LES IMAGINAIRES HISTORIQUES
ET CULTURELS
Modérateur : Jean Lebrun
DEUX ALLEMAGNES :
UNE THÉORIE ET SES RÉPERCUSSIONS
La théorie des deux Allemagnes réservait une énigme à ceux qui demandaient
une réponse nette. Elle permit à chacun de rester fidèle à ses préférences per-
sonnelles et à ses préjugés. Cette théorie a trouvé maintes différenciations.
Selon la géographie Nord-Sud, selon la confession catholique-protestante, ou
la philosophie Kant-Fichte, ou la littérature Goethe-Kleist. Enfin la musique :
Mozart-Beethoven, Schuman, Schubert représenteraient l'Allemagne éternelle
humaniste. Beaucoup d'écrivains français ont vu dans la musique l'essence
même du génie allemand. D'autre part Wagner n'a-t-il pas célébré Siegfried,
l'incarnation du militarisme allemand, Siegfried qui évoquait la ligne Siegfried
et Bach. Revenons au Silence de la Mer. Un soir von Ebbrenac joue le Hui-
tième Prélude des Fugues que la nièce avait travaillé avant la débâcle. Von
Ebbrenac s'arrête et songe : Rien n'est plus grand que cela. «Grand », ce n'est
pas même le mot. Hors de l'homme. C'est une musique inhumaine. Bach ne
pouvait être qu'Allemand. Notre terre a ce caractère inhumain. Je veux dire
pas à la mesure de l'homme. Accusé d'avoir péché contre la mesure, Bach
est déshumanisé. Combien l'Allemand est redoutable si ses plus grands
artistes ont quelque chose qui dépasse le cadre humain.
Mais Vercors connaît aussi deux Frances : la France éternelle et personnifiée
par le maître de céans et sa nièce, une demoiselle silencieuse et fière. Et
l'autre France, c'est celle de l'Amiral, celle de la lâcheté. Von Ebbrenac, l'offi-
cier allemand craignant que la France ne s'adonne à l'opportunisme. Qu'elle
ne perde son honneur, voire son âme. La théorie des deux Frances était répan-
due pendant un certain moment. Qu'il me suffise de donner quelques mots-
clés nord-sud, royaliste-républicain, droite-gauche, Pétain-de Gaulle. Le Silen-
ce de la Mer, le livre ainsi que le film de Jean-Pierre Melville en 1947, a
contribué à sensibiliser le public français pour les questions de l'après-guerre.
Voilà donc les deux Allemagnes, pouvait-on dire de 1949 à 1990 : la Répu-
blique fédérale d'Allemagne et la RDA. Selon les préférences personnelles,
telle représentait la bonne, telle la mauvaise Allemagne. Je n'épiloguerai pas
sur les facettes de ce sujet. Vercors a fait preuve de hardiesse quand il a pré-
senté en 1942 une bonne Allemagne sous les traits d'un officier de la Wehr-
macht. Ne pouvait-on pas pressentir derrière von Ebbrenac la misère d'un
peuple livré à une bande d'assassins qui ne reculaient devant rien pour exploi-
15
DOCUMENTS
NORBERT OHLER
ter sa misère, sa crédulité, ses passions. C'est ce que se demandait il y a tout
juste trente ans Pierre Macé dans un compte rendu du Monde consacré à la
bataille du silence. Au fur et à mesure que l'on connaissait mieux en France
après 1945 l'histoire de l'Allemagne depuis 1933, on se rendit compte que
parmi les millions de victimes du national-socialisme, il y avait eu des Alle-
mands, socialistes, marxistes, chrétiens, massacrés par milliers. Parmi les
fusillés il y avait Klaus Graf von Stauffenberg qui avait mis en œuvre l'attentat
contre Hitler en 1944, attentat malheureusement avorté, mais qui avait au
départ été un officier soumis à cet homme-là. L'interlocuteur muet de von
Ebbrenac, von Stauffenberg, était pour ainsi dire un camarade de von Ebbre-
nac. Vercors a donc sensibilisé son public pour les ruptures dans l'histoire de
leurs voisins. En pleine guerre Vercors a propagé la conviction que ce serait
la dernière guerre. Il avait accompagné cet espoir de la vision d'une Europe
commune chère à Victor Hugo, chère à Aristide Briand. Si des hommes tels
que Jean Monnet, Robert Schumann, ainsi que De Gasperi, Konrad Adenauer
pouvaient mettre les bases pour sa réalisation, c'est parce que des auteurs
comme Vercors avaient préparé les esprits, enlevé des obstacles et parce qu'il
y avait des hommes de bonne volonté qui ont construit des ponts au-dessus
de l'abîme qui semblait devoir séparer nos deux pays pour toujours. Qu'il me
soit permis de nommer ici M. Joseph Rovan. Vercors avait précisé son espoir.
