Christian Lehmann & Concepción Cabrillana (edd.),
Acta XIV Colloquii Internationalis Linguisticae Latinae
,
Madrid, Ediciones Clásicas, 2013.
GENESE D’UN SUPPLETISME: VARIATIONS DIASTRATIQUES,
DIAPHASIQUES ET DIATOPIQUES DANS LE PROCES
DE ‘MANGER’, DU LATIN JUSQU’AUX LANGUES ROMANES
M
ARIE
-A
NGE
J
ULIA
Lycée Henri IV & Centre Alfred Ernout
marieange.juli[email protected]
Résumé
Cette étude s’intéresse à la genèse du supplétisme de  ‘manger’ remplacé par  dans
certaines langues romanes, le plus souvent posé en dehors de toute considération réellement diachroni-
que et textuelle. Il faut se demander dans quelles conditions signifie en latin simplement
‘manger’ et fonctionne syntaxiquement et lexicalement comme fr. manger. Il apparaît en fait que le
supplétisme s’est installé au terme d’un très long processus pluridimensionnel et graduel. Nous nous
interrogerons d’abord sur les raisons du supplétisme au-delà de toute considération morphologique,
le procès en lui-même, par son caractère quotidien et commun, concourt à favoriser ce phénomène,
avant de présenter plusieurs lexèmes qui ont parfois été employés dès le latin archaïque au sens de
‘manger’: , , , , mandere, . Enfin, en suivant l’évolution du
supplétisme tout au long de la latinité, nous définirons quatre phases, qui tiennent compte des varia-
tions diaphasiques, diastratiques et diatopiques du latin et des futurs supplétismes des langues romanes.
Mots clés: Supplétisme verbal, “manger”, variations: grado desiderativo, modificación aspectual,
evolución semasiológica
GENESIS OF A SUPPLETION: DIASTRATIC, DIAPHASIC AND DIATOPIC VARIATIONS
IN THE ACT OF “EATING”, FROM LATIN TO ROMAN LANGUAGES
Abstract
The current study focuses on the genesis and the historical development of suppletion in Latin verb
 ‘to eat’ replaced by in some Romance languages, that usually is set up without any
actual diachronic and textual consideration. We have to wonder about conditions in which 
simply means in Latin ‘to eat’ and syntactically and lexically functions as Fr. manger. It appears that
the suppletion settled at the end of a very long gradual and multidimensional process. First we will
examine the reasons for the suppletion beyond any morphological consideration, the meaning itself
helps to promote this phenomenon with its daily and common feature before presenting a number of
verbs which sometimes from Old Latin were used to mean ‘to eat’: sse, , , ,
mandere, . Finally, following the evolution of suppletion throughout the Latin world, we will
define four phases taking into account diaphasic, diastratic and diatopic variations from Latin para-
digms to the future suppletions in the Roman languages.
Keywords: Verbal suppletion, “to eat”, variations
Le supplétisme est, comme l’a défini Osthoff (1899: 4), qui est aussi l’auteur de
ce néologisme, le recours à des éléments hétérogènes pour constituer la flexion d’un
seul lexème. Nous tâcherons d’étudier et de comprendre la genèse de l’évolution
d’un supplétisme, tout particulièrement en latin: la langue latine permet de saisir le
phénomène dans son ampleur historique et sociale, sur plusieurs siècles, parfois
jusqu’aux résultats des langues romanes. Le supplétisme joue un rôle majeur dans le
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renouvellement lexical, et cela d’autant plus qu’il concerne des lexèmes centraux du
lexique. C’est le cas du verbe “manger”
1
. Le procès en lui-même, par son caractère
quotidien et commun, concourt à favoriser le supplétisme. C’est ainsi que
   
, le
vieux lexème indo-européen,
a été remplacé par
        
, d’où le supplétisme
du français
manger
2
. L’évolution est, en fait, pluridimensionnelle et graduelle, et ne
peut être saisie que par l’analyse de toutes les variantes du latin, et notamment ses
variantes parlées. Il existe parfois de multiples variations, à certaines périodes, que
la langue va ou non grammaticaliser
3
. Le supplétisme est un fait de langue et de
parole qui traverse les niveaux. De fait, une variation diastratique peut cons-
tituer la phase préliminaire à un supplétisme: un lexème de bas niveau de langue est
remonté, jusqu’à la langue des gens cultivés. Il existe aussi des variations
diaphasiques
et des variations diatopiques
qui peuvent être grammatica-
lisées. A partir du moment toute différence de niveau de langue est effacée, où il
y a une équivalence totale entre les deux formes, la variante est grammaticalisée et
le supplétisme est acquis. Le critère de vérification le plus sûr de l’évolution du
supplétisme sera la collocation ou la co-occurrence
4
car il vérifie le recouvrement
syntaxique total des variantes par extension ou inclusion de la syntaxe du verbe
usuel.
1. Analyse morphologique et sémantique
1.1.
Irrégularités et faiblesses morphologiques de
ēsse
Le point commun entre tous les types de supplétisme est une défectivité, initiale
ou historique, qu’il est nécessaire de combler. La défectivité est d’ordre morpholo-
gique ou elle est due à une insuffisance phonétique (phonologique): si un morphème
ne comporte plus d’oppositions phonétiques pertinentes ou n’est plus clairement
perçu à l’oreille sur le plan du signifiant, on choisit un autre morphème
5
. En outre,
les verbes qui reposent sur de vieilles racines indo-européennes sont ceux qui ont le
moins de vitalité dans la langue, surtout

