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Introduction
Quatre hypothèses
pour une autre approche de la RDA
Comment appréhender la situation de la République fédérale d’Allemagne, troisième puissance économique du monde — et la première en Europe — sans se pencher sur sa partie orientale, celle
appelée « nouveaux Länder » et qui recouvre le territoire de ce que
fut pendant quarante années la République démocratique allemande ? Comme ce fut le cas à tous scrutins précédents (1990, 1994,
1998, 2002), 1 les élections législatives du 18 septembre 2005 ont,
une fois encore, mis en exergue un fait incontestable, les quinze
millions d’Allemands de l’Est expriment des opinions politiques
fort dissemblables à celles de leurs compatriotes de l’Ouest. Plus
de 20 % en moyenne refusent des politiques menées aussi bien par
des gouvernements de droite que sociaux-démocrates et votent en
conséquence en faveur du PSD, une mutation de l’ex-parti communiste de RDA.
Les conséquences économiques et sociales de la réunification,
transformée en une forme de colonisation d’une partie du pays et
ressentie comme telle par la majorité des « Ossis », sont certes loin
d’être étrangères à cet état de l’opinion. Depuis plus de quinze ans,
un chômage endémique frappe officiellement 20 % de la population — en réalité près d’un tiers des personnes en âge et désireuses de travailler — dans les « nouveaux Länder » de l’Est, soit un
nombre de chômeurs entre le double et le triple de celui observé
dans les « vieux Länder » de l’Ouest. Il aura aussi fallu attendre ce
même laps de temps pour que les salaires des fonctionnaires de
l’Est atteignent enfin la parité avec ceux de l’Ouest, mais, accusés
de rester « insuffisamment productifs », les travailleurs du privé
résidant sur le territoire de l’ancienne RDA n’ont pu arracher une
telle mesure à un patronat venu, dès 1991, se délocaliser à l’Est
pour « diminuer ces coûts de production » et profiter d’une bonne
partie la manne des 1 450 milliards d’euros de crédits fédéraux.2
Ce phénomène déborde très largement le cadre étroit du politique et plus vaste des conséquences du mode de production,
pour s’étendre à la culture. Depuis la hâtive réunification scellée
le 3 octobre 1990, une des questions latentes demeure bien celle
qu’Allemands de l’Est et de l’Ouest « restent souvent étrangers
les uns aux autres », 3 pour reprendre une expression de Klaus
Schröder, directeur du centre de recherche sur l’ex-RDA à la Freie
Universität Berlin Université libre de Berlin. Plus fondamentalement il exprime, selon nous, non pas une quelconque Ostalgie
du régime socialiste que personne ou presque ne souhaite voir
revenir, mais plutôt un refus du capitalisme. Non seulement de
ses tares sociales rédhibitoires mais aussi de ses relations sociales
marquées par un individualisme forcené, par la déliquescence des
rapports d’entraide et de solidarité, de sociabilité, en un mot d’un
certain nombre de valeurs de la société défunte dont l’inculcation
a laissé de profondes et durables traces dans les habitus. Peutêtre convient-il alors d’effectuer un retour à l’histoire même de la
RDA. Comment vivait-on dans cette société ? Quelles en étaient les
valeurs et leurs systèmes de médiation ? Pourquoi et comment un
socialisme, largement inspiré du modèle soviétique, a pu s’établir,
se développer et finalement imploser par le mûrissement de ses
contradictions et par l’émergence d’un nouveau rapport de forces
géopolitique ? C’est à toutes ces questions, et à quelques autres,
que cet ouvrage essaie de répondre par une approche différente
des sociétés du « socialisme réel ».
