LA SOCIETE CIVILE ET LA CITOYENNETE ACTIVE DANS L’ETAT DE DROIT DEMOCRATIQUE par Paul LÖWENTHAL Commission des droits économiques et sociaux, Ligue des droits de l’homme et Amnesty International (B.F.) « Dans les pays démocratiques, la science de l’association est la science-mère. » Alexis de TOCQUEVILLE De la démocratie en Amérique [25] « Society has the right and power to make and unmake political authority, according as it does so serve of fail to serve. » Thomas PAINE I. UNE NOUVELLE DONNE POLITIQUE : LES ENJEUX Les défis 2 Les dangers 3 II. PHILOSOPHIE POLITIQUE ET DROIT : LES FONDEMENTS La démocratie La démocratie représentative La puissance publique « Une personne, une voix » 4 4 4 La citoyenneté active L’évolution des citoyennetés Enjeux juridiques et sanctions sociales 5 6 La société civile Une doctrine historiquement située Légitimités d’une société civile Vocation de la société civile La société civile organisée 7 9 9 10 III. INSTITUTIONS : DES MODALITES PRATIQUES Des critères juridiques En droit national En droit international Droit positif 13 13 14 Quelles ONG ? Une question non triviale Des critères Exigences pour les ONG Qui décide ? IV. CONCLUSION Bibliographie 15 16 17 17 17 18 2 I. UNE NOUVELLE DONNE POLITIQUE : LES ENJEUX Les défis consultant auprès d'institutions internationales. Il importe d'y réfléchir, car - si (i) l'on reconnaît le caractère politique des interventions d'organismes « techniques » comme le FMI ou l'OMC ou si (ii) l'on systématise des conditionnalités dans l'ordre des droits humains ou du social, face à des Etats et à des institutions internationales suspects, un recours juridique à la société civile s'imposera, à la fois avant (concertation), pendant (négociation) et après (surveillance, évaluation) la signature de contrats internationaux de coopération ou d'accords économiques (Cfr Coordination d’ONG, 2000). Ce sont des ONG qui ont obtenu qu'il soit mis fin aux négociations sur l'AMI au sein de l'OCDE. Mais ce sont des ONG aussi qui ont cautionné les débordements politiquement ambigus de Seattle, Washington, Prague ou Göteborg. Au cours des dernières décennies, les pouvoirs institués ont été de plus en plus souvent débordés par des organisations privées : Au titre d’une démocratie économique censément distincte de la démocratie politique, syndicats patronaux et de travailleurs gèrent depuis des décennies des pans entiers de la politique sociale en marge des instances politiques. Plus récemment, la vogue hyper-libérale a conduit à faire basculer sciemment des pouvoirs – pas seulement économiques – d’instances publiques aux compétences et moyens juridiques et financiers désormais réduits, vers, théoriquement des auto-régulations de marché, pratiquement des milieux d’affaires de plus en plus puissants. Il importe d'y réfléchir, car - la distinction entre le politique et l’économique légitime une autonomie de l’économique (luimême réduit au financier) au moment même où nous plaidons l’unicité des droits humains ; - la distinction entre le politique et l’économique tend (et vise) à isoler l’économique, domaine réputé technique, dominé par les choix individuels et qui aurait sa justification en soi, de choix politiques qui reçoivent systématiquement une connotation péjorative – utopiste ou clientéliste. Des organisations humanitaires interviennent sans contrainte diplomatique, sans délai et à bonne échelle. Il importe d'y réfléchir, car - l'urgence humanitaire ne peut pas connaître, et les organisations humanitaires peuvent ne pas connaître, les contraintes de la diplomatie : un statut précis assoirait la légitimité des ONG, mais risquerait de limiter leur liberté de mouvement ; - en ex-Yougoslavie, des ONG se sont fait expulser au profit d'entreprises privées sous contrat gouvernemental (ou même international ?), en matière de distribution d'eau, notamment : un statut précis pourrait leur donner voix au chapitre dans de telles situations ; - des conflits interviennent entre ONG, et l'on doit déplorer des carences d'ONG insuffisamment préparées, voire mal inspirées (projet idéologique, fausses ONG) : un statut précis pourrait assurer un minimum de contrôle sur ou entre ONG. Des ONG de défense des droits humains ou de promotion du développement ayant une portée internationale mènent le combat contre des politiques privées, nationales ou internationales – mais jouissent, le cas échéant, d'un statut de - Dans la coopération internationale, des ONG locales devront être impliquées, dont la sélection (et le droit de sélection que des organismes étrangers s'arrogeraient) pose la question des critères de leur légitimité. Des ONG revendiquent le droit d'être systématiquement consultées par des assemblées dotées d'une légitimité démocratique : gouvernements et parlements – qui ont beau jeu de contester la légitimité de soi-disant représentants de la société civile. Qui choisira celles qui auront ce privilège, et sur quels critères ? A l'instar d'associations de consommateurs, les ONG revendiquent le droit d'ester pour tiers et se posent ainsi en représentants du bien commun – sans autre critère que leur réputation et leur autorité morale. Il est tactiquement inévitable, mais aussi légitime en droit et en philosophie politique dans des démocraties représentatives, que le statut – interne (représentativité, compétences) et externe (juridique, politique) – de la société civile soit questionné : - La légitimité démocratique des élus au suffrage universel ne doit pas être mise en cause. (Elle l'est pourtant, chez nous, dans le chef des syndicats patronaux et ouvriers, au nom d'une démocratie économique voulue séparée de la démocratie politique. Et ces syndicats font partie de la société civile.) - Les ONG elles-mêmes seraient réticentes à voir agréer des organisations telles que syndicats corporatifs ou sectes, ou encore des mouvements spontanés a-structurés comme la marche blanche (ce qui ne veut pas dire qu'il ne faille pas les prendre très au sérieux !). 