Université Lyon 2 Institut d’Etudes Politiquesde Lyon CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT ème Mémoire de 4 année Soutenu le 3 Septembre 2012 Par Grégory Fayolle Emmanuelle Ganne : responsable de mémoire Table des matières Remerciements . . Introduction . . Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide elle-même" . . 1.1 Système du don : les limites de l'altruisme comme clef de voute de l'édifice ONG . . Le concept d'altruisme . . Donateur et action du don . . ONG et dépendance à l'opinion publique . . Recommandation # 1 : Des principes pour régir l'aide internationale . . 1.2 Fonctionnement interne : des structures idéologiquement fortes mais des lacunes organisationnelles profondes . . Les fondements idéologiques des petites et moyennes ONG . . La théorie des organisations de Mintzberg . . Microcosme de l'aide : un marché qui s'auto-alimente . . Recommandation # 2 : Déconstruire le mythe de l'ONG porteuse de développement et appréhender le travail comme alternative . . 5 6 14 14 15 16 17 19 20 20 21 23 L'émergence de nouveaux acteurs de l'aide . . 24 26 27 29 Recommandation # 3 : Repenser la notion d'intermédiaire : vers une concertation inter-ONG pour un plus grand poids politique . . 31 1.3 Rôle, poids et légitimité : une place contestée sur fond de crise identitaire . . Une position d'intermédiaire de l'aide source de légitimité . . 1.4 Modèle et stratégie d'action : l'échec de l'association planistes – petit projet .. Recommandation # 4 : Evaluation et responsabilité, les maîtres-mots. . . 33 33 35 37 Recommandation # 5 : Reproductibilité, pérennité, effets multiplicateurs. Quand l'aide est porteuse de développement . . 38 Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales . . 45 2.1 ONG & Etat donateur : le détournement de l'aide et les véritables motivations de la coopération internationale . . 45 Planistes vs. Essayeurs . . Le petit projet comme modèle d'action dominant . . Pourquoi les ONG aident-elles malgré elles ? Les motivations socio-politiques stratégiques et l'instrumentalisation des ONG . . 46 Recommandation # 6 : Le modèle semi-privé pour une indépendance financière des petites et moyennes ONG . . 49 Recommandation # 7 : Assurer la régulation des flux d'aide par de véritables instances de coordination . . Recommandation # 8 : L'aide Sud-Sud en réponse aux échecs occidentaux . . 50 51 52 54 56 Recommandation # 9 : Réinventer l'aide, le système des Bons de développement .. 57 2.2 ONG & déterminant culturel : l'approche terrain face à l' aide en kit . . Le contexte socio-culturel et l'adaptation au milieu . . La relation développeur - développé . . 2.3 ONG & Etat récipiendaire : le dilemme autonomie – dépendance . . La problématique de la substitution, quand l'aide concourt à la sclérose du système .. 57 Corruption et détournement de l'aide par les gouvernements récipiendaires . . 58 60 Recommandation # 10 : L'économie de marché, réponse de Dambisa Moyo à l'incompétence du système développementaliste . . 61 Recommandation # 11 : L'aide conditionnelle pour une refonte des relations ONG – Etat récipiendaire . . 62 2.4. ONG & et acteurs non-étatiques locaux : les dynamiques de développement endogène comme panacée . . La méconnaissance des potentiels réels . . Derrière le populisme, les stratégies de contournement des acteurs locaux. . . Recommandation # 12 : Dynamique endogène contre dynamique exogène, quand le développement est une question de timing . . Recommandation # 13 : Réinventer l'aide (bis), le système GlobalGiving.org . . Conclusion . . Bibliographie . . Ouvrages . . Articles . . Articles disponibles sur internet . . Conferences . . Entretien . . Annexes . . 63 64 65 67 69 71 74 74 74 75 76 76 78 Annexes # 1 : Rapport de stage 2011 pour Enfants d'Asie et Article 4 - partie descriptive . . 78 Annexe # 2 : Rapport de stage 2011 pour Enfants d'Asie et Article 4 - partie descriptive . . 85 Annexe # 3 : Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisé le 16 mai 2012 . . Annexe # 4 : Captures d'écran du site GlobalGiving.org . . 101 103 Remerciements Remerciements Je voudrais remercier l'ONG Enfants d’Asie pour m’avoir donné l’opportunité de partir, de découvrir, de voir et de comprendre. Le chemin que j’ai parcouru entre août 2010 et septembre 2011 m’a été ouvert par mon organisme d’accueil. Je souhaiterais remercier Odile Hanrot pour m’avoir donné ma chance et Babeth Girault pour m’avoir toujours suivi malgré nos dissensions profondes. Merci à toute l’équipe d’Enfants d’Asie ASPECA à Phnom Penh, et sa directrice KEM Kimlang, qui ont été comme une famille pendant plusieurs mois, que j’ai appris à connaître, et que malgré tout je n’oublierai jamais. Je ne pourrais oublier de remercier le staff d’Article 4, LOT Kunthear en tête, pour avoir fait de mon aventure à leurs côtés une riche et intense expérience. Je remercie l’IEP de Lyon pour m’avoir offert la possibilité de cette année de mobilité et pour une formation qui, véritablement, m’a aidé au quotidien. Je remercie également Mme Emmanuelle Ganne, mon maître de mémoire et M. Mustapha Sadni Jallab, son collègue responsable de leur séminaire commun. Je veux remercier l'ensemble des personnes que j'ai cité dans ce mémoire pour avoir partagé avec moi leurs idées éclairées sur le monde du développement, les ONG, et le Cambodge. Je pense aussi à mes amis et proches en France qui, consciemment ou non, m'ont accompagné et m'ont permis de me structurer tout au long de mes recherches et de la rédaction de ce travail. Merci à Pierre Legros pour avoir été un mentor, pour m’avoir aidé à y voir clair. Merci à SAM Kanha, pour m’avoir tant donné. Fayolle Gregory - 2011 5 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT Introduction "L’aide internationale est un nid de présupposés, de questions que l’on ne pose pas vraiment, de faits que l’on croit établis car ils reposent sur un tissu de valeurs et de représentations que nous tenons pour bon". C'est en ces mots que j'ouvrais l'introduction de mon rapport de stage en septembre 2011, à mon retour d'un séjour d'un an au Cambodge lors duquel j'avais travaillé pour deux ONG françaises. A chaud, je n'en mesurais pas vraiment l'ampleur mais je témoignais sincèrement de l'amertume et de la frustration que laisse à nombre de volontaires une année de ce que l'on appelle négligemment l'humanitaire. C'est cette expérience qui m'avait poussé à l'époque à développer mon analyse sur les problématiques latentes des petites et moyennes ONG occidentales. C'est cette expérience qui me pousse aujourd'hui à reprendre cette analyse et à en faire mon thème de mémoire. Ce travail est le résultat d'un lent cheminement débuté à la fin de mon stage pour Enfants d'Asie ASPECA (EAA) à Phnom Penh. Les difficultés rencontrées et les épreuves traversées m'avaient laissé ce goût amer et cette frustration que j'évoquais plus haut. Pierre Legros, fondateur d'Article 4 (ONG pour laquelle j'ai travaillé à Phnom Penh également)et mentor, m'a permis d'apprendre de ces échecs et de comprendre leurs raisons, ce fut la seconde étape de mon cheminement. La rédaction de mon rapport de stage et les lectures qui l'accompagnèrent me permirent de prendre un premier niveau de hauteur vis-à-vis de ce que j'ai vécu. Mes travaux de recherche et la réflexion menés pour ce mémoire ne sont bien sûr pas une ultime étape, mais un pas conséquent dans l'appréhension de mon expérience cambodgienne, et du monde de l'aide internationale. L'approche qui y est développée reprend certes des points centraux de mon rapport de stage, mais elle se veut à la fois plus complexe et diverse. C'est la raison pour laquelle plus qu'une critique multidimensionnelle, cette analyse a pour ambition d'émettre un certain nombre de recommandations pour la refonte du système d'aide appliqué aux petites et moyennes ONG occidentales. Ces critiques et recommandations émanent de l'analyse comparée de la littérature existante, mais aussi de réflexions construites au fil de mon cheminement et de discussions avec les professionnels du milieu. Elles se basent inévitablement sur la situation de l'aide au développement au Cambodge. Enfants d'Asie ASPECA et Article 4 sont deux ONG françaises bien différentes, elles possèdent atouts et carences propres, mais ont le point commun d'appartenir à une classe d'ONG que l'on peut caractériser de petites et moyennes, on reviendra sur les tenants de cette typologie. Enfants d'Asie est une ONG de parrainage d'enfants défavorisés en Asie du Sud-Est, présente au Cambodge sous le nom d'ASPECA, y dédiant plus de 80% de son activité et de son budget, venant en aide à près de 4000 enfants majoritairement dans des orphelinats d'Etat. Les observations que j'ai pu y mener nourrissent ce mémoire et permettent d'en illustrer les différentes rubriques. Mon passage chez Article 4, organisme de lutte contre les réseaux de prostitution et la traite des humains, et la relation que j'ai tissée avec Pierre Legros enrichissent également ce propos. Cette seconde période m'a structuré et donne du sens à la mise en perspective de mon expérience par rapport à la critique de l'aide au développement. Objet d'étude et définition des concepts 6 Fayolle Gregory - 2011 Introduction Le choix de l'objet d'étude découle lui aussi initialement de mon expérience terrain. Les deux structures pour lesquelles j'ai travaillé correspondent à un modèle de petites et moyennes organisations, et c'est naturellement celles que je connais le mieux et pour lesquelles mon analyse peut être la plus appropriée. Mais la communauté des petites et moyennes ONG revêt également un enjeu central de par son importance numérique et renvoie à une nébuleuse très hétérogène, majoritaire parmi les structures d'aide. Dans son 1 ouvrage de référence sur les ONG occidentales au Cambodge , Sabine Trannin s'attèle à la définition d'une typologie des forces en présence sur le territoire. Cette classification établie en termes de taille, de budget, de champ d'action et de philosophie, fait état de la présence massive de petites et moyennes structures définies comme suit : "des ONG plus petites que des fondateurs souvent charismatiques ont créées spécialement pour 2 répondre à cette crise cambodgienne" . Elles peuvent tout à fait bénéficier de budgets conséquents, Trannin parle de plus d'un million d'euros par an, et être des organisations importantes à l'échelle cambodgienne. De façon plus dogmatique, selon la définition de S.-P. Robbins, une ONG peut être assimilée à "une unité économique de coordination ayant des frontières identifiables et fonctionnant de manière relativement continue, en vue d'atteindre 3 un objectif ou un ensemble d'objectifs partagés par les membres participants" .Au sein de 4 ce "laboratoire idéal pour mesurer l’efficacité de l’aide humanitaire des ONG occidentales" qu'est le Cambodge, on trouve beaucoup d’organisations françaises : Krousar Thmey, Pour un Sourire d’Enfant, Enfants d’Asie ASPECA, Agir pour le Cambodge...). C’est souvent le choc émotionnel lié à la découverte du pays par les fondateurs qui est à l’origine de la création de l’association. Les cas de Marie-France et Christian des Pallières pour Enfants du Mékong, de Charles Fejtö pour Enfants d'Asie, de Benoït Duchâteau-Arminjon pour Krousar Thmey sont de bons exemples. On est bien loin des préoccupations et des problématiques des mastodontes de l'humanitaire, organismes présents partout dans le monde, précédés par leur réputation, qui ont un budget annuel considérable et emploient plusieurs centaines de personnes. La plus importante ONG au Cambodge en termes de budget, de projets, de ressources humaines, est l’ONG protestante anglo-saxonne de parrainage World Vision. On trouve dans cette même catégorie des ONG comme CARE, Save the Children, Lutheran World Service, World Relief, Catholic Relief Service. En dessous dans la hiérarchie se trouvent les grosses ONG. La seule différence majeure est qu’elles sont un peu moins imposantes que les ONG du premier groupe. On retrouve une majorité d’organismes religieux : Caritas, Concern Worldwide, Jesuit Service, Church World Service, Action Contre la Faim, Catholic Office for Emergency Relief and Refugiees. Ces deux catégories ne constituent pas notre objet d'étude, mais, à l'image des Institutions internationales de coopération telles que le FMI, la Banque mondiale, le PNUD ou les organismes onusiens de coopération, peuvent être invoquées dans ce travail comme corollaires, clefs explicatives de situations générales, ou dans leurs interactions avec les petites et moyennes ONG. De la même façon, les ONG locales ne feront pas l'objet d'une attention prépondérante, les réalités et les enjeux auxquels elles font face diffèrent - voire sont parfois à l'opposé - de ceux des ONG occidentales. Cela ne veut pas dire qu'elles ne seront ni abordées, ni considérées dans leur apport au système d'aide. 1 2 3 Trannin, Sabine, Les ONG occidentales au Cambodge. La réalité derrière le mythe, Paris, Editions L’Harmattan, 2005. Ibid. Piveteau, Alain, “Pour une analyse économique des ONG”, in Deler, J.-P. (dir.), Faure, Y.-A. (dir.), ONG et développement : Société, économie, politique , Paris, Editions Karthala, 1998, p 271 à 292. 4 Trannin, Sabine, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 7 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT La diversité des acteurs impliqués côté donateur, que laisse deviner cette liste non-exhaustive, témoigne de la complexité de la nébuleuse de l'aide internationale. Le terme même d'aide internationale semble précaire, il est assimilé ou confondu à ceux de coopération, de développement, d'aide publique au développement, d'urgence, d'assistance ou d'aide caritative, et surtout d'humanitaire. L'économiste zambienne Dambisa Moyo, dans son ouvrage clef de la littérature de la critique de l'aide au 5 développement , tente d'apporter un premier éclairage à la situation, il existe selon aide trois types d'aide : "L’aide humanitaire ou d’urgence, qui se mobilise et se prodigue pour répondre à des catastrophes et des calamités […], l’aide charitable fournie par des organisations de bienfaisance à des institutions ou des individus sur le terrain, et l’aide systématique – c'est-à-dire les paiements effectués directement auprès des gouvernements sous la forme de transferts de gouvernement à gouvernement (elle est appelée aide bilatérale) ou de transferts par l’intermédiaire d’institutions comme la Banque mondiale (elle est appelée 6 alors aide multilatérale)" . Ces trois logiques d'aide sont enchevêtrées mais n'interviennent pas nécessairement dans le même cadre spatio-temporel et ne concernent ni les mêmes acteurs, ni les mêmes stratégies d'intervention. Les cas spécifique des petites et moyennes ONG occidentales correspond à ce que Dambisa Moyo appelle "l'aide charitable", nous nous pencherons épisodiquement sur l'aide systématique, alors que l'aide d'urgence sera assez largement exclue de l'analyse car elle dépend de problématiques spécifiques. Le constat : une aide qui dysfonctionne mais jouit toujours d'une forte légitimité populaire Les leviers qui impulsent et gouvernent l'aide internationale sont nombreux et font l'objet d'une attention particulière dans ce travail. Historiquement, des mythes fondateurs sont bien sûr à mettre en avant, comme l'explique William Easterly au sujet du piège à pauvreté : "Les pays les plus pauvres sont prisonniers d’un piège à pauvreté (ils sont pauvres uniquement parce qu’ils ont toujours été pauvres) dont ils ne peuvent sortir sans un plan massif financé par l’aide internationale, plan constitué d’investissements et de mesures à même d’effacer tout ce qui empêchait jusque-là le développement ; après quoi ces pays connaîtront un décollage menant à une croissance autonome, et l’aide internationale deviendra inutile. Tel est le mythe qui a donné naissance à l’aide au développement dans les années 1950 et qui continue d’être invoqué aujourd’hui pour prôner une augmentation 7 massive de l’aide internationale" . Le système d'aide au développement tel qu'il existe aujourd'hui et né aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale et a été façonné par quatre décennies de guerre froide et de logique bipolaire dans les relations internationales. On peut 8 discerner certaines tendances et évolutions dans cette histoire récente. Pour Keith Hart , deux périodes fondamentales doivent être distinguées : des années 1950 à 1975 (date clef de la fin de la guerre du Vietnam et de la chute du dernier empire colonial, portugais), puis de 1975 à nos jours. Hart affirme que l'effort de développement durant la première période était sincèrement intéressé à réduire le fossé économique entre pays riches et pays pauvres, même si les méthodes choisies étaient souvent inappropriées. Dans les années 1970, il 5 Moyo, Dambisa, Dead Aid: Why Aid Is Not Working and How There is Another Way for Africa. New York, Editions Straus and Giroux, 2009. 6 7 Moyo, Dambisa, op. cit., p. 35. Easterly, William. The White Man's Burden: Why the West's Efforts to Aid the Rest Have Done So Much Ill and So Little Good. New York. Penguin Press HC, 2006. 8 Hart, Keith. "Quelques confidences sur l’anthropologie du développement", in ethnographiques.org, Numéro 2 - novembre 2002 [En ligne]. Url : http://www.ethnographiques.org/2002/Hart.html (consulté le 30 janvier 2012). 8 Fayolle Gregory - 2011 Introduction est devenu évident que cette approche était une faillite et le contexte de guerre froide a vu apparaître les premières critiques. Dans ce cadre, suite aux chocs pétroliers et à la prise de pouvoir en Europe de gouvernements conservateurs néo-libéraux, le développement n'était plus véritablement d'actualité. Il a été remplacé par une dynamique d'ouverture des économies nationales aux flux de capitaux. On pourrait adapter cette chronologie en découpant la seconde partie. Depuis le début des années 1990, les flux d'aide publique au développement subissent des évolutions importantes, comme en attestent le tableau 1, concernant les flux mondiaux et le tableau 2 propre aux pays du CAD. La multiplication des volumes prouve la vigueur du domaine de l'aide internationale. Total APD + AASP APD AASP 9 1990 97.32 89.5 25.5 2000 83.5 72.8 10.7 2005 137.0 123.6 13.4 2007 127.1 111.8 15.3 2009 145.0 124.3 20.6 2010 168.8 127.7 41.1 Tableau 1 : Evolution comparée de l'APD et des AASP – Flux mondiaux 10 (versements nets à prix et taux constants de 2009 – en milliards de dollars US) Total APD nette APD nette bilatérale APD nette multilatérale Moyenne 1990-1999 77.96 54.06 (69.3%) 23.90 (30.7%) Moyenne 2000-2009 100.74 71.19 (70.7%) 29.55 (29.3%) Total CAD APD/RNB en % 0.27% 0.27% Tableau 2 : Flux nets totaux d'APD de pays membres du CAD (1990-2010) en 11 milliards de dollars et à prix constants de 2009 Pourtant, cette hausse des flux financiers destinés à l'aide au développement s'accompagne d'une critique tout aussi vive de ses résultats ; critique statistiquement alimentée. Des auteurs aux profils variés ont produit une littérature critique du système d'aide dans son fonctionnement actuel : intellectuels, juristes et chercheurs des pays du Sud, spécialistes occidentaux des questions de développement, anciens membres des Institutions de Bretton Woods, anthropologues du développement. Leur crédo : le constat, chiffres à l'appui, de l'extrême pauvreté et de la précarité des conditions d'existence d'une majorité d'individus en particulier en Afrique et Asie du Sud-Est. Dans son rapport des Objectifs du Millénaire pour le Développement de 2010, le PNUD dresse un panorama statistique de la pauvreté mondiale. Si l'évolution des chiffres est contestable, leur ampleur reste toutefois accablante. En 2005, 27% de la population des pays en développement vivait sous le seuil de pauvreté (1.25$ par jour), soit plus de 1.4 milliards de personnes. Les chiffres de l'Asie du Sud hors Inde (31%) et de l'Afrique (39%) sont particulièrement éloquents à cet égard. Sur la période 2005-2007, 16% de la population des pays en développement était dénutrie, cela représente 930 millions d'individus ; dans le détail, 26% de la population d'Afrique subsaharienne, 23% en Asie du Sud hors Inde, 14% en Asie du Sud-Est. Les flux de populations réfugiées ou déplacées de l'intérieur ont augmenté : 42.3 millions de 10 Source : CAD/OCDE. Versements secteurs public et privé. Statistiques de l'OCDE sur le développement international (base de données). http://dx.doi.org/10.1787/ (consulté le 7 février 2012) 11 Source : OCDE. Rapport 2011 sur la Coopération et le Développement. Estimation provisoire. Fayolle Gregory - 2011 9 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT 12 personnes en 2009 contre 37.1 millions en 2000 . Mais c'est en particulier en termes d'inégalités que les chiffres inquiètent. Le coefficient de Gini est un outil de mesure du degré d'inégalités dans la distribution des revenus dans une société. Etabli de 0 à 1, 0 représentant une égalité parfaite entre revenus et 1 une société de type esclavagiste. La carte mondiale du coefficient de Gini pour 2009 fait état d'une situation inquiétante dans les 13 pays en développement, majoritairement en Afrique subsaharienne et Amérique Latine . Devant l'incapacité des nations à résoudre les problèmes d'extrême pauvreté et de faim, l'aide internationale est pointée du doigt par les auteurs critiques du développement. William Easterly, dans Le fardeau de l'homme blanc, écrit que "la seule chose que l’on puisse leur reprocher [aux politiques occidentales de développement du Sud], c’est d’avoir créé la deuxième tragédie des pauvres de la planète. Or, les pauvres ne meurent pas seulement de notre indifférence à leur sort [c’est la première tragédie] : ils meurent aussi de notre incapacité à mettre en place des moyens efficaces de leur apporter notre aide [c’est la 14 seconde tragédie]" . De telles accusations sont légion et nourrissent le débat sur l'efficacité de l'intervention des pays du Nord dans les pays en voie de développement ou sousdéveloppés. Cela dit, si les résultats des actions entreprises par les institutions de coopération, les pays dans leur aide bilatérale, et les ONG se trouvent aujourd'hui questionnés, la légitimité de l'aide aux yeux des populations occidentales reste extrêmement élevée. L'approche anthropologique et psychologique, du côté donateur comme du côté récipiendaire, prend dans ce travail une place importante, et nécessite un développement à part entière. Dans la sensibilité des hommes de progrès occidentaux on trouve une idée visiblement incontestable : alors que toutes les valeurs morales de notre temps semblent bafouées, cette idée demeure indiscutée. Celui qui possède doit secourir celui qui manque, et la forme que ce secours doit prendre est celle de l'aide. Nous verrons que l'humanitaire foisonne de ce type de dogmes préconçus et solidement enracinés, qu'il est possible, sinon de déconstruire totalement, de questionner pour comprendre les raisons de l'échec. Cette justification culturelle et sociale de l'aide internationale se dresse en toile de fond de cette analyse, elle est un élément constitutif de cette réflexion. Elle explique également la complexité du système d'aide, en particulier pour les petites et moyennes structures, qui reposent sur des valeurs millénaires et un fonctionnement majoritairement à l'affect. L'aide internationale : un double paradoxe Ce travail s'appuie sur un double paradoxe initial qui donne une clef de lecture indispensable aux problématiques des petites et moyennes ONG et en structurent la critique et les perspectives. Il est nécessaire de garder ce postulat en tête dans l'analyse du système développementaliste tel qu'il est observable aujourd'hui. Je veux parler ici du paradoxe du micro-macro de Moyo et du paradoxe de la solidarité de Naudet. Dans l'Aide fatale, Dambisa Moyo développe l'exemple devenu célèbre des moustiquaires. Un fabricant africain de moustiquaires produit 500 unités par semaine en employant dix personnes qui font vivre chacune une quinzaine de parents. Malgré les efforts de cette entreprise locale, la malaria ne peut être éradiquée et les populations continuent de manquer de matériel. Une star Hollywoodienne mobilise les foules et à force de pression sur 12 Source : "Objectif 1 : Eradiquer l'extrême pauvreté et la faim", in Rapport des Nations Unies [en ligne]. http://www.un.org/ fr/millenniumgoals/pdf/report2010_goal1.pdf (consulté le 7 février 2012). 13 Source : "GINI Coefficient World CIA report 2009", in CIA : The World Factbook 2009 [en ligne]. http://upload.wikimedia.org/ wikipedia/commons/3/34/Gini_Coefficient_World_CIA_Report_2009.png (consulté le 7 février 2012). 14 10 Easterly, William, op. cit., p 16-17. Fayolle Gregory - 2011 Introduction les gouvernements occidentaux, un budget d'un million de dollars est débloqué pour l’envoi de 100 000 moustiquaires dans la région. Les moustiquaires distribuées, les ravages de la maladie se font moins sensibles. "A coup sûr, quand on a l’œil collé dessus, l’aide semble 15 avoir eu un effet positif" écrit Dambisa Moyo, mais, poursuit-elle, une fois le marché local inondé de moustiquaires, le petit producteur fait faillite et doit fermer boutique entraînant des dizaines de familles à vivre de l’aumône. Cinq ans plus tard, la majorité des moustiquaires sont déchirées, hors d’usage, ou utilisées pour la pêche. Dambisa Moyo explique la situation de paradoxe micro-macro de la façon suivante : "Une intervention efficace à court terme peut n’avoir que très peu d’effets bénéfiques durables. Pis encore, elle risque involontairement 16 de saper les chances, si fragiles soient-elles, de développement durable existantes" . Moyo défend ici l’idée selon laquelle l’action apparemment positive de l’aide ne reflète pas la situation dans son intégralité ; le fait que le présupposé d’une aide internationale par nature porteuse de développement est largement à remettre en question. Au Cambodge, il m'a semblé que l’aide internationale, observée dans sa relation la plus directe avec les populations, et dans un lien d’organisme à individu, soit porteuse de résultats positifs. Dans cette approche micro de l’aide, l’individu bénéficiaire voit ses conditions de vie progresser de manière considérable. Si l’on se penche sur les cas des organismes de parrainage type Enfants d’Asie ASPECA, Taramana, Enfants du Mékong, Pour un Sourire d'Enfant, la panoplie de services proposée est large, surtout en comparaison des conditions initiales d’existence des populations aidées. Pour un enfant qui a vécu la première partie de sa vie déscolarisé, dans une fratrie élargie avec en général au moins un des deux parents décédé, des infrastructures sanitaires très pauvres, souvent une obligation de travailler comme chiffonnier (s’il vivait en ville) ou dans la rizière, et surtout très peu de perspectives d’avenir, l’apport d’un organisme d’aide représente un changement de vie fondamental. Dans les centres d’aide de type foyer qui sont mis en place par les ONG citées plus haut, les enfants bénéficient de repas réguliers, d’accès aux soins, d’un niveau d’hygiène plus élevé, d’une (re)scolarisation dans le système public, d’attentions par la création de cellules familiales au sein de ces infrastructures d’accueil. Autant de mises en place qui contribuent au développement de l’individu dans une dimension bien supérieure à ce que ses déterminants sociaux d’origine ne laissaient augurer. Néanmoins cette approche micro des liens d’assistance que tissent les ONG avec les populations locales en détresse est trop réductrice. Elle nie en effet le contexte social, économique, politique et institutionnel des pays receveurs. Elle nie le fait que les acteurs entourant la relation donateur / bénéficiaire sont actifs et évoluent selon des raisonnements qui leur sont propres. Elle nie aussi l’idée selon laquelle l’action de ces acteurs peut avoir des répercussions majeures dans le circuit de l’aide, ce qui complexifie assez largement l’équation. Un enjeu important de l'analyse consistera à relever la complexité des relations entre acteurs, de leurs motivations, de l'enchevêtrement des logiques d'action et des différents niveaux de lectures de ces interactions. 15 16 Moyo, Dambisa, op. cit., p 87. Moyo, Dambisa, op. cit., p 88. Fayolle Gregory - 2011 11 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT Le paradoxe de la solidarité de Jean-David Naudet explicite la difficulté à percevoir les flux d'aide à leur juste valeur. Pour Naudet, "c'est le paradoxe de la solidarité que de 17 faire apparaître l'aide tantôt insignifiante, tantôt envahissante" . Insignifiante au regard des chiffres exorbitants de l'aide, la somme de 2 300 milliards de dollars depuis 50 ans est le plus 18 souvent avancée , par rapport à la misère qui frappe toujours les pays en développement aujourd'hui. Envahissante par sa tendance à entrainer des effets de dépendance et une perte d'autonomie des gouvernements récipiendaires. Ce paradoxe fait état de ce que Naudet appréhende comme un double courant dans la critique de l'aide au développement. Un courant progressiste qui dénonce l'égoïsme du Nord et un courant conservateur qui met en garde contre la mauvaise utilisation de l'aide et l'accroissement des flux. Plus qu'une opposition quantitatif-qualitatif, il semble qu'il s'agisse ici de deux pendants d'une même critique. Poser les bonnes questions, trouver les réponses adaptées Spécialiste du développement local et des problématiques de coopération décentralisée, Bernard Husson parle à l'égard de la position des ONG occidentales de 19 développement d'un "splendide isolement" . Enfermées dans une tour d'ivoire qu'elles ont elles-mêmes érigées, elles évaluent leur propre légitimité et renforce leur place d'agents de terrain. Cette légitimité auto-proclamée est une des raisons des carences de ces structures, ainsi qu'une problématique latente de leur mode de fonctionnement. Aussi, elles tendent à éviter de manière relativement consciente deux questions pourtant primordiales, qui alimenteront le cheminement de ce mémoire. Les ONG devraient toujours se demander : pourquoi aidons-nous ? Et pourquoi avons-nous jusque-là mal aidé ? Ces deux questions devraient être leur gouvernail, dicter les ajustements de leur raison sociale. Elles sont de fait inexistantes dans la plupart des organisations. Les points d'entrée à l'analyse de l'échec des petites et moyennes ONG occidentales d'aide au développement sont nombreux : relations à l'Etat récipiendaire, à l'Etat donateur ; aux bailleurs de fonds privés et à l'opinion publique ; difficultés structurelles ; instrumentalisation de l'aide ; corruption et détournements divers ; relation développeurs/ développés ; lacunes dans l'évaluation et la responsabilité ; fondements idéologiques inadaptés à l'évolution contextuelle, etc... Ces thèmes seront développés dans les différentes parties de ce travail. Ils concourent tous à mettre de l'huile dans les rouages de l'articulation critiques-recommandations pour une refonte du système d'aide, sous le prisme de l'action des petites et moyennes ONG occidentales de développement. En traitant ces questions, il s'agira toujours de garder en tête cette mécanique qui peut être formalisée par la question suivante : comment déjouer l'articulation entre les lacunes internes et externes des petites et moyennes ONG occidentales d'aide au développement ? Plutôt qu'un plan organisé selon la dichotomie critiques-préconisations, il m'a par conséquent semblé plus adapté de traiter la question de façon structurelle. Aussi la première partie concerne-t-elle les problématiques intestines des petites et moyennes ONG occidentales alors que la seconde tente d'appréhender leurs relations aux acteurs de l'aide, tant du côté donateur que du côté récipiendaire. Chacune des deux parties, à sa 17 Naudet, Jean-David, "Le dilemme entre solidarité et développement", in Revue Autrepart, Numéro 13 - 2000 Survivre grâce à... réussir malgré l'aide, Paris, Presses de Sciences Po, p. 173 à 193. 18 Source : Mathieu Bédard et Un monde libre, "Copenhague et les pauvres", in Afrik.com [en ligne]. http://www.afrik.com/ article18229.html (consulté le 13 mars 2012). 19 Husson, Bernard, “Les ONG : une légitimité en question”, in Deler, J.-P. (dir.), Faure, Y.-A. (dir.), ONG et développement : Société, économie, politique , Paris, Editions Karthala, 1998, p 545 à 559. 12 Fayolle Gregory - 2011 Introduction manière, cherche à répondre aux questions pourquoi aidons-nous ? Et pourquoi aidonsnous mal ? Chacune des deux parties est segmentée en critiques répondant à leurs propres logiques. Chacune des deux parties est irriguée régulièrement de recommandations et de préconisations pour la modification des stratégies de coopération actuelles, ainsi que de considérations sur des systèmes d'aide alternatifs. La première partie, dans son analyse des problématiques internes, s'attaque aux notions d'altruisme, d'aide et de don ; aux stratégies et composantes internes des petites et moyennes ONG ; à leur légitimité et leur identité ; à leurs plans et actions de terrain. La seconde partie traite de problématiques externes et des interactions observables entre acteurs du développement : les relations des ONG aux Etats donateurs ; bailleurs de fonds ; Etats bénéficiaires ; populations cibles de l'aide ; société civile ; ONG locales... y sont développées. Cette corrélation interne/externe permet de mettre en valeur l'importance des déterminants idéologique et organisationnel, mais aussi de témoigner de l'incapacité pour les ONG de maitriser tous les maillons de la chaîne de l'aide. Elle est aussi révélatrice des dangers qui menacent les organismes d'aide. Une partie de ces dangers est conjoncturelle ou dépend d'acteurs apparemment plus puissants. Mais une autre partie de ces dangers qui guettent les ONG réside en leur sein, l'opportunité de les comprendre et de les transformer en atouts est donc grande. Fayolle Gregory - 2011 13 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide elle-même" Dans un compte-rendu de 1999, le club du Sahel préconise la prudence face aux différents excès de l'aide : "Les multiples effets pervers rencontrés montrent que le pire ennemi de l'aide est l'aide elle-même. Le système de coopération ne doit rien tant redouter, et tenter 20 de prévenir, que ses propres excès"cite Jean-David Naudet . Face à lui-même, le système développementaliste doit avant tout trouver ses failles au-travers de sa propre introspection. 1.1 Système du don : les limites de l'altruisme comme clef de voute de l'édifice ONG Dans un article paru dans la Revue Autrepart en 2000, Bernard Lecomte témoigne de sa propre expérience et des raisons qui l'ont poussé à s'engager auprès des ONG : "Ma nature me porte vers autrui et j'éprouve beaucoup plus de difficultés à dire non que oui. Ma culture –fortement marquée par l'influence du catholicisme social- m'a poussée à ne pas laisser 21 faire le monde mais à contribuer à sa construction" . Le mysticisme de la solidarité naît d'une empreinte culturelle forte, qui émane des pays du Nord. L'aide internationale est assise sur plus de deux mille ans d'éducation judéo-chrétienne. Elle obéit à des doctrines qui irriguent les sociétés occidentales, des doctrines considérées comme représentant un bien incontestable. La notion d'aide à autrui, la maxime aide ton prochain, sont de ces biens unanimes et non questionnés. Considérés comme des valeurs sociales, ils jouissent d'une immunité sans bornes et, une fois invoquées, justifient tous les actes. Avec la société de consommation et la profusion de biens matériels, le fait de donner un peu de ce que nous possédons à outrance apparaît, bien plus que comme un acte de solidarité, comme un impératif moral. Par nature, l'opinion publique occidentale considère l'aide comme vecteur de développement, et la persistance de la pauvreté comme le résultat du manque d'aide, de l'égoïsme de leurs propres gouvernements. Selon Guillaume Varnier, "aider est devenu 22 un impératif absolu dont le poids éclipse toute rationalité. Aider pour sauver notre âme" . L'aide procède alors d'une inversion de la logique du besoin, la notion d'altruisme permet d'envisager cette complexité. 20 21 Naudet, Jean-David, op. cit. Lecomte, Bernard-J., "Comment suis-je devenu sensible au dilemme autonomie/dépendance ?", in Revue Autrepart, Numéro 13 – 2000. Survivre grâce à... réussir malgré l'aide, Paris, Presses de Sciences Po, p. 161 à 172. 22 Varnier, Guillaume, « Pourquoi l’aide humanitaire est nuisible à certains pays d’Afrique », in Polemia.com, 23 avril 2009 [En ligne]. URL : http://www.polemia.com/article.php?id=2123 (consulté le 12janvier 2012) 14 Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" Le concept d'altruisme Auguste Comte, père de la pensée positiviste en philosophie, explique que le besoin manifesté par autrui constitue l'objet d'une moralité de sociabilité définie comme 23 l'altruisme . L'acte altruiste, par la dénégation de soi à l'égard de l'autre, valorise le bienfaiteur en lui octroyant précisément ce statut. Cette reconnaissance alimente la volonté de répéter le geste de don, quelle que soit sa nature et sa destination. La valeur de l'engagement réside donc dans le bien-être délivré, estimé par le donateur et non pas par le résultat réel de son action. La perception remplace l'évaluation de sorte que le fait de perpétuer l'acte altruiste répond davantage au besoin de celui qui le réalise plutôt qu'au besoin réel de celui qui le reçoit. Lawrence A. Blum (1996) souligne qu'ainsi, "la notion d'altruisme semble se rapporter avant tout à la motivation à agir pour autrui plutôt qu'à 24 la compréhension (du bien d'autrui)" . Cette motivation s'apparente à une forte empathie envers le laissé-pour-compte ; cette sollicitude est exacerbée quand elle se teinte de l'exotisme des populations de l'autre bout du monde. La valeur de l'aide ne naît pas d'une réflexion commune, pas plus que d'une coopération concertée, d'égal à égal. L'action ellemême perd sa valeur intrinsèque et l'aide ne fait alors sens qu'au travers de la relation tissée entre le bienfaiteur et le bénéficiaire. Dans les petites et moyennes ONG occidentales, cette relation au bénéficiaire est essentielle pour le bienfaiteur. Elle est une source de légitimité, voire un passe-droit. Mlle K. travaille pour Enfants d'Asie ASPECA au siège de Phnom Penh, elle est coordinatrice régionale en charge de six orphelinats répartis sur la capitale et dans différents chefs-lieux de Province. Elle-même ancienne enfant défavorisée parrainée par l'association, elle a gravit les échelons de l'ONG petit à petit, pour arriver à ce poste à responsabilité. Elle est appréciée de tous, salariés khmers comme bénévoles et administrateurs français. Son français d'ailleurs est excellent et lors des voyages biannuels des parrains et marraines français, elle laisse toujours une très belle impression. Bref, Mlle K. est le profil type de la salariée locale qui a réussi dans une organisation française. Ce que Mlle K. ne sait pas, c'est l'enjeu qu'elle représente aux yeux des administrateurs en mission à Phnom Penh, et en Conseil d'Administration à Paris. Devenue la fille spirituelle de plusieurs administrateurs, elle est régulièrement invoquée dans les discussions franco-françaises de l'exécutif. "Je connais bien Mlle K. et elle m'a dit que le directeur de cet orphelinat ne faisait pas bien son travail" ; "Je suis allé en mission avec Mlle K. dans cette province et elle pourra témoigner qu'il nous faut absolument faire ces travaux" sont le type de réflexions communément échangées entre responsables de l'ONG. J'ai souvent été frappé par cette course à celui qui connaitra mieux le local. Ce phénomène est typique du détournement de la logique de besoin. Dans cette arène qu'est le CA, celui qui aide existe au travers de la relation qu'il possède avec celui qui est aidé. Un autre niveau d'analyse est établi par Howard Margolis qui pose la distinction entre deux types de comportements altruistes. Le bien-être induit par le simple fait de collaborer définit "l'altruisme de participation" (concept quantitatif) tandis que celui engendré par 23 24 Capurro, Raquel, Le positivisme est un culte des morts : Auguste Comte. Paris, Editions EPEL, Novembre 2004. Lallier, Christian., "Le besoin d'aider ou le désir de l'autre", in Revue Autrepart, Numéro 42 – 2007. Variations, Paris, Presses de Sciences Po, p. 91 à 108. Fayolle Gregory - 2011 15 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT la satisfaction d'avoir contribué à l'amélioration d'un état correspond à "l'altruisme de 25 biens" (concept qualitatif) . Le premier concept est bien plus abordable compte-tenu du fonctionnement à l'affect que nous avons décrit plus haut alors que le second nécessite une prise de distance critique sur l'action de don, ses conséquences et ses externalités. Le premier envisage la relation donateur – récipiendaire selon le point de vue du donateur et procède donc de l'inversion de la logique du besoin. Le second prend pour point de départ le besoin du bénéficiaire et cherche toujours à y revenir, au prix peut-être d'une remise en cause de son geste. Cette dérive a des conséquences importantes. La perte de vue du bénéficiaire comme acteurs central du processus d'aide aboutit à une dégradation de la pertinence des stratégies d'action des petites et moyennes ONG. Le cas échéant, si ceux que l'on appelle les mastodontes de l'humanitaire sont souvent taxés d'être déconnectés des réalités locales et de ne traiter qu'avec les gouvernements, les prises de décisions des petites structures ne sont pas nécessairement plus corrélées aux besoins réels locaux. Il s'agit ici de déconstruire le mythe de l'articulation proximité-pertinence de l'action. Ce type de dérives menace tous les organismes, sans considération de taille, nous y reviendrons à plusieurs reprises dans ce travail. Quid de l'altruisme alors, et de cette valeur sacrée qu'est l'aide face à cette première dérive ? On peut certainement parler de manière plus pragmatique d'un système dans lequel donateurs comme récipiendaires sont à la recherche de satisfaction. Christian Lallier écrit que "l'acte altruiste manifeste également le désir d'aider, de sorte que celui qui fait preuve de dévouement pourrait ainsi faire valoir symboliquement son désir par une demande auprès de celui qui possède le besoin. Il n'y aurait donc plus simplement ceux qui ont la ressource répondant à ceux qui ont un besoin, mais un rapport d'échange plus équilibré entre celui qui perçoit l'aide à son besoin et celui qui perçoit la satisfaction à son désir" 26 . On peut à cet égard considérer le système comme un marché où offre et demande d’aide se rencontrent. Les acteurs de ce marché sont en réalité inversés par rapport à la conception traditionnelle : ceux qui réclament l’aide sont les développeurs, désireux de pouvoir se rendre dans un pays où ils pourront soutenir les populations dans le besoin ; ceux qui proposent l’aide sont les gouvernements des pays où la situation socio-économique est précaire. L’activité considérable de va-et-vient de volontaires internationaux de solidarité 27 témoigne particulièrement de cet état de fait. Les statuts VIE, VIS, VIA , Service Civique, sans compter les stagiaires et salariés sont autant d'opportunités pour les volontaires d'aller faire leurs armes tout en répondant à la quête de sens qui anime cette volonté d'aider l'autre dans l'ailleurs. Donateur et action du don Le système du don revêt également des enjeux considérables. Myriam Donsimoni montre 28 dans un article de 1998 intitulé "La relation donateur/ONG : le jeu du don" que le donateur joue un rôle pivot, selon la terminologie de la théorie des incitations, en créant par son geste 25 Donsimoni, Myriam, “La relation donateur/ONG : le jeu du don”, in Deler, J.