Jacques DIAMENT Je m’en rappelle comme si… JE M’EN RAPPELLE COMME SI… Du même auteur aux Éditions L’Harmattan : Les « Cafés de Philosophie » Une forme inédite de socialisation par la philosophie Fluide Glacial, Gotlib… et moi © L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-00563-8 EAN : 9782336005638 Jacques DIAMENT JE M’EN RAPPELLE COMME SI… Oui, je sais, on ne doit pas dire "je m'en rappelle", mais "je me le rappelle". Ou alors "je m'en souviens". Mais à l'école maternelle et dans les rues du quartier populaire de la Goutte d'Or à Paris, où je suis né et où j'ai appris le français, on ne disait pas "je ne m'en souviens plus" mais "m'en rappelle pus". Pour la plupart, nous étions enfants de travailleurs immigrés, polonais, roumains, arméniens, italiens, espagnols et nos parents ne pratiquaient pas, ou très mal, le français. Le parler de la rue était donc notre langue. Et depuis j'ai difficilement pu me résoudre à dire "je m'en souviens". J'ai le sentiment que cela me ferait dans la bouche, comme un bonbon trop sucré. Je ne peux donc, pour cette faute délibérée, que solliciter l'indulgence des puristes de la langue. Donc : Je m'en rappelle comme si… INTRODUCTION …comme si c'était hier. Même si cela date de plus d'un demi-siècle. De toute façon cela ne change rien à la vivacité des scènes que me rediffuse ma mémoire. Les couleurs en sont peut-être un peu délavées et le son légèrement étouffé, mais l'animation me paraît toujours excellente et je ne remarque jamais de différences entre la dernière diffusion et les précédentes. J'ai beau m'être repassé le même souvenir de très nombreuses fois au cours de mon existence, ce sont bien, en apparence, toujours les mêmes images qui me reviennent à l'esprit. Par contre, je ne me risquerais pas à garantir la fidélité de reproduction de ces scènes, par rapport à ce qui a pu se passer en réalité. Je pense que, s'il y a eu une erreur, c'est dès l'enregistrement du départ qu'elle s'est produite; peutêtre parce que j'ai mal vu, ou mal entendu, ou parce que je n'étais pas parfaitement synchronisé avec la réalité de ce moment-là. Quoi qu'il en soit, un souvenir, même éventuellement faux, m'apparaît plus vivant que la réalité, car celle-ci n'a qu'une existence fugace. Chaque instant ne passe qu'une seule fois, très vite; alors que le souvenir de cet instant, on peut le visionner autant de fois qu'on le désire, on peut le déguster à loisir, se le faire rouler dans la tête, revenir en 9 arrière, s'attarder sur un détail, l'encadrer comme on veut. La réalité nous échappe, tandis que le souvenir, lui, nous appartient. On peut considérer que le souvenir est un passé toujours présent, alors que la réalité n'est qu'un présent déjà passé. Ces souvenirs nous permettent de voyager tout à notre aise dans le temps. Même nos souvenirs d'enfance, bien que difficiles à dater avec précision, s'imposent à nous avec autant de fraîcheur que ceux de l'an dernier. D'après les spécialistes, la mémoire des enfants ne conserverait que des suites de scènes particulières, sans liens continus entre elles. Ce n'est que vers l'âge de dix à douze ans environ, avec de grandes différences selon les enfants, que cette mémoire commencerait à s'inscrire dans la durée. Je pense, en me fiant à mon expérience personnelle, que les spécialistes sont dans le vrai, car mes souvenirs les plus anciens ne sont que de simples flashes, parfois ultra brefs et difficiles à situer dans le temps sans un effort de reconstitution par des repères historiques extérieurs, reconstitutions qui risquent de modifier le « vécu » de ces souvenirs. Les souvenirs de ce "passé toujours présent" qui me paraissent les plus intéressants, sont ceux qui me reviennent spontanément à l'esprit en de nombreuses occasions, sans que j'aie besoin de les convoquer. Je suis d'ailleurs intrigué par les raisons de leur surgissement. S'ils peuvent parfois présenter un rapport, même indirect, avec la conversation ou la réflexion en cours, ce n'est pas forcément le cas et ils arrivent souvent à l'improviste, sans qu'on puisse trouver à leur apparition une justification convaincante. 