Rebonds
Economiques
De la guerre et du commerce
Par Philippe MARTIN
lundi 17 octobre 2005
Philippe Martin est professeur d'économie à Paris-I et chercheur au Ceras-CNRS.
n des arguments souvent donnés en faveur de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est
qu'elle permettrait de pacifier ses relations avec ses voisins européens. Ce rôle pacificateur de
l'intégration européenne, sur un continent ravagé par deux guerres mondiales, a déjà été souligné
pendant le débat sur la Constitution européenne. Dans les deux cas, on retrouve la vision optimiste de
Montesquieu du «doux commerce» dont «l'effet naturel est de porter à la paix», vision partagée par les
philosophes des Lumières (à l'exception notable de Rousseau) et par Kant. Les espoirs nés à la fin de la
guerre froide avaient les mêmes fondements conceptuels : la mondialisation et l'extension de
l'économie de marché, couplées à la démocratisation, étaient censées permettre à la recherche du gain
individuel de remplacer la violence guerrière. Hélas, ces espoirs ont été déçus, les statistiques montrant
une recrudescence, depuis le début des années 1990, des conflits militaires, en particulier entre Etats
voisins. Si l'expérience réussie de l'Europe semble conforter l'hypothèse du commerce pacificateur,
pourquoi alors l'augmentation du commerce mondial à des niveaux sans précédent dans les années
1990, n'a-t-elle pas abouti à une diminution du nombre des guerres ?
C'est à cette question qu'un travail récent mené avec Thierry Mayer et Mathias Thoenig tente de
répondre. En fait, l'intuition du «doux commerce» n'est qu'en partie vraie. Il est juste que le commerce
entre deux pays fait baisser la probabilité d'un conflit violent entre ces deux pays. Il serait faux d'en
déduire que la mondialisation amène à la paix mondiale. C'est plutôt l'inverse. Plus deux pays s'ouvrent
au commerce avec le reste du monde, plus la probabilité d'un conflit entre ces deux pays voisins
augmente.
En langage économique, le commerce entre deux pays augmente le coût d'opportunité d'une guerre car
celle-ci réduit durablement le commerce et donc les gains qui en découlent. Ces gains économiques
auxquels on renonce lorsqu'on ne parvient pas à éviter l'escalade militaire constituent le coût
d'opportunité commercial de la guerre. De ce point de vue bilatéral, le commerce a bien un rôle
pacificateur.
En revanche, la mondialisation, parce qu'elle augmente le commerce avec les pays lointains, réduit les
dépendances économiques locales. Elle diminue le coût d'opportunité d'une guerre avec les pays voisins
qui commercent naturellement du fait de leur proximité mais avec qui les conflits potentiels (liés en
particulier à des oppositions territoriales ou ethniques) pouvant dégénérer en guerres sont également
les plus nombreux. La mondialisation peut donc en partie expliquer pourquoi les conflits sont devenus
plus locaux au cours du temps, l'augmentation du nombre de guerres civiles étant le point extrême de
ce processus. Mais logiquement aussi, la mondialisation diminue la probabilité d'une guerre mondiale,
impliquant un très grand nombre de pays, puisqu'elle augmente le coût d'opportunité d'une telle
guerre, a priori la plus meurtrière. Elle change donc non seulement la probabilité de conflits mais aussi
leur nature, plus locale et moins globale.
L'exploitation empirique d'une base de données sur l'ensemble des conflits militaires dans le monde
entre 1948 et 2001 permet, en tenant compte de nombreux autres facteurs historique, géographique,
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politique, culturel et économique de confirmer le rôle ambigu de l'ouverture commerciale sur la paix :
le commerce entre deux pays diminue bien leur probabilité d'entrer en conflit l'un avec l'autre mais
celle-ci est augmentée par leur ouverture au commerce mondial. Ainsi, les préférences commerciales
accordées par les pays développés à certains pays en voie de développement ont permis une
augmentation des exportations et de la croissance de ces derniers mais semblent aussi avoir eu pour
effet d'augmenter significativement la probabilité qu'ils entrent en conflit avec leurs voisins.
Si l'on croit ces résultats, l'intégration de la Turquie à l'Union européenne permettrait bien de réduire la
probabilité d'un conflit entre la Turquie et un des Etats membres. Ceci est loin d'être négligeable. En
revanche, elle augmenterait la probabilité de conflit des membres de l'Union européenne, Turquie
incluse, avec ses voisins immédiats, que ce soit l'Irak ou l'Ukraine, mais aussi entre les Etats européens
eux-mêmes. Parce que l'intégration régionale augmente le commerce entre des pays voisins qui sont
les plus susceptibles d'entrer en conflit, et met en place des institutions de coordination entre ces pays,
elle paraît, en Europe comme ailleurs, la meilleure manière de rendre au commerce son rôle
pacificateur. Mais c'est le fait que des liens commerciaux soient tissés entre un nombre réduit de pays
voisins qui augmente l'incitation à régler les conflits de manière pacifique. A pousser trop loin
l'élargissement, on risque de diluer les dépendances économiques locales qui ont été construites dans
le club européen. Ce qui reviendrait à commettre la même erreur conceptuelle que celle qu'on a faite
au début des années 1990, en confondant mondialisation et paix mondiale.
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