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GENESE D’UN SUPPLETISME: VARIATIONS DIASTRATIQUES,
DIAPHASIQUES ET DIATOPIQUES DANS LE PROCES
DE ‘MANGER’, DU LATIN JUSQU’AUX LANGUES ROMANES
MARIE-ANGE JULIA
Lycée Henri IV & Centre Alfred Ernout
[email protected]
Résumé
Cette étude s’intéresse à la genèse du supplétisme de ēsse ‘manger’ remplacé par mandūcāre dans
certaines langues romanes, le plus souvent posé en dehors de toute considération réellement diachronique et textuelle. Il faut se demander dans quelles conditions mandūcāre signifie en latin simplement
‘manger’ et fonctionne syntaxiquement et lexicalement comme fr. manger. Il apparaît en fait que le
supplétisme s’est installé au terme d’un très long processus pluridimensionnel et graduel. Nous nous
interrogerons d’abord sur les raisons du supplétisme —au-delà de toute considération morphologique,
le procès en lui-même, par son caractère quotidien et commun, concourt à favoriser ce phénomène—,
avant de présenter plusieurs lexèmes qui ont parfois été employés dès le latin archaïque au sens de
‘manger’: comēsse, cēnāre, uescī, epularī, mandere, gustāre. Enfin, en suivant l’évolution du
supplétisme tout au long de la latinité, nous définirons quatre phases, qui tiennent compte des variations diaphasiques, diastratiques et diatopiques du latin et des futurs supplétismes des langues romanes.
Mots clés: Supplétisme verbal, “manger”, variations: grado desiderativo, modificación aspectual,
evolución semasiológica
GENESIS OF A SUPPLETION: DIASTRATIC, DIAPHASIC AND DIATOPIC VARIATIONS
IN THE ACT OF “EATING”, FROM LATIN TO ROMAN LANGUAGES
Abstract
The current study focuses on the genesis and the historical development of suppletion in Latin verb
ēsse ‘to eat’ replaced by mandūcāre in some Romance languages, that usually is set up without any
actual diachronic and textual consideration. We have to wonder about conditions in which mandūcāre
simply means in Latin ‘to eat’ and syntactically and lexically functions as Fr. manger. It appears that
the suppletion settled at the end of a very long gradual and multidimensional process. First we will
examine the reasons for the suppletion —beyond any morphological consideration, the meaning itself
helps to promote this phenomenon with its daily and common feature— before presenting a number of
verbs which sometimes from Old Latin were used to mean ‘to eat’: comēsse, cēnāre, uescī, epularī,
mandere, gustāre. Finally, following the evolution of suppletion throughout the Latin world, we will
define four phases taking into account diaphasic, diastratic and diatopic variations from Latin paradigms to the future suppletions in the Roman languages.
Keywords: Verbal suppletion, “to eat”, variations
Le supplétisme est, comme l’a défini Osthoff (1899: 4), qui est aussi l’auteur de
ce néologisme, le recours à des éléments hétérogènes pour constituer la flexion d’un
seul lexème. Nous tâcherons d’étudier et de comprendre la genèse de l’évolution
d’un supplétisme, tout particulièrement en latin: la langue latine permet de saisir le
phénomène dans son ampleur historique et sociale, sur plusieurs siècles, parfois
jusqu’aux résultats des langues romanes. Le supplétisme joue un rôle majeur dans le
Christian Lehmann & Concepción Cabrillana (edd.), Acta XIV Colloquii Internationalis Linguisticae Latinae,
Madrid, Ediciones Clásicas, 2013.
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MARIE-ANGE JULIA
renouvellement lexical, et cela d’autant plus qu’il concerne des lexèmes centraux du
lexique. C’est le cas du verbe “manger”1. Le procès en lui-même, par son caractère
quotidien et commun, concourt à favoriser le supplétisme. C’est ainsi que ē s s e , le
vieux lexème indo-européen, a été remplacé par m a n d ū c ā r e , d’où le supplétisme
du français manger2. L’évolution est, en fait, pluridimensionnelle et graduelle, et ne
peut être saisie que par l’analyse de toutes les variantes du latin, et notamment ses
variantes parlées. Il existe parfois de multiples variations, à certaines périodes, que
la langue va ou non grammaticaliser3. Le supplétisme est un fait de langue et de
parole qui traverse les niveaux. De fait, une v a r i a t i o n d i a s t r a t i q u e peut constituer la phase préliminaire à un supplétisme: un lexème de bas niveau de langue est
remonté, jusqu’à la langue des gens cultivés. Il existe aussi des v a r i a t i o n s
d i a p h a s i q u e s et des v a r i a t i o n s d i a t o p i q u e s qui peuvent être grammaticalisées. A partir du moment où toute différence de niveau de langue est effacée, où il
y a une équivalence totale entre les deux formes, la variante est grammaticalisée et
le supplétisme est acquis. Le critère de vérification le plus sûr de l’évolution du
supplétisme sera la collocation ou la co-occurrence4 car il vérifie le recouvrement
syntaxique total des variantes par extension ou inclusion de la syntaxe du verbe
usuel.
1. Analyse morphologique et sémantique
1.1. Irrégularités et faiblesses morphologiques de ēsse
Le point commun entre tous les types de supplétisme est une défectivité, initiale
ou historique, qu’il est nécessaire de combler. La défectivité est d’ordre morphologique ou elle est due à une insuffisance phonétique (phonologique): si un morphème
ne comporte plus d’oppositions phonétiques pertinentes ou n’est plus clairement
perçu à l’oreille sur le plan du signifiant, on choisit un autre morphème 5. En outre,
les verbes qui reposent sur de vieilles racines indo-européennes sont ceux qui ont le
moins de vitalité dans la langue, surtout ēsse6, exactement comme son correspondant
——————————
1
Pour une présentation du remplacement de ēsse par comedere, puis manducāre en latin archaïque et en latin
tardif, Vendryes (1940) et cf. Väänänen (1967: 21)
2
Des langues romanes ont conservé mandūcāre, comme le français manger, l’italien mangiare, le catalan manjar, le roumain mâncar. La péninsule ibérique a gardé le type comedere, à l’infinitif normalisé: l’espagnol et le
portugais ont comer. Des peuples indo-européens qui avaient migré plus tôt ont conservé le terme hérité de l’indoeuropéen, ēsse: l’anglais to eat et l’allemand essen.
