R. Ruyer, Néo-finalisme

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Raymond Ruyer
Néo-finalisme. Ruyer 1952 selon l’Ordre des Raisons
Jean-Claude Dumoncel
Philopsis : Revue numérique
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des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la
provenance.
C’est dans la Bibliothèque de Philosophie Contemporaine fondée par Félix Alcan
que le Néo-finalisme de Raymond Ruyer1 a été publié par les PUF en 1952, à l’intérieur
de la section « Logique et Philosophie des Sciences »2 dirigée par Gaston Bachelard, mais
il a été réédité chez le même éditeur en 2012 dans la nouvelle collection
« MétaphysiqueS »3. La différence entre une collection de philosophie des sciences et une
collection de métaphysique indique une véritable ambiguïté du livre. Dès son titre il
affiche une position expresse dans l’éternel débat entre mécanicisme et organicisme en
philosophie de la biologie : le finalisme est une forme d’organicisme ou de vitalisme. Et
certains des derniers chapitres de l’ouvrage, comme « Le néo-Darwinisme et la
génétique » (XVII) ou « Le psycho-Lamarckisme » (XIX), semblent, au moins à première
vue, se cantonner modestement à ce débat savant. Mais la « philosophie de la biologie »,
en tant que branche de la Philosophie des Sciences, n’est au mieux que l’ontologie
régionale de la biosphère. Et la technicité à laquelle s’astreint Ruyer dans ces chapitres les
a, du même coup, rendus tributaires de l’état du problème à l’époque. Cette lourde
technicité un peu datée, bien que localisée à ces brefs chapitres, risquerait d’offusquer une
lecture adaptée du livre si elle était prise comme étiage. Heureusement, la réédition dans
la collection « MétaphysiqueS » indique le véritable registre de l’ouvrage pris comme un
tout dans son architecture : c’est le livre où Ruyer a exposé sous sa forme4 la plus
systématique mais aussi la plus originale sa Métaphysique. Sur ce registre, il faut même
ajouter qu’il n’admet qu’un seul terme de comparaison, à savoir le Process and Reality de
1
Pour une brève introduction générale à l’œuvre et à la pensée de Ruyer, cf. notre étude
« Les mutations de Raymond Ruyer » in Michel Weber et Ronny Desmet (dir.), Chromatikon V.
Annuaire de la philosophie en procès — Yearbook of Philosophy in Process, 2009.
2
Sauf indication contraire, toutes nos citations sont dans cette édition originale de 1952 par
le chiffre de la page, préposé ou postposé entre parenthèses.
3
Collection des PUF dirigée par Elie During, Patrice Maniglier, Quentin Meillassoux et
David Rabouin.
4
Le problème de la forme en philosophie chez Ruyer et son évolution permanente à ce sujet
sont expliqués dans « Les mutations de Raymond Ruyer ».
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Whitehead, seul autre ouvrage5 du XXe siècle à contenir à la fois une métaphysique
évolutionniste et une théologie naturelle au diapason, par ailleurs aussi chef d’œuvre en
mal de reconnaissance ayant trouvé en Ruyer un des rares auteurs à lui rendre justice.
Néo-finalisme est le livre qui contient les lignes suivantes :
Chérubin devient rapidement plus savant. Proust, à partir de l’impression vague et
atmosphérique induite par le goût de la madeleine, reconstruit l’édifice immense de ses
souvenirs ; le tissu ectodermique, touché par la vésicule optique, construit rapidement, à
partir d’un simple épaississement de l’épiblaste céphalique, un cristallin et une cornée.6
Lorsque des devenirs aussi différents que la formation d’un œil, l’apprentissage des
signes par Proust et l’éducation sentimentale de Cherubino sont alignés comme trois cas
d’une seule et même Loi métaphysique, dans ce que Ruyer appellera « un Platonisme
biologique » (236), nous comprenons que, pour parvenir à toute l’extension de cette loi,
nous devons joindre à cette série au moins deux autres cas, plus vastes mais aussi plus
connus : non seulement l’évolution des espèces, mais aussi le Big Bang et ce qui s’ensuit.
La métaphysique de Ruyer est celle qui est capable d’embrasser tous ces processus à la
fois dans leur parallélisme et dans leurs différences. Mais si elle y parvient c’est parce
qu’elle place d’abord tous les processus, tous les devenirs, sous la législation
métaphysique d’une matrice éternelle et vivante où, comme des Idées platoniciennes
superposées en une gamme inépuisable, retentissent des « thèmes » demandant toutes les
variations possibles. Comme Whitehead, Ruyer est un métaphysicien qui sait être à la fois
« platonicien » et « bergsonien », « héraclitéen » et « parménidéen ». Toutefois la simple
superposition d’un univers de thèmes supratemporels et d’un monde en devenir demeure
un problème plutôt qu’une solution. La solution, c’est justement ce que va offrir un
système de métaphysique, en substituant à une simple superposition une articulation
capable de donner lieu à une transition.
Selon Colonna les Eléments de psycho-biologie publiés en 1946 donnent « le
premier exposé du système définitif de Ruyer »7. Toutefois Ruyer n’est pas seulement un
bâtisseur de système : il est aussi un penseur du Système. En 1948, dans Le monde des
valeurs il écrivait :
L’envie de compléter un système dont on ne fait qu’entrevoir les fragments est le
principe même de l’erreur, mais c’est aussi le principe de la découverte. Pour essayer de
recueillir le maximum d’avantages de la pensée systématique, c'est-à-dire sa vertu
inductive, tout en réduisant au minimum ses inconvénients, c'est-à-dire ses risques
d’erreur, le plus expédient est de passer d’un système à l’autre, sans s’inquiéter de
savoir s’il est contradictoire au premier, et en souhaitant même qu’il le soit.8
Etant donné qu’un système de philosophie digne de ce nom est supposé répondre à
tous les problèmes philosophiques et que Ruyer a les aptitudes voulues pour accomplir un
tel exploit, il sera utile d’en prendre d’entrée de jeu la mesure. Nous la trouvons dans les
quelques lignes de Platon où, Théétète ayant déclaré qu’« aucune notion, plus que celle
d’être, n’est pour toutes choses un accompagnement », l’échange se poursuit ainsi :
THEETETE : Je la mets parmi les représentations que l’âme aspire par elle-même
à obtenir. – SOCRATE : Et en fais-tu autant pour le semblable et le dissemblable, pour
l’identique et le différent ? – THEETETE : Oui. – SOCRATE : Est-ce tout ? le beau et le
laid aussi ? le bien et le mal ? – THEETETE : De ces notions, l’existence est à mon avis,
5
Si l’on excepte son propre précédent dans la métaphysique d’expression anglaise, le
Space, Time and Deity de Samuel Alexander. Sur Alexander, cf. le livre de René Daval annoncé
par Hermann pour la rentrée 2013.
6
Néo-finalisme, p. 77.
7
Fabrice Colonna, Ruyer, Les Belles Lettres, 2007, p. 11.
8
Le monde des valeurs, Avertissement.
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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celle qui au plus haut point comporte la considération de rapports mutuels, puisque c’est
en elle-même que l’âme fait sur le passé et le présent des supputations qui se rapportent
à l’avenir.
Un peu plus loin l’inventaire se conclut :
SOCRATE : Mais est il possible d’atteindre la vérité par ce qui n’atteint même pas
l’existence ? – THEETETE : Impossible.9
Comme on l’aura compris, Platon nous donne ici, avant la lettre, la première liste
des termes transcendentaux, énumérant par là-même les objets de la Philosophie : l’Être,
le Temps, l’Identité, le Vrai, le Bien et le Beau. Il y a système de philosophie lorsque tous
ces concepts sont mis ensemble sur orbite. Et l’œuvre de Ruyer nous permet de dégager
la division naturelle des transcendentaux. L’Être, le Temps et l’Identité sont des
transcendentaux métaphysiques, alors que le Vrai, le Bien et le Beau sont des valeurs et
donc des transcendentaux axiologiques. En ajoutant la métaphysique de Néo-finalisme à
l’exposition du Monde des valeurs, c’est donc bien un système entier de philosophie que
Ruyer a édifié, dont le champ sera couvert en 1966 par le recueil des Paradoxes. Néofinalisme n’en expose que la Métaphysique, mais en indiquant aussi la place de
l’Axiologie déjà exposée dans Le monde des valeurs depuis 1948. Le problème de Néofinalisme est celui du statut d’existence (84) des différents êtres. Or, entre les êtres (avec
leur existence) et les valeurs, la finalité, dans les êtres, vise des fins à raison de leur
valeur. Elle est donc exactement le chaînon intermédiaire entre la métaphysique et
l’axiologie. Néo-finalisme, en cherchant les « secrets de l’action finaliste » (79) pose
donc, sur le système de Ruyer, sa clef de voûte.
Le livre ainsi couronné demande alors à être situé dans l’œuvre entière de Ruyer :
1930 Esquisse d’une philosophie de la structure
1937 La conscience et le corps
1946 Eléments de psycho-biologie
1948 Le monde des valeurs
1952 Néofinalisme
1954 La cybernétique et l’origine de l’information
1958 La genèse des formes vivantes
1964 L’animal, l’homme, la fonction symbolique
1966 Paradoxes de la conscience
1969 Eloge de la société de consommation
1970 Dieu des religions, Dieu de la science
1972 Les nuisances idéologiques
1974 La Gnose de Princeton,
1977 Les cent prochains siècles
Homère au féminin
1978 L’art d’être toujours content
Etant donné l’argumentation labyrinthique de Ruyer, il est utile de savoir dès le
début que le livre est construit en totalité sur une sorte de coup de rein conceptuel opérant
la transition entre deux concepts capitaux, qui sont équivalents d’un point de vue
seulement logique mais qui ont un statut théorique totalement différent. Ce sont les
concepts d’équipotentialité et d’auto-survol ou survol absolu.
Selon Ruyer il y a équipotentialité si et seulement si il y a autosurvol10. Les deux
notions sont donc, de même que « animal doué de raison » et « bipède sans plumes »,
9
Théétète, 186 a-c.
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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dans le rapport que les logiciens appellent équivalence « matérielle ». Mais par leur
origine et par leur fonction théorique elles sont entièrement hétérogènes :
Ruyer a emprunté le mot « équipotentialité » au biologiste Lashley pour lui donner
un sens généralisé qu’il a tiré de faits concernant l’embryon et le cerveau. Il s’agit donc
d’un concept que nous appellerons « réflexif ». Il en va autrement de l’autosurvol,
concept qui contient une véritable découverte métaphysique de Ruyer, publiée dès 1937
dans La conscience et le corps. L’autosurvol est un concept purement et proprement
philosophique, apportant sur le concept réflexif d’équipotentialité une lumière sui
generis.
Puisque le mot « méthode » signifie étymologiquement chemin, le passage du
concept d’équipotentialité à celui de survol absolu constitue le moment le plus décisif de
la méthode propre à Ruyer, si original qu’il est même hors-pair. Il mérite par conséquent
d’être appelé la transition de Ruyer. Comparé à la classique « élévation au concept », il
s’agit donc d’une sorte d’« exponentiation au concept », et plus précisément d’une
exponentiation absolue ou superlative (puisque, contrairement à l’exponentiation
mathématique, praticable indéfiniment à tous les échelons numériques, elle atteint d’un
seul saut son sommet).
Ruyer a expressément relevé lui-même cette transition en posant la question
suivante au sujet des domaines équipotentiels :
Peut-on définir d’une manière plus positive en quoi exactement consistent ces
domaines et comment leurs propriétés se rattachent à leur nature ? (95)
A cette question, la réponse est précisément la production du concept d’autosurvol.
Etant donné que le positif est usuellement symbolisé par « le signe + », une manière plus
positive pourra se symboliser comme une manière « +(+) ». Ce symbole +(+), par
conséquent, pourra être considéré comme l’idéogramme représentant le moment
méthodologique principal de Néo-finalisme, qui condense dans sa transition l’essentiel de
la méthode caractéristique du système de Ruyer dans sa totalité. Le coup de rein
conceptuel que nous avons évoqué se trouve, comme le titre l’indique, dans le chapitre IX
« “Surfaces absolues” et domaines absolus de survol » qui se qualifie ainsi comme
chapitre dominant de tout le livre.
Dans la citation sur la « manière plus positive », il faut remarquer aussi le mot
« exactement ». Parlant de « la philosophie comme science rigoureuse », Husserl pensait
déjà placer la barre de la rationalité philosophique très haut. Mais la seule « rigueur »
véritablement intelligible est la rigueur budgétaire. L’exactitude, c’est autre chose et c’est
davantage. De sorte que le programme d’une philosophie exacte va trouver un modèle
chez Ruyer dans son concept de survol absolu. Il s’ensuit que, dans Néo-finalisme, Néo
est presque aussi important que « finalisme ». C’est la surenchère de Ruyer. Le Néofinalisme, c’est le finalisme de toujours (datant d’Anaxagore) mais renouvelé par le rôle
du survol absolu.