-P. (dir.), Faure, Y.-A. (dir.), ONG et développement : Société, économie, politique , Paris, Editions Karthala, 1998, p 293 à 309. 26 27 Lallier, Christian, op. cit. VIE : Volontariat international en entreprise. VIA : Volontariat international en administration. VIS : Volontariat international de solidarité 28 16 Donsimoni, Myriam, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" un environnement de confiance autour de l'ONG, attirant par là-même les autres donateurs. Mais l'inverse est aussi vrai. Au mois d'août 2011, l'ONG de Pierre Legros et LOT Kunthear, Article 4, était en attente d'un financement de plusieurs dizaines de milliers d'euros pour lancer le programme d'accueil des prostitués de Phnom Penh dans son centre psycho-social. Le bailleur de fonds, la Fondation Nando Perretti, devait avec cette enveloppe permettre à l'association de franchir un palier et de pouvoir solliciter d'autres fonds privés pour le développement de ses programmes. M. Legros était d'ailleurs en pourparlers avec plusieurs financeurs potentiels, intéressés par le projet. Pour des raisons conjoncturelles, la Fondation Perretti, a été forcée à l'époque de suspendre certains de ses budgets. Non seulement cette décision at-elle eu pour effet d'empêcher la marche en avant d'Article 4, mais il est devenu très difficile à l'organisation de justifier auprès de ses financeurs historiques, CIAI et Manos Unidas en tête, la poursuite du projet général. Privée de fonds alimentant les frais de fonctionnement de l'année à venir, Article 4, déjà mis en difficulté par des problèmes structurels, a fermé ses portes. La dynamique impulsée par le donateur et les externalités produites par son acte sont fondamentales pour le développement des ONG, elles maîtrisent toutefois difficilement ce facteur tant que leur taille et leur réputation ne leur permettent pas un appui solide. Il se trouve que les petites et moyennes ONG sont particulièrement confrontées à ce problème de visibilité. Dambisa Moyo relève une autre problématique inhérente à l'acte de don. Dans l'Aide fatale, elle écrit : "Les donateurs craignent aussi que, s’ils cessaient de les alimenter en argent, les pays pauvres ne soient pas en mesure de rembourser leurs dettes, ce qui compromettrait la situation financière des donateurs. Cette logique circulaire est ce qui fait tourner le manège de l’aide. [...] Comme le donateur cherche désespérément à prêter et à préserver le va-et-vient entre prêteur et emprunteur, la relation de l’aide penche en faveur du gouvernement corrompu. On en arrive à une situation absurde où le donateur a un 29 plus grand besoin d’octroyer l’aide que le bénéficiaire de la recevoir" . Où l'on retrouve cette inversion de la logique du besoin, alors que les populations bénéficiaires passent au second plan. Le don n'est donc pas un acte aux conséquences unilatérales, il induit des interactions avec les acteurs, intermédiaires comme bénéficiaires, possède sa propre logique d'externalités, et participe d'un système qui s'auto-alimente. ONG et dépendance à l'opinion publique Ce mémoire s'attache à mettre en lumière les différents niveaux de dépendance observables dans le système d'aide. Un premier niveau de dépendance, assez peu développé dans la littérature de la critique de l'aide au développement, concerne la relation entre les ONG occidentales et les opinions publiques de leurs pays d'origine. Cette relation tend à bouleverser la logique du don. Comme nous l'avons évoqué plus haut, les ONG évoluent en terrain conquis au sein de leur société d'origine, avec des valeurs communes structurantes qui encouragent leur action. Les ONG cherchent à valoriser cet enracinement dans la société civile de leur pays d'origine. "Mais on peut s'interroger sur la pertinence de ce choix, écrit Bernard Husson. Pour acquérir et conserver les faveurs des citoyens, ne risquent-elles pas de coller à leurs 29 Moyo, Dambisa, op. cit., p. 103. Fayolle Gregory - 2011 17 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT états d'âme et leur sensibilité ? [...] En quoi la collecte de dons privés rend-elle les ONG plus autonomes ? Pour collecter des fonds, elles ne peuvent échapper à caresser dans le sens du poil l'opinion publique, à affecter les dons reçus à des actions qui répondent à l'idée que les 30 citoyens du Nord se font du développement au Sud" . Il y a une forme d'instrumentalisation inconsciente et non guidée des ONG du Nord, peu ou pas évoquée, mais constante et bien réelle. Le puits et les sanitaires publics, l'école et la réhabilitation d'une église sont plus vendeurs que la coopération institutionnelle, la mise en place de structures de microcrédits aux PME-PMI locales, ou l'adaptation des systèmes de formation professionnelle aux conditions régionales d'insertion sur le marché du travail. Cette logique commerciale des ONG peut être déplorée, elle corrompt leur raison sociale. Les ONG sont des acteurs inputoriented, c'est-à-dire qu'elles sont en recherche permanente de ressources pour alimenter leur action. De fait, la séduction des bailleurs de fonds publics comme privés est la règle. Cela ne veut pas nécessairement dire que toutes les concessions sont souhaitables pour obtenir soutien populaire comme ressources financières. La recherche d'équilibre entre nécessaire fundraising et philosophie de l'action est primordiale pour ne pas dénaturer l'aide et maintenir la population bénéficiaire au centre de l'attention. De façon plus systémique, Dambisa Moyo montre comment l'opinion publique régule l'aide publique au développement des pays occidentaux. Elle décrit un concert de Bono dans le cadre d'une collecte de fonds : "les personnalités des médias, les stars du cinéma, les légendes du rock, épousent la cause avec enthousiasme, s’en font les plus ardents prosélytes, nous blâmes de ne pas donner suffisamment, réprimandent les gouvernements de ne pas en faire assez - et les gouvernements, redoutant de devenir impopulaires et 31 prêts à tout pour plaire, réagissent comme il convient" . Un premier constat peut alors être révélé : tous les acteurs du système de don rencontrés jusqu'ici – petites et moyennes ONG occidentales, sociétés civiles du Nord, Etats donateurs – pèsent sur les fondations de l'aide mais subissent à la fois des contraintes conjoncturelles et d'obligatoires ajustements vis-àvis des autres acteurs. Il semble que, peu importe si l'on regarde du côté du donateur et de l'action du don, du côté de la notion d'altruisme, ou de celui de la dépendance des ONG à l'égard de l'opinion publique, un problématique commune se dégage. Tout se passe comme si le curseur se déplaçait, pour ne plus placer la focale sur les populations bénéficiaires. La raison de ce phénomène est l'inversion de la logique du besoin que nous avons plusieurs fois accusé. Elle apparaît quand on se penche sur la thématique de l'altruisme et que l'on comprend que le mythe qui l'entoure et l'immunise mérite d'être questionné. En effet, en aucun cas la relation bienfaiteur – bénéficiaire ne peut être considérée comme unilatérale et chacun des acteurs recherche son intérêt au travers de cette relation. De la même manière, la thématique du don et la relation du donateur à l'ONG sont lourdes de conséquences. Le geste du don et ses externalités peuvent permettre le développement ou la chute de l'organisation, comme le montre l'exemple d'Article 4 à Phnom Penh. Face à ce constat, les ONG se plient à des stratégies de séduction de l'opinion publique comme des bailleurs de fonds. Ce type de méthode, qui peut être qualifiée de marketing est porteur d'effets pervers. Les organismes d'aide, dans leur activité de fundraising, peuvent être tentés d'adapter leur raison sociale et leurs programmes à leurs interlocuteurs et, une fois encore, de perdre de vue les populations réellement dans le besoin. Enfin, de façon plus macro, c'est la nécessité de perpétuer les cycles d'aide, notamment pour permettre le remboursement des dons 30 Husson, Bernard, “Les ONG : une légitimité en question”, in Deler, J.-P. (dir.), Faure, Y.-A. (dir.), ONG et développement : Société, économie, politique , Paris, Editions Karthala, 1998, p 545 à 559. 31 18 Moyo, Dambisa, op. cit., p. 25. Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" initiaux, qui est invoqué comme justification. On se retrouve à plus grande échelle dans ces 32 mêmes problématiques de "besoin d'aider ou de désir de l'autre" . Fort heureusement, certains auteurs se sont accordés sur quelques principes fondamentaux qui, quand ils sont rigoureusement observés, permettent d'éviter ces dérives. Recommandation # 1 : Des principes pour régir l'aide internationale Cette première recommandation s'appuie assez largement sur les travaux de l'analyste et consultant spécialiste d'aide au développement, David Sogge. Dans Les mirages de 33 l'aide internationale. Quand le calcul l'emporte sur la solidarité , Sogge propose un code de bonne conduite pour les développeurs. Mieux, il dresse une liste non-exhaustive de préceptes intéressants dans l'optique d'une refonte du système d'aide. Certaines de ses préconisations doivent servir de point d'ancrage aux petites et moyennes ONG occidentales, pour ne pas perdre de vue l'essentiel. La non-falsification "Une communication intégrale, franche et non-manipulatrice à propos de l'aide devrait être la norme, écrit David Sogge, mais l'industrie de l'aide continue de régurgiter des faux concepts, des données trompeuses, des rapports financiers bidons, des images falsifiées et des rengaines, qui dissimulent des problèmes fondamentaux sur le plan de l'inégalité et 34 du pouvoir" . La transparence devrait permettre une information plus proche de la réalité à la fois pour les bailleurs de fonds et pour la société civile des pays occidentaux. La relation entre acteurs nationaux et ONG serait alors moins faussée et leurs rapports pourraient s'établir plus sainement, plus libérés de manipulations ou de jeux de séductions. Le cas échéant, les problématiques locales pourraient être véritablement mises en avant. La non-nuisance Les principes de précaution doivent gagner du terrain. On parle ici de ne pas rendre les situations micro-locales plus précaires qu'elles ne le sont. Pour cela, certaines règles sont de mise : travailler par petits pas, ne pas brusquer les populations locales, considérer les barrières culturelles, ne pas chercher à contrôler tous les éléments de la chaîne d'aide, ne pas bousculer les institutions préétablies – même visiblement inexistantes. Surtout, ce sont les solutions dites réversibles qui doivent être favorisées pour permettre de désamorcer rapidement les erreurs dans l'application des programmes. La non-coercition Sogge poursuit en expliquant que "les gestionnaires de l'aide au développement n'ont guère dépassé l'attitude du tuteur, c'est-à-dire qu'ils traitent rarement les bénéficiaires 35 comme des adultes responsables de leurs propres choix" . Le principe de non-coercition permet de se prémunir contre les changements de projet au gré de la volonté des bailleurs de fonds publics ou de l'opinion de la société civile et de financeurs privés sur les questions de développement. Il s'agit de toujours être intransigeant quant à l'imposition de projets aux populations bénéficiaires. Le problème est que bien souvent une aide inadaptée est acceptée car les populations locales n'osent pas la refuser de peur d'être écartées des 32 33 Lallier, Christian, op. cit. Sogge, David, op. cit. 34 35 Ibid. Sogge, David, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 19 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT futurs projets, alors que les gouvernements récipiendaires trouvent leur compte dans cet apport exogène – nous reviendrons largement sur ces deux thématiques plus loin. Etre à l'écoute des désaccords permet de garder en tête les besoins locaux et d'ajuster son action en fonction de ces préoccupations. Ne pas travestir sa raison sociale En plus de l'apport de David Sogge, on pourrait ajouter cette autre ligne au code de bonne conduite des ONG. La recherche d'équilibre entre la raison sociale de l'ONG (c'està-dire la philosophie d'action définie dans sa Charte) et le pragmatisme nécessaire aux relations avec les bailleurs de fonds est un exercice périlleux. Il faut parfois accepter de revoir à la baisse ses ambitions en termes budgétaires, en termes de populations secourues ou d'extension géographique, pour que l'action concentrée ait une ampleur plus grande, une efficacité et une pérennité réelles. Surtout, c'est en faisant preuve d'humilité dans ses ambitions que l'organisme d'aide s'ouvre pleinement aux problématiques locales et peut concourir à les désamorcer. Ces principes ne sont en rien une recette miracle. Ils jouent le rôle de garde-fou, sont des révélateurs de la dérive que les ONG peuvent subir malgré elles, lorsqu'elles sont prises dans les rouages du système de don. Ils permettent la prise de conscience, ils ne résolvent pas les problèmes. Nous verrons avec les autres préconisations que non seulement il existe de réels moyens de se prémunir contre ce genre de dangers, mais encore que ces dangers eux-mêmes sont plus complexes qu'ils n'y paraissent. 1.2 Fonctionnement interne : des structures idéologiquement fortes mais des lacunes organisationnelles profondes 36 Quand Sabine Trannin oppose les ONG "intimement liées au Cambodge" aux ONG historiques professionnelles préexistantes à leur présence sur le territoire, elle montre que les logiques internes de ces deux catégories sont largement opposées. Le profil type de la petite et moyenne structure relève d'acteurs particuliers et de modes de fonctionnement propres. Les acteurs qui évoluent dans ces structures forment un microcosme de l'aide fait de volontaires, de bénévoles, de fondateurs charismatiques, de bailleurs de fonds privés – souvent des mécènes ou des parrains - attachés à leur ONG collaboratrice. Ils forment un système de l'aide qui s'auto-alimente et tourne sur lui-même, appuyé sur des fondements idéologiques mobilisateurs. Les fondements idéologiques des petites et moyennes ONG Les ONG construisent leur structure interne et les relations entre leurs militants autour d'un imaginaire collectif fort. Cet imaginaire comprend des mythes fondateurs tels que l'altruisme, comme nous l'avons observé plus tôt. Les ONG se définissent comme des tenants de l'humanisme, les petites et moyennes structures en particulier mettent en avant la logique d'interaction entre les hommes et entre les populations. En cherchant 36 20 Trannin, Sabine, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" à améliorer les conditions d'existence et le bien-être des plus démunis, elles répondent aux aspirations humaines les plus louables. Mais il s'agit aussi de considérations plus concrètes sur les paradigmes de l'aide au développement et les causes à soutenir. Pour Bernard Husson, les ONG "agissent au nom de valeurs sur lesquelles elles fondent leur existence et qu'elles proposent comme universelles : le refus de l'exclusion (tout individu a le droit de voir ses besoins essentiels satisfaits) ; le rapprochement entre les hommes (l'action de développement doit concourir à lutter contre l'indifférence à l'égard d'autrui) ; le 37 désintéressement des acteurs" . En tant qu'instances chargées de réduire le fossé entre les carences étatiques et les populations paupérisées, elles tirent leurs ressources de l'effort de solidarité du Nord vis-à-vis de la situation des peuples en détresse. Elles mobilisent leurs membres autour de cet effort solidaire : la lutte contre la faim, contre les abus de tous ordres, contre les discriminations, l'esclavage, pour la condition de la femme ou la promotion de la culture et du patrimoine local, le droit à l'auto-détermination, sont leurs chevaux de bataille privilégiés. Mais force est de constater que cette philosophie originelle est effritée par les réalités conjoncturelles. Bernard Hours résume ainsi la situation : "Les ONG tiers-mondistes qui ont survécu ont dû adapter leur message en recourant au caractère émotionnel de l'humanitaire et en abandonnant l'affichage de principes idéologiques qui étaient à leurs fondements. Les droits de l'homme y remplacent implicitement la justice, et dans la mesure où elles émargent aux mêmes lignes budgétaires nationales ou multilatérales, les ONG, qu'elles se disent humanitaires ou de solidarité, sont amenées à tenir un discours plus homogène et 38 plus technique que par le passé" .Cette homogénéisation idéologique répond à la logique de marchandisation de l'aide à laquelle se plient les ONG auprès des divers bailleurs de fonds. Elles tentent aussi de réconforter par ce biais l'opinion publique en lui présentant des "produits associatifs" conformes à l'image médiatique de l'aide.L'archétype du pays en développement s'est drastiquement simplifié avec l'émergence des problématiques humanitaires sur le devant de la scène médiatique. Aujourd'hui, l'aide n'est plus un acte solidaire concret, aux conséquences observables empiriquement, mais un devoir abstrait répondant à un imaginaire solidement implanté, représenté et véhiculé par les ONG. L'erreur consiste alors à croire que toute intervention est naturellement positive, que le devoir moral impose de faire quelque chose, n'importe quoi, pourvu que cela marche. La réflexion cède le pas à l'affect et l'idéologie devient alors un frein. La théorie des organisations de Mintzberg Les écrits d’Henry Mintzberg, spécialiste des structures organisationnelles et auteur d'une typologie des organisations, donnent une grille de lecture des petites et moyennes ONG occidentales. Mintzberg développe le modèle des "coalitions internes" des organisations, avec en particulier les "coalitions internes idéologiques" qu'il décrit comme des organismes dans lesquels "c’est le système d’idéologie qui domine. Il en résulte une intégration étroite autour des buts organisationnels centraux, peut-être plus étroite que dans toute autre des coalitions internes. Ici, les agents internes ne se contentent pas d’accepter tout simplement les buts centraux ; à travers leur identification à ces buts centraux, ils les partagent ou les 37 Husson, Bernard, op. cit. 38 Hours, Bernard, “ONG et idéologie de la solidarité : du développement à l'humanitaire”, in Deler, J.-P. (dir.), Faure, Y.-A. (dir.), ONG et développement : Société, économie, politique , Paris, Editions Karthala, 1998, p 33 à 46. Fayolle Gregory - 2011 21 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT 39 intériorisent comme s’il s’agissait de leurs propres buts personnels" . Dans ce cadre, les membres de la structure en épouse la cause et justifient leur implication par un ensemble de croyances partagées. C’est typiquement le cas des petites et moyennes ONG évoluant dans les pays du Sud, qui sont souvent artisanales et fonctionnent avec un certain nombre de volontaires, bénévoles et stagiaires. C'est alors la dimension de mission de sauvetage qui motive les membres et crée une effervescence autour des buts de l'association. Mintzberg écrit que dans ce type d’organismes, "une conséquence de l’attachement des membres à la mission de l’organisation, est que leurs principales récompenses sont collectives et psychiques par nature. Elles proviennent de la conscience de participer à ce que 40 l’organisation elle-même accomplit" . Je me souviens d'un échange que j'avais eu avec un membre imminent d'Enfants d'Asie après quelques mois de stage. Agacée par le manque de motivation selon elle indéniable d'un de ses collaborateurs khmer du bureau, cette personne m'avait expliqué vivement :"cela fait des années que l'on se démène pour eux (les cambodgiens), que l'on se bouge depuis Paris ou Phnom Penh quand on est là, et rien n'avance ! On pourrait être à la mer ou à couler tranquillement notre retraite au Golf, mais on est là et on se bat pour aider les enfants". Cette réflexion m'avait frappé à l'époque. Nous recherchons tous notre propre épanouissement et sommes tous confrontés à une quête de sens. Cette quête prend des formes variées. Pour certains, il s'agit d'aisance matérielle, de relations sociales, de communauté, de famille, d'expression culturelle. Mais certains se retrouvent dans le fait d'aider l'autre. Les bénévoles et volontaires des petites et moyennes ONG sont dans leur immense majorité confrontés à ce raisonnement. L'aide est leur moyen d'exister, de se réaliser. Elle est le Golf de ses administrateurs. L'Afrique, l'Asie sont leurs exutoires, les terreaux les plus fertiles pour étancher leur soif d'aider. Mais a priori, le fait que la quête de sens soit une motivation de l'aide ne pose pas nécessairement de problème. Nous allons voir que pourtant, ce que 41 David Sogge appelle les "motivations éthiques et humaines" , est la source d'effets pervers importants. 42 Mintzberg parle plus loin d'une "configuration de pouvoir de type missionnaire" dans laquelle les individus inspirés par l’idéologie défendue, sont galvanisés par la personnalité du dirigeant de l’organisation : "D’autres caractéristiques associées d’ordinaire à cette configuration de pouvoir sont un leader hautement charismatique appartenant au passé de l’organisation, et une longue et glorieuse histoire dans un certain domaine". Dans ce cas, on assiste à l’apparition de formes hybrides d’organisations à mi-chemin entre les coalitions internes "idéologique" et "personnelle". Leur caractéristique principale est un manque crucial de management et de productivité dans l’exécution des tâches, aussi bien pour les bureaux du pays d’origine que pour l’antenne opérationnelle sur place. L'organisation est souvent fédérée en bureaux, telles de petites enclaves responsables d'un domaine d'action. Chacun des administrateurs, responsable de son domaine d’activité a conscience d’appartenir à l’œuvre qu’accomplit l’organisation. Il en vient à chercher à défendre son pré-carré comme 39 40 41 42 22 Mintzberg, Henry, Power In and Around Organizations. Harlow, Pearson Education Limited, 1983, p. 330 Mintzberg, Henry, op. cit., p. 488. Sogge, David, op. cit. Mintzberg, Henry, op. cit., p. 485-488. Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" son moyen d’exister au sein de la structure. Cette situation peut avoir des conséquences importantes sur la collaboration des bénévoles et volontaires entre eux. La profusion des idées et des projets de membres du conseil d’administration, procédant eux-mêmes à leurs propres levées de fonds, a des effets négatifs sur l’harmonie des décisions prises par l’organisme dans sa totalité. J'ai particulièrement ressenti l'ampleur de ces luttes d'égos et leurs conséquences au mois de février 2011, aux lendemains de la mission président annuelle à Phnom Penh. A cette occasion, le président de l'association, la secrétaire générale, la fondatrice et divers membres importants du bureau de Paris se rendent sur le terrain pour une revue d'effectifs, une mise au point avec les partenaires et de multiples rencontres avec le gouvernement cambodgien. Durant une réunion devant tous les membres cambodgiens du bureau de Phnom Penh, M. G., président de l'association, expliquait combien les contraintes conjoncturelles et les défauts de gestion financière des années passées allaient peser sur les budgets de l'exercice 2011. A cette époque, les coupes drastiques dans le budget entrainaient de vives discussions entre les membres du bureau. Ce fut un moment de cristallisation des antagonismes, jamais je n'y ai observé de discussions constructives et focalisées sur les besoins primaires de terrain. Chacun des administrateurs, responsable d'un domaine d'action de l'association, le défendait bec et ongles pour le prémunir d'une chute en ressources financières. Les débats portaient sur l'importance de l'informatique à notre époque, sur le besoin de développer les bibliothèques, sur le nombre d'enseignants à licencier et sur les matières à supprimer. Cet ethnocentrisme dans la prise de décision a coupé le siège de l'expertise de terrain, en particulier celui des bibliothécaires, des professeurs et des enfants concernés. La place faite aux véritables experts de terrain est très mince dans ces structures, car elle remettrait en cause la légitimité des bénévoles, qui se justifie par leur implication et leur motivation, plus que par leurs compétences. L'exclusion des professionnels du terrain est également le fait du directeur qui "préfère ne pas déléguer ses pouvoirs à des spécialistes qu’il ne peut pas contrôler personnellement. Autrement dit, la maitrise du sujet de l’expert 43 et le contrôle personnel du P.-D.G. ont tendance à être incompatibles" . Les petites et moyennes ONG présentent par conséquent des défauts de fonctionnement inhérents à leur composition. L'affect régi les relations entre les membres et la structure tend à rester sclérosée dans des modes opérationnels artisanaux. Les prises de décisions non harmonieuses et les concertations partielles minent la ligne de conduite et la stratégie générales de l'ONG. Le siège tend à centraliser l'exécutif, excluant ainsi le terrain des décisions stratégiques et des grandes orientations. Le bureau local souffre aussi d'inefficacité : la délicate coopération entre staff autochtone, volontaires et bénévoles à des conséquences managériales importantes sur lesquelles nous reviendrons abondamment lorsque nous aborderont les relations développeurs/développés. Microcosme de l'aide : un marché qui s'auto-alimente 43 Mintzberg, Henry, op. cit., p. 327. Fayolle Gregory - 2011 23 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT On l'a vu avec le système du don, les donateurs ont parfois plus besoin d'aider que les populations bénéficiaire de recevoir cette aide. Le donateur, dans le cadre de l'aide par crédit, confronté au risque de défaut de paiement, tend à renouveler son geste pour 44 s'assurer le remboursement des Etat aidés . Cette logique circulaire - ce "manège de l'aide" - est perceptible de plusieurs façons. Pour Pierre Legros, les difficultés structurelles auxquelles font face les petites et moyennes ONG occidentales ne leur laissent que peu de marge de manœuvre réelle. L'essentiel de leur énergie et de leurs ressources est focalisée par leur survie sur le terrain. Les ONG se retrouvent dans une situation délicate où leur action est compressée, et leur visibilité mince, aucune politique de long terme n'est envisageable, ce qui s'explique par le nombre réduit de donateurs et surtout par le manque de fonds propres. Au lieu d'alimenter directement les programmes d'action, les gains du fundraisingparticipent au renflouement des caisses et au financement des frais de fonctionnement pour assurer la pérennité de l'ONG plus que la pérennité de son action. Pierre Legros explique que les petites et moyennes ONG sont ethnocentrées, du 45 fait de ce manque de moyens et "traite avant tout leur petite affaire" . Cette tendance a des conséquences terribles pour la coopération inter-ONG et la concertation, nous reviendrons largement sur ce sujet central. Ce qui nous intéresse directement ici est de montrer que derrière l'idéal humain de servir les peuples en perdition se trouvent des réalités quotidiennes délicates que les ONG peinent à gérer. Cela explique en partie la sclérose de l'aide au développement soutenue par les petites et moyennes structures du Nord. Moyo apporte un autre élément explicatif dans L'Aide fatale. Elle développe l'idée selon laquelle si le système d'aide se trouve dans une impasse c'est parce que "les donateurs occidentaux ont une industrie de l'aide à entretenir, des fermiers dont il faut calmer les esprits, des électeurs progressistes dont les intentions altruistes sont exigeantes. Pour un politicien occidental, maintenir le statu quo est la solution de facilité : il suffit de signer un 46 chèque" . On voit qu'à plus large échelle, l'enjeu est le même : comme tout système macroéconomique, l'aide a pour vocation de se perpétuer et de se reproduire. Si elle disparaissait, non seulement des milliers de personnes du Nord se retrouveraient désœuvrées mais l'épanouissement judéo-chrétien dont l'aide est aujourd'hui la source se dissiperait. Ici est la fracture car, précisément, la vocation de l'aide est de disparaître à terme, en même temps que s'amenuisent les problèmes sociaux, la pauvreté, l'exclusion, la faim...Dans le même ordre d'idée, Christophe Kolm formule ainsi la situation : "l'association accepte d'augmenter son aide aux pays en développement car elle recevra en échange plus de ressources de 47 la part du donateur" . Les motivations altruistes ne gouvernent plus l'acte de don. "Or, la motivation de départ doit être altruiste, et l'investissement égoïste constituer le moyen 48 raisonnable qui permet de passer de l'altruisme à la morale pour atteindre l'efficacité" . Recommandation # 2 : Déconstruire le mythe de l'ONG porteuse de développement et appréhender le travail comme alternative Les ONG ne sont pas les structures idéales pour le développement 44 45 46 47 48 24 Moyo, Dambisa, op. cit. Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisée le 16 mai 2012 Moyo, Dambisa, op. cit. Donsimoni, Myriam, op. cit. Ibid Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" Si les organismes d'aide de petite et moyenne taille peinent à lutter contre les contraintes conjoncturelles, certaines de leur difficultés sont avant tout structurelles. Selon les cas, elles peuvent, ou non, être surmontées. Le fonctionnement à l'affect des militants des ONG pose souvent problème. On a observé qu'il impliquait régulièrement des dérives et des pertes de productivité aux conséquences importantes sur l'harmonie de la structure. En novembre 2011, deux mois après le début de mon stage pour Enfants d'Asie ASPECA à Phnom Penh, je rendais visite à un ancien membre actif de l'association résidant toujours dans la capitale. M. B. et moi sommes devenus amis et nos discussions nous ramenaient souvent aux lacunes de l'organisation, qui l'attristaient autant que moi. C'est particulièrement les défauts criants d'organisation interne qui le dérangeaient. Il me racontait que bien souvent il avait tenté d'expliquer aux membres du Conseil d'administration parisien l'importance de gérer différemment les affaires cambodgiennes. Il avait cherché à leur montrer les carences nées de la gestion artisanale et bénévole de l'association où chacun doit être contenté, dans son domaine d'action. Il souhaitait, au travers de cette dénonciation, promouvoir un mode de gestion professionnel et évitant au maximum la place du sentimental. "On dira peutêtre que c'est monstrueux, me disait-il une fois, mais il faut gérer l'ASPECA comme un entreprise, sans affect, sans sentiments". J'avoue avoir été choqué initialement par l'extrémisme de ses propos et lui avoir fait remarquer que nous ne parlions pas de biens marchands mais d'enfants en détresse et que les sentiments étaient primordiaux. Je crois aujourd'hui que ça démarche à mon encontre était provocatrice et pédagogique. Il voulait me montrer qu'entre le mode de gestion de l'ASPECA et celui d'une grosse entreprise impersonnelle, il y'a un monde. M. B. tentait de m'expliquer que les problèmes managériaux de la direction parisienne sur le bureau local et de la directrice cambodgienne sur ses salariés plombaient le développement de l'ONG. Pire, ils l'empêchaient de prendre conscience de ses propres lacunes. Ce genre de dispositif structurel est difficilement contournable, on ne décrète pas de laisser l'affect de côté. Cela nécessite un équilibre dans les ressources humaines, entre spécialistes techniques de l'aide, expertise locale, et motivation des membres fondateurs. Rares sont les petites et moyennes ONG qui peuvent se targuer d'avoir trouvé cet équilibre. Pourtant, le défi est de taille car, comme le dit sans détour Pierre Legros, "on ne fait pas du 49 développement avec des volontaires" . Nous verrons que ces organisations sont porteuses d'autres lacunes, en particulier dans leurs relations aux divers acteurs de l'aide, mais il apparaît d'ores et déjà que, si les carences structurelles ne sont pas rédhibitoires, elles nuisent cependant largement à l'efficacité de l'action des petites et moyennes ONG de développement. L'alternative : le développement par le travail Si les ONG sont les véhicules d'idéologies unanimement partagées en Occident, on peut toutefois interroger ce tissu de valeurs dans leur apport au système d'aide. Par exemple, la prise en charge de considérations sociales est souvent maladroite et les populations démunies ne reçoivent que rarement les bénéfices de l'aide. La défense des causes nobles que nous avons nommées dans cette partie - la lutte contre les pandémies, contre les discriminations, contre la corruption, pour la scolarisation des enfants ou la 49 Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisée le 16 mai 2012 Fayolle Gregory - 2011 25 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT promotion des minorités, le droit à l'auto-détermination...- ne fait pas systématiquement ses preuves, loin de là. Aussi, si les méthodes des ONG sont à questionner (nous ne manquerons pas de nous y prêter plus loin), les causes qu'elles prétendent prendre à bras le corps au travers de leurs programmes d'action sont peut-être inadaptées, trop larges ou inaccessibles pour des organismes isolées. Il existe en revanche un moyen de permettre aux populations d'accéder à des niveaux d'aisance financière et de bien-être supérieurs : le travail. Accompagné de politiques salariales intelligentes et éthiques et de contrôle des externalités, le fait de donner du travail au gens permet un accès rapide à l'indépendance financière sans relation de dépendance au bienfaiteur. Les plus grands développeurs du XXème siècle sont à cet égard des Thomas Edison, Henry Ford, John Rockefeller, ou Walt Disney. Non pas que l'esprit du capitalisme soit exempt de tout reproche, loin s'en faut, mais les dynamiques de développement entrainées par les entreprises de ses hommes eurent des retombées positives sur des milliers de familles et par effet domino, sur des millions d'individus. Quand Article 4 a mis la clef sous la porte, LOT Kunthear, sa directrice, n'a pas renoncé à son engagement auprès des prostituées de la capitale cambodgienne. A quelques rues du bureau de l'organisation qu'elle dirigeait, elle a fait retaper un vieux restaurant en quelques semaines. Dès la fin du mois d'août, elle prenait ses fonctions de patronne et l'affaire était lancée. La spécificité de ce restaurant à première vue pas différent des dizaines d'autres qui préexistaient dans le quartier ? Sa politique de recrutement et de salaires. Seules les prostituées, pour la plupart mineures, étaient embauchées. Dans leur contrat, en échange d'un salaire correct et d'un logement, elles promettaient de ne plus faire de passes pour avoir des extras. La direction du restaurant s'assurait du respect de cette consigne, et du fait que d'autres filles ne viennent pas demander du travail en prétendant être prostituées, par une excellente connaissance du terrain. Il s'agit ici de la gestion des externalités : les anciens travailleurs sociaux d'Article 4 pouvaient attester de la véracité de l'identité des filles qui se présentaient au restaurant pour une embauche. Le travail est le détonateur du développement, pas l'éducation comme on a coutume de l'entendre, nous reviendrons bien sûr sur ce propos dans la partie qui concerne les déterminants culturels. Le travail, accompagné d'une rémunération adaptée, permet l'accès à l'indépendance financière. L'esprit plus libre et le ventre plus plein, les préoccupations changent et les individus peuvent se projeter, cette articulation n'est pas aussi simpliste qu'elle semble l'être. La problématique "pourrais-je ajouter de la viande à mon riz ce soir ?" se transforme réellement en "comment faire en sorte que mon enfant réussisse mieux à l'école ?" et les perspectives des populations évoluent. Mécaniquement, la part des besoins primaires se réduit au profit des parts des besoins de seconde et troisième catégories. C'est cet enchaînement qui, dans un environnement institutionnel sain, permet la prolifération d'une classe moyenne qui consomme et entraîne la croissance économique. 1.3 Rôle, poids et légitimité : une place contestée sur fond de crise identitaire 26 Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" Pour Bernard Husson, si "la multitude d'ONG peut être appréciée comme la preuve de la vitalité de ces organisations, elle peut aussi être interprétée comme l'incapacité de leurs membres à trouver des bases de références communes. [... ]De nombreuses ONG se créent avec pour raison d'être la justification de l'action menée par leur homme-orchestre. Assise sur un cercle restreint de parents, de voisins, d'amis, ces ONG ne disposent ni des réseaux, ni de la durabilité nécessaire pour soutenir des actions de développement. Ce n'est plus la dynamique des ONG qui est légitimée mais la qualité du promoteur de l'action habillée 50 de vertus de la solidarité" . Husson décrit ici la situation délicate que traversent les petites et moyennes ONG. Il montre surtout que la légitimité de ces structures est toujours forte, quelle que soit la nature de l'aide proposée et les conditions via lesquelles elle est délivrée. Une position d'intermédiaire de l'aide source de légitimité Les ONG occidentales tirent cette légitimité d'un double élan. Elles justifient d'une part leur action par la ferveur populaire des sociétés civiles occidentales face aux problématiques de développement et d'autre part par le besoin des peuples opprimés de recevoir cette aide. Au nom de leurs valeurs et de l'universalité qu'elles expriment, les ONG se considèrent intouchables. Pire, elles jugent les actions des autres acteurs de l'aide à travers ces valeurs. Les ONG estiment qu'il leur revient d'occuper une place centrale dans l'espace de coopération internationale en raison de leur ancienneté, dans tous les domaines d'action de la solidarité. Elles pensent être des acteurs légitimes et désintéressés de l'aide et inscrivent leur identité en opposition aux institutions d'aide et aux gouvernements. C'est la dichotomie répandue gouvernemental – non gouvernemental, bureaucratie – efficacité, intérêt personnel – altruisme, logiques électorales – logiques de terrain, enjeux commerciaux – valeurs humaines, etc... Les ONG donnent donc aussi de la cohérence à leurs projets en rejetant un certain nombre d'acteurs et de valeurs que le monde de l'aide porte en son sein. Plus loin, Husson explique que "la légitimité des ONG du Nord s'appuie sur les prestations financières et techniques qu'elles apportent, sur leur capacité à organiser des échanges d'expérience et des visites dans un sens et dans l'autre, sur l'interconnexion favorisée entre sociétés donatrices et récipiendaires. Elle est aussi confortée par les 51 demandes venant du Sud qui donnent un contenu concret à leur raison d'agir" . Elles construisent leur position d'intermédiaire, position qui les rend indispensables dans la chaîne de la solidarité. Sur l'échiquier de la coopération internationale, les ONG (et les petites et moyennes structures de façon exacerbée) représente un vecteur de choix pour l'aide. D'abord, leur structure bicéphale est un atout stratégique. Evoluant à la fois dans le pays donateur et dans le pays récipiendaire, elles vantent une approche bilatérale du développement en ayant conscience des enjeux des deux parties, financeurs comme bénéficiaires. Elles postulent dès lors à une place d'intermédiaire technique entre Nord et Sud. La valeur ajoutée de l'ONG est double : pour le bailleur, la connaissance du terrain fait défaut ; pour le récipiendaire, l'accès direct aux financements est délicat. L'ONG permet aux uns comme aux autres de trouver un moyen de s'épanouir dans la relation d'aide. Les organisations non-gouvernementales sont alors considérées comme des véhicules irremplaçables de la solidarité. En second lieu, les ONG jouissent de l'étiquette "nongouvernemental". Avec la scission vis-à-vis des activités étatiques que représente ce terme, elles se protègent de l'amalgame "Etat – bureaucratie- intérêt politique et stratégique" 50 Husson, Bernard, op. cit. 51 Husson, Bernard. op. cit. Fayolle Gregory - 2011 27 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT que nous avons évoqué et qui inonde assez largement l'imaginaire collectif en matière de coopération internationale. Derrière l'exclusion du gouvernemental, on trouve l'idée d'exclusion des dérives, c'est une erreur. Les ONG ne sont pas exemptes de reproches en la matière et les cas d'abus de bien sociaux, de délits d'initiés, de détournements de fonds sont légion. Au Cambodge, le cas de Charles Fejtö, co-fondateur d'Enfants d'ASIE, a fait date et continue de faire parler aujourd'hui. Prison requise contre le « bienfaiteur » des enfants 52 Nelly Terrier | 20.06.2003 CINQ ANS de prison dont trois fermes et l'interdiction d'être en contact avec des enfants : les réquisitions du substitut Jouve contre Charles Fejtö, ancien responsable de l'Aspeca, une association de parrainage d'enfants en Asie du Sud-Est, dont les deux marraines ont été Charlotte de Turckheim et Juliette Binoche, se veulent sévères. Pour l'accusation, ce « bienfaiteur », licencié par l'association qui a porté plainte contre lui, et dont les centres hébergent plusieurs milliers d'enfants au Cambodge, au Vietnam et aux Philippines, a profité de sa couverture « d'homme parfait » pour assouvir sa quête de « proies » faciles, des fillettes pauvres qui plaçaient tout leur amour en « papa Charles ». Le tribunal correctionnel de Paris a examiné, mardi et mercredi, cette affaire d'agression sexuelle sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité. Dans le prétoire, Fejtö, 58 ans, bronzé, sourire aux lèvres. Face à lui, Phearum Sorn, visage enfantin malgré ses 18 ans, enroulée dans une jupe à la cambodgienne et venue spécialement de Phnom Penh. La jeune fille raconte à huis clos les faits que la présidente Bartolin répète ensuite publiquement. Un soir de 1998, Fejtö l'a attirée dans son hôtel, a voulu prendre une douche avec elle avant de rapprocher les lits jumeaux et de se livrer à de nombreux attouchements. Ce jour-là, ditelle, elle est devenue une « vierge mélangée ». Et son fiancé l'a répudiée. Ce témoignage est balayé d'un geste de la main par Fejtö. « C'est énorme, cela lui a été soufflé », nie le prévenu, qui invoque des « contes et légendes de l'Asie où des vieux messieurs endorment des jeunes filles avec des jus d'orange ». Une défense maladroite, affaiblie par un contexte sulfureux. Ainsi, avant Phearum, une première plainte avait déjà été déposée par une autre jeune femme qui était revenue sur ses accusations et la plainte avait été classée. Pourtant, certains témoignages lus par la présidente racontent que Fejtö avait des « favorites » parmi les fillettes des foyers de l'Aspeca et que certaines étaient, « de notoriété publique », ses maîtresses. D'autres ajoutent qu'il avait l'habitude d'emmener des petites dans sa chambre pour la nuit. Autre malaise, enfin. Celui provoqué par le récit des multiples pressions subies par celles qui ont voulu parler. Au fil des débats, les dénégations de Fejtö, dont l'avocat Me Varaut insiste pour déposer deux cents témoignages en faveur de son client, « homme d'honneur », apparaissent bien minces. Jugement le 8 juillet. Le ParisienCet article a été publié dans la rubrique "Les Faits Divers" Enfin, il apparaît que les ONG cherchent avant tout à défendre leur légitimité autoproclamée et la place qu'elle leur octroie. Il s'agit à la fois d'assoir sa position dans l'imaginaire collectif et en tant qu'acteur de terrain numéro un. Elles se retrouvent alors dans un effort permanent de charme à l'opinion public et de lutte pour la position préférentielle dans l'espace de la coopération internationale. 