3 Les dangers Les avancées de la société civile dérangent – consciemment et volontairement. Son statut juridique est à tout le moins ambigu. Et la nébuleuse des groupements plus ou moins informels n’est pas exempte de dérives : il est des ONG douteuses, il est des adhésions et des alliances (de fait) douteuses et il est des débordements comme ceux de Washington, desquels plusieurs ONG importantes se sont d’ailleurs désolidarisées. Tout cela fait risquer la mise en cause globale de la société civile, ONG agréées y compris, par une alliance de fait des pouvoirs économiques et des puissances publiques, nationales et internationales : des banderilles ont été posées par le monde des affaires : un de ses représentants a posé la question à Davoz, au lendemain des manifestations de Seattle et Washington – et l’ambiguïté de ces manifestations donne sa légitimité à la question… (N.B. : on contestera d’emblée la réplique consistant à demander, réciproquement, quelle est la légitimité des entreprises : dans le modèle libéral, les légitimités individuelles vont de soi.) par le Conseil du FMI, sous le coup des manifestations de Washington ; par des gouvernements nationaux ; les exemples sont nombreux ; rappelons : qu’après avoir en principe accepté de participer à l’évaluation des programmes d’ajustement structurels dans le programme SAPRI1 de la Banque Mondiale, le Salvador s’est désisté en arguant du caractère partial (entendez : critique) des ONG participantes ; qu’en Bolivie, le FMI a conditionné son programme de réduction de la dette extérieure 2 à une consultation de la société civile sur l’usage – voulu social – des marges financières dégagées, mais n’a pas régi le choix des organisations consultées. Et que le gouvernement a refusé de prendre en considération le rapport émis par diverses ONG sous le patronage de l’Eglise catholique ; qu’en Belgique, des ministres ont pris le pli de distinguer - « bonnes » et « mauvaises » ONG, sans fournir de critères, a fortiori les avoir discutés, - l’information à laquelle la société à droit de la décision qui est réservée au politique – sans envisager, entre les deux, aucune possibilité de consultation, concertation ou participation ; 1 Structural Adjustment Programms Review Initiative, réunissant Banque Mondiale, gouvernements du Tiers-Monde et ONG locales. 2 Programme HIPC2 : Highly Indebted Poor Countries. par les industriels et financiers réunis à Davoz et par un nombre croissant de responsables politiques, suite aux violences qui ont accompagné les manifestations de Göteborg et de Gênes. Si les ONG sociales, de développement ou de défense des droits humains ne veulent pas perdre leurs acquis, notamment leur agréation comme consultants d’organismes gouvernementaux ou internationaux ; a fortiori si elles veulent élargir leur action comme représentants de la société civile dans des dialogues politiques, – alors il est tactiquement opportun, sinon urgent, que les ONG se préoccupent de définir, en concertation internationale, les bases de leur légitimité et les critères d'éligibilité d'organisations prétendant représenter la société civile. Il ne s’agit pas seulement – c’est le plus urgent – de répondre aux mises en question dont elles font et continueront de faire l’objet. Il s’agit - d’asseoir les bases de leur intervention dans le decision-making, voire -taking : une intervention citoyenne et transnationale dans des régimes représentatifs nationaux : c’est l’objet de la deuxième partie ; - de définir les critères et les procédures de sélection, puis d’intervention, évaluation et sanction, des ONG que l’on pourra effectivement jugées légitimes : ce sera l’objet de la troisième partie. II. PHILOSOPHIE POLITIQUE ET DROIT : LES FONDEMENTS La démocratie La démocratie représentative « Le pouvoir des citoyens d’épuise dans leur vote »3 : même si cette position extrême ne fait pas l’unanimité des jurisconsultes, elle résume bien l’idée centrale de la démocratie représentative, qui offre un compromis entre l’impératif d’une compétence (technique ou stratégique : le sens de l’Etat) et la souveraineté populaire. Et celle-ci est basée sur le principe du suffrage universel : « une personne, un vote » dans un système donné, qui est historiquement celui de l’Etat-nation à base territoriale. La réalité est en retrait sur ce modèle, et pas seulement en raison d’imperfections de fait : nous en tirerons argument. Mais c’est un fait nouveau que l’irruption d’une « citoyenneté active » qui prétend, non seulement exercer des pressions toujours légitimes, mais participer à l’exercice du pouvoir. Nous commencerons donc – c’est l’objet de cette section – par un inventaire des objections de principe qui peuvent être opposées à une intervention directe de la société civile dans un Etat de droit démocratique de régime représentatif. Plus positivement nous demanderons-nous sous quelles limites, à quelles conditions et suivant quelles procédures elle pourrait y intervenir, et comment les inévitables conflits pourront être résolus - dans le respect d’une primauté de principe des pouvoirs politiques institués (si la société civile a le droit d’être reconnue par la puissance publique, celle-ci conserve son propre droit à régir l’espace public – qui comprend la société civile…), mais aussi - dans le respect – nullement assuré – d’une primauté de la philosophie sociale (la démocratie), du droit des gens et des pactes internationaux sur les législations, les réglementations et les pratiques nationales. La puissance publique Première objection : dans un Etat de droit démocratique, ce sont les instances légitimement élues qui détiennent toute la légitimité politique. En particulier l’Etat a-t-il le monopole de l’exercice de la force : c’est ce qui différencie le public du collectif. Des pouvoirs privés existent pourtant, soit qu’ils aient été concédés par la puissance publique et il ne s’agit alors que d’une délégation, soit qu’ils soient limités à une population précise : règlements d’atelier ou d’école, ordre des professions libérales. Au mieux, (i) ces règlements sont régis par les populations