3
Les variations ne sont pas la “sélection des meilleurs”, mais, comme le souligne Jacquesson (1998: 81), “une
sélection de formes, sur un potentiel variable, en fonction des contextes (…)”. La thèse de l’auteur nous permet ainsi
de justifier le petit nombre de variations diastratiques qui passent en langue: bien que la variation soit toujours
présente dans une langue, elle demeure “limitée à une micro-société, sans se développer, sauf à trouver des conditions favorables”.
4
La co-occurrence par coordination nous intéressera plus particulièrement parce que la relation parasynonymique
des deux termes “est encore plus marquée quand les deux vocables se trouvent coordonnés par une conjonction
copulative d’addition”, ainsi que le démontre Thomas (2001: 884).
5
L’insuffisance peut aussi être d’ordre sémantique: un lexème supplétif vient remplir, par exemple, une fonction
dénotative ou sémantico-référentielle rendue vacante par la particularité de sens qui est venue affecter ce mot dans
la langue.
6
Ēsse repose sur une racine indo-européenne *h1ed- ‘(mordre →) manger’ très bien attestée (cf. LIV, s.u.). Le
hittite présente un pseudo-supplétisme personnel entre des formes radicales athématiques (à la première personne du
sg. edmi, à la première personne du pl. eduuani et à la troisième personne du pl. adanzi) et des formes dérivées en *se/o- (à la deuxième personne du sg. ezzašši, à la troisième personne du sg. ezzazzi et à la deuxième personne du pl.
Genèse d’un supplétisme: variations diastratiques, diaphasiques et diatopiques dans le procès de ‘manger’ 47
grec ἔδω, qui n’a déjà plus chez Homère d’emploi vivant7. Au contraire, les verbes
dénominatifs jouissent d’une grande faveur, très tôt.
Ēsse n’est pas défectif, au moins en latin, puisque son perfectum est attesté dès
Plaute. Mais l’irrégularité de la flexion et le manque de corps des formes en partie
monosyllabiques condamnaient ēsse à disparaître. Il y a quatre variantes pour le
radical latin: ĕ d - / ē d - / ē s - / ĕ s s - . L’infectum présente les radicaux ĕd- et ēs; la voyelle radicale est en revanche longue au perfectum. L’adjectif verbal en *-to-,
a deux formes, ēsus et ĕssus. Les formes thématiques sont dissyllabiques ou trisyllabiques, mais les formes athématiques, monosyllabiques, ont peu d’étoffe. Celles-ci,
de plus, sont presque homophones des formes du verbe “être”, à la longueur de la
voyelle près: ēs / ĕs; ēst / ĕst; ēstis / ĕstis; et à l’infinitif présent, ēsse / ĕsse. Il s’agit
en principe de paires phonologiques8 (en principe ēs vs ĕs). Mais en syllabe fermée
la longueur de la voyelle est moins pertinente, moins clairement prononcée 9. Il est
aisé de comprendre combien cette quasi-homophonie est gênante, compte tenu de la
fréquence du lexème esse10. La thématisation de ces formes permettait d’éviter cette
homophonie et d’aligner toute la flexion sur un radical unique ĕd-. Ēsse s’est de plus
trouvé assez rapidement concurrencé par le préverbé comēsse, qui supprimait toutes
les homophonies, et par les dénominatifs à la flexion productive en –āre.
Le préverbé est déjà bien attesté chez les tout premiers poètes et est très fréquent
en latin chrétien. Si pour com-ēsse le préverbe sert à borner le procès, il précise que
l’action d’avaler un aliment est menée au terme de son accomplissement. Le sujet
grammatical vide son plat, il con-somme. Le préverbe com- a parfois une valeur
intensive (télique selon la terminologie de Haverling11), mais il peut ne pas l’avoir et
il peut n’avoir aucune valeur. Il peut alors être utilisé en remplacement de l’orthonyme
ēsse. C’est ce que suggère déjà l’exemple suivant:
(1) --- qui e d i t se, hic c o m e d i t me.
“Celui qui se mange me mange (tout entier).” (Afran. com. 171)
Cette désémantisation est un indice de la variation qui s’est mise en place. Le
verbe marqué, dès lors qu’il devient usuel, s’affaiblit d’un point de vue sémantique,
c’est-à-dire perd ses sèmes distinctifs, puis parvient à évincer l’hyperonyme, terme
non marqué.
–––––––––––
ezzalleni). En gotique, itan n’est pas le verbe ordinaire pour ‘manger’, qui est en fait matjan, dénominatif de mats
‘nourriture’.
7
Benveniste (1964: 25-26): “Limités à des énonciations générales ou génériques, les emplois ne sont jamais descriptifs (…) Au contraire ἐσθίειν, φαγεῖν, dans le jeu de leurs formes complémentaires, sont des verbes vivants, en
face de ἔδω, qui n’est plus qu’un cliché du répertoire poétique”. D’où le système supplétif suivant: ἔσθω, surtout
ἐσθίω au présent / φάγομαι au futur / ἔφαγον à l’aoriste actif / βρωθῇ à l’aoriste passif / βέβρωκα au parfait.
8
Une paire phonologique existe au présent: l’opposition de trait entre ĕdō ‘je mange’ et ēdō ‘je fais sortir’ est
pertinente.