Ce livre est né du refus du carcan de cette vérité politique et
officielle. Avant la chute du Mur de Berlin, nous avions effectué
une bonne quinzaine de séjours en RDA dans les années 1970
– 1988 en tant que journaliste et rédacteur en chef d’un quotidien
régional du Nord de la France. De 1994 et jusqu’en 1999, dans
le cadre d’une recherche universitaire qui s’est concrétisée par la
soutenance d’une thèse de doctorat en sciences de l’information
et de la communication, nous avons vécu à Berlin, Leipzig ou
Halle/Salle et enseigné dans diverses universités des « Nouveaux
Länder ». Ces multiples expériences de terrain nous ont renforcés
d’un côté dans l’inacceptation d’une doxa selon laquelle la société
est-allemande n’aurait été qu’une copie du Big Brother is watching
you d’Orwell, de l’autre dans le partage de la constatation que faisait avec une lucidité certaine et une probable amertume Walter
Benjamin lorsqu’il écrivait que « ce sont toujours les vainqueurs
qui écrivent l’histoire ».
Mais penchons-nous en premier lieu sur ce qu’il convient de
nommer l’imposition d’une vérité politique officielle, sans grand
rapport avec la réalité vécue pendant quarante ans par les habitants de la RDA.
« La » vérité historique dite par les politiques
La reconstruction de l’histoire de la RDA, et donc en partie de celle
de la RFA, demeure aujourd’hui, dix-sept ans après la chute du
Mur de Berlin puis la phagocytose de la première par la seconde,
une démarche autour de laquelle s’articule un consensus politique,
idéologique, communicationnel, ébréché seulement depuis cinq ou
six ans par les travaux d’historiens dont les problématiques s’articulent autour de repenser la RDA sous l’angle de son histoire
sociale.
La réécriture de l’histoire et/ou son enfouissement se sont en
effet opérés depuis 1990 par vagues successives. Une des plus importantes tentatives depuis la réunification, du moins par l’ampleur
de la médiatisation à laquelle elle a donné lieu, reste le rapport de
la commission d’enquête du Parlement allemand sur « L’histoire
et les effets de la dictature du SED (Sozialistische Einheitspartei
Deutschlands, Parti Socialiste Unifié d’Allemagne) en Allemagne »
Materialen der Enquete-Kommission. Aufarbeitung von Geschichte
und Folgen der SED-Diktatur in Deutschland, 4 et son rapport de
15 200 pages, plus des annexes, publié en 1995.
Si pour cette première commission d‘enquête parlementaire
toutes les garanties démocratiques furent formellement prises grâce à la représentation des cinq partis qui siégeaient au Bundestag
— CDU-CSU, FDP, Grüne, SPD et PDS — avant même que ne
s’ouvrissent ses deux années de travail, les présupposés apparaissaient à travers le titre qu’elle choisit de donner à son travail et qui
postulaient ainsi a priori de ses résultats. Bien que tous les partis
et leurs experts aient pu exprimer leur point de vue, les résultats
acquis dans des champs de recherche vastes et dignes d’intérêt
restèrent décevants en raison de partis pris idéologiques, politiques et plus encore politiciens, en lieu et place d’une démarche
scientifique interdisciplinaire ou pluridisciplinaire convoquant, en
autres, l’histoire, la sociologie, l’économie, les sciences de l’information et de la communication, la géopolitique. Un exemple parmi
cent et plus de cette approche à géométrie variable des problèmes
est fourni par l’expression, omniprésente sinon omnipotente, « la
dictature du SED » qui disparaît du texte lorsqu’il s’agit d’évoquer
les relations interallemandes ou celles de certains partis du bloc
des partis Block der Partein, la CDU et le FDPD en particulier, avec
le SED pendant les quarante années de l’existence de la RDA. Par
contre les groupes d’opposition, « en dépit de critiques visant le
SED et la RDA » auraient observé « une loyauté fondamentale »
vis-à-vis du régime. Sans doute, à en croire le rapport final, étaitce là la raison cachée des manifestations de Leipzig et qui, au nom
de cette « loyauté », firent vaciller l’Etat-Parti puis procédèrent au
bris de son monopole sur la sphère publique.5
Les résultats de la première commission parlementaire firent
l’objet d’une double exploitation idéologique par une médiatisation réalisée sur une grande échelle. Laissons de côté l’aspect
conjoncturel de leur utilisation bassement politique pendant les
quelques mois qui précédèrent les élections législatives de 1994 et
permirent au chancelier Kohl de maintenir au pouvoir la coalition
CDU-CSU-FDP. Nous insisterons davantage, de la part des milieux
politiques et économiques, très liés, selon le modèle américain imposé depuis 1945, dans les « anciens Länder », sur une stratégie
plus fondamentale qui s’incarna dans cette commission d’enquête,
démocratique par l’utilisation du Parlement, scientifique par le recours à des experts universitaires connus. En fait cette démarche
téléologique visait à donner une vigueur nouvelle et un regain de
crédibilité aux assertions selon lesquelles la RDA ne pouvait se définir que par son double caractère : « dictatorial » et « totalitaire »,
que le communisme était proche sinon comparable au nazisme.
