CNDP-CRDP n° 133 juillet 2011 Les dossiers pédagogiques « Théâtre » et « Arts du cirque » du réseau SCÉRÉN en partenariat avec le Festival d’Avignon. Une collection coordonnée par le CRDP de l’académie de Paris. Mademoiselle Julie Texte d’August Strindberg Mise en scène de Frédéric Fisbach Avant de voir le spectacle : la représentation en appétit ! Première approche [page 2] Une « tragédie naturaliste » ? [page 2] Découvrir Strindberg par lui-même [page 5] Intentions de mise en scène [page 7] © CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE/FESTIVAL D’AVIGNON Du 8 au 26 juillet 2011 au Festival d’Avignon Après la représentation : pistes de travail Comment commencer ? [page 8] Une trajectoire du réalisme à l’onirisme[page 9] Édito « J’ai le feu, mon feu est le plus grand qui soit en Suède. » August Strindberg, auteur dramatique, romancier, essayiste et peintre, était très conscient de la valeur et de l’extrême singularité de ses œuvres. Il ne faut pas jouer avec le feu, titre de l’une de ses pièces, est aussi l’avertissement que donne le personnage de Jean dans Mademoiselle Julie : « Ne savez-vous pas qu’il est dangereux de jouer avec le feu 1 ? » Le drame en un acte se déroule en une nuit, la Midsummer night de la Saint-Jean, fête païenne de la magie amoureuse. Mais Mademoiselle Julie ira de l’ivresse au dégrisement. Et au matin, on se souviendra que ce saint Jean est le Baptiste, qui eut la tête tranchée. Publiée en 1888, jouée en Suède dix-huit ans plus tard à cause du scandale, cette danse de mort entre le valet et la fille du comte n’a rien perdu de sa cruauté et de sa redoutable efficacité. Dans ce dossier, nous explorerons les multiples dimensions de ce théâtre « qui veut voir ce qu’on ne voit pas tous les jours, qui recherche les points où se livrent les combats et qu’exalte le spectacle de la lutte entre les forces de la nature : amour ou haine, révolte ou instinct de conservation sociale » (Strindberg). Les fins de Mademoiselle Julie [page 11] Rebonds et résonances[page 13] © CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE/FESTIVAL D’AVIGNON Annexes : 1. La traduction de Mademoiselle Julie ici utilisée est celle de Boris Vian, éditions de l’Arche. Approfondissement, une « pièce psychologique moderne » [p. 16] Mademoiselle Julie, texte pour un programme [p. 19] Retrouvez sur4http://crdp.ac-paris.fr l’ensemble des dossiers « Pièce (dé)montée » Rencontre avec le metteur en scène [p. 21] 2 CNDP-CRDP Avant de voir le spectacle La représentation en appétit ! n° 133 juillet 2011 PREMIÈRE APPROCHE b Partir à la découverte de Mademoiselle Julie en lisant le début de la pièce jusqu’à « J’ai quelque chose de meilleur, moi ! » et en en proposant une mise en espace, par deux. On se demandera alors ce qui caractérise cet univers, qui met en place un quotidien légèrement inhabituel : dans une cuisine un soir de fête, deux personnages parlent d’un troisième qui se conduit bizarrement. b Reprendre le jeu en mettant l’accent à la fois sur cet aspect ordinaire (gestes de familiarité entre Jean et Christine, utilisation d’objets du quotidien…) et sur la tension qui pourrait modifier cet équilibre (ton d’agacement de Jean évoquant le comportement de la fille de son maître). À partir de ces éléments, on réfléchira au choix de Strindberg de faire se dérouler l’intégralité de sa pièce dans une cuisine. Comment l’interpréter ? L’auteur nous place dans le domaine trivial du bas, loin des hautes sphères de l’aristocratie symbolisées par les appartements du comte, à l’étage. Mais cet espace unique peut évoquer aussi l’unité de lieu propre aux tragédies… b UNE « TRAGÉDIE NATURALISTE » ? Première représentation de Mlle Julie à Stockholm en 1906 © DionysosProteus C’est le sous-titre de la pièce, et Strindberg la présente à son éditeur comme « la première tragédie naturaliste dans le théâtre suédois ». 