9
Monteil (1986: 47) explique cette correspondance: “On s’attendrait dès lors à ce que vaille trois brèves la syllabe fermée comportant une voyelle longue; elle vaut en fait deux brèves (soit une longue), l’oreille latine ou grecque
(et sans doute indo-européenne) ayant été, semble-t-il, insensible à la distinction 2 brèves/3 brèves (tout au moins au
niveau vocalique et syllabique)”.
10
Cette homophonie ne gêne pourtant pas le russe, puisqu’il conserve encore aujourd’hui iestj ‘il y a’ et iestj
‘manger’.
11
Haverling (2005: 10) attribue plus précisément au préverbe con- une “fonction complétive 1 finitransformative”, selon la terminologie de Johansson (2000: 58-63, 67).
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1.2. Dynamisme et facilité de la conjugaison de cēnāre et mandūcāre
Les deux autres verbes qui sont entrés en variation diastratique avec ēsse ont un
point commun: ils se conjuguent sur le modèle de la première conjugaison, celle des
thèmes en -ā-. C’est la flexion la plus productive en latin. Elle a, du reste, participé
grandement aux phénomènes supplétifs. En outre, leur paradigme repose sur un
thème unique: cēnā-12 et mandūcā-13. Leur perfectum est tout à fait normal.
Le premier, ancien et usuel, dénote généralement le procès de ‘dîner’. Le second
signifiait au départ ‘mâcher, jouer des mâchoires’, puis s’est affaibli dans la langue
parlée jusqu’à recevoir le sens générique de ‘manger’, par “changement de connotation” selon la terminologie de Fruyt14.
Les trois verbes qui remplacent ēsse ont donc un avantage indéniable sur le vieux
verbe: ce sont des lexèmes marqués, au cœur du domaine concret qu’affecte tout
spécialement le phénomène supplétif. L’action de ‘manger’ est ainsi précisée dans
ses modalités, avant la désémantisation du terme spécifique, exactement comme en
indo-européen: c’est une racine, marquée par son sens premier de ‘mordre’, qui a
donné naissance à l’orthonyme ‘manger’.
Ces variantes de ēsse ont dû être usuelles plus tôt qu’on ne le croirait a priori. Le
témoignage de Suétone est remarquable:
(2) V e s c e b a t u r que et ante cenam quocumque tempore et loco, quo stomachus desiderasset. Verba ipsius ex epistulis sunt: ‘Nos in essedo panem et palmulas g u s t a u i m u s .’
Et iterum: ‘Dum lectica ex regia domum redeo, panis unciam cum paucis acinis uuae duracinae c o m e d i .’ Et rursus: ne Iudaeus quidem, mi Tiberi, tam diligenter sabbatis ieiunium seruat quam ego hodie seruaui, qui in balineo demum post horam primam noctis
duas buccas m a n d u c a u i prius quam ungui inciperem. Ex hac inobseruantia nonnumquam uel ante initum uel post dimissum conuiuium solus cenitabat, cum pleno conuiuio
nihil tangeret.
“I l p r e n a i t d e l a n o u r r i t u r e , même avant le dîner, quels que fussent l’heure et le
lieu où son estomac le réclamait. Il disait dans ses lettres: “N o u s a v o n s g r i g n o t é
du pain et des dattes dans notre voiture.” Et ailleurs: “En revenant en litière de la basilique à ma maison, j ’ a i m a n g é une once de pain et quelques grains de raisin sec.” Il
écrit à Tibère: “Pas même un Juif, mon cher Tibère, n’observe mieux le jeûne du sabbat
que je ne l’ai fait aujourd’hui; car j e n ’ a i m a n g é que deux bouchées dans mon bain,
après la première heure de nuit, et avant de me faire parfumer.” D’après cette méthode, il
lui arrivait parfois de souper seul soit avant le repas, soit après la fin du repas, alors qu’il
ne touchait rien pendant le repas lui-même.” (Suet. Aug. 76.2-5)
Ces verbes, qui ont tous pour sujet grammatical Auguste, semblent fonctionner
comme des parasynonymes. Cependant, le premier uescebatur est employé dans la
partie narrative. Ce verbe, poétique, sert à souligner l’intention apologétique du
——————————
12
Cēnāre est dérivé de cēna. Il faut partir de *kert-snā- (cf. skr. rnt ti ‘il coupe’, av. ‘ert‘em ‘écorcher’, lit.
ėrti ‘trancher’). Le substantif repose sur une racine i.-e. *(s)ker- (cf. de Lamberterie (1990: 163)) ou *(s)kert- (cf.
LIV, s.u.) ‘découper, dépecer’.
13
C’est un dérivé de mandūcus, mandūcī m. ‘goinfre, glouton’, sur le radical de mandere.
14
Fruyt (2000: 44) décrit les innovations lexicales, particulièrement sans changement au plan du signifiant, et
explique les “changements de connotation, liés à un changement de statut du mot au sein du lexique [:] un mot
connoté, limité à une sous-partie du lexique ou à un idiolecte peut devenir un orthonyme et inversement”.
Genèse d’un supplétisme: variations diastratiques, diaphasiques et diatopiques dans le procès de ‘manger’ 49
passage. En revanche, les trois autres formes sont placées sous la plume d’Auguste,
avec des compléments assez proches (panem/panis unciam), ce qui prouve, d’une
part, que le préverbe com- de comedi n’a plus sa valeur perfective, d’autre part, que
mandūcāre n’a plus le sème de ‘grande quantité’. Ces deux variantes relèvent de la
langue parlée, la dernière forme plus encore que les autres. Une lettre adressée à un
proche est souvent rédigée dans un style familier. C’est ce qui doit expliquer le
choix de manducaui, le verbe de la langue parlée familière, à l’adresse du fils adoptif d’Auguste. Il nous faut nous demander comment et dans quelles proportions ces
remplacements ont eu lieu. Une analyse fréquentielle permet une première approche
intéressante.
