La France
en héritage
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Je ne regrette pas les hommes,
les hommes se refont ;
je ne regrette pas l’or de leurs trésors,
les trésors se remplissent ;
mais qui rendra à ces peuples
les années qui s’écoulent ?
Denis Diderot.
Aujourd’hier
LA VIE s’est montrée à mes yeux de gamin sous un jour qui étonnerait les jeunes d’au-
jourd’hui. Le pays venait de recouvrer sa liberté après quatre années d’une Occupation
désespérante. Rien de ce que nous voyons actuellement n’existait alors, peu de ce qu’il y avait
n’a subsisté. Les villages et leurs habitants, les boutiques et les ateliers, les bêtes et les usages,
tout a été emporté par le temps, le progrès et les modes.
Camille mon grand-père, le seul aïeul mâle que j’ai connu, était un vieux de la vieille pay-
sannerie. Il appartenait à cet autrefois. À mes yeux, il en est une sorte de personnification
sacralisée. Ma jeunesse s’est greffée sur son âge patriarcal. Les histoires qu’il me racontait,
à la veillée, ont nourri mon imagination d’enfant. Ses coups de gueule ont fortifié mes révoltes
d’adulte. C’est de lui, aussi, que je tiens cet amour pour les gens ordinaires, laborieux et sans
esbroufe. Plus que de la terre au soleil, il m’a laissé en héritage un monde qui n’existe plus,
revendiqué par les uns et décrié par les autres : un monde au cœur duquel s’enfoncent mes
racines. Voilà un patrimoine que je garde pieusement. Je suis pareil au laboureur de la fable,
qui veillait sur le trésor caché dedans son champ.
Il était né en 1882, le grand-père Camille. Un peu après le début de la période traitée dans
cet ouvrage. Il est mort en 1964, un rien avant la fin de l’époque évoquée. Une de ses der-
nières satisfactions fut d’apprendre que le Service national m’avait affecté à Joigny, en cette
caserne où lui-même avait fait son régiment dans les Dragons. La continuité des générations
se répercutait jusque dans les obligations militaires. Mais comme en toutes choses, le chan-
gement était passé sous les drapeaux : le troufion de la décolonisation, fagoté en kaki, ne res-
semblait plus au tourlourou d’avant la Grande Guerre.
Alors que mon vénérable bonhomme n’était qu’un trousse-pet, à la fin du siècle dix-neu-
vième, le monde allait encore à pied ou au pas du cheval, ainsi qu’il faisait depuis des siècles
et des siècles. Quelque soixante ans plus tard, on avait inventé les bolides automoteurs, les
engins volants et les fusées intersidérales, les appareils à photographier et les armes de des-
truction massive. L’homo sapiens s’apprêtait à poser le pied sur la lune. Les arlequins, ces
doux rêveurs sélénites, ne sont plus à l’abri d’indésirables rencontres.
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Pour ma part, sans renier un présent qui me procure d’indéniables facilités matérielles,
sans marcher à reculons non plus, je préfère me tenir un peu à la traîne. Il ne s’agit ni de
tourner le dos à mes contemporains, ni de me complaire dans une nostalgie inutile. Il n’em-
pêche ! certaines courses aux innovations bouleversantes, dans cette société de l’éphémère,
ne m’emballent guère. À tout dire, je me méfie comme de la peste de ces trouvailles prodi-
gieuses. Il est à craindre que la prétendue recherche du bonheur universel, qui ne fait qu’ag-
graver le pillage des ressources naturelles et accentuer l’égoïsme consumériste des peuples
favorisés, n’aboutisse à l’aliénation de l’individu, prélude à l’anéantissement de l’humanité.
C’est pourquoi, faute de pouvoir me réjouir d’un demain avantageux, je me suis intéressé à
fouiller dans un hier dont nous devrions tirer leçon. De la sorte, à défaut de savoir où l’on
va, on n’ignorera plus d’où l’on vient. La démarche n’a rien de passéiste, elle n’est qu’eth-
nologique et empreinte d’inquiétude.
Pendant plus de trente ans, calepin en poche et magnétophone en bandoulière, j’ai donc
engrangé, afin de ne pas la céder à l’oubli, une moisson formidable de témoignages oraux,
d’images fanées, de papiers jaunis. J’ai sillonné les terroirs métropolitains, de long en large,
n’en délaissant aucun, pour me nourrir de la parole des anciens, recueillie au mot près. J’ai
exhumé des bouquins poussiéreux, pris plaisir à farfouiller dans les greniers comme dans les
mémoires, à raviver des anecdotes impensables, semblables à celles que me racontait jadis
le grand-père Camille. J’ai déniché des ustensiles rares, des instruments usés par la poigne
qui s’en servait, des machins abandonnés à la rouille ; je les ai photographiés dans leur jus,
préférant la rudesse d’une authenticité sans apprêt à la rutilance sacramentelle des collec-
tions muséologiques. Ainsi ai-je pu amasser une documentation unique, avertie et vérifiée,
sur le vécu journalier de nos aînés.
C’était un temps âpre où les villes de province conservaient des allures de gros bourgs vil-
lageois. Les travaux se succédaient, de saison en saison, au train lourd des attelages. Dans
son atelier, l’artisan perpétuait, par la main et l’outil, le savoir-faire qu’il tenait d’un long
lignage. Cette richesse collective, ces besognes traditionnelles, ces façons d’œuvrer furent
condamnées à disparaître dès que la mécanisation promit des lendemains enchantés. Au pro-
fond de ce passé définitivement révolu – mais vivace encore dans les mémoires – dort l’es-
sentiel de notre histoire commune.
Tout hommage littéraire se doit de satisfaire ceux qu’il honore. Ce dictionnaire encyclo-
pédique, je l’ai conçu dans l’esprit des glaneurs d’antan qui aimaient partager le pain fait des
épis ramassés. Dans ma quête, le geste réel, plutôt que l’exposé théorique, a toujours primé.
Loin des traités pratiques et des catalogues techniques, des ouvrages pontifiants ou didac-
tiques, il convenait que cette encyclopédie affective fût chaleureuse, abondamment illustrée,
emplie de mots dont la saveur mettrait en appétit de lire. Puisse-t-elle être un recueil d’émo-
tions retrouvées, un coffret de souvenirs qu’on ne referme qu’à regret.
Gérard Boutet
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REPÈRES DE LECTURE.
Trois indications se répètent dans les chapitres. Se reporter à renvoie au développement d’un même
sujet. Voir signale une similitude ou un complément d’explication. Cf., abréviation du latin conferre,
permet d’établir une comparaison.
AVERTISSEMENT.
Il va de soi que les remèdes irrationnels, formules magiques et autres façons abracadabrantes sont
à lire avec amusement et curiosité, mais sans trop y croire. Les illustrations comportant une
marque commerciale ne présentent aucun message publicitaire: elles sont mentionnées
à titre de citations.
Il nous a semblé naturel de faire apparaître dans cet ouvrage, en hommage à leur renom, certains
articles manufacturés et plusieurs publications qui, en quelque sorte, agrémentent notre
patrimoine commun.
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La France
en héritage
Gérard Boutet
Métiers, coutumes, vie quotidienne
1850 - 1960
Dictionnaire encyclopédique
PERRIN
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