Notre explication de Ruyer a un modèle que Ruyer lui-même nous donne et dont
nous souhaiterions nous approcher le plus possible : c’est l’explication de Schrödinger
dans le commentaire que Ruyer en a offert, tel que nous le résumons ci-dessous dans la
glose de son chapitre XV.
Dans les références, nous placerons le chiffre de la page après la citation quand il
s’agira de citer un exemple analysé ou un développement spéculatif, mais avant la
citation lorsqu’elle sera une thèse laconique, un véritable « verset » de Ruyer (et un
verdict philosophique), un arrêt (en position d’axiome ou de théorème).
10
Ruyer orthographie « auto-survol » mais le concept en jeu est si fréquent dans son
système que nous l’abrégerons en autosurvol dans notre commentaire, suivant l’usage scientifique
d’allègement du langage, comme dans « sinus » abrégé sans point en « sin ».
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TABLE DES MATIERES
Ch. I. LE TREBUCHET A TRANSCENDENTAUX
Le Cogito axiologique
Ch II LA CONSTELLATION DE LA FINALITE DANS UNE METAPHYSIQUE
POUR MONSIEUR PICKWICK
Description de l’activité finaliste
Ch. III. « JE CUISINE, DONC JE SUIS »
L’activité finaliste et la vie organique
Ch. IV. LE MENSONGE METAPHYSIQUE
Les contradictions de l’anti-finalisme ontologique
Ch. V. CERVEAU CYBERNETIQUE & MELODIE MNEMIQUE
L’activité finaliste et le système nerveux
Ch. VI. L’ONTOLOGIE DE L’EMBRYON DAGOBERT
Le cerveau et l’embryon
Ch. VII. LE CONCEPT D’EQUIPOTENTIALITE
Signification de l’équipotentialité
Ch. VIII. LE HARENG, LE NUAGE & L’ARBRE
L’illusion réciproque d’incarnation et l’existence « matérielle »
Ch. IX. LE CONCEPT D’AUTOSURVOL
« Surfaces absolues » et domaines absolus de survol
Ch. X. LES MARIVAUDAGES METAPHYSIQUES
Domaines absolus et liaisons
Ch. XI. JE SURVOLE MA VIE SELON LA GNOSE DE WELLINGTON
Domaines absolus et finalité
Ch. XII. « LA-HAUT »
La région du trans-spatial et du trans-individuel
Ch XIII « L’ARCHITECTURE INTERNE » DU LIEU INTELLIGIBLE
Les niveaux du trans-spatial et l’activité finaliste
Ch. XIV « LA STRUCTURE FIBREUSE » DU LIEU VISIBLE
Les êtres du monde physique et la structure fibreuse de l’univers
Ch XV. RUYER EXPLIQUE ET DISCUTE SCHRÖDINGER
Les théories néo-matérialistes
Ch. XVI. NEO-DEMOCRITEISME
Le néo-Darwinisme et la sélection naturelle
Ch. XVII. RUYER AVANT MONOD & JACOB
Le néo-Darwinisme et la génétique
Ch. XVIII. LE TAS, LA BULLE & L’EMBRYON
L’organicisme et le dynamisme de la finalité
Ch. XIX LA NATURE EST-ELLE UNE PREMIERE HABITUDE ?
MIMETISME STRUCTURAL
Le psycho-lamarckisme
Ch. XX. LE DIEU DE RUYER
Théologie de la finalité
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Ch I. LE TREBUCHET A TRANSCENDENTAUX
Le Cogito axiologique
Du point de vue de l’architectonique en tant qu’« art des systèmes » le problème
est de déterminer la différence entre le système supposé complet des Eléments de psychobiologie et celui de Néo-finalisme. Cette différence tient principalement au chapitre
premier de Néo-finalisme, intitulé « Le Cogito axiologique ».
Ce chapitre premier de 1952 est entièrement construit sur une analogie entre son
« cogito axiologique » et la « preuve ontologique » :
De même que l’argument ontologique prétend montrer qu’il est contradictoire de
nier l’existence de Dieu, le « Cogito » axiologique veut montrer qu’il est contradictoire
de nier absolument la finalité et le sens en général. Mais tandis que l’argument
ontologique, sous beaucoup de ses formes classiques, fait l’effet d’un misérable
sophisme, le « Cogito » axiologique est parfaitement irréfutable (page 1).
Or, cogito et argument ontologique sont réunis d’abord dans un classique de la
métaphysique : les Méditations de Descartes. Mais Ruyer ne se place dans ce cadre
cartésien que pour mieux damer le pion à Descartes. Une des caractéristiques de ces
Méditations est de ramener toutes les questions métaphysiques à des problèmes
d’existence (couplés chacun à une question de l’essence correspondante) : existence du
Moi, du Monde et de Dieu. Ruyer commence par contester cette problématique sur son
troisième point :
Le problème de « l’existence de Dieu, accompagné du problème des « attributs
de Dieu », est aujourd’hui démodé. La forme, en tout cas, de ce problème se ressent
d’une contamination malencontreuse de la philosophie par la religion, et par une
religion encore primitive. Comme devant beaucoup de notions religieuses ou semireligieuses, la question spontanée, aujourd’hui, n’est plus « Est-ce vrai ? » mais
« Qu’est-ce que cela signifie ? ». La substitution d’un problème de sens à un problème
d’existence est caractéristique. En fait, le véritable athéisme se définit beaucoup moins
par la non-croyance en un être nommé Dieu que par la non-croyance en un sens
quelconque de l’univers.
Ce disant, Ruyer se pose en s’opposant à la « philosophie de l’absurde » avec ses
deux champions : Camus et Sartre. Chez Camus, la philosophie de l’absurde est la
prémisse principale du Mythe de Sisyphe où l’absurde provient de la présence même du
sens dans « le silence des espaces infinis » : « L’absurde naît de cette confrontation entre
l’appel humain et le silence déraisonnable du monde »11. C’est un absurde « pascalien ».
Chez Sartre, dans La Nausée, quand Roquentin déclare « j’ai fait l’expérience de
l’absolu : l’absolu ou l’absurde »12, il se fonde sur une révélation de l’existence, existence
dont Sartre stipulera13 que, chez l’homme, elle précède l’essence, de sorte qu’elle précède
la donation humaine du sens effectuée en attribuant à l’homme une liberté que Descartes
réservait à Dieu. C’est un absurde « cartésien ». Mais en combattant l’athéisme de Camus
ou de Sartre dans un livre dont le dernier chapitre est une théologie, Ruyer ne veut pas
11
Le mythe de Sisyphe, 1942, éd. Folio, p. 46.
La Nausée, 1938, Le Livre de Poche, p. 183.
13
Dans L’existentialisme est un humanisme, conférence de 1945.
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non plus rallier la théologie naturelle mise en question par le criticisme de Kant et le
scepticisme de Hume. Comme Sartre, il va se placer sous la bannière du Cogito14, et
comme Jean Wahl il va se tourner vers le tandem philosophique formé, dans la
philosophie française du XIXe siècle, par les deux champions de la liberté : un ancêtre
français de l’« existentialisme chrétien » qui est Lequier, suivi par un « néo-criticiste »
supposé : Renouvier, le philosophe qui, dans les prétendues Antinomies de Kant, prend
systématiquement le parti de la Thèse : il y a un « premier commencement », il existe une
causalité libre, etc. Ruyer se présente ainsi comme l’héritier de toute la tradition
française en philosophie de la Liberté, assumant totalement un héritage que Sartre, à
cause de son athéisme ne peut assumer que partiellement.
Toutefois, du Cogito de Descartes au Cogito de Ruyer, il y a une mutation. Le
Cogito cartésien, c’est le « Je pense, donc je suis » : c’est un cogito ontologique. Tandis
que le Cogito de Ruyer se présente comme « le Cogito axiologique », sachant que
l’axiologie est la science des valeurs comme le Vrai, le Bien et le Beau. Mais, si
« cogito » il y a, ce « je pense » n’a pas pour autant perdu sa signification psychologique
et donc, d’abord, ontologique. En imaginant un « Cogito axiologique », Ruyer s’est donc
d’entrée de jeu placé à la summa divisio de tous les transcendentaux et donc à l’étiage
d’un système entier de philosophie.
Mais que peut bien être ce « Cogito axiologique » pour accomplir un tel exploit ?
Ruyer en a forgé le concept à partir d’un célèbre dilemme de Lequier, le
philosophe qui a réussi à dramatiser toute la métaphysique en une seule proposition :
L’homme délibère, et Dieu attend.
Le dilemme de Lequier s’énonce ainsi :
Deux hypothèses : la liberté ou la nécessité. A choisir entre l’une et l’autre.
Renouvier, se faisant dans ses Dilemmes de la métaphysique disciple de Lequier, a
étendu le dilemme de celui-ci en un double dilemme (en bref DD)
1.
2.
3.
4.
Déterminé, j’affirme mon déterminisme.
Libre, j’affirme mon déterminisme.
Déterminé j’affirme ma liberté.
Libre, j’affirme ma liberté.
Renouvier précise : « Lequier a montré que l’option demandée par l’alternative
“nécessité ou liberté”, si on la considère dans la détermination de conscience du
philosophe, est dans la dépendance de la même alternative considérée in re, ou quant à la
vérité externe de la chose ».
Ce que Ruyer a vu, c’est que Renouvier a ainsi inventé une sorte de balance
sensible, de trébuchet à essayer les concepts équivalents (p. 7)
Plus précisément, nous allons voir que Ruyer disciple de Renouvier a inventé un
Trébuchet à Transcendentaux. Et plus généralement, du fait que tout concept
philosophique, de près ou de loin, se rattache aux transcendentaux, Ruyer a défini une
balance à philosophèmes. A ces deux niveaux de généralité, nous sommes donc devant
une contribution capitale à la méthodologie philosophique.
14
En 1941 est paru Le Cogito dans la philosophie de Husserl, par Gaston Berger, livre qui
devient alors l’introduction à Husserl pour le philosophe du sérail francophone. Depuis 1941, par
conséquent, est accréditée l’idée qu’il existe un « Cogito de Husserl » héritier du Cogito de
Descartes. (La traduction des Méditations cartésiennes de Husserl par Lévinas ne paraîtra qu’en
1953).
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Remarquons d’abord que le dilemme de Lequier, tel quel, est déjà une balance :
dans un plateau est jetée la Nécessité, dans un autre la Liberté, et la question est de savoir
de quel côté va pencher la balance. Sur cette question, le double dilemme de Renouvier
est construit pour obtenir une décision. Autour du point fixe « J’affirme », sur les deux
plateaux cette fois-ci, peuvent être jetées Liberté ou/et Nécessité. Et en quatre pesées
Renouvier se fait fort d’obtenir la décision voulue. Son double dilemme est donc déjà une
machine à résoudre un problème philosophique, sous la forme d’une décision dans un
dilemme.
Pour comprendre maintenant le passage de Renouvier à Ruyer, évoquons cette
merveille sous-estimée de la technologie, cette véritable machine métaphysique déguisée
en instrument de marchands qu’est la Balance Romaine. Pour en comprendre tout
l’intérêt, il faut rappeler d’abord le défi d’Archimède : « Donnez moi un point d’appui, et
je soulèverai le monde ». Ce contexte étant rappelé, nous pouvons procéder à une analyse
du modèle de la balance tel que nous le trouvons implicitement chez Lequier. Dans une
balance les composants sont : un fléau, deux plateaux et un point d’appui, lequel est
promu point archimédien si le défi d’Archimède est relevé. Ce triplet se divise ensuite en
variables et constantes :
Les constantes, ce sont le fléau et les plateaux.
Les variables, ce sont les contenus des plateaux, en un mot les poids ou
pondérables, et surtout la position du point d’appui.
Si nous plaçons le point d’appui au milieu du fléau, nous obtenons, comme cas
particulier de balance romaine, une balance de Roberval. Par opposition, la Balance
Romaine permet d’équilibrer un Grand poids par un petit Poids en appliquant le principe
du levier d’Archimède. Et de surcroît nous pouvons faire varier le rapport Grand/petit en
faisant varier la position du point d’appui sur le fléau.
