Vocabu l a ire

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VO CABULAIR E
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Vocabu laire
“
N M OT À FAC E T T E S :
U
TO L É R A N C E *
Par Alain Rey, directeur de la rédaction
du Robert, Paris
Tolérance zéro !” clament, avec un fier mou-
où l’acceptation et le rejet, la compatibilité ou son
vement de menton, les apôtres de la sécu-
contraire, conditionnent toute action, c’est bien celui
rité totale dans la société. La tolérance, vertu
qui fut nommé, en référence à la botanique, greffe,
pour l’esprit, n’a pas forcément bonne réputation. On
transplantation. Survint alors le besoin de désigner
se souvient du mot méprisant de Paul Claudel : “La
la propriété, pour un organisme, d’être réfractaire à
tolérance, il y a des maisons pour cela”. Ainsi, la foi
une action perturbatrice, idée qui s’installa (le diction-
n’exclut pas la mauvaise foi.
naire de médecine de Charles Robin, revu philologi-
À l’origine, l’idée de tolérance se fonde sur un exploit
quement par Littré, en porte témoignage en 1867)
physique. Le verbe latin tolerare, comme son origine
dans un mot ancien, immunité. Immunitas exprime
tollere, apparenté à une riche série indo-européenne,
l’exemption du munus, de la charge, de l’impôt, une
transmet la notion de “porter”. Qui porte doit sup-
sorte de “franchise” qui fut d’abord celle des villes et
porter. Alors que tollere s’est dirigé vers l’action de
des bourgs (franches et francs), origine médiévale
soulever et d’emporter, tolerare a pris en charge – c’est
de la bourgeoisie. Dans le royaume des organes et
le cas de le dire – le poids qui pèse sur les épaules.
des tissus, l’immunité est aussi protection, garantie,
Le tolerator, mot de saint Augustin, n’est pas un doux
exemption des violences et des attaques. Les deux
supporteur, c’est un Atlante et un athlète.
métaphores anciennes, celle de la résistance (tolé-
Avec tolérer et tolérance, la langue française a choisi
rance) et celle de l’exemption (immunité), se sont enfin
d’exprimer d’un côté la résistance physique et morale,
conjuguées pour engendrer la tolérance immunitaire.
de l’autre l’indulgence et l’ouverture d’esprit, qui per-
Son contraire n’est plus intolérance, mais rejet. Elle ne
mettent, c’est vrai, du fond de l’universel égotisme
concerne pas seulement la lutte contre les maladies
humain, de supporter autrui. Quand tolérer est passé,
proliférantes et la protection des organes transplan-
vers 1850, au domaine physiologique, on n’avait pas
tés, mais aussi la propagation de l’espèce, en rendant
oublié un emploi vieux de trois siècles, qui exprimait
le petit étranger désiré, le fœtus, tolérable à l’orga-
la résistance de l’organisme à une épreuve physique.
nisme maternel. Après le détour par la morale et les
Avec la physiologie moderne, Xavier Bichat ou Claude
idées, la tolérance physique, cet effort pour survivre
Bernard, par exemple, on put envisager l’acceptation
sous la contrainte et résister à des forces hostiles, se
ou le refus par un être vivant, puis par un organe
manifeste à nouveau dans la mécanique de la vie et
ou un tissu, d’un facteur pathogène : intolérance a
sa résistance aux agressions. La médecine montre
suivi rapidement tolérance – qu’on rencontre dans
que la tolérance est ambiguë : c’est son objet qu’il
les années 1830 – dans cet usage. S’il est un domaine
faut choisir, au nom d’une bioéthique.
* © Le Courrier de la Transplantation 2002;1(2):4.
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Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. II - n° 2 - avril-mai-juin 2013
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