L’ambiguïté de l’expression die zweite Diktatur parcourt en effet
le texte du rapport. Il autorise tout à chacun, en premier lieu dans
les champs politiques, journalistiques, et même scientifiques, à
franchir le pas pour considérer la RDA, comme successeur du régime nazi, identique et de même nature que celui-ci. C’est d’ailleurs
bien cette notion de continuité que le rapport de la commission
placée sous l’autorité du pasteur Eppelmann tend à suggérer. Dans
l’énoncé de ses objectifs, on découvre qu’il s’agit « d’inclure la
question des continuités et analogies de pensée, de comportement
et de structures dans l’histoire allemande du XXe siècle, en particulier à l’époque de la dictature nationale-socialiste ». Si, s’affublant de faux nez, tout le monde affirme bien sûr que vergleichen
ist nicht gleichsetzen « comparer n’est pas assimiler » par comparaisons déguisées, par dérives sémantiques, par approximations
historiques, par amalgames des pratiques de répression, nazisme et
communisme ne constitueraient, à leurs yeux, que deux formes de
la même matrice, le totalitarisme.
Une seconde commission d’enquête parlementaire pour
« Surmonter les effets de la dictature du SED dans le processus de
l’unification » Materialen der Enquete-Kommission. Überwindung
der Folgen der SED-Diktatur im Prozess der deutschen Einheit 6
poursuivit d’autres travaux de 1994 à 1998 et fournit un rapport à
peine moins volumineux que celui de la première commission. Son
travail fut, de l’avis même d’Ulrich Mählert, 7 « beaucoup moins
conflictuel » que la première et « reposa sur un grand consensus
dont le gouvernement (celui du chancelier Kohl) eut finalement
à adopter le principe ». La commission fit la recommandation au
Bundestag, qui la suivit en 1998, de créer une Fondation pour une
mise à jour sur la dictature du SED — Stiftung zur Aufarbeit der
SED-Diktatur.
Les deux commissions d’enquêtes parlementaires du Bundestag
avaient ainsi écrit, chacune à leur manière, « la » vérité sur la
RDA.
Médiations et organisation de la violence symbolique
Les quatre hypothèses que nous essayons de valider dans cet
ouvrage sont diamétralement opposées à cette approche. La première est que, sans nier le moins du monde qu’en RDA la société
était marquée par des aspects autoritaires et de surveillance dans
les sphères publique et privée, le concept de totalitarisme n’est, en
aucune manière, opérationnel pour étudier son histoire, y mettre
à jour et essayer de comprendre des mouvements et des stratégies
d’acteurs multiples et souvent contradictoires. Cette société n’eut
jamais rien de commun avec l’hitlérisme des années 1941 – 1945.
Elle ne peut donc, à moins de tordre les faits, s’inscrire dans son
continuum.
En fait, en se voulant une explication globale et totale, le paradigme totalitaire présente une infirmité rédhibitoire. Il exclut la
première caractéristique de toute organisation sociale et en premier
lieu celle des sociétés industrielles qu’est la complexité. La nécessité de la prise en compte permanente de cette notion pour l’étude
de la société est-allemande constitue le cœur de notre deuxième
hypothèse. La mise à jour d’enquêtes sociales menées sur la longue
durée, par sondages d’opinion avec des méthodologies spécifiques
au pays, a permis de révéler l’organisation de larges réseaux de
médiations et de leurs médiatisations afin d’opérer le passage des
valeurs du régime dans différents groupes sociaux.
