Revue germanique internationale
18 | 2013
Schelling. Le temps du système, un système des
temps
Qu’est-ce qui appelle au tragique ? Situer Schelling
depuis un raisonnement heideggérien
Eberhard Gruber
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1452
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 10 octobre 2013
Pagination : 205-234
ISBN : 978-2-271-07923-7
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Eberhard Gruber, « Qu’est-ce qui appelle au tragique ? Situer Schelling depuis un raisonnement
heideggérien », Revue germanique internationale [En ligne], 18 | 2013, mis en ligne le 10 octobre 2016,
consulté le 26 décembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1452 ; DOI : 10.4000/rgi.1452
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CNRD Éditions - RGI nº 18 - Schelling - 170 x 240 - 10/9/2013 - 15 : 53 - page 205
Qu’est-ce qui appelle au tragique ?
Situer Schelling depuis un raisonnement
heideggérien
Eberhard Gruber
« L’essence de la pensée ne peut être perçue que si nous
nous détournons de la pensée. »
Heidegger, Pour servir de commentaire de Sérénité.
« Maintenant pourris ici, sur la terre nourricière d’hommes. »
Homère, Hymnes à Apollon, v.363sv.
(Phoibos Apollon le Pythien s’adressant au monstre Python
avant de lui consacrer un rite cultuel).
Une traduction maladroite ?
L’intitulé « Qu’est-ce qui appelle au tragique ? » s’entend, dans un premier
temps, comme un écho maladroit de cet autre titre de Heidegger, Was heisst
Denken ? « Qu’est-ce qui appelle à la pensée ? », traduit pour la publication fran-
çaise par Qu’appelle-t-on penser ? (A. Becker/G. Granel), cours magistral tenu à
l’Université de Fribourg-en-Brisgau, du semestre d’hiver 1951 au semestre d’été
1952 et publié en 19541. Où se trouve une « maladresse », ou ce qui pourrait lui
ressembler, dans la transposition d’un titre à l’autre ? Pourquoi repasser par le
Denken s’il s’agit du « tragique » ? Trois hypothèses au moins méritent examen :
1. Martin Heidegger, Was heisst Denken?, Tübingen, Max Niemeyer, 1954, 4/1984 ; trad. fr. par
Aloys Becker et Gérard Granel, Qu’appelle-t-on penser?, Paris, PUF, 1959, rééd. 1999 (coll. Quadrige).
Nous citons d’abord l’original puis, après la barre, la pagination de la traduction française (parfois
remaniée).
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(1) si la transposition était maladroite, en général et en tant qu’approche, on aurait
présupposé que le tragique peut bien se passer du Denken sans souffrir de la
pertinence ou de l’importance qu’il réclame. Le tragique serait un art à part du
Denken. Et on aurait déjà annoncé une hypothèse quant au rapport entre « tragi-
que » et « philosophie ». Or, il nous semble pertinent voire incontournable de
n’aborder la question du « tragique », notamment dans le contexte de l’art (litté-
raire, dramatique, musical), que selon le registre des actes de penser (ou de pensée).
Entamer la question du « tragique » en problématisant la faculté de penser (ou de
pensée) ne saurait être plus maladroit en français qu’en allemand, sauf si la mala-
dresse est liée (2) à un problème de traduction. (L’emploi alterné de « penser » et
« pensée » l’a déjà anticipé.) Le mot allemand Denken comporte, en effet, une
duplicité grammaticale : dans le substantif das Denken, qui est un infinitif subs-
tantivé, résonne toujours sa provenance du verbe denken (« penser »). La traduc-
tion par « Qu’appelle-t-on penser ? » qui utilise de même un infinitif est aussi
appropriée que la variante qu’on trouve couramment dans le texte français, à savoir
« pensée ». Il est vrai que le français rend le double sens de Denken, tant substantif
que radical verbal, plutôt par un double substantif : retraduit en allemand, on
aurait les couples « pensée » équivalent Denken (en tant que processus et somme)
et « pensée » synonyme de Gedanke (« pensée », « idée »). Quand on examine
cependant l’autre segment, le verbe heissen dans Was heisst Denken ?, la traduction
est effectivement troublée du fait que ce qui est, en allemand, formulé d’un seul
tenant (Was heisst Denken ?) nécessite, en français, une double traduction, c’est-
à-dire « Qu’est-ce qu’on appelle la pensée ? » (ou : « Qu’est-ce-qu’on appelle
“penser“ ? ») et « Qu’est-ce qui appelle à la pensée ? » Le verbe français appeler
comporte bien la double signification comme l’allemand heissen, « signifier » et
« enjoindre » notamment, mais ne supporte pas une même construction gramma-
ticale. D’où la contrainte, lors de la traduction, de choisir l’un ou l’autre des deux
sens : « Qu’est-ce qu’on appelle la pensée ? » ou « Qu’est-ce qui appelle à la
pensée ? ». Toutefois, cette contrainte, monnaie courante pour la traduction, ne
serait maladresse que si elle était synonyme d’un défaut de penser. La troisième
source possible serait donc (3) un raisonnement maladroit attaché à la transposition
de la faculté du penser, à la problématisation du « tragique ».