10 Et pourquoi ceux-là, toujours les mêmes, et pas d'autres ? L'évocation de mes souvenirs personnels entrant dans cette catégorie, permettra peut-être de proposer une réponse à cette dernière question. Pour les évoquer, ces souvenirs récurrents seront signalés "en italiques" afin de bien faire la distinction entre, d'une part, ces scènes "vécues" dont les images et les sons m'accompagnent, apparemment sans modifications, depuis tant d'années et, d'autre part, les situations dans lesquelles ils se sont inscrits à l'époque. Et qui est ce bébé sur la couverture ? A question simple, réponse simple : moi. Cette question et cette réponse sont effectivement simples mais cependant inexactes. La question exacte devrait être : - Qui a été ce bébé ? Et la réponse exacte serait : - Moi, j'ai été ce bébé. Mais je ne le suis plus. Ce bébé a grandi, est devenu un petit garçon, puis un grand garçon, un jeune homme, un père de famille, un grand-père, un retraité… Et ce n'est pas encore fini. On ne peut pas parler de ce bébé au présent. Il n'existe plus. Depuis longtemps. Et je ne me sens aucun point commun avec lui. Pour moi, c'est un inconnu envers qui je n'éprouve aucune sorte de sentiment. Même la pure indifférence ne m'est pas permise non plus car il ne s'agit tout de même pas de n'importe quel bébé. 11 Ce bébé n'existe plus que comme une représentation sur papier. Et si je peux dire que j'ai été ce bébé, c'est uniquement sur la foi de ce que m'a dit ma mère en me montrant cette photo quand j'étais petit. A l'époque, elle m'avait même précisé que j'étais alors âgé de six mois et que j'avais fait pipi sur la couche où l'on m'avait posé. Le sentiment d'être étranger à ce témoignage du passé, je le ressens aussi bien devant tous les autres documents datés, photos, lettres, enregistrements sonores ou vidéos, même plus récents. Ils portent terriblement leur âge. Ils sont aussi inexorablement passés que le passé lui-même. Alors que dans ma tête, les souvenirs correspondant à ces traces ne vieillissent absolument pas. Ils restent aussi frais que si j'étais à nouveau en train de les vivre. J'aurais tendance à dire que, si l'on veut garder son passé bien vivant dans sa mémoire, il vaut mieux éviter les photos, films, enregistrements et tous autres objetssouvenirs. En fixant ce passé sous une forme matérielle, ils risquent de venir parasiter les scènes intérieures qui nous accompagnent si bien tout au long de notre existence. Curieusement, le fait de raconter oralement ces épisodes vécus, comme je l'ai souvent fait, ne nuit pas du tout à leur conservation, bien au contraire. Leur vitalité en est encore renforcée dans notre esprit. Convaincu de la richesse infinie de nos souvenirs, je me permettrai le conseil suivant : Pour profiter pleinement de votre vie, racontez-la. 12 Quelques repères pour mieux situer ces souvenirs - 1936 : Naissance à Paris. - à 15 ans, BEPC en poche (aujourd'hui Brevet des Collèges), apprenti puis ouvrier. - 20 ans, service militaire (30 mois, guerre d'Algérie). - 23 ans, employé de bureau aux Nouvelles Galeries - 26 ans, stage de Direction dans la même société. - de 26 à 35 ans, adjoint de Direction de Grands Magasins dans trois succursales différentes en province. - à 35 ans, démissionné par mon employeur (politique de remplacement par des jeunes diplômés payés moins cher). - 1971-1975 : responsable des boutiques tabac-cadeauxsouvenirs de la nouvelle aérogare d'Orly-Ouest. - 1972 : parallèlement à mon activité à Orly-Ouest, ouverture pionnière à Paris du premier magasin de produits diététiques et alimentation bio en libre service. - 1975 : création, avec Gotlib, de FLUIDE GLACIAL, magazine d'Umour et Bandessinées. - 1975-1995 : Directeur de FLUIDE GLACIAL jusqu'à ma retraite. - 1992 : Participation au développement et animation des "Cafés-philo" à Paris, jusqu'à ce jour. - 1996 : départ en retraite comme journaliste honoraire. - 2000 : Maîtrise de sociologie à l'EHESS. Publications aux Éditions de L'Harmattan : - 2001 : Les Cafés de Philosophie, une forme inédite de socialisation par la philosophie, Étude sociologique. - 2010 : Fluide Glacial, Gotlib... et moi. Histoire de la création et des vingt premières années d'existence du journal. 