Nous avons formulé l’hypothèse centrale qu’une société du « socialisme réel » pouvait peut-être être étudiée avec les principaux
outils de la sociologie de Pierre Bourdieu, en particulier à l’aide
des concepts de violence symbolique, d’habitus et de champs, et
de l’anthropologie de Maurice Godelier, sur le consentement des
dominés à leur domination, sans pour autant négliger le recours
à l’histoire, l’économie, les sciences politiques ou la géopolitique, si important dans le cas de la RDA. L’approche ici choisie
est communicationnelle c’est-à-dire, selon Bernard Miège, essayer
de construire « des problématiques transversales et partielles » qui
permettent de mettre en évidence des « logiques sociales qui correspondent à des mouvements de longue durée portant aussi bien
sur des processus de production que sur des articulations production/consommation ou des mécanismes de formation des usages.
On doit admettre qu’elles ne sont pas fixées définitivement et
qu’elles se transforment régulièrement ».8 Cette approche permet
de « relier, autour d’axes de recherche bien spécifiés, des méthodologies inter-scientifiques » de travaux relevant de l’histoire, la
géopolitique, les sciences politiques, la sociologie, la psychosociologie ou encore l’économie. Elle s’inscrit dans le cadre d’une
recherche critique, « interrogeant par exemple systématiquement
les idées reçues » et « indispensable à l’avancée de la connaissance,
tout autant qu’à la citoyenneté ». Enfin elle repose, à l’évidence,
sur la nécessité de solides travaux empiriques.
La troisième hypothèse décline la précédente. L’approche de la
société est-allemande ne peut s’envisager sans le recours aux productions endogènes, leurs études et leurs évaluations en se gardant
de toute uchronie, comme nous y invite Fernand Braudel, de toute
analyse des pratiques et des comportements à travers des valeurs
actuelles trop souvent présentées comme universelles et inaltérables alors qu’elles sont aussi des constructions idéologiques spatio-temporelles.
La dernière hypothèse pourra paraître dans le climat idéologique d’aujourd’hui iconoclaste à certains. La construction d’un État
socialiste allemand représenta pourtant bien à son origine, en particulier pour de nombreux intellectuels qui avaient dû fuir le nazisme et à ceux de la nouvelle Intelligenz, un principe d’espérance
qui, sous les coups de boutoir des enjeux stratégiques de la guerre
froide, se transforma au fil des ans en désillusions pour aboutir
à un sentiment d’immense gâchis. Et pourtant cette première expérience d’un État socialiste allemand, avec tous ses défauts, ses
erreurs, ses fautes, né sous les pires auspices, ceux de l’imposition
d’un régime installé dans les fourgons d’une armée d’occupation
10
— l’Armée rouge ne fut jamais ressentie par la population comme
une force de libération — reste vivace, bien au-delà d’une quelconque Ostalgie, mise en scène dans le film de Wolfgang Becker
Good bye Lenin.
Cet ouvrage porte donc sur la gestion des opinions en RDA
examinée de deux points de vue différents : celui de l’Etat-Parti
et de sa volonté, restée intacte jusqu’à l’implosion du régime, de
conserver un usage monopolistique de la sphère publique, celui
de la sphère sociale au sein de laquelle se font jour des tentatives,
souvent embryonnaires, de constructions d’espaces publics fractionnés et autonomes, sous l’égide des Églises évangéliques. Son
économie générale se présente sous la forme de deux parties fortes
de huit chapitres chacune et qui développent ces points de vue.
La première correspond à l’organisation de médiations pour tenter d’assurer une régulation du système par la communication en
utilisant deux modes informationnels ascendants et descendants
que constituent respectivement les enquêtes sociales, à l’aide de la
technique du sondage d’opinion, et les médias de masse, sans renoncer pour autant à un contrôle policier omniprésent qu’incarne
la Stasi. La seconde met l’accent sur l’étiolement progressif d’un
contrat social, jamais explicite, entre le peuple et un Parti hégémonique qui décrète pouvoir et devoir parler et agir en son nom,
le grippage des médiations sous les coups de boutoir des médias
électroniques ouest-allemands dans leur rôle discret et efficace
d’instillation des valeurs de la consommation marchande.
