
M
ARIE
-A
NGE
J
ULIA
renouvellement lexical, et cela d’autant plus qu’il concerne des lexèmes centraux du
lexique. C’est le cas du verbe “manger”
1
. Le procès en lui-même, par son caractère
quotidien et commun, concourt à favoriser le supplétisme. C’est ainsi que
, le
vieux lexème indo-européen,
a été remplacé par
, d’où le supplétisme
du français
manger
2
. L’évolution est, en fait, pluridimensionnelle et graduelle, et ne
peut être saisie que par l’analyse de toutes les variantes du latin, et notamment ses
variantes parlées. Il existe parfois de multiples variations, à certaines périodes, que
la langue va ou non grammaticaliser
3
. Le supplétisme est un fait de langue et de
parole qui traverse les niveaux. De fait, une variation diastratique peut cons-
tituer la phase préliminaire à un supplétisme: un lexème de bas niveau de langue est
remonté, jusqu’à la langue des gens cultivés. Il existe aussi des variations
diaphasiques
et des variations diatopiques
qui peuvent être grammatica-
lisées. A partir du moment où toute différence de niveau de langue est effacée, où il
y a une équivalence totale entre les deux formes, la variante est grammaticalisée et
le supplétisme est acquis. Le critère de vérification le plus sûr de l’évolution du
supplétisme sera la collocation ou la co-occurrence
4
car il vérifie le recouvrement
syntaxique total des variantes par extension ou inclusion de la syntaxe du verbe
usuel.
1. Analyse morphologique et sémantique
1.1.
Irrégularités et faiblesses morphologiques de
ēsse
Le point commun entre tous les types de supplétisme est une défectivité, initiale
ou historique, qu’il est nécessaire de combler. La défectivité est d’ordre morpholo-
gique ou elle est due à une insuffisance phonétique (phonologique): si un morphème
ne comporte plus d’oppositions phonétiques pertinentes ou n’est plus clairement
perçu à l’oreille sur le plan du signifiant, on choisit un autre morphème
5
. En outre,
les verbes qui reposent sur de vieilles racines indo-européennes sont ceux qui ont le
moins de vitalité dans la langue, surtout
6
,
exactement comme son correspondant
——————————
1
Pour une présentation du remplacement de par comedere, puis en latin archaïque et en latin
tardif, Vendryes (1940) et cf. Väänänen (1967: 21)
2
Des langues romanes ont conservé , comme le français manger, l’italien mangiare, le catalan man-
jar, le roumain mâncar.
La péninsule ibérique a gardé le type comedere, à l’infinitif normalisé: l’espagnol et le
portugais ont comer. Des peuples indo-européens qui avaient migré plus tôt ont conservé le terme hérité de l’indo-
européen, : l’anglais to eat et l’allemand essen
.
3
Les variations ne sont pas la “sélection des meilleurs”, mais, comme le souligne Jacquesson (1998: 81), “une
sélection de formes, sur un potentiel variable, en fonction des contextes (…)”. La thèse de l’auteur nous permet ainsi
de justifier le petit nombre de variations diastratiques qui passent en langue: bien que la variation soit toujours
présente dans une langue, elle demeure “limitée à une micro-société, sans se développer, sauf à trouver des condi-
tions favorables”.
4
La co-occurrence par coordination nous intéressera plus particulièrement parce que la relation parasynonymique
des deux termes “est encore plus marquée quand les deux vocables se trouvent coordonnés par une conjonction
copulative d’addition”, ainsi que le démontre Thomas (2001: 884).
5
L’insuffisance peut aussi être d’ordre sémantique: un lexème supplétif vient remplir, par exemple, une fonction
dénotative ou sémantico-référentielle rendue vacante par la particularité de sens qui est venue affecter ce mot dans
la langue.
6
repose sur une racine indo-européenne *h
1
ed- ‘(mordre →) manger’ très bien attestée (cf. LIV, s.u.). Le
hittite présente un pseudo-supplétisme personnel entre des formes radicales athématiques (à la première personne du
sg. edmi, à la première personne du pl. eduuani et à la troisième personne du pl. adanzi) et des formes dérivées en *-
s
e
/
o
- (à la deuxième personne du sg. , à la troisième personne du sg. ezzazzi et à la deuxième personne du pl.