Dans le double dilemme DD de Renouvier, il y a un invariant, « j’affirme » : le
« point d’appui » central est donc aussi un point fixe. Renouvier a bien étendu le dilemme
de Lequier en double dilemme ; cependant il n’a pas vu la Balance Romaine dans laquelle
déjà Lequier lançait les termes de son dilemme, Nécessité ou Liberté. Par opposition,
Ruyer donne les exemples suivants α, β, γ, et η de son trébuchet, pierres d’attente des
exemples analogues du dernier chapitre et dont nous devons d’abord avoir l’ensemble
varié sous nos yeux avant d’y faire les comparaisons révélatrices :
[α]
1°
2°
3°
---------------------------------------------------------------------------------------------------Je suppose que | déterminé en fait | j’affirme le déterminisme.
Je suppose que | libre en fait | j’affirme le déterminisme… etc.
[β]
1°
2°
3°
---------------------------------------------------------------------------------------------------Je suppose | l’idée du parfait | et cette idée implique l’existence in re du parfait.
[γ]
1. Pur ensemble de processus, j’affirme que mon activité est dépourvue de sens.
2. Poursuivant des fins sensées, j’affirme le caractère absurde de mon activité.
3. Pur ensemble… etc., j’affirme que mon activité a un sens.
4. Poursuivant des fins sensées, j’affirme que mon activité a un sens.
Enfin
[η] « Soit à prouver, non ma liberté, mais mon infaillibilité. On peut dire alors » :
1. Faillible (en fait), j’affirme ma faillibilité.
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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2. Infaillible - - - 3. Faillible - - mon infaillibilité.
4. Infaillible - - - Dans DD le « raisonnement renouviériste » (10) est le suivant : « Les hypothèses 1
et 3 sont à éliminer » car « mon affirmation n’est qu’un simulacre d’assertion, effet de
pure cause a tergo »15 ; « Restent donc 2 et 4 ». Mais : « L’affirmation ou la négation de
la liberté reviennent au même ; la négation de la liberté – en paroles ou dans ma
conscience philosophique – revient à l’affirmer in re ». Il en va de même ici que dans le
Cogito cartésien où « le doute cartésien » donne « la certitude d’exister » : que je dise
« J’existe » ou « Je n’existe pas » (p. 2), je démontre mon existence. Le point est que la
prétention à la Vérité présuppose la liberté. « On voit que toute la force du double
dilemme est empruntée à l’argument de Lequier » (6) dans ce qui est « l’argument de
Lequier-Renouvier » (8).
On aura remarqué que γ est de la même forme que DD. D’où le raisonnement
suivant : « 1 et 3 sont à éliminer, puisque faillible en fait, ce que je dis ne compte pas.
Restent à prendre au sérieux 2 et 4. Mais 2 est contradictoire. Reste donc 4. ». Mais ce
« n’est évidemment là qu’une caricature ». En particulier : « La faillibilité ne disqualifie
pas absolument mes assertions, comme le fait le déterminisme ». Or, quand un
raisonnement est valide, selon la locution de Leibniz, « par la force de la forme »16, il
s’ensuit que tout raisonnement de la même forme est également valide. Comme γ est
invalide, il faut conclure que l’argument de Lequier-Renouvier ne relève pas de la pure
logique formelle. D’où le problème de distinguer, pour le « Cogito axiologique », entre
ses copies invalides et ses cas valides.
Et sur cette alternative, selon Ruyer, il y a deux paradigmes respectifs (p. 1). L’un
est « l’argument ontologique » prétendant « montrer qu’il est contradictoire de nier
l’existence de Dieu » et qui, « sous beaucoup de ses formes classiques », « fait l’effet
d’un misérable sophisme ». L’autre est le modèle du « ‘Cogito’ axiologique » en tant
qu’argument « parfaitement irréfutable », à savoir « le “Cogito” cartésien » (7) : « Je
pense, donc je suis ». Mais dans les deux cas il s’agit de démontrer une existence et donc
de se prononcer sur l’étendue de l’Être. D’ailleurs l’argument de Lequier-Renouvier luimême, comme nous l’avons vu, invoque un rapport conceptuel, essentiel, entre la liberté
et la Vérité. En offrant son trébuchet afin de peser tout cela, comprenant l’Être et la
Vérité, Ruyer en a donc bien fait un trébuchet à transcendentaux.
Mais Ruyer ne s’est pas contenté de généraliser ainsi la logique de LequierRenouvier à toute la philosophie. De surcroît il s’en est donné les moyens en
assouplissant la méthode, pour la rendre capable de s’appliquer à la variété d’objets
qu’elle va devoir ainsi affronter.
En [η], comme nous l’avons observé, ainsi qu’en [γ], Ruyer a préservé la forme
originaire du DD. Mais en [β] le « J’affirme » qui était en position de point d’appui a
disparu pour faire place à un « Je suppose » en position de poids dans le plateau de
position 1°. Et en [α] un « Je suppose » est aussi dans le plateau de position 1° mais, dans
le plateau 3°, on retrouve un « j’affirme ». C’est ainsi comme si Ruyer avait accroché au
point 3° du fléau, non pas un simple plateau, mais une petite balance, accrochée à la plus
grande comme un plateau, dans le cadre d’une construction en Gigogne. Plus
précisément, c’est une petite balance romaine où le point d’appui (« J’affirme ») serait
même repoussé si loin à gauche qu’il occuperait la position extrême habituellement
dévolue à un plateau.
Appelons trébuchet romain une balance dans laquelle il est loisible de procéder à
de telles variations. Alors le Trébuchet à Transcendentaux de Ruyer est un trébuchet
romain : le trébuchet romano-transcendental TRT. Nous avons retenu le terme
15
Sur ce concept de cause a tergo et sur les autres termes techniques supposés connus, ainsi
que sur les notions scientifique, voir le Dictionnaire donné à la fin de ce commentaire.
16
Nouveaux Essais, IV, xvii, § 4.
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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« trébuchet » parce que c’est celui de Ruyer. Mais il va de soi que ce trébuchet là est
capable de peser des poids plus pesants que les balances les plus gigantesques, puisque
l’Être en totalité peut être lancé sur un de ses plateaux.
Tel que nous l’avons défini, le trébuchet de Ruyer ne préjuge pas de sa validité en
tant que raisonnement. Mais il est sur ce point dans le même cas que le Syllogisme avec
ses 4 figures et ses 256 modes parmi lesquels chaque figure n’en a que 6 valides. Par
analogie avec la syllogistique, nous dirons que les « figures » du trébuchet de Ruyer sont
obtenues d’après les positions des composants sur le fléau (y compris en gigogne), et que
ses « modes » proviennent des poids placés dans les plateaux. Dans le trébuchet romanotranscendental, donc, les figures correspondent au côté romain tandis que les modes
correspondent à la teneur en transcendentaux.
Selon la perspective ainsi ouverte, un intérêt particulier se trouve dans l’exemple
[β] :
1°
2°
3°
---------------------------------------------------------------------------------------------------Je suppose | l’idée du parfait | et cette idée implique l’existence in re du parfait.
Ruyer le présente comme sa version de « l’argument ontologique classique ». Mais
relativement au précédent cartésien des Méditations Métaphysiques cet exemple [β] peut
se lire comme trébuchet TRT non seulement de la preuve ontologique (exposée dans la
Méditation Ve), mais aussi de la preuve plus proprement cartésienne exposée dans la
Méditation IIIe.
J’ai dans mon moi imparfait l’idée du parfait, donc hors de moi existe l’être
parfait.
Le statut logique des deux arguments est totalement différent.
La preuve ontologique de la Méditation V a la même forme qu’une démonstration
mathématique et même que tout jugement analytique. Descartes déclare :
« je trouve manifestement que l’existence ne peut non plus être séparée de
l’essence de Dieu que de l’essence d’un triangle rectiligne la grandeur de ses trois
angles égaux à deux droits, ou bien de l’idée d’une montagne l’idée d’une vallée… »
Selon cet argument, de même qu’il suffit d’analyser la définition du triangle pour
y trouver la somme de ses angles égale à deux angles droits, ou l’idée de montagne pour y
trouver l’idée de vallée adjacente, il suffit d’analyser l’essence de Dieu pour trouver son
existence. Tout se passe dans l’idée, indépendamment de celui qui la pense.
Dans la démonstration de la Méditation III, il s’agit aussi d’une idée. Mais
Descartes joue alors sur le distinguo scolastique entre la réalité objective et la réalité
formelle de cette idée. La réalité objective est, dans une idée, ce qui varie en fonction de
son objet : un triangle, une montagne, Dieu ou une chimère. La réalité formelle de l’idée
pourrait être dite plus explicitement sa réalité subjective : l’idée formée par un homme
dans sa tête n’est pas celle formée par un fou, par un enfant, une bête ou un dieu. Une
bête, par exemple, ne saurait former l’idée de Dieu. D’où la loi commandant le rapport
entre la réalité formelle et la réalité objective de l’idée : la réalité formelle est toujours
surpassée par la réalité objective. Si, dans une île isolée depuis toujours et apparemment
déserte, par exemple, on découvrait un chat dont le cerveau porte la trace de l’idée
d’homme, ce serait la preuve qu’il existe des hommes dans cette île. De même, si un être
imparfait a l’idée d’un être parfait, alors il faut conclure à l’existence de cet être parfait.
Autrement dit, l’idée de Dieu ne peut qu’avoir été déposée en nous par Dieu en personne.
Pour cette raison, le raisonnement cartésien de la Méditation III doit être dit
démonstration divine de l’existence de Dieu.
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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Dans la Méditation III, donc, l’existence de Dieu ne se déduit pas de l’idée de
Dieu comme dans l’argument ontologique, mais du fait que nous avons l’idée de Dieu. Or
l’argument de Lequier-Renouvier a la même structure que l’argument de la Méditation
III. L’idée de liberté ne peut venir qu’à un être libre. Lorsque Renouvier, paraphrasant
Lequier, relève que « l’option demandée par l’alternative “nécessité ou liberté”, si on la
considère dans la détermination de conscience du philosophe, est dans la dépendance de
la même alternative considérée in re, ou quant à la vérité externe de la chose », il se place
comme Descartes dans la différence entre réalité formelle et réalité objective d’une idée,
pour conclure, comme Descartes, de la première à la seconde. La réalité formelle de
l’idée, c’est ici l’alternative de Lequier « si on la considère dans la détermination de
conscience du philosophe » ; sa réalité objective, c’est « la dépendance de la même
alternative considérée in re ». Mais cette alternative entre Liberté et Nécessité n’est chez
Lequier que l’opportunité d’une option pour la Liberté, de sorte que c’est l’idée de liberté
elle-même qui passe aussi de la réalité subjective à la réalité objective ou in re.
Ruyer, en disant dans [β], plutôt que « j’affirme », « Je suppose », dispose l’entrée
en matière appropriée à la preuve ontologique de la Méditation V, analysant l’idée
supposée. Dans l’argument ontologique, en effet, il n’y a pas lieu d’affirmer que quelque
chose correspond à l’idée de Dieu, il suffit de la supposer. Mais quand Ruyer donne
comme conclusion à [β] « l’existence in re du parfait », il reprend la qualification « in
re » de Renouvier. Or, dans un argument où il s’agit d’aller de l’essence à l’existence,
l’ajout de « in re » ne peut être que redondant. Si l’existence en question est démontrée,
cela suffit. En revanche, dans l’argument de la Méditation III comme dans l’argument de
Lequier-Renouvier, l’enjeu est de sortir d’une idée dans sa simple réalité psychologique
pour parvenir à l’existence de son objet hors de cette idée, en une réalité qui doit alors
être qualifiée d’objective ou in re. Ainsi Ruyer veut d’abord déterminer dans quelle
mesure le « raisonnement renouviériste » peut être transposé. Mais ce glissement d’un
argument à un autre ne fait qu’attester la sensibilité du trébuchet philosophique de Ruyer.
Si dans la position 3° nous mettons une existence in re, alors, pour équilibrer la balance,
nous devons placer dans la position 2° une idée dans sa réalité psychologique et dans la
position 1° le sujet psychologique susceptible de former cette idée.
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Ch II LA CONSTELLATION DE LA FINALITE DANS UNE
METAPHYSIQUE POUR MONSIEUR PICKWICK
Description de l’activité finaliste
Ruyer lui-même n’a trouvé le vrai titre de ce chapitre II qu’à la fin du chapitre
XI : « la constellation de la finalité » (127-8). Le lecteur doit être averti, avant de
traverser ce chapitre, que c’est à première vue le plus faible du livre ou en tout cas le
moins brillant et le plus laborieux.