Nous nous marierons. Depuis cinquante ans on a célébré des mariages fran-
co-allemands favorisés par le fait que des milliers de jeunes Français ont
effectué leur service militaire en Allemagne, accéléré aussi par des centaines
de jumelages entre villes et villages. Permettez-moi d'insérer ici une expérien-
ce vécue par notre famille : Au cours d'un échange dans le cadre du program-
me Erasmus, un de nos fils a fait à l'Université de Dijon la connaissance d'une
jolie Française ; elle est maintenant son épouse, notre belle-fille Véronique.
Chacun de nous pourrait multiplier de tels exemples. Militaires, élèves, étu-
diants, artistes, touristes, artisans, syndicalistes, délégations de toute sorte
ont acquis une connaissance intime du pays voisin même si telle région jouit
toujours d'une certaine prédilection. Les jumelages ont créé un réseau qui
englobe Tourcoing, Thionville et Montceau-les-Mines, Wanneeickel, Salzgitter
et Eisenhüttenstadt. Comme des milliers de Français et d'Allemands connais-
sent personnellement des hommes et des femmes, des adultes et des jeunes
du peuple voisin, ils résistent plus facilement à la caricature que certains
médias tendent à immortaliser. Longtemps on n'aperçut que ce qui correspon-
dait aux préférences personnelles ; aujourd'hui l'on se rend compte que les
qualités et les défauts sont les facettes d'un seul peuple, que la variété fait
justement la richesse de l'Europe comme elle fait la richesse de nos deux
pays. Sachant que les peuples vivent avec les lumières et les ombres de leur
passé respectif, on peut se passer de théories boiteuses y compris la théorie
des deux Allemagnes, des deux Frances…
16
DOCUMENTS
VRAIS ET FAUX CONTRASTES
La clarté et l'humour s'accordent volontiers, et il faudrait singulièrement man-
quer d'humour pour estimer que la clarté est le privilège du français. S'agissant
de nos deux langues, la courtoisie amusée des propos de M. Rommel encou-
rage à prendre quelques libertés avec les opinions politiquement correctes sur
Marianne et Germania – au fait, pourquoi pas sur Gallia et Gretchen ? – ou
plutôt avec les schémas qui persistent à tant arranger l'imaginaire et à confor-
ter les préjugés ? En la matière, les passions et les raisons de l'époque dont
l'exposition se veut le reflet documentaire et qui ont sans aucun doute suscité
à la fois, de part et d'autre, de l'admiration souvent cupide et du calcul parfois
méprisant, ont des causes plus lointaines. Et avant ? questionnent nos
enfants, et ils ont raison d'insister.
Avant ? La France exerçait sur l'Europe une hégémonie culturelle, mais aussi
– et ne s'en offusqueront que des intellectuels scrupuleusement naïfs – démo-
graphique et militaire que ses voisins ne contestaient pas vraiment. Exerçait ?
Plutôt que de s'arrêter à cet imparfait, d'autres expositions documentaires, il
faut l'espérer, inviteront les Européens à remonter de modèle en modèle le
passé antérieur de leur Léthé. Source mythique ou bief plus-que-parfait que
les Flandres, la Toscane, Aix-en-Provence, Byzance, Palerme, Aix-la-Chapel-
le, Grenade, Carthage ; les Cyclades et les Sporades ? Les visiteurs de l'ex-
position « Paris-Berlin » renoncent généralement à parcourir l'exposition dans
les deux sens pour ne pas provoquer de désordre. Mais qu'est-ce donc que
l'historiquement correct ? En guise de conscience historique, l'exposition
raconte le passage de l'anamnèse hagiographique au pronostic idéologique.