concernées, qui négocient ou votent les statuts, ont la faculté de les amender et élisent leurs dirigeants, (ii) moyennant le respect des lois et une éventuelle agréation publique. Au pis, dirigeants et règlements sont imposés à une population censée y adhérer (règlements d’établissement). Si une association embrassait potentiellement toute la population d’un Etat, nous aurions affaire à un contre-Etat privé. Tout théorique qu’elle soit, l’hypothèse suffit à justifier une préséance des instances politiques publiques, avec leurs garanties juridiques. Sans arriver à ce cas-limite, les tensions entre gouvernement et interlocuteurs sociaux, ceux-ci plaidant la séparation entre démocraties politique et économique, illustre le propos.4 Introduire la société civile comme un acteur de la décision impose qu’on balise, sinon canalise, un pouvoir direct du citoyen dans un régime essentiellement représentatif. Avec les responsabilités, donc les redditions de compte, correspondantes : si l’on reste dans l’optique classique où « le pouvoir du citoyen s’épuise dans son vote », les mouvements spontanés ou informels ne jouissent en effet que de libertés, pas de pouvoirs. Mais ici encore, l’expérience des interlocuteurs sociaux montre qu’un système politique et juridique peut absorber la réalité de pouvoirs privés : si on a pu le consentir aux uns dans l’ordre économique, on ne pourra en refuser le principe à d’autres, en d’autres matières. « Une personne, une voix » Cela conduit à cette deuxième objection : accorder un pouvoir politique à des ONG revient – implicitement et sans transparence – à accorder un droit de vote censitaire à leurs membres, voire, dans le cas d’ONG internationales, un droit à des non-citoyens. Aura le plus voix au chapitre celui qui militera dans le plus grand nombre d’organisations. Que vaut le principe « une personne, une voix » ? 1. Le principe a d’évidents relents individualistes. Sa seule concession au collectif est dans les règles de décision : des règles de majorité par lesquelles on pallie l’impossibilité d’un consensus. 4 3 Pouvoir, et non liberté ou droit : on vise ici un pouvoir politique, soit la faculté ou capacité à faire mouvoir autrui. Il est bien sûr des ONG qui ne visent pas la population où elles recrutent, mais des populations tierces (Tiers-Monde) ou débordant la population nationale (associations internationales). Leur rapport à l’autorité publique d’un Etat où elles opèrent s’en trouvera compliqué. 5 Il s’agit bien d’une résignation, car la démocratie ne saurait se réduire à une dictature de la majorité. Cette résignation est éventuellement tempérée par l’édiction de règles de majorité plus ou moins exigeantes : deux-tiers, double majorité, bicaméralisme fédéral dont les deux chambres n’ont pas la même composition,… Au demeurant, même le droit américain, le plus individualiste qui soit, rejette la pure liberté individuelle dans certains cas : pour la non-discrimination raciale ou les contrats de travail, notamment (C.R.Sunstein 1991). Si l’on admet (i) l’idéal du consensus, (ii) la légitimité corollaire d’une participation aussi large que possible (fût-ce sans pouvoir de décision) et (iii) l’opportunité du croisement d’instances différentes pour élargir les majorités, – il devient possible d’intégrer des organisations privées, jugées représentatives, dans ce qu’à ce stade on appellera de façon volontairement vague le processus de décision. La relative spécialisation des ONG constitue un facteur d’élucidation, à côté de votes politiques qui sont tout globaux : on vote en effet pour des personnes ou des partis, pas sur les éléments de leur programme – et celui-ci ne couvre pas tous les enjeux possibles. Il est raisonnable, au sens précis de ce terme, que ces options générales (une confiance sur une orientation d’ensemble) se voient complétées par des adhésions plus spécifiques. Et l’attribution d’un rôle politique à la société civile permettrait d’institutionnaliser leur complémentarité par rapport aux parlements. Comme tout consultant, comme tout groupe de pression, des ONG peuvent être, et même se voir reconnaître le droit d’être des decision-makers, même si cela ne justifie pas encore qu’elles puissent être des decision-takers. 2. Le principe « une personne, une voix » implique (R.A.Dahl 1979) (i) que des prétentions (claims) également valides justifient de mêmes droits de vote, (ii) que les prétentions des divers membres sont a priori également valides : c’est ce dernier postulat qui sous-tend un principe qui vise, certes, à reconnaître la pleine valeur de toute personne, mais qui cherche aussi, sinon surtout, à s’arc-bouter sur la personne pour échapper à la tâche impossible de devoir juger des intensités ou des légitimités plus ou moins égoïstes de leurs préférences. On en jugera par les limites, au demeurant incontestées, qui sont mises au principe du suffrage dit universel : personne ne songe à l’étendre aux mineurs d’âge, aux déments ou à des étrangers de passage. Et – sauf à corriger d’éventuels excès – les défenseurs des droits des criminels emprisonnés ne prétendront pas qu’on leur conserve leurs droits politiques. Le statut de ces personnes comme êtres humains n’est pas en cause, mais leur capacité ou légitimité à faire jouer leurs préférences politiques. A la lumière de ces considérations, un droit de participation de la société civile aux décisions politiques signifierait l’attribution à leurs militants d’un droit, non pas supplémentaire mais complémentaire : un vote « complet » n’irait qu’à celui qui est citoyen « complet », à la fois par son vote et par ses engagements – ou à celui qui se préoccupe de donner une voix à ceux qui n’en n’ont pas ou guère : l’illettré, le faible, l’opprimé – que celui-ci soit, au demeurant, citoyen électeur ou non, et qu’il soit chez nous ou ailleurs. Suivant cette logique, qui rejoint celle qui justifie l’action collective syndicale dans l’entreprise individuelle, donner une voix aux ONG compense le manque de voix (autre qu’électorale) de leurs protégés. A moins d’y voir