Ruyer y passe en revue dans cet ordre les notions suivantes, formant à première
lecture une sorte de fatras philosophique : liberté, existence, « activité-travail », finalité,
invention, et valeur. Toutes ces concepts se situent à des niveaux de généralité très
différents : l’Existence est le premier des transcendentaux, la valeur en coiffe trois (Vrai,
Bien et Beau), la finalité n’est qu’un cas de causalité (objet de l’étiologie), liberté et
invention sont des luxes même pour l’homme. Et Ruyer fait fi de toutes ces différences
pour aplanir toute sa « constellation », écrivant même l’équation « liberté = existence =
travail ». Or la condition d’une telle équation est trop évidemment que toutes ses notions
reçoivent un sens picwickien plus ou moins éloigné de leur sens usuel17, les unes perdant
en généralité, les autre y gagnant. Par la grâce de ce sens pickwickien, tous les termes de
la constellation cessent d’être astreints à leur sens usuel ou nominal afin de recevoir de
Ruyer un « sens réel ». Toutes les notions énumérées peuvent être proclamées cas
d’« activité finaliste ».
Ce coup de force placé à dessein dès le début du livre est atténué par le titre
précisant que, de cette « activité finaliste »18 il y aura seulement description. Cette
précision du titre officiel est à prendre dans toute sa portée méthodologique : elle signifie
que l’on en reste au niveau de la « description », en une « phénoménologie de la finalité »
(130), tout le reste du livre offrant alors l’explication de la constelletion ainsi décrite.
Encore « description » est-il à prendre cum grano salis. Le distinguo de Strawson entre
métaphysique descriptive (comme celle d’Aristote) et métaphysique réformatrice
(comme celle de Platon) sera utile ici. Car donner à des mots usuels comme « liberté »,
« travail », « existence » (etc.) un sens pickwickien, c’est réformer la représentation du
monde à laquelle ils contribuent. La « description de l’activité finaliste », chez Ruyer, est
donc en réalité une pièce de métaphysique réformatrice. La description selon Strawson
diffère de la « description » selon Ruyer. Pour comprendre celle-ci, c’est une autre
comparaison qui sera pertinente.
En mathématiques, d’Euclide à Bourbaki et Villani, le mathématicien procède en
énonçant d’abord ce qu’il va démontrer, puis seulement après en procédant à sa
démonstration, ce qui lui permet de conclure avec son CQFD rituel. C’est seulement cette
vision préalable de la cible, à laquelle tend toute la preuve, qui donne à la démonstration
mathématique tout son pathos. La structure argumentative de Néo-finalisme est en totalité
du même type, et c’est ainsi qu’il faut lire le chapitre II : Ruyer y énonce par un coup de
17
Cf. dans Dickens le chapitre inaugural des Papiers du Pickwick Club.
Nous supposons surmontée ici la difficulté préalable provenant du fait que, dans
« activité finaliste », selon l’usage, « finaliste » signifie : d’un partisan du finalisme. Pour désigner
ce que Ruyer entend ici, la locution apparemment la plus appropriée serait : activité finalisée. Mais
en réalité le cas est plus complexe. Une machine à calculer, ou même un estomac, ont une activité
finalisée : calculer ou digérer. Mais la fin qu’ils poursuivent leur est donnée du dehors. Ruyer a
donc besoin d’une locution capable de nommer l’activité d’un agent qui se donne ses propres fins.
C’est pourquoi, faute de mieux, il parle plutôt d’activité finaliste, comme si l’Agent de cette
activité là était un philosophe (ou un démon) soucieux de donner raison à l’auteur de Néofinalisme.
18
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force apparemment arbitraire l’inventaire de ce qu’il va établir point par point. Et, sachant
que, comme en mathématiques encore, une bonne démonstration est aussi une
explication, Ruyer commence donc effectivement par une simple « description » (ou
« phénoménologie ») de ce qu’il va ensuite expliquer métaphysiquement.
Il n’y a donc pas lieu d’expliquer plus amplement ce chapitre, car des explications
anticipées ne pourraient être que des cotes mal taillées. L’explication sera donnée d’abord
par le livre lui-même dans les chapitres qui suivent, puis par le commentaire des
difficultés subsistantes.
Ruyer lui-même se contente d’illustrer doublement sa thèse par un de ses
exemples bien dans sa manière, schématisé dans la Figure 1 ci-dessous :
un voyageur qui s’habille, court à la gare, prend un billet et saute dans un train
Cette figure, où Ruyer commence dans Néo-finalisme l’application du point le plus
patent de sa méthode, à savoir la production de diagrammes, figures et autres dessins, est
déjà une version schématique de la Métaphysique des chapitres XII-XIV dans sa structure
platonicienne, une « dualité de deux mondes ». L’Espace-Temps y est ramené à un plan,
dont on remarquera cependant le caractère ouvert à droite, dans la direction de l’avenir.
Les moments de l’exemple se succèdent sous formes de flèches, dans l’ordre de cause à
effet. Mais le tout est surmonté par une accolade indiquant la domination d’un Thème,
héritier de l’Idée platonicienne.
L’exemple du voyageur de Ruyer n’est pas quelconque. C’est l’homme pressé de
Paul Morand, courant à la gare et sautant dans le train qui sort tout droit d’une revue de
vulgarisation sur la Relativité d’Einstein dans l’espace-temps de Minkowski. Comme s’il
devait rivaliser avec la vitesse de la lumière. Mais au dessus de lui, l’accolade place le
monde intelligible de Platon qui est aussi le « pays des possibles »19 de Leibniz :
Dans ce domaine idéal, l’intention consciente peut se mouvoir, et survoler, sans
localisation spatio-temporelle stricte, et en explorant les possibles, le plan des causes et
des effets, de manière à influencer le déroulement des moyens vers la fin encore idéale.
Cependant ce « survol » ne sera expliqué que dans le chapitre IX. Même les
lecteurs de La conscience et le corps n’en connaissent qu’une version encore quelque peu
énigmatique20. L’auto-survol métaphysique est donc accompli par un Icare de Ruyer qui
prend le risque de se brûler les ailes au Soleil platonicien. C’est seulement dans Les
Paradoxes de la Conscience que Ruyer pourra déclarer :
19
Leibniz, Lettre à Arnauld, juin 1686 : « le pays des réalités possibles ».
La conscience et le corps, pp. 64 et 57. Dans les Eléments de Psycho-biologie, le
« ‘survol absolu’ » est de même supposé connu dès la p. 18.
20
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
13
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La conscience est le véritable Icare échappant au dédale du monde matériel.21
On remarquera que, dans la représentation de la Figure 1, si l’accolade symbolise
le survol de l’espace-temps, alors le survol est lié prioritairement au Thème, c'est-à-dire
au composant platonicien de la métaphysique exposée, ou est tout au moins le moyenterme entre le Thème et l’espace-temps. Le Thème est survolant et l’espace-temps est
survolé. Le Survol est donc le composant central de l’Être selon Ruyer, qui tient
ensemble tout le reste, occupant la place qui, chez Platon, est occupée par la Participation
(ou plus exactement par le conflit entre Participation et Simulation).
21
Les Paradoxes de la Conscience, p. 246.
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Ch. III. « JE CUISINE, DONC JE SUIS »
L’activité finaliste et la vie organique
« Le Cuisinier, sa main et sa casserole », ce qui pourrait être le titre d’une fable de
Ruyer énumère les composants d’un exemple paradigmatique rendu visible dans le dessin
suivant :
Fig. 2
Pour ce dessin, venant après un Cogito axiologique, la légende la plus adéquate est
évidemment « Je cuisine, donc je suis ». Le Cogito axiologique fait place à un « Cogito
culinaire ». Toutefois ce n’est là qu’une étiquette dissimulatrice. Car si, selon
Descartes22, « non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir » sont
différentes façons de penser, il n’en va nullement de même de cuisiner, qui implique
l’existence des corps (cuisinés ou cuisinants). Le « Cogito culinaire » est donc en fait un
explosif destiné ouvrir une brèche hors du cogito cartésien. Sa source véritable est un
emprunt supplémentaire à Lequier. Ce n’est autre que la fameuse formule de Lequier :
« faire et en faisant SE FAIRE »23.
Cela signifie que l’élan donné par Lequier à Ruyer dès le chapitre premier se
prolonge au moins dès ce chapitre III. Et nous comprenons mieux, maintenant, pourquoi
l’« activité-travail » pouvait figurer dans la liste des « activités finalistes ». Elle devait
même y figurer. A la suite de Lequier24, au moins à l’étiage ou Descartes avait placé la
Pensée, Ruyer place l’Action.
Dans le « Je cuisine, donc je suis », cependant, la portée pratique du « Je cuisine »
en protase ne doit pas nous faire oublier la teneur ontologique du « je suis » en apodose.
Dans ce que Ruyer décrit comme le Monde des Valeurs, la Pensée reçoit pour norme le
22
Principes, I, § 9 : « Ce que c’est que penser ».
« FAIRE. Non pas devenir, mais faire et en faisant SE FAIRE », Cahier B de Lequier
(MS 268), folio 3, La recherche d’une première vérité et autres textes, PUF, 1993, p. 72. (Œuvres
complètes publiées par Jean Grenier, « Être et penser », La Baconnière, Neuchatel, 1952, p. 71). Je
remercie Goulven Le Brech de son aide au sujet de ces références.
24
Du moins si sa formule est prise dans sa littéralité. Jean Grenier y ajoute en note : « chez
Lequier le Faire s’applique à la connaissance plus qu’à l’existence, et il est à l’image du Faire
divin ».
23
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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Vrai, comme l’action reçoit pour norme le Bien. Et le « je suis » reconduit de ces deux
transcendentaux axiologiques à l’Être, leur souche ontologique.
Pour la Figure 2, cependant, « Le Cuisinier, sa main et sa casserole » ne donne
qu’une légende excessivement laconique. Une légende plus loquace ne vient que page
226 :
S. Butler considérait la digestion et l’assimilation de la nourriture comme des
actes de « prosélytisme ». Cette conception, comme la plupart des trouvailles
humoristiques de Butler, est littéralement vraie.
Comme toujours chez Ruyer, toutefois, le Cogito n’est que le moment cartésien
concédé dans l’ordre des raisons à ce qui doit être resitué dans l’ordre des choses. Ruyer
le représente par le schéma suivant :
Œuf fécondé.
Adulte.
x … →⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯→⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯→
Embryogénèse
Comportement instinctif
Apparition d’organes
ou intelligent. Apparition d’outils
Cette séquence est à diviser en trois moments principaux. Dans le premier on
observe qu’« un organe a presque toujours une double polarité, comme un outil qui a un
manche et une lame ». Le second est illustré par l’araignée tissant sa toile selon « l’unité
de l’organogenèse et de l’instinct »25. Le troisième est l’enchaînement organe-outil.
La figure du Cogito culinaire contient donc à titre de corollaire la doctrine de
Ruyer sur l’essence de la technique26. Ruyer s’inscrit dans le lignage des auteurs pour qui
l’outil est un prolongement de la main terminant le bras en tant que membre de
l’organisme, mais il inverse de surcroît la formule en repensant tous les organes comme
des outils naturels. C’est la thèse de la médiation biotechnique. L’essence de la
technique, selon Ruyer, peut donc être dite aussi nature de la technique.
En outre, au simple couple organisme-« milieu », la Figure 1 substitue un circuit
corps-Umwelt.
25
Unité « passée à l’état de lieu commun » chez « une foule d’auteurs dont Bergson,
Bleuler et Buytendijk » ; nous dirons que c’est la thèse des 3 B.
26
Sur ce problème en général, v. Jean-Yves Goffi, La philosophie de la technique, PUF,
1988. Ruyer se place expressément (21) dans le sillage de Leroi-Gourhan et adopte « la thèse de
Cuénot-Andrée Tétry, l’assimilation de l’organe et de l’outil » (22).
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Ch IV. LE MENSONGE METAPHYSIQUE
Les contradictions de l’anti-finalisme biologique & la Surenchère de Ruyer
Avant d’édifier un finalisme, nouveau ou non, il est opportun, si cela est possible,
de réfuter l’anti-finalisme. Or, parmi toutes les techniques de réfutation, la plus puissante
est celle qui consiste à exhiber, dans la position discutée, quelque contradiction. On
obtient alors une reductio ad absurdum de l’adversaire.
Le titre annonce plusieurs contradictions. Toutefois ce que le chapitre nous offre
est plutôt une incohérence unique mais majeure, déclinée dans une série d’exemples où se
dégagera une même forme prodigieuse et paradoxale : celle qui culmine en un Mensonge
Métaphysique. En effet, il est éclairant de décrire ainsi un mensonge où le Menteur est,
non plus quelque sujet conscient mû par ses calculs plus ou moins retors, mais notre mère
Nature elle-même, dans sa splendide innocence, comme simple cas particulier de l’Être
tout-court : alors le mensonge n’est plus que du ressort de la métaphysique. Une
tromperie ontologique produit un mensonge métaphysique.