Or, les deux notions concernées, Denken-« pensée »/ « penser » et « tragique »,
se présentent, à première vue, au même niveau de raisonnement : le substantif « le
tragique » n’a, certes, pas une connotation verbale comme l’infinitif substantivé
Denken, mais engage, en tant qu’adjectif substantivé, un registre d’abstraction
comparable. Notons, en tout cas, que l’intitulé « Qu’est-ce qui appelle au tragi-
que ? » s’adresse au « tragique » et non pas directement à la « tragédie » : il formule
donc une forme radicalisée de ce que « tragédie » veut dire. Pourrait-on conclure
dès lors que le Denken le penser », « la pensée ») est au Gedanke (« la pensée »,
« l’idée ») ce que « le tragique » est à « la tragédie » ? C’est ici, peut-être, qu’un
certain malaise affleure : le tragique paraît insister sur une intensification alors que
le Denken ne représente qu’une sorte de performativité. Le tragique se tient dans
une angulation en retrait du performatif. Il comporte une tonalité que la pensée
n’affiche visiblement pas.
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C’est ce hiatus qui connote, me semble-t-il, une maladresse lorsque le titre
« Qu’est-ce qui appelle au tragique ? » se propose de transposer le titre heideg-
gérien Was heisst Denken ? Le tragique s’adresse à une modalité radicale que le
Denken n’expose point ou n’expose qu’implicitement présupposée ou qu’implici-
tement résolue.
Heidegger, pourtant, explique à cet égard son interrogation Was heisst Denken ?
en détaillant quatre modes interrogateurs. Le « tragique », synonyme d’un événe-
ment aussi incontournable que néfaste, y a-t-il une place ?
Quatre modes interrogateurs et un supplément équivoque
Heidegger admet d’emblée qu’il faut « mettre au clair (verdeutlichen) les
multiples sens de la question [Was heisst Denken ?
2. Des quatre modes d’inter-
rogation qu’il formule à cet égard, deux peuvent rester en réserve : le deuxième
mode concerne l’inscription historique de l’interrogation dans « la doctrine tradi-
tionnelle de la pensée »3et le troisième le contexte méthodologique voire prag-
matique pour performer la faculté de penser, c’est-à-dire éclairer les « conditions »
qui rendent « capables de penser de façon adéquate (wesensgerecht
4. Les deux
modes restant visent le centre du problème soulevé et nous importent tout parti-
culièrement quant au « tragique ». Ils concernent les deux sens du verbe heissen.
Le premier mode s’adresse à l’équation heissen = « signifier (bedeuten)»:
Que signifie le mot « penser (Denken)»?[was bedeutet das Wort «Denken »?]
Qu’est-ce qui est désigné par le nom « penser » (Denken)?[Was wird mit dem Namen
« Denken » benannt5?]
Le quatrième et dernier mode vise l’équation heissen = « solliciter, appeler »
au sens de rufen notamment :
Qu’est-ce qui nous appelle, qui nous commande pour ainsi dire de penser ? [was
ist es, das uns heisst, uns gleichsam befiehlt, zu denken ?] Qu’est-ce qui nous appelle à
la pensée ? [Was ist es, das uns in das Denken ruft6?]
