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darwinienne qu'elle échoue à vraiment expliquer, puisqu'elle ne rend compte
que d'une face purement négative du problème d'ensemble. Elle n'aborde pas
la question de la génialité dans l'invention des formes, mais celle de
l'élimination des mésadaptés. Ruyer reprendra et transposera cet argument,
mais curieusement en s'adonnant à la prospective. Nul na jamais trouvé cette
réponse, d'où la quête d'une « troisième voie » à l'écart tant du mécanisme
que de l'ancien vitalisme : résonance morphique (Sheldrake), ribosomes
interpréteurs d'un code (Barbieri), plus généralement recours à une
sémiotique telle que celle dont nous usons mais qui se trouverait déjà dans la
nature (Hoffmeyer) ou encore exploration de la physique des champs
éventuellement inscripteurs de forme par principe de moindre action et
d'ordre spontané (Solé et Goodwin) 6.
La question de la cybernétique et de l'information
Énonçons quelques conditions et présupposés qui devraient aider à
comprendre ce qui va suivre. D'abord, il faut apparemment voir dans
l'introduction de la cybernétique une réponse à un âge d'automatisation, celui
de la troisième révolution industrielle, avec son économie des services et des
savoirs et ses technologies de l'information et de la communication (L. Floridi
verrait même dans ces dernières une quatrième révolution industrielle mais le
concept qu'il en propose reste encore quelque peu vague). On y trouverait la
détection d'un risque nouveau avec d'une part la spécialisation croissante des
savoirs, mais d'autre part et surtout la déconsidération des méta-récits,
fussent-ils celui du christianisme ou encore celui des savants depuis Laplace-
Kant et l'hypothèse de la nébuleuse solaire. Toutes sortes de choses se sont
écrites sur Wiener, mais nous croyons pour notre part que ce qui, à l'origine,
motiva chez lui l'idée de cette nouvelle science — présentée dès l'abord
comme une approche transdisciplinaire —, ce ne saurait être seulement
l'homologie de fonctionnement animal-machine, comme si l'on allait enfin
régler le problème de l'évolution ou celui de la vie 7. Il y eut, semble-t-il, plus
profondément chez qui possédait une culture classique, ce problème encore
plus angoissant qui était déjà celui de Platon, que l'on verrait tout autant chez
Valéry que chez Xenakis, d'une cité (polis) bien organisée, du réglage sur terre
de l'idéal de vie du pluriel, l'organisant de manière à ce qu'il ne s'auto-
détruise pas. Tout tournera autour de la détermination et de la signification
des frontières non seulement disciplinaires, ce serait assez trivial, mais des
contours morphologiques des entités vivantes.
Ruyer, qu'encore une fois nous pourrions considérer comme occupé
entièrement par la philosophie de l'embryogenèse, va considérer que
l'élément inaccessible aux explications de la cybernétique est plus vite atteint
dans le cas de l'information que dans celui de la vie en général 8. Il va donc
consacrer beaucoup d'efforts à l'élaboration d'une philosophie de
l'automation, de l'intelligence articifielle et de ce qu'il nommera volontiers
l'« origine » de l'information. Comme il le dira lui-même, sa philosophie sera