2. Analyse fréquentielle
Une sélection d’auteurs les plus représentatifs de toutes les facettes de la genèse
du supplétisme s’impose15. Le corpus met davantage l’accent sur le latin postclassique, où le phénomène est le plus visible:
TOTAUX
Latin archaïque
Latin classique
Latin postclassique
66
45,83 %
21
14,58 %
51
35,42 %
0
0%
0
0%
0
0%
0
0%
6
4,17 %
144
19
43,18 %
4
9,10 %
8
18,18 %
2
4,54 %
2
4,54 %
2
4,54 %
4
9,10 %
3
6,82 %
44
20
13,99 %
8
5,59 %
67
46,85 %
2
1,40 %
5
3,50 %
12
8,39 %
20
13,99 %
9
6,29 %
143
ēsse
comēsse
cēnāre
mandūcāre
mandere
uescī
epulārī
gustāre
Totaux par
époque
Latin tardif du
VIème siècle
0
0%
14
51,85 %
0
0%
2
7,41 %
0
0%
2
7,41 %
6
22,22 %
3
11,11 %
27
Totaux
par
lexème
105
47
126
6
7
16
30
21
358
Certaines données sont insuffisantes pour qu’on puisse en tirer des conclusions
incontestables. Les déductions ont par conséquent un caractère provisoire. Si ces
chiffres ont une correspondance avec la réalité, elle n’est pas numérique, seulement
proportionnelle. On peut toutefois tenter de positionner les verbes les uns par rap-
——————————
15
La tâche aurait été vraiment insurmontable de comptabiliser toutes les occurrences des verbes signifiant ‘manger’: aucun logiciel n’est pour l’instant en mesure de distinguer les 257.000 occurrences de est ‘il mange’ ou ‘il est’,
les 72.000 occurrences de esse ‘manger’ ou ‘être’, que relève le premier volume seulement du CLCLT-5.
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50
port aux autres selon leur fréquence. Le vieux lexème ēsse voit au moins ses formes
monosyllabiques, peu étoffées, disparaître dès le tout début du latin classique.
L’ensemble du paradigme périclite de toute façon et le verbe n’est pratiquement plus
attesté dans les textes chrétiens, où il n’est maintenu que par archaïsme. Il est plus
étonnant que cēnāre ait été si vite éliminé. C’est le lexème le plus fréquent entre le
latin classique et post-classique, pourtant il est rejeté au début du latin tardif et
n’apparaît guère plus après le IVème siècle. C’est comēsse qui est usuel en latin
chrétien16 malgré un léger fléchissement en latin classique et post-classique.
Mandūcāre présente une courbe croissante, mais celle-ci est faussée par la nature
des documents: le problème n’est pas simplement lexical, il est aussi lié aux niveaux
de langue. Par exemple, dans toute notre documentation il y a autant d’occurrences
de mandūcāte que de comedite17, mais la Vulgate n’emploie pas mandūcāte, alors
qu’elle atteste correctement comedite, et qu’en outre l’auteur même de la Vulgate
emploie mandūcāte dans ses discours ou dans ses commentaires:
(2) Congregate genimina, annum super annum c o m e d i t e , c o m e d e t i s enim cum
Moab… Illi interpretati sunt: congregate fructus, uel genimina, annum super annum;
m a n d u c a t e , c o m e d e t i s enim cum Moab.18
“Rassemblez les productions, mangez-en année après année, vous en mangerez en effet
avec Moab (…). Voici ce qu’ils en ont compris: rassemblez les productions ou les récoltes, année après année; mangez-en, vous en mangerez en effet avec Moab.” (Hier. Is.
9.29.1+)
Au début de son paragraphe, saint Jérôme choisit l’impératif et le futur de comedere, mais il ne reprend plus loin que la forme de futur et, à la place de cet impératif,
on lit manducate. Cette substitution n’est pas gratuite: dans leur effort
d’interprétation du signe, erronée à cause d’une mauvaise coupe des propositions,
les gens du peuple reformulent en leurs termes: comedite devient dans leur bouche
manducate. C’est également l’impératif utilisé dans la Vetus latina. Dans sa traduction de l’hébreu, saint Jérôme fait le choix de comedite par substitution à la forme
plus familière, mandūcāte.
3. Chronologie des variations
Ēsse est le verbe le plus fréquent dans les comédies de Plaute (65 occurrences),
devant cēnāre (51 occurrences) et loin devant comēsse (21 occurrences). Mais, dès
Varron, l’orthonyme est inusité en dehors de la langue littéraire rhétorique et savante.
——————————
16
Nous écrivons sciemment “latin chrétien”, non le latin parlé du V ème siècle car le supplétisme a évolué par des
voies diverses selon les régions.
17
A la fin du IVème siècle, la Peregrination d’Égérie ne connaît plus que mandūcāre pour ‘manger’, ce qui nous
invite à nous demander s’il y avait réellement concurrence entre ce lexème et comēsse, comme le pense Väänänen
(1967: 21), et si comēsse n’avait pas tout simplement un autre sens en latin tardif.
18
Ce commentaire porte sur le passage suivant d’Isaïe: Tibi autem hoc erit signum c o m e d e hoc anno quae sponte
nascuntur… metite et plantate uineas et c o m e d i t e fructum earum : “Ceci te servira de signe: Mange cette année de
ce qui naîtra de soi-même (…); moissonnez, plantez des vignes et mangez de leurs fruits” (Vulg. Is. 37.30).
Genèse d’un supplétisme: variations diastratiques, diaphasiques et diatopiques dans le procès de ‘manger’ 51
3.1. Variations diaphasiques
Les variations diaphasiques, au nombre de deux, n’ont pas eu d’effet sur le supplétisme des langues romanes.
3.1.1. (Com)ēsse / uescī, epularī (registre soutenu)
La première variante diaphasique est uescī. Elle appartient au registre soutenu
d’œuvres au style soigné. Tacite ne recourt ni à ēsse, ni à comēsse, ni à cēnāre, mais
4 fois au verbe poétique uescī, au sens de ‘manger’. Le procès est considéré dans
son aspect le plus élémentaire, à côté d’actions ordinaires comme celles de ‘se lever’
ou de ‘dormir’:
(3) Non proelio, non aduersis e castris, sed isdem e cubilibus, quos simul u e s c e n t e s
dies, simul quietos nox habuerat, discedunt in partes, ingerunt tela.
