CNRD Éditions - RGI nº 18 - Schelling - 170 x 240 - 10/9/2013 - 15 : 53 - page 206
(1) si la transposition était maladroite, en général et en tant qu’approche, on aurait
présupposé que le tragique peut bien se passer du Denken sans souffrir de la
pertinence ou de l’importance qu’il réclame. Le tragique serait un art à part du
Denken. Et on aurait déjà annoncé une hypothèse quant au rapport entre « tragi-
que » et « philosophie ». Or, il nous semble pertinent voire incontournable de
n’aborder la question du « tragique », notamment dans le contexte de l’art (litté-
raire, dramatique, musical), que selon le registre des actes de penser (ou de pensée).
Entamer la question du « tragique » en problématisant la faculté de penser (ou de
pensée) ne saurait être plus maladroit en français qu’en allemand, sauf si la mala-
dresse est liée (2) à un problème de traduction. (L’emploi alterné de « penser » et
« pensée » l’a déjà anticipé.) Le mot allemand Denken comporte, en effet, une
duplicité grammaticale : dans le substantif das Denken, qui est un infinitif subs-
tantivé, résonne toujours sa provenance du verbe denken (« penser »). La traduc-
tion par « Qu’appelle-t-on penser ? » qui utilise de même un infinitif est aussi
appropriée que la variante qu’on trouve couramment dans le texte français, à savoir
« pensée ». Il est vrai que le français rend le double sens de Denken, tant substantif
que radical verbal, plutôt par un double substantif : retraduit en allemand, on
aurait les couples « pensée » équivalent Denken (en tant que processus et somme)
et « pensée » synonyme de Gedanke (« pensée », « idée »). Quand on examine
cependant l’autre segment, le verbe heissen dans Was heisst Denken ?, la traduction
est effectivement troublée du fait que ce qui est, en allemand, formulé d’un seul
tenant (Was heisst Denken ?) nécessite, en français, une double traduction, c’est-
à-dire « Qu’est-ce qu’on appelle la pensée ? » (ou : « Qu’est-ce-qu’on appelle
“penser“ ? ») et « Qu’est-ce qui appelle à la pensée ? » Le verbe français appeler
comporte bien la double signification comme l’allemand heissen, « signifier » et
« enjoindre » notamment, mais ne supporte pas une même construction gramma-
ticale. D’où la contrainte, lors de la traduction, de choisir l’un ou l’autre des deux
sens : « Qu’est-ce qu’on appelle la pensée ? » ou « Qu’est-ce qui appelle à la
pensée ? ». Toutefois, cette contrainte, monnaie courante pour la traduction, ne
serait maladresse que si elle était synonyme d’un défaut de penser. La troisième
source possible serait donc (3) un raisonnement maladroit attaché à la transposition
de la faculté du penser, à la problématisation du « tragique ».
Or, les deux notions concernées, Denken-« pensée »/ « penser » et « tragique »,
se présentent, à première vue, au même niveau de raisonnement : le substantif « le
tragique » n’a, certes, pas une connotation verbale comme l’infinitif substantivé
Denken, mais engage, en tant qu’adjectif substantivé, un registre d’abstraction
comparable. Notons, en tout cas, que l’intitulé « Qu’est-ce qui appelle au tragi-
que ? » s’adresse au « tragique » et non pas directement à la « tragédie » : il formule
donc une forme radicalisée de ce que « tragédie » veut dire. Pourrait-on conclure
dès lors que le Denken (« le penser », « la pensée ») est au Gedanke (« la pensée »,
« l’idée ») ce que « le tragique » est à « la tragédie » ? C’est ici, peut-être, qu’un
certain malaise affleure : le tragique paraît insister sur une intensification alors que
le Denken ne représente qu’une sorte de performativité. Le tragique se tient dans
une angulation en retrait du performatif. Il comporte une tonalité que la pensée
n’affiche visiblement pas.
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