2. Zola, Le Naturalisme au théâtre, G. Charpentier, 1881 b Rechercher quels sont les traits principaux du naturalisme. Zola, chef de file du naturalisme, est le contemporain de Strindberg, qui l’admirait beaucoup. À la fin du xixe siècle, ce courant littéraire vise à montrer ce qui n’apparaît habituellement pas en littérature, en mettant l’accent en particulier sur ce que la réalité a de plus repoussant. L’écrivain enquête sur le monde qui l’entoure dans le but de dire toute la vérité sur les déterminismes sociaux et génétiques qui s’imposent à l’individu, en plaçant « l’observation du savant à la place de l’imagination du poète 2 ». b Mademoiselle Julie est-elle une pièce naturaliste ? Relever quelques éléments qui rapprochent la pièce de cette esthétique. Strindberg s’est inspiré de plusieurs faits divers. « J’ai pris ce sujet dans la vie », écrit-il dans la préface. Il nous faut apprendre à « regarder avec indifférence le spectacle brutal, cynique, cruel que nous offre la vie ». « Nous voulons voir les fils, la machinerie, explorer la boîte à double fond ». Comme l’indique le terme de vivisection, titre d’un certain nombre de ses essais, le dramaturge suédois cherche à comprendre comment les choses se passent, en pénétrant dans le fonctionnement du corps et de ses pulsions. Les règles de Mademoiselle Julie (la traduction fait dire beaucoup trop vaguement à Christine : « Elle est dans une mauvaise passe »), sa consommation d’alcool, l’excitation de la fête nocturne, les contacts physiques sont des éléments déterminants dans la pièce, dont le centre est un rapport sexuel. La déchéance de Mademoiselle Julie est comparable au comportement de sa chienne, qui a filé avec le chien du gardien et pour qui « ça a mal tourné ». L’impact de l’environnement social et familial (en particulier les origines du 3 CNDP-CRDP n° 133 juillet 2011 père et de la mère, ainsi que l’éducation qu’ils lui ont donnée) sont importants pour expliquer la personnalité de Julie, à la fois trop fière et pas assez, faible et rêvant de dominer les hommes. Le personnage de Jean apparaît lui aussi comme déterminé par ses origines, même s’il cherche à sortir de sa condition. L’obéissance est profondément inscrite en lui et reparaît comme un réflexe lorsqu’il écoute, à la fin, les ordres de son maître. « Nos cerveaux sont bien trop modelés par la classe supérieure pour ne pas faire écho quand la classe supérieure donne le ton », écrit Strindberg dans son Petit catéchisme à l’usage de la classe inférieure (1884-1886). Mais la préface de Mademoiselle Julie précise qu’il s’agit d’un cas exceptionnel (la fin l’éloigne de la « tranche de vie » naturaliste) et insiste sur le fait qu’il est impossible de cerner tout à fait une personnalité (refus de la notion de caractère) et que l’inexplicable demeure (insuffisance des interprétations simplistes du suicide). Ainsi, les actes gardent leur mystère, les êtres leur énigme. Comment représenter alors la cuisine ? Choisiriez-vous d’en faire un espace rassurant et familier ou inquiétant, onirique ? Choisissez formes, couleurs et accessoires et justifiezles en fonction de l’effet que vous souhaitez produire sur le spectateur. b Faire une lecture adressée du récit d’enfance de Jean, d’abord au premier degré, avec émotion, puis en tenant compte de sa duplicité. L’histoire que raconte Jean à Mademoiselle Julie ressemble à un conte de fées, où un jeune garçon pauvre aime jusqu’à vouloir en mourir une princesse qui vit dans un paradis interdit. En réalité, le conte était un mensonge (« c’étaient des blagues ! ») pour la séduire : le garçon vertueux avait « les mêmes vilaines idées que les autres », et dans la véritable histoire il s’agissait d’un problème de pension alimentaire... b « Quelle lugubre blague que la vie ! » Strindberg, Inferno, 1897 Relever dans la pièce d’autres effets de décalage provoqués par l’association d’une réalité quotidienne ou sordide à un élément évoquant l’univers du merveilleux ou du romantisme. La remarque du personnage de Jean – « surtout, pas de sentiment », « nous devons considérer les choses froidement » – fait écho à celle de l’auteur dans la préface, lorsqu’il écrit qu’il faut abandonner le sentiment pour le jugement. D’emblée, les premières didascalies mettent en place dans le décor lui-même le contraste entre b naturalisme et romantisme, entre les casseroles de la cuisine et la fontaine avec un amour qu’on aperçoit dans un jardin où l’on n’entrera jamais. On pourra relever le passage où Jean évoque un philtre de la Saint-Jean qui permet de connaître son futur époux, alors qu’il s’agit d’une potion nauséabonde pour faire avorter une chienne. La situation romantique du « ver de terre amoureux d’une étoile » (celle de Ruy Blas, valet amoureux de la reine) est détournée. Personne n’est amoureux, et l’étoile, déchue, ne brille plus ; Jean a découvert « que ce qui nous éblouissait, en bas, n’était que du clinquant ». Dans le monde réel, ce sont les problèmes d’argent et la fuite des responsabilités qui