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Avant l’enquête Famille 1999 de l’Institut national de la statistique et
des études économiques (Insee), les éditions précédentes – tradition-
nellement polarisées sur les questions de fécondité – restreignaient for-
tement le champ d’étude. L’édition de 1990, par exemple, interrogeait
uniquement des femmes, et seulement jusqu’à soixante-quatre ans. Elle
laissait de côté la population vivant en institution. Nous avons levé toutes
ces restrictions en 1999 : l’échantillon a été étendu aux hommes, la
limite d’âge supérieure a disparu, les maisons de retraite ont été prises
en compte. Sans ces extensions, il aurait été impossible d’introduire un
volet linguistique dans l’enquête Famille, car l’interrogation est de
nature rétrospective et peut porter sur des périodes très reculées, qui
remontent au début du XXesiècle. On demande ainsi aux personnes
interrogées, dont certaines sont centenaires, de dire en quelle langue
leur mère et leur père avaient l’habitude de leur parler dans la petite
enfance, ce qui signifie, pour les plus âgées, mobiliser des souvenirs
antérieurs à la Grande Guerre. Après quoi, elles sont interrogées sur
celles qu’elles ont à leur tour transmis à leurs propres enfants quand
ceux-ci avaient aux alentours de cinq ans, ce qui correspond, pour les
plus âgés des répondants, à déclarer des pratiques remontant aux
années vingt. Comme, par ailleurs, on interroge aussi de jeunes adultes
qui commencent à peine à élever leurs enfants et à leur parler, c’est fina-
lement la transmission familiale des langues durant la quasi-totalité du
XXesiècle qui est ainsi décrite par l’enquête Famille. C’est là, d’ailleurs,
une des principales raisons qui a justifié l’insertion de questions rela-
tives aux langues dans l’enquête Famille de 1999 : c’était le moment ou
jamais de dresser une rétrospective sur l’ensemble du XXesiècle.
par François Héran,
directeur de l’Institut
national d’études
démographiques (Ined),
Paris
Une approche quantitative
de lintégration linguistique
en France
Comment les langues d’origine se transmettent d’une génération à l’autre au sein
des familles issues de l’immigration ? Lenquête Famille réalisée en 1999 par l’Ined et l’Insee
permet, pour la première fois et pour tout le XXesiècle, de quantifier les déterminants
de l’intégration linguistique en France. Elle montre notamment qu’il n’existe pas de population
dont la résistance serait par nature plus ou moins grande. Le taux de transmission
des langues d’origine dépend, principalement, de l’ancienneté de la migration et de l’“esprit
de retour” qui anime le migrant.
Langues de France 11
En même temps que ces extensions de champ dans l’espace social
et dans la durée, le volet linguistique de l’enquête Famille a pu bénéfi-
cier d’un enrichissement considérable des variables prises en compte.
En premier lieu, l’Insee a accepté de réintroduire dans les bulletins du
recensement une question sur la date d’entrée en France des per-
sonnes immigrées, variable qui est ensuite récupérée dans le fichier de
l’enquête Famille, comme toutes les autres. C’est évidemment capital :
la mesure de l’intégration linguistique, comme d’ailleurs de toute autre
forme d’intégration, n’a de sens que s’il est possible de mesurer son
niveau à durée de séjour égale.
Par ailleurs, il était essentiel de pouvoir décrire précisément les ori-
gines nationales des personnes interrogées en recueillant non seule-
ment leur pays de naissance mais aussi ceux des deux parents.
Contrairement à un préjugé tenace, de telles questions sur les origines
ne sont pas classées parmi les questions “sensibles”, au sens de la loi de
1978 sur l’informatique et les libertés. La Commission nationale de l’in-
formatique et des libertés (Cnil) les a traitées comme des questions
ordinaires. Elle a suivi notre argumentation selon laquelle le pays de
naissance n’était pas synonyme d’“origine ethnique”, encore moins syno-
nyme d’appartenance “raciale”(1). Définir l’ethnie par la race ou réci-
proquement était irrecevable sur le plan anthropologique parce qu’il
peut y avoir plusieurs “races” par ethnie et plusieurs ethnies par “race”,
et cet argument de la non-correspondance valait encore plus pour la
relation entre pays de naissance et origine ethnique(2).
20 % de non-réponses
Toutefois, par égard pour certaines sensibilités qui se sont manifestées
lors des enquêtes pilotes, nous avons laissé la possibilité aux personnes
interrogées de se contenter d’une réponse vague (“né[e] à l’étranger”),
possibilité que peu de personnes ont utilisée. Plusieurs précautions ont
par ailleurs été prises à notre initiative, pour faciliter la participation
des personnes sollicitées : l’enquête Famille, à la différence des bulle-
tins du recensement, a reçu le label d’intérêt général du Conseil natio-
nal de l’information statistique (Cnis), mais nous n’avons pas sollicité
pour elle le caractère obligatoire qui prévaut pour les bulletins du
recensement(3). Par ailleurs, les questionnaires de l’enquête Famille
n’ont pas été stockés dans les locaux des mairies, mais remis directe-
ment par les agents recenseurs aux superviseurs permanents de l’Insee.