0. Le chapitre est amorcé sur l’exemple de l’anesthésie. L’anesthésie a un double
intérêt philosophique.
D’abord, dans une œuvre dont le véritable point de départ est intitulé27 La
conscience et le corps, l’expérience de l’anesthésie permet d’écarter sur le concept de
conscience les contresens ou les amphibologies les plus graves en dégageant au moins la
définition de la conscience correspondant à cette expérience : nous appellerons
« conscience élémentaire » ce qui est supprimé par une anesthésie complète et retrouvé
en se réveillant de l’anesthésie (dans la « salle de réanimation »).
Mais si l’anesthésie supprime la conscience élémentaire, c’est afin de supprimer
la douleur. L’anesthésie devient ainsi une technique médicale, ou plus exactement, dans
cette technique, le moyen dont la fin est la suppression de la douleur.
C’est dans ce statut de technique médicale que l’anesthésie offre le premier
argument du chapitre. La contradiction annoncée, sous sa forme la plus ramassée, se
trouve dans l’affirmation d’existence d’une « ‘conscience inefficace s’arrangeant pour
supprimer la conscience’ » (24). Ruyer demande alors : « Comment un être chez qui la
conscience est un pur accompagnement inefficace aurait-il inventé les anesthésiques ? »
Dans cet argument de l’anesthésie, Ruyer déborde donc le concept de conscience
élémentaire qui est révélé par l’anesthésie. Si la conscience28 n’était qu’un épiphénomène,
l’engourdissement du cerveau qu’est l’administration d’anesthésiques la supprimerait par
hypothèse. Le concept de conscience que Ruyer oppose à l’anti-finalisme est celui de
conscience efficace. Ce qui entraîne que « conscience efficace » a le même sens que
conscience finaliste. Un détour par Kant sera probablement éclairant sur cette question.
Selon Kant, le « Je pense » doit pouvoir accompagner toutes mes représentations.
Comme l’avait vu Blanché, ce point ne s’éclaircit qu’avec le symbolisme de la logique
modale29, donnant quelque chose comme :
∀x∀y [y est une représentation du sujet x → ◊∃z (z est une pensée de x ∧ z a pour
objet y).
Telle est la caractéristique leibnizienne de la thèse kantienne.
27
Plutôt que, par exemple, L’Âme et le Corps, selon le vocabulaire le plus courant.
Dans la thèse de la conscience-« phosphorescence » qu’est l’épiphénoménisme selon
Bergson (Matière et Mémoire, p. 19)
29
Robert Blanché, Introduction à la logique contemporaine, 1957, § 22.
28
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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La thèse de Ruyer, c’est qu’un « Je peux » doit pouvoir accompagner toutes mes
représentations. Autrement dit, la conscience ne s’épuise pas en représentation, elle se
prolonge du côté de l’action, ce qui était déjà impliqué dès le chapitre II par le rôle de
l’activité dans « l’activité-travail ».
Il faut ajouter qu’une telle thèse est anticipée par Bergson à partir de son modèle
du cerveau comme central téléphonique promu centre de sensori-motricité :
Sensation ⎯[ Cerveau ]→ Mouvement
« Le cerveau ne doit donc pas être autre chose, à notre avis, qu’une espèce de
bureau téléphonique central : son rôle est de « donner la communication » ou de faire
30
attendre » .
« Le cerveau est un organe de choix » : « C’est donc un carrefour, où l’ébranlement
venu par n’importe quelle voie sensorielle peut s’engager sur n’importe quelle voie
motrice. C’est un commutateur, qui permet de lancer le courant reçu d’un point de
l’organisme dans la direction d’un appareil de mouvement désigné à volonté »31 : « mais
à côté des organes du mouvement et de l’organe du choix, il y a le choix lui-même ». Or
ce choix est justement accompli par la conscience :
« Si conscience signifie mémoire et anticipation, c’est que conscience est
synonyme de choix »32
Bref, « conscience signifie choix »33. Et plus précisément « conscience signifie
action possible »34.
Si la thèse de Kant affirme, comme le dit Blanché, « la nécessité d’une
possibilité », la thèse de Ruyer, développée d’avance par Bergson, énonce la nécessité
d’une possibilité de possibilités. Si le Je pense est nécessairement un Je peux, alors
nécessairement toute conscience peut contenir un choix entre plusieurs actions possibles.
C’est ce que Ruyer condense dans sa notion de « conscience efficace »35. Et une
conscience qui fait le choix de moyens pour parvenir à une fin choisie doit être une
« conscience efficace » en ce sens. Or le choix de supprimer la conscience effectué par
une conscience pour éviter la douleur de cette conscience est un choix de ce genre. Donc
il ne peut être effectué que par une conscience efficace. Donc une « conscience inefficace
s’arrangeant pour supprimer la conscience » est une contradiction de l’antifinalisme.
CQFD.
Dans ce cas, la finalité qui est occultée n’est pas encore un mensonge
métaphysique : c’est la conscience humaine, réfléchie, qui invente le passage par la
suppression savante de la conscience. L’argument de l’anesthésie est seulement l’amorce
du chapitre et par conséquent les Mensonges de Mère Nature qui vont être révélés dans la
suite vont fournir un argumentaire plus puissant que celui qui s’appuie sur une simple
contradiction concernant la conscience réfléchie.
1. Depuis Aristote, on sait qu’un être vivant est, dès le niveau de sa vie végétative,
un être capable, non seulement de se nourrir, mais de se reproduire. Afin d’assurer cette
fonction de reproduction, un premier mensonge métaphysique va se produire dans
l’invention par la nature de la reproduction sexuée, chez les végétaux et les animaux.
Ruyer considère en particulier « le mécanisme par lequel s’opère la détermination du
30
Matière et Mémoire, p. 26
L’énergie spirituelle, pp. 8-9 // 44.
32
L’énergie spirituelle, p. 11.
33
L’énergie spirituelle, p. 10.
34
Matière et Mémoire, p. 50.
35
Nous retrouvons ici le lignage de Renouvier pour qui la liberté tient à « ce caractère de
l’acte humain… dans lequel la conscience pose étroitement unis le motif et le moteur identifiés
avec elle » (Traité de psychologie rationnelle, tome I, p. 317).
31
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sexe » : « Un des deux gamètes est hétérogamétique ; il y a deux sortes d’œufs, ou deux
sortes de spermatozoïdes, selon les espèces. Le sexe est donc déterminé par un jeu de pile
ou face, ce qui assure, selon les lois du hasard, l’égalité numérique approximative des
deux sexes ». De sorte que l’anti-finaliste est conduit à soutenir que « le hasard a fabriqué
un jeu de hasard ». Mais dans la détermination du sexe, la nature procède en fait comme
un Hamlet, un hésitant perpétuel qui jouerait toutes ses décisions à pile ou face. « En se
servant des dés, la conscience choisit de ne pas choisir, elle supprime délibérément sa
propre action, comme lorsque avant une opération chirurgicale on demande
l’anesthésie ». C’est possible parce qu’il s’agit de la conscience. Car on ne peut tomber
par hasard sur les Lois du hasard. Pour sélectionner le hasard, il faut d’abord identifier le
hasard, et donc savoir ce qu’est le hasard. Donc le jeu de hasard qu’est la sexualité ne
peut avoir été fabriqué par hasard. Inversement, il faut supposer dans la nature une forme
de finalité consciente.
2. Cette forme se retrouve dans l’alcoolisme instrumental : « boire de l’alcool
pour se donner du cœur » ; « l’homme qui boit un verre d’alcool veut, par exemple, se
donner du courage pour une entreprise difficile ». Comme il s’agit d’un alcoolisme à
motivation consciente, le finalisme est évident. Cependant le sujet dans ce cas se confie,
non plus au lois mathématiques du jeu de hasard institutionnel, mais aux lois naturelles
de la chimie en terrain biologique : « l’organisme procède de la même manière
exactement quand, dans l’émotion, un emergency system entre en jeu, et qu’une hypersécrétion d’adrénaline augmente la force musculaire ». Dans tous les cas il y a le fossé
entre le mécanisme et son montage finaliste.
Entre ces deux ordres de faits, il y a la même différence qu’entre « suivre les lois
du hasard » et « inventer un jeu de hasard » ou entre « subir une fermentation
alcoolique » et « boire de l’alcool pour se donner du cœur ». Toutes ces contradictions
sont « isomorphes ». Il serait contradictoire, dans tous ces cas, de prétendre expliquer le
deuxième ordre par le premier.
Pourquoi contradictoire ? Parce que, par hypothèse, le mécanicisme exclut les
causes finales, tandis que la mise en évidence d’un montage finaliste est une explication
par les causes finales. Précisons de surcroît que, dans cette contradiction, contrairement à
ce qui se passe dans la simple contradicton formelle « p & non-p », mécanisme et
finalisme ne sont pas simplement juxtaposés : de même que, dans le cas de quelqu’un qui
hurle « Je suis calme », contradiction pragmatique où la proposition « Je suis calme » est
objet de hurlement, dans la contradiction que dénonce Ruyer, mécanicisme et finalisme
ne sont pas non plus juxtaposés ; le mécanisme invoqué, lui aussi, est l’objet du montage
finaliste qui l’englobe donc à ce titre. De sorte que, de même que le hurlement de « Je
suis calme » prouve que le locuteur n’est pas calme, le montage finalisé d’un mécanisme
est une réfutation du mécanisme. On voit par conséquent que l’isomorphisme affirmé cidessus parvient à isoler par abstraction une forme située très haut dans la généralité.
Généralisant le concept de contradiction pragmatique, nous l’appellerons contradiction
physiologique.
Mais Ruyer ajoute :
Il nous reste à voir le plus beau cas d’une contradiction de ce gente à propos du
camouflage animal. (26)
Pourquoi le plus beau cas ? Parce que c’est dans ce cas que la contradiction de
l’antifinalisme va se révéler n’être que le revers d’un avers qui est un véritable Mensonge
Métaphysique.
3. Le Mensonge Métaphysique du camouflage animal et la Surenchère de Ruyer
Parmi les multiples exemples alignés par le chapitre, nous en retiendrons trois qui
en contiennent la quintessence
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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Il y a d’abord (30) celui de l’œil postiche : « chez les poissons à œil camouflé, une
marque ‘déflective’, extrêmement apparente et ressemblant à un œil » est « située sur une
région non vitale, par exemple à la base de la queue, de telle sorte que l’animal est vu,
illusoirement, inversé ». « Ces poissons nagent lentement queue en avant et, en cas de
danger, ils filent rapidement dans l’autre direction ».
« Il y a, de même, la plus étroite ressemblance entre les marques déflectives »
ainsi mises en œuvre « et qui font partie de l’organisme animal » et « les marques
déflectives que certaines araignées ont l’instinct de fabriquer sur leur toile et qui, faites de
soie et de débris, ont la taille et l’apparence de l’araignée elle-même, de manière à attirer
sur elles les coups de bec de l’oiseau ». Il y a donc des araignées à leurres (33).
Un troisième exemple va révéler le différend distinguant des thèses de d’Arcy
Thompson le néo-finalisme de Ruyer :
« L’anti-finaliste d’Arcy Thompson, dans des études bien connues et très
ingénieuses, a utilisé des principes analogues aux principes ‘gestaltistes’ (principe de
moindre action et de maximum-minimum, gradients d’hormones produisant des
croissances différentielles), pour expliquer, par de pures lois physiques, les curieuses
amplifications de la région caudale dans certaines espèces du genre Diodon. »
Or le principe dit « de maximum-minimum » est en particulier le principe du
maximum d’effet avec le minimum de moyens, c'est-à-dire un principe économique
d’optimalisation qui, chez Leibniz, donne la formule de l’Optimisme, distribuée sur deux
plans principaux : (1) Ce que Leibniz appelle « mathématique divine », dont le paradigme
est la sélection de la sphère comme solution au problème du maximum de contenance
pour le minimum de dépense en surface contenante, modèle de la sélection du monde réel
parmi tous les mondes possibles ; (2) les principes physiques tels que la loi de Fermat
prescrivant que le lumière choisisse, parmi tous les trajets possibles, celui qui demande le
temps minimum. Or une telle optimalisation optique, selon Leibniz, illustre le rôle des
causes finales en physique. Le principe « de maximum-minimum » est donc cher Leibniz
une forme de finalisme. Alors que selon Ruyer, elle est encore une forme de mécanisme.
Le néo-finalisme de Ruyer prétend donc surclasser le finalisme universel de l’Optimisme
leibnizien. C’est ce que nous appellerons la surenchère de Ruyer.