L'enseignement de l'histoire ne devrait-il pas plutôt aller et venir, et notamment
dans les hauts lieux qu'en imaginait Humboldt, les musées, s'interroger non
seulement sur les causes lointaines des imageries, mais aussi sur les plus
tenaces de leurs effets ? La réflexion pourra-t-elle longtemps ignorer la contin-
gence et refuser de s'aventurer, justement au nom du sens, dans ce que les
deux grammaires lui proposent, à savoir l'hypothèse historique, les futurs du
passé et les conditionnels de l'à venir ? Si Cléopâtre…, si les héritiers de Char-
lemagne…, si Erasme…, si Charles le Téméraire…, si le Prince Eugène de
Savoie…, si le Département des Bouches-de-la Meuse…, si le chancelier Otto
von Bismarck…, si le général Charles de Gaulle…, si l'euro…! Non, ce ne sont
précisément pas des enfantillages, mais des apprentissages. La philosophie
serait borgne et bien étriquée qui ne verrait pas que la plénitude du sens réside
dans les potentialités, les ressources et les horizons, bref dans ce que la méta-
physique appelle la puissance, et que n'en subsistent souvent, dans l'indigen-
ce de son actualisation disparate et asynchrone, que des bribes, à la limite de
l'absurde. A une distance égale de Paris et de Berlin, à Bonn, à Trieste ou à
Rekjavik, quelle leçon que ce sens parfait du devenir imparfait : l'existence ne
précède pas l'essence, même pour l'Europe.
17
DOCUMENTS
JEAN-MARIE ZEMB
Les modes ont leurs modèles. A défaut, elles en fabriquent. Pour fuir la foule,
le prophète se retira dans le désert. Faut-il lui imputer la famine qui s'abattit
sur la foule qui l'avait suivi. Gabriel Tarde (1843-1904) pensait que l'imité par-
tageait avec l'imitant la responsabilité de l'imitation. Avant d'être appelé en
1900 au Collège de France et à l'Académie des sciences morales et poli-
tiques, ce magistrat avait ajouté à son expérience qualitative de la jurispru-
dence pénale une dimension quantitative en dirigeant le service des statis-
tiques au ministère de la Justice. On lui doit notamment les Lois de l'imitation
(1890) et l'Opinion et la Foule (1900). Ses Fragments d'histoire future (1896),
sa Criminalité professionnelle (1897) et sa Transformation du pouvoir (1901)
n'annonçaient sans doute pas l'hégémonie de la télévision, mais demeurent
d'une lecture très éclairante. Si l'auteur de la Philosophie pénale (1996)
dérangea longtemps les sociologues, c'est sans doute parce qu'il s'était inté-
ressé à la manière dont des individus exceptionnels se faisaient imiter, pas
toujours innocemment, par les masses.
Les Lumières qui inspirèrent l'Aufklärung semblent avoir brillé à égale distan-
ce de ces asymptotes que sont les « individus exceptionnels » et la
« masse ». Ses modèles n'étaient pas isolés et leurs modes ne furent pas
générales. L'alamodisme – car c'est de ce conformisme-là qu'il s'agit – fut le
fait de milieux restreints, mais influents, telles que les cours princières et
ducales – à l'époque plus nombreuses dans les régions de langue allemande
que dans les territoires de langue française – les salons bourgeois et les
sociétés savantes – qui se multipliaient tout en se voulant élitaires. On n'ou-
bliera pas ces creusets de l'opinion que devinrent les salles de rédaction,
peut-être plus nombreuses qu'aujourd'hui, et qui au demeurant s'accommo-
dèrent, chacune à sa façon, d'une censure loyalement conformiste ; loin
d'avoir mis fin à cet alamodisme allemand dont certains patriotes dénonçaient
la « francolâtrie », Napoléon substitua à l'ancien modèle un nouveau, le sien,
au besoin en interdisant dans les départements annexés tous les journaux à
l'exception du Moniteur, en édition bilingue.
Tandis qu'à Potsdam et à Schönbrunn le français donnait le ton, un décalage
analogue faisait parler allemand à Copenhague et à Saint-Pétersbourg. On le
sait, les fruits du verger du voisin sont toujours les plus appétissants. A moins
que, pour renverser le cours des choses, on ne jure plus que par soi, en sub-
stituant à la nature la nation, mais cela ne dure jamais bien longtemps. Du
point de vue de Sirius, l'Europe connaît des phases de contraction et des
phases de dilatation. Ces mouvements ne sont pas en phase entre eux dans
tous les pays, pas plus que les vainqueurs et les vaincus ne sortent de la
même guerre. Les coïncidences équivoques et éphémères n'excluent cepen-
dant ni le heurt brutal ni l'éclipse sournoise.