6
,
exactement comme son correspondant
1
Pour une présentation du remplacement de  par comedere, puis  en latin archaïque et en latin
tardif, Vendryes (1940) et cf. Väänänen (1967: 21)
2
Des langues romanes ont conservé , comme le français manger, l’italien mangiare, le catalan man-
jar, le roumain mâncar.
La péninsule ibérique a gardé le type comedere, à l’infinitif normalisé: l’espagnol et le
portugais ont comer. Des peuples indo-européens qui avaient migré plus tôt ont conservé le terme hérité de l’indo-
européen, : l’anglais to eat et l’allemand essen
.
3
Les variations ne sont pas la “sélection des meilleurs”, mais, comme le souligne Jacquesson (1998: 81), “une
sélection de formes, sur un potentiel variable, en fonction des contextes (…)”. La thèse de l’auteur nous permet ainsi
de justifier le petit nombre de variations diastratiques qui passent en langue: bien que la variation soit toujours
présente dans une langue, elle demeure “limitée à une micro-société, sans se développer, sauf à trouver des condi-
tions favorables”.
4
La co-occurrence par coordination nous intéressera plus particulièrement parce que la relation parasynonymique
des deux termes “est encore plus marquée quand les deux vocables se trouvent coordonnés par une conjonction
copulative d’addition”, ainsi que le démontre Thomas (2001: 884).
5
L’insuffisance peut aussi être d’ordre sémantique: un lexème supplétif vient remplir, par exemple, une fonction
dénotative ou sémantico-référentielle rendue vacante par la particularité de sens qui est venue affecter ce mot dans
la langue.
6
 repose sur une racine indo-européenne *h
1
ed- ‘(mordre →) manger’ très bien attestée (cf. LIV, s.u.). Le
hittite présente un pseudo-supplétisme personnel entre des formes radicales athématiques (à la première personne du
sg. edmi, à la première personne du pl. eduuani et à la troisième personne du pl. adanzi) et des formes dérivées en *-
s
e
/
o
- (à la deuxième personne du sg. , à la troisième personne du sg. ezzazzi et à la deuxième personne du pl.
Gese dun supplétisme: variations diastratiques, diaphasiques et diatopiques dans le procès de manger
47
grec δω, qui n’a déjà plus chez Homère d’emploi vivant
7
. Au contraire, les verbes
dénominatifs jouissent d’une grande faveur, très tôt.

n’est pas défectif, au moins en latin, puisque son
perfectum
est attesté dès
Plaute. Mais l’irrégularité de la flexion et le manque de corps des formes en partie
monosyllabiques condamnaient

à disparaître. Il y a quatre variantes pour le
radical latin:
d-     -     -
    
-. L’
infectum
présente les radicaux
d-
et
-
; la voyelle radicale est en revanche longue au
perfectum
.
L’adjectif verbal en *
-to-
,
a deux formes,

et
ssus
. Les formes thématiques sont dissyllabiques ou trisylla-
biques, mais les formes athématiques, monosyllabiques, ont peu d’étoffe. Celles-ci,
de plus, sont presque homophones des formes du verbe “être”, à la longueur de la
voyelle près:



/
stis;
et à l’infinitif présent,

. Il s’agit
en principe de paires phonologiques
8
(en principe

vs
s
). Mais en syllabe fermée
la longueur de la voyelle est moins pertinente, moins clairement prononcée
9
. Il est
aisé de comprendre combien cette quasi-homophonie est gênante, compte tenu de la
fréquence du lexème
esse
10
. La thématisation de ces formes permettait d’éviter cette
homophonie et d’aligner toute la flexion sur un radical unique
d-
.

s’est de plus
trouvé assez rapidement concurrencé par le préverbé

,
qui supprimait toutes
les homophonies, et par les dénominatifs à la flexion productive en