13 SOUVENIRS D'ENFANCE Essayant de classer mes souvenirs d'enfance selon un semblant d'ordre chronologique, je les ai divisés en trois parties : I – Avant la guerre, mes souvenirs jusqu'à environ 4 ans. II – Pendant la guerre, de 4 à 8 ans. III – Après la guerre, de 8 à 13 ans. Pour les générations du XXIe siècle, je précise qu'il s'agit de la 2e Guerre mondiale, datée officiellement de 1939 (entrée en guerre) à 1945 (capitulation de l'Allemagne nazie). Mais pour moi, cette guerre a commencé en 1940, début de l'occupation allemande, et s'est terminée en août 1944 à la libération de Paris. I – AVANT LA GUERRE 1 - LE BERCEAU Je suis couché sur le dos et je ressens une vague impression d'instabilité. Dans une lumière faible et, peutêtre, vacillante, je vois une tête se pencher sur moi, un visage encadré de cheveux blancs, plaqués. 15 C'est tout ce que je revois de cette scène qui ne dure, me semble-t-il, qu'une fraction de seconde. Je crois bien que ce souvenir est le plus ancien que je possède. En effet, pour le situer et le comprendre, je ne dispose que d'une phrase de ma mère me disant qu'après ma naissance à Paris, elle était allée avec mon père dans le petit village de Pologne dont ils étaient originaires et où ils s'étaient connus, me présenter à leurs parents. C'est tout ce que je sais. Mais j'ai toujours pensé, puisque cette scène s'est fréquemment représentée à mon esprit, que la couche instable sur laquelle j'étais étendu ne pouvait être qu'un berceau. Et un berceau suspendu, parce que s'il avait été à bascule j'aurais peut-être vu quelque chose se déplacer au-dessus de moi, ce qui n'était pas le cas. J'ai aussi pensé que la lumière faible et, peut-être, vacillante était celle d'une bougie ou d'une lampe à pétrole car il n'y avait certainement pas l'électricité avant la guerre dans ce petit village polonais. Quant au visage aperçu, n'ayant aucune personne âgée dans notre environnement à Paris, ce ne pouvait être que celui d'une de mes grands-mères polonaises dont les cheveux étaient vraisemblablement tirés en arrière par un chignon. Mais ce qui m'intrigue le plus est l'âge que je pouvais bien avoir au moment de ce que je pense être mon premier souvenir. Je suis né en janvier 1936 et mes parents n'ont pu m'emmener en Pologne qu'avant la déclaration de guerre de 1939. J'avais donc tout au plus deux ans et demi si c'était durant l'été 1938 (je suppose qu'on attend l'été pour aller en Pologne) et cela me paraît déjà très tôt pour garder un souvenir. Mes parents auraient-ils attendu deux ans pour me présenter à leurs familles respectives ? Cela ne peut pas être exclu si l'on suppose qu'ils ont dû attendre d'avoir écono16 misé l'argent nécessaire pour payer le chemin de fer. Ils n'étaient que des ouvriers immigrés et c'est justement pour trouver du travail et pouvoir envoyer de l'argent à leurs familles qu'ils étaient venus à Paris - ma mère d'abord, puis rejointe par mon père - où ils s'étaient mariés. Mais, s'ils n'ont pas attendu deux ans, est-il pensable que j'aie gardé un souvenir de l'été 1937 alors que je n'avais qu'un an et demi ? Cela paraît encore moins possible. Et pourtant, sans pouvoir évidemment me mettre dans la peau d'un bébé, j'éprouve, à l'évocation de cette courte scène, le sentiment de ne pas être capable de me redresser dans ce berceau ni même de soulever la tête, comme pourrait le faire un enfant de deux ans et demi qui marche déjà certainement depuis plus d'un an. De plus, si c'était un berceau, je ne crois pas qu'on y couche encore un enfant de deux ans et demi. Cette question de date restera à jamais sans réponse. 