52 Terrier, Nelly, Varnier, Guillaume, « Prison requise contre le "bienfaiteur" des enfants », in LeParisien.fr, 20 juin 2003 [En ligne]. URL : http://www.leparisien.fr/faits-divers/prison-requise-contre-le-bienfaiteur-des-enfants-20-06-2003-2004183042.php (consulté le 28 janvier 2011) 28 Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" L'émergence de nouveaux acteurs de l'aide Sans entrer dans le détail des relations extérieures des organisations nongouvernementales d'aide (nous y viendrons plus tard), plusieurs types d'acteurs –du Nord comme du Sud – porteurs de dynamiques de développement, viennent remettre en cause la domination écrasante des ONG sur le secteur. Force est de constater que les ONG ne sont plus aujourd'hui les seuls espaces porteurs de dynamiques de développement. Au Nord, le paysage de la coopération non-gouvernementale est en passe d'être profondément bouleversé. Les collectivités territoriales, les syndicats de salariés, les mutuelles, les entreprises commencent à s'intéresser aux actions de solidarité et à y trouver un intérêt. 53 Pour reprendre le terme de Moyo, l'aide charitable venue d'Occident se transforme, elle n'est plus uniquement le fait des ONG, et en majorité des petites et moyennes structures. La coopération décentralisée, désignée au sens français comme "l'établissement de relations de long terme entre collectivités territoriales françaises (régions, départements, communes 54 et leurs groupements) et étrangères, formalisées par des conventions" prend une place de plus en plus importante dans l'aide internationale et voit ses projets multipliés, en portée comme en budget.Il peut s'agir d'appui institutionnel, de gestion de biens publics, de projets inter-régionaux, d'administration de frontières, etc... Ces nouveaux acteurs tirent leur légitimité d'un apport technique confirmé par leur expérience nationale. Bernard Husson formalise ainsi leur apport : "Ils répondent en partie aux sollicitations des organisations du Sud qui réclament des compétences particulières 55 pour générer des dynamiques de développement" . Les syndicats d'entreprise, quant à eux, montent de plus en plus de petits projets de développement en envoyant leurs salariés dans les pays en développement, dans des structures d'accueil qui centralisent les volontaires. Au Sud, des groupes de populations expriment aujourd'hui ouvertement une volonté d'émancipation vis-à-vis de leurs partenaires du Nord. Ces lobbyings ont de plus en plus de mal à accepter d'être représentés par les institutions et ONG occidentales et désirent s'exprimer de leur propre voix. Dans certaines régions en développement, la recomposition des Etats du Sud renouvelle leur légitimité comme "lieux d'élaboration des règles de vie commune, comme garants de la cohésion sociale, comme instances de 56 définition des règles du jeu démocratique" . Tout en conservant leur indépendance, les ONG ont donc à redéfinir leurs relations avec la puissance publique, une partie de ce travail est dédiée à cette question particulière. Enfin, les ONG locales prennent une place importante. Si Pierre Legros juge que bien souvent, pour ces structures, "le plus important 57 est de gagner du fric et un maximum de fric en un minimum de temps" , nous verrons que les enjeux qu'elles incarnent peuvent être centraux. Leur prolifération est en tous les cas un phénomène remarquable, nous ne manquerons pas d'y revenir. La multiplication des acteurs légitimes complique donc le paysage de l'aide et pousse les petites et moyennes ONG à s'adapter à cette nouvelle donne. Crise conjoncturelle ou crise identitaire ? 53 54 Moyo, Dambisa, op. cit., p. 35. Source : définition du site RESACOOP, "Réseau Rhône-Alpes d'Appui à la Coopération", Fiche technique. Coopération décentralisée. URL : http://www.resacoop.org/Boite_Outils/fiches_techniques/def_francaise_cooperation_decentralisee.asp#a3 (consulté le 22 avril 2012) 55 56 57 Husson, Bernard, op. cit. Husson, Bernard, op. cit. Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisée le 16 mai 2012 Fayolle Gregory - 2011 29 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT Une des tendances que révèle l'entretien réalisé avec Pierre Legros en mai dernier est la difficulté profonde des petites et moyennes structures d'aide à affronter la crise actuelle. Les ONG font face à la chute de leurs budgets, au manque de fonds propres et de donateurs stables. Les difficultés à élargir le noyau dur des financeurs de l'association sclérose les programmes et les projets de terrain et enferme la structure sur elle-même, sur le règlement de ses frais de fonctionnements. "Pendant de longues années, écrit Bernard Husson, les ONG ont cru pouvoir échapper aux conséquences de l'effritement accéléré des systèmes de référence, confessionnels et idéologiques, à l'origine de leur existence. Elles 58 ont vécu sur l'idée que l'action solidaire ne pouvait être frappée par la crise du militantisme" . Avec la montée de l'individualisme, les crises économiques prolongées dans les sociétés occidentales, l'exacerbation des problématiques d'identité nationale et de protectionnisme, les difficultés sociales et la précarité, l'attention populaire s'est déplacée au point de ne plus considérer le développement des pays du Sud comme un sujet de préoccupation primordial. Cette crise conjoncturelle touche le monde de l'aide au travers des difficultés du militantisme, du fundraising, et de l'attention de la société civile. Les petites et moyennes ONG sont frappées de plein fouet. Cette conjoncture délicate est favorable à exacerber les problématiques identitaires de ces organisations déjà fragiles structurellement. Nombre d'entre elles s'interrogent sur la marche à suivre compte tenu des difficultés financières 59 qu'elles subissent. Une fois dépassé l'élan du "choc émotionnel" qui permet la création de nombre de petites et moyennes ONG et leur implantation – dans l'urgence – les problématiques de développement prennent le pas. Face aux questionnements internes, la logique organisationnelle apparaît ici aussi comme un frein au développement de l'ONG. L'adaptation de la ligne opérationnelle de l'association est alors nécessaire, sinon pour sa survie, pour la pertinence de ses programmes. A la fin du mois de novembre 2011, la succession des missions des administrateurs parisiens à Phnom Penh, et les nombreuses discussions qui les avaient accompagnés, avaient structuré ma vision d'Enfants d'Asie ASPECA. Il m'apparaissait de plus en plus clairement que l'association se trouvait à un tournant, ce que l'on pourrait nommer le "carrefour de sa raison sociale". Les difficultés financières graves qui touchaient l'association et qui l'amenaient à revoir les budgets de certains de ses domaines d'activités appelaient une refonte importante de la nature de son action. En même temps que la crise conjoncturelle remettait en question les ressources de l'ASPECA, sa crise identitaire était attisée par le contexte. Créée en 1991 pour faire face au nombre important d'enfants orphelins dans les camps de réfugiés à l'ouverture du pays, l'association avait depuis tenté de céder l'aide d'urgence aux programmes de développement dans les orphelinats. Avec la coupe des budgets, les services aux enfants des foyers d'accueil étaient réduits, numériquement comme qualitativement. Par exemple, des postes de professeurs étaient supprimés régulièrement ou laissés à un personnel de plus en plus incompétent. Surtout, les disparités entre les centres étaient difficilement acceptables : certains orphelinats possédaient des financements extérieurs qui faisaient de leurs bénéficiaires des privilégiés par rapport aux enfants des paysans. A l'inverse, certains centres totalement insalubres abritaient une majorité de gosses tristes 58 59 30 Husson, Bernard, op. cit. Trannin, Sabine, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" et désœuvrés. J'étais toujours surpris de constater que les problématiques du centre de Kompong Thom étaient par exemple le nombre de chaussure de football pour l'équipe de foot féminin des plus de 16 ans, alors que les gamins de Pursat se battaient pour essayer de récupérer le savon de leur camarade de chambre. Ca n'est pas une image. Face à ces carences évidentes, les avis s'affrontaient. Certains estimaient qu'un retour à la raison sociale d'origine, l'aide aux plus pauvres d'entre les pauvres, était nécessaire et que des considérations géographiques devaient guider l'association pour aller porter secours aux minorités ethniques du Nord-Est par exemple. D'autres estimaient que les programmes de développement représentaient la bonne marche à suivre et préféraient restreindre l'activité sur quelques centres pour fournir un service de meilleure qualité. Certains autres proposaient de reconsidérer la création d'une formation professionnelle interne, qui faisait défaut à l'association. Quelques administrateurs évoquaient la possibilité de se retirer des centres de Kompong Thom, Battambang Village, Kompong Som, qui fonctionnaient le mieux et avaient un potentiel d'autonomie élevé, pour allouer ces ressources aux orphelinats en difficulté. Bref, de grandes orientations stratégiques auraient dû aboutir d'une concertation et d'un débat général. A ce jour, rien n'a encore été fait dans ce sens, et la paralysie reste totale. Recommandation # 3 : Repenser la notion d'intermédiaire : vers une concertation inter-ONG pour un plus grand poids politique Les petites et moyennes ONG, intrinsèquement, sont concernées par les problématiques d'échelle d'action. Elles bâtissent leur réputation et leur identité par leur travail sur le plan local qui, on l'a développé, leur octroie une place d'intermédiaire de choix. Mais cette position est aujourd'hui questionnée. D'abord parce qu'elle n'a pas nécessairement permis aux ONG de mettre en place des actions efficaces. Ensuite parce que la multiplication des acteurs non-gouvernementaux de l'aide recompose l'espace de la coopération. Enfin, parce que le mythe qui accompagne la solidarité, bien que toujours solidement ancré, s'effrite petit à petit dans les sociétés du Nord. Les ONG doivent aujourd'hui trouver un nouveau souffle pour se renforcer face à une conjoncture hostile. Dans Les mirages de l'aide internationale, David Sogge écrit : "L'aide au développement traditionnelle, qui reste sur la défensive en raison de ses résultats médiocres et de la menace qui plane sur elle sur le plan budgétaire, fait face à un avenir incertain. Il ne s'agit peut-être que d'un tournant, tout au long de son 60 existence, cette industrie s'est constamment réinventée" . Entre crise conjoncturelle et crise identitaire, l'aide doit aujourd'hui retrouver sa voie. Revoir la position d'intermédiaire est peut-être un premier levier permettant ce renouvellement. Les petites et moyennes ONG se vantent d'être désintéressées et focalisées sur les populations en détresse. Elles sont le vecteur du lien entre les hommes mais rejette les idées de peser sur l'économie ou la politique, qu'elle soit locale ou nationale. Le point d'entrée de leur action est l'humain et elles tiennent pour corrompu tout ce qui touche aux politiques publiques autochtones. Elles s'interdissent donc toute prise de partie et gèrent leur microaction sans se préoccuper ni des externalités potentielles, ni des enchevêtrements des logiques micro et macro-économiques. L'erreur est de considérer que connaissance du 60 Sogge, David, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 31 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT terrain et vision générale du système sont inconciliables. Il est tout aussi erroné de penser que concertation rime nécessairement avec bureaucratie et déconnexion du local. Selon la plupart des ONG, la valeur d'un programme de développement se mesure en fonction de sa capacité à toucher la population bénéficiaire, bien rares sont celles qui envisagent les considérations systémiques. Cachées derrière l'argument de leur petite taille et des moyens réduits dont elles disposent, les petites et moyennes organisations d'aide au développement se refusent à avoir une action globale, ou un rôle de pression auprès des gouvernements récipiendaires. Repenser la notion d'intermédiaire consiste à sortir les ONG à la fois de leur 61 62 "splendide isolement" et de leur "petite affaire" pour leur permettre d'élargir leur champ d'action et leurs prérogatives en prenant conscience de leur potentiel de lobbying. Faire du développement au XXIème siècle, c'est assumer une prise de partie, vouloir "ne pas 63 laisser faire le monde", selon les termes de Bernard Lecomte . Or, les petites et moyennes ONG ont tendance à ne pas prendre de décision à cet égard, à se situer entre les deux. Alors qu'elles jurent ne pas vouloir faire de politique, l'essence même de leur présence et de leur action est orientée. Assumer la part politique qu'elles portent naturellement n'est pas aisé, mais par l'action concertée entre les organisations aux structures proches et aux programmes complémentaires, il est possible de trouver une réponse intéressante. Le 14 juin 2011 se déroulait au Centre Philippe Mérieux de Phnom Penh, dans les murs de l'ONG française Enfants du Mékong, une réunion inter-ONG coorganisée par EDM et France Volontaires (anciennement Volontaires Français du Progrès). Ce séminaire concernait la formation professionnelle au Cambodge et son ambition était de mettre en commun les connaissances et les ressources en la matière, de même que mettre en relation les offreurs (organismes disposant la formation) et les demandeurs (organismes ayant des enfants en âge d'être formés). Au Cambodge, une quinzaine d'ONG de formation professionnelle de qualité sont reconnues par le gouvernement, via Memorendum of Understanding, et par leurs pairs de manière tacite mais non moins unanime. Parmi ces ONG, seules deux étaient représentées au séminaire, le CIST (aujourd'hui Passerelles Numériques Cambodge, qui dispense des formations informatiques) et l'Ecole du bois (en menuiserie). Quelques organisations de parrainage, structures pourtant quasiment indénombrables au Cambodge, étaient présentes. Pour ce premier forum en la matière, c'est la nature des débats, plus encore que le nombre de participants, qui a péché. Il a s'agit majoritairement d'interrogations sur les formations existantes, de présentation des différents intervenants qui ne se connaissaient pour la plupart que de vue. Après plusieurs années d'expérience terrain, les petites et moyennes ONG qui participaient à ce séminaire devaient déjà commencer par apprendre à se connaître. Pourtant, le potentiel des acteurs du secteur est intéressant. Les ONG occidentales de formation, si elles agissaient de manière coordonnée et s'exprimaient d'une seule voix face au gouvernement cambodgien, pourraient peser sur les politiques publiques en la matière et sur les budgets alloués. Le niveau de la formation professionnelle publique au Cambodge est désastreux et l'Etat ne montre aucun engagement pour remédier à cet état de fait. Pourtant, la formation / éducation devrait être une problématique 61 62 63 32 Husson, Bernard, op. cit. Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisée le 16 mai 2012 Lecomte, Bernard-J., op. cit. Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" sociale prise à bras le corps par les autorités. Les ONG ne cherchent par aucun moyen à confronter le gouvernement sur cette thématique, elles continuent de gérer leur micro-action sans se soucier du système global. Pierre Legros explique qu'elles n'ont en réalité aucun intérêt à mettre la pression sur le gouvernement. Si celui-ci décidait demain de prendre en charge les structures créées par les ONG et de développer une politique de formation, les organismes d'aide se retrouveraient désœuvrés. Le malaise est que la philosophie de l'aide impose pourtant de toujours garder comme objectif le retrait du pays. La concertation devrait permettre la création d'un lobby petites et moyennes ONG, spécialiste du terrain, qui parlerait d'une seule voix en faisant pression sur le gouvernement pour qu'il assume ses responsabilités sociales. Nous verrons que les liens entre ONG et gouvernements récipiendaires sont bien plus compliqués qu'il n'y paraît. Envisager la nébuleuse des petites structures d'aide comme homogène et forte de stratégies politiques est pour le moment loin d'être à l'ordre du jour. Marie-Pierre Arzelier et Catherine Cokerconcluent dans un article co-écrit en 2000 que l'approche ethnocentrée "doit largement être dépassée, les ONG ont aujourd'hui un rôle à jouer aux côtés des gouvernements. L'approche en termes d'exclusion doit laisser place à une réflexion sur la complémentarité. Le rôle des ONG ne concerne plus ni la mise en place exclusive de petits projets et d'aide humanitaire d'urgence, il s'agit d'orienter les relations politiques nationales 64 et internationales" . 1.4 Modèle et stratégie d'action : l'échec de l'association planistes – petit projet On a vu jusque-là que les carences profondes des petites et moyennes ONG se retrouvaient dans leur modèle organisationnel, dans les fondements idéologiques qui les animent, dans les dynamiques de dons qu'elles mettent en place, mais aussi dans une forme de légitimité auto-proclamée qui tend à être aujourd'hui reconsidérée. Cela dit, ces carences sont particulièrement observables dans les programmes d'action menés par les ONG et leurs dirigeants. C'est ce dont traite cette partie qui s'appuie en particulier sur l'ouvrage Le fardeau de l'homme blanc de William Easterly. Planistes vs. Essayeurs En introduisant l'opposition "planistes / essayeurs" (Planners vs. Searchers dans le texte), William Easterly cristallise les antagonismes qui régissent l'aide au développement et les profils des développeurs. Plus que de tenter d'expliquer cette nouvelle dichotomie de la solidarité, mieux vaut reprendre les termes mêmes d'Easterly. "Les planistes déterminent l’offre ; les essayeurs examinent la demande. Les planistes appliquent des schémas mondialisés ; les essayeurs s’adaptent aux conditions locales. Les planistes en chef ignorent tout de la base ; les essayeurs connaissent la réalité du terrain. Les planistes ne savent jamais si le bénéficiaire de leur plan a obtenu satisfaction ; les essayeurs cherchent toujours 64 Arzelier, Marie-Pierre, Coker, Catherine, “L'analyse coût-efficacité appliquée aux conditions sanitaires des ONG”, in Deler, J.-P. (dir.), Faure, Y.-A. (dir.), ONG et développement : Société, économie, politique , Paris, Editions Karthala, 1998, p 311 à 322. Fayolle Gregory - 2011 33 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT à savoir si le client est satisfait. [...] Un planiste estime que, même s’il vient de l’extérieur, il en sait assez pour imposer ses solutions ; un essayeur estime que seuls les gens concernés en savent assez pour trouver des solutions, et que la plupart des solutions s’élaborent sur place. [...] Un planiste pense qu’il possède déjà toutes les réponses ; pour lui, la pauvreté se résume à un problème d’ingénierie technique que ses réponses sont 65 à même de résoudre" . Simplifiée à l'extrême, la situation postule d'une opposition entre bons et mauvais développeurs. Les premiers possèdent les clefs du développement par une connaissance des problématiques locales alors que les seconds sont enfermés dans leurs concepts occidentalo-centrés et incapables de percevoir les réalités de terrain. Les premiers tirent leur légitimité d'une expérience de la vie dans les pays en développement alors que les seconds possèdent des ressources et des capacités logistiques indéniables. Alors que les essayeurs mettent sur pieds des opérations visant une efficacité mesurable, les 66 planistes "ont pour eux un avantage rhétorique : ils promettent l'éradication de la pauvreté" . Le danger est de croire que la figure de l'essayeur est forcément associée à la petite et moyenne ONG proche du terrain et des populations, alors que les planistes ne travaillent que pour les grandes structures bureaucratiques aux luxueux sièges occidentaux. En particulier, on trouve des planistes dans les petites structures ; on trouve des planistes au mode de fonctionnement à l'affect ; on trouve des planistes qui se rendent sur le terrain depuis des années sans en saisir les enjeux. Les conséquences du pouvoir qui leur est laissé sont désastreuses et William Easterly, dans son ouvrage, choisit clairement son camp : "il faut se montrer impitoyable avec les planistes et leurs belles idées, même si nous rendons 67 hommage à leur bonne volonté" . Au mois de décembre 2010, je recevais un mail de la directrice pays d'Enfants d'Asie pour le Cambodge, avec mise en copie de certains membres du bureau parisien. Le mail concernait un concours international de la francophonie auquel le Cambodge était invité à participer, EAA était une des organisations chargée de représenter le pays. Ce concours est prestigieux, il donne une visibilité très importante aux participants et de nombreux bailleurs de fonds potentiels en sont partenaires. Pour une ONG comme l'ASPECA, c'est une aubaine en termes de fundraising, ceci est indéniable. Les dirigeants de l'association me sollicitaient donc pour établir la logistique du concours sur le terrain : entrer en contact avec les membres du SCAC de l'Ambassade de France que j'avais rencontré quelques semaines auparavant ; veiller à la mobilisation des enfants et au bon déroulement des évènements. Le concours s'adresse aux enfants de primaire et consiste en un travail d'invention et d'illustration poursuivant une ébauche d'histoire écrite par un écrivain francophone de renom. Bien sûr, le texte est rédigé en français. Les administrateurs parisiens n'avaient pas pris en compte le fait qu'aucun enfant en primaire et pris en charge par l'association au Cambodge n'a un niveau suffisant pour ne serait-ce que se présenter en français, à l'écrit. La participation à ce concours était impossible sans falsifier les documents et recourir à une traduction. C'est ce qu'il m'a été demandé de faire. Lors de la mission président de janvier, nous avons eu une explication à ce sujet. Je regrette aujourd'hui de ne pas m'être opposé plus tôt aux planistes de Paris, 65 66 67 34 Easterly, William, op. cit., p. 14-15. Easterly, William, op. cit., p 16. Ibid. Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" "amoureux du Cambodge, du sourire des habitants et des enfants". L'enjeu parisien, l'enjeu financier, l'ont emporté et une décision ethnocentrée a été prise, "pour le bien de l'association". Au mois de février 2012, six mois après mon retour en France, j'ai reçu une sollicitation de ma successeur à Phnom Penh. Elle me demandait où était rangé le dossier du concours de l'an passé car Paris voulait qu'elle organise la participation de l'ASPECA à l'édition 2012. Le niveau des enfants de l'ASPECA n'a pourtant pas évolué à ma connaissance... Le petit projet comme modèle d'action dominant Le projet est défini par D. Gentil et M. Dufumier comme "la concentration de moyens 68 sur un espace et une durée limités pour atteindre des objectifs bien définis" . Aussi appelé programme ou plan, le projet est l'outil d'action des ONG par excellence. Dans une définition plus complexe, Alain Piveteau révèle qu'une "opération de développement est une organisation, un ensemble de dispositifs cognitifs collectifs de coordination dynamique dont le projet, sans en préfigurer parfaitement la forme, dessine pour une part le champ des possibles. Le projet - et l'opération - de développement est donc une unité collective de décision au sein de laquelle des arbitrages, des compromis et des processus de 69 rationalisation ont cours" . Les petites et moyennes ONG adaptent leurs projets à leur échelle d'action. Aussi n'ont-ils pas vocation macro-économique ou sociétale mais se concentrent ou bien sur un domaine d'action ou bien sur une aire géographique ou une population segmentée et ciblée. On parle de modèle d'action dominant chez les petites et moyennes structures. Pourtant, cela ne révèle pas la pertinence de l'association essayeurs – petite structure d'aide – petit projet ; pas plus que celle de planiste – "mastodonte de l'humanitaire" – grand projet. La problématique en la matière est plus complexe. Les petits projets ont le vent en poupe et leur opposition aux projets de plus grande envergure est de plus en plus distinctement marquée : "Les grands projets relèvent d'un mode de développement transféré où la dynamique visée tient peu en compte des spécificités des espaces à développer. A l'inverse, la dimension modeste des projets répond à l'exigence d'alternative en se posant comme cadre permissif d'un appui et d'un renforcement de dynamiques locales préexistantes. Quand le grand projet satisfait à des objectifs nationaux et sectoriels en cohérence avec une représentation de l'économie nationale au travers de la comptabilité nationale, le petit projet se veut l'outil d'une maîtrise décentralisée des choix et facteurs de développement. Ces derniers puisent leur spécificité dans une référence au développement local et participatif. Lors du passage à une dimension locale, le projet de développement 70 perd donc l'artificialité qui le caractérise à des niveaux plus larges" .Telle est l'analyse défendue par les organismes d'aide face aux institutions de développement pour justifier de la pertinence de leur action. En filigrane de cette lecture du petit projet, on retrouve les fondements idéologiques des petites et moyennes ONG : la rupture avec un Etat bureaucratique, inefficace et sclérosé ; le rapport entre les hommes et l'approche locale ; le désintérêt et l'altruisme. Mais cette approche de l'action par le petit projet est loin de faire l'unanimité et est porteuse de divers effets pervers. 68 69 Piveteau, Alain, op. cit. Ibid. 70 Piveteau, Alain, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 35 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT D'abord parce qu'économiquement, la petite taille d'un projet induit "l'inexistence 71 d'effets-prix sur les intrants qu'il utilise et les extrants qu'il produit" .Autrement dit, les petites et moyennes ONG ne bénéficient pas d'une dimension suffisante pour influer de façon substantielle sur les problématiques locales comme globales. Pour reprendre les propos de Pierre Legros à cet égard, "les ONG restent des acteurs sociaux plus ou 72 moins intégrants et plus ou moins efficaces" , elles ne maitrisent ni la complexité de la situation, ni les externalités que leurs projets produisent sur le système dans sa globalité. Les organisations non-gouvernementales d'aide expliquent bien souvent leur prise de partie d'évoluer au niveau micro-local par leurs convictions, en rappelant qu'elles prennent part à un système contraignant et multidimensionnel auquel elles tentent d'apporter des ajustements.De fait, "la faiblesse des moyens dont disposent les ONG en comparaison de 73 la coopération publique éclaire bien évidemment l'option pour des actions modestes" . Il s'agit en réalité d'un choix par défaut. Les ONG pèseraient sur le système global si elles estimaient en avoir les moyens. Or, Henrik Secher Marcussen montre que des lacunes importantes apparaissent quand elles tentent d'étendre leur champ d'action, de multiplier les effets de leurs programmes micro-localisés, de coordonner leurs efforts avec ceux de leurs partenaires et de promouvoir des mécanismes de concertation. "Bref, malgré leur statut d'intermédiaire de choix et de catalyseur, il semble que les ONG aient des difficultés 74 fondamentales à dépasser le niveau micro" . Ensuite, des dérives intrinsèquement liées à la logique de petit projet apparaissent. L'idée d'impatience apparaît comme une caractéristique récurrente dans les programmes menés par les petites et moyennes ONG. Elles tendent à privilégier le court terme, les résultats rapides et quantifiables (pour pouvoir les présenter à leurs bailleurs de fonds et être alimentés de nouveau), vision budgétaire annuelle, parfois bi-annuelle, etc... Bernard 75 Lecomte utilise dans ce cadre la métaphore du marathon . Il montre que l'aide doit être appréhendée comme une épreuve de fond qui nécessite un entrainement particulier. Les opérateurs d'aide sérieux, les essayeurs, ne préparent jamais cette épreuve par une succession de 400 mètres et de 1500 mètres entrecoupés de pauses prolongées. En d'autres termes, la logique de flux d'aide qui accompagne les petits projets est désastreuse pour les populations récipiendaires : chaque nouveau projet, chaque nouvelle dynamique, chaque apparition de nouveaux acteurs, entame la capacité des bénéficiaires à maîtriser les apports d'aide et usent leur capacité d'appropriation et de participation. Ce processus en dents-de-scie est certes bien plus facile à gérer pour le donateur, mais c'est une plaie pour le bénéficiaire. Enfin, de façon macro-économique, deux remarques méritent d'être soulevées. En premier lieu, l'aspect conjoncturel – avec les difficultés actuelles - est primordial quand on se penche sur les stratégies d'action des petites et moyennes ONG. "Le petit projet est en réalité un cahier des charges peu efficace dont résulte une faible reproductibilité des investissements et une prise en charge importante de dépenses de fonctionnement 71 72 73 74 Ibid. Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisée le 16 mai 2012 Piveteau, Alain, op. cit. Secher Marcussen, Henrik, “Les ONG et la construction de la société civile dans les pays en développement”, in Deler, J.- P. (dir.), Faure, Y.-A. (dir.), ONG et développement : Société, économie, politique , Paris, Editions Karthala, 1998, p 573 à 597. 75 36 Lecomte, Bernard, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" 76 déguisées en dépenses d'investissement" écrit Jean-David Naudet. Avec les difficultés contextuelles, la dérive du petit projet vers le financement de l'organisation est aisée mais nuit à l'action de l'ONG. En second lieu, Arzelier et Coker montrent que dans certaines configurations, notamment quand l'absence de coordination inter-ONG n'est pas palliée, les mises en place des projets micros peuvent être réversibles. On se retrouve alors dans des situations absurdes où les actions locales sont déconstruites par les politiques nationales à visée macro-économique et sociétale. La logique locale et son enracinement auprès des populations dans des espaces restreints va alors à l'encontre de programmes nationaux de développement. L'article de Coker et Arzelier conclue : "La juxtaposition de projets locaux 77 reste une solution transitoire mais en aucun cas une stratégie de long terme" . Recommandation # 4 : Evaluation et responsabilité, les maîtres-mots. Bratton parle à l'égard des ONG occidentales présentes dans les pays en développement 78 d'un "manque de recherche et d'évaluation" qui rend difficile la construction de projets appuyés sur leur expérience. En conséquence, la survie de la structure est totalement déconnectée de ses performances. Le principe d'évaluation et son corollaire, celui de responsabilité, sont les grands absents du système de solidarité. Si certaines explications à l'échec de la coopération internationale peuvent être trouvées dans cette absence, elle est surtout révélatrice de l'immunité accordée à l'aide en Occident. Plus important, si les développeurs mettaient en place des structures pour ériger ces principes en devoirs, il est probable qu'ils résoudraient une partie des maux dont souffre le système. Pour David Sogge, l'enjeu est considérable : "Dans le secteur de l’aide économique, il n’est est de plus grand défaut que ce manque de retour de l’information. Il tient à la quasi invisibilité des mesures mises en œuvre et des résultats obtenus par les agences d’aide qui interviennent dans les 79 endroits reculés de la planète" . Le défaut d'évaluation a trois dimensions majeures. D'abord, il prive les organismes d'aide de l'enseignement tiré des erreurs et de l'expérience. Cela explique pourquoi les petits projets de même nature tendent à se répéter et à continuer de tomber dans les mêmes pièges. Ensuite, l'aide se trouve être un des seuls systèmes économiques dans lequel le client (appelé ici bénéficiaire) n'évalue pas le service qui lui est rendu. C'est un comble quand on pense à l'importance accordée aux populations locales dans la rhétorique des petites et moyennes ONG. Enfin, il relève d'une recherche trop partielle d'efficacité. L'évaluation permet un retour sur le programme d'action mis en place et des ajustements décisifs pour le rendre opérationnel. 80 William Easterly explique c'est le manque de retour des populations aidées qui est préjudiciable au système, et par conséquent le manque de responsabilité qui en découle. Easterly développe la maxime "pas d'intervention sans représentation" fondée sur l'idéal américain des pères fondateurs "par d'impôt sans représentation". Il cherche à faire comprendre toute la nécessité de donner des moyens d'expression aux bénéficiaires pour faire connaître les résultats des actions des développeurs. Les procédures d'enquête 76 77 78 79 Naudet, Jean-David, op. cit. Arzelier, Marie-Pierre, Coker, Catherine, op. cit. Secher Marcussen, Henrik, op. cit. Sogge, David, op. cit. 80 Easterly, William, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 37 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT a posteriori et de feedback sont un premier pas en ce sens. Arzelier et Coker écrivent que "dans le court terme, l'évaluation d'action d'ONG doit passer par la vérification des résultats attendus de l'opération. L'intérêt d'une telle démarche est qu'elle nécessite une définition précise du cadre de travail, des objectifs à atteindre, des moyens utilisés, ainsi que 81 des coûts et des hypothèses" . L'obligation de transparence via la menace de l'évaluation est importante, elle clarifie la relation d'aide et met en avant les résultats de l'action. Elle permet surtout d'appréhender un autre grand enjeu de l'aide, la responsabilité des acteurs. Puisque personne ne sait vraiment qui est l'instigateur de tel programme, dans telle localité, à tel moment, et avec telle structure, personne n'est vraiment responsable des échecs potentiels. Où l'on revient à l'idée de sacro-saint de l'aide, bien non-questionnable, porteur de valeur ajoutée par nature. Pourtant, nous verrons dans la seconde partie concernant les interactions avec les autres acteurs de l'espace de développement que la présence et l'action des ONG sont loin d'être exemptes de critiques. David Sogge note que "la réparation des dommages causés aux bénéficiaires de l'aide au développement n'est pas une option possible, en tout cas pas encore. L'impunité des organismes d'aide encourage un cycle pervers : les échecs justifient de nouvelles subventions et de nouveaux prêts, récompensant ainsi davantage les institutions pour les 82 échecs que pour les succès et faisant par la même occasion avancer des carrières" . Consacrer l'évaluation et la responsabilité comme lignes directrices du système de solidarité aurait pour conséquence de mobiliser davantage les organismes d'aide autour des conséquences de leurs programmes. La prise de conscience des enjeux a priori leur vaudrait d'éviter nombre de dérives, dérives qui pourraient dans tous les cas être corrigées par une évaluation autonome et publique. Les ONG ne prendraient plus leur présence pour acquise et pourraient être sanctionnées sur la base d'une évaluation par les bénéficiaires de l'aide eux-mêmes, tels des clients dans le secteur privé. Le service devrait être calibré à la demande, sans quoi il serait sanctionné par les mécanismes de marché, ici par la rupture des contrats avec les bailleurs de fonds. Recommandation # 5 : Reproductibilité, pérennité, effets multiplicateurs. Quand l'aide est porteuse de développement Au Cambodge, j'ai eu l'opportunité de rencontrer nombre de professionnels du développement, riches d'une expérience et d'un esprit critique indéniables. L'un d'entre eux m'expliquait un jour, comme une évidence après avoir mené des dizaines de programmes pour divers ONG : "En aucun cas on ne peut évaluer un projet de développement en fonction du nombre d'individus touchés. On ne peut juger un projet de développement que par la capacité des populations récipiendaires à l'intégrer, l'adapter à leur vision du monde, et par-dessus tout à se l'approprier et à le transformer en politiques publiques". Mon ami définissait ici la notion de reproductibilité. Jean-David Naudet, dans un article déjà cité, théorise ce concept de reproductibilité comme "une situation dans laquelle l'action mise en place dégage suffisamment de ressources 83 propres (des bénéficiaires) pour être poursuivie au-delà de la période d'appui" . Cela 81 82 83 38 Arzelier, Marie-Pierre, Coker, Catherine, op. cit. Sogge, David, op. cit. Naudet, Jean-David, op.cit. Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" suppose une capacité d'accompagnement importante de la part des développeurs. Cela suppose aussi et surtout d'envisager le retrait de l'organisme d'aide dès son établissement et d'établir comme leitmotiv le fait de passer le relais aux populations et autorités locales. Un programme reproductible n'est pas l'assurance d'une aide efficace, il ne joue pas sur la nature de l'aide mais s'inscrit davantage comme une façon de procéder. L'aide reproductible est source d'autonomie, de motivation et d'incitation, et nourrit la participation citoyenne aux projets communs. Elle permet de conserver en permanence le curseur sur le bénéficiaire en l'impliquant dans les stratégies de développement. La notion de pérennité concerne davantage la nature de l'aide, ses caractéristiques propres. Comme la reproductibilité, elle s'établit dans le temps et mobilise les acteurs locaux en considérant qu'ils sont les premiers responsables de leur propre développement. Parler de pérennité consiste à considérer l'action du développeur et son projet comme des détonateurs. Ils n'ont pas de valeur intrinsèque à proprement parler mais prennent du sens au travers de la dynamique qu'ils créent et des problématiques sociales qu'ils soulèvent. La mobilisation des acteurs est la part la plus importante du projet selon le concept de pérennité. Plus encore que de faire-faire comme c'est le cas pour la reproductibilité, on cherche ici à montrer ce que l'on peut faire. L'évolution des mentalités, l'alimentation d'une société civile émergente, la formation de la jeunesse, sont les piliers de la pérennité de l'aide. Plus qu'une reproduction des actions mises en place initialement, on envisage une capacité à pointer du doigt les enjeux sociaux, à les faire intégrer par les autochtones pour qu'ils soient en mesure de les affronter eux-mêmes, à des échelles plus larges et à moyenlong terme. Enfin, la prise en compte des externalités positives et des effets multiplicateurs est essentielle. Les acteurs qui ne sont pas directement partie prenante du processus de développement, bénéficie de la dynamique impulsée par la présence des ONG sur le territoire. On peut évidemment parler du commerce et de la croissance que génère la présence des développeurs dans le pays d'accueil, mais les logiques d'environnement favorables sont plus profondes. "Il s'agit en réalité moins de s'intéresser à l'impact d'un programme sur une population restreinte qu'au rôle qu'il peut jouer sur l'ensemble de 84 la population par le biais de ses retombées économiques, psychologiques et sociales" écrivent Arzelier et Coker. Les effets multiplicateurs concernent l'ensemble des conditions favorables créées par la présence des ONG et par les retombées de leurs programmes d'aide. On ne parle pas ici de l'aide en tant que telle, ni de l'apport direct ou microéconomique des projets. Les ONG ont le potentiel pour être des acteurs rassurants auprès de population délaissées par l'assistance publique. Parmi les principes fondamentaux pour une refonte du système d'aide, David Sogge pose dans Les mirages de l'aide internationale "l'obligationde respecter les aptitudes et d'encourager les talents." Il poursuit, 85 "la compréhension des donateurs à l'égard des bénéficiaires est souvent trop pessimiste" . Une des missions des ONG est de créer un contexte propice au développement des initiatives locales. C'est typiquement à cet égard que l'on parle d'externalités positives et d'effets multiplicateurs. 