Ces « quatre modes », ces vier Weisen, dit-il, ne sont pas valorisés différem-
ment ni hiérarchisés entre eux en quoi que ce soit. On ne saurait qualifier un
mode interrogateur de plus juste ou plus justifié qu’un autre. Equivalents entre
eux, ils composent, partagés en quatre, l’interrogation que formule Was heisst
Denken ? de façon abrégée et concise.
Pourtant, il y a deux indications qui orientent les quatre modes interrogateurs
autrement que ne le suggère la déclinaison modale de l’interrogation (Was heisst
Denken ?) par son équivalence quadripartite. Le premier indice est l’emploi du
2. Ibid., p. 79/127.
3. Ibid., p. 79/127 sv.
4. Ibid., p. 79/128.
5. Ibid., p. 79/127.
6. Ibid., p. 79/128.
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terme « nom (Name) » (cf. n. 5). Si le Denken est assimilable à – ou synonyme –
ou figure d’un nom, au sens fort du terme, cela présuppose que « la pensée » est
sans référent réel ou privé de lui. En appeler à la qualité de « nom » paraît aller
contre ce à quoi se sont engagées toutes les précisions modales des explications
que donne Heidegger : « La question Was heisst Denken ? se donne décidée (Die
Frage klingt entschieden)7», alors que sa « plurivocité (Mehrdeutigkeit) » oblige à
la « mettre au clair (verdeutlichen)8». Ce qui paraît être une sorte de recul concep-
tuel comparé à la plurivocité valorisée, est ensuite, à son tour, relativisé, car le
deuxième indice relate que ce « qui nous appelle [à penser] » est ce « qui nous
commande pour ainsi dire de penser [das uns heisst, uns gleichsam befiehlt, zu
denken] » (cf. n. 6). Le verbe « commander (befehlen) » qualifie une direction
unilatérale et univoque qu’aucune pluri- ou équivocité ne saurait empêcher. Mais
Heidegger n’insiste justement pas sur un « commandement » verbal quel qu’il soit
il flanque le verbe « commander » de l’adverbe « pour ainsi dire (gleichsam)»:
celui ou cela qui ne « commande » que gleichsam (« pour ainsi dire »), ne
« commande » justement pas à proprement parler.
L’équivalence des quatre modes interrogateurs est, en quelque sorte, redistri-
buée : elle paraît comme traversée par un trait contradictoire qui accentue d’une
part une pondération en faveur de l’univocité en valorisant « la pensée » en tant
que « nom (Name) » c’est-à-dire sans référentialité en dehors de la langue et en
associant au Denken la faculté de « commander (befiehlt de befehlen) », trait que
contrebalance aussitôt, d’autre part, cette flexion par l’adverbe gleichsam, « pour
ainsi dire », qui relativise l’imminente prépondérance par une bonne dose d’équi-
vocité (gleichsam versus befiehlt, « pour ainsi dire » versus « commande »).
Cette pondération contradictoire se greffe sur les quatre modes interrogateurs
comme si la « plurivocité (Mehrdeutigkeit) » inscrite dans Was heisst Denken ?
était auto-affectée par un effet ou une cause permettant un contre-courant univoque
sans, pourtant, que celui-ci ne l’emporte ni ne domine : quand Heidegger écrit
que ce « qui nous appelle […] nous commande pour ainsi dire (uns gleichsam
befiehlt) », il ne constate justement pas un « commandement » au sens ordi-
naire, mais la traction ou l’appel d’un gleichsam, d’un « pour ainsi dire », d’un
« comme si ».
En somme, nous rencontrons là un supplément d’équivoque aux quatre modes
interrogateurs, supplément qui se détache de la déclinaison modale par une torsion
supplémentaire. Cette traction modale exige, proportionnelle audit décalage entre
les modes et le supplément, une poursuite substantielle du raisonnement. Nous
abordons d’abord ce problème en explorant la tournure « l’essence de la pensée »
et son trait « essentiel ».
7. Ibid., p. 79/127 [incipit].
8. Ibid., p. 79/127.
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