le passage de l’« individualisme » du libéralisme des Lumières au « personnalisme » de l’être humain socialisé – à défaut de pouvoir requérir de chaque électeur qu’il lève son « voile d’ignorance » (J.Rawls) et procède à une « réduction » qui le transforme en observateur et juge objectif de la vie sociale à de laquelle il participe… Cette logique est-elle tenable ? En simple opposition à la logique représentative traditionnelle, elle soulève d’évidentes objections. Le principe « une personne, une voix » n’est pas seulement une commodité pratique, il répond à une intuition foncière. Toutes les ONG ne protègent pas des faibles : songeons aux ordres professionnels, aux fédérations sectorielles ou aux syndicats de cadres. Toute transparence arithmétique étant perdue, c’est la représentativité démocratique elle-même qui se trouverait mise en question. Cela dit, les dérives du régime représentatif, par le jeu à la fois des partis et des lobbies et, en certains lieux, par les carences du monde politique, a fait poser à nouveaux frais les questions de la société civile et de la citoyenneté active. La citoyenneté active L’évolution des citoyennetés L’éveil récent d’une citoyenneté « active » est une réalité aussi ambiguë qu’universelle. Une réalité, d’abord : on ne saurait plus faire comme si elle n’existait pas et n’avait pris la place que, par démission ou désintérêt, les pouvoirs politiques lui ont abandonnée. Parmi les facteurs, surtout négatifs, qui expliquent son avènement, il en est de bons, qui nous fondent à pousser l’avantage, mais il en est de moins convaincantes, ou qui appelleraient d’autres correctifs, notamment dans le fonctionnement politique lui-même. Une insatisfaction à l’égard des mécanismes politiques - parce qu’un manque de transparence (dossiers complexes, négociations secrètes, engagements non tenus) brouille l’image de la démocratie ; 6 - parce qu’une liberté responsable est associée à l’idée démocratique ; Ces deux raisons convergent sur la revendication d’éléments de démocratie directe comme le referendum – au risque d’instaurer une dictature de la majorité. mais qui est l’expression naturelle de libertés responsables dans des sociétés qui évoluent dans des structures imparfaites. Une insatisfaction à l’égard du monde politique - parce que, élu en fonction d’intérêts socioéconomiques ou d’enjeux contingents, il n’est pas jugé représentatif des préférences de la population en d’autres matières à l’égard desquels les clivages d’opinions croisent les divisions partisanes ; - parce qu’élu sur un programme d’ensemble, il ne satisfait pas les citoyens sur tous les points ; - parce qu’il est divisé (au mieux, respectueux des minorités), confronté à l’« art du possible », que ses compromis ne répondent pas aux idéaux des citoyens ou ont des conséquences jugées inacceptables – ou alors parce qu’il ne parvient pas à un compromis ; - parce que, extrapolant les raisons précédentes, le monde politique est perçu comme inféodé à l’économique (privé ou collectif, au demeurant et avec ou sans suspicion de corruption) au détriment d’autres sièges de valeurs, et qu’il n’est donc pas considéré comme un garant fiable du bien commun. On distinguera utilement le pouvoir du citoyen sur lui-même, citoyenneté (tout court) qui s’exprime en termes de libertés et de droits, et son pouvoir sur autrui qui ne peut s’exprimer aujourd’hui qu’en raison d’intérêts personnels et par voie juridictionnelle. Du moins en principe, car il y a aussi les médias, la délation acceptée en droit,… La citoyenneté (tout court, même si elle est « active ») passe par la mobilisation des libertés de pensée, association et expression dans une attitude militante. L’idéologie des droits de l’homme est, à cet égard, le référent obligé. Les droits du citoyen en font partie – mais ils en sont la partie la moins universelle. Les droits de l’homme sont acceptés comme indiscutables, mais certains d’entre eux, comme le droit à un emploi, relèvent de l’ambition politique plutôt que de droits pouvant être effectivement exercés. Or, ce sont précisément des droits de l’homme comme citoyen. En amont, une insatisfaction à l’égard des débats publics - en l’absence de réponse univoque à certaines questions (qui n’en permettent pas toujours…) ; - en raison du silence des « intellectuels » ou de certaines autorités morales (les hiérarchies religieuses face à des conflits à prétexte religieux, par exemple : Irlande, Liban, Palestine, Soudan,…) ; - en raison d’une médiatisation à la fois envahissante, biaisée et à très courte vue. Tout cela est aussi réaliste qu’équivoque : la vogue actuelle de la société civile peut résulter d’un constat de carence de la société politique, plus ou moins bien diagnostiqué d’ailleurs, mais sa légitimité ne saurait se fonder sur cet argument tout négatif. Volonté de liberté et de participation, sinon de pouvoir mais intransigeance et rejet de l’inconfort des ambiguïtés ; affirmation démocratique mais culte des majorités ; tolérance affichée mais radicalisme dans les dialogues : la citoyenneté active n’est décidément pas un pur symptôme de maturité politique… L’idée de l’encadrer par les instances intermédiaires d’une société civile adéquatement légitimée et contrôlée sera jugée préférable au rejet pur et simple d’un corps étranger au droit constitutionnel traditionnel Enjeux juridiques et sanctions sociales 5 Sans nécessairement viser une prise de pouvoir directe, les citoyens et les groupes où ils s’inscrivent peuvent relever les défis de la société et affronter les dysfonctionnements de ses institutions. Ils susciteront autour d’eux une prise de conscience de ce qui dépasse la sphère d’intérêt restreinte de chacun, ses relations « courtes » dans le temps et dans l’espace qui le touchent directement, pour prendre en considération des enjeux collectifs « longs » : indirects, collectifs, futurs ou potentiels. Cela supposera le plus souvent des médiations : presse, mouvements ou partis, qui relient concrètement le citoyen à ses élus. Cela touche aussi le pouvoir judiciaire. Sous la pression des demandes nouvelles qui leur sont adressées, les juges sont de plus en plus amenés à voir dans les textes des produits semi-finis à parfaire6. Ils doivent donc juger en référence aux principes et faire… droit à une hiérarchie des normes, sortant du cadre national, et même du droit puisque relevant de la philosophie politique : l’État de droit démocratique, les droits de l’homme. Servir l’État de droit, c’est se faire le recours contre tout arbitraire, fût-il organisé par le loi elle-même, et c’est ce que fait la Cour des droits de l’homme. Servir la démocratie et les droits de l’homme, c’est faire place à l’éthique et reconnaître au citoyen son plein statut de sujet du droit, contre tout caporalisme. 