84 85 Arzelier, Marie-Pierre, Coker, Catherine, op. cit. Sogge, David, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 39 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT Un enfant externe de Phnom Penh venu chercher son parrainage de début de mois au bureau central de Phnom Penh – septembre 2010 40 Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" Les enfants du centre de Takeo, mission avec Mme. KEM Kimlang - septembre 2010. Enfants d'un village excentré de la Province de Kompong Speu – février 2011 Fayolle Gregory - 2011 41 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT Réunion d'orientation au centre de Kep – janvier 2011 42 Fayolle Gregory - 2011 Première partie : Les ONG face à leurs carences, quand "le pire ennemi de l'aide est l'aide ellemême" Enfants de la minorité Phnong du Nord-Est du Cambodge – octobre 2010 Nouveaux arrivant dans un orphelinat de l' ASPECA – mars 2011 (ci-dessous) Fayolle Gregory - 2011 43 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT 44 Fayolle Gregory - 2011 Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales Si des logiques internes éminemment importantes gouvernent l'action des petites et moyennes ONG et expliquent en partie leurs échecs, ces structures d'aide sont avant tout des acteurs sociaux qui se bâtissent au travers de leur rapport à l'autre. Ainsi, les logiques d'altruisme et de don qui guident les ONG ; les fonctionnements organisationnels et les stratégies d'actions qui leurs sont propres ; ou encore l'auto-proclamation de leur place et de leur légitimité, se retrouvent dans les relations qu'elles tissent avec les protagonistes de l'aide internationale. Jean-Pierre Olivier de Sardan s'est illustré en particulier par son 86 analyse de l'enchevêtrement des logiques sociales . Dans son travail de référence, il combine les concepts du paradigme de l'acteur et de l'agencéité de Norman Long et Anthony Giddens. Dans leur travail sur l'anthropologie du développement rural, les deux experts de l'Ecole de Manchester proposent une analyse centrée sur l'acteur (actor-oriented) et les mondes sociaux différents dans lesquels ils évoluent. Les interactions sociales sont l'entrée empirique privilégiée à l'intérieure de laquelle les stratégies des acteurs, les contraintes, les contextes, les pratiques, les représentations et les imaginaires collectifs sont plus facilement observables. Derrière l'idée d'agencéité, on trouve l'espace de coopération envisagé comme une arène dans laquelle se rencontrent, s'affrontent et plus rarement coopèrent de façon constructive les protagonistes de l'aide. 2.1 ONG & Etat donateur : le détournement de l'aide et les véritables motivations de la coopération internationale 87 Dans son ouvrage Les mirages de l'aide internationale , David Sogge revient sur les véritables justifications de l'aide internationale. Pour lui, il existe une grande complexité dans l'enchâssement des logiques qui expliquent l'engagement des pays du Nord auprès des pays en développement. "Bien que l’objectif principal des 40 premières années du régime d’aide ait été visiblement de gagner la guerre froide, déclare-t-il, il est rare qu’une seule tendance irrépressible soit en cause. Il serait absurde d’attacher au régime d’aide 88 une unique motivation" . Si, clairement, Sogge prend le parti des motivations éthiques et humaines dont il ne considère pas les effets pervers potentiels, il distingue néanmoins 86 Olivier de Sardan, Jean-Pierre, “Les trois approches en anthropologie du développement”, in Revue Tiers Monde n°168. Octobre- Décembre 2001, Paris, Editions Armand Colin, p. 729 à 744. 87 88 Sogge, David, op. cit. Ibid, p. 67. Fayolle Gregory - 2011 45 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT deux autres types de justifications qui contribuent à expliquer les échecs de l'aide. Il s'agit d'une part des motivations socio-politiques stratégiques et d'autre part des motivations commerciales. Pourquoi les ONG aident-elles malgré elles ? Les motivations sociopolitiques stratégiques et l'instrumentalisation des ONG Pendant les quarante premières années du régime d'aide, la logique du Containment a régi les rapports de la coopération internationale. Avec la doctrine Truman, on trouve l'idée que la meilleure solution face à l'expansion de la pandémie communiste est de délivrer les pays opprimés en y assurant la position du bloc de l'Ouest. Ce qu'on appelle alors aide humanitaire se révèle en réalité être un faire-valoir pour justifier la présence occidentale dans les pays en développement. Avec l'effondrement du bloc soviétique et la fin de la guerre froide, on pourrait penser cette approche révolue mais elle continue à être dominante dans certaines régions à forts enjeux géostratégiques. L'aide devient alors un outil de diplomatie qui permet de s'assurer le soutien, de façon plus ou moins légale et plus ou moins tacite, des autorités et des populations locales. Il n'est donc pas surprenant que les pays qui aient reçu la part la plus importante de l'aide publique au développement américaine en 2009-2010 soient l'Afghanistan et l'Irak, avec respectivement 9.8% et 6.5% de l'APD totale allouée. C'est ce que révèle le tableau 3, extrait d'une synthèse de l'OCDE. Etats-Unis 1989-90 1999-00 2009-10 Egypte Israël Pakistan El 16.5 12.1 Egypte 2.8 2.7 Indonésie 2.2 1.5Jordanie 1.5 1.3 7.6 1.2 Colombie 1.9 1.2 Afghanistan 1.7 1.2 Bosnie1.6 1.0 1.5 1.0Irak 1.4 1.0Pakistan 1.3 0.9 1.0 1.0 9.8 Soudan 1.0 6.5 0.9 3.0 Ethiopie 0.9 2.8 0.9 2.6C Salvador Philippines Honduras Bangladesh HerzégovineInde IndeSoudan Pérou Bangladesh Costa et Bolivie Ethiopie Honduras Philippines Rica Guatemala Jamaïque Mariannes du Gaza Haïti Kenya Colombie Afrique du Sud Mozambique Haïti du Nord Kenya Indonésie Sud Nigeria Jordanie Ouganda Tanzanie Eg Tableau 3 : Principaux bénéficiaires de l'aide des membres du CAD – situation des Etats-Unis) - en % de l'APD allouée 89 (Extrait On a ici une première illustration de ce que peut être le détournement de la solidarité à des fins diplomatiques. Les flux d'aide sont mobilisés dans les discussions entre gouvernements et enrichissent l'argumentaire des pays du Nord face aux pays en développement. Force est de constater que l'aide ne répond alors plus à des considérations altruistes. Si les Etats d'origine acceptent le déploiement des ONG sur le territoire des pays en développement, c'est qu'ils estiment qu'ils y ont un certain intérêt stratégique. Dans un article exhaustif publié dans la Revue internationale de politique de développement, Gilles Carbonnier (que nous invoquerons régulièrement dans cette partie) met en relief la thématique du détournement de l'aide au travers de différents mouvements critiques.L'aide au développement est un outil de domination et d'asservissement des nations du Nord sur celles du Sud dont la forme peut être diverse : aide bilatérale, assistance technique ou institutionnelle, programmes des institutions onusiennes, implantation d'ONG, etc... Carbonnier évoque la critique dite néomarxiste qui considère que la coopération internationale est avant tout"un instrument de domination des pays industrialisés sur 89 Source : OCDE. Extrait de "Tableau 32 : Principaux bénéficiaires de l'aide des membres du CAD". Répartition géographique de l'APD. Statistiques de l'OCDE sur le développement international (base de données). http://www.oecd.org/ document/10/0,3746,fr_2649_34447_34036298_1_1_1_1,00.html (consulté le 7 février 2012) 46 Fayolle Gregory - 2011 Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales les pays pauvres. […]L’APD favorise la mainmise sur les ressources des pays en développement par la classe dirigeante des pays occidentaux. L’aide contribue à maintenir 90 les pays pauvres dans une relation de dépendance envers l’Occident" . Plus que d'élever leur propre position sur la scène politique internationale, il s'agit pour les pays développés de ne pas laisser les PVD prendre leur place. Les ONG sont considérées dans ce cadre comme des instruments de noyautage du système sociopolitique des pays bénéficiaires de l'aide, elles sont chargées de concourir au maintien d’un statu quo à la tête des gouvernements de ces pays. Cet équilibre des forces diplomatiques étant bien évidemment favorable aux nations du Nord.Gilles Carbonnier mobilise le paradigme de l'état de nature théorisé par 91 Thomas Hobbes selon lequel "l'homme est un loup pour l'homme" (homo homini lupus) . L'approche néoréaliste qui l'accompagne met en avant l'idée que "tout Etat cherche plutôt à garantir sa sécurité et sa survie. L’arène internationale étant appréhendée comme un lieu 92 anarchique, les Etats se préoccupent d’abord de leur sécurité" .L’APD est de fait mobilisée telle la carotte ou le bâton dans le but "d’influencer, de récompenser ou de punir d’autres pays".L’aide internationale prend la forme d'un moyen, pour les nations occidentales, de jouer sur la balance des pouvoirs à leur avantage sur la scène internationale, en utilisant l'incitation et la menace. Les motivations commerciales : derrière l'aide, la défense des intérêts économiques Avec la mondialisation des échanges et l'ouverture des marchés, les Etats tendent à se retrouver dépassés par la multiplication des acteurs, leur déterritorialisation, et la difficulté à influer sur leurs comportements sur le marché. La défense des intérêts stratégiques suit aujourd'hui de nouvelles logiques mais reste cruciale. Selon Carbonnier, le paradigme réaliste de l'aide "en tant qu’instrument ou composante de politique extérieure part du postulat que tout Etat cherche d’abord à accroître ses richesses et son pouvoir. L’aide s’inscrit alors dans une relation intéressée par laquelle les donateurs consentent un effort financier pour conquérir des marchés, maintenir et accroître leurs aires d’influence et 93 promouvoir les intérêts de leur classe dirigeante" . L'aide est vue comme un moyen, pour les pays développé, d'intégrer les économies nationales dans l'optique de se positionner sur son marché, en principe émergeant. La présence des ONG répond à cette volonté étatique et la permission de déploiement sur un territoire dépend de discussions commerciales potentielles ou déjà engagées. Une fois encore, l'aide est détournée et s'inscrit dans des enjeux qui la dépassent. David Sogge écrit : "La direction que prend l’aide au développement est dictée par des considérations politiques et stratégiques beaucoup plus que par les besoins économiques et la performance politique des pays bénéficiaires. Le passé colonial 94 et les alliances politiques sont les principaux déterminants de l’aide au développement" . Certes, les explications affectives et les liens tissés avec ces pays ne sont pas à exclure, mais il n'en demeure pas moins que la part stratégique et prédominante dans la répartition de l'aide. Si la présence occidentale se manifeste moins aujourd'hui par des actes assumés de pillage des ressources naturelles des pays en voie de développement, elle prend des tournures plus dissimulées. Ce que les opposants de l'aide internationale appellent néocolonialisme consiste à assurer la continuité des avantages stratégiques dont ont largement 90 Carbonnier, Gilles, « L’aide au développement une fois de plus sous le feu de la critique », in Revue internationale de politique de développement [En ligne]. URL : http://poldev.revues.org/122 (consulté le 18 juillet 2011) 91 92 93 94 Hobbes, Thomas, Leviathan. Paris, Gallimard, Folio Essais, 2000 Carbonnier, Gilles, op. cit. Carbonnier, Gilles, op. cit. Sogge, David, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 47 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT bénéficié les anciennes métropoles sur leurs colonies. Plus que d'avantages en nature, on parle aujourd'hui d'accaparation des parts de marché par les pays occidentaux. Le tableau 4 montre que la majorité des pays bénéficiaire de l'APD de la France sont des anciennes colonies. En gras apparaissent les anciennes colonies ou protectorats français du premier comme du second empire colonial, en italique les pays où la présence française était notable. France 1989-90 1999-00 2009-10 Côte d'Ivoire Nouvelle- 5.2 4.4Côte 4.1 3.8 3.1 2.3 2.1 2.1 2.04.7 1.814.6 1.8 Côte 4.0 1.8 3.8 1.7 3.3 1.6 3.2 1.5 2.8 2.2 4.9 1.8 4.1 1.6 3.6 1.5 2.8 1.4 2.7 1.3 Calédonie Polynésie d'Ivoire Egypte Maroc Sénégal Polynésie d'Ivoire Mayotte Congo, Française Sénégal Maroc Cameroun française Madagascar Cameroun Congo, Nouvelle- Rép. Chine Maroc Indonésie Vietnam Tunis Rép. Calédonie Tunisie Mayotte Mali Madagascar Burkina dém. Chine Indonésie Mali Gabon Faso Congo, Algérie Vietnam BosnieRép. Egypte Tchad Herzégovine Tableau 4 : Principaux bénéficiaires de l'aide des membres du CAD – situation de la France) - en % de l'APD allouée 95 (Extrait A Phnom Penh, j'ai rencontré lors d'un séminaire organisé par l'AFD (Agence Française de Développement) et France Volontaires un ancien responsable d'ONG revenu en visite au Cambodge. Après l'introduction de M. Christian Connan, Ambassadeur de France au Cambodge, il me glissait : "c'est un beau discours, mais ce n'est que du politique. En gros, la France n’est là que pour quelques raisons : vendre Alcatel à Hun Sen [le Premier ministre], l’Institut Pasteur, et les contrats d’armement. C’est uniquement de la stratégie". La question qui m'était venue alors était de savoir si les ONG se rendaient compte de leur utilité réelle pour la France ? En réalité, les ONG sont manipulées de manière plus ou moins consciente. Il ne s'agit pas d'une théorie du complot ou d'affabulations puisque même quand elles se rendent compte de l'enjeu qu'elles représentent, elles ne cherchent pas à bousculer la situation et continuent leur travail localement en se déclarant hermétiques aux problématiques politiques. De fait, les ONG ne possèdent pas de véritable marge de manœuvre face à cette dérive et font face à une situation de dépendance vis-à-vis de leur Etat d'origine qui est bien souvent leur bailleur de fonds privilégié. Myriam Donsimoni décrit ainsi la situation de dépendance entre petites et moyennes ONG et Etat donateur : "L'orientation actuelle de l'aide au développement tend à favoriser l'alliance entre financement public et intervention privée sur le terrain. En effet, les ONG trouvent un soutien croissant auprès des instances publiques nationales et internationales. [...] Cela pose aussi une question d'indépendance : les instances publiques ne doivent pas s'approprier la cause humanitaire pour intervenir sur un plan politique. Cela est plus particulièrement vrai de l'aide publique nationale. Les associations, actuellement confrontées à l'impossibilité d'élargir le noyau dur 96 de leurs donateurs sont, pour leur part, très favorables à un soutien public" . 95 Source : OCDE. Extrait de "Tableau 32 : Principaux bénéficiaires de l'aide des membres du CAD". Répartition géographique de l'APD. Statistiques de l'OCDE sur le développement international (base de données). http://www.oecd.org/ document/10/0,3746,fr_2649_34447_34036298_1_1_1_1,00.html (consulté le 7 février 2012) 96 48 Donsimoni, Myriam, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales Mais l'effet de manipulation est double. Premièrement, le rôle des gouvernements du Nord est assez directif. Lorsque les ONG répondent à des appels à projets leur permettant de débloquer rapidement des sommes importantes, elles doivent coller aux critères, conditions, thématiques d'action, dictés par l'instance donatrice. C'est le cas typiquement du Fond Social pour le Développement des Ambassades de France. Les projets sélectionnés sont donc non seulement en adéquation avec la vision des besoins locaux qu'ont les planistes des Ambassades, mais aussi rejettent tout aspect politique dérangeant. Dans la nature de leur aide, les ONG ne sont donc pas souveraines. Deuxièmement, si les ONG se retrouvent aliénées et doivent renoncer à une part de leur liberté, c'est en raison de leur inscription, de fait quasi-obligatoire, au sein des réseaux de coopération. Ces pseudos instances de coordination, bien loin d'apporter des discussions et des lignes directrices politiques communes comme nous l'avons évoqué précédemment, renforcent la mainmise des Etats d'origine sur les ONG. Le fonctionnement en réseau et au copinage dans le cercle français de la coopération aboutit à une forme d’uniformisation des services proposés par les ONG selon des standards fixés par les organismes étatiques. Les petites et moyennes structures d'aide se retrouvent enfermées dans une sorte de marasme où, plutôt que de s'enrichir les unes au contact des autres, elles ne se connaissent jamais vraiment et continuent de parfaire la sclérose et le manque d'ambition de leurs programmes. Recommandation # 6 : Le modèle semi-privé pour une indépendance financière des petites et moyennes ONG Lorsqu'au début du mois de juin 2011, j'intégrais le staff d'Article 4, Pierre Legros et LOT Kunthear voyaient grand et préparaient une extension importante de l'activité de l'organisation. Avec ma participation, ils entendaient poser les bases d'une cellule communication & fundraising pour accompagner le développement de la structure. A terme, c'est Pierre Legros lui-même qui aurait supervisé la politique de communication d'Article 4. Le principal projet de l'ONG était son installation dans de nouveau locaux, une double villa dans le quartier de Tuol Kork qui servirait à la fois de bureau central, de clinique et de centre d'accueil et de conseil pour les prostituées et leurs enfants. Le projet de Pierre Legros était de monter cette structure multi-services unique en son genre au Cambodge. Elle aurait vraisemblablement été composée de divers pôles d'accompagnement et de soutien : médecine généraliste, gynécologie, assistance psychologique, assistance sociale, formation et réinsertion professionnelles, recherche & publication, crèche. Pierre Legros avait à l'époque passé des contrats de principe avec certains de ces collaborateurs européens, spécialistes des domaines évoqués, pour qu'ils se rendent au Cambodge afin de lancer la structure et de former les futurs responsables locaux. La clinique aurait eu la particularité de compter des membres occidentaux comme cambodgiens et aurait été un centre de transfert de compétences important. Surtout, c'est son fonctionnement qui aurait été novateur. Il s'agissait de proposer un service calibré sur le modèle semi-privé. De quoi parlons-nous ? Premièrement, la population bénéficiaire du centre aurait naturellement été largement défavorisée, mais une somme, même symbolique et dérisoire, aurait été nécessaire pour bénéficier des services de la clinique. Deuxièmement, la clinique aurait néanmoins ouvert des Fayolle Gregory - 2011 49 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT créneaux de consultations privées à destination des populations aisées de la ville qui viendraient y chercher l'expertise et la qualité des soins d'une structure occidentale. Ainsi, les cabinets de gynécologue, de psychologue et d'assistant social, qui font cruellement défaut au Cambodge ouvriraient leurs portes pour un service rémunéré. C'est au travers de cette double logique financière que l'on parle de modèle d'action semi-privé. Quels sont les avantages de ce modèle ? On a d'abord, avant la logique de ressources budgétaires, un avantage très important dans la mobilisation des populations bénéficiaires. Dans son entretien réalisé en mai 2012, Pierre Legros développe l'idée que découle de la fin de la gratuité des consultations une certaine intégration des enjeux chez le patient : "Les gens prennent davantage conscience de leur maladie s'ils payent que s'ils 97 viennent et repartent sans débourser un sous" . Le fonctionnement semi-privé est donc porteur d'une première valeur ajoutée, il permet d'éviter une partie des écueils du piège de l'assistancialisme. Les acteurs sont mis face à la réalité de leur situation, le fait de consentir à un effort financier, aussi minime et symbolique soit-il, contribue à la mobilisation de l'acteur. Le geste est important, il déclenche la dynamique. L'apport financier qu'entraine le modèle semi-privé est essentiel, il permet à l'ONG d'envisager de nouveaux horizons d'action. Dans le cas d'Article 4, les sommes débloquées par les consultations privées sont directement réaffectées aux dépenses courantes. L'ONG finance ses frais de fonctionnement sur fonds propres et peut même dégager un excédent réaffecté à ces divers programmes. L'effet vis-à-vis du donateur est double. Pierre Legros explique que d'une part "l'ONG dégage un excédent financier par ses consultations privées et contribue ainsi activement à son propre financement. Cela participe à renforcer sa légitimité et son caractère sérieux. Les 98 donateurs aiment cela" . Où l'on retrouve le rôle pivot du donateur qui par son geste créer une dynamique de confiance autour de la structure financée. Ici, l'environnement de confiance nait de la capacité de l'ONG à dégager elle-même des fonds, elle assume le rôle d'acteur pivot et favorise sa propre attractivité et son propre développement. D'autre part, le raisonnement peut être établit en termes de budget constant et non pas comme on vient de le voir dans une perspective de hausse des ressources de l'ONG. Le cas échéant, c'est le surplus d'indépendance par rapport au donateur qui est intéressant. L'ONG se trouve en surcapacité de financement comparé à sa situation initiale et a moins besoin de se tourner vers les donateurs institutionnels de son pays d'origine. Elle déjoue ainsi les dérives que nous avons vues plus haut tout en assurant la pérennité de ses programmes. Recommandation # 7 : Assurer la régulation des flux d'aide par de véritables instances de coordination Dans l'Aide fatale, Dambisa Moyo adopte une position radicale à l'encontre de la présence occidentale en Afrique, au point de considérer que "le but ultime est un monde libéré de 99 l'aide" . L'économiste zambienne envisage un plan graduel mais intransigeant en cinq ans pour sortir durablement des mécanismes de l'aide systématique. Elle cherche à expliquer qu'il n'est d'argument plus galvaudé chez les développeurs que celui qui consiste à dire que la situation serait bien plus dramatique si les ONG n'étaient pas là. Mais il est erroné 97 98 99 50 Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisée le 16 mai 2012. Ibid. Moyo, Dambisa, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales de considérer que l'aide est par nature nocive et vecteur mécanique d'effets pervers. De nombreuses critiques de système développementaliste ont le défaut de se focaliser sur 100 un Occident "diabolique et manipulateur" écrit Jean-Pierre Olivier de Sardan. Pierre Legros s'inscrit en porte-à-faux de la vision radicale de Moyo sur le sujet. Pour lui, "il ne faut pas réguler les flux d'aide selon la vision traditionnelle, quantitative. Il faut plutôt que des structures de coordination soient mises en place pour encadrer le nombre important d'ONG et les driver, les diriger sur des problématiques bien précises.Cela a pris forme ici au Cambodge via le CCC, puis toutes les structures de coordination de type MEDICAM pour la santé et l'hygiène, EDUCAM pour les programmes scolaires, etc... Cependant ses structures n'ont aujourd'hui aucune force de contrôle, ni de poids ou de légitimité pour 101 remodeler les programmes déjà en place qui ont des effets déplorables" . La régulation des flux d'aide doit par conséquent avoir deux déterminants : elle doit travailler sur la nature et la qualité de l'aide, et doit être indépendante vis-à-vis des autorités publiques des pays donateurs. C'est seulement en respectant ces conditions que la coordination assurera l'autonomie des petites et moyennes ONG. Elle peut ainsi leur donner un pouvoir plus conséquent dans le rapport de force qu'elles engagent avec leurs bailleurs de fonds au sujet de la nature de l'aide déployée. 2.2 ONG & déterminant culturel : l'approche terrain face à l' aide en kit Nous avons vu combien il est important, pour les petites et moyennes ONG occidentales, de justifier leur présence et leur action dans les pays en voie de développement par un argumentaire et une idéologie forts. La place de catalyseur, d'intermédiaire entre le donateur et le bénéficiaire forge la légitimité de ces structures. La connaissance des enjeux locaux et l'expertise de terrain sont leurs atouts auto-proclammées. Certains s'interrogent sur la réalité de ces forces, sur ces barrières culturelles qui n'en sont plus si l'on s'en tient à la pratique discursive des ONG. Le Père François Ponchaud, prêtre missionnaire présent au Cambodge depuis 1965, témoin privilégié de l’avènement des Khmers Rouges, de la reconstruction du pays et de l'établissement massif des ONG juge pourtant que "si certaines [ONG] mènent de très bons projets, d’autres tentent d’appliquer, sans réflexion, des programmes élaborés en France ou ailleurs. Par exemple, beaucoup ouvrent des écoles, forment les professeurs à leur manière, et quand elles s’en vont, tout est à recommencer. 102 D'autres ne parlent pas khmer et sont totalement déconnectées de la mentalité du pays" . Cette déconnexion pose problème, l'acclimatation au milieu des organismes d'aide est loin de faire l'unanimité comme le fait remarquer sans détour Pierre Legros. A la question que pensez-vous des capacités d'adaptation des ONG aux conditions socio-culturelles ? Il 103 répond "zéro" . Pour Pierre Legros comme pour le père Ponchaud, les ONG se heurtent à leur incapacité à intégrer les déterminants culturels à leur action. L'aide est alors souvent 100 101 102 Olivier de Sardan, Jean-Pierre, op. cit. Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisée le 16 mai 2012. Interview du père François Ponchaud : La corruption empêche le Cambodge d’avancer, réalisé par Elodie Vialle, 26 juillet 2010, in Youphil.com. [En ligne]. URL : http://www.youphil.com/en/node/1948 (consulté le 26 août 2011) 103 Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisée le 16 mai 2012. Fayolle Gregory - 2011 51 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT sinon contra-cyclique, au moins déphasée par rapport à la lecture des bénéficiaires. L'enjeu est important, il tient à la cécité des organismes d'aide quant aux réactions des populations et autorités aidées. Bernard Husson écrit :"Si les ONG ont abandonné les approches directives [...], elles occultent bien souvent que la stratégie de leurs partenaires est de s'allier 104 les bonnes grâces des faiseurs de projets" . L'aide peut alors répondre à des logiques qui échappent totalement aux développeurs. Dans cette configuration, le bénéficiaire cherche avant tout à profiter de la manne que représente l'aide sans se soucier réellement de l'apport potentiel du projet, puisqu'il lui semble aux antipodes de sa réalité. Le donateur, rassuré par les sourires, la reconnaissance et l'accueil on ne peut plus chaleureux, pérennise sa présence sans réaliser l'ampleur du jeu qui se déroule sous ses yeux. Le contexte socio-culturel et l'adaptation au milieu Il est une anecdote qui introduit particulièrement bien la thématique de la barrière culturelle. Le volontaire, l'ONG, le développeur, sont nécessairement confrontés à cette thématique dans leur établissement dans le pays récipiendaire. Un ancien professionnel des ONG, qui coule sa retraite à Phnom Penh, me racontait un jour sa vision du choc culturel et de l'incompréhension profonde des développeurs. "Imagine, me disait-il, que demain un groupe de chef de villages du fin fond de la brousse africaine, ou de la rizière par ici, ou d'ailleurs, se rende chez nous et nous impose la polygamie, le travail des enfants car l'école est une perte de main d'œuvre, le droit de violer nos cousines car elles sont en dessous de nous dans la hiérarchie familiale... Que ferions-nous ? Nous irions crier à l'ingérence, au mépris de notre culture, aux Droits de l'Homme bafoués. Quelle est la différence avec notre action ici ? Seul le rapport de force change. Le pauvre est prêt à accepter n'importe quel concept tant qu'on lui remplit sa gamelle". Le choix des exemples auquel procédait cette personne était peut-être extrême, mais l'idée est bien là. Les protagonistes du développement, indépendamment de leur taille et de leur budget tendent à être enfermés dans un cadre d'analyse focalisé sur leur propre expérience. Les concepts qui guident leur action sont bien souvent occidentalo-centrés. Surtout, la capacité de réflexibilité des développeurs est quasi inexistante. C'est-à-dire qu'ils n'ont que très peu de recul sur les raisons de leur action et les logiques qui les gouvernent et les enferment. H. Zaoual écrit que "l'imposition du concept de développement n'apporte [...] pas le développement en raison de la relativité culturelle des mythes sur lesquels il 105 repose" . L'ignorance du fonctionnement interne d'une société et de ses connaissances propres, le savoir- indigène en particulier, conduit à une approche trop réductionniste pour être efficace. C'est l'incapacité à configurer son action selon les contraintes locales qui empêche les ONG de mettre en place des programmes d'aide efficaces. Dans un article publié en 1994, le père François Ponchaud explique le décalage profond entre les ONG et les populations locales, l'incompréhension qui règne entre les deux parties, et l'échec des projets de développement : "Comment plaquer un idéal démocratique à l’occidentale dans une société où les liens familiaux au sens élargi restent si prégnants ? Dans une mentalité de type karmique, chaque fonctionnaire, surtout haut placé, ne s’intéresse qu’à combler son appétit illimité d’argent et de pouvoir, sans aucune considération morale pour le 104 105 Husson, Bernard, op. cit. Carré, Hélène, Zaoual, Hassouan, “La dynamique des ONG : une approche interactionniste”, in Deler, J.-P. (dir.), Faure, Y.-A. (dir.), ONG et développement : Société, économie, politique , Paris, Editions Karthala, 1998, p 323 à 338. 52 Fayolle Gregory - 2011 Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales pauvre, malchanceux à cause de son karma. Il faut une conversion personnelle aux idéaux de justice et de fraternité, qui en dehors de la rhétorique, ne sont guère passés dans les 106 faits" . L'insuffisance d'expertise locale et la rupture des ONG face aux problématiques réelles a, par effet domino, des répercussions sur l'efficience des programmes d'action. L’éducation, considérée comme un des outils les plus efficaces de réduction de la pauvreté 107 par les Objectifs du Millénaire pour le développement , est l'illustration par excellent de cette déficience. On a typiquement affaire à la reproduction des modes de pensée autocentrés, icil'éducation comme clef de voute du développement, et de méthodes d'action qui ont fait leur preuve chez nous. Dans le secteur éducatif cambodgien, les travers sont criants et le niveau scolaire des enfants est particulièrement faible. Les élèves sont envoyés à l’école publique par demi-journée en raison de leur nombre important et du manque de personnel. Les leçons se font à base de répétitions des propos du professeur. Celui-ci jouit d’un statut de maître, les interruptions et les questions étant considérées comme des marques d’irrespect. Payé une misère (des salaires de l’ordre de 30$ à 40$ par mois alors qu’il faut au moins 150$ pour manger et se loger), le personnel de l’éducation nationale s’inscrit dans une 108 tradition de corruption et de tricherie considéré comme « de la survie » . La validation des examens, les contrôles et passages dans la classe supérieure ne dépendent pas du niveau scolaire mais de l’argent qui peut être déboursé en pourboire au professeur. La corruption et le racket sont les premiers systèmes de fonctionnement qu’intègrent les individus hors du cercle familial et qui déterminent leurs comportements en situation de compétition. A l’occasion de l’examen de fin de Master 1 Psychologie à l’Université Royale de Phnom Penh, le professeur RAT Thearum me confiait que 90% des étudiants trichaient, mais qu’il était le seul professeur à les sanctionner. Le professeur RAT Thearum est pourtant le cadet de la profession. La corruption et la triche sont des "traditions". Le système de diplôme cambodgien ne repose pas sur des considérations méritocratiques mais sur la loi du plus fort, de celui qui possède le plus de ressources. Le diplôme est la traduction de l’ordre social et de la reproduction du système de castes. Face à ce type de constatation, les ONG ne semblent pas procéder à une réflexion stratégique, notamment celles spécialisées dans le parrainage d’enfants défavorisés. Le modèle communément mis en place est celui du sauvetage et de la réinsertion dans le système scolaire public. Les enfants intègrent le système ONG à des stades divers de leur scolarisation et le quitte à la fin de leur parcours scolaire, en principe avec diplôme et travail assurés. Dans les faits, ce système n’est pas effectif. La proportion d’enfants qui véritablement trouveront une formation adaptée est très faible et nombre d’entre eux retournent à la rizière ou partent chercher une place dans une usine ou un chantier à la frontière thaïe ou vietnamienne. 106 Ponchaud, François, Moucharafieh, Claire, "Les méfaits de l'aide internationale", in d-p-h.info, octobre 1994 [en ligne]. URL : http://base.d-p-h.info/fr/fiches/premierdph/fiche-premierdph-1761.html(consulté le 26 août 2011). 107 Source : Nations Unies. OMD – "OBJECTIF 2 : Assurer l'éducation primaire pour tous" [en ligne]. URL : http://www.un.org/fr/ millenniumgoals/education.shtml (consulté le 27 août 2011). 108 Trannin, Sabine, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 53 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT Une défaillance dans l’analyse de la situation peut être relevée. Si les ONG de parrainage se font fortes de venir en aide à des populations de plus en plus nombreuses, leur expertise des systèmes éducatifs locaux font défaut et reconduisent trop souvent les bénéficiaires à leur situation d’origine. L'illusion est de penser que l'éducation, par nature, élève l'individu. Le système éducatif peut être le lieu de cristallisation des antagonismes sociaux ; en tant que seconde instance de socialisation par les paires (après la rue), l'école peut tendre à reproduire les déséquilibres observables à l'échelle sociale. Plus que l'éducation, une éducation est porteuse de développement. C'est précisément cette tendance qu'ont les donateurs à considérer qu'il existe des remèdes universels à des maux universels qui 109 est un leurre. Sabine Trannin développe à cet égard le concept d'aide en kit pour désigner un modèle de programme élaboré par les planistes depuis l'Occident, basé sur une expérience ethnocentrée. Il s'agit dans ce cas de reproduire sans ajustement des politiques publiques dont la formule a fait ses preuves chez nous, avec des méthodes de mise en place identiques.Christian Lallier démontre que l'apport, en particulier technique, d'un programme 110 d'assistance doit avant tout être corrélé au milieu économique et social de destination . Si le puits, les latrines, le réseau hydraulique, l'alimentation énergétique, font l'objet de transactions entres les acteurs locaux, il risque d'être la source de dysfonctionnements et 111 de finir par être marginalisé, à l'image des moustiquaires de Dambisa Moyo . Là aussi, l'avantage fonctionnel n'est rien à côté de la capacité du programme à être approprié par les acteurs, seule une expertise de terrain permet cette prise de conscience. Enfin, le dispositif doit correspondre, selon l'anthropologue Maurice Godelier à "la part idéelle d'un rapport social : un ensemble de représentations communes, l'application de principes et de règles, 112 les rapports entre les membres des groupes composant la société" . C'est à ce prix, c'est à travers cet effort permanent d'adaptation et de pragmatisme, que le projet d'aide prend sa dimension véritable. La relation développeur - développé Il convient de rappeler que tout projet de développement est avant tout un voyage. Celui de l'occidental vers l'autre. Celui du développeur vers le développé. L'exotisme des pays du bout du monde rend l'expérience de développement intrinsèquement puissante et les témoignages du volontaire traduisent à coup sûr un enrichissement personnel bien plus grand que l'apport de cet acteur au pays qui l'a accueilli. Le voyage s'accompagne d'une quête de sens, du besoin d'aider l'autre pour s'épanouir, de faire le bien, en somme. Ce que l'on appelle négligemment humanitaire se caractérise par la relation du volontaire à l'autochtone. Cette relation développeur – développé est empreinte de ce que Pierre 113 Bourdieu, dans Ce que parler veut dire, théorise comme la domination symbolique . Il s'agit d'un rappel permanent de la hiérarchie tacite qui régit la relation complexe tissée entre le donateur et le bénéficiaire. Rony Brauman, fondateur et ancien dirigeant 114 de Médecins Sans Frontières évoque une sorte d'âge adulte , incarné par les pays 109 110 111 112 113 114 54 Trannin, Sabine, op. cit. Lallier, Christian, op.cit. Moyo, Dambisa, op. cit., p. 87. Cf. introduction. Lallier, Christian, op. cit. Bourdieu, Pierre, Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguistiques. Paris, Editions Fayard, Août 1991. Brauman, Rony, L'action humanitaire. Paris, Editions Dominos-Flammarion, 1996. Fayolle Gregory - 2011 Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales développé, qui représenterait l'horizon des pays en développement. Tout se passe comme si les pays bénéficiaires de l'aide devaient rattraper un retard accumulé pour tendre vers notre référence. L'intervention des pays occidentaux vise à accompagner les pays aidés vers l'insertion dans notre modèle économique, selon nos conceptions politiques, de leur permettre d'intégrer les institutions internationales de commerce et de coopération que nous avons créés, de leur assurer un décollage démographique semblable au notre il y a une centaine d'années. Cette imposition automatique de standards de développement correspond à une notion développée par Johannes Fabian, le "déni de co-temporalité" 115 qui reprend les travaux d'Arjun Appaduraï. L'anthropologue indien écrit dans Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la mondialisation : "si notre présent est votre 116 future, [...] alors votre présent est notre passé" pour mettre en lumière ce processus de compensation des PVD. Le déni de co-temporalité est vecteur d'effets pervers importants, qui ne peuvent être négligés. Il entraîne une attitude de tuteur de la part du donateur, qui peine à apprécier les collaborateurs locaux à leur juste valeur et néglige leur valeur-ajoutée. La place laissée à l'expertise locale par les locaux est largement réduite. Dans un article axé sur l'anthropologie du développement, Jean-Pierre Olivier de Sardan reprend les études sur les pratiques discursives des protagonistes du développement. Hobart et Escobar montrent que l'aide est considérée comme une entreprise monolithique, lourdement contrôlée par le haut, persuadée de sa propre sagesse et fermée aux savoir locaux, comme si le système 117 de coopération relevait d'une pensée unique, toute puissante, au-delà de toute influence . La relation siège – terrain est l'illustration même de ce manque de délégation, en particulier dans les petites et moyennes ONG. Le manque de délégation, la concentration de l'exécutif, l'exclusion du bureau local des décisions stratégiques, la circonscription du terrain aux tâches de reporting et d'exécution, sont les principaux tenants de cette relation. Lorsque les administrateurs occidentaux de ces structures se rendent sur place, le décalage avec le staff local donne parfois lieu à des chocs violents. Lors de la mission président de janvier 2011 au bureau central d'Enfants d'Asie ASPECA à Phnom Penh, je remarquais que l'ambiance était parfois tendue entre certains coordinateurs régionaux, khmers, et d'autres administrateurs parisiens. J'interrogeais mes collègues cambodgiens à ce sujet. On me répondait qu'une des émissaires de l'association en particulier, qui avait travaillé au bureau central en tant que chargée de mission pendant plusieurs années, avait laissé un souvenir mitigé. On lui reprochait de ne jamais accorder de place à ses collaborateurs locaux, de définir elle-même les projets "sous-couvert de l'approbation totale de Paris" sans concertation, et surtout de dicter les comportements du staff local sans légitimité. Les savoirs et savoir-faire des membres cambodgiens de l'équipe étaient tout bonnement ignorés, à l'image de la capacité de quadrillage des quartiers de Phnom Penh auquel procédaient de fait mes collègues pour être au fait de la situation des familles les plus paupérisées. Il en résultait au mois de janvier 2011 une communication difficile entre cette personne et mes collègues cambodgiens, et surtout une démotivation évidente de quelques salariés cambodgiens toujours amers. 