Les modes ont leurs modèles. A défaut, elles en fabriquent. Pour fuir la foule,
le prophète se retira dans le désert. Faut-il lui imputer la famine qui s'abattit
sur la foule qui l'avait suivi. Gabriel Tarde (1843-1904) pensait que l'imité par-
tageait avec l'imitant la responsabilité de l'imitation. Avant d'être appelé en
1900 au Collège de France et à l'Académie des sciences morales et poli-
tiques, ce magistrat avait ajouté à son expérience qualitative de la jurispru-
dence pénale une dimension quantitative en dirigeant le service des statis-
tiques au ministère de la Justice. On lui doit notamment les Lois de l'imitation
(1890) et l'Opinion et la Foule (1900). Ses Fragments d'histoire future (1896),
sa Criminalité professionnelle (1897) et sa Transformation du pouvoir (1901)
n'annonçaient sans doute pas l'hégémonie de la télévision, mais demeurent
d'une lecture très éclairante. Si l'auteur de la Philosophie pénale (1996)
dérangea longtemps les sociologues, c'est sans doute parce qu'il s'était inté-
ressé à la manière dont des individus exceptionnels se faisaient imiter, pas
toujours innocemment, par les masses.
Les Lumières qui inspirèrent l'Aufklärung semblent avoir brillé à égale distan-
ce de ces asymptotes que sont les « individus exceptionnels » et la
« masse ». Ses modèles n'étaient pas isolés et leurs modes ne furent pas
générales. L'alamodisme – car c'est de ce conformisme-là qu'il s'agit – fut le
fait de milieux restreints, mais influents, telles que les cours princières et
ducales – à l'époque plus nombreuses dans les régions de langue allemande
que dans les territoires de langue française – les salons bourgeois et les
sociétés savantes – qui se multipliaient tout en se voulant élitaires. On n'ou-
bliera pas ces creusets de l'opinion que devinrent les salles de rédaction,
peut-être plus nombreuses qu'aujourd'hui, et qui au demeurant s'accommo-
dèrent, chacune à sa façon, d'une censure loyalement conformiste ; loin
d'avoir mis fin à cet alamodisme allemand dont certains patriotes dénonçaient
la « francolâtrie », Napoléon substitua à l'ancien modèle un nouveau, le sien,
au besoin en interdisant dans les départements annexés tous les journaux à
l'exception du Moniteur, en édition bilingue.
Tandis qu'à Potsdam et à Schönbrunn le français donnait le ton, un décalage
analogue faisait parler allemand à Copenhague et à Saint-Pétersbourg. On le
sait, les fruits du verger du voisin sont toujours les plus appétissants. A moins
que, pour renverser le cours des choses, on ne jure plus que par soi, en sub-
stituant à la nature la nation, mais cela ne dure jamais bien longtemps. Du
point de vue de Sirius, l'Europe connaît des phases de contraction et des
phases de dilatation. Ces mouvements ne sont pas en phase entre eux dans
tous les pays, pas plus que les vainqueurs et les vaincus ne sortent de la
même guerre. Les coïncidences équivoques et éphémères n'excluent cepen-
dant ni le heurt brutal ni l'éclipse sournoise.
A Versailles, où l'on parlait moins souvent l'italien, et à Sanssouci, où l'on n'en-
tendait plus guère l'allemand, le français jouissait de la même réputation de
clarté et de rigueur, d'harmonie et de précision, bref d'universalité. La langue,
que dis-je, le langage de la Raison (pure) ! Les Français ne parlent-ils pas
comme tout le monde pense ? Sujet-verbe-complément, qui dit plus juste ou
mieux ? Moins bien ? Tous ces idiomes qui ne placent pas le sujet au début
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