L’objet est moins de savoir pourquoi et comment le régime a
pu être instauré et se maintenir pendant quarante années et ne
porte pas davantage sur les raisons susceptibles d’expliquer son
brutal effondrement. Le problème a trait à la succession des deux
aspects. Autrement dit, existerait-il des facteurs aptes, dans le
même mouvement, à expliquer le fonctionnement du régime et sa
disparition ? Selon nous il s’agit bien une seule et même dynamique qui est l’origine du développement et du dépérissement de la
République démocratique allemande.
11
Notes
1
Résultats des élections au Bundestag 1990 – 2005
CDU/CSU
Total Allemagne
Nouveaux Länder
SPD
Total Allemagne
Nouveaux Länder
FDP
Total Allemagne
Nouveaux Länder
Bündis 90/Die Grünen
Total Allemagne
Nouveaux Länder
PDS puis PDS/Linkspartei (2005)
Total Allemagne
Nouveaux Länder
2
3
4
12
1990
1994
1998
2002
2005
43,8
41,8
41,4
38,5
35,1
27,3
38,5
28,3
35,2
25,3
33,5
24,3
36,4
31,5
40,9
35,1
38,5
39,7
34,2
30,5
11,0
12,9
6,9
3,5
6,2
3,5
7,4
6,4
9,8
7,9
5,0
6,1
7,5
4,3
6,7
4,1
8,9
4,7
8,1
5,1
2,4
11,1
4,4
19,8
5,1
21,6
4,0
16,9
8,7
25,4
Sources : Pour les résultats des nouveaux Länder de 1990 à 2002 :
Deutschland Archiv, n° 6, 2004 : 959. Pour les résultats de 2005 : Der
Spiegel, Wahlsonderheft ’05, 19 septembre 2005 : 7, „Wahl ohne Sieg “;
50, „Verrat an der Seele
Voir sur cette question Vilmar Fritz, Gislaine Guittard, La face cachée de l‘unification allemande, Éditions de l‘Atelier, Paris 1999 ;
Gutmann Gernot, Hannelore Hamel, Karl Pleyer, Alfred Schüller (dir.),
Ökonomische Erfolge und Misserfolge der deutschen Vereinigung –
Eine Zwischenbilanz, Gustav Verlag, Stuttgart/Jena/New York, 1994 ;
Dümcke Wolfgang, Fritz Vilmar (dir.), Kolonialisierung der DDR.
Kritische Analysen und Alternativen des Einigungsprozesses, Agenda
Verlag, Münster, 1995.
Le Monde, 14 septembre 2005.
Grußendorf Frank (dir.), Materialen der Enquete-Kommission
„Aufarbeitung von Geschichte und Folgen der SED-Diktatur in
Deutschland “, Suhrkamp, Francfort/Main, 1999. La liste de ces champs
de recherche établie par la commission présidée par le pasteur Rainer
Eppelmann, député CDU, est la suivante : (1.) Présentation, débats et
rapport, Anträge, Debatten, Berichte, 1 vol. ; (2.) Structures de pouvoir et mécanismes de décision dans l’État SED, Macht, Entscheidung,
Verantwortung, 4 vol. ; (3.) Rôle de l’idéologie. Facteurs intégrateurs
et pratiques de l’homogénéisation sociale, Ideologie, Integration und
Disziplinierung, 3 vol. ; (4.) Droit, justice et police, Recht, Justiz,
Polizei, 1 vol. ; (5.) Relations interallemandes, Deutschlandpolitik, 3
vol. ; (6.) Rôle et identité des Églises, Kirchen in der SED-Diktatur, 2
vol. ; (7.) L’opposition, la révolution de l’automne 1989, Widerstand,
5
6
7
8
Opposition, Revolution, 2 vol. ; (8.) La Stasi, les réseaux et les victimes, Staatssicherheit, Seilschaften, 1 vol. ; (9.) Deux dictatures en
Allemagne, Zwei Diktaturen in Deutschland, 1 vol.