115 116 117 Lallier, Christian, op. cit. Appaduraï, Arjun, Modernity at large: cultural dimensions of globalization. , University of Minnesota Press, 1996, p. 31. Olivier de Sardan, Jean-Pierre, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 55 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT L'incompréhension et la difficulté à appréhender les spécificités culturelles sont stimulées dans le milieu professionnel. Il en résulte des soucis opérationnels parfois difficilement surmontables pour les équipes de terrain des petites et moyennes ONG. Pour Hobart, "les relations entre les développeurs et les développés sont construites sur la base des 118 catégories de savoirs des développeurs" . La dimension épistémologique est importante car les discours relèvent souvent de langages techniques de développeurs : économique, technique, managérial... Ces termes tendent à exclure les savoirs locaux et indigènes. On trouve en ce sens une forme de hiérarchisation du savoir. Pour justifier la conduite autoritaire de certains programmes, les développeurs s'appuient sur les valeurs de notre monde industriel et commercial : l'efficacité, la productivité, la transparence, l'abnégation, la moralité, la responsabilité, etc... Ils ignorent à l'inverse l'importance des traditions et façons 119 de faire locales. Goran Hyden développe le concept d'économie d'affection . Il souligne l'importance des relations commerciales informelles des petites unités qui cherchent à affronter les problématiques locales : ce sont des organisations communautaires primaires telles que la famille, le clan, le village ou la tribu. La dimension politique n'est pas à exclure de l'économie d'affection, on la retrouve dans la personnalisation du pouvoir qui s'exprime dans les relations de clientélisme, de copinage et de protection. Ce type d'approche est bien souvent occulté inconsciemment par les petites et moyennes ONG occidentales implantées dans les pays en voie de développement. Une expertise locale et une capacité de jouer sur ces leviers culturels permettraient d'activer les effets multiplicateurs dont nous avons expliqué l'importance plus tôt. Enfin, un ultime éclairage peut-être apporté sur la thématique de la fracture développeur – développé. Scott met en avant le savoir pratique des populations autochtones, autrement appelé metis grecque. Cette metis est inévitablement inscrite dans un contexte local, elle structure les pratiques populaires, quelles que soient les sociétés. "C'est parce que les grands schémas centralisés et planifiés de transformation sociale (urbanistiques, révolutionnaires, développementistes...) ne la prennent pas en 120 compte qu'ils échouent toujours" . Recommandation # 8 : L'aide Sud-Sud en réponse aux échecs occidentaux "Cette approche tire sa force de l’adéquation des techniciens du Sud avec leur environnement d’accueil méridional. Les programmes construits autour de l’expert du Nord ont constamment été accompagnés de problèmes liés à la distance économique, aux écarts 121 culturels, aux coûts élevés et à des résultats médiocres" . Dans Les Mirages de l'aide internationale, David Sogge explique que l'approche en termes d'aide Sud-Sud permet un gain de temps et d'effectivité considérable. Les ONG et volontaires originaires des pays du Sud, bien que peu nombreux comparé aux hordes d'organismes occidentaux, possèdent une capacité d'intégration aux contraintes locales bien plus importante. Lorsqu'elles ne sont pas religieuses, elles sont souvent déconnectées du fonctionnement à l'affect et de l'altruisme qui caractérise les petites et moyennes structures du Nord. Elles obéissent à des logiques plus proches des fonctionnements de structures privées et n'établissent pas nécessairement de rapport de domination avec le bénéficiaire – client de leur service. Ces 118 119 120 121 56 Olivier de Sardan, Jean-Pierre, op. cit. Secher Marcussen, Henrik, op. cit. Olivier de Sardan, Jean-Pierre, op. cit. Sogge, David, op. cit., p. 144. Fayolle Gregory - 2011 Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales ONG connaissent les pièges de l'assistanat et cherche avant tout à ne pas reproduire les erreurs desdéveloppeurs. Pierre Legros résume crument : "En gros, tu ne dis pas à un nègre 122 qu'il est nègre quand toi-même tu es nègre" . Derrière l'aspect provocateur du propos se cache la réalité de terrain : la relation développeur – développé est déconstruite, les résultats apparaissent plus rapidement et sont de surcroît plus probants. Le temps nécessaire à l'appréhension du contexte, des spécificités socio-culturelles, et des problématiques de la pauvreté est compressé, le projet est plus ciblé et pertinent. Recommandation # 9 : Réinventer l'aide, le système des Bons de développement Dans Le fardeau de l'homme blanc, l'économiste William Easterly imagine un système d'aide alternatif, dans lequel les cartes du jeu sont redistribuées et l'espace de coopération réaménagé. Les mécanismes de marché sont mis en avant au travers de ce qu'Easterly nomme le système des Bons de développement. "Des bons de développement sont attribués à des groupes cibles composés de populations extrêmement pauvres, bons que ces derniers pourraient échanger auprès d'une ONG ou d'une agence d'aide contre l'élément de développement de leur choix : vaccinations, médicaments permettant de sauver des vies, tournées de professionnels de la santé, livres d'école, semences, engrais, 123 compléments alimentaires" . Un fonds indépendant de gestion et de distribution des bons serait créé. Les agences d'aide lui verseraient un pourcentage pré-défini de leurs ressources financières. Les ONG se déclareraient auprès de ce fonds de gestion en fonction de leur domaine d'activité, de leur expérience et de leur aire d'action. L'hypothèse veut ensuite que les bénéficiaires puissent sélectionner eux-mêmes l'agence ou l'ONG de leur choix, pour une réelle mise en concurrence et de pression comme dans les systèmes de marchés publiques. Etant responsables de leurs résultats, soumis à une évaluation publique, les agences seraient forcées à agir une attitude d'entrepreneur social en évoluant au plus près des réalités et des besoins des populations récipiendaires.Une agence qui recevrait une mauvaise évaluation accuserait une diminution de son budget puisqu'elle verserait de l'argent au fonds mais ne recevrait en retour aucun bon des bénéficiaires.Ceux-ci auraient alors un véritable moyen d'exprimer leurs besoins et de recourir à une aide appropriée, dans le cadre de concertations locales. La clef du système réside dans la mise en concurrence efficace et internationale des projets et des programmes avec un système de récompense pour les agences, ONG et individus en réponse aux meilleurs actions menées. 2.3 ONG & Etat récipiendaire : le dilemme autonomie – dépendance 124 Comme l'indique John Clark , les ONG ont la possibilité d'établir trois principaux types de relations avec l'Etat bénéficiaire : complémentaires, en comblant ses lacunes, en offrant des services ; en s'opposant à lui, soit directement, soit en exerçant sur lui des pressions, avec 122 123 124 Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisée le 16 mai 2012. Easterly, William, op. cit. Secher Marcussen, Henrik, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 57 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT les groupes locaux ou en les soutenant ; en le réformant, en travaillant avec la base, en se faisant porte-parole de causes ou de populations auprès de lui. De fait, c'est la première solution, celle de la facilité, qui s'impose aux petites et moyennes ONG. Le père François Ponchaud, d'après la situation cambodgienne, explique que "le développement devrait être une tâche attribuée au gouvernement. Mais aujourd’hui, les ONG étrangères remplacent le gouvernement. [...] Trop d’ONG prennent la place des autorités locales, trop heureuses 125 de se décharger temporairement d’un fardeau" . Divers tenants et aboutissants de ce phénomène de substitution peuvent être observés. La problématique de la substitution, quand l'aide concourt à la sclérose du système Pendant ma mission pour Article 4, M. G, Universitaire, professionnel de la coopération et du monde diplomatique en Asie du Sud-Est, conseiller spécial de l'association, développait un jour sa vision de l'ingérence moderne occidentale, via les ONG. Au détour d'une discussion avec Pierre Legros, les deux hommes tombaient d'accord sur le fait que les ONG sont des organismes parasitaires au sens où elles viennent s'insérer dans les failles du système social que l'Etat et les autorités publiques locales ne prennent pas en charge. En assurant le service que l'Etat devrait assumer, elles confortent son laxisme et participe à la sclérose des pouvoirs publics face aux problématiques sociétales. La désincitation à l'effort est caché par le travail accompli par les ONG qu'elles mettent en avant par le nombre de bénéficiaires et la diversité des actions mises en place. En réalité, la situation de développement du pays reste précaire et surtout superficielle. "C'est comme de coller un pansement sur une plaie à vif, la blessure n'est plus visible mais elle ne guérira pas pour autant", concluait M. G. On observe bien souvent dans les pays en développement que les autorités publiques sont faiblardes au sens où elles mobilisent peu de ressources pour affronter les enjeux sociaux. A mesure que l'Etat semble s'affaiblir, les ONG se voient confier, de façon en générale non-officielle voire non-avouée, des secteurs entiers de la société qui sont en Occident compétence de l'Etat régalien. Les ONG disposent ainsi des moyens de saper les institutions étatiques et administratives. Cela ne signifie malheureusement en aucun cas qu'elles créent des structures alternatives viables. Henrik Secher Marcussen montre que s'initie ici un cercle vicieux qui alimente le lien entre les ONG et l'affaiblissement de l'Etat bénéficiaire : "Le rôle des ONG est renforcé par les défaillances de l'Etat et par les idées néo-libérales qui incitent les ONG à réduire encore davantage la présence d'un Etat considéré comme prédateur. [...] Le rôle de l'Etat ne peut que diminuer et perdre de son 126 influence" .Dans certains pays bénéficiaires, les ONG locales n'existant pas, faute d'une société civile inexistante du fait de l'omniprésence d'un Parti dominant, l'Etat concède à des organisations étrangères des positions de consultant permanent ou de gestionnaire de certains services publiques. Au Cambodge, le Memorendum of Understanding devient alors un moyen pour l'Etat de déléguer la gestion d'une question sociale tout en assurant au gouvernement de conserver la mainmise sur le travail des ONG. Là où l'Etat ne peut pas 125 Interview du père François Ponchaud : La corruption empêche le Cambodge d’avancer, réalisé par Elodie Vialle, 26 juillet 2010, in Youphil.com. [En ligne]. URL : http://www.youphil.com/en/node/1948 (consulté le 26 août 2011) 126 58 Secher Marcussen, Henrik, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales ou ne veut pas installer ou réhabiliter un hôpital, une ONG étrangère le fait à sa place. Les activités de ces ONG s'insèrent dans les failles du dispositif étatique à l'égard de catégories sociales défavorisées ou de populations à risques, fragilisées ou laissées pour compte. Le père Ponchaud déplore cette situation dans laquelle les ONG acceptent le contrôle de l'Etat sur leur activité pour assurer la pérennité de leur place sur le territoire : "La plupart des ONG courbent donc l’échine pour maintenir leur présence dans le pays. Idem pour 127 la communauté internationale" . L'Etat cambodgien, développe le père Ponchaud dans une conférence donnée le 17 décembre 2010 à Phnom Penh dans le cadre d'un séminaire inter-ONG, abandonne en même temps la charge sociale et sa responsabilité, du fait de la ressource que représente pour lui la communauté des ONG. L'action d'Enfants d'Asie ASPECA au Cambodge semble particulièrement révélatrice de cet état de fait. Il m'a toujours semblé indéniable que l'ONG française présentait un potentiel certain. Considérée comme une ONG de taille et de budget moyens à l'échelle française, tout le monde connais l'ASPECA à Phnom Penh et en province. Sa position privilégiée auprès de l'Etat et des responsables du MOSALVY et de l'ISALVY (Ministère des Affaires Sociales à l'échelle locale et nationale) et le soutien répéter du Premier Ministre HUN Sen, du roi Norodom Sihamoni et de sa femme, en font une ONG incontournable. Etablie au Cambodge depuis 1991 et l'ouverture du pays, l'association a petit à petit étendu son champ d'action et est devenue une des ONG référence en matière de prise en charge des enfants orphelins. Loin d'être la seule structure occidentale de parrainage du pays, elle est néanmoins la seule à évoluer directement dans les orphelinats d'Etat. De fait, Enfants d'Asie ASPECA prend en charge la protection des enfants orphelins du pays. Sans que son action soit exhaustive ou exempte de tout reproche, bien à l'inverse, on ne peut lui enlever cette place de choix, en quasi substitution de l'Etat. En effet, le Ministère des Affaires Sociales ne verse qu'une somme dérisoire par tête et par mois pour les enfants pris en charge, somme qui vient s'ajouter aux donations généreuses du roi et du Premier Ministre. A ma connaissance, et si je me fie aux témoignages qui m'ont été fait, l'association n'a jamais tenté d'engager de réelle négociation pour une participation plus importante des autorités publiques. Le risque de voir les autorisations de présence sur le territoire abrogées était trop important, il aurait signifié la mort de l'association au Cambodge. Mais il faut surtout s'attarder sur les notions d'autonomie et de substitution. "Si une équipe d'aide prend elle-même la responsabilité des différentes étapes de mise en place d'une intervention, elle allège à court terme le fardeau des bénéficiaires, mais elle les prive d'une 128 source d'apprentissage irremplaçable" , écrit Bernard Lecomte.L'apport de l'ONG peut même désorganiser les institutions récipiendaires au point de les démobiliser.L'ennemi principal de l'autonomie est alors l'organisme extérieur : sa soif d'aider, les flux qu'il engendre, les modifications comportementales et les ajustements dont il est la cause. Satisfaire les besoins locaux n'est pas l'affaire de l'institution externe mais des populations locales elles-mêmes. La question de la désignation du maître d'ouvrage est centrale dans le dilemme autonomie – dépendance. Quand celui qui aide s'accapare cette fonction, 127 Interview du père François Ponchaud : La corruption empêche le Cambodge d’avancer, réalisé par Elodie Vialle, 26 juillet 2010, in Youphil.com. [En ligne]. URL : http://www.youphil.com/en/node/1948 (consulté le 26 août 2011) 128 Lecomte, Bernard, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 59 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT les capacités d'appropriation des acteurs locaux sont annihilées. La faiblesse de cette appropriation ne pourra être compensée par aucune méthode participative a posteriori. Alice Sindzingre, dans un article intitulé La dépendance vis-à-vis de l'aide en Afrique 129 subsaharienne : éléments d'économie politique , insiste sur l'importance de la durée effective des flux d'aide. Quand la durée devient trop importante, le bénéficiaire s'expose 130 au phénomène de trappe à aide, quand l'aide appelle l'aide , les flux d'aide sont alors absorbés dans la reproduction de la relation développeur – développé, la transmission du projet est nulle. "La dépendance est l'antithèse de l'appropriation, de l'ownership 131 de l'aide par les gouvernements" , dénonce Alice Sindzingre. On a affaire avec la problématique de la substitution à un effet ciseau. D'une part, la présence des ONG conforte et légitime l'Etat dans sa léthargie vis-à-vis des charges sociales qui lui reviennent, selon la conception occidentale de l'intervention étatique moderne. D'autre part, l'action des structures internationales d'aide gérées par les planistes du Nord décourage les initiatives des pouvoirs publics et désincitent à l'effort des autorités locales. Cet effet ciseau a 132 des conséquences dévastatrices. Il façonne un modèle d'Etat dit faible qui possède certaines caractéristiques facilement identifiables : une ressource commercialisable sur le marché mondial, un chef de guerre qui contrôle celle-ci, l'aide d'organisations privées ou d'administrations à leur service privatisant les fonctions de souveraineté, une population à valeur d'otage et de monnaie d'échange pour l'aide internationale. L'aide extérieure fournit à ces Etats une reconnaissance diplomatique par la signature de traités bilatéraux ou multilatéraux et par la présence d'organisations internationales sur leur territoire. Les dérives de l'aide ne sont plus alors uniquement dues aux programmes mis en œuvre, mais aussi à la relation des agences et des ONG à des gouvernements locaux loin d'être irréprochables. Corruption et détournement de l'aide par les gouvernements récipiendaires Avec l'Aide fatale, Dambisa Moyo apporte un éclairage nouveau à la critique du système développementaliste en proposant un point de vue des deux côtés du miroir. Elevée à Lusaka, l'économiste zambienne est effectivement au fait des problématiques locales des pays africains les plus misérables, mais aussi du fonctionnement des grandes institutions de Bretton Woods puisqu'elle a travaillé pour la Banque Mondiale. Pour Moyo, la corruption est une des sources les plus importantes dont souffre l'Afrique, derrière l'aide internationale. "La liste des pratiques utilisées en Afrique par les corrompus est presque infinie. Mais la question, ce n’est pas l’existence de la corruption sur le continent, c’est le fait que l’aide est 133 l’in des supports majeurs de la corruption" . La solidité et la structure des institutions sont primordiales dans l'optique d'une prise en main des projets initiés par les ONG occidentales.La capacité d'absorption des programmes et de transformation en politiques publiques dépend de la construction historique des institutions publiques. En raison de l'instabilité politique fréquente dans les pays en 129 Sindzingre, Alice., "La dépendance vis-à-vis de l'aide en Afrique subsaharienne : éléments d'économie politique", in Revue Autrepart, Numéro 13 – 2000. Survivre grâce à... réussir malgré l'aide, Paris, Presses de Sciences Po, p. 51 à 69. 130 131 132 133 60 Naudet, Jean-David, op. cit. Sindzingre, Alice, op. cit. Ibid. Moyo, Dambisa, op. cit., p. 94. Fayolle Gregory - 2011 Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales développement et du déficit de légitimité de l'Etat, les dirigeants politiques tendent à préférer les gains à court terme.L'ensemble des protagonistes des autorités publiques comme du secteur privé est aspiré par cette vision générale de court terme. Mais l'inverse peut tout aussi bien être vrai. Le développement du pays et les mutations sociales et politiques qu'il entrainerait est dans ce cas incompatible avec le comportement prédateur de la "mafia 134 crapuleuse" à la tête du pays, et son maintien au pouvoir. Le gouvernement est calibré sur des horizons temporels longs alors que les ressources - naturelles comme extérieures, telles que l'aide – sont confisquées. L'oligarchie au pouvoir procède à une désorganisation de la société et de l'opposition pour assurer le statu quo politique qui lui est profitable. Dambisa Moyo va plus loin dans la critique : "Ces gouvernements corrompus font obstacle au règne de la lois, à l’établissement d’institutions politiques authentiques, à la protection des libertés, et ce comportement décourage les investissements tant domestiques qu’étrangers. L’opacité accrue et la baisse des investissements affectent la croissance, d’où la réduction du nombre d’emplois offerts et l’extension de la pauvreté. Pour réagir à cette situation les 135 donateurs augmentent l’aide et ainsi se poursuit la descente inexorable vers la pauvreté" . Pire, comme les gouvernements corrompus considèrent l'aide, à juste titre, comme une source de revenus continue, ils n'ont aucune raison d'activer les leviers de l'impôt qui permettent une entrée budgétaire pour le financement des politiques publiques. Le lien gouvernant – taxation – gouverné est rompu. En principe, dans les économies développées où l'intervention de l'Etat est reconnue, la classe moyenne paie des impôts qui impliquent la responsabilité du gouvernement vis-à-vis des citoyens. "L'aide étrangère court-circuite ce 136 lien" . A partir de l'instant où le gouvernement n'est plus financièrement dépendant de sa population, les dirigeants considèrent qu'ils ne doivent rien au peuple explique Moyo. Ce phénomène de corruption, et son lien avec l'aide internationale, peut être décliné sous une autre dimension. Le fonctionnement de l'Etat est un artefact imposé dans certains pays en développement issus de la colonisation, en particulier en Afrique. L'Etat interventionniste a été mis en place en Afrique par les empires coloniaux européens, et sa lecture ne peut échapper au contexte social et culturel des nations du vieux continent. C'est en cela que l'on peut parler d'artificialité de l'Etat, du fait de son incapacité à créer des relations organiques avec les autres acteurs sociaux. Ces relation ne sont que des copies inappropriées de celles développées en Occident. Médard écrit pour résumer : "C'est avec la colonisation 137 que l'Afrique a découvert à la fois l'administration moderne et l'Etat territorial" . Recommandation # 10 : L'économie de marché, réponse de Dambisa Moyo à l'incompétence du système développementaliste Dans l'Aide fatale, Dambisa Moyo tente d'expliquer que la meilleure façon pour l'Afrique de sortir de son marasme économique est de recourir aux mécanismes de marché. Un développement du commerce des pays africains ne peut être que bénéfique, selon elle, car le commerce crée des emplois, améliore la balance commerciale en multipliant les exportations, fait baisser les prix des consommations de première nécessité en ouvrant le pays aux importations, il est source de revenu pour les entreprises nationales, il multiplie 134 Interview du père François Ponchaud : La corruption empêche le Cambodge d’avancer, réalisé par Elodie Vialle, 26 juillet 2010, in Youphil.com. [En ligne]. URL : http://www.youphil.com/en/node/1948 (consulté le 26 août 2011) 135 136 137 Moyo, Dambisa, op. cit., p. 95. Ibid., p. 106. Secher Marcussen, Henrik, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 61 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT les recettes fiscales du gouvernement par les droits de douane et l'impôt sur le revenu du capital comme du travail. Moyo procède à une typologie des instruments financiers et commerciaux auxquels peuvent recourir les Etats du continent africain, et dont certains pays, en fonction de leur structure économique, se sont déjà emparés. Ainsi, la Zambie, le Kenya et l'Ouganda, riches de matières premières abondantes, ont pour objectif de renforcer le commerce avec la Chine et les pays émergeants. Le Gabon et le Ghana ont suivi la piste de l'ouverture aux marchés de capitaux. Les pays en développement doivent donc établir des plans économiques raisonnés, s'appuyer sur leurs ressources propres, peu importe leur nature, et établir des règles drastiques de gestion budgétaires pour mettre un terme aux mauvaises pratiques. Les outils de l'accueil d'IDE et de firmes multinationales dynamiques, d'ouverture aux marchés de capitaux, de micro-finance et d'encouragement de l'épargne et de l'investissement peuvent être invoqués. Moyo écrit que "les marchés de capitaux sont ouverts à l'Afrique, les pays développés l'utilisent, la Banque mondiale même l'utilise. On peut affirmer que les pays qui n'ont pas encore émis d'obligations ne l'ont pas fait parce 138 qu'ils ne le veulent pas, non pas parce qu'ils ne le peuvent pas" . Le problème est que de telles mesures, si elles sont certainement efficaces sur le papier, sont bien difficiles à mettre en place étant donné la sclérose politique que nous avons désignée plus haut. Les ONG peuvent avoir une place nouvelle dans ce tableau. Les ONG devraient chercher à déplacer leur raison sociale vers des domaines techniques d'assistance et d'expertise publique. C'est-à-dire que plutôt que de chercher à répondre aux problèmes sociaux par le bas en venant en aide aux populations déjà touchées, elles devraient chercher à les affronter par le haut en contribuant à y apporter des réponses appropriées et durables. Les structures d'aide pourraient réinventer leur place d'intermédiaire. Plutôt que d'adopter une prise en charge des problématiques sociales les plus marchandes en tombant régulièrement dans le misérabilisme, elles devraient s'attacher à mettre en avant les talents et les initiatives locales. Les projets de coopération institutionnelle, de formation de formateurs ou bien d'équipes dirigeantes, le conseil et l'évaluation techniques devraient être favorisés. Les ONG devraient avant tout solliciter des fonds privés pour garantir leur indépendance dans le conseil aux gouvernements locaux et la non-ingérence de leurs Etats d'origine. Dans cette perspective, la substitution est l'ennemi numéro un. Les ONG se font alors agents d'accompagnements des autorités locales, avec des capacités d'incitation et de facilitation accrues. Recommandation # 11 : L'aide conditionnelle pour une refonte des relations ONG – Etat récipiendaire Le concept de transfert d'argent conditionnel, aussi appelé aide conditionnelle, a particulièrement porté ses fruits dans certaines régions d'Amérique Latine. Son potentiel de motivation des acteurs locaux est fort et entraine des processus intéressants de mobilisation des autorités publiques. L'idée est de conditionner l'attribution de fonds à une grille de contraintes à laquelle les autorités bénéficiaires doivent se plier. Il ne s'agit ni plus ni moins que d'une méthode revisitée d'incitation. Jean-David Naudet, qui s'est amplement penché sur le sujet, écrit que certaines conditions doivent régir l'aide conditionnelle : "Afin d'éviter de créer une situation de dépendance, le niveau d'aide doit être corrélé au niveau de ressources et d'efforts propres. Au bout d'une certaine période, le résultat potentiel 139 des efforts propres doit en principe apparaître comme une alternative acceptable" , où 138 139 62 Moyo, Dambisa, op. cit. Naudet, Jean-David, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales l'on retrouve le principe de reproductibilité.La particularité de ce concept est qu'à aucun moment il ne traite de projet, de programme d'action, ou de mise en œuvre. Il s'agit uniquement de transferts financiers en bloc, sans ingérence des équipes de développeurs. La tâche de conseil et le renouvellement de la place de catalyseur que nous avons développé dans la recommandation précédente s'appliquent tout autant ici. Les ONG peuvent donc trouver un nouveau souffle dans ce type de système alternatif. La différence fondamentale avec la recommandation numéro dix est la façon d'envisager la relation ONG –Etat donateur. Alors que l'indépendance était prônée plus haut, on a ici un besoin mutuel. Les ONG sont confortées dans leur rôle d'acteur de terrain, avec des tâches d'expertise, de reporting et d'évaluations primordiales. L'intérêt d'un telle démarche est qu'elle créer une dynamique de développement et de prise en charge des enjeux sociaux sans perte d'autonomie des gouvernements locaux. Enfin, Jean-David Naudet clôt son analyse du principe d'aide conditionnelle sur une ultime recommandation. Il évoque un 140 concept corrélé, celui du prix de l'aide . Il s'agit d'ajouter comme condition sine qua non à l'attribution de l'aide, le cofinancement du projet entre donateur et bénéficiaire. L'intérêt et double. On a d'abord l'assurance d'une adéquation plus grande entre ressources propres et ressources extérieures. C'est bien un des principes de la conditionnalité. On a surtout un phénomène que l'on a déjà décrit lorsque nous avons abordé le fonctionnement semiprivé des ONG. A l'échelle macro cette fois-ci, le fait d'allouer des ressources propres permet au bénéficiaire de prendre conscience des enjeux et des problématiques qu'il doit affronter.L'intérêt porté par le récipiendaire est plus grand, les probabilité d'accaparation des projets et de reproductibilité également. 2.4. ONG & et acteurs non-étatiques locaux : les dynamiques de développement endogène comme panacée Le développement de la société civile est souvent perçu en Occident comme la figure même de l'épanouissement démocratique. La constitution de groupes de citoyens actifs sur le plan politique et engagés dans la vie de la cité témoigne de la vigueur de la démocratie et de son encrage populaire. L'approche du développement fondée sur l'action 141 publique souligne l'importance des dynamiques associatives et communautaires aux côtés de l'Etat. Parler d'action publique ne revient donc pas uniquement à envisager ce que fait l'Etat pour le public, mais aussi et surtout ce que fait le public pour lui-même. De la même façon que l'Etat interventionniste, le concept de société civile a souvent été importé dans les anciennes colonies par les occidentaux. Aussi, avec l'effondrement des empires coloniaux, c'est l'aide internationale qui aurait repris le flambeau du renforcement et de la promotion des acteurs non-gouvernementaux locaux. Le terme capital social résume cette idée de conglomérat des potentiels présents dans une société. Ainsi, une des tâches autoassignées des ONG occidentales, notamment les plus petites de ces structures, proches du terrain serait de développer des relations fortes et avec les groupes de pression citoyens, 140 141 Naudet, Jean-David, op. cit. Sogge, David, op. cit. (reprise de la thèse de Dreze et Sen). Fayolle Gregory - 2011 63 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT 142 et de les encourager, mais aussi avec le tissu de PME-PMI locales, ou encore avec les ONG autochtones. Pourtant, Dambisa Moyo dresse un tableau noir de ces interactions ONG – acteurs non-étatiques locaux. Elle écrit : L’aide étrangère ne renforce pas le capital social. Elle l’affaiblit. En contrariant les mécanismes de la responsabilité, encourageant la recherche de la rente, détournant les quelques rares talents du marché du travail, supprimant toute pression pour réformer les politiques et les institutions inefficaces, l’aide garantit deux choses : que dans les pays les plus dépendants de l’aide le capital social 143 restera faible et que ces pays eux-mêmes resteront pauvres" . Il s'agit ici d'une thématique centrale dans la critique de l'apport des structures d'aide : la "décapitalisation des ressources 144 propres" , ou comment avec l'aide extérieure, le capital économique, social, institutionnel ou technique des bénéficiaires peut décroître. La méconnaissance des potentiels réels Pire, White considère que le terme de société civile est aujourd'hui galvaudé et détourné en une sorte de fourre-tout. White parle d'un slogan politique inopérant. L'erreur des planistes serait de considérer que la société civile des pays en développement est capable d'agir de façon concertée et d'adopter une ligne de conduite commune. Or, les institutions de la société civile ne sont ni homogènes, ni unilatérales, elles sont constituées d'une cascade d'intérêts particuliers qui témoignent des conflits, des rivalités et des luttes de pouvoir en son sein. Les donateurs, en particulier privés, continuent cependant d'agir selon l'opposition simpliste gouvernement – peuple en cherchant à éviter au maximum les gouvernements corrompus et les détournements des flux d'aide. La société civile est érigée en mythe démocratique par les donateurs. Henrik Secher Marcussen revient sur l'utopie dans laquelle évoluent les développeurs à l'égard de la société civile. "Les donateurs notamment, cherchent à renforcer les institutions de la société civile, censées remplir certaines fonctions de l'Etat défaillant et, simultanément, soutenir les processus qui créeront les conditions favorisant une structure étatique moins importante mais plus responsable et légitime et renforcer la gouvernance locale, la démocratie, la participation, le pouvoir des populations 145 locales" . En réalité, l'évaluation des potentiels locaux fait défaut. Les développeurs à surestimer, comme on vient de le voir, ou bien à l'inverse à minimiser les capacités d'actions locales. Dans les deux cas, la collaboration qui s'établit avec les partenaires locaux est bancale. David Sogge résume en ces termes la situation : "La compréhension des donateurs à l'égard des bénéficiaires est souvent trop pessimiste, parfois trop optimiste et presque toujours non fondée sur le plan historique, dépolitisée et indifférente aux sexospécificités et déterminants socio-culturels. Il n'est donc pas surprenant que l'aide ne respecte que 146 rarement les aptitudes et les talents de ses bénéficiaires" . Pourtant, les initiatives locales se multiplient. Christian Lallier montre combien les coopératives paysannes d'Afrique subsaharienne se développent et élargissent leur champ d'action et leur capacité de 147 pression lors des discussions commerciales avec les autorités locales et nationales . Le 142 143 144 145 146 147 64 PME : Petites et Moyennes Entreprises PMI : Petites et Moyennes Industries Moyo, Dambisa, op. cit., p. 109. Naudet, Jean-David, op. cit. Secher Marcussen, Henrik, op. cit. Sogge, David, op. cit. Lallier, Christian, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales secteur privé, de la même façon, prend une place croissante et permet aux économies nationales de subsister. Sabine Trannin explique que certaines rares ONG vont au bout de leur démarche et se retirent en passant le relais à des entreprises privées dans le cadre de partenariats avec l'Etat. Ces entreprises, nécessairement locales, reprennent les projets impulsés par les développeurs occidentaux et en assure la pérennité, avec une composante lucrative bien sûr. Mais il ne s'agit là que de cas isolés. Les ONG locales sont également des protagonistes du su système non-étatiques de pays bénéficiaires. Si Pierre Legros estime que bien souvent, pour les ONG locales l'important est de mettre sur pieds un business 148 rentable rapidement et de se retirer dès que le vent tourne , elles possèdent néanmoins des capacités d'initiatives importantes. Lorsqu'elles sont sérieuses et indépendantes, c'està-dire qu'elles ne sont pas qu'une façade financée par le gouvernement pour coller aux exigences de la communauté internationale, elles sont alors souvent "profondément politisées, [et] présentent des profils divers où la référence à la justice, humaine ou divine, 149 est plus pratiquée que celle de solidarité" . Ces organisations sont souvent implantées depuis bien longtemps dans leur pays mais ne s'accaparent le label ONG qu'avec l'arrivée des occidentaux. Forte d'une connaissance de terrain poussée, elles ont en général à leur tête une personnalité importante de l'espace non-étatique national. Elles se font fortes d'affronter le gouvernement et de tenter, par des jeux de pression, d'attirer son attention, ses fonds, voire son action sur certaines problématiques sociales jusque-là évitées. Derrière le populisme, les stratégies de contournement des acteurs locaux. Hobart monte qu'il existe un phénomène dit de populisme idéologique très répandu dans la 150 vision qu'ont les développeurs à l'égard des bénéficiaires de l'aide . Il s'agit d'une vision enchantée des savoirs populaires, d'un mysticisme de l'ailleurs. Le bénéficiaire tirerait sa force du fait qu'il est pauvre et étranger et qu'intrinsèquement ses savoirs ont de la valeur et doivent être sollicités par les programmes d'aide. En réalité, ce populisme idéologique ne dépasse guère le discours et on le retrouve très peu dans les actions de terrain. Hobart explique plus loin qu'une forme de populisme méthodologique pourrait être plus souhaitable. Le savoir indigène y serait observé de façon empirique et les développeurs chercheraient avant tout à intégrer ce tissu de connaissances et de façons de faire aux projets de terrain. On ne peut clairement pas parler à l'égard du populisme méthodologique de modèle dominant dans le système développementaliste. Différentes explications peuvent être invoquées. Avant tout, la forme que prend la coopération entre ONG occidentales et acteurs locaux semble assez peu adaptée. Selon Bernard Husson, "constat peut être fait qu'il n'y a pas de véritable concertation entre les partenaires, pas de lieu où débattre des orientations, des priorités, des expériences. L'essentiel des discussions a pour objet de définir un programme d'action et son volume financier. Si la concertation entre ces 151 acteurs est délicate, c'est en raison du poids déterminant des relations financières" . Les projets participatifs restent rares, même parmi les petites et moyennes ONG, et son souvent déséquilibrés en raison de l'imposition des standards de projet occidentaux. En particulier lorsque les programmes impliquent des partenaires locaux, les organisations occidentales 148 149 150 151 Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisée le 16 mai 2012. Hours, Bernard, op. cit. Lecomte, Bernard, op. cit. Husson, Bernard, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 65 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT continuent de privilégier les tâches de gestion, d'organisation et de logistiques au lieu de s'ouvrir à la formation des ressources humaines et à l'accompagnement technique. Mais il y a plus. Les petites et moyennes ONG, dans leur action à l'échelle locale, font face à un double aveuglement. En premier lieu, elles ignorent les stratégies de contournement mises sur pied par les acteurs locaux pour éviter leurs programmes ou en tirer profit. En second lieu, elles ne sont pas conscientes des externalités négatives liées à leur présence. Dans un article intitulé Colonisation, développement, aide humanitaire. Pour une anthropologie de l'aide internationale, Laëtitia Atlani-Duault et Jean-Pierre Dozon abordent 152 les mécanismes d'évitement de l'action des ONG par les populations locales . En recentrant leur analyse sur les configurations locales, les anthropologues du développement, écrivent Duault et Dozon, ont constaté que les ONG étaient bien souvent loin d'atteindre leurs objectifs. En réalité, les bénéficiaires, s'ils n'adoptent pas nécessairement une attitude participative, ne sont pas pour autant passifs. Face aux programmes d'aide, force est de constater que les récipiendaires n'opposent pas tant des obstacles culturels, mais plutôt des stratégies socio-économiques conscientes. Le développés sont ainsi en capacité de procéder à une sélection dans l'appropriation des incitations soumises par les ONG. L'expérience montre même que les agents locaux ont les moyens de manipuler ces incitations à leur avantage. Au milieu de l'été 2011, alors que j'avais déjà bien entamé ma mission pour Article 4, je passais toujours un certain temps dans les locaux d'Enfants d'Asie ASPECA pour passer le relais aux stagiaires me remplaçant et à mes collègues sur les différents dossiers que j'avais eu a traité. Aussi étais-je tenu au courant de l'actualité récente dans les orphelinats. Un jour du mois de juillet, une affaire avait divisé le bureau central, sans toutefois remonter aux oreilles de Paris. Un homme bien connu de la direction du bureau, avait été dénoncé par une famille pour avoir emmené leur enfant dans un orphelinat de l'ASPECA moyennant finance. L'individu avait déjà à plusieurs reprises usé de cette manipulation. Il se présentait dans les villages extrêmement pauvres de la province de Kompong Speu, si mes souvenirs sont exacts, et proposait aux familles, en échange de rémunération, de trouver une place en orphelinat pour un de leurs enfants. Les familles extrêmement paupérisées se considéraient gagnantes puisqu'elles avaient une bouche en moins à nourrir en même temps qu'une entrée financière avec l'argent de poche et les dons en nature à leur enfant. Or, ces familles ne correspondaient pas nécessairement aux critères sociaux indispensables à l'accueil des enfants en orphelinat. On trouve ici l'exemple type du détournement de l'aide des ONG occidentales au profit d'intérêts personnels. En termes d'externalités négatives, l'aveuglement des petites et moyennes ONG est tout aussi important. Plusieurs dimensions peuvent être soulevées. C'est d'abord la thématique du charity business qui interroge. Le père Ponchaud écrit : "L’argent distribué à tout va, les salaires disproportionnés de leur personnel par rapport à la population, créent de nouveaux 153 privilégiés de la charity business, détournent les regards de la production locale" . La 152 Atlani-Duault, Laëtitia, Dozon, Jean-Pierre., "Colonisation, développement, aide humanitaire. Pour une anthropologie de l'aide internationale", in Ethnologie française,2011/3 Vol. 41, Paris p. 393 à 403. [Egalement en ligne] Url : http://www.cairn.info/revueethnologie-francaise-2011-3-page-393.htm (consulté le 30 janvier 2012) 153 66 Ponchaud, François, Moucharafieh, Claire, op. cit. Fayolle Gregory - 2011 Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales présence occidentale tend ainsi à aggraver voire, dans le cas des pays irrigués par les organismes d'aide, à bouleverser certains équilibres économiques en créant un système parallèle. Sabine Trannin s'attarde sur le nombre important d'ONG occidentales dans la société cambodgienne et ses conséquences sociales. Elle décrit : "Le paysage de la capitale est profondément marqué par cette omniprésence des ONG occidentales. On peut se promener dans certains quartiers en longeant une série de villas portant toutes sur la grille d’entrée le sigle d’une ONG. Prenons par exemple la rue 352. Elle s’étend sur à peine plus de 500 mètres et on y trouve : Oxfam America, Oxfam GB, Concern Worldwild, 154 Care International, American Friends, Service Committe" . Cet établissement massif des organismes d'aide à Phnom Penh contribue modifie profondément la structure sociétale de la capitale. Aussi trouve-t-on selon Trannin, quatre secteurs distincts : un secteur public déficient, une société civile naissante, un secteur privé balbutiant et un secteur d’ONG étrangères imposant. L'implantation de la communauté expatriée qui en est la conséquence logique a durablement modifié le paysage de la ville et certains quartiers sont dédiés à ceux que l'on appelle les baraing (les blancs, l'équivalent de toubab au Sénégal). Pierre Legros explique que cette économie parallèle est néfaste au pays, qu'elle contribue à la corruption, non-seulement des élites dirigeantes mais aussi de la société dans son ensemble qui vit au crochet de l'ONG. De plus, il explique à mots couverts que les délits d'initiés, les détournements d'argent et les malversations diverses sont monnaie courante. Il explique que "les détournements côté occidental sont monnaie courante. Il ne faut pas se leurrer, ce 155 n'est pas que l'affaire du gouvernement" , avant de citer un nombre important d'affaires dont il a eu vent ou a été le témoin. Recommandation # 12 : Dynamique endogène contre dynamique exogène, quand le développement est une question de timing Bernard Lecomte montre que la superposition de projets de développement menés par des ONG occidentales peut avoir des effets déplorables sur les initiatives locales. "Du côté des donateurs, développe Lecomte, on a l'art de préparer soi-même les cadeaux. Celui qui aide trouve normal d'être placé devant le receveur quitte à agir, à penser et à décider à sa 156 place" . C'est la juxtaposition des échelles d'actions qui entraîne les dérives. Un exemple typique est celui de la construction d'une Eglise pour une communauté de villages, avec les fonds d'une grande ONG catholique. A leur mesure, les habitants d'un petit village excentré avaient réussi, à force d'économies et d'efforts, à projeter de construire une minuscule paroisse sur un coin de brousse reculé. Ce modeste projet relevait d'une volonté collective des habitants et était largement fédérateur. Il est pourtant balayé par l'intervention exogène occidentale, intervention qui touche un nombre important de bénéficiaires mais qui est en fait largement démobilisateur. L'exemple des moustiquaires de Dambisa Moyo relève du 157 même type d'effets pervers . Mlle. S. était une de mes collègues à l'ASPECA. Nous avons collaboré à de nombreuses reprises sur des questions de logistique comme sur des projets de plus grande envergure. Un peu à l'image de Mlle. K., mais dans un autre 154 155 156 157 Trannin, Sabine, op. cit. Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisée le 16 mai 2012. Lecomte, Bernard, op. cit. Moyo, Dambisa, op. cit., p. 87. Fayolle Gregory - 2011 67 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT registre, Mlle. S. est aimée des administrateurs parisiens. Elle est admirée, et son courage, son abnégation et sa générosité sont reconnus de tous. Mes rapports avec Mlle. S. n'ont pas toujours été simples, je crois qu'on peut dire qu'à de nombreux égards, son mode de fonctionnement professionnel est très cambodgien. Mais je crois aussi que nous nous sommes toujours bien entendus et au fil de nos missions communes, j'ai appris à connaître son histoire. D'une certaine manière, elle est l'illustration même de l'opposition développement endogène contre développement exogène. Mlle. S. travaille à mi-temps pour l'ASPECA, elle est à la tête d'un des secteurs d'action de l'association au bureau central de Phnom Penh. Le reste du temps, elle mène trois activités parallèles. Elle est professeur dans un lycée de la capitale et, contrairement à la majorité du corps professoral au Cambodge, elle fait preuve d'une pédagogie, d'un soutien et d'une attention certains. Elle contribue, lors de son temps-libre et hors rémunération, à la gestion d'un des centres d'accueil de l'ASPECA de la ville. Enfin, elle revient fréquemment dans son village natal où elle fait construire une modeste maison à son père, en tentant de mobiliser l'aide des villageois. Peu importe la direction où l'on regarde, il semble que l'activité de Mlle. S. se résume à des initiatives envers l'autre. Sur la moitié de son temps, cette aide s'inscrit dans une dynamique exogène, celle de l'ASPECA. Le reste du temps, elle cherche à mener ses propres projets, sans les nommer ainsi. Quand j'ai quitté le pays à la fin du mois d'août 2011, Mlle. S. faisait face à une situation délicate. Les demandes des administrateurs de Paris étaient de plus en plus pressantes pour qu'elle accepte un poste à plein temps pour l'association. Un remplacement en cas de refus de sa part n'était pas exclu. La jeune femme était alors tiraillée entre ses deux aspirations, pertinemment consciente qu'elle n'aurait pas de quoi vivre sans le salaire que lui versait l'ONG française. Mais Mlle. S. avait senti le vent tourné, peut-être inconsciemment vu nos discussions, et elle avait depuis quelques mois adoptée une attitude intéressante, assez traditionnelle au Cambodge en fin de compte. La culture de l'écrit y est bien moins développée que chez nous pour des raisons diverses, l'élimination des intellectuels par les Khmers rouges entre autres. Tout le monde vous dira que Mlle. S. est une véritable encyclopédie dans son domaine d'action, elle est une source d'information invraisemblable. Mais elle ne note rien ou presque, ne possède aucun registre, et quelques classeurs finalement désuets. Pour un professeur, cela rendait les administrateurs sans voix, et une de mes missions d'origine consistait à la former à la gestion informatique. Or, Mlle. S. maîtrise largement assez bien l'outil informatique et j'ai petit à petit compris que le fait de ne rien consigner était à ses yeux le meilleur moyen de se protéger d'un licenciement. C'était sa façon de se rendre indispensable. Les problématiques auxquelles les petites et moyennes ONG font face avec leurs partenaires locaux sont bel et bien liées, on le voit. Aussi, la mise en valeur des dynamiques endogènes de développement passe nécessairement par l'appréhension des barrières et spécificités culturelles. En voilà l'exemple type. Jean-David Naudet se penche en particulier sur cette thématique des dynamiques endogènes de développement. Il explique, en reprenant des points déjà abordés, que la 68 Fayolle Gregory - 2011 Deuxième partie : Les ONG face à l'hétérogénéité des acteurs et à l'enchevêtrement des logiques sociales plupart des projets s'appuie avant tout sur des financements et des ressources externes. Dans la liaison qui s'établie entre apports endogènes et apports exogènes, le moment de l'entrée en jeu de l'aide extérieure joue un rôle clef. Naudet montre que le schéma traditionnel de la gestion de projet de développement fonctionne totalement à l'inverse de ce qu'une approche centrée sur les dynamiques locales préconiserait. L'idée d'établir l'aide sur une première phase d'intervention des ONG débouchant sur une seconde phase d'appropriation par la mobilisation des ressources propres n'est absolument pas réaliste. A l'opposé, la généralisation du cofinancement, la mobilisation des ressources des bénéficiaires, la liaison entre apports endogènes et exogènes, permettent de nourrir le cercle vertueux de la prise d'autonomie.. Dans le cadre de l'encouragement des dynamiques endogènes, la reconsidération du rôle d'intermédiaire des petites et moyennes ONG est une fois de plus fondamentale. D'un côté, les développeurs doivent abandonner l'illusion de la prise en main de tous les maux de la société, "L'aide ne pourra jamais mettre fin à la pauvreté, écrit William Easterly. [...] Si l'on cesse d'assigner à l'aide la tâche impossible du développement économique générale, elle pourra se rendre plus utile en 158 soulageant les souffrances des populations pauvres" . A l'opposé, les ONG ne peuvent apporter un soutien direct aux mouvements sociaux émancipateurs, ce n'est pas leur rôle de participer à l'ingérence politique et diplomatique occidentale. Les petites et moyennes organisations solidaires du Nord doivent plutôt chercher à participer au développement des espaces civiques au sein desquels les mouvements sociaux et citoyens trouvent un lieu d'expression favorable. Les ONG peuvent chercher à favoriser la rencontre entre acteurs et la confrontation des protagonistes sociaux en mettant sur pied des méthodes participatives qui ont fait leurs preuves, mais qui ne sont pas déconnectées des impératifs socio-culturels. C'est dans ce cadre que les initiatives citoyennes et les mouvements sociaux peuvent prendre une ampleur intéressante et peser dans les discussions sociales. Les programmes directifs et ethnocentrés ne sont pas indispensables, les processus si. Promouvoir les institutions de la société civiles est une lourde mission que les ONG sont capables d'assumer. Et Jean-David Naudet de conclure : "pour les étrangers, la tâche ne doit pas être d'imposer des modèles, comme le système d'aide traditionnel le fait, mais d'aménager un espace pour l'élaboration, l'analyse et la mise à l'épreuve de solutions de 159 rechange dans les différents champs institutionnels" . Recommandation # 13 : Réinventer l'aide (bis), le système GlobalGiving.org William Easterly, dans Le fardeau de l'homme blanc identifie le système développé par Mari Kuraishi et Dennis Whittle comme une alternative intéressante et intelligente au système développementaliste actuel. Voici un résumé des caractéristiques de GlobalGiving.org vues 160 par William Easterly . Dans le système d'aide tel qu'il existe à l'heure actuelle, trois types d'acteurs sont mis en évidence : (1) les entrepreneurs sociaux, proches des pauvres et qui proposent des projets en rapport avec leurs besoins ; (2) les individus et les institutions détenteurs de connaissances pratiques et techniques ; (3) les donateurs, qui détiennent des fonds dont ils entendent faire don. Le système actuel repose sur une inflation bureaucratique, (3) 158 159 160 Easterly, William, op. cit. Naudet, Jean-David, op. cit. Easterly, William, op. cit., p. 376 à 378. Fayolle Gregory - 2011 69 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT s'occupant de planifier l'action de (1) et (2). Il s'agit ici d'envisager un marché décentralisé au sein duquel chaque catégorie compterait un certain nombre d'acteurs qui chercheraient à entrer en contact avec ceux des autres catégories en tissant des liens d'affinité. Les différents projets seraient en concurrence pour les fonds disponibles, les spécialistes techniques seraient en concurrence pour être engagés sur tel ou tel projet et les donateurs seraient mis en concurrence à l'aune de leurs résultats, ce qui leur permettrait d'attirer plus d'argent. Tous les acteurs du système se construiraient une réputation à l'aune de leurs résultats obtenus. Mari Kuraishi and Dennis Whittle ont créé une plate-forme en ligne destinée à encourager ces rapprochements, ils résument ainsi leur vision des choses : "GlobalGiving.org traite l'aide internationale et la philanthropie comme un marché, où les donateurs et les bénéficiaires peuvent se retrouver pour mettre en commun leurs informations et leurs ressources... Les bénéficiaires annoncent les projets pour lesquels ils ont besoin de fonds et les donateurs individuels ou institutionnels peuvent ensuite donner ce qu'ils veulent aux projets qui ont retenu leur attention, de quelques dollars à plusieurs milliers de dollars". Cette approche décentralisée semble pouvoir éviter les problèmes de coordination. Elle court-circuiterait l'étroit boyau administratif du gouvernement du pays concerné par lequel doit forcément transiter le flux financier officiel d'aide. Elle préviendrait de plus la manipulation politico-stratégique de l'aide par les gouvernements donateurs et la corruption des gouvernements bénéficiaires. Une illustration permet de mieux saisir tout l'enjeu du système, dont la principal force vient du fait qu'il utilise au mieux les ressources de tous ses participants, en enclenchant en parallèle un processus fondamental de désintermédiation : "Les maîtres d'école de Coimbatore, en Inde, qui se sont rendu compte que leurs élèves de sexe féminin quittaient souvent l'école après la puberté ont pensé à une solution. Ces enseignants ont inscrit leur petit projet mal présenté sur le site de GlobalGiving.org. L'annonce demandait le financement de sanitaires pour 5000 dollars. En quelques semaines, la somme était récoltée et en moins de trois mois, l'école s'était donc dotée de toilettes séparées pour les filles. Il se trouve que les enseignants avaient vu juste : les filles quittaient l'école parce qu'elles se sentaient gênées de ne pas pouvoir s'isoler des garçons lors de la survenue de leurs règles. Deux ans plus tard, elles sont cent à avoir continué leurs études grâce à cette petite amélioration". Il se trouve que la sensibilité des enseignants face à l'enjeu de la déscolarisation pouvait très difficilement être la même que celle des planistes occidentaux et le système de GlobalGiving.org use de manière maximale de cette expertise du local couplée aux ressources exogènes, le tout dans un système affranchi d'intermédiaires. En plus des qualités décrites plus haut, le système GlobalGiving.org jouit d'un levier important : les réseaux et leur potentiel de mutualisation de ressources et de créativité. Si les entrepreneurs sociaux locaux, les individus engagés dans le développement, les donateurs des pays riches pouvaient se retrouver dans un réseau fondé sur la multiplicité des interactions, ces réseaux pourraient trouver des entrepreneurs sociaux locaux dont les projets et la réputation sont irréprochables et qui se retrouveraient, en essayeurs et à la place des planistes institutionnels et/ou occidentaux, aux manettes de ces projets. Il ne s'agit pas ici d'une solution miracle qui peut s'appliquer à toute l'aide internationale, il s'agit en revanche d'une expérience prometteuse qui montre comment l'aide peut être acheminée aux pauvres. 70 Fayolle Gregory - 2011 Conclusion Conclusion Alors, que dégager de ce joyeux marasme que semble en fin de compte être l'aide internationale ? De deux choses l'une. D'abord, qu'il ne faut jamais perdre de vue le paradoxe du micro-macro. Sinon, le fait qu'un étudiant HEC en mission humanitaire d'été donne un cartable à un enfant déscolarisé de Dakar sera toujours la plus belle action du monde. Ensuite, qu'il faut surtout dépasser l'opposition entre problématiques internes et relations extérieures dans l'analyse des lacunes des ONG : il s'agit indéniablement de deux facettes d'une même réalité. Face à elles-mêmes, les petites et moyennes ONG d'aide au développement doivent avant tout se poser deux questions, celles qui ont guidé ce travail de mémoire : pourquoi aidons-nous ? Et pourquoi avons-nous jusque-là mal aidé ? C'est de cette remise en cause que peut naître une auto-critique fondatrice. Car les carences des ONG sont en premier lieu intrinsèques. Le sacrosaint acte altruiste du don, dans nos sociétés occidentales, doit d'abord être interrogé. L'aide ne peut plus être considérée comme vecteur naturel de développement sous prétexte qu'elle s'appuie sur plus de deux mille ans d'éducation judéochrétienne. Les effets pervers existent, notamment au travers du phénomène d'inversion de la logique du besoin qui déplace la focale du bénéficiaire vers le donateur et son 161 besoin d'aider, comme l'écrit Christian Lallier . Ensuite viennent des lacunes structurelles 162 difficilement surmontables. Si l'on reprend la théorie des organisations de Mintzberg , il apparaît que les petites et moyennes ONG sont fondées sur une idéologie extrêmement fédératrice mais qu'un manque de professionnalisme et de rigueur managériale nuit grandement à leur efficacité. Plus loin, on a pu observer que les structures d'aide se trouvaient aujourd'hui à un carrefour de leur existence. Elles sont confrontées à la fois à une crise conjoncturelle et à une crise identitaire qui les invitent à repenser leur position dans l'espace de coopération traditionnel. A se réinventer, en somme. Enfin, le passage de l'idéologie à la mise en œuvre est naturellement porteur d'effets pervers cristallisés par le système de petit projet, modèle d'action dominant des petites et moyennes ONG. Ceux que l'on appelle les planistes tendent à reproduire dans leurs programmes d'aide les erreurs qui conduisent à leur engagement. Toutes ces imperfections internes se retrouvent dans les relations des petites et moyennes ONG aux autres acteurs. Face à l'Etat donateur, les structures d'aide entrent dans une relation de dépendance et d'obéissance. Elles deviennent des pions de l'échiquier de l'aide internationale sans s'en apercevoir le plus souvent. Qu'elles en soient conscientes ou non, elles se renferment sur leur microcosme, sur leur action de terrain sans prêter réellement attention aux externalités qu'elles produisent. Face aux déterminants socioculturels, leurs lacunes structurelles se font criantes comme le déplore à maintes reprises 163 Pierre Legros . Leur inadaptation au milieu est un frein trop important à la pertinence de leurs programmes. Face à l'Etat récipiendaire, elles tombent trop facilement dans l'assistancialisme ou l'aide de substitution sans se rendre compte qu'elles contribuent, par 161 162 163 Lallier, Christian, op. cit. Mintzberg, Henry, op. cit. Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisée le 16 mai 2012. Fayolle Gregory - 2011 71 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT leur action et leur présence, à la sclérose du système. A force de tenter d'imposer des concepts occidentalo-centrés, elles en oublient que la réelle mission d'intermédiaire n'a rien avoir avec une tâche directive. Enfin, face aux acteurs non-étatiques locaux, les petites et moyennes ONG ne parviennent pas à dépasser leur propre vision du développement et les dynamiques endogènes sont annihilées par leur apport extérieur. Si le tableau que dressent la plupart des auteurs critiques du développement est plutôt noir, le futur de l'aide n'est pour autant pas encore hypothéqué. Ce mémoire a cherché à montrer qu'à chaque critique, qu'à chaque lacune du système répondait une ou plusieurs solutions transversales. Sans revenir dans le détail des treize préconisations que met en avant ce travail, il en est deux qui méritent d'être soulignées tant elles irriguent les petites et moyennes ONG. Premièrement, il est indispensable à ces structures de revoir leur position d'intermédiaire, de catalyseur de l'aide, entre donateur et bénéficiaire. Refonder techniquement le système développementaliste est loin d'être impossible, des modèles alternatifs existent, des ajustements sont envisageables. C'est la volonté des hommes qui pêche. William Easterly théorise le fardeau de l'homme blanc : "Cette idée de l’élu est très séduisante et c’est peut-être à cela qu’on doit le succès public des plans définitifs : l’Occident riche y fait figure de héros, de peuple chargé de sauver le reste du monde. [...] Le fardeau de l’homme blanc procède de l’illusion narcissique que nous avons été choisis pour sauver 164 le reste du monde. L’homme blanc s’est donné le premier rôle" . Il est tout sauf évident d'abandonner ce rôle de sauveur. Mais il est la source de trop d'aveuglement. Deuxièmement, la recherche d'équilibre est dominante dans cette analyse. Il s'agit d'abord d'un équilibre entre fractures et continuités. Le système dans sa globalité n'est en fait qu'un jeu d'ajustement entre ces deux variables. Fractures parce que la véritable valeur de l'aide réside dans sa capacité à rompre la routine de la pauvreté et à impulser des dynamiques qui puissent être appropriables, reproductibles et pérennes. Continuité car l'apport ne peut-être sinusoïdal sans provoquer une désincitation aux efforts propres en même temps qu'une hausse des niveaux d'attentes des bénéficiaires. C'est le vice par excellence du système de petits projets. Il s'agit ensuite d'un équilibre entre dynamiques endogènes et exogènes. Le timing et le moment d'entrée en jeu de l'apport extérieur sont fondamentaux. L'aide doit toujours venir renforcer des initiatives locales pré-existantes pour créer les conditions favorables à l'efficacité et la reproductibilité des projets. C'est par la mobilisation des talents et de l'expertise locale, que les projets peuvent réellement s'inscrire dans les environnements socio-culturels des bénéficiaires et être adaptés à leurs besoins. Mon expérience au Cambodge a donné du sens au choix de mon sujet de mémoire et a alimenté mon analyse. Je ne saurais donc clôturer ce travail sans un ultime retour sur ce que j'y ai appris. Le 27 août 2011, à la veille de mon départ pour la France, je retrouvais Pierre Legros pour une dernière discussion dans son restaurant. Je crois me souvenir qu'il avait trouvé que j'avais pris de la bouteille en trois mois. Je dirais plutôt que la haine qui m'habitait après mon stage pour l'ASPECA était désormais structurée, en bonne partie grâce à lui. Je n'y étais pas pour grand-chose. Le fait est qu'au milieu de notre discussion, comme bien souvent, il en venait à critiquer (le mot est faible certes) ceux qu'il appelle les blanchets. Les blanchets sont les volontaires occidentaux, souvent jeunes diplômés ou étudiants, débarqués au 164 72 Easterly, William, op. cit., p. 30 et 36. Fayolle Gregory - 2011 Conclusion Cambodge pour "sauver les petits n'enfants". Leur naïveté les rend "aveugles, 165 sourds et muets" et leur action est totalement négligeable voire négative. Pierre Legros explique : "les volontaires restent au maximum trois ans sur le terrain. Ils partent au moment où ils comprennent ce qui se passe. Ils partent au moment où ils comprennent qu'ils ont menés des projets inefficaces et inadaptés 166 pendant trois ans" . J'ai détesté les blanchets, je les déteste encore plus aujourd'hui. Mais force est de constater que je suis (disons plutôt "j'ai été" je l'espère) un blanchet. Je suis venu au Cambodge animé par la même quête de sens, j'ai cru en mes projets de la même manière, j'ai pris les mêmes claques, fait face aux mêmes barrières culturelles, je me suis inscris dans le même système, en croyant y échapper, et je fais finalement aujourd'hui la même psychanalyse au travers de ce mémoire. Disons peut-être sans humilité que j'ai deux prétentions quand je reconsidère mon expérience. La première est d'avoir toujours vécu avec les khmers, tenté de les comprendre, et jamais n'avoir baissé les bras. La seconde est de pouvoir dire aujourd'hui, calmement enfin, que je sais ce que je ne sais pas. 165 Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisée le 16 mai 2012. 166 Ibid. Fayolle Gregory - 2011 73 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT Bibliographie Ouvrages Appaduraï, Arjun, Modernity at large: cultural dimensions of globalization. University of Minnesota Press, 1996. Bizot, François, Le portail, Paris, La Table Ronde, 2000. Bourdieu, Pierre, Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguistiques. Paris, Editions Fayard, Août 1991. Brauman, Rony, Humanitaire, le dilemme. Paris, Editions Textuel, 1996. Brauman, Rony, L'action humanitaire. Paris, Editions Dominos-Flammarion, 1996. Capurro, Raquel, Le positivisme est un culte des morts : Auguste Comte. Paris, Editions EPEL, Novembre 2004. Deler, J.-P. (dir.), Faure, Y.-A. (dir.), ONG et développement : Société, économie, politique , Paris, Editions Karthala, 1998 Easterly, William. 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Pierre Legros, fondateur de l'ONG AFESIP (Agir pour les Femmes en Situation Précaire), et de l'association Article 4, réalisée le 16 mai 2012. 76 Fayolle Gregory - 2011 Bibliographie Fayolle Gregory - 2011 77 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT Annexes Annexes # 1 : Rapport de stage 2011 pour Enfants d'Asie et Article 4 - partie descriptive PARTIE DESCRIPTIVE Organisme d’accueil, missions et avancé du projet professionnel Je suis parti au Cambodge la fleur au fusil, et je crois toujours que j’ai bien fait. Malgré le désenchantement de l’aide internationale dont l’année écoulée a été la source. En vérité, non pas que je n’ai pas été mobilisé et motivé par le fait de partir vivre pour neuf mois (c’était la durée d’origine) au Cambodge dans le cadre d’un stage en ONG, bien au contraire, mais je n’avais pas été préparé. Dans une certaine mesure, je crois que partir travailler dans le développement nécessite une certaine part d’idéalisme naïf. Je voulais avant tout voyager, et comprendre plus que voir. Le développement me paraissait être un biais intéressant, il comprenait en plus l’avantage de répondre à la quête de sens, aider l’autre, qui m’animait à ce moment-là. J’avais initialement recherché deux stages de 4 à 6 mois – un en Afrique subsaharienne et un en Asie du Sud-est – en pensant que plus mon expérience serait diverse, mieux je pourrais appréhender ce milieu. Je me laissais finalement convaincre que cette durée de mission était trop restreinte pour observer les résultats de nos actions et que 9 mois me permettraient d’envisager les choses de manière plus sereine. Après avoir passé en revue l’annuaire du site Coordination Sud en présentant mon profil au maximum d’ONG possible, je me retrouvais avec une liste restreinte de 7 organismes qui m’avaient déclaré être intéressés. Mon premier entretien fût le bon. Rue de la Pierre Levée, à Paris, je rencontrais Odile Hanrot, fondatrice d’Enfants d’Asie et responsable pays pour le Cambodge, et Elizabeth Girault –dite Babeth- en charge des stagiaires. J’ai joui à cette époque de mon statut Sciences Po et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai senti ma formation m’accompagner tout au long de l’année. Un élément aurait néanmoins dût susciter mon attention : mon entretien d’embauche n’avait rien de traditionnel, pendant une heure mes deux interlocutrices n’avaient pas prêté attention à moi, elles donnaient l’impression de vendre leur association, de tenter de la justifier pour que je travaille avec elles. Elles ne m’ont pas testé, n’ont pas cherché à voir si j’étais de taille ; pourtant, j’ai coûté 4000 euros de salaire à cette ONG qui s’est même révélée par la suite être en difficulté financière. Toutefois, le projet semblait passionnant et dépassait bien largement mes ambitions de départ. Je m’engageais avec plaisir et motivation, mais sans brief ni formation et posais mes valises au bureau central de Phnom Penh à la fin du mois d’août 2010 où toute l’équipe cambodgienne m’accueillit à bras ouverts. Enfants d’Asie ASPECA, l’aide aux orphelins du Cambodge L’ONG pour laquelle j’ai travaillé pendant près de dix mois au Cambodge n’était pas une novice de l’aide internationale. Enfants d’Asie ASPECA (pour « association de parrainage des enfants du Cambodge ») est l’émanation et le cœur d’activité de l’ONG française 78 Fayolle Gregory - 2011 Annexes Enfants d’Asie qui œuvre dans le Sud-est du continent pour venir en aide aux enfants défavorisés et particulièrement aux orphelins. Près de 10 000 enfants sont pris en charge au Cambodge, Laos, Vietnam et Philippines, par le biais d’un système traditionnel de parrainage individuel ou de projet par des particuliers ou des entreprises majoritairement français. Au Cambodge, où Odile Hanrot et Charles Fechtö ont fondé l’ONG en 1991 après le retrait de Médecins Sans Frontière laissant des milliers d’enfants sans ressources, 80% de l’activité est concentrée pour un budget annuel d’environ un million d’euros. Environ 4000 enfants sont secourus sur le territoire via leur prise en charge dans les orphelinats d’Etat où œuvre l’ONG ou dans des foyers qui lui sont propres. En tout, 23 centres estampillés Enfants d’Asie ASPECA (EAA) couvrent le Cambodge, auxquels il faut ajouter l’aide aux Pagodes, le sponsoring d’écoles dans des localités reculées, le financement de projets dans les villages de minorités ethniques du Nord-est du pays. Extrêmement proche du gouvernement, l’organisation n’en tire en revanche que des revenus très ponctuels et limités, la majeure partie des fonds venant des parrainages et du fundraising effectué localement, notamment dans les marchés et foires françaises, et auprès d’entreprises, particuliers, ou institutions françaises. Cette ONG, considéré de taille moyenne en France est en revanche un organisme de renom au Cambodge de par son activité, sa visibilité, et son budget. En France, quelques grands noms contribuent à la faire connaître et participent à la levée de fonds : Michel Blanc, Geneviève de Fontenay, Juliette Binoche, ou Charlotte de Turckheim (marraine de l’association) sont parrains d’enfants secourus par Enfants d’Asie. Au Cambodge, l’association qui vient de fêter ses 20 ans, prend en charge les enfants orphelins de père ou de mère, ou venant d’une fratrie élargie que les parents ne peuvent assumer, ou bien issus d’un « cadre familial toxique ». Les enfants présents dans les centres peuvent être internes ou externes (le cas échéant, ils vivent dans leur famille mais touchent le parrainage et bénéficient des services proposés par Enfants d’Asie ASPECA). Les enfants sont nourris, logés, réinsérés dans le système scolaire public, disposent de cours supplémentaires, d’activités ludo-pédagogiques, d’un accès aux soins, de l’affection de mamans-nourrices qui tentent de recréer la cellule familiale, et de ressources extérieures par leur relation avec leur parrain. L’objectif de l’association étant d’assurer les besoins essentiels des enfants pour leur permettre de se développer et de dépasser leur stade de pauvreté initial. En termes de fonctionnement, le siège parisien établit une structure assez classique. Les adhérents, qui sont parrains de l’association, élisent un Conseil d’Administration composé d’une vingtaine de membres bénévoles et un Président. Le CA doit élire un bureau qui se réunit toutes les semaines pour définir les orientations de l’ONG, vérifier l’état des finances et l’avancement des projets. De façon générale, la plupart des administrateurs disposent d’un domaine d’action attribué et se font forts de le développer dans le cadre de leur budget. Les responsables pays tentent de créer du liant entre les projets des administrateurs. Le bureau a un pouvoir de conseil et de préconisation important mais toutes les décisions conséquentes et budgétées doivent passer devant le Conseil d’Administration qui a tendance à se constituer comme une chambre d’enregistrement. Le bureau compte également quatre salariés chargés de communication, de fundraising, de comptabilité et de lien avec les parrains. Au Cambodge, le bureau central de Phnom Penh compte une trentaine de salariés. Derrière la directrice Mme KEM Kimlang récemment décorée de l’Ordre du mérite, six coordinateurs régionaux sont responsables des orphelinats dans lesquels œuvre l’ONG. Des cellules direction, comptabilité, parrainage, travaux, médical, sont également constituées. Au plus près des enfants, chaque orphelinat compte un directeur de centre (nommé par le gouvernement), une bibliothèque-ludothèque, des terrains de sport, une Fayolle Gregory - 2011 79 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT infirmerie, une salle informatique, des parties communes de réception ou de spectacle et un personnel encadrant constitué de professeurs et de mamans-nourrices. Ce personnel est chargé d’accompagner l’enfant depuis son entrée dans le centre (l’âge est variable), jusqu’à sa sortie du centre à la fin de ses études en principe. Une mission de départ assez floue, assurer le lien entre le siège et le terrain Arrivé au Cambodge, sans briefing ni feuille de route discutée, j’ai dans les premiers mois de mon stage été chargé de missions diverses et variées, à la discrétion des administrateurs parisiens. Quotidiennement, j’étais en relation avec Babeth Girault, ma responsable de stage qui me relayait les demandes des administrateurs sur divers sujets, ou bien qui me chargeait de missions de coordination de terrain et de reporting aux responsables parisiens. La structure de coopération entre le niveau exécutif et le niveau local est organisée de telle sorte que toutes les décisions stratégiques émanent du siège. Le bureau de Phnom Penh est un centre de traitement de l’information qui remonte des orphelinats ; les données sont filtrées par les coordinateurs régionaux, transmises au service parrainage après vérification de la direction et envoyées à Paris. Mon rôle était de m’assurer qu’aucun élément n’entravait le processus de communication entre les deux échelles d’action. Je devais établir un lien entre Phnom Penh qui, le nez dans le guidon manquait de recul pour appréhender toutes les facettes de l’action de l’organisation, et Paris qui, trop coupé de l’aspect local pouvait manquer certains besoins essentiels. Dans un second temps, je pouvais avoir un rôle de remontée d’information personnelle. Je passais donc les quatre premiers mois de mon stage à réaliser des projets de suivi, à rencontrer des acteurs locaux, potentiels collaborateurs, à effectuer un travail de relationnel avec les autres ONG et les acteurs francophones de coopération, et à accompagner la directrice dans ses déplacements. C’était un travail de facilitation, de recherche de fluidité dans le fonctionnement de Phnom Penh qui était intéressant et mobilisant. A partir du mois de novembre chaque année, commencent les missions des administrateurs. Une dizaine d’entre eux arrivent au Cambodge avec une fiche de travail concernant leur domaine de responsabilité ; ils se succèdent les uns aux autres, se croisent parfois, le point culminant étant la mission président dans le courant du mois de janvier à l’occasion de laquelle le président, sa femme, la fondatrice de l’ONG et un certain nombre d’administrateurs posent leurs valises dans la capitale. A chaque nouvelle rencontre, j’ai eu l’occasion non seulement d’en apprendre beaucoup sur l’histoire et le fonctionnement de l’association mais aussi de voir comment les administrateurs travaillaient, se situaient dans l’ONG et quelle relation ils établissaient avec le pays. En questionnant les uns et les autres, j’ai petit à petit pris du recul sur le travail que j’accomplissais et sur la structure dans laquelle je m’inscrivais. Un des symptômes que j’ai pu relever était celui de « la croisée des chemins » : Enfants d’Asie ASPECA se situe à un carrefour de son existence. Après avoir travaillé pendant environ dix ans dans un domaine qui relèverait davantage de l’urgence que du développement (puisqu’il s’agissait de sauver la vie des enfants « orphelins des Khmers Rouges »), et dans lequel la levée de fonds était plutôt aisée, l’ONG se trouve depuis lors dans une situation qui requiert une aide au développement dans un contexte de diminution des fonds disponibles. Une nouvelle orientation stratégique concertée devait apparaître pour assurer la pérennité d’une ONG en mal de financements. La raison sociale d’origine : venir en aide aux plus nécessiteux, devait-elle être conservée au prix d’un déplacement géographique de l’aide vers les populations les plus précaires dans les provinces éloignées du pays ? ou bien devait-elle être revue en prenant le parti de raisonner moins en termes de quantité, en cherchant à développer au maximum nos infrastructures et la qualité de nos services dans un nombre plus restreint d’orphelinats ? C’est-à-dire en se désengageant 80 Fayolle Gregory - 2011 Annexes des centres qui fonctionnaient le mieux, en passant le relais aux autorités locales. Face à cette interrogation, aucune réflexion ne semble réellement émerger à l’heure actuelle. Il semble même que les bénévoles se trouvent plutôt satisfaits de cette situation qui n’exige pas selon eux de réflexion globale. Je crois pourtant qu’une approche systémique devait être engagée, mais de tous les rapports que j’envoyais à la direction parisienne, aucun n’était suivi d’action. Je n’étais visiblement pas là pour cela et je sentais bien que mes questions commençaient à être désagréables. C’est la raison pour laquelle, lors de la mission président et des nombreuses discussions dont elle fut la source, je demandais la permission de mener des projets plus généraux permettant un développement basé sur une réflexion stratégique des enjeux locaux que j’avais relevés. De tous les points à améliorer dont les administrateurs parlaient sans les affronter directement, je m’attachais à extraire cinq problématiques de base qui me permirent de constituer ma propre fiche de poste qui fut approuvée par mes supérieurs, mon stage commençait alors enfin, j’allais pouvoir mener les projets qui prenaient du sens et revêtaient un intérêt certain pour les enfants d’Enfants d’Asie ASPECA. Problématique #1 : Animer le centre étudiant en proposant des activités qui puissent développer les capacités des étudiants, en rapport avec leur formation. A Phnom Penh, en plus des orphelinats et foyer pour les enfants, un centre étudiant accueillant près de 150 jeunes en formation a été créé. Les étudiants, pour la plupart originaires des centres d’EAA aux quatre coins du pays, y sont logés et nourris à quelques minutes du campus principal de la ville. Leur appartenance à l’élite des jeunes cambodgiens ne les exclue pas de lacunes profondes notamment en culture générale, en langues, et dans leur savoir être professionnel. Depuis plusieurs années, les administrateurs chargés du centre étaient confrontés à la paresse des étudiants vis-à-vis des activités extra scolaires et cherchaient à développer ce domaine. J’ai essayé de travailler sur trois compétences particulières parmi les étudiants de Borey Niseth. Premièrement leur capacité à se faire comprendre en anglais et en français, essentiellement pour les étudiants qui mobilisent ces langues étrangères dans le cadre de leurs études. Pour cela j’ai fait appel à un professeur anglais, Marc, d’une des très nombreuses écoles privées de la ville qui souhaitait donner du temps pour des étudiants sans ressources. Marc mettait en place deux cours le samedi basés sur l’échange à l’oral à partir d’ouvrages anglais classiques en format de poche. Pour les étudiants francophones, un club de lecture avait été ouvert également dans lequel je m’attachais à améliorer la prononciation. Enfin, un ciné-club anglophone animé par Marc était mis en place un samedi par mois. Plus que de développer uniquement l’approche linguistique, ces trois activités avaient l’avantage de s’attaquer à la seconde problématique relevée : la déficience de culture générale. Avec Marc, les étudiants étaient confrontés à des classiques de la littérature britannique, leur premier ouvrage avait été Roméo and Juliette, et lors du ciné-club ils découvraient des classiques du cinéma (The Modern Times par exemple), suivi d’une analyse et d’une ouverture sur un débat. Avec le club de lecture francophone, nous portions une attention toute particulière à faire des digressions concernant la société française. Le troisième enjeu était de leur apprendre à rédiger CV et lettre de motivation, et à se présenter à un entretien dans le cadre du Bureau de l’emploi. C’était là l’occasion de leur donner une arme largement négligée au Cambodge face au marché de l’emploi, source de légitimité importante face aux employeurs étrangers. Un partenariat avait été passé avec le Département d’Etudes Francophones et sa section emploi, qui dépêchait son manager et Fayolle Gregory - 2011 81 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT un professeur pour animer le séminaire en dix séances. Les jeunes en sortaient avec leur CV en main et une version papier du cours. Problématique #2 : Organiser la logistique du programme des 60 heures Le programme des 60 heures était en échec depuis plusieurs années et une réforme devait être engagée. Ce programme consistait en l’organisation logistique d’une répartition de tous les étudiants externes et internes de l’ASPECA pour qu’ils accomplissent un quota de 60 heures de bénévolat par an pour l’association. Ce travail peut prendre différentes formes mais se résume à une collaboration des étudiants dans les orphelinats de Phnom Penh ou de provinces pendant leurs vacances scolaires. L’enjeu est important : il s’agit d’une main d’œuvre gratuite pour les travaux, le nettoyage, l’aide aux devoirs des plus jeunes, les cours particuliers, etc. dans les centres. Près de 400 étudiants étaient concernés. Sans insister sur l’organisation et la concertation interservices que nécessitait ce programme, l’enjeu était de mettre en place de modes de fonctionnement et des systèmes qui puissent non seulement être pérennes mais surtout repris et assimilés par le staff local après mon départ. La continuité donnée au projet pour l’année 2011-2012 semble montrer que le relais à bien été pris et que le système est effectif. Problématique #3 : Etablir un système de gestion et de suivi des élèves à partir de la classe neuf (troisième) Depuis près de trois ans, un système de questionnaires à destination des enfants et des directeurs de centres était mis en place par mes prédécesseurs. L’objectif était de collecter des informations sur les enfants, en particulier ceux concernés par l’orientation professionnelle pour donner des outils à la responsable cambodgienne de la formation. Le problème est que le renseignement informatique de ces dossiers en langue khmer par un français est extrêmement fastidieux car il nécessite une traduction instantanée. La stagiaire qui m’avait précédé avait entamé ce travail et y avait consacré une bonne partie de son temps. Il m’a semblé que laisser cette tâche à une assistante cambodgienne francophone me permettrait de me libérer du temps pour mettre en place les outils informatiques nécessaires au suivi de chaque enfant. Mon assistante a en effet été bien plus efficace que moi dans la saisie