A Versailles, où l'on parlait moins souvent l'italien, et à Sanssouci, où l'on n'en-
tendait plus guère l'allemand, le français jouissait de la même réputation de
clarté et de rigueur, d'harmonie et de précision, bref d'universalité. La langue,
que dis-je, le langage de la Raison (pure) ! Les Français ne parlent-ils pas
comme tout le monde pense ? Sujet-verbe-complément, qui dit plus juste ou
mieux ? Moins bien ? Tous ces idiomes qui ne placent pas le sujet au début
18
DOCUMENTS
ou qui placent le verbe à la fin, bien sûr, et notamment la langue que cette com-
paraison relègue parmi les barbares, l'allemand. Le français est rationnel et
l'allemand irrationnel. Caricature, Image d'Épinal ? peut-être, mais néanmoins
portrait certifié par le peintre et contresigné par le modèle. Cet imaginaire-là
continue d'imposer son « ethnologique » malgré trois quarts de siècle de
dénonciation de l'ordre direct, de l'inversion et du rejet par Jean Fourquet.
Comment cela a-t-il été (on n'ose encore, hélas ! écrire : fut-il) possible ?
Le français est-il si rationnel que cela ? Une langue peut-elle être plus ration-
nelle qu'une autre ? Le français a-t-il rationalisé ou perturbé le latin, l'a-t-il enri-
chi ou appauvri ? Où sont donc ses mérites, ses vertus et ses charmes ? Ils
existent certes et même si bien qu'ils sont inconsciemment évidents et que la
tâche de les décrire comme l'une des voix – des voies – de l'universel serait
un vrai plaisir. Mais pourquoi diantre l'allemand serait-il irrationnel ? Sa struc-
ture n'est-elle pas simple, « mécaniquement » comme « organiquement » : des
concepts bien boulonnés en fin d'énoncé, des rhèmes ; des percepts soigneu-
sement circonscrits et regroupés en tête, la liasse des coordonnées théma-
tiques ; entre les deux camps, l'arbitre, sifflet à la bouche et cartons en poche ;
signalement à double effet par l'exergue du verbe qui annonce la proposition
tout en clôturant l'espace d'ouverture qui permet aux phrases de ne pas
rompre le discours ? Tout cela n'est-il pas d'une rationalité souveraine, pour
tout dire (aujourd'hui et surtout après-demain) : calculable.
Que croyez-vous qu'il arriva ? Au lieu de rétorquer à leurs contempteurs que
l'allemand n'était pas plus irrationnel qu'une autre langue, et que ses structures
étaient même particulièrement aisées à déchiffrer, les Romantiques du Sturm
und Drang préférèrent la surenchère : « Irrationnels, nous ? Et comment ! C'est
même là notre génie. Le Génie pur, aussi universel que votre Raison ! » L'écho
ne s'en fit pas attendre : « Non seulement ils sont irrationnels, mais ils s'en
font une gloire ! »
Au début de ce siècle, un humoriste dessina deux couples qui venaient de se
croiser sur le Pont des Arts, l'un allant à l'Opéra, l'autre se rendant dans une
gargote du Quartier Latin. L'un et l'autre accoutrés selon. En se retournant,
chacune des dames – la morale de la fable pouvait tenir dans une brève phra-
se commune – disait à l'oreille de son compagnon : « Sont-ils ridicules ! »
Avec leur finesse ? Avec leur géométrie ? Avec leurs définitions ? Avec leurs
formules toutes faites ? Avec leur obscurité gratuite ? Avec leur pseudo-
Raison ? Avec leur pseudo-Génie ?
Lucien Tesnière a mis en évidence la cause syntaxique de cette opposition :
les langues centrifuges, auxquelles appartient le français (sous une forme miti-
gée), énoncent d'abord le déterminé et ensuite le déterminant, les langues
centripètes, parmi lesquelles figure (également sous une forme mitigée) l'al-
lemand, font le contraire : ordre bizarre vs. bizarre Ordnung ! Bizarre aux yeux
de qui ? De l'autre, bien évidemment. La chaîne parlée est à sens unique et,
comme le temps, irréversible. Dans ses Éléments de syntaxe structurale
(1957), Tesnière insiste sur le caractère arbitraire de l'ordre, quel qu'il soit,
auquel on s'est tellement habitué qu'on le trouve naturel : « de même qu'on
19
DOCUMENTS
1 / 18 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !