxième partie retrace la façon dont Heidegger abandonne peu à peu le transcendantal
jusqu’à la fin des années 1930. Le chapitre 3 analyse en détail les interprétations
heideggeriennes des trois premiers chapitres du livre Θ de la Métaphysique d’Aristote (1931),
puis de l’Ecrit sur la liberté de Schelling (1936). Ce chapitre s’insère dans une perspective
d’histoire de la réception, mais il montre aussi comment la pensée de Heidegger s’élabore en
dialogue avec les auteurs de la tradition. Heidegger retient d’Aristote en particulier la
signification kinétique et ontologique de la δύναμις κατὰ κίνησιν, la mise en évidence d’une
effectivité propre à la δύναμις en-deçà de l’ἐνέργεια et l’idée d’une bipolarité inhérente à la
δύναμις μετὰ λόγου, qu’il traduit – notons-le par Vermögen. Cette interprétation de la
Métaphysique Θ 1-3 se reflète dans la lecture qu’il fait des Recherches de Schelling en 1936.
Heidegger lit en effet c’est ce que nous montrons le « pouvoir du bien et du mal »
(Vermögen zum Guten und zum Bösen) comme le paradigme même d’une δύναμις μετὰ λόγου,
et il insiste en cela sur la coappartenance des contraires inhérente à cette force, si bien que
2
Martin Heidegger, Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, Gesamtausgabe, vol. 26,
éd. par Klaus Held, Frankfurt am Main, Klostermann, 1978, p. 279.
3
Martin Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, Gesamtausgabe, vol. 3, éd. par Friedrich-Wilhelm
von Herrmann, Frankfurt am Main, Klostermann, 1991, p. 236. Trad. fr. Walter Biemel, Alfonse de Waehlens,
Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1953, p. 291. Trad. mod.
5
l’estre est instable, toujours en mouvement, et ne peut être établi à l’avance par des conditions
de possibilité. L’interprétation heideggerienne de la distinction entre le fond et l’« ex-
sistence » est un point capital du cours de 1936, car Heidegger voit dans la « jointure » (Fuge)
entre ces deux forces un modèle pour penser la dynamique interne à l’estre. Heidegger conclut
de son interprétation de la Seynsfuge que tout ce qui se montre et apparaît est traversé par un
conflit de forces. Par conséquent, l’homme doit se décider pour le bien et le mal, c’est-à-dire
accepter de faire face au conflit historial entre le bien et le mal, s’engager de toute son
existence pour la vérité de l’estre en luttant contre le mal mais en reconnaissant également
qu’une racine du mal demeure toujours latente même au sein de ce qui nous apparaît comme
le bien.
Le chapitre 4 présente les conséquences de cette double lecture d’Aristote et de Schelling,
en commençant par dégager les résonances schellingiennes dans Der Ursprung des
Kunstwerkes à travers d’une part la figure de la terre s’inspirant du motif schellingien du
Grund et d’autre part les deux niveaux de conflit décrits dans ce texte et qui reflètent deux
stades de l’opposition entre Grund et existence. Le litige originaire de la vérité entre
Verbergung et Lichtung recoupe celui entre le sans-règle et l’entendement interprété par
Heidegger comme « le pouvoir de l’éclaircie [das Vermögen der Lichtung] »
4
, tandis que le
conflit entre Erde et Welt correspond à celui entre le reste qui se renferme en soi et la force de
l’ouverture. Nous nous attachons ensuite à la critique et la destruction du transcendantal dans
les traités de l’histoire de l’estre du milieu à la fin des années 1930. Nous envisageons ici
deux étapes au sein de cet abandon du transcendantal. Heidegger tente d’abord un
renversement du transcendantal (au sens d’un retournement et d’un effondrement) en
renonçant seulement à l’idée de conditions (de possibilité), mais en conservant l’idée d’une
possibilisation non-transcendantale : l’Ereignis, reposant sur la coappartenance essentielle
entre Ereignung et Enteignung, est alors conçu comme un événement de possibilisation-
impossibilisation. Au plus tard en 1939, Heidegger met définitivement fin au transcendantal et
à toute possibilisation dans sa pensée en parvenant à enfin tenir véritablement ensemble
l’étantité et la vérité, c’est-à-dire l’être et l’estre, autrement dit le phénoménal et
l’ontologique. Nous proposons alors d’interpréter l’estre ou l’Ereignis au sens derridien d’un
événement im-possible, dont le surgissement est inattendu, subit, imprévisible et au-delà de
4
Martin Heidegger, Schelling : Vom Wesen der menschlichen Freiheit (1809), Gesamtausgabe, vol. 42, éd. par
Ingrid Schüßler, Frankfurt am Main, Klostermann, 1988, p. 207. Trad. fr. Jean-François Courtine, Schelling. Le
traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine, Paris, Gallimard, 1977, p. 206. Trad. mod.
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