et nous a permis de venir à bout du renseignement de plusieurs centaines de dossiers en quelques mois. Chaque enfant disposait donc d’un dossier individuel de suivi comprenant : une partie sur son caractère, une partie sur sa scolarité (ses matières fortes et faibles, ses notes, son classement, ses appréciations), une partie concernant son orientation professionnelle. Ces documents sont connus de la responsable orientation, elle les maitrise et mon assistante possède désormais les connaissances informatiques et l’expérience nécessaire pour rééditer l’exercice chaque année. Dès l’an prochain, le pôle formation devrait être en mesure d’exploiter les données récoltées sur chaque élève pour lui proposer la meilleure formation possible à sa sortie du collège ou du lycée Problématique #4 : Réaliser un livret de promotion de la formation professionnelle à destination de nos jeunes concernés par l’orientation Une des barrières culturelles les plus compromettantes quand on s’attaque à la problématique de l’éducation au Cambodge est la quasi-absence de projection dans les modèles de réflexions. Les élèves pâtissent d’un manque d’information vis-à-vis des études supérieures et des formations professionnelles et évoluent dans un imaginaire déconnecté de la réalité. Ils s’imaginent être médecin, avocat ou guide mais ne maîtrisent par exemple pas le français qui est la langue de base de ces formations à l’Université Royale de Phnom Penh ou à l’Université Royale de Droit et des Sciences Economiques. Il s’agit donc de s’attaquer à ce manque de visibilité des formations non seulement de qualité, 82 Fayolle Gregory - 2011 Annexes mais aussi celles considérées négativement par les élèves et qui pourtant, mènent à un emploi stable et à une rémunération convenable. L’enjeu est de taille puisque ce déficit d’information provoque chaque année une sortie du système scolaire de nombreux enfants pris en charge par l’ONG, sans diplôme ni ressources. Un premier travail consistait à obtenir une information la plus large possible concernant les formations professionnelles au Cambodge. Ensuite il a été nécessaire que je me forme en ligne aux logiciels de design et d’édition. L’idée était en effet de proposer une version en format magazine des écoles de formation professionnelle, il fallait donc un contenu en langue khmère, facile d’accès pour les enfants, et une mise en page attractive. Un autre enjeu important était celui du financement et des faibles ressources à ma disposition. Lors de la présentation et la formation des bibliothécaires de l’ASPECA, les drafts du magazine étaient présentés au personnel. Parmi les invités, une ONG spécialisée dans l’édition et les bibliothèques au Cambodge a repéré le projet et a exprimé le souhait de travailler avec moi. Notre collaboration a pu aboutir à la vente de 300 exemplaires à cet organisme, ce qui nous a permis de réaliser le projet sans débourser un centime. Aujourd’hui, le livret est présent sur tous les centres d’Enfants d’Asie ASPECA et le SIPAR a intégré le Guide de l’orientation dans plus de 200 bibliothèques partout dans le pays et dans ses bus mobiles. Problématique #5 : Réaliser des reportages vidéo de promotion de la formation professionnelle à destination de nos jeunes concernés par l’orientation Dans le même ordre d’idée, la nécessité de présenter une information attractive aux enfants de nos centres aboutissait à un projet de reportages vidéo. La première démarche fut de rendre visite aux ONG proposant des formations professionnelles aux enfants défavorisés, et de réaliser des interviews des responsables, professeurs et élèves ; des images des locaux et des élèves en période de pratique. Il a ensuite été question de me former aux pratiques de montage de vidéo, aux effets visuels de transition pour obtenir un contenu le plus attractif possible. Lors d’une réunion avec les professeurs d’informatiques des centres de l’ASPECA et des directeurs de centres, les vidéos étaient présentées et des cours étaient mis en place pour les enfants concernés. Là aussi le coût de production a été relativement faible. Ce projet participe à la volonté de diffusion d’information auprès des jeunes, avec la préoccupation de leur apporter des outils de comparaison et de décision pour leur orientation. Les premiers tests réalisés auprès des enfants du centre jumelé au bureau central ont été positifs et des retours intéressants ont été notés concernant l’appréhension des formations jusqu’alors inconnues. Les préconisations de fin de stage, le temps de désillusions En guise de bilan, j’émettrais simplement trois remarques. D’abord, la volonté d’aller au bout de mes projets, de les transmettre au staff local et de rendre le personnel du bureau central responsable de ces projets m’a guidée tout au long de mon travail. Il a toujours été question de finir par me décharger, auprès des khmers, des initiatives que j’avais impulsées. Aujourd’hui, je suis plutôt mitigé à cet égard. Si les responsables terrain d’Enfants d’Asie ASPECA ont parfaitement conscience de l’intérêt des projets que nous avons menés et ont bien compris que leur pérennité dépend de leur faculté à les prendre en main, il est néanmoins difficile de savoir dans quelle mesure ils accepteront d’endosser cette charge de travail supplémentaire. Si le transfert de technologie et la réflexion interculturelle peuvent constituer de réelles avancées sur le plan du développement local, nous ne pouvons en aucun cas faire le travail à la place des locaux et de leur mobilisation personnelle dépend la réussite de nos initiatives communes. Or, je suis dubitatif de ce point de vue. J’ai été très affecté par les dérives profondes dont Enfants d’Asie ASPECA est victime, et que Paris contribue à renforcer. Fayolle Gregory - 2011 83 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT Ensuite, il a été particulièrement difficile pour moi de travailler de concert avec les membres du bureau du siège en France. Les lacunes dans la communication interne venaient en réalité non pas du terrain mais du siège où les luttes d’égo minaient le fonctionnement du Conseil d’Administration et du bureau. J’ai donc pris le parti dans les derniers mois de mon stage de réduire considérablement mes rapports et mes liens avec les administrateurs pour me concentrer sur l’aspect local de l’ONG et sur mes collaborateurs khmers, bien plus proches des réalités du terrain. La fin de mon stage a été la source de frustrations. Après avoir mis beaucoup de cœur et d’énergie dans l’accomplissement de mes missions, je procédais à plusieurs recommandations à l’attention des administrateurs parisiens, aucune ne fut ni acceptée ni véritablement considérée, ce qui peut se comprendre étant donné la rupture à laquelle j’avais procédé plus tôt. J’en retiendrai simplement quelques une qui me semblaient fondamentales dans l’évolution de l’action d’Enfants d’Asie ASPECA. La reconsidération du staff local d’abord, avec des lacunes managériales fondamentales au sein du bureau. Ma préconisation principale était de concentrer l’effort de ressources humaines sur le recrutement des mamans-nourrices, personnel au plus près des besoins des enfants mais qui la plupart du temps sont d’anciennes filleules qui n’ont pas réussi à trouver d’emploi et qui reviennent au centre désespérées. Or, précisément, elles sont le cœur de l’ONG et de leurs aptitudes dépend l’éducation des enfants. Pour aller au bout de la problématique d’orientation professionnelle, dont l’importance faisait l’unanimité parmi les administrateurs, je proposais l’organisation d’un forum de l’orientation qui répondrait aux difficultés spécifiques de projection en confrontant tous nos enfants de terminale aux responsables et étudiants des Universités publiques et des ONG de formation professionnelle lors d’un grand week-end à Phnom Penh. Pour faire face au manque d’information des élèves de terminale, la rencontre des écoles devait permettre de créer une certaine motivation avant de commencer leur dernière année de lycée. Ce type d’évènement aurait été sans précédent au Cambodge et aurait pu représenter une avancée que les autres ONG de parrainage auraient pu exploiter. Pour ce projet évalué à 2000 euros, j’étais parvenu à trouver un financement inexploité par l’ASPECA, mais le bureau central, sans concertation avec le CA, m’en avait refusé la mise en place. Enfin, le recrutement d’un conseiller d’orientation franco-khmer itinérant pour me remplacer était pour moi la mesure à même de développer considérablement le potentiel de l’ONG. Il s’agissait de pallier le déficit de l’approche terrain en chargeant ce conseiller d’orienter les enfants en étant à leur contact régulièrement, en tournant entre les centres chaque semaine. Cette personne aurait pu, par la combinaison des deux cultures, se placer en intermédiaire des deux branches de l’ONG, procéder avec intelligence à la formation des formateurs, et accompagner le personnel de centre dans l’acquisition de compétences. A cette proposition, unanimement le bureau avait adhéré. Mais au moment du recrutement, une chargée de communication française diplômée d’école de commerce et ayant son conjoint à Phnom Penh est venue prendre ma relève, avec la même fiche de mission bien mince. Pierre Legros et Article 4 Pour diverses raisons, j’ai souhaité poursuivre l’expérience cambodgienne à la fin de mon stage avec Enfants d’Asie ASPECA. Je me suis mis à la recherche d’un contrat de volontariat, et par le biais du réseau que je m’étais constitué à Phnom Penh parmi les organismes d’aide, j’ai intégré la structure d’Article 4 avec à sa tête Pierre Legros. Après le dénouement assez frustrant de ma collaboration avec EAA, une certaine rancœur et une amertume profonde m’habitaient, mais j’en ignorais véritablement les causes. Pierre Legros m’a accompagné et m’a aidé à cerner les raisons de cette colère. Spécialiste de la lutte 84 Fayolle Gregory - 2011 Annexes contre le trafic humain, fondateur de l’ONG AFESIP (Agir Pour les Femmes en Situation Précaire), Pierre Legros a créé Article 4 dans le but de poursuivre sa mission de lutte contre l’esclavage et la traite des humains, pour cela son ONG se faisait forte de noyauter les réseaux de prostitution via l’action de travailleurs sociaux, anciennement prostituées pour la plupart, qui procédaient à un quadrillage de la ville et proposaient aux prostituées une aide psycho-sociale. Pour Article 4, j’ai été pendant deux mois chargé de communication, élaborant une stratégie pour six mois dont le but était un gain de visibilité par une exposition médiatique. Cette stratégie avait été approuvée par ma direction et le travail que j’ai fourni à cet égard m’a donné une certaine expérience. Après deux mois de stage, Article 4, structure d’une quinzaine de salariés a été forcée de fermer ses portes par défaut de financement. Je garde de ce volontariat une expérience pratique forte mais surtout beaucoup de réflexions nées des discussions menées avec Pierre Legros qui contribuent à alimenter la partie analyse qui suit. Annexe # 2 : Rapport de stage 2011 pour Enfants d'Asie et Article 4 - partie descriptive PARTIE ANALYTIQUE Thème d’approfondissement et de réflexion L’aide internationale est un nid de présupposés, de questions que l’on ne pose pas vraiment, de faits que l’on croit établis car ils reposent sur un tissu de valeurs et de représentations que nous tenons pour bon. La définition même de l’aide internationale semble poser problème et mérite quelques éclaircissements. Dambisa Moyo tente de clarifier la situation en expliquant que l’aide peut prendre trois formes : « L’aide humanitaire ou d’urgence, qui se mobilise et se prodigue pour répondre à des catastrophes et des calamités […], l’aide charitable fournie par des organisations de bienfaisance à des institutions ou des individus sur le terrain, et l’aide systématique – c'est-à-dire les paiements effectués directement auprès des gouvernements sous la forme de transferts de gouvernement à gouvernement (elle est appelée aide bilatérale) ou de transferts par l’intermédiaire d’institutions comme la Banque mondiale (elle est appelée 167 alors aide multilatérale). » . Ces trois types d’aide composent ce que l’on appelle injustement l’humanitaire, c'est-à-dire l’assistance, par les nations riches, des nations pauvres. L’aide internationale désigne en réalité une nébuleuse mouvante de donateurs, de bénéficiaires, de réalisateurs supposés être en interaction permanente. Parmi ces acteurs, les organisations non gouvernementales (ONG) trouvent une place particulière en tant qu’entités ne représentant aucun intérêt étatique particulier, et mettant ressources et compétences à disposition des pays bénéficiaires de leur action. Elles sont par conséquent censées être les gardiennes d’une certaine éthique dans leur travail d’assistance. Pourtant, comme toute organisation, les ONG se trouvent confrontées à des difficultés dans leurs logiques internes de fonctionnement. Difficultés qui peuvent remettre en cause leurs résultats et l’atteinte de leurs objectifs, qui majoritairement touchent à la réduction de la pauvreté par différents leviers socio-économiques. Les petites et moyennes ONG en particulier, semblent être frappées de difficultés profondes, de lacunes intrinsèques qui 167 MOYO, Dambisa, L’aide fatale, Editions JC Lattès, 2009, p. 35. 2 TRANNIN, Sabine, Les ONG occidentales au Cambodge. La réalité derrière le mythe, Editions L’Harmattan, 2005. Fayolle Gregory - 2011 85 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT se révèlent dans leur action de terrain. Sabine Trannin, dans son livre de référence sur 2 la présence des ONG occidentales au Cambodge révèle que de nombreuses ONG « intimement liées au Cambodge », structures en général « artisanales » au moins à leurs débuts, sont présentes sur le territoire depuis l’ouverture du pays au début des années 1990. Dans ce « laboratoire idéal pour mesurer l’efficacité de l’aide humanitaire des ONG occidentales », les atouts et les failles des organisations sont exacerbés, mis en lumière et plus aisément décryptables. Par un effort de classification important, Sabine Trannin tente de montrer que les ONG œuvrent sur tous les fronts. Avec sa typologie des organismes de taille moyenne, elle fait état du quadrillage des problématiques sociales que les ONG se font fortes de relever. 168 Dans un pays où 47% de la population a moins de 18 ans , l’éducation / formation est une des problématiques les plus conséquentes auxquelles les ONG doivent s’attaquer. Sabine Trannin évoque le chiffre de 17% pour ce secteur dans l’aide totale débloquée pour le Cambodge. L’éducation, considérée comme un des outils les plus efficaces de 169 réduction de la pauvreté par les Objectifs du Millénaire pour le développement , incarne un enjeu particulièrement crucial pour le Cambodge, pays détruit par quatre années de régime Khmer Rouge et dix ans d’occupation des forces vietnamiennes. L’élimination systématique des élites intellectuelles, du corps professoral et la refondation du système éducatif sous le régime de Pol Pot ont mis à mal l’éducation nationale calquée sur le modèle français. Le Père François Ponchaud, prêtre missionnaire présent dans le pays depuis 1965 et témoin privilégié de l’avènement des Khmers Rouges, prend une position tranchée à ce sujet : « L’éducation nationale est une catastrophe au Cambodge ; [l’éducation 170 nationale] n’a jamais été aussi mauvaise » .Depuis le début des années 1990, cette problématique de formation de la jeunesse khmère a été prise à bras le corps par les organismes internationaux d’aide. Nombreuses sont les illustrations de l’omniprésence des ONG occidentales au Cambodge œuvrant pour le développement du système social et en particulier dans le domaine de l’éducation / formation. Sabine Trannin en veut pour preuve l’occurrence troublante du mot « enfant » dans le nom des petites et moyennes ONG, notamment françaises : « Enfants d’Asie ASPECA, Enfants du Mékong, Enfants et 171 Développement, Pour un Sourire d’Enfant,… » . Cette articulation entre le Cambodge, et son omniprésence d’ONG, et le secteur éducatif dans lequel semblent s’agglutiner les organismes d’aide, peut être un angle d’étude intéressant. C’est par conséquent en prenant pour cadre de référence l’action des organisations non gouvernementales dans le domaine de l’éducation / formation au Cambodge que sera menée cette seconde partie, ce qui n’exclut pas dans l’analyse d’évoquer les relations bilatérales et multilatérales entre pays. Si l’approche choisie tente avant tout de mettre en lumière un certain nombre de lacunes chez les ONG, et d’en proposer une explication, il n’en demeure pas moins que dresser un tableau en bonne partie négative de leur action nécessite une réflexion préalable. Il semble que l’aide internationale, observée dans sa relation la plus directe avec les populations, et dans un lien d’organisme à individu, soit porteuse de résultats positifs. Dans cette approche micro de l’aide, l’individu bénéficiaire voit ses conditions de vie progresser de manière 168 3 Chiffre pour 2008, site du Ministère des Affaires Etrangères et Européennes. Url : http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/ article_imprim.php3?id_article=53039 (disponible en format pdf). 169 4 Voir le site des Nations Unies et l’article qui se réfère à cet enjeu. Url : http://www.un.org/fr/millenniumgoals/education.shtml 170 5 « François Ponchaud, prêtre catholique au Cambodge » Entretien vidéo par Cyril Payen le 28/07/2010 pour France 24. Url : http://www.france24.com/fr/20100725-entretien-francois-ponchaud-cambodge-pretre-proces-douch-verdict-khmers-rouges 171 6 TRANNIN, Sabine, Les ONG occidentales au Cambodge. La réalité derrière le mythe, Editions L’Harmattan, 2005. 86 Fayolle Gregory - 2011 Annexes considérable. Si l’on se penche sur les cas des organismes de parrainage type Enfants d’Asie ASPECA, Taramana, Enfants du Mékong, la panoplie de services proposés est large, surtout en comparaison des conditions initiales d’existence des populations aidées. Pour un enfant qui a vécu la première partie de son existence déscolarisé, dans une fratrie élargie avec en général au moins un des deux parents décédé, des infrastructures sanitaires très pauvres, souvent une obligation de travailler comme chiffonnier (s’il vivait en ville) ou dans la rizière, et surtout très peu de perspectives d’avenir, l’apport d’un organisme d’aide représente un changement de vie fondamental. Dans les centres d’aide de type foyer qui sont mis en place par les ONG citées plus haut, les enfants bénéficient de repas réguliers, d’accès aux soins, d’un niveau d’hygiène plus élevé, d’une (re)scolarisation dans le système public, d’attentions par la création de cellules familiales au sein de ces infrastructures d’accueil. Autant de mises en place qui contribuent au développement de l’individu dans une dimension bien supérieure à ce que ses déterminants sociaux d’origine ne laissaient augurer. Néanmoins cette approche micro des liens d’assistance que tissent les ONG avec les populations locales en détresse est trop réductrice. Elle nie en effet le contexte social, économique, politique et institutionnel des pays receveurs. Elle nie le fait que les acteurs entourant la relation donateur / bénéficiaire sont actifs et évoluent selon des raisonnements qui leur sont propres. Elle nie aussi l’idée selon laquelle l’action de ces acteurs peut avoir des répercussions majeures dans le circuit de l’aide, ce qui complexifie assez largement l’équation. Dans son célèbre exemple des moustiquaires, Dambisa Moyo 172 cherche à expliciter l’existence d’un « paradoxe micro-macro » . Un fabricant africain de moustiquaires produit 500 unités par semaine en employant dix personnes qui font vivre chacune une quinzaine de parents. Malgré les efforts de cette entreprise locale, la malaria ne peut être éradiquée et les populations continuent de manquer de matériel. Une star Hollywoodienne mobilise les foules et à force de pression sur les gouvernements occidentaux, un budget de 1 million de dollar est débloqué pour l’envoi de 100 000 moustiquaires dans la région. Les moustiquaires distribuées, les ravages de la maladie se font moins sensibles. « A coup sûr, quand on a l’œil collé dessus, l’aide semble avoir eu un effet positif » écrit Dambisa Moyo, mais, poursuit-elle, une fois le marché local inondé de moustiquaires, le petit producteur fait faillite et doit fermer boutique plongeant des dizaines de familles à vivre de l’aumône. Cinq ans plus tard, la majorité des moustiquaires sont déchirées, hors d’usage, ou utilisées pour la pêche. Dambisa Moyo explique la situation de paradoxe micro-macro de la façon suivante : « Une intervention efficace à court terme peut n’avoir que très peu d’effets bénéfiques durables. Pis encore, elle risque involontairement 173 de saper les chances, si fragiles soient-elles, de développement durable existantes. » . C’est sur ce postulat initial, développé par l’économiste zambienne, que se base la critique menée dans cette section. L’idée générale selon laquelle l’action apparemment positive de l’aide ne reflète pas la situation dans son intégralité ; le fait que le présupposé d’une aide internationale par nature porteuse de développement est largement à remettre en question. Cette seconde partie analytique prend pour objet d’étude les ONG occidentales (en particulier celles de petite et moyenne taille) portant leur action dans le secteur de l’éducation et de la formation au Cambodge. Leur activité est révélatrice, à plus d’un titre, des lacunes profondes et des problématiques latentes, et pourtant fondamentales, auxquelles sont confrontés les tenants de l’aide au développement. Ces problématiques latentes qui mènent l’étude de cette section peuvent être réduites à deux questions que les petites et moyennes ONG en particulier ne se posent pas : pourquoi aidons-nous ? Pourquoi 172 6 173 7 MOYO, Dambisa, L’aide fatale, Editions JC Lattès, 2009, p. 87. MOYO, Dambisa, L’aide fatale, Editions JC Lattès, 2009, p. 88. Fayolle Gregory - 2011 87 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT aidons-nous mal ? C’est autour de cette articulation que se fonde cette seconde section. C’est au travers des différents écrits sur les motivations de l’aide, que peut ensuite être développée l’analyse des lacunes des organismes d’assistance. La question « pourquoi aidons-nous ? », basée sur une approche théorique des motivations de l’aide internationale donne un éclairage particulier à la question « pourquoi aidons-nous mal ? », qui s’appuie sur l’exemple particulier du secteur éducatif au Cambodge. Ces deux interrogations sont liées et ne peuvent s’envisager l’une sans l’autre. De la même manière, les paradigmes de l’aide internationale que prônent ou critiquent certains auteurs peuvent être enrichis d’exemples concrets émanant du terrain, et quel meilleur observatoire que le Cambodge, terre des ONG, pour cet objet d’étude. Pourquoi aidons-nous ? Les véritables justifications de l’aide au développement. Dans Les mirages de l’aide internationale, David Sogge explique que « bien que l’objectif principal des 40 premières années du régime d’aide ait été visiblement de gagner la guerre froide, il est rare qu’une seule tendance irrépressible soit en cause. 174 Il serait absurde d’attacher au régime d’aide une unique motivation » . De nombreux déterminants expliquent en effet la présence d’organismes internationaux d’aide dans un pays en développement. Malheureusement, ces facteurs ne sont pas nécessairement conscients ni questionnés. Ils peuvent être de nature endogène ou exogène et contribuent à leur mesure à l’établissement de l’ONG dans le pays d’accueil. A la question « pourquoi offrir de l’aide au développement ? », David Sogge répond par une typologie des motivations qui régissent l’action des organismes d’assistance. Il distingue « les motivations sociopolitiques stratégiques » qui peuvent être considérées à court comme à long terme ; « les motivations commerciales » également à évaluer à deux échelles ; et « les motivations éthiques et humaines ». Ce classement des déterminants de l’aide internationale sert de canevas à l’analyse de cette première sous partie et est précieux dans l’approche des lacunes de l’assistance fournie par les pays développés. Il permet également d’examiner un ensemble de facteurs qui échappent à la décision des ONG et qui néanmoins comptent dans leur intervention. Les motivations sociopolitiques stratégiques L’établissement d’organismes d’aide dans un pays répond bien souvent à des objectifs idéologiques et politiques qui dépassent les acteurs directement concernés. La présence massive d’ONG peut correspondre à une volonté d’établissement d’un système de développement commun à une région, c’est ce modèle qui a prédominé pendant la guerre froide, selon la doctrine du Containment du communisme. La doctrine Truman prônait en effet que le meilleur moyen d’empêcher l’idéologie communiste de se répandre dans les pays du Sud était d’y assurer sa propre présence. Sous couvert d’aide humanitaire, l’idéologie occidentale venait créer un pare-feu à l’établissement soviétique. Cette approche existe toujours aujourd’hui dans des régions géostratégiques instables où l’aide apparaît comme un moyen de s’assurer le soutien des populations et gouvernements locaux. C’est la raison pour laquelle les plus importants bénéficiaires de l’aide publique au développement des années 2000 ont été l’Irak et l’Afghanistan. Respectivement, ces deux pays ont touché pour la période 2008-2009, 4.7% et 3.3% de l’aide publique au développement totale allouée par les pays membres de la Coopération d’Aide pour le Développement (CAD) et 174 8 SOGGE, David, Les mirages de l’aide internationale. Quand le calcul l’emporte sur la solidarité, Editions Enjeux planète, 2002, Paris, p. 67. 88 Fayolle Gregory - 2011 Annexes 175 surtout 8.9% chacun de l’aide totale américaine. . Les Etats-Unis avec le support de la coalition de l’OTAN, en même temps qu’ils traquaient les responsables terroristes au MoyenOrient, assuraient un transfert financier substantiel au nom de l’aide au développement et à la reconstruction. On a ici un exemple intéressant du détournement de l’aide à des fins diplomatiques. Une aide au développement qui, dans ce cas, devient une force dans l’argumentaire des négociations politiques internationales. Gilles Carbonnier, dans la Revue internationale de politique de développement apporte un éclairage théorique supplémentaire. Il montre que différentes critiques de l’aide au développement peuvent expliquer les véritables raisons de l’action occidentale dans les pays du Sud : « Pour les critiques néomarxistes ou radicaux de gauche, l’APD est d’abord un instrument de domination des pays industrialisés sur les pays pauvres.[…]L’APD favorise la mainmise sur les ressources des pays en développement par la classe dirigeante des pays occidentaux. L’aide contribue à maintenir les pays pauvres dans une relation de dépendance envers 176 l’Occident. » . En tant qu’outil de domination, l’aide publique au développement est un biais d’asservissement des pays en développement, un moyen de contrôler leur essor sur le plan politique international. Les ONG deviennent alors des instruments de noyautage du système sociopolitique, contribuant à la pérennité d’un statu quo à la tête des gouvernements des pays en développement. Ce statu quo, équilibre des forces diplomatiques, étant favorable aux nations du Nord. Selon Gilles Carbonnier, l’ « approche néoréaliste », fondée sur le paradigme hobbesien l’homme est un loup pour l’homme, postule que « tout Etat cherche plutôt à garantir sa sécurité et sa survie. L’arène internationale étant appréhendée comme un lieu anarchique, les Etats se préoccupent d’abord de leur sécurité. L’APD sert ainsi à promouvoir les intérêts politiques et économiques des pays donateurs en leur permettant « d’influencer, de récompenser ou de punir d’autres pays ». L’aide internationale est ici considérée comme un moyen, pour les nations occidentales de jouer sur la balance des pouvoirs à leur avantage sur la scène internationale. La situation cambodgienne n’échappe pas à la règle mais présente néanmoins un autre éclairage. Au début des années 1990, les troupes vietnamiennes de libération, qui occupèrent le Cambodge après la chute du régime Khmer Rouge, se retirent laissant le pays dans un état économique, politique et social déplorable. L’ouverture du pays donne lieu à l’indignation internationale devant les horreurs du régime Pol Pot que le monde occidental découvre. A la frontière thaïlandaise, les camps de réfugiés sont peu à peu organisés par les ONG humanitaires d’urgence. Sabine Trannin décrit ainsi la situation de l’époque : « Le Cambodge, mutilé, saigné avait besoin de l’intervention extérieure pour se relever. Du fait de l’embargo et de l’isolement diplomatique du pays après la chute du régime khmer rouge, cette aide extérieure transite principalement par les ONG. Bien qu’à l’époque l’aide soit politisée et que le gouvernement provietnamien se réapproprie et contrôle une grande partie du travail des ONG, on peut tout de même parler de la 177 solution la moins mauvaise. » . Pourtant, il ne faudrait pas sous-estimer l’enjeu politique qui réside dans la situation du Cambodge de l’époque. L’intérêt soudain des opinions publiques occidentales pour un pays qui se trouve ravagé par un des régimes génocidaires ème les plus violents du XX siècle a des répercussions sur leurs gouvernements. Dans 175 9 Voir le site de l’OCDE qui propose un tableau récapitulatif de la période. URL : http://www.oecd.org/ document/10/0,3746,fr_2649_34447_34036298_1_1_1_1,00.html (tableau 32 - Principaux bénéficiaires de l’aide des membres du CAD) 176 10 CARBONNIER, Gilles, « L’aide au développement une fois de plus sous le feu de la critique », Revue internationale de politique de développement [En ligne]. URL : http://poldev.revues.org/122 177 11 TRANNIN, Sabine, Les ONG occidentales au Cambodge. La réalité derrière le mythe, Editions L’Harmattan, 2005. Fayolle Gregory - 2011 89 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT L’aide fatale, Dambisa Moyo cherche à montrer à quel point la société civile des pays occidentaux peut jouer un rôle important dans l’établissement des organismes d’aide dans une région. Elle écrit : « Les personnalités des médias, les stars du cinéma, les légendes du rock, épousent la cause avec enthousiasme, s’en font les plus ardents prosélytes, nous blâment de ne pas donner suffisamment, réprimandent les gouvernements de ne pas en faire assez - et les gouvernements, redoutant de devenir impopulaires et prêts à tout pour 178 plaire, réagissent comme il convient. » . L’établissement massif des ONG d’assistance répond en partie à une problématique politique. Rien de contradictoire donc dans le fait que de nombreuses ONG de parrainage créées à cette époque aient basé leur communication sur « les orphelins des Khmers Rouges », pour tenter d’obtenir l’adhésion de nouveaux membres, en s’appuyant sur l’écho que la tragédie à eu dans les pays occidentaux. On a ici une forme consciente d’utilisation de l’atout politique pour justifier l’aide internationale. Les motivations commerciales En poursuivant sa tentative de classification des motivations réelles de l’aide internationale, Gilles Carbonnier évoque le paradigme réaliste comme une des justifications fondamentales de l’assistance aux pays pauvres : « Une approche réaliste de l’aide en tant qu’instrument ou composante de politique extérieure part du postulat que tout Etat cherche d’abord à accroître ses richesses et son pouvoir. L’aide s’inscrit alors dans une relation intéressée par laquelle les donateurs consentent un effort financier pour conquérir des marchés, maintenir et accroître leurs aires d’influence et promouvoir les intérêts de 179 leur classe dirigeante. » . L’aide est dans ce cas de figure un investissement qui permet de travailler sur le positionnement d’un Etat vis-à-vis d’un marché, en général émergeant. L’action des ONG est là aussi déviée vers des problématiques qui les dépassent. L’œuvre d’assistance aux pays en développement vient s’insérer dans des discussions économiques internationales. L’aide sert alors de passe-droit dans des discussions qui revêtent des enjeux bien plus importants économiquement. David Sogge estime que « la direction que prend l’aide au développement est dictée par des considérations politiques et stratégiques beaucoup plus que par les besoins économiques et la performance politique des pays bénéficiaires. Le passé colonial et les alliances politiques sont les principaux déterminants 180 de l’aide au développement. » . Si l’aide au développement prend un caractère néocolonialiste, c’est alors dans le cadre de la continuité des avantages stratégiques dont jouissaient les puissances occidentales dans leurs anciennes colonies. A défaut de pouvoir procéder à un pillage systématique des ressources naturelles comme ce fût parfois le cas par le passé, l’acte d’assistance justifie aujourd’hui une accaparation des parts de marché par les anciennes métropoles. Pierre Legros, fondateur de l’ONG Agir pour les Femmes en Situation Précaire (AFESIP) au Cambodge et spécialiste international de la lutte contre le trafic humain, établi dans le pays depuis 22 ans, expliquait ainsi la présence française à l’occasion de la venue de François Fillon à Phnom Penh en juillet dernier : « En gros, la France n’est là que pour quelques raisons : vendre Alcatel à Hun Sen [le Premier ministre], l’Institut Pasteur, et les contrats d’armement. C’est uniquement de la stratégie. ». L’omniprésence d’ONG françaises au Cambodge ne témoignerait donc pas en priorité d’objectifs de développement centraux dans la politique étrangère française. L’aide internationale est donc déviée, et se retrouve instrumentalisée pour servir des objectifs 178 12 MOYO, Dambisa, L’aide fatale, Editions JC Lattès, 2009, p. 25. 179 13 CARBONNIER, Gilles, « L’aide au développement une fois de plus sous le feu de la critique », Revue internationale de politique de développement [En ligne]. URL : http://poldev.revues.org/122 180 14 SOGGE, David, Les mirages de l’aide internationale. Quand le calcul l’emporte sur la solidarité, Editions Enjeux planète, 2002, Paris, p. 70. 90 Fayolle Gregory - 2011 Annexes non seulement politiques mais aussi commerciaux. Comment expliciter cette déviation par rapport aux objectifs initiaux, dans le cas particulier des ONG, a priori déconnectées des impératifs étatiques ? Simplement, si les ONG n’agissent pas au nom des Etats par volonté, elles ne sont pas libres de pressions pour autant. Bien rares sont les ONG qui jouissent d’une autonomie d’action vis-à-vis de leur nation d’origine pour deux raisons. D’abord, une partie plus ou moins conséquente des fonds des ONG émane des organismes publics d’aide par le biais d’attribution de financements, d’appels à projets. Le fonds du MAE (Ministère des Affaires Etrangères) pour le développement et le FSD (Fonds Social pour le Développement) provoquent une véritable émulation parmi les ONG françaises basées au Cambodge. Ce large appel à projet mobilise chaque année les organismes d’aide désireux de toucher cette contribution financière considérable à leur échelle. Toutefois, ce concours présente quelques règles en tête desquelles les thématiques d’aide favorisées (par exemple l’éducation aux jeunes filles, la distribution de l’eau, la lutte contre les maladies sexuellement transmissible…). Si bien que les seuls projets sélectionnés sont ceux qui répondent aux critères des donateurs, les ONG perdent alors une bonne partie de leurs marges de manœuvre, non seulement dans le choix des thématiques de leur action, mais encore dans l’exécution de leur mission. C’est un moyen de s’assurer que les ONG restent dans le rang et ne remettent pas en cause les gouvernements avec qui elles traitent. Deuxième raison au manque de liberté des ONG, l’inscription dans des réseaux de coopérations. Les ONG et les acteurs étatiques (Ambassades, Agences de Développement type Agence Française de Développement, France Volontaires,…) sont en réalité en permanence confrontés sur le terrain. Lors de séminaires ou de rencontres de plusieurs types, les ONG tentent d’obtenir une représentation sous des formes diverses. Par exemple, à l’occasion de la venue de Jeannette Bougrab, Secrétaire d’Etat à la Jeunesse et à la vie associative, France Volontaires avait trié sur le volet ses Volontaires invités au diner avec la Ministre. Il leur était en effet offert la possibilité de présenter leur structure d’accueil en vue d’une collaboration rapprochée avec l’Etat français. Le fonctionnement en réseau et au copinage dans le cercle français de la coopération aboutit à une forme d’uniformisation des services proposés par les ONG selon des standards fixés par les organismes étatiques à l’étranger. Les ONG sont par conséquent manipulées de manière plus ou moins consciente par des organismes qui leur sont supérieurs en taille et en pouvoir, c’est un facteur exogène qui influe néanmoins grandement sur la décision d’aider et la forme que prend cette aide. L’ONG est alors à considérer comme un des tenants de l’ingérence à laquelle procèdent les pays du Nord dans l’établissement des processus d’aide au développement. Les motivations éthiques et humaines Dans son ouvrage L’aide fatale, Dambisa Moyo écrit : « Dans la sensibilité de tout homme de progrès on trouve le sentiment profond que, dans notre monde où toutes les certitudes morales ont été ébranlées, une idée reste sacrée, une conviction indiscutée, c’est que les riches doivent secourir les pauvres, et que la forme que ce secours doit 181 prendre est celle de l’assistance. » . L’aide internationale, une des grandes idées de notre temps, est la digne héritière de la morale judéo chrétienne des nations d’Europe de l’Ouest. Elle naît de l’omniprésence de la notion de l’aide à autrui, de la répétition de la doctrine « aide ton prochain » dans les démocraties occidentales. Avec la société de consommation et la profusion de biens matériels, donner un peu de ce que nous avons à outrance n’est pas le fruit d’une quelconque bonté de cœur mais d’une conviction profonde, d’un impératif moral développé par nos propres processus d’acculturation et de socialisation. Ces comportements sont ancrés en nous et nous apparaissent comme représentant un 181 15 MOYO, Dambisa, L’aide fatale, Editions JC Lattès, 2009, p. 24. Fayolle Gregory - 2011 91 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT bien unanimement reconnu. En tant que pays développés, il nous semble qu’il est de notre devoir de venir en aide aux pays moins avancés. Le fait même d’étiqueter les pays comme développés ou en développement révèle une hiérarchie dans les rapports de l’aide. Rony Brauman, ancien directeur de Médecins Sans Frontières évoque un « âge adulte », 182 représenté par les pays développés, qui serait l’horizon des pays bénéficiaires de l’aide . Dans cette relation déséquilibrée, l’intervenant occidental considère son action d’assistance comme positive par nature. Pour lui, il va de soi que les pays pauvres doivent être aidés par les détenteurs de ressources, c'est-à-dire les pays du Nord. Par son intervention, il considère l’idée de faire rattraper leur retard aux populations bénéficiaires, de les accompagner dans leur ascension vers notre modèle économique et politique, de les aider à intégrer les organisations internationales de commerce, de leur permettre d’atteindre un décollage démographique. Mais tous ces objectifs sont calqués sur nos modèles de gestion sociale. William Easterly, théorise le fardeau de l’homme blanc comme la mission que s’est fixé l’Occident de venir en aide aux pays moins avancés : « Cette idée de l’élu [largement répandue dans les mythes et dans la filmographie des pays développés] est très séduisante et c’est peut-être à cela qu’on doit le succès public des plans définitifs : l’Occident riche y fait figure de héros, de peuple chargé de sauver le reste du monde. » écrit-il, pour lui, « le fardeau de l’homme blanc procède de l’illusion narcissique que nous avons été choisis 183 pour sauver le reste du monde. L’homme blanc s’est donné le premier rôle. » . Dans cette quête de sens que nous partageons, l’Afrique, l’Asie, sont devenus nos exutoires. Ce sont les continents les plus favorables pour mettre en place l’aide au développement, les pays qui nous permettent d’étancher notre soif d’aider, de nous aider. Certains parlent de compensation, de rendre en une partie infime la chance que nous avons ; d’autres préfèrent dire qu’il s’agit d’un moyen d’atteindre un certain épanouissement judéo-chrétien, une sorte de réussite personnelle, de paix intérieure. On peut, plus prosaïquement peutêtre, parler d’un marché où offre et demande d’aide se rencontrent. Sauf que les acteurs sont en réalité inversés par rapport à la conception traditionnelle : ceux qui réclament l’aide sont les Occidentaux, désireux de pouvoir se rendre dans un pays où ils pourront soutenir les populations dans le besoin ; ceux qui proposent l’aide sont les gouvernements des pays où la situation socio-économique est précaire. L’activité considérable de va et vient de volontaires internationaux de solidarité témoigne particulièrement de cet état de fait. JeanJacques Gabas écrit que « même dans un contexte de « fatigue de l’aide » dans les opinions 184 publiques, on donne, car on fait le bien. […] L’acte de don est salvateur, libérateur. » . Guillaume Varnier ajoute l’idée selon laquelle « aider est devenu un impératif absolu dont 185 le poids éclipse toute rationalité. Aider pour sauver notre âme » écrit-il. La disparition de la rationalité se retrouve dans les propos des acteurs du monde des petites et moyennes ONG. Une administratrice d’une organisation de parrainage à Phnom Penh expliquait que son engagement était total : « Je pourrais être au golf, ou à couler ma retraite au bord de la mer, confiait-elle, mais je continue à travailler pour l’ONG. ». Les acteurs de l’aide au développement comme les acteurs de toute société sont confrontés à une quête de sens qu’ils retranscrivent dans leur action. Cette quête prend des formes variées, pour 182 16 Cité dans TRANNIN, Sabine, Les ONG occidentales au Cambodge. La réalité derrière le mythe, Editions L’Harmattan, 2005. 