5 Cette section est reprise au Groupe Martin V (1998). Antoine GARAPON, Le Gardien des promesses. Justice et démocratie. Paris, Odile Jacob, 1996. 6 7 Aujourd’hui, la déception à l’endroit des médiations traditionnelles fait revendiquer une citoyenneté active qui s’étendrait à un pouvoir sur les institutions elles-mêmes : mobiliser le pouvoir législatif sans passer par « son député », mobiliser le pouvoir exécutif sans passer par le pouvoir judiciaire, avoir la faculté (reconnue en doctrine mais non concrétisée) d’un contrôle externe sur le pouvoir judiciaire. Avec tous les conflits que ces interférences permettent d’augurer : conflits de compétence, conflits de légitimité, conflits entre éthique (controversable) et droit (altérable), conflits entre minorités, ou entre des minorités et la majorité,… Si elle va jusque là, la citoyenneté active peut être définie comme la démarche par laquelle des citoyens se mobilisent et mobilisent d’autres citoyens dans l’ordre public en vue de promouvoir la cité et la défense de certaines valeurs jugées essentielles, voire de nouveaux modes de gestion des services de la collectivité. Le mouvement blanc comporte sur ce point un enseignement important. Il vérifie qu’il n’est pas nécessaire de constituer un nouveau pouvoir de droit pour enclencher un mouvement de réformes : la mobilisation citoyenne a davantage fait bouger les institutions que ne l’eut fait un usage traditionnel du pouvoir. Mais d’autre part et pour efficace que soit l’action indirecte, les citoyens se voulant « actifs » revendiquent l’accès au pouvoir. C’est qu’ils ne contrôlent pas les moyens de leur action indirecte, singulièrement les médias. La volonté d’être citoyens actifs est, ou devrait être, dans l’essence même de la démocratie et on ne peut que l’accueillir favorablement. Mais est-ce dans le politique ou sera-ce contre lui, parce que « la démocratie est forte là où l’ordre politique et social est faible et débordé d’en haut par la morale, d’en bas par la communauté », comme dit Alain Touraine7 ? C’est vrai que les valeurs et les objectifs des uns et des autres entrent en conflit, qu’aucun régime n’est parfait et que les hommes ne le sont pas non plus. À défaut de consensus rarement accessibles, que sera une gestion démocratique et activement citoyenne des conflits ? Quelles sanctions sociales, aussi informelles qu’éventuellement tyranniques, verrons-nous imposer ? C’est ici qu’on fera observer qu’une citoyenneté active doit être une citoyenneté responsable. La responsabilité qu’a chacun des conséquences de ses actes privés, devra être étendue à ses actes politiques. Si la démocratie ne peut être la dictature de la majorité, militante ou silencieuse d’ailleurs, elle doit assurer les négociations utiles : ce que permet le système représentatif et que refuse la démocratie directe, y compris le référendum qui aurait de luimême des effets juridiques. Et si la majorité ne peut dicter, a fortiori les minorités ne le pourront-elles : ici est un danger des mouvements de citoyenneté active. 7 Critique de la modernité. Paris, Fayard, 1992, p.404. Des structures intermédiaires s’imposent, mais aussi des procédures qui les maintiennent dans l’État de droit démocratique. Car il est à la fois vrai que « la notion d’institution répond justement au besoin de pallier les intermittences de la volonté » (François Rigaux8), ce qui justifie des règles « raides comme la justice », et que la philosophie politique doit commander le droit, ce qui doit faire place au discernement. Encore faut-il que le droit régisse nos actions. Et sans confondre le droit et la loi, ni l’acte de juger avec l’application de la loi. Le positivisme juridique, désuet en doctrine mais encore prépondérant dans les prétoires, a été aggravé par le scrupule des juristes : en l’absence de contrôle externe sur le pouvoir judiciaire, il a été jugé que la Justice devait se rendre inattaquable, et qu’elle ne pouvait l’être qu’en se tenant aux termes de la loi. Creusant ainsi un fossé avec la vie – la vie démocratique en particulier : « la société démocratique est une société qui repose sur une secrète renonciation à l’unité, sur une sourde légitimation de l’affrontement de ses membres, sur un abandon tacite de l’espoir d’unanimité politique » (Marcel Gauchet 9). On ne saurait en conclure à l’incompatibilité entre la citoyenneté active (une démocratie citoyenne vécue) et le droit étatique (une démocratie représentative instituée). À l’heure où l’on envisage de plus en plus la possibilité, hier encore iconoclaste, d’un droit plural ou d’une justice procédurale, nous pouvons, donc nous devons envisager ici aussi des procédures : l'initiative citoyenne, ses indignations, ses rêves et ses conflits, peuvent être balisés. Et les règles traditionnellement rigides peuvent, donc doivent se plier aux contingences de la vie : « Il est heureux que les juristes aient appris l’art de faire fléchir sans les briser les concepts les plus augustes » (François Rigaux10). Pour l’essentiel, tout cela reste à faire ; demandonsnous à qui il revient de le faire. La société civile Une doctrine historiquement située En philosophie politique, notamment chez Hegel, la société civile incorpore les citoyens dans leurs activités autres que l’exercice de leurs prérogatives politiques : les sphères politique et civile sont en principe disjointes. A l’ère de la « citoyenneté active », où le pouvoir du citoyen ne s’épuise plus dans son vote, société civile et société politique se recouvrent en partie.11 Par voie de consultations, concertations et co-décisions, des structures citoyennes intermédiaires participent, de facto sinon de jure, au pouvoir politique : c’est la nébuleuse des 8 La loi des juges. Paris, Odile Jacob, 1997, p.234. L’expérience totalitaire et l’expérience du politique. Esprit, 78/1976, p.16 10 Op.cit., p.220. 