L’enqte Famille restant facultative, 20 % des personnes sollicitées
n’ont pas rempli les questionnaires, sans que l’on sache ce qui, dans ces
refus, tient à la négligence, à la surcharge, au refus des enquêtes en gé-
ral, au rejet des questions de biographie matrimoniale (les questions sur les
conjoints anrieurs sont celles qui ont suscité le plus de résistance lors des
tests) ou au rejet des questions sur les origines et les pratiques linguis-
1)- L’ethnie est une entité
infranationale ou
transnationale, auto-affirmée
et perçue par autrui, dotée
d’un fondement historique
et culturel mais n’ayant
pas accédé au statut d’État,
ce qui peut correspondre
aussi bien aux Alsaciens
qu’aux Kurdes, aux Basques
qu’aux Kabyles, etc.
La “race” est un phénotype
diversement perçu selon
les personnes, qui renvoie
de façon probabiliste à
un découpage de la planète
en quelques grandes régions.
2)- Il n’est nullement
interdit à la statistique
publique de poser
des questions “sensibles”,
c’est-à-dire risquant de faire
apparaître “directement
ou indirectement”
des orientations politiques,
syndicales, religieuses,
philosophiques ou sexuelles,
ou encore des états de santé.
Mais à une double condition :
qu’elles soient pertinentes
par rapport aux objectifs
de l’enquête, et qu’elles
recueillent le consentement
éclairé des répondants.
3)- L’Insee ne décrète pas
de lui-même que ses propres
opérations statistiques
sont obligatoires. C’est le rôle
du Conseil national
de l’information statistique
(Cnis), instance
représentative où siègent
des députés et sénateurs en
exercice, des représentants
des syndicats et des
associations professionnelles
ainsi que des services
statistiques des ministères.
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tiques. Il y avait déjà beaucoup de non-réponses dans le régime d’obligation
qui était censé prévaloir pour les éditions antérieures, mais elles étaient
redreses par la méthode classique du “hot-deck, à savoir le rempla-
cement par des enqs du voisinage.
Un test conduit à la demande expresse
de la Cnil en 1996 a montré que les
immigs n’avaient pas de réticences
particulres devant les questions qui
les concernaient plus directement.
De fait, les contrôles de cohérence
effects sur les données de l’enquête
Famille par confrontation avec les bul-
letins du recensement des mêmes per-
sonnes, puis, globalement, avec les don-
es exhaustives de l’état civil pour les
mes anes d’énements, ont mon-
tré que la répartition des taux de refus
n’était pas spécialement le aux ori-
gines françaises ou étrangères. Ceci est
naturellement de moins en moins vrai à
mesure que l’on descend dans le micro-
tail des nationalis, où des variations
de couverture peuvent devenir locale-
ment importantes.
La qualité du remplissage et de la
révision effectués par l’agent recen-
seur, puis par le responsable de dis-
trict, a permis, au total, de récupérer
des intitulés de langues nombreux et
complexes qui, malgré la transcription effectuée ensuite par des opéra-
teurs de saisie nullement spécialisés en linguistique, ont pu être codés
par les responsables de l’enquête à près de 99 %. Ts peu, y compris les
moins connus, ont échappé au traitement statistique, en partie parce
que les déclarations correspondant à des langues rares s’accompa-
gnaient souvent, dans la même case, d’autres intitulés qui permettaient
de resserrer efficacement le champ de la recherche. Le site Internet
Ethnologue, du Summer Institute of Linguistics, qui constitue à ce jour
la plus vaste entreprise de recensement des langues jamais conduite au
monde, a été fort utile pour combler les lacunes du codage.
Langues de transmission ou langues d’usage
En quoi le volet linguistique de l’enquête Famille est-il original par rap-
port aux entreprises antérieures ? Nous avons retracé ailleurs la genèse
du projet(4). Rappelons simplement qu’à la suite de diverses enquêtes
L’enquête Famille de 1999
Réalisée par l’Insee, l’enquête Famille accompagne chaque
recensement de la population depuis 1954. Son objectif prin-
cipal est de décrire l’évolution des structures familiales et des
comportements de fécondité (naissances, unions, ruptures,
activité des femmes). Mais le questionnaire comporte un
volet variable dont le thème se renouvelle à chaque édition.
Dès 1993, il a été décidé que le volet de 1999 allait être consa-
cré à la transmission familiale des langues. L’édition 1999 a
été officiellement baptisée “Étude de l’histoire familiale”,
pour souligner le caractère rétrospectif du questionnement.