peuvent causer une tentative de suicide, pas l’amour. « Mourir ? C’est idiot ! Si c’est ça, je crois qu’il vaut mieux monter un hôtel », répond Jean au délire exalté de Mademoiselle Julie. En revanche, les sentiments peuvent faire l’objet d’un commerce juteux, quand on mise sur l’échec des couples pour monter une affaire... Le décalage burlesque repose sur l’opposition entre clichés romantiques et remarques pragmatiques. Mademoiselle Julie veut voir le lever de soleil sur le lac, puis envisage à plusieurs reprises une fuite avec Jean en Italie : « Ah ! un éternel été… les orangers… les lauriers… Ah ! ». « Au bord du lac de Côme, où le soleil brille éternellement, où les lauriers sont verts à Noël, où les oranges luisent… ». Elle s’accroche une dernière fois à son rêve : « Pense donc, les Alpes couvertes de neige au milieu de l’été, et les oranges poussent là-bas, et des lauriers qui sont verts toute l’année ». Cette ritournelle est sans doute une allusion à la chanson de Mignon de Goethe, qui évoque l’Italie. Dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, la jeune fille meurt d’amour pour Wilhelm. Dans Mademoiselle Julie, Jean réplique : « Le lac de Côme est un trou pluvieux et je n’y ai jamais vu d’oranges que chez l’épicier ! » « Connais-tu le pays des citronniers en fleurs, Et des oranges d’or dans le feuillage sombre, Et des brises soufflant doucement du ciel bleu, Du myrte silencieux et des hauts lauriers droits ? Ne le connaîtrais-tu point ? – Oh, là-bas, je voudrais, Là-bas, ô mon amour m’en aller avec toi. » Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, 1796, traduction de Jean-Pierre Lefèbvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1993 4 CNDP-CRDP n° 133 juillet 2011 b Comparer certains choix dramaturgiques de Strindberg dans Père (1887) et Mademoiselle Julie (1888) à partir de ce résumé : Père est une tragédie en trois actes. L’action se déroule en une journée et une nuit, dans le même décor, et fait intervenir huit personnages. Le capitaine est mené à la folie et à la mort par les tourments que lui inflige sa femme (qui invente notamment un doute sur sa paternité), à cause d’un désaccord total sur l’éducation et l’avenir de leur fille. L’action de Mademoiselle Julie s’étend sur une nuit, en un acte (le temps est donc resserré), dans un décor là aussi unique (la cuisine), avec un nombre de personnages beaucoup plus réduit (3). L’issue en est également la mort. La fille du comte se donne au valet de son père et se suicide au matin. Strindberg a bien choisi une « forme concentrée », comme il le précise dans sa préface. On retrouve une unité d’action, de temps et de lieu qui permet au dramaturge d’axer la pièce sur les conflits essentiels de l’existence. Le Capitaine et sa femme Laura dans Père – Mise en scène Christian Ganet de Christian Schiaretti, 2006 © Repérer d’autres éléments qui font de Mademoiselle Julie une tragédie, sans oublier d’observer le rôle particulier du comte. Le sort de Mademoiselle Julie suscite la pitié ; au-delà d’elle-même, le dramaturge représente une « situation où se ferme le tombeau d’une famille 3 ». Avec elle s’éteint une lignée qui a certains aspects d’une famille maudite, où la faute des parents retombe sur les enfants. La b 3. Préface de Mademoiselle Julie. 4. Ibid. 5. Ibid. faute première est peut-être celle du meunier qui a échangé les faveurs de sa femme au roi contre un titre de noblesse, comme le raconte Mademoiselle Julie. Elle a l’impression que sa mère, qui avait trompé le comte avec un fabricant de tuiles avant d’en être punie, se venge de son père à travers elle. Mademoiselle Julie est « la victime de la disharmonie que le "crime" d’une mère a introduite dans une famille, une victime des erreurs du temps, des circonstances, de sa faible nature, ce qui constitue, tout ensemble, l’équivalent de l’ancien Destin 4. » Elle meurt en victime innocente, comme son oiseau et comme saint Jean-Baptiste, mais elle est aussi responsable de ce qui lui arrive : attirée par la chute, elle n’a pas écouté les mises en garde. Ses excès la mènent à sa perte (à la manière de l’ancienne hybris). Misère et grandeur de l’héroïne : elle se laisse à la fin déposséder de sa volonté par faiblesse mais elle « sort d’un pas ferme », précise la dernière didascalie. Strindberg a donc repris et modernisé certains aspects du tragique antique (tout comme le ballet et la chanson des paysans, qui forment le Chœur). La