11 P.Reman (2001). 9 8 ONG : mouvements et organisations, spécialisés ou non, locaux ou internationaux, et qui œuvrent dans l’un des grands domaines que sont les droits humains, la défense ou promotion sociale et culturelle, l’action humanitaire, le développement et l’environnement. Nous nous tiendrons au vocabulaire couramment accepté, mais il eut été plus adéquat de parler de « société civique ». Cette liste correspond à une constatation actuelle, et non à des critères de principe : d’autres champs seront peut-être couverts à l’avenir, et certaines organisations sont mal tolérées dans le milieu : typiquement, on acceptera – et encore, pas toujours – les syndicats, mais on refusera les fédérations d’entreprise, représentantes d’un pouvoir économique qu’on veut combattre. Avant de sanctionner en droit un état de fait qui est de toute façon controversé, ou de proposer les conditions de l’exercice d’un pouvoir politique en marge des institutions des démocraties représentatives, il faut donc remonter aux principes. Nous l’avons fait déjà en termes de citoyenneté active ; il nous reste à le faire à partir d’une théorie de l’Etat, afin de pouvoir, par recoupement, tenter de préciser à la fois le champ (extension) et la mission (compréhension) de la société civile organisée et parvenir en conséquence à lui définir un statut. I.Gulbas (2001) interpelle précisément en ce sens la théorie du droit : « La puissance de l’État non seulement trouve ses limites dans les droits fondamentaux reconnus aux individus (ce qui crée comme le dit C.Lefort “la possibilité d'une opposition au pouvoir fondée sur le 12 droit” ), mais de plus elle a pour finalité même la garantie de ces droits. “L’État de droit repose, en fin de compte, sur l'affirmation de la primauté de l'individu dans l'organisation sociale et politique, ce qui entraîne à la fois l'instrumentalisation de l'État, dont le but est de servir les libertés et la subjectivisation du droit, qui dote chacun d'un statut, lui attribue un pouvoir d'exigibilité et lui confère une capacité d'action”. (…) la théorie de l’État de droit implique une certaine conception de la démocratie, dans laquelle la volonté, que la Nation exprime par l'intermédiaire de ses représentants, se trouve contrebalancée par d'autres exigences. À ce titre, elle apparaît comme un compromis entre l'idéologie démocratique et les valeurs libérales, tout en enregistrant la poussée démocratique, elle entend l'encadrer et la canaliser par le droit. La promotion du thème de l’État de droit s'inscrit ainsi dans une problématique plus générale d'adaptation des régimes libéraux taraudés par la poussée démocratique. L'objectif est de diminuer les prérogatives du Parlement par la revalorisation d'un Exécutif paré de toutes les vertus. L’État de droit repose, enfin, sur une certaine vision du rôle imparti à l’État dans la vie sociale. La réification de la distinction du public et du privé, à travers le découpage symbolique de l'espace social en deux sphères soigneusement cloisonnées : l’État, d'une part, la société civile, d'autre 12 C. LEFORT, Droits de l'homme et politique, livre n°7, 1980, p. 25. part, a, selon L.Ferry et A.Renaut, “pour fonction première de fixer des bornes à l'emprise étatique sur la vie sociale, d'établir un cran d'arrêt infranchissable. L'État ne peut tout faire ; il y a des limites objectives à son action, qui résultent de la nature des choses”. » Cette limite à l’emprise des institutions de l’Etat vise essentiellement les droits-libertés : cette société civile que l’on définissait à côté de la société politique et sans intersection avec elle. Mais elle se laisse étendre à cette liberté supplémentaire qu’est le droit citoyen à susciter des initiatives et à contrôler les instances politiques : tout ce qui, dans la citoyenneté active déborde la liberté de pensée, d’association, etc., ainsi que le droit de vote. Le système cohérent et clos (cohérent parce que clos ?) de la démocratie représentative peut-elle s’y ouvrir sans s’y perdre ? Les vicissitudes du contrôle extérieur du pouvoir judiciaire n’autorisent certes pas de minimiser la difficulté. J.De Munck (2001) nous ouvre la perspective d’une subsidiarité associative (nous soulignons): « Sur le premier axe, l'axe institutionnel, l'enjeu me semble tout entier concentré dans une redéfinition des modalités de la subsidiarité associative qu'avaient incarnée les mondes associatifs en Belgique. Il faut en effet remarquer que l'État qui se reconfigure en Angleterre et aux États-Unis repose, lui aussi, sur une forme de subsidiarité. Il a non seulement besoin d'un marché, mais aussi de communautés. On doit même souligner le fait que cet État hypermoderne est, plus que jamais, un État contractuel, qui a besoin de partenaires civils pour accomplir ses missions de service public. C'est que l'action publique se définit, d'une manière sans cesse plus accentuée, en partenariat avec des représentants multiples de la société civile, dont les savoirs et les capacités sont intégrés directement au pilotage étatique. Cette situation n'est pas défavorable à la culture politique de notre pays, bien au contraire. Face à la subsidiarité mercantile et communautarienne, la subsidiarité associative constitue plus que jamais un modèle concurrent crédible. Dans ce cas, l'État s'allie des acteurs collectifs organisés non sur la base de l'intérêt ou de 1a communauté locale, mais sur la base d'une culture politique partagée et consciemment délibérée dans un espace public