En outre la sélection de la « bonne forme » d’après la Gestalttheorie est dans le
même cas, d’après Ruyer, que l’optimalisation leibnizienne. De sorte que l’invocation des
lois de la Gestalt pour expliquer, par exemple, comment un animal se fond dans le
paysage en paraissant ne faire que prolonger sur son propre corps les lignes de ce paysage
se révélera un cas supplémentaire de contradiction antifinaliste :
la même structure organique ne peut être réputée à la fois obéir aux lois de la
Gestalttheorie, et utiliser ces lois pour se camoufler ou s’annoncer.
En effet:
Un caractère distinctif de l’utilisation des lois par une technique, par contraste
avec une pure obéissance automatique à ces mêmes lois, c’est qu’une technique utilise
les lois à toutes fins, et même pour des fins contraires, pour construire et détruire, pour
guérir et tuer, pour la paix et pour la guerre. Ce caractère distinctif ne manque pas ici :
les organismes utilisent les lois de bonne forme, etc., pour se camoufler, mais ils les
utilisent aussi, à l’inverse, pour se faire voir et se rendre bien apparents. (32)
Ruyer généralise ainsi l’analyse de Platon remarquant que le médecin, s’il est celui
qui est le plus qualifié pour guérir, est par là-même aussi le plus qualifié pour
empoisonner.
Un camouflage ou un leurre est une forme de mensonge ou de tromperie. Lorsque
cette tromperie est un artifice humain comme la tenue léopard des parachutistes ou le
camouflage d’un char d’assaut (28), nous pouvons dire qu’il s’agit seulement d’un
« mensonge culturel », dont le mécanisme technique est bien connu de l’intérieur par les
menteurs. Mais lorsque c’est une espèce animale qui se dote d’un camouflage, nous
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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avons affaire à un mensonge naturel. De ce fait, le mensonge a transcendé la frontière
entre nature et culture, entre les sujets conscients comme nous et les choses ou objets
quelconques. Il est parvenu au plan métaphysique. Donc le camouflage animal est un
Mensonge Métaphysique. En l’exhibant, Ruyer fait donc bien davantage ici que de
démasquer un paralogisme de l’anti-finalisme : il expose une Apothéose du finalisme.
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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Ch V LE CERVEAU CYBERNETIQUE & LA MELODIE MNEMIQUE
L’activité finaliste & le système nerveux
Dans la série des livres de Ruyer, après le Néo-finalisme de 1952, le volume
suivant sera en 1954 La cybernétique et l’origine de l’information. Il est publié dans un
contexte où nous pouvons nous repérer parmi les principaux jalons que voici (sans parler
de l’article « On Computable Numbers, with an Application to the
Entscheidungsproblem » publié en 1936 par Alan Turing et définissant sa fameuse
« machine de Turing ») :
1948: Norbert Wiener, Cybernetics: Or Control and Communication in the Animal
and The machine (Hermann, Paris)
1950 Alan Turing, “Computing Machinery and Intelligence”, Mind, n° 236
1951 : Colloque international du CNRS « Les machines à calculer et la pensée
humaine » qui réunit entre autres à Paris Wiener, Ashby et Couffignal
1952 : Louis Couffignal, Les machines à penser, Minuit
1953 : Pierre de Latil, La pensée artificielle, Introduction à la Cybernétique, NRF
1956 : John von Neumann, Silliman Lectures à Yale, publiées en 1958 comme :
1958 : John von Neumann, The Computer and the Brain
1963 : Louis Couffigal, La cybernétique, « Que sais-je ? » n° 638, PUF
Dans ce contexte on aura remarqué le jeu hésitant et apparemment redondant des
titres et sous-titres en une valse-hésitation où on a l’impression que les pionniers euxmêmes sont devant leur propre bébé comme une poule devant un couteau. Avec La
cybernétique et l’origine de l’information Ruyer se distinguera en ceci qu’il y a dépassé
la perspective robotique de la « cybernétique » ou automation pour s’élever au concept
d’information qui va donner « informatique » en tant qu’équivalent de computer science.
Avec L’ordinateur et le Cerveau, von Neumann est celui qui domine la situation.
Il désigne dans sa totalité ce que nous appellerons l’« Empire cognitiviste ». Un empire à
Métropole et Colonies, constitué par l’ensemble des « Sciences cognitives ». Ses colonies
principales sont l’Intelligence artificielle (I.A.) et les Neurosciences. L’air du temps des
années 50, avec des titres comme Les machines à penser ou La pensée artificielle,
anticipe sur l’Intelligence artificielle, de même que la computing machinery de Turing et
le computer de von Neumann évoquent rétrospectivement le Calculus ratiocinator de
Leibniz. Mais avec The Computer and the Brain, von Neumann ouvre dans l’Empire
l’autre territoire théorique promis à un grand avenir. Quant à la Métropole de l’Empire,
en attendant The Computer and the Brain de 1956, Néofinalisme semble seul capable
d’embrasser d’une seule vue en 1952 « les machines à calculer électroniques » (42) et
« le cerveau organique » (43).
Dans l’Empire cognitiviste, le behaviorisme à la Skinner que Quine prenait encore
pour argent comptant dans Le mot et la chose (1960) a fait place au Cognitivisme issu de
Chomsky et de ses grammaires mathématiques. D’abord « cartésien », ce cognitivisme a
ensuite admis de substituer aux « pensées » cartésiennes36 des processus cérébraux. A
partir de là, dans le cognitivisme, le débat philosophique officiel est dominé maintenant
par l’antagonisme entre le computationalisme et le connectionisme. Selon le
computationalisme l’esprit est assimilable à un ordinateur naturel programmé pour penser
– avec pour paradigme dominant l’Analogie électro-logique entre les montages
électriques en série ou en parallèle et, respectivement, les opérations booléennes ET/OU).
Selon le connectionisme, le psychisme est concevable sur le modèle d’un réseau de
neurones où les synapses établiront des connexions. Comme avec des « esprits
36
Eventuellement repensées comme phrases écrites en « mentalais ».
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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animaux » de Descartes passant dans des tuyaux, la possibilité ou impossibilité de
frayages fait au moins une différence. Ainsi la Psychologie est tiraillée entre le paradigme
computationnel de l’IA, où l’ordinateur est le modèle, et les le paradigme connexioniste
des neurosciences, où le modèle est le cerveau comme réseau (sachant que, depuis le
début, le cerveau lui-même est supposé pensable sur le modèle de l’ordinateur, en un
raccourci démiurgique). Ruyer en prenant position dès 1952 « contre l’hypothèse
connexionniste » (60) et donc, a fortiori, contre le computationalisme des prétendues
« machines à penser », coupe court à toutes ces préemptions sur la Psyché.
Toutefois Ruyer a repéré aussi la manière dont l’Analogie électro-logique
rappelée ci-dessus retentit en une analogie électro-neuronale :
« Les aiguillages électriques en cascades d’une machine à calculer, fonctionnant
sur le système de numération binaire, sont analogues aux synapses nerveux, qui laissent
ou ne laissent pas passer l’influx, selon une loi du tout ou rien ». (43)
Il est essentiel ici de ne pas confondre la grande Analogie entre les opérations
booléennes d’intersection ∩ et d’union ∪ opérant prioritairement sur la classe vide 0 et la
classe universelle 1, d’une part, et d’autre part les Montages en série ou en parallèle, avec
la petite analogie de l’alternative du tout 1 et du rien 0 en numération binaire, analogie
qui a lieu entre sa présence à chaque interrupteur dans ces montages et sa présence à
chaque synapse du système nerveux. Il y a une analogie de second niveau entre la grande
Analogie et la petite, et d’abord entre le couple 〈0, 1〉 de la première et le couple 〈0, 1〉 de
la seconde, mais la petite n’est que le retentissement technologique ou organique de la
seconde et le moyen numérique dont elle se pourvoit ainsi. En relevant la petite analogie,
cependant, Ruyer nous rappelle d’abord la grande.
Tout ceci s’inscrit d’ailleurs dans le manière dont Ruyer subsume le rôle du
système nerveux sous l’activité finaliste.
Il y a là « un fait » que d’après Ruyer « personne ne pourra contester » :
« l’organisme édifie son système nerveux avant de s’en servir ». L’activité finaliste du
cerveau est précédée par l’activité finaliste de l’embryon.
« Le cerveau est donc un ‘organe de transport’ de l’activité finaliste – si activité
finaliste il y a – il n’en est évidemment pas ‘l’organe’ tout court. » (37)
Nous avons vu que selon Bergson, le cerveau n’est pas l’organe de la pensée mais
seulement l’organe de transport sensori-moteur des informations descriptives données par
la perception en informations organisatrices dans l’action. Ce que Ruyer conteste :
« C’est un paradoxe un peu gros que de dire, avec Bergson et plusieurs autres auteurs
contemporains, que l’area striata, par exemple, cette rétine corticale, n’est qu’un centre
de mouvement ».
Par ailleurs, chez Bergson, il s’agissait d’un transport immédiat, comme dans l’arc
réflexe. Alors que le transport selon Ruyer s’étend sur toute l’ontogenèse, qu’il
orthographie « ontogénèse » (38) : « Le cerveau organique est déjà lui-même un montage
opéré par l’être vivant à chaque ontogénèse selon une structure spécifique ».
On sait que Wiener a fait dériver « cybernétique » (translittéré de κυβερνητικη)
« du mot grec kubernetes, ou pilote ». Mais le véritable prototype de la cybernétique est
le célèbre régulateur à boules de James Watt, c'est-à-dire une mécanisme de pilotage
automatique par feed-back. De même que le mécanisme de Watt, le cerveau est bien un
pilote, mais un pilote produit par une activité finaliste plus fondamentale. C’est donc
aussi un servo-mécanisme (de servus, esclave). C’est ce que nous condenserons en
parlant de cerveau cybernétique.
Il s’ensuit que « le cerveau, ou même le système nerveux, ne peut être réputé
avoir le monopole » du « comportement finaliste » : « Ce que l’on doit chercher, en
interrogeant l’expérience, c’est ce que le cerveau ajoute à l’activité finaliste organique. »
(38).
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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Cette question des prérogatives du cerveau conduit Ruyer à distinguer deux
concepts de conscience.
Ce distinguo va résulter de la différence (40) entre Monde et Umwelt (« monde »ambiant).
Le Monde, c’est « le monde extérieur » que, bien évidemment, « le cerveau ne fait
pas exister ». L’Umwelt est « inhérent à tout être vivant ».
D’où le distinguo entre « conscience primaire » et « conscience psychologique »
ou secondaire :
« Ce qui « informe » la conscience psychologique… ce sont les objets du monde
extérieur, leur pattern, transmis plus ou moins fidèlement par les organes sensoriels. Ce
qui « informe » la conscience primaire, organique…, c’est… un Umwelt spécifique… »
(40)
Indépendamment de ce critère propre à Ruyer nous pouvons observer en effet que
le mot « conscience » est approprié à signifier deux concepts distincts, dont les contreépreuves respectives seraient l’anesthésie (23) et la cécité (ou la surdité, etc.). Nous les
appellerons, d’une part la conscience autarcique, d’autre part la conscience cognitive
(104). La cécité supprime la conscience cognitive des couleurs et des formes, comme la
surdité supprime la conscience cognitive des sons, etc. Une anesthésie supprime la
douleur en supprimant prioritairement la conscience au sens de conscience autarcique.
Plus précisément, une anesthésie locale supprime la douleur locale tout en préservant
plusieurs canaux de conscience cognitive (auditive, olfactive, gustative, tactile ou
visuelle).
Par ailleurs la conscience cognitive est technosimulable (41). La « ‘perception’ »,
par exemple, peut être assurée par « explorateurs à ultra-sons, gyroscopes, radars, cellules
photo électriques ». En revanche il est difficile de voir comment construire un robot
capable de douleur ou de plaisir. Les robots n’ont pas besoin d’anesthésie.
Les distinctions du chapitre demandent approfondissement :
« Reprenons l’exemple du cœur. Supposons qu’un chirurgien de l’an 3000 soit
parvenu à remplacer un cœur défaillant par une pompe à auto-régulation, avec des
circuits électriques jouant les rôles qu’ont dans l’organisme le nerf sympathique et le
nerf vague. Si les circuits se dérèglent, la pompe ne fonctionnera plus, tandis que les
cultures in vitro de fragments de myocarde, en l’absence de toute connexion vasculaire
et nerveuse, présentent des contractions rythmiques dont la source première réside dans
des centres musculaire survivants de l’ébauche cardiaque embryonnaire : nœud sinusal,
nœud de Tawara et faisceaux de His ». (45-46)
Ces contractions chantent « une sorte de mélodie mnémique, immédiatement
inhérente au tissu vivant » (46)
Le cerveau cybernétique est donc produit et porté par la mélodie mnémique dont
la partition commence à l’embryon.