“Les combattants ne s’avancent point, de deux camps opposés, sur un champ de bataille:
c’est au sortir des mêmes lits, après avoir mangé la veille aux mêmes tables, goûté ensemble le repos de la nuit, qu’ils se divisent et s’attaquent.” (Tac. ann. I 49.1)
Tacite emploie également à 13 reprises epulārī, qui signifie habituellement ‘festoyer’. Mais le sème spécifique semble être neutralisé: il n’est pas question d’une
fête ou d’un banquet particulier, mais simplement du repas principal, le seul vrai
repas de la journée pour les Romains, qui se déroule ordinairement (quotiens) avec
la famille et quelques amis:
(4) … Paulatim progressus est, ut per speciem conuiuii, quotiens Galba apud Othonem
e p u l a r e t u r , cohorti excubias agenti uiritim centenos nummos diuideret.
“(…) Il en vint insensiblement au point que, sous prétexte de donner un repas, chaque
fois que Galba mangeait chez Othon, il distribuait à la cohorte de garde cent sesterces par
tête.” (Tac. hist. I 24.1)
Étant donné que uescī et epularī, tous deux déponents, fonctionnent sous le stylet
de Tacite d’une manière identique, je propose d’opter pour la même traduction dans
le passage suivant:
(5) Mos habebatur principum liberos cum ceteris idem aetatis nobilibus sedentes u e s c i
in adspectu propinquorum propria et parciore mensa. Illic e p u l a n t e Britannico, quia
cibos potusque eius delectus ex ministris gustu explorabat, ne omitteretur institutum aut
utriusque morte proderetur scelus, talis dolus repertus est.
“Selon l’usage, les fils des princes mangeaient assis avec les autres nobles de leur âge,
sous les yeux de leurs parents, à une table séparée et plus frugale. C’est là que Britannicus mangeait. Puisqu’un serviteur sûr goûtait sa nourriture et sa boisson, pour que cet
usage ne soit pas laissé de côté et que le crime ne soit pas trahi par la mort de l’un et
l’autre, on imagina ce stratagème.” (Tac. ann. XIII 16.1)
Le syntagme [Illic] epulante ne fait que reprendre synthétiquement la proposition
précédente uesci [in adspectu propinquorum propria et parciore mensa]. Cette reprise
est thématique: elle pose de nouveau le cadre de la scène.
52
MARIE-ANGE JULIA
Vescī apparaît aussi au sens de ‘manger’ chez Martial, une fois dans le contexte
bucolique d’une métairie de Campanie, “vrai bien rural, agreste et sans parure” (cf.
Epigram. III 58.43), une autre fois dans une comparaison entre le festin des dieux et
celui de César Domitien (cf. Epigram. VIII 49.8).
3.1.2. (Com)ēsse / mandere (registre familier)
Tacite emploie aussi mandere ‘ronger’:
(6) Drusus deinde exstinguitur, cum se miserandis alimentis, m a n d e n d o e cubili tomento, nonum ad diem detinuisset.
“Drusus mourut ensuite, réduit à ronger/manger la bourre de son lit, affreuse nourriture,
avec laquelle il traîna sa vie jusqu’au neuvième jour.” (Tac. ann. VI 23.2)
Or c’est le même verbe qu’utilise Suétone dans la relation de cet épisode:
(7) Putant Neronem ad uoluntariam mortem coactum, cum ei carnifex quasi ex senatus
auctoritate missus laqueos et uncos ostentaret, Druso autem adeo alimenta subducta, ut
tomentum e culcita temptauerit m a n d e r e …
“On croit que Néron fut obligé de se donner la mort, parce qu’un bourreau, envoyé soidisant par ordre du sénat, lui mit sous les yeux les lacets et les crocs, mais que Drusus fut
complètement privé de nourriture, au point qu’il essaya de ronger/manger la bourre de
son matelas (…).” (Suet. Tib. 54.4)
Les éditeurs choisissent de traduire mandere à l’aide de ronger ou de manger.
Dans les deux récits, la bourre du matelas est assimilée à un aliment, alimentis chez
Tacite, alimenta chez Suétone. Il s’agit bien de l’action élémentaire de ‘manger’ un
aliment. Mais il y a aussi l’image sous-jacente d’un Drusus réduit à ‘ronger’ son
matelas comme une souris. La locution doit certainement répéter la formule orale
des sujets parlants latins en train de commenter eux-mêmes l’épisode: la langue
parlée affectionne en effet le lexique imagé, qui accentue le pittoresque de
l’anecdote. En transcrivant fidèlement ce langage, les historiens authentifient leur
documentation en même temps qu’ils nous dévoilent un peu de la langue parlée à
l’époque des faits (ici en l’an 33 après J.-C.). Mandere relève en effet de ‘ragots’, de
commérages médisants, que Suétone prend plaisir à retranscrire (cf. creditur, cuidam):
(8) Creditur etiam polyphago cuidam Aegypti generis crudam carnem et quidquid daretur
m a n d e r e assueto, concupisse uiuos homines laniandos absumendosque obicere.
“On dit même qu’il voulut donner des hommes vivants à déchirer et à dévorer à un certain glouton, un Égyptien habitué à mettre en pièces de la chair crue et tout ce qu’on lui
présentait.” (Suet. Nero 37.2)
3.2. Variations diastratiques
Les variations diastratiques sont, elles, au nombre de trois. Seules deux ont joué
dans l’éviction de l’orthonyme.