autonome. Une réforme interne du néocorporatisme ne signifie donc pas nécessairement un repli du monde associatif sur la double abstraction du lobbying (conduisant à l'instrumentalisation réciproque de l'État et des associations) et des discours moraux dégagés de tout rapport au politique. Il suppose plutôt une forme de réinstitutionnalisation d'un partenariat fort entre le monde associatif et l'action publique. Du côté de l'État, cela suppose un engagement à soutenir des formes de représentation classiques comme les syndicats, mais aussi moins classiques et plus expérimentales, comme les organisations qui se vouent à la défense de l'environnement ou des droits de l'homme (au sens large). Du côté civil, cela supposerait qu'en se débarrassant du fonctionnalisme des piliers, les 9 associations renoncent à leurs rigidités mais, pour autant, ne renoncent point à constituer un espace public organisé. » Légitimités d’une société civile Avant de définir une légitimité institutionnelle, la société civile désigne une réalité sociologique : elle est ce qu’elle est, pour le meilleur ou pour le pire. Et l’on ne s’étonnera pas de la découvrir ambiguë. On peut, à l’exemple de Ch.Taylor (1995), distinguer deux origines historiques conduisant à deux légitimations. La première voie est pré-politique, fondée sur l’affirmation d’une identité. Elle peut conduire à une revendication d’autonomie, mais sans déboucher sur une prétention à un pouvoir global. Elle tendrait plutôt à dissoudre l’Etat dans une société qui serait, ou bien construite autour d’une volonté commune (communautarisme), ou bien abandonnée aux volitions individuelles (anarchie). Ces courants sont contre l’absolutisme – mais ils menacent les libertés. La deuxième voie est politique. Elle se fonde sur des autonomies traditionnelles (mores) qu’elle légitime sous la forme de pouvoirs décentralisés articulés au pouvoir central. C’est évidemment cette deuxième voie qui nous intéresse ici – sauf à nuancer le mot « pouvoir » – mais l’imprécision de la notion même de « sphère publique » ne nous permet pas d’ignorer la première. Selon celle-ci, et certaines conceptions institutionnelles s’y rattachent, l’Etat apparaît comme une instance régulatrice, plutôt que directrice dans une « sphère publique » où il revient à des structures intermédiaires – médias, partis, groupements d’intérêts, société civile – de jouer un rôle médiateur entre l’Etat et la société (J.Habermas 1989). En français, mieux vaudrait parler de sphère collective (concept socio-économique) plutôt que publique (concept juridique), pour ne pas tomber dans le piège que nous tend Habermas quand il définit la sphère publique comme ce qui est soumis au pouvoir public : logiquement, pour notre propos, c’est là une diallèle ; politiquement, une pétition de principe qui évacue notre problème. Habermas situe la sphère médiatrice dans l’orbite du droit privé ; pour lui, dans l’ordre libéral, la « sphère publique » rassemble des individus top-down, à partir du pouvoir public 13, tandis que la société civile qui nous occupe s’est – comme Habermas le constate lui-même – générée elle-même et s’adresse aux Etats bottom-up. Nous nous rattacherons plutôt à Ch.Taylor lorsqu’il suggère que la « sphère publique » naît lorsqu’on cesse de n’avoir qu’une « somme » de « The idea of the public sphere itself (…) signified a rationalization of authority in the medium of public dicussions among private persons » (J.Habermas 1989). 13 positions individuelles pour voir apparaître des interactions conscientes, impliquant un débat. Dans cette conception, l’« opinion publique » ou une manifestation informelle comme la « marche blanche » ne font – sagement – pas partie de la sphère publique. On fera aussi valoir le « devoir de désobéissance » qui permet aux citoyens de faire valoir, individuellement et collectivement, leur conscience morale – libre, donc responsable et pour cela « informée et formée » – contre les excès du droit positif ou de son application : une manière de faire prévaloir la philosophie politique contre le formalisme juridique ou les abus de droit, et d’assigner un rôle, sinon une place, à la société civile au sein de l’institution politique. Vocation de la société civile La question du champ de compétence et des critères d’évaluation de la société civile sont, tout logiquement, corrélatifs à ceux que l’on applique à la démocratie elle-même. Les ONG doivent-elles représenter des personnes, des identités, des intérêts, des préférences (non réfléchies et recensées) ou des opinions (réfléchies et débattues) ? La reconnaissance d’identités collectives est assurément un souci légitime, quoiqu’une société ne doive pas agréer tout localisme ni toute secte, – ni a fortiori leur conférer un pouvoir politique. Se posent au moins les deux questions (i) de la portée politique d’un groupement et (ii) de sa légitimité dans le cadre d’un Etat de droit démocratique. Et se posera – ici comme sur bien d’autres points – la question de qui pourra en décider. La question des intérêts est controversée. Si l’on définit le débat démocratique comme la confrontation et le rapprochement raisonnés de points de vue différents sur le bien commun (comme la démocratie elle-même, un héritage des Lumières), la défense d’intérêts particuliers, catégoriels, sectoriels et locaux ne sera pas reconnue légitime au sein du processus politique. Ce qui fait place aux droits humains universels, mais conduit à exclure des défenseurs de droits concrets tels que syndicats patronaux et ouvriers ou associations de consommateurs, au risque de conforter ceux-ci dans leur vision d’une démocratie économique séparée de la démocratie politique. Ce qui ne paraîtra opportun, ni du pont de vue du réalisme, ni du point de vue de l’unicité des droits humains. Si l’on définit le jeu démocratique comme un « marché » d’intérêts à concilier, ce qui s’éloigne de l’idéal philosophique mais rejoint – en matières socio-économique ou ethno-régionale, dominantes – l’expérience concrète, l’intrusion de la société civile sera le