transcendance a disparu mais pas le poids des erreurs commises : « L’homme de science a supprimé la culpabilité dans le même temps où il niait Dieu, mais les conséquences de tout acte, la punition, la prison, ou la crainte qu’on en éprouve ne peuvent être supprimées 5. » Subsiste la honte à laquelle l’héroïne ne trouve pas d’issue, ni dans la fuite ni dans le mensonge. Elle se demande avant de mourir : « À qui la faute – ce qui est arrivé ? À mon père ? À ma mère ? Ou à moi ? À moi ? Mais je n’ai pas de moi ! (…) Qu’est-ce que ça peut faire, à qui la faute ? Après tout, c’est moi qui dois en supporter la responsabilité, en supporter les conséquences… » À qui la faute ? Seules les conséquences sont claires (le déshonneur, la police) ; on ne sait plus remonter aux causes jusqu’à une divinité cruelle, mais la terreur est toujours là. « Ce n’est pas seulement une sonnette… Il y a quelqu’un derrière elle… une main qui la met en mouvement, et quelque chose d’autre qui met la main en mouvement… » Le comte, qui domine tous les personnages (autorité du maître et du père) et donne ses ordres d’en haut, est significativement absent, puis invisible. C’est lui qui va précipiter sa fille vers le suicide, à cause du sentiment d’urgence provoqué par ses deux violents coups de sonnette, créant un effet d’ironie tragique. Tel un dieu, intervient-il pour réparer, par le sacrifice de sa fille, la faute commise ? 5 DÉCOUVRIR STRINDBERG PAR LUI-MÊME CNDP-CRDP Strindberg disait se reconnaître dans l’un des personnages de l’Ancien Testament, Ismaël. Faire une recherche pour trouver quelle image l’écrivain donne de lui-même à travers son identification à ce personnage. Ismaël, fils d’Abraham et d’Agar, la servante, est chassé dans le désert sur l’ordre de l’épouse d’Abraham, Sara. La Genèse dit de lui que « sa main sera contre tous et la main de tous sera contre lui »… Ressentiment et impression de persécution ont marqué Strindberg, qui souffrait de crises psychiques. b n° 133 juillet 2011 Le père de Strindberg, petit bourgeois, avait épousé sa maîtresse, qui avait auparavant été servante dans une auberge. Strindberg se considérait comme « fils de la servante » ; c’est le titre de l’un de ses récits autobiographiques, dans lequel il écrit : « Il y avait trop de l’esclave en lui. La mère avait servi. » À cause de ce que la société de l’époque percevait comme une mésalliance, Strindberg a développé un complexe d’infériorité, en particulier lorsqu’il est tombé amoureux d’une baronne, Siri von Essen, qui devint sa première femme. Marié et divorcé trois fois, en proie à de nombreux conflits conjugaux, il développa une misogynie à la hauteur de l’idéal à chaque fois déçu qu’il plaçait dans les femmes. Son œuvre, mal comprise et souvent attaquée en Suède, le contraignit à partir fréquemment en exil dans différents pays d’Europe. b La dramaturgie de Strindberg étant intimement liée à ses expériences vécues, mettre brièvement en relation ces éléments avec l’intrigue de Mademoiselle Julie. La pièce est centrée sur l’attirance passagère et le conflit irréductible entre deux personnages, un homme et une femme, issus de milieux très différents. La guerre des sexes et des classes sociales, à laquelle Strindberg était très sensible, est implacable entre le serviteur Jean et la jeune aristocrate Julie. © ZAPHOD Relever dans la partie « Une vie » de la biographie de Strindberg www.larousse.fr/ encyclopedie/personnage/Strindberg/145332 ce qui peut mettre en évidence ce sentiment de persécution, à la fois face à la société et aux femmes. « Je me fais l’impression d’un somnambule ; c’est comme si l’imagination et la vie se mélangeaient. Je ne sais pas si Père est imagination ou si ma vie l’a été. » b Strindberg, Lettre de 1887 Observer Cristallisation, un photogramme de Strindberg. Qu’évoque-t-il ? Émettre des hypothèses sur la création de cette image et ce qu’elle révèle. Le photogramme est obtenu sans appareil photo, le regard subjectif du photographe n’intervient pas. Il s’agit ici de cristaux, apparus par impression sur le papier photographique après que les solutions de sels déposées sur des plaques de verre ont cristallisé lors de leur exposition au froid. La méthode de Strindberg est expérimentale. La photographie, qui montre la surface des choses, est utilisée ici pour dévoiler les structures profondes de la nature, et en déchiffrer les signes mystérieux. Car le b Strindberg, Cristallisation, 1892-1896 © BASTET 78 6 CNDP-CRDP n° 133 juillet 2011 résultat est poétique autant que scientifique : ces « fleurs de glace », comme il l’écrit luimême, stimulent l’imaginaire en révélant des analogies, des correspondances inattendues entre les cristaux et des arborescences végétales. Strindberg, qui s’intéressait à la chimie autant qu’à l’alchimie, recherchait donc, en mots et en images, des moyens nouveaux pour donner une forme au monde invisible. « L’art à venir (et à s’en aller comme tout le reste) : Imiter la nature à peu près ; surtout imiter la manière de créer de la nature ! » Strindberg, Des arts nouveaux ! ou le Hasard dans la production artistique, 1894 b Après sa période naturaliste, dont fait partie Mademoiselle Julie, le théâtre de Strindberg évolue vers un approfondissement de la quête de soi (comme dans Le Chemin de Damas), jusqu’à la création du Théâtre Intime et l’écriture de « pièces de chambre ». Lancer des pistes de réflexion à partir de la problématique suivante : comment le théâtre peut-il montrer l’intériorité ? Le Chemin de Damas, mise en scène de Robert Cantarella, 2004 © P. BERGER Un théâtre du moi, centré sur le psychisme et l’inconscient, peut faire intervenir par exemple un personnage qui serait le double de l’auteur, confronté à ses visions sous forme d’ombres, d’images fuyantes projetées sur la scène, dans une scénographie abstraite qui pourrait évoquer un espace mental. L’action principale ne serait autre que le surgissement de ce qui est ordinairement caché, à l’image du quatrième mur, invisible au théâtre, qui permet au spectateur d’entrer dans l’intimité d’un couple, le quotidien d’une famille. Ce qui est dit sur scène pourrait être précisément ce qui ne se dit pas, à la faveur de situations de crise dans lesquelles le personnage, dans un monologue ou un dialogue, s’avoue ou confie pour la première fois ses rêves, ses sensations, ses désirs les plus secrets, sous l’effet de l’émotion. « Il faut, après l’époque naturaliste, qui fut forte, féconde, mais qui a fait son temps, une réconciliation avec les puissances, un rapprochement avec le monde invisible. » Strindberg, Inferno, 1897 7 CNDP-CRDP n° 133 INTENTIONS DE MISE EN SCÈNE juillet 2011 © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon « Mon obsession de représenter la parole n’existe que par un travail plastique sur l’espace dans lequel elle se déploie. » Frédéric Fisbach, entretien avec Jean-François Perrier, pour le Festival d’Avignon, 2011 b Mettre en lecture chorale le « Texte pour un programme » de Frédéric Fisbach 6 (annexe 2). En quoi nous renseigne-t-il sur le travail d’un metteur en scène ? Le metteur en scène se plonge entièrement dans la pièce et l’univers de Strindberg jusqu’à imaginer une sorte de minidrame psychique, qui se déroule ici entre les deux hémisphères de son propre cerveau. Il hésite sur ses choix de mise en scène (comme la scénographie et la musique), se remet en question, délibère pour savoir dans quelle mesure les libertés qu’il prend par rapport aux indications du texte peuvent trahir ou au contraire enrichir notre perception de la pièce aujourd’hui. La mise en scène est bien une vision personnelle de la pièce. Par exemple, Frédéric Fisbach entend renouveler notre manière de considérer 6. Portrait du metteur en scène en ligne sur le site du Festival d’Avignon www.festival-avignon.com/fr/Artiste/9 le personnage de Jean : « Il est tellement loin des représentations qu’on se fait de lui. On en fait souvent un macho, brutal, manipulateur et vénal. C’est un héros tragique. Il est infiniment plus complexe et passionnant. Il porte sa propre malédiction, il est marqué. À la fin, Strindberg va très loin, il nous fait spectateur de sa chosification. » Le spectateur est au centre de la réflexion du metteur en scène. « C’est un des plaisirs du théâtre, non ? Se reconnaître. » Inviter les élèves à peser aussi le pour et le contre au sujet du huis clos. Faut-il créer un décor qui enferme les trois personnages ou, comme l’envisage le metteur en scène, « montrer le hors-champ de la pièce, là où les autres font la fête » ? b b Demander aux élèves de réaliser le dessin d’un espace scénique qui montrerait ce horschamp, totalement invisible dans le texte de Strindberg. Il pourrait par exemple se présenter sous forme d’une projection vidéo, de coulisses à vue qui entourent une aire de jeu centrale, ou d’un arrière-plan qu’on devine derrière une cloison transparente…