Une des seules analyses mesurées et pertinentes des travaux de la
première commission d’enquête parlementaire publiée en France
est celle de Gilbert Badia, un des rares chercheurs français ayant
eu une connaissance profonde des réalités de la RDA acquise sur le
terrain pendant des décennies et qui est décédé à la fin de l’année
2004 : Badia Gilbert, « Vues contrastées sur l’histoire de la RDA »,
Allemagne d’aujourd’hui, n° 132, avril – juin 1995, et dont quelques citations sont faites ici concernant le Block der Parteien, et les
Bürgerbewegungen, p. 170 – 171.
Deutscher Bundestag, Materialen der Enquete-Kommision
„Aufarbeitung von Geschichte und Folgen der SED-Diktatur in
Deutschland “12. Wahlperiode des Deutschen Bundestages),
„Überwindung der Folgen der SED-Diktatur im Prozeß der deutschen
Einheit “13. Wahlperiode des Deutschen Bundestages), Nomos, BadenBaden, 2001: (1.) Anträge, Debatten, Berichte, Veranstaltungen, 1 vol.
; (2.) Strukturelle Leistungsfähigkeit des Rechsstaats Bundesrepublik
Deutschland bei der Überwindung der Folgen der SED-Diktatur im
Prozess der deutschen Einheit-Opfer der SED-Diktatur, Elitenwechsel
im öffentlichen Dienst, justielle Aufarbeitung, 2 vol. ; (3.) Wirtschafts-,
Sozial- und Umweltpolitik, 2 vol. ; (4.) Bildung, Wisssenschaft, Kultur,
2 vol. ; (5.) Alltagsleben in der DDR und in den neuen Ländern, 1 vol.
; (6.) Gesamtdeutsche Formen der Erinnerug an die beiden deutschen
Diktaturen und ihre Opfer. Archive, 1 vol. ; (7.) Herausforderungen
für die künftige Aufarbeitung des SED-Diktatur. Perspektiven der
internationalen Zusammenarbeit bei der Aufarbeitung totalitärer
Diktaturen, 1 vol. ; (8.) Das geteilte Deutschland im geteilten Europa,
3 vol. ; Registerband. Soit 8 tomes et 14 volumes représentant environ 14 000 pages.
Ulricht Mählert est collaborateur scientifique de la Stiftung zur
Aufarbeitung der SED-Diktatur.
Miège Bernard, L’information-communication, objet de connaissance,
De Boeck université/Institut National de l’Audiovisuel, Bruxelles/
Paris, 2004 : 189 – 190, 225, 183, 143 [dans l’ordre de citations].
13
Première partie
L’organisation de la violence
symbolique et matérielle
Avant-propos à la première partie
L’approche de la société de la RDA
par l’étude des médiations
et de leur organisation
Accepter, pour construire l’objet de ce livre, que toute domination
sociale doit être reconnue et acceptée comme légitime, c’est-à-dire
qu’elle prenne un sens, de sorte que les dominés eux-mêmes participent au principe de leur propre domination, suppose l’adhésion
au concept de « violence symbolique », violence euphémisée, et par
là socialement plus acceptable, qui consiste dans le pouvoir d’imposer des significations, « de constituer le donné par l’énonciation,
de faire voir et de faire croire » 1. Les luttes symboliques à propos
de la perception du monde social peuvent prendre deux formes
différentes, l’une objective, l’autre subjective. Du côté objectif, on
agit par des actions de représentation, collectives ou individuelles,
destinées à faire voir et faire valoir certaines réalités (on pense ici
à cette spécialité des Partis communistes au pouvoir dans le rite
des manifestations de masse pour illustrer la force unie et disciplinée du peuple, et aussi à ces mises en scène sociales d’individus
promus à la fonction de « héros du socialisme »). Du côté subjectif,
on œuvre pour changer les structures cognitives et évaluatives,
pour modifier en profondeur les catégories de perception et d’appréciation du monde social, qui sont, pour l’essentiel, les mots qui
construisent la réalité sociale autant qu’ils l’expriment. On rejoint
ici Pierre Bourdieu pour qui « les mots exercent un pouvoir typiquement magique : ils font voir, ils font croire, ils font agir » 2.