.
Le préverbé est déjà bien attesté chez les tout premiers poètes et est très fréquent
en latin chrétien. Si pour
com-
le préverbe sert à borner le procès, il précise que
l’action d’avaler un aliment est menée au terme de son accomplissement. Le sujet
grammatical vide son plat, il con-somme. Le préverbe
com-
a parfois une valeur
intensive (télique selon la terminologie de Haverling
11
), mais il peut ne pas l’avoir et
il peut n’avoir aucune valeur. Il peut alors être utilisé en remplacement de l’orthonyme

C’est ce que suggère déjà l’exemple suivant:
(1) --- qui ed it se, hic c omed it me.
“Celui qui se mange me mange (tout entier).” (Afran. com. 171)
Cette désémantisation est un indice de la variation qui s’est mise en place. Le
verbe marqué, dès lors qu’il devient usuel, s’affaiblit d’un point de vue sémantique,
c’est-à-dire perd ses sèmes distinctifs, puis parvient à évincer l’hyperonyme, terme
non marqué.
–––––––––––
ezzalleni). En gotique, itan n’est pas le verbe ordinaire pour ‘manger’, qui est en fait matjan, dénominatif de mats
‘nourriture’.
7
Benveniste (1964: 25-26): “Limités à des énonciations générales ou génériques, les emplois ne sont jamais des-
criptifs (…) Au contraire ἐσθίειν, φαγεῖν, dans le jeu de leurs formes complémentaires, sont des verbes vivants, en
face de ἔδω, qui n’est plus qu’un cliché du répertoire poétique”. D’où le système supplétif suivant: ἔσθω, surtout
ἐσθίω au présent / φάγομαι au futur / ἔφαγον à l’aoriste actif / βρωθῇ à l’aoriste passif / βέβρωκα au parfait.
8
Une paire phonologique existe au présent: l’opposition de trait entre ‘je mange’ et ‘je fais sortir’ est
pertinente.
9
Monteil (1986: 47) explique cette correspondance: “On s’attendrait dès lors à ce que vaille trois brèves la sylla-
be fermée comportant une voyelle longue; elle vaut en fait deux brèves (soit une longue), l’oreille latine ou grecque
(et sans doute indo-européenne) ayant été, semble-t-il, insensible à la distinction 2 brèves/3 brèves (tout au moins au
niveau vocalique et syllabique)”.
10
Cette homophonie ne gêne pourtant pas le russe, puisqu’il conserve encore aujourd’hui iestj ‘il y a’ et iestj
‘manger’.
11
Haverling (2005: 10) attribue plus précisément au préverbe con- une “fonction complétive 1 fini-
transformative, selon la terminologie de Johansson (2000: 58-63, 67).
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1.2.
Dynamisme et facilité de la conjugaison de
cēnāre
et
mandūcāre
Les deux autres verbes qui sont entrés en variation diastratique avec

ont un
point commun: ils se conjuguent sur le modèle de la première conjugaison, celle des
thèmes en -
-. C’est la flexion la plus productive en latin. Elle a, du reste, participé
grandement aux phénomènes supplétifs. En outre, leur paradigme repose sur un
thème unique:
-
12
et
-
13
. Leur
perfectum
est tout à fait normal.
Le premier, ancien et usuel, dénote généralement le procès de ‘dîner’. Le second
signifiait au part ‘mâcher, jouer des mâchoires’, puis s’est affaibli dans la langue
parlée jusqu’à recevoir le sens générique de ‘manger’, par “changement de connota-
tion” selon la terminologie de Fruyt
14
.
Les trois verbes qui remplacent

ont donc un avantage indéniable sur le vieux
verbe: ce sont des lexèmes marqués, au cœur du domaine concret qu’affecte tout
spécialement le phénomène supplétif. L’action de ‘manger’ est ainsi précisée dans
ses modalités, avant la désémantisation du terme spécifique, exactement comme en
indo-européen: c’est une racine, marquée par son sens premier de ‘mordre’, qui a
donné naissance à l’orthonyme ‘manger’.
Ces variantes de