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Ch VI L’ONTOLOGIE DE L’EMBRYON DAGOBERT & LA
METAPHYSIQUE DES MONSTRES
Le cerveau & l’embryon
Les biologistes sont capables de décrire en détail la
composition, disons d’une souris… Mais ils ne savent
absolument pas comment elle se construit à partir de la cellule
œuf.
François Jacob, Le jeu des possibles (1981), p. 88
Le contenu de ce chapitre VI est condensé en quelques lignes qui en expliquent le
titre et sont un des trois sommets du livre avec ceux qui nous attendent aux chapitres IX
et XX, sachant que « par exemple dans une jeune gastrula de Triton, l’hémisphère animal
comprend l’ébauche de l’épiderme et l’ébauche nerveuse », en une « présomption » qui
« signifie simplement que telle est la destinée normale de ces territoires » :
« Dans une expérience caractéristique, Spemann (1918) sectionne la plus grande
partie de l’hémisphère animal, le fait tourner de 180°, et le replace sur l’hémisphère
végétatif en intervertissant ainsi l’ébauche nerveuse et l’ébauche épidermique. Après
cicatrisation, l’embryon continue son développement sans anomalie : l’ébauche
épidermique fournit le système nerveux, et l’ébauche nerveuse fournit l’épiderme. C’est
en pensant à des expériences du genre de celle-là que Lashley, par boutade, et avec
quelque exagération, a pu dire que parfois on a l’impression que, si l’on pouvait enlever
tout le cortex du rat et le replacer sur le cerveau après l’avoir fait tourner de 180°, il n’y
aurait rien de changé dans le comportement de l’animal ». (52)
Ce que l’embryologie offre dans cette expérimentation de Spemann, c’est ce qu’il
faut appeler l’ontologie de l’embryon Dagobert.
A la fois plus généralement et plus précisément nous dirons qu’il y a Effet
Dagobert si et seulement si une telle transposition « à l’envers » est possible, le Corps
s’arrangeant pour adapter sa « culotte » à la nouvelle position (par exemple en fermant la
braguette à l’arrière et ouvrant une nouvelle braguette à l’avant). L’expérience de
Spemann est d’après Lashley un cas d’Effet Dagobert. Le concept de destinée que Ruyer
introduit à ce propos est essentiel, mais la notion de « destinée normale » (par opposition
à un avortement accidentel) n’en est que l’amorce, car justement le point principal est
que, lorsque la « destinée normale » (ou habituelle) est diamétralement inversée, cela
n’empêche pas que « l’embryon continue son développement sans anomalie », et donc
d’une manière inhabituelle mais superlativement normale. Il y a ainsi une capacité de
l’Essence à l’ortho-absorption d’accidents dans une Orthodestinée.
L’épisode suivant appartient au martyrologue du Cobaye inconnu :
« Dans une expérience ancienne de Lashley (rapportée par Humphrey) un rat,
entraîné à parcourir un labyrinthe qui comprenait des tournants vers la gauche, subissait
ensuite une opération qui lui rendait impossible de prendre un tournant vers la gauche.
Le rat, néanmoins, réussissait le parcours, en tournant de trois quarts de tour vers la
droite, ce qui remplaçait un quart de tour en sens inverse. Les rats opérés par Lashley
sont quelquefois amenés à parcourir le labyrinthe en se traînant sur les pattes de devant,
en faisant des culbutes, etc ». (66 // 47-48)
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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Dans le lignage des labyrinthes, celui du rat de Lashley ne souffre la comparaison
qu’avec celui où, selon Deleuze, « Ariane s’est pendue »37. A cette différence près qu’il
n’a pas la possibilité de se pendre. Et ce rat qui fait des culbutes pour accomplir la
performance exigée, cet athlète de la science expérimentale, c’est le saltimbanque du
labyrinthe à rats. Que ne ferait-il pas pour vivre, au-delà d’une banale « destinée
normale » de rat, une ortho-destinée ?
C’est pour interpréter ses expériences que Lashley va introduire le concept-clé
d’équipotentialité : « Ce que Lashley appelle l’équipotentialité cérébrale, ou
l’équipotentialité de zones corticales étendues, c'est-à-dire le fait surprenant qu’une partie
du cerveau ou d’une zone sensorielle ou motrice est l’équivalent du tout » (51-52).
Toutefois, la comparaison entre l’expérience de Spemann et les expérience de
Lashley, faite par Lashley lui-même et que Ruyer développera, va conduire celui-ci à
généraliser le concept d’équipotentialité que Lashley avait forgé sur le cas cérébral (5354) :
52 « Cette équipotentialité est exactement parallèle à l’équipotentialité
embryonnaire ».63
C’est la thèse du parallélisme des équipotentialités de l’embryon et du système
nerveux. « La “supériorité” du cerveau ou son caractère distinctif, c’est qu’il est un
organe non fini, un réseau toujours ouvert, qui garde ainsi l’équipotentialité, la conscience
active embryonnaire, en l’appliquant à l’organisation du monde. » (79). Avec
l’équipotentialité ainsi généralisée, le chapitre VI atteint le concept correspondant aux
expériences invoquées.
Dans ce parallélisme, cependant, le cerveau est surclassé en équipotentialité par
l’embryon, ne serait-ce que du fait que l’embryon va construire le cerveau.
L’équipotentialité de l’embryon va donc être chez Ruyer le modèle de
l’équipotentialité. D’où l’importance que va prendre la scansion de la vie embryonnaire, à
partir de la présomption que nous avons déjà vue débordée par l’Orthodestinée portant sur
les territoires en jeu dans l’expérience de Spemann (52-53) :
Les deux territoires subissent, à un certain moment, une « détermination » qui
reste quelque temps invisible, mais qui se traduit bientôt par une différenciation
apparente. Présomption, détermination, différenciation, les trois stades doivent être bien
distingués. (52)
C’est la « destinée normale »
Présomption à détermination à différenciation.
L’expérience de Spemann prouve que, avant la détermination, l’hémisphère
animal dans la jeune gastrula de Triton est équipotentiel. Après la détermination,
l’équipotentialité se conserve, mais seulement pour le territoire plus retreint déterminé.
Des expériences, analogues à la première, de découpage et de rotation d’un morceau du
territoire, ne peuvent plus réussir qu’à l’intérieur de ce territoire. Il arrive même que la
détermination ne soit active que pour certains axes et non pas pour d’autres. Si l’on
enlève le bourgeon d’un membre pour le replacer en lui faisant subir une rotation de
180°, en le faisant passer de la partie droite à la partie gauche de l’organisme, ou vice
versa, il peut se développer régulièrement selon sa nouvelle position, mais il arrive aussi
qu’il garde sa direction propre antéro-postérieure, celle-ci étant déterminée avant son
caractère de patte droite ou de patte gauche, ou avant la direction dorsale ventrale.
37
Différence et Répétition, p. 79.
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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Une comparaison s’impose donc ici avec Platon (Rép. X, 614 cd) qui a vu que le
corps animal définit un Haut et un Bas, une Droite et une Gauche, et un Devant et un
Derrière (comme le roi Dagobert) ainsi qu’avec Péguy ordonnnant les états Gazeux,
Liquide et Solide comme Futur, Présent et Passé selon McTaggart38. Ce qui en ressort est
qu’un Animal est comme crucifié sur l’Espace-Temps ou spatio-temporellement transi.
Autrement dit, la Substance animale est spatio-temporelle, avec pour corollaire que la
Substance est événementielle. (Un végétal a seulement un Haut et un Bas, mais a aussi un
Futur, un Présent et un Passé. L’émergence de l’Animal passe donc par une adjonction de
dimensions)39.
C’est ce que nous résumerons comme spatio-temporalité de l’équipotentialité.
Elle inclut la dualité entre l’origine et la place, où la greffe réussie manifeste une
primauté de la place (60).
D’où plus généralement une descente du plus abstrait au plus concret. Chez
Ruyer, c’est ce qu’il faut appeler le Principe d’Etienne Wolff : le « développement
embryonnaire », selon Etienne Wolff, « va toujours de l’abstrait au concret » (59) :
« un bourgeon de membre est déterminé comme patte – comme patte en général –
avant d’être déterminé comme patte droite ou patte gauche ». (53)
Plus précisément :
« La détermination et les premières différenciations, ne peuvent jamais
s’exprimer que par des expressions abstraites : axe de symétrie, axe dorso-ventral en
général, région céphalique, région caudale, somites40 en général, bourgeons de
membres. C’est ainsi que l’instinct sexuel, lui aussi évoqué par des moyens chimiques
(hormones), va, comme l’ont montré les observations psychologiques, de l’abstrait au
concret, d’un stade indifférencié à un stade plus différencié, dans un développement de
même mode que celui qui oriente le changement progressif des bourrelets génitaux
primitifs en organes mâles ou femelles, ou qui transforme en main ou en pied la palette
primitive où les futurs doigts sont d’abord des bourgeons semblables entre eux. (59)
De surcroît, la spatio-temporalité de l’équipotentialité signifie une ouverture du
spatio-temporel aux Thèmes relativement intemporels. Et à partir d’ici le commentaire de
Ruyer sera largement facilité par le distinguo de Nicolaï Hartmann entre le Sosein (l’êtreainsi) et le Dasein (l’être-là). Il permet en particulier de surmonter l’ambiguïté entre deux
passages de l’« abstrait » au « concret », passages que nous symboliserons respectivement
par les flèches ↓ & ( :
Il y a prioritairement le passage des Thèmes à leur actualisation dans l’EspaceTemps :
Sosein : Thèmes
↓
Dasein : Espace-Temps
Puis il y a dans l’Espace-Temps l’application du Principe d’Etienne Wolff où vont
se produire des « déterminations en cascade » (53). Et pour cette Cascade
morphogénétique, un autre symbolisme s’impose :
38
60-61.
Cf. l’item « Evénement » dans J.C. Dumoncel, Deleuze face à face, M’éditer, 2009, pp.
39
Tout cela implique évidemment que l’anisotropie de l’espace-temps, avant de qualifier
« l’espace-temps vécu » est une propriété de l’espace-temps organique et donc substantiel.
40
Les somites ou métamères sont des unités anatomiques telles que des anneaux dans un
annélide comme le ver annelé.
Ruyer – © Jean-Claude Dumoncel
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Abstrait
(
Concret
L’équipotentialité dans le Dasein implique une ouverture au Sosein. C’est ce que
Ruyer indique en stipulant que l’équipotentialité n’est pas une propriété du tissu
embryonnaire ou cérébral, en entendant par « propriété » un simple attribut : « La notion
générale d’équipotentialité désigne le fait que l’aire considérée peut être mise en circuit
avec tel ou tel thème, relativement auquel elle est encore indifférente et que le thème peut
prendre pied indifféremment sur telle ou telle partie, grande ou petite, de l’aire
(embryonnaire ou corticale)» (59). Cela signifie que l’équipotentialité implique une
relation, et même plus précisément une double relation qui, de surcroît, est
métaphysiquement hybride, puisqu’elle a lieu entre le Dasein (où elle s’actualise) et le
Sosein (où sont les Thèmes qu’elle actualise).
On a donc ici la double structure circulaire (le « circuit ») de l’ETIOLOGIE
THEMATIQUE, sur laquelle, dans la séquence Présomption-déterminationdifférenciation, Ruyer a distribué les deux dernières phases :
THEMES psycho-mnémiques
↑
|
évocation
formation
(détermination) (différenciation)
|
↓
Processus physico-chimiques
dans l’espace-temps
Cela signifie que ce qui, pour le biologiste, est « détermination » se révèle en
métaphysique évocation de thème, comme ce qui est « différenciation » se révèle
formation par imposition d’une « forme » platonicienne. « Le territoire équipotentiel…
n’est pas encore ce qu’il deviendra, quand il sera mis en circuit avec tel ou tel thème
mnémique. » (60) : c’est le moment de la seule Présomption.
Ruyer stipule que, dans l’équipotentialité, la potentialité n’est pas l’être en
puissance d’Aristote : « Il s’agit d’une possibilité de mise en circuit avec des
thèmes divers qui ne sont pas dans l’espace-temps » (60), possibilité platonicienne ou
leibnizienne par conséquent.
L’étiologie thématique de l’équipotentialité se distribue sur l’embryon et le
cerveau.