Mais d’où vient le principe de cette action, à la lisibilité si forte
dans un type de régime comme celui de la RDA ? Une claire définition du pouvoir des mots et des conditions de son exercice
s’impose à ce stade. Empruntons-la, une fois encore, à l’auteur
de Ce que parler veut dire : « Le pouvoir des mots ne s’exerce que
sur ceux qui sont disposés à les entendre et à les écouter, bref
à les croire. […] Le principe du pouvoir des mots réside dans la
17
complicité qui s’établit, au travers des mots, entre un corps social incarné dans un corps biologique, celui du porte-parole, et
des corps biologiques socialement façonnés à reconnaître ses ordres, mais aussi ses exhortations, ses insinuations ou ses injonctions, et qui sont les ‹ sujets parlés ›, les fidèles, les croyants. » 3
S’éclairent alors les rapports entre l’action politique et les mots.
Si le travail politique est, pour l’essentiel, un travail sur les mots,
c’est que les mots contribuent à faire le monde social. « […] Mettre
un mot pour un autre, c’est changer la vision du monde social,
et par là, contribuer à le transformer. Parler de classe ouvrière,
faire parler la classe ouvrière (en parlant pour elle), la représenter,
c’est faire exister autrement, pour lui-même et pour les autres, le
groupe que les euphémismes de l’inconscient ordinaire annulent
symboliquement. » 4 Il nous faut alors déterminer les relations de
ce groupe, la classe ouvrière ici, avec les individus le composant et
les représentations qu’ils s’en font, notamment sous l’action d’imposition exercée par le Parti, s’autoproclamant d’« avant-garde »,
par la prise de conscience qu’il apporte avec ses mots. « Le mythe
de la prise de conscience comme fondement du rassemblement
volontaire d’un groupe autour d’intérêts communs consciemment
appréhendés ou, si l’on préfère, comme coïncidence immédiate des
consciences individuelles de l’ensemble des membres de la classe
théorique avec les lois immanentes de l’histoire qui les constituent
comme groupe en même temps qu’elles leur assignent les fins à
la fois nécessaires et libres de leur action, masque le travail de
construction du groupe et de la vision collective du monde qui
s’accomplit dans la construction d’institutions communes et d’une
bureaucratie de plénipotentiaires chargés de représenter le groupe
potentiel des agents unis par des affinités d’habitus et d’intérêts,
et de le faire exister comme force politique dans et par cette représentation. » 5
En RDA la construction de cette représentation symbolique, et
sa maintenance qu’il convient d’assurer en permanence, sont une
des origines de la volonté du Parti de s’octroyer le monopole de
dire et de faire dire ce que sont la vérité et la réalité. Le travail sur
les mots pour construire le monde social y revêt une importance
décisive. Fruit d’un marxisme mécaniste, à lecture volontariste, le
SED privilégie dans ses analyses et sa propagande des concepts
comme ceux des idées devenant, grâce à la prise de conscience,
des « forces matérielles », façonnant les réalités sociales et poussant les sociétés dans « le sens de l’histoire ». Mais il sous-estime
18
en permanence cette autre nécessité pour le pouvoir symbolique
qu’est sa reconnaissance. Car l’existence de ce type de pouvoir ne
réside pas, nous suivons ici toujours Pierre Bourdieu, dans le pouvoir des mots eux-mêmes (l’illocutionary force dirait John Austin),
mais dans la légitimité du couple des mots et du locuteur, dans
« la structure du champ où se produit et se reproduit la croyance,
relation déterminée entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui
le subissent » 6.