Une faiblesse de l’enquête Famille : le questionnaire est auto-
administré. Il doit être rempli par les personnes recensées en
me temps que les bulletins individuels et les feuilles de
logement, ce qui fait qu’il est nécessairement bref – quatre
pages, dont une seule consacrée aux origines nationales et
aux questions de langue. Lagent recenseur est simplement
tenu de déposer le questionnaire et de le récupérer au bout
de quelques jours. Point fort de l’enquête Famille : la taille de
son échantillon est colossale (380 000 personnes). C’est de loin
la plus grosse enquête par sondage menée en France, avec au
demeurant un coût marginal très faible, grâce au support
logistique que procure le recensement de la population.
L’échantillon est représentatif de toute la population adulte
sidant habituellement en France, qu’elle soit française ou
étrangère, née en France ou à l’étranger. De tels effectifs per-
mettent pour la première fois d’allonger la liste des origines
nationales étudiées.
4)- François Héran,
“Les langues et la statistique
publique : des comptages
du Second Empire
au volet linguistique
de l’enquête Famille”,
Ville-École-Intégration
Enjeux, n° 130,
septembre 2002, pp. 51-74.
Langues de France 13
des directions régionales de l’Insee sur la pratique des langues régio-
nales (en Alsace, en Bretagne, en Corse, en Picardie), nous avions expé-
rimenté dans l’enquête Efforts éducatifs des familles de l’Insee, réalisée
en 1992, une série de questions qui visaient à étudier l’impact de l’héri-
tage linguistique et de sa transmission familiale sur le rapport à l’école.
Le questionnement portait aussi bien sur les langues introduites par
l’immigration que sur les langues régionales. Il prenait déjà la forme
d’une batterie de questions parallèles, entre la réception de la langue
depuis la génération antérieure et sa retransmission éventuelle à la
génération des enfants. Les pays de naissance des parents étaient déjà
enregistrés. Mais la taille de l’échantillon (5 600 ménages) était sans
rapport avec celle de l’enquête Famille et ne permettait nullement de
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pousser l’analyse aussi loin dans le détail des langues et des courants
migratoires. Cependant, la synthèse publiée à la suite de ce premier
essai(5) a joué un rôle essentiel pour convaincre la direction de l’Insee
de l’intérêt de reprendre le projet au sein de l’enquête Famille.
La même année, en 1992, l’enquête Mobilité géographique et inser-
tion sociale de l’Ined introduisait des questions sur la pratique des
langues entre enfants et parents au sein des familles immigrées. Michèle
Tribalat a publié les analyses correspondantes dans l’ouvrage qui a mar-
qué la sortie des résultats(6). Là encore, l’échantillon imposait ses limites,
puisqu’il privilégiait par construction certains courants migratoires et cer-
taines générations, sans pouvoir donner une vue d’ensemble des princi-
paux courants qui se sont succédé en France au cours du XXesiècle. En
revanche, les questions poes étaient particulièrement fines ; elles préci-
saient les principaux contextes d’usage de la langue et distinguaient les
cas où la langue d’origine était parlée seule de ceux où elle était parlée
simultanément ou en combinaison avec le français.
Pour notre part, après avoir mené plusieurs tests d’échelle diffé-
rente, nous avons opté pour une solution qui reconnaît pleinement
l’existence des phénomènes de diglossie(7) mis en évidence de longue
date par les sociolinguistes. Elle permet aux personnes interrogées de
hiérarchiser les langues de transmission ou d’usage, mais de façon non
rigide, en distinguant celles (au pluriel) que les parents parlaient
“d’habitude” aux enfants et celles qu’ils leur parlaient “aussi” (d’usage
plus occasionnel). Chaque question posée permet (y compris par la
taille de la case réservée à la réponse) de citer plusieurs langues pour
chacun des deux niveaux. Comme, par ailleurs, les questions sont
posées séparément pour le père et pour la mère, il est toujours possible
de mettre en évidence les situations de bilinguisme, d’une part en
confrontant les réponses entre père et mère, de l’autre en relevant les
langues multiples (deux ou trois) éventuellement déclarées pour
chaque parent transmetteur.
Retours et mortalité
L’enquête Famille, enfin, n’échappe pas à certains biais. Le premier est
qu’elle reconstitue la dynamique de la transmission des langues au fil
du XXesiècle en se fiant aux souvenirs des personnes qui résident
actuellement en France, ce qui implique d’être en vie, de n’avoir pas
migré ou de n’être pas rentré dans son pays d’origine. À la limite, une
migration de refuge qui, après des années d’exil, revient au pays (on
pense aux réfugiés chiliens, par exemple) sera nécessairement sous-
représentée dans la reconstitution historique des vagues d’immigration
et des apports linguistiques correspondants. Ce biais reste toutefois
limité, car les exils sont d’une telle durée qu’ils laissent des enfants sur
place et réduisent l’ampleur des retours.
5)- François Héran,
“L’unification linguistique
de la France”, Population
et sociétés, bulletin de l’Ined
n° 285, 1993.
6)- Michèle Tribalat, Faire
France : une grande enquête
sur les immigrés et leurs
enfants, La Découverte,
Paris, 1995.
7)- Maniement
par les mêmes locuteurs
de plusieurs langues
socialement hiérarchisées.
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