Pour ma part, sans renier un présent qui me procure d’indéniables facilités matérielles,
sans marcher à reculons non plus, je préfère me tenir un peu à la traîne. Il ne s’agit ni de
tourner le dos à mes contemporains, ni de me complaire dans une nostalgie inutile. Il n’em-
pêche ! certaines courses aux innovations bouleversantes, dans cette société de l’éphémère,
ne m’emballent guère. À tout dire, je me méfie comme de la peste de ces trouvailles prodi-
gieuses. Il est à craindre que la prétendue recherche du bonheur universel, qui ne fait qu’ag-
graver le pillage des ressources naturelles et accentuer l’égoïsme consumériste des peuples
favorisés, n’aboutisse à l’aliénation de l’individu, prélude à l’anéantissement de l’humanité.
C’est pourquoi, faute de pouvoir me réjouir d’un demain avantageux, je me suis intéressé à
fouiller dans un hier dont nous devrions tirer leçon. De la sorte, à défaut de savoir où l’on
va, on n’ignorera plus d’où l’on vient. La démarche n’a rien de passéiste, elle n’est qu’eth-
nologique et empreinte d’inquiétude.
Pendant plus de trente ans, calepin en poche et magnétophone en bandoulière, j’ai donc
engrangé, afin de ne pas la céder à l’oubli, une moisson formidable de témoignages oraux,
d’images fanées, de papiers jaunis. J’ai sillonné les terroirs métropolitains, de long en large,
n’en délaissant aucun, pour me nourrir de la parole des anciens, recueillie au mot près. J’ai
exhumé des bouquins poussiéreux, pris plaisir à farfouiller dans les greniers comme dans les
mémoires, à raviver des anecdotes impensables, semblables à celles que me racontait jadis
le grand-père Camille. J’ai déniché des ustensiles rares, des instruments usés par la poigne
qui s’en servait, des machins abandonnés à la rouille ; je les ai photographiés dans leur jus,
préférant la rudesse d’une authenticité sans apprêt à la rutilance sacramentelle des collec-
tions muséologiques. Ainsi ai-je pu amasser une documentation unique, avertie et vérifiée,
sur le vécu journalier de nos aînés.
C’était un temps âpre où les villes de province conservaient des allures de gros bourgs vil-
lageois. Les travaux se succédaient, de saison en saison, au train lourd des attelages. Dans
son atelier, l’artisan perpétuait, par la main et l’outil, le savoir-faire qu’il tenait d’un long
lignage. Cette richesse collective, ces besognes traditionnelles, ces façons d’œuvrer furent
condamnées à disparaître dès que la mécanisation promit des lendemains enchantés. Au pro-
fond de ce passé définitivement révolu – mais vivace encore dans les mémoires – dort l’es-
sentiel de notre histoire commune.
Tout hommage littéraire se doit de satisfaire ceux qu’il honore. Ce dictionnaire encyclo-
pédique, je l’ai conçu dans l’esprit des glaneurs d’antan qui aimaient partager le pain fait des
épis ramassés. Dans ma quête, le geste réel, plutôt que l’exposé théorique, a toujours primé.
Loin des traités pratiques et des catalogues techniques, des ouvrages pontifiants ou didac-
tiques, il convenait que cette encyclopédie affective fût chaleureuse, abondamment illustrée,
emplie de mots dont la saveur mettrait en appétit de lire. Puisse-t-elle être un recueil d’émo-
tions retrouvées, un coffret de souvenirs qu’on ne referme qu’à regret.
Gérard Boutet
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