2 - LES AMYGDALES Je hurle et me débats. La religieuse, directrice du dispensaire parisien, assise, me tient fermement sur elle et immobilise entre ses genoux, mes jambes qui s'agitent désespérément. Je vois se rapprocher une grosse bonbonne de verre emplie d'un liquide jaune plein de bulles. La bonbonne emplit tout mon champ visuel et mes hurlements, amplifiés, résonnent à mes oreilles. Je vois un outil s'approcher de ma bouche et… je ne suis plus là… Je me réveille dans un petit lit à barreaux et entends des pleurs autour de moi dans cette pièce où je suis entouré d'autres petits lits semblables au mien. Je crois que je pleure aussi. 17 On vient de m'enlever les amygdales. Ma mère m'a raconté que, à la suite de cette opération, j'ai refusé de prononcer le moindre mot et qu'il a fallu me réapprendre à parler. Quel âge avais-je donc ? Mais, par ailleurs, ma mère s'était demandé, à l'époque, s'il n'y avait pas eu de ma part un peu de comédie. En effet, pour atténuer la douleur et hâter la cicatrisation, on lui avait dit de me faire manger de la glace. Et j'en ai demandé vraiment beaucoup. 3 - LE PORT-SALUT Je viens de manger du port-salut et me plains d'un fort mal de ventre. Ma mère apporte mon petit pot dans l'atelier de mon père* où je me trouve et elle m'assoit dessus, puis retourne dans la cuisine. Soudain je bascule en arrière et perds connaissance… ...Je rouvre les yeux et vois mon père accroupi, penché sur moi et me soutenant la tête, qui tente, avec le manche d'une cuillère, de me desserrer les dents. Et dans son effort pour me faire ouvrir la bouche, sans s'en rendre compte, il ouvre lui-même largement la sienne. C'est essentiellement cette vision de la bouche béante de mon père qui m'a le plus frappé. Mon souvenir s'arrête d'ailleurs là. Ici je me pose à nouveau la question de l'âge que j'avais. Jusqu'à quel âge met-on un enfant sur le pot au milieu d'une pièce ? Deux ans ? Plus, si l'on prend en compte le fait que les toilettes sont sur le palier, à la turque * Mon père, aidé par ma mère, était ouvrier à domicile, tailleur sur mesure pour hommes, le terme exact étant "apiéceur" car payé à la pièce par son patron. Le mot est toujours dans le dictionnaire, mais j'ignore si ce statut professionnel existe encore. 18 et sans lumière ? En tout cas, le souvenir de ce pot m'est resté. Quoi qu'il en soit, il m'a fallu attendre plus de vingt ans, moi qui adore le fromage, pour me risquer de nouveau à manger du port-salut. 4 – LA RÉVÉLATION Je marche dans la rue en tenant ma mère par la main. Et je ne dois pas être bien grand parce que mon bras est levé très haut. A un moment j'aperçois, sur le trottoir à notre droite, un arbre dont l'écorce et le bois sont complètement arrachés, probablement par un camion qui est venu percuter l'arbre. Des aiguilles de bois clair se dressent dans toutes les directions Et là une révélation explose dans ma tête : les arbres sont en bois ! Autrement dit, le bois vient des arbres ! Le seul bois que je connaissais jusqu'ici était celui de mon jeu de construction et également celui des ligots, petits fagots constitués de bûchettes attachées par un fil de fer, qui servaient à allumer le feu dans le poêle. Et je ne m'étais jamais demandé d'où provenait cette matière. Je suppose, par ailleurs, que les objets peints ne m'apparaissaient pas comme étant en bois. Je venais de faire une découverte essentielle. Je pense que je n'allais pas encore à l'école maternelle – j'avais donc à peine trois ans - sinon j'aurais connu le bois des pupitres, des règles, des crayons… C'est une découverte de la même importance que j'ai faite quelques années plus tard, lorsque j'ai appris à l'école, vers six ou sept ans peut-être, que c'étaient les muscles qui faisaient bouger le squelette. Cela m'a bien rassuré en me confirmant que les squelettes ne pouvaient pas bouger 19