Or, contrairement à tous les autres pays du bloc socialiste, ces
légitimité et croyance sont en permanence l’objet d’un enjeu ouvert
dans la société, par l’existence d’un pluralisme médiatique, à l’exception de l’écrit, importé de l’extérieur et en constant accroissement au fil des ans. Les conséquences en sont considérables sur le
travail de construction de la représentation symbolique (même et
peut-être parce qu’elles furent niées fort longtemps), et sur les rapports sociaux eux-mêmes. Maurice Godelier note avec pertinence
que « tout rapport social, quel qu’il soit, inclut une part idéelle,
une part de pensée, de représentation ; ces représentations ne sont
pas seulement la forme que revêt ce rapport pour la conscience,
mais font partie de son contenu. […] toutes les représentations ne
viennent pas rendre présentes à la conscience, comme après-coup,
des réalités qui seraient nées avant elles, hors d’elles et sans elles. Loin d’être une instance séparée des rapports sociaux, d’être
leur apparence, leur reflet déformé-déformant dans la conscience
sociale, elles sont une part des rapports sociaux dès que ceux-ci
commencent à se former et elles sont une des conditions de leur
formation. » 7 Pour l’anthropologue, l’existence de représentations
suppose qu’elles soient aussi interprétations (car présenter à la
pensée une réalité, c’est toujours de la part de la pensée interpréter
cette réalité) et intégrées dans un système ayant une logique et
une cohérence propres. Constituant autant de manière de produire
du sens pour organiser, à partir des significations produites, les
rapports sociaux, l’une et l’autre de ces fonctions sont mises à
mal en RDA, non seulement par les vicissitudes du développement
interne du pays et du bloc socialiste, mais aussi de l’extérieur par
les médias occidentaux, omniprésents pour dénoncer le système,
sa logique qualifiée en bonne propagande « d’inhumaine », ses incohérences entre le discours et la réalité.
De fait la réalité tient une part essentielle dans le pouvoir symbolique dont « l’efficacité dépend du degré auquel la vision proposée est fondée dans la réalité ». Si « le pouvoir symbolique est
19
le pouvoir de faire les choses avec des mots », « c’est seulement
si elle est vraie, c’est-à-dire adéquate aux choses, que la description fait les choses ». Ainsi, par exemple, lors de la 17e session
du Comité central du SED (3 – 5 octobre 1962), Walter Ulbricht
décrète-t-il que « les rapports sociaux « socialistes » l’ont définitivement emporté dans la société ».8 Pour justifier le qualificatif, le
pouvoir s’appuie sur une réalité économique : la socialisation (au
sens marxiste du terme) intensive de l’industrie, la collectivisation,
à marche forcée, de l’agriculture, la destruction systématique du
tissu artisanal et du petit commerce. Condition nécessaire, cette
réalité est pourtant insuffisante à elle seule à donner à l’énoncé de
son caractère performatif recherché, ou autrement dit, pour faire
advenir dans l’avenir ce qu’il présente comme déjà présent. Il lui
faut aussi avoir recours au capital symbolique, ce « pouvoir imparti à ceux qui ont obtenu assez de reconnaissance pour être en
mesure d’imposer la reconnaissance ». Karl Marx est donc convoqué pour justifier le rôle « déterminant en dernière instance » des
structures économiques et des conditions matérielles de l’existence
sociale, et lui donner la « caution scientifique indiscutable » dans
la société de RDA et indispensable à l’action du pouvoir symbolique du Parti.
L’énonciation du caractère socialiste des rapports sociaux permet
l’extension de l’espace des représentations symboliques. Il fournit
une nouvelle légitimité aussi bien à l’imposition d’une philosophie
officielle et unique dans l’ensemble du système d’éducation, qu’à
« l’émulation socialiste » dans la production, à l’omniprésence du
paradigme instrumentaliste dans les médias, comme à l’encadrement permanent des individus par les « organisations de masse ». Il
donne un second souffle à la volonté de l’Etat-Parti de promouvoir
l’émergence d’une « conscience socialiste » dont les premières tentatives, directement inspirées du modèle stalinien d’avant-guerre,
n’ont guère convaincu, comme on le verra dès le chapitre II.
Mais auparavant il convient de rappeler manière sommaire
le cadre historique et géopolitique profondément marqué par la
guerre froide et dans lequel naît et surgit, dans un premier élan
contrarié et ralenti par de multiples difficultés et erreurs, la mise
en chantier d’une espérance longtemps rêvée par le mouvement
ouvrier allemand et qui s’incarnera avec des succès et aussi de
nombreux déboires dans une société nouvelle, socialiste.
C’est l’objet du premier chapitre de ce livre.
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