3.2.1. Ēsse / comēsse
La première variation diastratique concerne ēsse et comēsse. Chez Plaute,
comēsse est réservé aux gens de bas niveau social, un esclave, un marchand de filles
Genèse d’un supplétisme: variations diastratiques, diaphasiques et diatopiques dans le procès de ‘manger’ 53
ou une courtisane, peut-être par stylème, peut-être par reflet de la langue parlée par
le peuple. C’est sans scrupule que la servante de Cléostrata recourt à comēsse afin
de se moquer d’autres servantes de la maison:
(9) Noui ego illas ambestrices: corbitam cibi / c o m e s s e possunt…
“Je les connais, ce sont deux grosses mangeuses; elles pourraient dévorer une cargaison
de vivres.” (Plaut. Cas. 778-779)
L’ancrage social du verbe peut n’être que littéraire et servir à caractériser des
personnages, mais l’évolution de la langue conduit à envisager plutôt une variation:
comēsse, dès lors que son usage se répand en raison de l’abandon du simple, est
soumis à un affaiblissement de sens proportionnel à sa fréquence et commence à
perdre de son intensité.
Varron n’atteste qu’une fois le préverbé, mais cette occurrence est éloquente: la
forme comessā est placée dans la bouche d’un homme à l’ancêtre illustre, dont
l’auteur cite les propos au moyen d’un discours direct. Je vois ici l’un des tout premiers exemples de l’emploi de comēsse dans un emploi moins connoté socialement
que chez Plaute:
(10) Illi interea ad nos, et Stolo, “num cena c o m e s s a , inquit, uenimus?”
“Sur ces entrefaites, ils nous avaient rejoints, et Stolon: “Est-ce que nous sommes arrivés
quand le dîner est fini?” demanda-t-il.” (Varro rust. I 2.11)
Quintilien emploie également le préverbé, sans que celui-ci apparaisse comme
marqué. Les formes appartiennent toutes à un discours direct ou indirect:
(11) Defensionem imitatus est eques Romanus, qui obicienti Augusto, quod patrimonium
c o m e d i s s e t : “meum”, inquit, “putaui”.
“Quant à l’excuse, c’en est une imitation que présenta un chevalier romain, à qui Auguste
reprochait d’avoir mangé/dévoré son patrimoine: ‘J’ai cru, dit-il, qu’il était à moi.’ ” (Quint.
inst. VI 3.74)
Il s’agit d’une conversation verticale: le dialogue a lieu entre Domitius Afer, l’un
des orateurs les plus renommés du temps de Quintilien, et, ironie du sort, qui est
mort dans un repas où il avait trop mangé, et son intendant, personne moins cultivée.
Celui-ci utilise-t-il le préverbé dans son emploi figuré et courant depuis Plaute? Estil possible de “dévorer” des reliquats? C’est peu probable, et conformément au niveau social du locuteur j’opte plutôt pour la traduction par ‘manger’, en admettant
qu’il y a là une attestation de la variation usuelle dans la langue parlée (courante ou
familière).
Toutefois, il ne semble pas que comēsse soit resté plus longtemps en usage. Chez
Martial, il est peu employé (5 fois), alors que cēnāre l’est 40 fois. De même, chez
Apulée il n’apparaît plus qu’une fois, dans un texte apologétique qui puise dans l’art
oratoire des siècles précédents. La prédominance de cēnāre chez ces deux auteurs
suggère une seconde variation diastratique.
3.2.2. (Com)ēsse / cēnāre
La variante cēnāre appartient au milieu des gens lettrés. C’est une variante de la
langue parlée des gens de haut niveau social. Déjà chez Plaute, le deuxième verbe le
54
MARIE-ANGE JULIA
plus fréquent est cēnāre, qui désigne le dîner. Néanmoins, il ne s’agit pas forcément
du repas du soir car, par exemple, Phronésie propose à Diniarque de manger, avant
que le jeune homme lui propose de passer la journée ensemble:
(12) Hicine hodie c e n a s , saluos quom aduenis?
DI. Promisi. PHR. Vbi c e n a b i s ? di. Vbi tu iusseris.
“Tu manges ici, puisque tu reviens sain et sauf? (DI.) J’ai promis. (PHR.) Où mangerastu? (DI.) Où tu voudras.” (Plaut. Truc. 359-360)
Cēnāre est une variante de ēsse, dans des échanges de registre plutôt soutenu.
Dans les échanges relevant d’un bas niveau de langue, c’est comēsse que l’on
trouve:
(13) Si autem deorsum c o m e d e n t , si quid coxerint, / superi i n c e n a t i sunt et c e n a t i inferi.
“Mais, s’ils mangent, en bas, ce qu’ils auront faire cuire, ceux d’en haut n’auront plus de
dîner, et ceux qui dîneront, ce seront ceux d’en bas.” (Plaut. Aul. 367-368)
L’opposition spatiale entre les superi et les inferi est à l’image de l’opposition
sociale et linguistique entre le niveau de langue soutenu, incēnātī, cēnātī, et familier,
comedent. Varron le confirme: la lexie figée bibere et esse devient bibere cenareque, car il s’agit d’un conseil littéraire, d’où l’emploi aussi de l’infinitif archaïque
esse:
(14) Illud non dicis, inquit Agrius, quod scribit, ‘si uelis in conuiuio multum bibere c e n a r e que libenter, ante e s s e oportet brassicam crudam ex aceto aliqua folia quinque’.
“Agrius dit: ‘Ce que tu ne dis pas, c’est qu’il écrit: ‘Si vous voulez dans un banquet
beaucoup boire et dîner avec appétit, il faut manger auparavant du chou cru dans du vinaigre, environ cinq feuilles.’ ” (Varro rust. I 2.28)
Les Lettres de Pline le Jeune marquent une évolution majeure dans la dénotation
de ‘manger’: ēsse et comēsse ne sont nulle part attestés. Les seuls verbes qu’il emploie sont cēnāre (7 fois) et uescī (une fois). Cēnāre peut désigner un repas qui a
lieu dans la soirée, mais il sert aussi à dénoter des repas qui ont lieu dans la journée,
même le déjeuner:
(15) C e n a n t i mihi, si cum uxore uel paucis, liber legitur; post cenam comoedia aut lyristes.