Dans le développement de l’embryon les « facteurs physico-chimiques » ne sont
pas des « organisateurs » (Dalcq) mais n’agissent que « comme déclencheurs ou plutôt
comme évocateurs de thèmes psycho-mnémiques formateurs, appelés par eux à passer
dans le plan de l’espace-temps » (59).
« Si l’on greffe, par exemple […], un bourgeon de membre de Batracien dans une
position anormale, le membre greffé semble attirer à lui les nerfs médullaires qui,
normalement, l’innervent. » (63)
La science des monstres d’Etienne Wolff promeut la tératologie en corroboration
de l’embryologie : « E. Wolff a parfaitement montré que l’embryologie expérimentale
éclairait la plupart des cas de monstruosités naturelles. ». Il écrit : « Les malformations
sont des modifications secondaires d’un plan d’ébauche qui se constitue d’abord suivant
le mode normal. » (61) Ruyer cite les Cyclopes, les « monstres demi-doubles en Y ou en
lambda » Et ils font planer Icare dans le ciel platonicien : « Les monstruosités prouvent à
leur manière l’unité finaliste survolante… » (61)
Au sujet du cerveau, l’équipotentialité fait d’abord converger Ruyer vers la même
conclusion que Bergson quant à la prétendue localisation cérébrale de la mémoire, que
des lésions seraient supposées prouver : « il s’agit plutôt de paralysie que d’amnésie »
(48). Mais en outre il y a (57) « le thématisme caractéristique de l’équipotentialité
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cérébrale ». Ainsi ce qu’« ont montré » selon Ruyer « les expériences d’excitation
électrique du cortex », c’est « que les localisations relativement précises, quand elles sont
possibles, sont des localisations de thèmes de mouvement ou d’action » (51) où (49) « des
thèmes signifiants se transforment en schème d’action ». Cela vaut de l’instinct à
l’intelligence.
Le stimulus de l’instinct « n’est jamais analogue à une clef au contour
rigoureux » : « L’instinct est toujours thématique ». De sorte que l’on « peut toujours
tromper l’animal par des formes approximatives ». Mais la raison en est supérieure :
« L’animal que l’on conditionne généralise spontanément le stimulus utilisé. » (49)
L’instinct a un objet intentionel « créé ou trouvé » dans une activité finaliste :
« un nid, un terrier, une toile, un partenaire sexuel » (49). Dans cette perspective, Ruyer
creuse même dans son ontologie de « petits lacs de non-être » sartriens 41 à l’usage des
bêtes : « L’animal réagit à une absence, de même que le voyageur prend le train parce
qu’il n’est pas là où il veut aller »42 (49).
L’équipotentialité de l’embryon et celle du cerveau se distinguent aussi par leurs
moyens respectifs, avec lesquels, d’ailleurs, on les confond facilement (61-62). Pour le
tissu cérébral, ces moyens sont « l’architecture massive du cerveau » (58) et « les
connexions nerveuses » établies ; pour l’embryon ce sont « les moyens physicochimiques » intervenant « dans l’ontogénèse ».
D’où (62-3) les deux façons de tromper l’instinct : soit par des moyens comme
« la lumière artificielle, pour accélérer la ponte, les appeaux et les leurres pour la chasse
et la pêche, les mannequins pour l’insémination artificielle », soit « par des modifications
humorales » pour transformer « des coqs génétiques en poules par la folliculine ou des
cobayes génétiquement femelles en cobayes mâles par injection de testostérone ».
Dans cette fourchette d’artifices « la régulation hormonale » (62) « prolonge
l’action des organisateurs embryonnaires »
Comparativement à sa théorie de l’équipotentialité, Ruyer passe ensuite en revue
cinq autres prétendues explications des même faits, qui selon lui « ne valent rien » (64) :
a) Explications quantitatives
Il y a bien une « “équipotentialité” banale » : « on peut vivre avec un seul
poumon, un seul rein, et même avec un fragment de poumon, qui est donc, en ce sens,
équivalent du tout ». Mais le cas d’un seul hémisphère cérébral est entièrement différent :
« Un demi-morceau de sucre est encore “du sucre”… Mais une demi-automobile n’est
plus du tout “de l’automobile”. L’étonnant est, précisément, qu’une demi-gastrula de
Triton ou d’Oursin soit parfois non seulement “de l’oursin” ou “du triton” mais un Triton
ou un Oursin entiers » (65). Il y a donc ici category mistake.
b) Explications psychologiques ou physiologiques globales : par un facteur comme
vigilance ou seuil d’excitabilité. Selon Ruyer « elles sont semblables en fait aux
explications quantitatives » et inapplicables à l’embryon.
c) Explications gestaltistes pures
Si je coupe en deux un aimant, ou une bulle de savon, j’obtiens encore un aimant
ou une bulle de savon. Cependant « La forme-Gestalt qui se conserve résulte, selon le
principe de moindre action, d’un équilibre dynamique s’opérant de proche en proche et
aboutissant à des structures très simples, homogènes et symétriques au maximum. ». Or le
principe de moindre action est une application du principe d’optimalisation considéré
comme finaliste par Leibniz. Nous retrouvons donc ici la surenchère de Ruyer dans son
néo-finalisme. Selon Ruyer la finalité automatique de Leibniz est peu, comparée
aux émigrations que doivent accomplir des cellules pour parvenir « à la bonne place ».
41
Sartre, L’Être et le Néant, NRF, p. 54.
Evidemment contre la thèse de Sartre soutenant que « l’homme est l’être par qui le néant
vient au monde » (L’Être et le Néant, p. 59).
42
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d) Explications connexionistes pures. Elles sont réfutées a fortiori par les
objections contre le point c ci-dessus.
e) Explications par Gestalt et connexions
Selon Lewin « quand un animal s’approche d’une proie attirante, ou fuit un
danger, les effecteurs nerveux qui entrent en jeu peuvent être très variés, mais ils sont
commandés par une situation dynamique simple : par l’augmentation ou la diminution de
tension résultant de l’approche, ou de l’éloignement du danger ou du but » (68). Le
modèle du feed back avec son « processus circulaire » paraît explicatif ici. A quoi Ruyer
objecte :
« L’animal qui fuit ou approche ne ressemble en rien à un corps obéissant à une
différence de potentiel dans un champ » (69).
« Dans un détour, la partie du trajet qui éloigne l’animal du but doit inverser le
“processus circulaire” » : « Il faut que le sens (finaliste) du trajet lutte contre la tendance
dynamique directe à aller dans le sens (vectoriel) du but ». Dans un parallélogramme de
forces, le vecteur résultant absorbe les forces hue et dia ; dans une délibération les sens
opposés sont coprésents, même après la décision (70).
A toutes ces explications insuffisantes de l’équipotentialité, Ruyer oppose la
sienne, qui est une explication métaphysique par « une sorte d’auto-survol de la
structure » :
63 « Autosurvol qui est, nous le verrons, une autre façon de désigner et de définir
l’équipotentialité ».
La construction industrielle de la machine à vapeur repose sur la conscience
humaine, domaine d’auto-survol dont la manifestation objective est l’équipotentialité
du cortex, laquelle continue l’équipotentialité embryonnaire. Les liaisons mécaniques
« de proche en proche » de la machine reposent finalement sur l’auto-liaison primaire de
l’embryon (63).
Après le vol d’Icare, voici donc un auto-survol de Dédale.
Le concept d’auto-survol est accompagné par celui d’auto-liaison43.
43
L’opposition entre liaisons mécaniques et auto-liaison primaire y était préparée par celle
entre liaisons anatomiques et liaisons physiologiques, du fait que ces dernières « peuvent être
établies ou rompues avec de faibles dépenses d’énergie » (55).
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Ch. VII. LE CONCEPT D’EQUIPOTENTIALITE
Signification de l’équipotentialité
Chérubin devient rapidement plus savant. Proust, à partir de l’impression vague et
athmosphérique induite par le goût de la madeleine, reconstruit l’édifice immense de ses
souvenirs ; le tissu ectodermique, touché par la vésicule optique, construit rapidement, à
partir d’un simple épaississement de l’épiblaste céphalique, un cristallin et une cornée.44
Ces quelques lignes suffisent à faire de ce bref chapitre non seulement un des
chapitres principaux du livre mais un sommet de spéculation métaphysique. S’y trouvent
en effet subsumés sous une même loi : la formation de l’œil par la Nature, l’éducation
sentimentale de Cherubino dans une vie humaine, et non seulement la création littéraire
dans la Culture, mais plus précisément cette parturition à la fois laborieuse (précédée de
cette sorte de fausse couche qu’est Jean Santeuil) et infatigablement heureuse qu’est
l’écriture dont le produit est A la Recherche du Temps perdu, non seulement un roman
génial de plus après le siècle du roman, mais un roman comme on n’en avait encore
jamais vu, un paradigme d’émergence, un monstre d’originalité.
Afin d’embrasser une telle variété, il faut évidemment que la loi en question
possède une signification à la mesure de son extension. Cependant, les trois cas qu’elle
subsume sont tous les trois des processus. A ce titre, dans l’opposition Sosein/Dasein de
Nicolaï Hartmann, ils sont, à première vue tout au moins, confinés au Dasein. Mais
tacitement il en va autrement. Car dès les premières lignes du chapitre, Ruyer a spécifié
que « tout tissu vivant est ‘en rapport’», en tant qu’il est équipotentiel, avec « le domaine
des sens trans-spatio-temporels »
Et, à la mesure de la loi qui subsume les devenirs les plus variés, le rapport
Sosein/Dasein va se trouver caractérisé par un trait qui n’admet la comparaison qu’avec la
Participation platonicienne et l’ingression whiteheadienne45 :
Selon Ruyer l’embryon, « comme le cerveau, est en rapport avec un domaine de
mémoire et de thèmes signifiants qui s’emparent de lui et dominent les transformations
structurales visibles ». Autrement dit, nous avons une sorte de Procession verticale où
Les Thèmes
⏐
s’emparent
↓
de l’embryon
Dans le sublunaire, embryon et cerveau sont comme la métaphore l’un de l’autre :
« Le cerveau est un embryon qui n’a pas fin sa croissance. L’embryon est un cerveau, qui
commence à s’organiser lui-même avant d’organiser le monde extérieur ».
Cependant cette symétrie apparente risque de cacher la double dissymétrie qui
distingue embryon et cerveau.
D’abord c’est l’embryon qui, produisant le tout de l’organisme, y produit
éminemment le cerveau. Donc il y a une priorité de l’embryon, non seulement
chronologique mais aussi étiologique. L’embryon a le privilège de l’équipotentialité
originaire et donc entière.
Inversement, l’embryon est fait pour perdre son équipotentialité dans les
différentiations aboutissant à l’organisme. « L’équipotentialité embryonnaire primitive
disparaît ainsi progressivement » alors que le cerveau est fait pour maintenir et même
développer sa forme d’équipotentialité : « ses différenciations sont réversibles » et il peut
44
Néofinalisme, 1952, p. 77.
Les deux sont dans le rapport d’une relation et de sa converse : un corps participe d’une
Idée chez Platon là ou un « objet éternel » ingresse une « entité actuelle » chez Whitehead.
45
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être mis « en circuit » à l’âge adulte « avec des thèmes mnémiques ou des sens
originaux ». « Des système thématiques toujours nouveaux » peuvent s’emparer de lui
alors que l’embryon est là seulement pour que s’incarnent sur lui le Genre et l’Espèce.
Conscience, intelligence, invention, mémoire, finalité active sont liées à la forme
organique en général. La « supériorité » du cerveau ou son caractère distinctif, c’est qu’il
est un organe non fini, un réseau toujours ouvert, qui garde ainsi l’équipotentialité, la
conscience active embryonnaire, en l’appliquant à l’organisation du monde.
Un vocabulaire vient consacrer la récession de l’équipotentialité caractéristique de
l’embryon : « le thème des organes, en se précisant, cesse d’être un thème pour devenir
une structure ». Cette dissociation thème/structure est en conflit avec le structuralisme où
Ruyer finira par s’inscrire en 1963 dans son autobiographie intellectuelle46.
On voit que « la signification de l’équipotentialité », dans ce chapitre, est surtout
traitée en extension : sur l’embryon et le cerveau, ainsi que dans leur comparaison.
Le chapitre se termine par une évocation du « panpsychisme », que Ruyer classe
parmi les « demi-vérités ». C’est seulement l’annonce du chapitre VIII qui suit, où ce
jugement trouvera son explication.
46
« Raymond Ruyer par lui-même » in G. Deledalle & D. Huisman (dir.), Les philosophes
français d’aujourd’hui par eux-mêmes, CDU, 1963 ; réédité dans Les Etudes Philosophiques,
2007/1 (n° 80) et en ligne.
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