183 17 EASTERLY, William, Le fardeau de l’homme blanc. L’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres.Editions Marcus Haller, 2006, New York, p.30 et 36. 184 18 GABAS, Jean-Jacques, Nord-Sud, l’impossible coopération ? Presses de Sciences Po, 2002, Paris, p 9. 185 19 VARNIER, Guillaume, « Pourquoi l’aide humanitaire est nuisible à certains pays d’Afrique », 23 avril 2009 [En ligne]. URL : http://www.polemia.com/article.php?id=2123 92 Fayolle Gregory - 2011 Annexes certains il s’agit d’aisance matérielle, de famille, de transmission, l’aide à autrui est une de ces formes, elle gagne en plus en exotisme quand elle se réalise à l’autre bout du monde. L’aide, en particulier dans les petites et moyennes ONG est en quelque sorte le golf de leurs administrateurs. En tant qu’Occidentaux, nous avons plus besoin d’aider que les populations locales n’ont besoin de recevoir notre aide. En témoigne un enrichissement, un développement personnel des volontaires internationaux de solidarité qui dépasse bien largement leur contribution au développement du pays où ils accomplissent leur mission. Cela dit cette justification éthique et humaine, bien que loin de représenter la pureté qu’on veut bien lui prêter, ne semble pas à première vue représenter un obstacle au travail des ONG. On pourrait dire qu’en fin de compte, quelle que soit la motivation, l’important est d’aider. Jean-Jacques Gabas écrit : « L’aide est là aussi pour véhiculer des valeurs considérées comme universelles de démocratie, de défense des droits de l’homme, des valeurs de philosophie économique pour les pays en transition vers l’économie de marché. Mais les raisons d’aider se sont aussi hélas ! parfois mêlées à des motivations beaucoup 186 moins honorifiques. » . La tournure de phrase employée par Jean-Jacques Gabas révèle sa considération pour les motivations éthiques et humaines. Si les motifs commerciaux et politiques, le détournement de l’aide, son accaparation pour servir un discours diplomatique et des enjeux stratégiques, sont condamnables, les motivations idéologiques sont en revanche louables. Cependant, ces motivations idéologiques représentent en réalité une problématique complexe inhérente à l’aide, que l’on ne peut ignorer. Pourquoi aidons-nous mal ? « L’échec des planistes » William Easterly, professeur à l’Université de New York, spécialiste en économie du développement, procède dans Le fardeau de l’homme blanc à une division des acteurs de l’aide internationale en deux catégories très fortement distinctes. Cette opposition concerne 187 les planistes et les essayeurs (Planners Versus Searchers). Alors que les raisons de leur engagement peuvent se recouper, les modes de fonctionnement des planistes et des essayeurs diffèrent en tous points. « Les planistes appliquent des schémas mondialisés ; les essayeurs s’adaptent aux conditions locales. Les planistes en chef ignorent tout de la base ; les essayeurs connaissent la réalité du terrain. Les planistes ne savent jamais si le bénéficiaire de leur plan a obtenu satisfaction ; les essayeurs cherchent toujours à savoir si le client est satisfait. » telles sont les caractéristiques de base décrites par William Easterly. Sur la technique d’aide mise en place, l’économiste américain poursuit : « Un planiste estime que, même s’il vient de l’extérieur, il en sait assez pour imposer ses solutions ; un essayeur estime que seuls les gens concernés en savent assez pour trouver des solutions, et que la plupart des solutions s’élaborent sur place. [… ]Un planiste pense qu’il possède déjà toutes les réponses ; pour lui, la pauvreté se résume à un problème d’ingénierie technique que ses réponses sont à même de résoudre. ». Le problème que décrit l’auteur est que les planistes sont légion à la tête des organismes internationaux d’aide, des services de coopération, et des ONG, en particulier les plus petites d’entre elles. La structure des organisations non gouvernementales et le personnel qui les compose est souvent révélateur de la prédominance de planistes. Les petites et moyennes structures sont particulièrement exposées, et leur problème se couple à celui du manque de professionnalisme. Les conséquences de ces problèmes structurels et décisionnels sont diverses, comme le révèle le secteur de l’éducation / formation. Des lacunes organisationnelles profondes 186 20 GABAS, Jean-Jacques, Nord-Sud, l’impossible coopération ? Presses de Sciences Po, 2002, Paris, p 51. 187 21 EASTERLY, William, Le fardeau de l’homme blanc. L’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres.Editions Marcus Haller, 2006, New York. Fayolle Gregory - 2011 93 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT Le problème fondamental auquel se heurtent les petites et moyennes ONG réside dans leur système d’organisation et dans la composition de leurs équipes tant au siège que sur le terrain. Ces acteurs de l’aide internationale basent leur recrutement sur une composante idéologique forte et sur l’adhésion de leurs membres au projet de l’association. Le système repose sur la personnalité des intervenants et sur l’affect à la base de la motivation générale. Sabine Trannin parle dans son ouvrage Les ONG occidentales au Cambodge, en comparaison des ONG « historiques » professionnelles préexistantes à leur présence au Cambodge, « des ONG plus petites que des fondateurs souvent 188 charismatiques ont créé spécialement pour répondre à cette crise cambodgienne » . Sabine Trannin explique qu’un choc émotionnel lié à la découverte du pays est souvent à l’origine de la création de ces ONG, ces structures nées de coups de cœur sont artisanales au départ et évoluent plus ou moins vers des formes professionnelles. Les thèses d’Henri Mintzberg, spécialiste des structures organisationnelles, permettent d’apporter du relief à cette analyse des formes que prennent les petites et moyennes ONG. Dans son examen des « coalitions internes » des organisations, il distingue les « coalitions internes idéologiques » comme des organismes où, « c’est le système d’idéologie qui domine. Il en résulte une intégration étroite autour des buts organisationnels centraux, peut-être plus étroite que dans toute autre des coalitions internes. Ici, les agents internes ne se contentent pas d’accepter tout simplement les buts centraux ; à travers leur identification à ces buts centraux, ils les partagent ou les intériorisent comme s’il s’agissait de leurs propres buts 189 personnels. » . Avec ce moule organisationnel, le staff se retrouve mobilisé par une mission commune. C’est typiquement le cas des ONG évoluant dans les pays du Sud, qui sont souvent artisanales et fonctionnent avec un certain nombre de volontaires, bénévoles et stagiaires. Les acteurs de l’organisation se sentent confiés une mission de sauvetage qui justifie leur implication totale dans la structure d’accueil. Le fait que leur travail pour l’ONG ne soit que ponctuel renforce leur sens de la dévotion. Henri Mintzberg poursuit son 190 expertise en montrant qu’une « configuration de pouvoir de type missionnaire » se met en place dans laquelle les individus inspirés par l’idéologie défendue, peuvent aussi l’être par le leader de l’organisation : « D’autres caractéristiques associées d’ordinaire à cette configuration de pouvoir sont un leader hautement charismatique appartenant au passé de l’organisation, et une longue et glorieuse histoire dans un certain domaine. ». Dans ce cas, on assiste à l’apparition de formes hybrides d’organisations à mi-chemin entre les coalitions internes « idéologique » et « personnelle », c'est-à-dire où la prédominance d’un leader dicte les orientations de l’organisation. Ce cas semble particulièrement bien s’adapter aux structures organisationnelles des petites et moyennes ONG, en particulier si l’on précise qu’en général, on y trouve une tendance à l’exclusion des professionnels du terrain par le directeur qui « préfère ne pas déléguer ses pouvoirs à des spécialistes qu’il ne peut pas contrôler personnellement. Autrement dit, la maitrise du sujet de l’expert 191 et le contrôle personnel du P.-D.G. ont tendance à être incompatibles. » On retrouve certains des traits décrits par Mintzberg parmi les ONG françaises à Phnom Penh. Leur caractéristique principale est un manque crucial de management et de productivité dans l’exécution des tâches, aussi bien pour les bureaux du pays d’origine que pour l’antenne opérationnelle sur place. Les membres occidentaux présents au siège sont très souvent des bénévoles de longue date, qui assurent les taches de suivi dans une organisation 188 22 TRANNIN, Sabine, Les ONG occidentales au Cambodge. La réalité derrière le mythe, Editions L’Harmattan, 2005. 189 23 MINZBERG, Henri, Le pouvoir dans les organisations. Les Editions d’Organisation, 1986, Paris, p. 330. 190 24 MINZBERG, Henri, Le pouvoir dans les organisations. Les Editions d’Organisation, 1986, Paris, p. 485-488. 191 25 MINZBERG, Henri, Le pouvoir dans les organisations. Les Editions d’Organisation, 1986, Paris, p. 327. 94 Fayolle Gregory - 2011 Annexes sectorielle en bureaux fédérés comme de petites enclaves par le leader charismatique. Chacun des administrateurs, responsable d’un domaine d’activité a conscience d’appartenir à l’œuvre qu’accomplit l’organisation. Il en vient à chercher à défendre son pré-carré comme son moyen d’exister au sein de la structure. Henri Mintzberg écrit que dans ce type d’organismes, « une conséquence de l’attachement des membres à la mission de l’organisation, est que leurs principales récompenses sont collectives et psychiques par nature. Elles proviennent de la conscience de participer à ce que l’organisation elle-même 192 accomplit. » . Cette situation peut avoir des conséquences importantes sur la collaboration des bénévoles et volontaires entre eux. Si l’un marche sur les plates-bandes de l’autre, la situation peut rapidement s’envenimer. Le fonctionnement à l’affect des membres de la structure entraine une certaine forme de lutte d’égos et de positionnement par rapport à la connaissance du terrain et de la population aidée, mais en réalité, ces débats se déroulent bien loin des réalités du terrain. La profusion des idées et des projets de membres du conseil d’administration, procédant eux-mêmes à leurs propres levées de fonds, à des effets négatifs sur l’harmonie des décisions prises par l’organisme dans sa totalité. La place faite aux véritables experts de terrain est très mince dans ces structures, car elle remettrait en cause la légitimité (née de la motivation) des bénévoles. William Easterly résume la situation ainsi : « Les planistes déterminent l’offre ; les essayeurs examinent la 193 demande. » . Les bénévoles, les responsables et administrateurs des structures ONG occidentales de petite et moyenne taille, qui sont extrêmement majoritaires numériquement, sont malheureusement bien souvent des planistes. Les planistes ne sont pas seulement des décideurs politiques nichés dans les tours d’ivoire des services de coopération, ils sont aussi à la tête des structures qui mettent en place l’aide. Leur méconnaissance du terrain est une des causes de l’échec des politiques occidentales d’aide au développement. L’ « aide en kit » face au déterminant culturel William Easterly choisit catégoriquement son camp dans Le fardeau de l’homme blanc : « Les planistes ont pour eux un avantage rhétorique : ils promettent l’éradication de la pauvreté. La seule chose que l’on puisse leur reprocher, c’est d’avoir créé la deuxième tragédie des pauvres de la planète. Or, les pauvres ne meurent pas seulement de notre indifférence à leur sort [c’est la première tragédie] : ils meurent aussi de notre incapacité à mettre en place des moyens efficaces de leur apporter notre aide [c’est la seconde tragédie]. Pour sortir de cette tragédie, il faut se montrer impitoyable avec les planistes et 194 leurs belles idées, même si nous rendons hommage à leur bonne volonté. » . L’échec de la nébuleuse des petites et moyennes ONG nait de leurs problèmes structurels et se consolide dans la mise en place de leurs plans d’action. La reproduction systématique des modèles occidentaux de référence dans les pays en développement témoigne d’un manque de relation avec les populations locales et d’une incapacité à écouter et prendre en compte les besoins réels des populations. Dans le secteur éducatif au Cambodge, les lacunes sont criantes et le niveau scolaire des enfants est particulièrement faible. Les enfants sont envoyés à l’école publique par demi-journée en raison du nombre élevé d’élèves à scolariser et du manque de personnel. Les leçons se font à base de répétitions des propos du professeur. Celui-ci jouit d’un statut de maître, les interruptions et les questions étant considérées comme des marques d’irrespect. Payé une misère (des salaires de l’ordre de 192 26 MINZBERG, Henri, Le pouvoir dans les organisations. Les Editions d’Organisation, 1986, Paris, p. 488. 193 27 EASTERLY, William, Le fardeau de l’homme blanc. L’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres.Editions Marcus Haller, 2006, New York, p 19. 194 28 EASTERLY, William, Le fardeau de l’homme blanc. L’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres.Editions Marcus Haller, 2006, New York, p 16-17. Fayolle Gregory - 2011 95 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT 30$ à 40$ par mois alors qu’il faut au moins 150$ pour manger et se loger), le personnel de l’éducation nationale s’inscrit dans une tradition de corruption et de tricherie considéré 195 comme « de la survie » . La validation des examens, les contrôles et passages dans la classe supérieure ne dépendent pas du niveau scolaire mais de l’argent qui peut être déboursé en pourboire au professeur. La corruption et le racket sont les premiers systèmes de fonctionnement qu’intègrent les individus hors du cercle familial et qui déterminent leurs comportements en situation de compétition. A l’occasion de l’examen de fin de Master 1 à l’Université Royale de Phnom Penh, le professeur RAT Thearum confiait que 90% des étudiants trichaient, mais qu’il était le seul professeur à les sanctionner. Le professeur RAT Thearum est pourtant le cadet de la profession. La corruption et la triche sont des traditions non questionnées. Le système de diplôme cambodgien ne repose pas sur des considérations méritocratiques mais sur la loi du plus fort, de celui qui possède le plus de ressources. Le diplôme est la traduction de l’ordre et de la classe sociale. Face à ce type de constatation, les ONG ne semblent pas procéder à une réflexion stratégique, notamment celles spécialisées dans le parrainage d’enfants défavorisés. Le modèle communément mis en place est celui du sauvetage et de la réinsertion dans le système scolaire public. Les enfants intègrent le système ONG à des stades divers de leur scolarisation et le quitte à la fin de leur parcours scolaire, en principe avec diplôme et travail assurés. Dans les faits, ce système n’est pas effectif. La proportion d’enfants qui véritablement trouveront une formation adaptée est très faible et nombre d’entre eux retournent à la rizière ou partent chercher une place dans une usine ou un chantier à la frontière thaïe ou vietnamienne. Une défaillance dans l’analyse de la situation peut être relevée. Si les ONG de parrainage se font fortes de venir en aide à des populations de plus en plus nombreuses, leur expertise de terrain fait défaut et reconduit souvent les bénéficiaires à leur situation d’origine. Or, la valeur d’un projet de développement ne réside pas dans le nombre des personnes à qui il vient en aide, il ne peut être évalué que par sa capacité à être transmis et repris par les populations locales. C’est là un véritable enjeu auquel les ONG sont confrontées : leur faculté à passer le relais au personnel permanent et l’accaparation de ces projets par les autorités locales revêt un caractère primordial dans la recherche de pérennité de leur action. Malheureusement, les différences culturelles fondamentales sont exacerbées dans les situations de travail et aboutissent à des incompréhensions qui sont sources d’échec. Le père François Ponchaud émet plusieurs remarques qui donnent un certain éclairage à cette problématique du « choc culturel ». Dans Cambodge année zéro il explique que la population n’a opposé que très peu de résistance à la prise de pouvoir des forces des Pol Pot : « La plupart d’entre eux n’avaient pas d’idées bien précises tant sur un système social que sur la politique, et selon la bonne tradition khmère, étaient disposés à servir les nouveaux 196 maîtres, à se plier selon le vent, comme le dit une expression khmère. » . Cette particularité culturelle, illustrée par le sourire khmer décrit par Pierre Legros comme l’incarnation de la société de castes cambodgienne, n’est pas absente des relations de travail dans les ONG. La figure de l’expatrié est rarement remise en cause et le blanc, le baraign au Cambodge, jouit d’un statut et d’un pouvoir considérables. La majorité des projets proposés par le siège et par ses représentants de terrain sont acceptés au nom de ce respect de la hiérarchie que le père Ponchaud explique en ces mots : « Le vieux fond hindouiste considérant l’autorité comme une incarnation divine demeurait vivace chez les Khmers. Khmer mèn chaol kbouon, le Cambodgien n’abandonne pas la règle, le peuple khmer respecte l’autorité. Ce respect qui, à nos yeux, se teinterait de fatalisme, voire de passivité émanait d’une 195 29 Voir TRANNIN, Sabine, Les ONG occidentales au Cambodge. La réalité derrière le mythe, Editions L’Harmattan, 2005. 196 30 PONCHAUD, François, Cambodge année zéro, Editions Kailash, Nouvelle édition de 2001, Paris, p 45. 96 Fayolle Gregory - 2011 Annexes 197 confiance fondamentale dans la capacité des dirigeants au pouvoir. » . Ce qui peut passer aux yeux du siège pour une collaboration et une justification des directives prises pour l’ONG se révèle en réalité être une particularité culturelle. Sabine Trannin explique que certaines petites structures ne disposent pas de ressources humaines suffisantes pour 198 laisser le terrain décider de la marche à suivre . C’est un comportement typique des planistes qui déterminent les besoins locaux depuis l’étranger alors que « les meilleurs 199 essayeurs sont les pauvres eux-mêmes. » . Les conséquences sur l’apport réel des ONG sont assez désastreuses. Dans le cas d’une ONG de parrainage axée sur la rescolarisation des enfants en difficulté, l’accompagnement d’un individu pendant son enfance est annihilé par sa sortie du système d’éducation sans formation et à un retour au cadre social d’origine. Dans ce cas, on pourrait estimer que le bilan de l’ONG est nul. Pourtant, en venant créer des jalousies dans la sélection des bénéficiaires et en les renvoyant ensuite dans leur milieu d’origine, les organismes d’aide créent des déséquilibres. Pire, ils contribuent à renforcer la pauvreté en s’insérant et confortant un système qui dysfonctionne. En voulant plaquer des modèles qui font leurs preuves en Occident sans prendre en compte la variable culturelle, les ONG basant leur approche sur des considérations qui leur semblent fondamentales commettent une erreur stratégique. « L’erreur consiste à croire que, sous prétexte que j’ai fait mes études et vécu dans une société qui a su produire la paix et la prospérité, j’en sais assez pour proposer à d’autres sociétés des plans visant à instaurer la paix et 200 la prospérité. » écrit William Easterly. Considérer en effet certaines thématiques comme universelles, telle que l’égalité des sexes, la condamnation du travail des enfants, la lutte contre les comportements incestueux, l’égalité des chances, le soutien du gouvernant au gouverné, résulte de l’appréhension de la réalité comme d’une unité géographique. Or, la nébuleuse de normes, de valeurs, de coutumes qui compose une société est un phénomène complexe qui ne peut être analysé sans une étude préalable du contexte social. François Ponchaud et Claire Moucharafieh expliquent les « méfaits de l’aide internationale au Cambodge » par cette négation de la réalité locale : « Comment plaquer un idéal démocratique à l’occidentale dans une société où les liens familiaux au sens élargi restent si prégnants ? […] Il faut une conversion personnelle aux idéaux de justice et de fraternité, 201 qui en dehors de la rhétorique, ne sont guère passés dans les faits. » . François Ponchaud cherche ici à montrer que les modèles culturels fondamentaux des sociétés peuvent être incompatibles. C’est pour cette raison que l’idéal démocratique et la société de castes à modèle familiale dominant peuvent s’opposer. Avec l’exemple des ONG de parrainage, on voit que le mythe de l’éducation comme porte de sortie de la pauvreté est aussi à questionner. Non confrontée à la réalité, cette grande idée peut se révéler complètement inefficace. Si le composant terrain, ici la faiblesse de l’éducation nationale, n’est pas pris en compte, on peut chercher à résoudre les problèmes sociaux par l’école sans jamais comprendre que c’est là qu’ils y naissent. David Sogge parle à cet égard d’un « syndrome de la poubelle » (garbage can model) qu’il définit comme suit : « quelqu’un disposant d’une solution se met en recherche de problèmes ; les problèmes ne sont pas relevés sur la 197 31 PONCHAUD, François, Cambodge année zéro, Editions Kailash, Nouvelle édition de 2001, Paris, p 170. 198 32 TRANNIN, Sabine, Les ONG occidentales au Cambodge. La réalité derrière le mythe, Editions L’Harmattan, 2005. 199 33 EASTERLY, William, Le fardeau de l’homme blanc. L’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres.Editions Marcus Haller, 2006, New York, p 41. 200 34 EASTERLY, William, Le fardeau de l’homme blanc. L’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres.Editions Marcus Haller, 2006, New York, p 40. 201 35 PONCHAUD, François, MOUCHARAFIEH, Claire, « Les méfaits de l’aide internationale », octobre 1994 [En ligne]. URL : http://base.d-p-h.info/fr/fiches/premierdph/fiche-premierdph-1761.html Fayolle Gregory - 2011 97 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT base de leurs propres constituants, mais plutôt en fonction de la solution toute prête ; des programmes sont alors établis, sans qu’il y ait vraiment de temps pour la recherche et la mise à l’essai, avec beaucoup de fonds versés d’avance et peu d’attention portée à la 202 pérennité des bénéfices après le retrait de l’organisme. » . C’est précisément le genre de dispositions que l’on peut observer émanant des administrateurs des petites et moyennes ONG. C’est un modèle d’action qui dysfonctionne et qui contribue à faire des organismes internationaux un des acteurs de l’échec de l’aide. Une aide internationale siphonnée qui alimente un système dysfonctionnant Pierre Legros, pour illustrer le décalage culturel fondamental entre les ONG et les populations locales, prend l’exemple d’un groupe d’indigènes se retrouvant en Occident avec la mission de développer nos pays. Il explique que des autochtones sortis tout droit de la brousse ou de la rizière utiliseraient leurs modes d’analyse et leurs conceptions pour améliorer nos systèmes sociaux ; en supposant qu’ils en viennent à décréter que chaque homme doit pratiquer la polygamie, que le pouvoir revient au chef de quartier et que l’emploi du temps des enfants est à la discrétion des parents, quelle serait notre réaction ? Nous serions outrés, poursuit-il, nous irions crier à l’ingérence, à l’éradication de notre culture. Quelle est la différence avec la situation de l’aide internationale telle qu’elle est observable aujourd’hui ? Seul le rapport d’argent change. Le riche distribue les ressources et celui qui a faim est prêt à accepter n’importe quel concept si sa gamelle est remplie. C’est en partie ce qui explique l’omniprésence des ONG et l’effet de remplacement que ces structures ont sur l’Etat cambodgien. Néanmoins, il est un enjeu particulièrement central que tous les analystes s’accordent à dénoncer. François Hauteur, journaliste pour le Figaro et spécialiste de l’aide au développement dénonce au Cambodge une corruption profondément enracinée : « l'administration est paralysée, et l'irresponsabilité de la classe politique locale a transformé le pays en jardin enchanté des trafics en tous genres. L'aide 203 internationale est pillée, siphonnée pour moitié. » . « Le paradoxe de la situation, est que c'est l'aide internationale qui contribue, indirectement, à ce gâchis. C'est en tout cas la manière dont cette aide est détournée qui crée cette conjoncture néfaste. ». L’aide est détournée, par tous les moyens pensables. A l’image de la tradition qui dit que le petit personnel des ONG de Phnom Penh a pour habitude de siphonner les réservoirs des 4x4 de leurs propres organisations. Mais ce sont avant tout les plus puissants qui 204 bénéficient de cette aide. Dans son ouvrage sur les ONG occidentales au Cambodge , Sabine Trannin émet une réflexion intéressante sur la structure de la société cambodgienne actuelle. Là où les pays développés comptent trois secteurs fondamentaux : secteur public, secteur privé, société civile, le Cambodge présente une formation assez particulière. On peut distinguer assez clairement un secteur public déficient, une société civile naissante, un secteur privé balbutiant, et enfin un secteur d’ONG très imposant. L’omniprésence des organismes internationaux d’aide en vient à structurer à la fois la société, l’espace urbain et le fonctionnement économique général du pays selon Sabine Trannin. L’auteur estime qu’environ 80 millions de dollars sont déversés chaque année sur le Cambodge via les ONG occidentales. Dambisa Moyo explique que « la liste des pratiques utilisées en Afrique par les corrompus est presque infinie. Mais la question, ce n’est pas l’existence de la corruption sur le continent, c’est le fait que l’aide est l’un des supports majeurs de la corruption. 202 36 SOGGE, David, Les mirages de l’aide internationale. Quand le calcul l’emporte sur la solidarité, Editions Enjeux planète, 2002, Paris, p. 127-128. 203 37 HAUTEUR, François, Le FMI dénonce la dérive mafieuse de l'Etat cambodgien, Le Figaro, 22 juin 2004, Paris. [En ligne] URL : http://web.radicalparty.org/pressreview/print.php?func=detail&par=10468 204 38 TRANNIN, Sabine, Les ONG occidentales au Cambodge. La réalité derrière le mythe, Editions L’Harmattan, 2005. 98 Fayolle Gregory - 2011 Annexes 205 » . Mais, aussi grave que la corruption puisse être, les problèmes liant le gouvernement et les ONG sont loin d’être uniquement liés aux flux financiers. Sabine Trannin parle de l’aide de substitution comme de « LA grande problématique au Cambodge étant donné le déséquilibre observable entre l’omniprésence des ONG d’un côté et la quasi-absence de l’Etat, les difficultés du secteur privé, les trop timides initiatives de la société civile de 206 l’autre » . Par leur présence et les fonds qu’ils brassent, les organismes d’aide s’inscrivent dans la dynamique de dépendance à l’aide extérieure que vit le Cambodge depuis son ouverture au début des années 1990. La substitution qu’opèrent les ONG à l’Etat dans ses tâches sociales fondamentales pose un problème important. L’Etat n’assure pas sa responsabilité de prise en charge des difficultés de sa population. C’est l’omniprésence des ONG dans le secteur de l’assistance sociale qui conforte l’Etat dans son laxisme. Si à l’ouverture du pays il y a une vingtaine d’années, l’aide humanitaire se justifie par l’absence de gouvernement, aujourd’hui, alors que le niveau de perfusion reste aussi 207 important, l’Etat, « mafiacrapuleuse » , lui, existe bien. Dambisa Moyo propose une analyse du comportement gouvernemental dans les pays africains : « L’aide est source de paresse chez les dirigeants de l’Afrique. Ceci explique en partie pourquoi on observe chez eux une sorte d’insouciance, nul sentiment d’urgence quand il s’agit de porter remède aux maux si graves dont l’Afrique souffre. Parce que (à juste titre) l’aide leur apparaît comme une source de revenu permanent, ces dirigeants n’ont pas d’incitation à trouver 208 d’autres moyens […], de financer le développement à long terme de leurs pays. » . Le gouvernement du pays bénéficiaire de l’aide peut se permettre de se décharger des problématiques sociales puisque leur prise en charge est externalisée. Pierre Legros parle d’ « organismes parasitaires » pour désigner les ONG qui se faufilent dans les brèches sociales et les imperfections de gouvernance pour établir leur action. Une fois en place elles comblent ces brèches de manière précaire et en excluent le gouvernement et les responsables locaux. Le père Ponchaud évoque ce procédé dans son interview à Elodie Vialle : « Si certaines (ONG) mènent de très bons projets, d’autres tentent d’appliquer, sans réflexion, des programmes élaborés en France ou ailleurs. Par exemple, beaucoup ouvrent des écoles, forment les professeurs à leur manière, et quand elles s’en vont, tout est à recommencer. D'autres ne parlent pas khmer et sont totalement déconnectées de la mentalité du pays. ». Cette omniprésence des organismes d’aide au développement est néanmoins régie par une volonté quasi systématique de collaboration avec les dirigeants en place. Mais quand le gouvernement en question est corrompu et s’accapare une partie non négligeable des fonds alloués aux projets de développement, cette allégeance des ONG n’est pas nécessairement une stratégie justifiée. Au Cambodge, la signature d’un « MOU ( Memorandum of Understanding) between the Royal Governement of Cambodia and the NGO » est associé à la reconnaissance et à l’acceptation du travail des ONG sur le territoire cambodgien. Les ONG se retrouvent donc sous l’égide d’un gouvernement vicieux et corrompu, sans ignorer pourtant que « dans une mentalité de type karmique, chaque fonctionnaire, surtout haut placé, ne s’intéresse qu’à combler son appétit illimité d’argent et de pouvoir, sans aucune considération morale pour le pauvre, « malchanceux » 205 39 MOYO, Dambisa, L’aide fatale, Editions JC Lattès, 2009, p. 94. 206 40 TRANNIN, Sabine, Les ONG occidentales au Cambodge. La réalité derrière le mythe, Editions L’Harmattan, 2005. 207 41 Interview du père François Ponchaud : La corruption empêche le Cambodge d’avancer, réalisé par Elodie Vialle, 26 juillet 2010. [En ligne] URL : http://www.youphil.com/en/node/1948 208 42 MOYO, Dambisa, L’aide fatale, Editions JC Lattès, 2009, p. 117. Fayolle Gregory - 2011 99 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT 209 à cause de son karma » . On a par conséquent affaire à une classe dirigeante qui cherche avant tout à cultiver sa propre sclérose, bien loin de l’idéal judéo-chrétien. Dans ce cadre d’intervention, les ONG prennent le parti de suivre les règles de l’Etat sans tenter de le bousculer ou de le pousser à développer ses infrastructures et son intervention sociale. Les ONG non concertées agissent de manière éparse, comme en témoigne particulièrement le secteur éducatif. Si une réflexion globale était menée et un comité de travail, voire de lobbying était constitué, la refonte du système scolaire en échec pourrait être envisagée. Plutôt que de se tourner vers la voie de l’unité, les petites et moyennes ONG en particulier préfèrent considérer leur action de manière parcellaire et individuelle. En développant leur indépendance les unes des autres elles renient leur pouvoir politique d’influence sur les décideurs. En acceptant la dictature des règles du jeu par l’Etat, les tenants de l’aide au développement s’inscrivent dans la paralysie sociale et l’économie de l’assistance cambodgiennes. Même dans le domaine de la formation professionnelle, que Sabine 210 Trannin définit comme « significatif du rôle essentiel des ONG au Cambodge » , le manque de coopération et d’action concertée cantonne l’action des organisations à l’échelle locale. Pourtant, le fait que, de manière intrinsèque, cette aide permette aux individus d’obtenir au plus vite un diplôme et un emploi ; et que dans le même temps, nombre des ONG spécialisées dans ce domaine travaillent en semi-privé, pourraient laisser envisager de belles perspectives. Dans les faits, chacune des ONG du domaine ne cherche qu’à travailler dans son coin, à sa propre mesure. Certaines même qui évoluent dans le même secteur entrent dans une sorte de compétition malsaine, quitte à se mettre des bâtons dans les roues. Alors qu’une action envisagée de façon concertée devrait permettre de mettre la pression sur l’Etat pour que des organismes publics soient ouverts, les ONG ne voient dans cette opportunité que la menace de disparaitre. La mainmise du gouvernement sur les ONG de formation professionnelle lui permet de continuer à se débarrasser de cette problématique sociale tout en s’assurant qu’aucun de ses budgets n’y soit alloué et que cet état de fait ne sera pas questionné. L’aide reste donc la bienvenue en cela qu’elle permet le désengagement tant financier que technique de l’Etat. Les ONG y trouvent leur compte, leur action est renouvelée, tout comme leur présence, « la plupart des ONG courbent 211 donc l’échine pour maintenir leur présence dans le pays » , en acceptant de ne pas questionner un gouvernement que tout le monde sait désintéressé de sa population.Mais ce déterminant étatique ne décourage pas les ONG, et on trouve ici une forme de cercle vicieux de l’aide : plus les ONG aident, plus les gouvernements bénéficiaires détournent l’argent et plus les inégalités entre riches et pauvres se creusent, alimentant la précarité du plus grand nombre, ce qui sollicite l’aide internationale avec encore plus d’insistance. William Easterly note des chiffres éloquents qui en disent long sur le système d’aide et ne laissent pas augurer une issue positive à ses problématiques latentes : « Les dirigeants des 25 pays les moins démocratiques de la planète (d’après le classement de la Banque mondiale) ont ainsi obtenu 9 milliards de dollars d’aide internationale en 2002. La même année, les 25 pays les plus corrompus du monde ont reçu de l’aide internationale 9.4 milliards de dollars. Les 15 principaux bénéficiaires de l’aide internationale en 2002 ont perçu un milliard de dollars chacun et se classent dans le quart supérieur des pays les plus répréhensibles en 209 43 PONCHAUD, François, MOUCHARAFIEH, Claire, « Les méfaits de l’aide internationale », octobre 1994 [En ligne]. URL : http://base.d-p-h.info/fr/fiches/premierdph/fiche-premierdph-1761.html 210 44 TRANNIN, Sabine, Les ONG occidentales au Cambodge. La réalité derrière le mythe, Editions L’Harmattan, 2005. 211 45 Interview du père François Ponchaud : La corruption empêche le Cambodge d’avancer, réalisé par Elodie Vialle, 26 juillet 2010. [En ligne] URL : http://www.youphil.com/en/node/1948 100 Fayolle Gregory - 2011 Annexes 212 général. » . La multitude d’ONG de petite et moyenne taille joue donc parfaitement son rôle parasitaire ; organisations contribuant à parfaire la sclérose d’un système dans lequel elles aussi, y trouvent leur compte. Annexe # 3 : Entretien avec M. Pierre Legros, fondateur de l'association Article 4, réalisé le 16 mai 2012 Spécialiste de la lutte contre le trafic humain, fondateur de l’ONG AFESIP (Agir Pour les Femmes en Situation Précaire), Pierre Legros a créé Article 4 dans le but de poursuivre sa mission de lutte contre l’esclavage et la traite des humains, pour cela son ONG se faisait forte de noyauter les réseaux de prostitution via l’action de travailleurs sociaux, anciennement prostituées pour la plupart, qui procédaient à un quadrillage de la ville et proposaient aux prostituées une aide psycho-sociale. Les ONG sont-elles trop nombreuses ? Au niveau du Cambodge, oui, elles sont trop nombreuses c'est indéniable. Le problème vient surtout du fait qu'elles sont pour la plupart incompétentes. A l'échelle planétaire, je ne saurais pas dire, mais la question du nombre n'est pas centrale. Le nombre importe peu s'il existe une structure de coopération correcte (c'est-à-dire honnête et désintéressée), compétente et avec des prérogatives concrètes. Pour le moment dans ce pays, il règne une anarchie extraordinaire. C'est devenu une vraie débilité de foire et on ne retrouve que les effets néfastes des ONG. Pourquoi faut-il réguler les flux d'aide et la présence des organismes d'aide ? Les plus grosses ONG internationales ont tendance à vouloir faire ce qu'elles veulent dans leur pays d'accueil. Elles vont donc dicter leur politique au gouvernement, puisque celui-ci est trop faible, corrompu, et/ou incompétent. Pour les ONG locales, le plus important est de gagner du fric et un maximum de fric en un minimum de temps. il ne faut pas réguler les flux d'aide selon la vision traditionnelle, quantitative. Il faut plutôt que des structures de coordination soient mises en place pour encadrer le nombre important d'ONG et les driver, les diriger sur des problématiques bien précises.Cela a pris forme ici au Cambodge via le CCC, puis toutes les structures de coordination de type MEDICAM pour la santé et l'hygiène, EDUCAM pour les programmes scolaires, etc... Cependant ses structures n'ont aujourd'hui aucune force de contrôle, ni de poids ou de légitimité pour remodeler les programmes déjà en place qui ont des effets déplorables Quels sont les dysfonctionnements propres aux petites et moyennes ONG occidentales ? Premièrement, l'incompétence de leur staff. On ne fait pas du développement avec des volontaires. On ne fait rien non plus sans que les populations locales ne soient mobilisées. Les ONG sont aveugles, sourdes et muettes. Ce que je veux dire c'est qu'il faut un temps d'adaptation avant de voir où sont les problèmes et donc de pouvoir être efficace sur le terrain. 212 46 EASTERLY, William, Le fardeau de l’homme blanc. L’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres.Editions Marcus Haller, 2006, New York, p 168. Fayolle Gregory - 2011 101 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT Deuxièmement, les questions de détournement de fonds. Troisièmement, les dérives administratives et bureaucratiques de type Nations Unies. Quatrièmement, l'installation dans une routine, une vraie spirale négative que les donateurs imposent par la prépondérance de leur politique d'aide. Cinquièmement, les petites et moyennes ONG n'ont aucune vision de long terme ce qui est normal car elles souffrent du manque de donateurs et n'ont pas suffisamment de fonds propres. Elles se retrouvent alors dans une situation délicate où elles font les quatre volontés des donateurs, et perte toute indépendance. Sixièmement, leurs logiques de programme les coupent de toute approche de terrain cohérente. Quels sont les avantages de l'aide Sud-Sud ? L'avantage est énorme. En gros, tu ne dis pas à un nègre qu'il est nègre quand toimême tu es nègre. Quand tu as passé ton existence dans les mêmes conditions de vie de merde. Tu t'épargnes en fait le temps d'adaptation nécessaire pour qu'un blanc devienne nègre, en parlant la langue et en n'étant plus aveugle, sourd et muet. Tu as donc des résultats plus rapides et plus probants mais attention, mais attention, il faut des spécialistes derrière et du contrôle car cela peut rapidement dégénérer avec des débordements du style détournements de fonds, népotisme, clientélisme, abus de biens sociaux, tec... Exactement ce que l'AFESIP est devenu. L'exemple il est là... Article 4 a développé pendant un temps l'idée de mettre sur pieds un centre psychosocial qui fonctionnerait sur modèle semi-privé en proposant aussi des consultations payantes. Quel est l'intérêt d'un tel système ? L'intérêt est double. D'abord, tu fais payer une consultation. Les gens prennent davantage conscience de leur maladie s'ils payent que s'ils viennent et repartent sans débourser un sous. L'OMS, après des années de boulot, a enfin compris qu'il était mieux de faire payer les consultations médicales et psychologiques au patient, raisonnablement. Donc le temps de la gratuité des consultations doit être révolu. Ensuite, l'ONG dégage un excédent financier par ses consultations privées et contribue ainsi activement à son propre financement. Cela participe à renforcer sa légitimité et son caractère sérieux. Les donateurs aiment cela et tu peux commencer à faire ce que tu veux avec ton fric. Il est vrai que cela implique de grands discours sur les politiques financières des ONG. Chacun a sa politique. Que pensez-vous des capacités d'adaptation des ONG aux conditions socioculturelles ? Zéro. Elles ne sont pas là pour être adaptées mais pour traitent avant tout leur petite affaire. Personne ne s'intéresse vraiment au local. Les volontaires restent au maximum trois ans sur le terrain. Ils partent au moment où ils comprennent ce qui se passe. Ils partent au moment où ils comprennent qu'ils ont menés des projets inefficaces et inadaptés pendant trois ans. Pour être bons, il faut embaucher des personnes d'expérience connaissant bien la région où tu mets en place la mission, et bien sûr qui parlent la langue. Quand Kunthear (sa femme) avait ouvert son restaurant en employant les prostituées et en leur octroyant une rémunération acceptable pour qu'elles ne retournent pas (ou moins) faire le trottoir, vous disiez qu'il s'agissait bien davantage de développement que ce que font les ONG. En quoi le secteur privé peut-il être porteur de développement ? 102 Fayolle Gregory - 2011 Annexes Le développement est en fait la création de travail et le secteur privé. Les petites et moyennes ONG rêvent en disant qu'elles participent au développement. Le secteur privé est l'axe central du développement et les ONG restent des acteurs sociaux plus ou moins intégrants et plus ou moins efficaces. Annexe # 4 : Captures d'écran du site GlobalGiving.org Fayolle Gregory - 2011 103 CRITIQUE ET REFONTE DE L'ACTION DES PETITES ET MOYENNES ONG OCCIDENTALES D'AIDE AU DEVELOPPEMENT 104 Fayolle Gregory - 2011 Annexes Fayolle Gregory - 2011 105