ont dû être usuelles plus tôt qu’on ne le croirait a priori. Le
témoignage de Suétone est remarquable:
(2) V escebat urque et ante cenam quocumque tempore et loco, quo stomachus deside-
rasset. Verba ipsius ex epistulis sunt: ‘Nos in essedo panem et palmulas gustauimus .’
Et iterum: ‘Dum lectica ex regia domum redeo, panis unciam cum paucis acinis uuae du-
racinae co me di .’ Et rursus: ne Iudaeus quidem, mi Tiberi, tam diligenter sabbatis ieiu-
nium seruat quam ego hodie seruaui, qui in balineo demum post horam primam noctis
duas buccas mandu caui prius quam ungui inciperem. Ex hac inobseruantia nonnum-
quam uel ante initum uel post dimissum conuiuium solus cenitabat, cum pleno conuiuio
nihil tangeret.
Il pr enait de la nourri ture , même avant le dîner, quels que fussent l’heure et le
lieu son estomac le réclamait. Il disait dans ses lettres: No us avons grignot é
du pain et des dattes dans notre voiture.” Et ailleurs: “En revenant en litière de la basi-
lique à ma maison, j a i m a n g é une once de pain et quelques grains de raisin sec.” Il
écrit à Tibère: “Pas même un Juif, mon cher Tibère, n’observe mieux le jeûne du sabbat
que je ne l’ai fait aujourd’hui; car j e n a i m a n g é que deux bouchées dans mon bain,
après la première heure de nuit, et avant de me faire parfumer.” D’après cette méthode, il
lui arrivait parfois de souper seul soit avant le repas, soit après la fin du repas, alors qu’il
ne touchait rien pendant le repas lui-même.” (Suet. Aug. 76.2-5)
Ces verbes, qui ont tous pour sujet grammatical Auguste, semblent fonctionner
comme des parasynonymes. Cependant, le premier
uescebatur
est employé dans la
partie narrative. Ce verbe, poétique, sert à souligner l’intention apologétique du
12
est dérivé de . Il faut partir de *kert-- (cf. skr. 
‘il coupe’, av. ‘écorcher’, lit.
‘trancher’). Le substantif repose sur une racine i.-e. *(s)ker- (cf. de Lamberterie (1990: 163)) ou *(s)kert- (cf.
LIV, s.u.) ‘découper, dépecer’.
13
C’est un dérivé de ,  m. ‘goinfre, glouton’, sur le radical de mandere.
14
Fruyt (2000: 44) décrit les innovations lexicales, particulièrement sans changement au plan du signifiant, et
explique les “changements de connotation, liés à un changement de statut du mot au sein du lexique [:] un mot
connoté, limité à une sous-partie du lexique ou à un idiolecte peut devenir un orthonyme et inversement”.
Gese dun supplétisme: variations diastratiques, diaphasiques et diatopiques dans le procès de manger
49
passage. En revanche, les trois autres formes sont placées sous la plume d’Auguste,
avec des compléments assez proches (
panem/panis unciam
), ce qui prouve, d’une
part, que le préverbe
com-
de
comedi
n’a plus sa valeur perfective, d’autre part, que

n’a plus le sème de ‘grande quantité’. Ces deux variantes relèvent de la
langue parlée, la dernière forme plus encore que les autres. Une lettre adressée à un
proche est souvent rédigée dans un style familier. C’est ce qui doit expliquer le
choix de
manducaui
, le verbe de la langue parlée familière, à l’adresse du fils adop-
tif d’Auguste. Il nous faut nous demander comment et dans quelles proportions ces
remplacements ont eu lieu. Une analyse fréquentielle permet une première approche
intéressante.
2. Analyse fréquentielle
Une sélection d’auteurs les plus représentatifs de toutes les facettes de la genèse
du supplétisme s’impose
15
. Le corpus met davantage l’accent sur le latin post-
classique, où le phénomène est le plus visible:
T
OTAUX
Latin ar-
chaïque
Latin clas-
sique
Latin post-
classique
Latin tar-
dif du
VI
ème
siècle
Totaux
par
lexème
ēsse
66
20
0
105
45,83 %
13,99 %
0 %
comēsse
21
8
14
47
14,58 %
5,59 %
51,85 %
cēnāre
51
67
0
126
35,42 %
46,85 %
0 %
mandūcāre
0
2
2
6
0 %
1,40 %
7,41 %
mandere
0
5
0
7
0 %
3,50 %
0 %
uescī
0
12
2
16
0 %
8,39 %
7,41 %
epulārī
0
20
6
30
0 %
13,99 %
22,22 %
gustāre
6
9
3
21
4,17 %
6,29 %
11,11 %
Totaux par
époque
144
44
143
27
358
Certaines données sont insuffisantes pour qu’on puisse en tirer des conclusions
incontestables. Les déductions ont par conséquent un caractère provisoire. Si ces
chiffres ont une correspondance avec la réalité, elle n’est pas numérique, seulement
proportionnelle. On peut toutefois tenter de positionner les verbes les uns par rap-
15
La tâche aurait été vraiment insurmontable de comptabiliser toutes les occurrences des verbes signifiant ‘man-
ger’: aucun logiciel n’est pour l’instant en mesure de distinguer les 257.000 occurrences de est ‘il mange’ ou ‘il est’,
les 72.000 occurrences de esse ‘manger’ ou ‘être’, que relève le premier volume seulement du CLCLT-5.
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