“Pendant le déjeuner, si je mange avec ma femme ou avec un petit nombre d’amis, on lit
un livre. Au sortir de la table vient quelque comédien, ou quelque joueur de lyre.” (Plin.
epist. IX 36.4)
Cēnāre est usuel, fréquent, placé dans la bouche des sujets parlants contemporains de Pline.
Suétone n’emploie pratiquement pas comēsse. Celui-ci sert à donner la couleur
d’une époque. Il n’apparaît que dans la biographie d’Auguste et dans la bouche de
sujets parlants contemporains à cet empereur, en 31 avant J.-C., à une époque donc
où le verbe était encore bien employé:
(16) … omne frumentum deos c o m e d i s s e …
Genèse d’un supplétisme: variations diastratiques, diaphasiques et diatopiques dans le procès de ‘manger’ 55
“(…) [Le lendemain on s’écriait que] ‘les dieux avaient mangé tous les grains (…).’ ”
(Suet. Aug. 70.2)
En plaçant le verbe usuel de l’époque dans la parole rapportée, le biographe
cherche à coller au près de la langue de l’époque, à respecter fidèlement une parole
historique. Mais, plusieurs années après, c’est à cēnāre que recourt Auguste en
s’adressant à une personne de même rang social que lui:
(17) “c e n a u i , ait, mi Tiberi, cum isdem…”
“ ‘Mon cher Tibère, dit-il, j’ai mangé (dîné?) avec les mêmes personnes (…).’ ” (Suet.
Aug. 71.2)
Cet exemple confirme la prédilection pour cēnāre de la langue parlée par les
gens cultivés du Ier siècle et peut-être du IIème siècle après J.-C. Chez Martial encore,
cēnāre est employé au sens hyperonymique de ‘manger’, par perte du sème spécifique
de l’heure. Le repas peut se dérouler dans l’après-midi:
(18) Gestatur tecum pariter pariterque lauatur; / c e n a t boletos, ostrea, sumen, aprum.
“[La fièvre] va en litière avec toi; avec toi elle va aux bains: elle mange des champignons, des huîtres, de la tétine et du sanglier.” (Mart. XII 17.4-5)
Le procès est envisagé en tant que générique, à côté d’autres procès envisagés
dans l’absolu comme ‘boire’, ‘demander’, sans complément:
(19) C e n a t , propinat, poscit, negat, innuit…
“Il mange, il boit, il demande, il dit non, il dit oui.” (Mart. I 68.3)
C’est aussi le verbe le plus fréquent chez Apulée, mais il semble appartenir à un
niveau de langue élégant. Il reste limité au repas de riches personnages (cf. met. X
20.1, c e n a t i e triclinio domini).
Cette variante de la langue parlée par les gens lettrés n’a donc pas pénétré toutes
les couches sociales. Les faits de supplétismes relèvent en effet de la langue parlée
par le peuple.
3.3. Variations diatopiques: comedere / mandūcāre
La troisième variante diastratique de notre dossier est mandūcāre. Elle semble
avoir été usuelle dès le Ier siècle après J.-C. comme le suggère le mandūcāuī de la
vie d’Auguste cité au § 1.2. Il n’est pas possible pour saisir le sens de mandūcāre
chez Apulée de trancher entre ‘mâcher’ et ‘manger’:
(20) Nec me tamen instanter ac fortiter m a n d u c a n t e m uel somnus imminens impedire potuit. et quamquam prius, cum essem Lucius, unico uel secundo pane contentus mensa decederem, tunc uentri tam profundo seruiens iam ferme tertium qualum rumigabam.
“Je continuais cependant à mâcher/manger fort et ferme, en dépit même de l’envie de
dormir qui commençait à me gagner. Et alors qu’autrefois, lorsque j’étais Lucius, il me
suffisait d’un pain ou deux avant de quitter la table, cette fois pour satisfaire un ventre
aussi énorme (que celui que j’avais maintenant) j’en étais déjà à avaler/ruminer ma troisième corbeille.” (Apul. met. IV 22.6-7)
MARIE-ANGE JULIA
56
Manducantem fonctionne parallèlement à rumigabam, verbe tardif dont le sens
non plus n’est pas clair. Il y a trois solutions possibles: soit mandūcāre n’a toujours
pas évolué et n’est pas encore employé dans la langue parlée dans l’acception de
‘manger’, soit Apulée réactive un verbe qui a été désémantisé par un retour
étymologique explicité par l’autre verbe, rumigabam, qu’il est d’ailleurs le premier
à attester. Ou bien encore il pourrait trahir une mode des sujets parlants africains de
son époque qui choisit un verbe propre aux animaux pour dénoter le procès humain
de ‘manger’. Cette dernière interprétation semble plus raisonnable car le latin
chrétien, qui naît vers la fin du IIème siècle en Afrique, atteste abondamment
mandūcāre, qu’il tire ainsi du fonds latin endogène.
Les textes suggèrent donc que c’est comēsse qui est d’abord sorti de la langue
parlée par le peuple à Rome et qui s’est exporté en premier. Puis c’est au tour de
mandūcāre. Les deux termes ont dû coexister en Gaule avant l’élimination définitive
de comēsse au cours du Haut Moyen Âge, où s’éteint l’activité littéraire 19.
Le grand absent dans l’œuvre de Grégoire de Tours est, tout d’abord, cēnāre, (ce
qui tend à confirmer l’appartenance du verbe à la langue parlée à Rome par les gens
lettrés). En revanche, son œuvre atteste comēsse (14 fois) et mandūcāre (2 fois).
L’emploi de comēsse repose avant tout sur des citations bibliques:
(21) … coxi carnes et c o m e d i …
“J’y ai fait cuire les viandes et je les ai mangées.” (Greg. T. Franc. X 2.10 = Vulg. Is.
44.18)
En regard de la lexie biblique comedere et bibere, pour laquelle la Vulgate
possède déjà la variante manducare et bibere20, on trouve:
(22) Et m a n d u c a n t e s simul atque bibentes dignisque se muneribus honorantes,
pacifici discesserunt…
“Tous mangèrent et burent ensemble, s’honorèrent mutuellement de présents dignes de
tels personnages, et se séparèrent en paix.” (Greg. T. Franc. V 17)
L’emploi de mandūcāre est désormais complètement désémantisé.
4. Synthèse: évolution du supplétisme jusque dans les langues romanes
Ce parcours à travers la littérature latine nous a permis de mettre à jour la complexité des variations dans la dénotation de ‘manger’. La première variante,
comēsse, au départ marqué par l’aspect télique, a sans doute été vite usuelle dans la
——————————
19
Banniard (1993: 152) explique comment peuvent coexister deux termes dans une même langue parlée, avant la
généralisation du changement langagier à la fois dans l’espace géographique, dans l’espace social et dans le temps:
“Tant que perdurait une certaine unité ‘romaine’ les probabilités d’apparition de l’un ou de l’autre lexème sur les
lèvres d’un locuteur même illettré en situation de communication spontanée ne furent certes pas identiques, mais
elles ne furent pas nulles dans un cas et absolues dans l’autre (…) Lorsque la rétraction des échanges interprovinciaux se produisit, c’est-à-dire lorsque les institutions et l’administration impériale perdirent leur rôle supradialectal,
les tendances s’aggravèrent jusqu’à un partage aréologique net”. Pour les lexèmes ‘manger’, les calculs de probabilités correspondraient exactement à ceux dans lesquels s’est lancé Banniard au sujet de casa et mansus: dans 70 %
ou 80 % des occurrences, comedere apparaissait en zone A; mandūcāre en zone B; mais il y avait encore 20 % ou
30 % de probabilités pour que l’autre lexème comedere apparût en zone B, tout comme mandūcāre en zone B.
20
Cf. par exemple Videbar quidem uobiscum m a n d u c a r e et bibere… “Vous avez cru me voir manger et boire avec vous (…).” (Vulg. Tob. 12, 19).
Genèse d’un supplétisme: variations diastratiques, diaphasiques et diatopiques dans le procès de ‘manger’ 57
langue parlée en remplacement de l’irrégulier et peu étoffé ēsse, mais elle est sortie
du parler citadin dès le Ier siècle après J.-C. Elle demeure dans des parlers provinciaux, soit dans la campagne romaine soit dans une vieille colonie: elle accompagne
la progression de l’Empire vers les régions hispaniques, qui le conserveront, tandis
que le parler citadin de Rome continue son propre renouvellement lexical. On lui a
préféré deux autres variantes, qui relèvent de la première conjugaison: cēnāre et
mandūcāre ont un paradigme régulier et aisé à conjuguer. En outre, leur sème spécifique pouvait aisément être effacé: par extension sémantique, ils ont servi à dénoter
ce qu’aurait pu dénoter (com)ēsse, puis sont devenus des variantes diastratiques et
diatopiques. C’est le cas de cēnāre qui a été étendu à tous les repas de la journée,
dans la langue parlée des gens cultivés de Rome, par opposition à mandūcāre qui est
d’un bas niveau de langue. L’heure que marquait cēnāre correspondait au départ au
repas principal de la journée d’un Romain de condition moyenne ou riche 21. Puis les
Romains de l’époque classique ont commencé à prendre en général trois repas par
jour. Par extension le terme se trouvait apte à dénoter le déjeuner. Pline le Jeune
déjeune (cenat) comme s’il dînait: frugalement toujours, mais en accomplissant le
rite social du repas au cours duquel on reçoit ses amis et discute de littérature ou de
philosophie. Cependant, les textes parlent de Romains assez ou très riches. Les
plébéiens, eux, ont pu utiliser rapidement mandūcāre, puisque le procès de
“mâcher” est la description visuelle de l’action des mâchoires avant d’avaler
l’aliment.
Nous pouvons donc récapituler ces divers remplacements en quatre phases, qui
tiennent compte de toutes les variations. Ces phases expliquent comment les variantes qui sont passés en latin tardif se sont, par la suite, partagées les régions. Tous ces
remplacements supposent un phénomène complexe, qui répond au besoin de nouveaux signifiants de toute langue.
Phase I
Phase II
Phase III
Phase IV
Héritage pré-littéraire
Esse
Langue soutenue et
Langue courante et
littéraire
familière de Rome
ēsse
comēsse
(com)ēsse, cēnāre,
cēnāre et comēsse
uescī
(com)ēsse,
cēnāre et mandūcāre
mandūcāre
Langue courante
en province
comēsse
comēsse / mandūcāre
5. Bibliographie
BANNIARD, Michel 1993, “Latin tardif et français prélittéraire”, Bulletin de la Société de
Linguistique de Paris 88,1: 139-162.
——————————
21
P. Poccetti nous a signalé qu’en ombrien cēna est attesté comme repas principal. Nous le remercions de cette
précision.
58
MARIE-ANGE JULIA
BENVENISTE, Émile 1964, “Renouvellement lexical et dérivation en grec ancien”, Bulletin de
la Société de Linguistique de Paris 59,1: 24-39.
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Électronique des DOCuments, Université de Louvain-la-Neuve), banque de données informatisées, intégrant la quasi-totalité des volumes publiés à ce jour dans la Series Latina
et la Continuatio Mediaevalis du Corpus Christianorum et du Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, et divisée en trois Cd-Roms. Turnhout.
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Nicolas & M. Fruyt (éd.), La création lexicale en latin, Actes de la table ronde sur “La
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VÄÄNÄNEN, Veiko 1967, Introduction au latin vulgaire, Paris, seconde édition.
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