moyen de faire intervenir des intérêts 10 pas l’objet de démonstrations de la raison raisonnante, mais cela peut conduire à des choix responsables qui préservent les conceptions subjectives de toute façon irréductibles15 mais aillent au delà d’un simple recensement de sentiments a priori. plus ou moins négligés par les mécanismes en vigueur dans les instances nationales ou internationales : minorités, générations futures, femmes, autorités traditionnelles (pour le meilleur ou pour le pire…), personnes intellectuellement ou matériellement démunies,… en donnant corps à des droits subjectifs. Par là, la société civile peut couvrir aussi des « intérêts » transcendant le champ de liberté du politique, comme les droits humains ou ceux des générations futures. Des opinions, on dit qu’elles sont le produit de la raison : ce n’est plus un marché mais une agora ; elles peuvent et donc doivent être soumises à débat, censément en vue d’un consensus raisonné. On nuancera bien sûr la possibilité d’objectiver les problèmes réputés techniques au point d’aboutir à une conclusion rationnelle qui résolve les oppositions… Ce qui conduit, un peu témérairement, certains acteurs de la société civile à la situer à côté du marché, voué au profit, et de l’État, enjeu de pouvoirs, comme étant l’agent par excellence de la participation au champ collectif et l’authentique représentante de l’intérêt général. Méritant par là le jeu de mots, imprudent lui aussi, du sociologue Claude Javeau : « Si quelqu’un représente la société civile, ou il la représente bien et c’est un politique ou il ne la représente pas et c’est un imposteur »…14 Même nuancée, la distinction est pertinente et elle concerne triplement la société civile : - au sein de chaque ONG, dans ses débats internes (la discipline « voir - juger - agir » n’y a pas toujours cours) ; - au sein de la société civile dans son ensemble, à commencer par la définition de critères d’agréation politique des ONG ; - dans les débats politiques où interviennent ces ONG. Cela révèle pourtant un problème bien réel, qui est l’abus possible du recours à la société civile, au nom d’une démocratie plus directe – en fait, de structures intermédiaires autres que paris et syndicats, et promues au rang d’instances. C’est au point que d’aucuns y voient poindre l’hydre de la privatisation. Sous prétexte de subsidiarité, l’avènement d’une société civile instituée ne concourt-il pas au désengagement de l’État ? - - - La responsabilité sociale des entreprises, promue et surveillée par la société civile, promeut-elle l’éthique ou démobilise-t-elle le droit social ? La prise de pouvoirs par une société civile issue des forces vives de la société n’édifie-telle pas un nouvel élitisme, irrespectueux de facto de la démocratie du suffrage universel ? Sous-jacent à tout cela, le purisme d’ONG refusant de se laisser encadrer par les lois ne pourrait-il, dans certains cas, cacher une stratégie de pouvoir ? L’opposition de principe entre une confrontation de préférences et d’opinions est importante – et elle l’est avant tout pour la démocratie elle-même. Des préférences, on dit qu’elles « ne se discutent pas », mais se prêtent à un vote : c’est un marché. Ce qu’on nuancera à raison de ce que (i) les préférences peuvent être informées, (ii) elles seront souvent axées sur des valeurs et, en conséquence, (iii) elles sont sujettes à délibération, individuelle (un discernement) et collective : c’est la procédure « voir - juger - agir ». Cela n’en fait 14 D’un compte-rendu dans Le Soir du 29.8.2001. Rien n’impose que les ONG professent la même conception que celle qui est politiquement en vigueur, même dans un Etat démocratique, mais la divergence (qui se manifestera logiquement aussi entre ONG) pose avec singulièrement d’acuité la question des critères de légitimité des ONG habilitées à entrer dans le jeu politique et des instances habilitées pour en décider. La société civile organisée Il est bien des modalités possibles de relations collectives. Toutes ont déjà été expérimentées et ont donc déjà trouvé une traduction juridique. L’information en est le degré zéro, puisqu’elle est, en termes de publicité ou de transparence à la base de toute citoyenneté démocratique : l’information nourrit le pouvoir institutionnel de celui qui le détient, mais elle n’en confère aucun. La consultation introduit le droit d’être écouté : davantage qu’un lobbying qui se trouverait légitimé parce qu’on le présume axé sur l’intérêt général, ou doté de compétences utiles, elle implique le droit à l’information, y compris, le cas échéant et moyennant l’acceptation d’un devoir de réserve, l’accès à des informations qui ne relèvent pas de l’ordre public. Elle implique aussi le droit de recevoir due réponse à ses interpellations. La concertation institue la négociation jusqu’à la rendre obligatoire. Elle se fait avec des organisations reconnues dont on recherche l’accord, mais sans obligation de résultat. Entre pouvoirs souverains, on 15 « People have wishes about their wishes » (C.R.Sunstein 1991). 11 en reste à l’échec : ainsi de la règle de l’unanimité au Conseil des ministres de l’Union européenne. Avec la société civile, la décision revient au pouvoir politique : ainsi de la concertation sociale à-la-belge, dont les acquis sont coulés en forme d’arrêtés légaux. Au delà, la coordination impose un résultat et suppose donc une procédure conduisant à une décision. C’est le passage à la règle de la majorité dans l’Union européenne, ou le recours à une instance arbitrale. Il n’y a pas que la prise de décision. La société civile peut se voir reconnaître ensuite un droit à la participation : une collaboration dans la mise en œuvre, dans le suivi, dans l’évaluation. A ce titre, la Commission européenne parle des ONG comme de « partenaires », et la Banque mondiale pourrait lui emboîter le pas. Et à la limite, nous en arrivons à la co-décision. Ainsi des représentants d’ONG au sein des commissions de régularisation des sans-papiers, en Belgique. L’enjeu pour nous, ici, est d’au moins dépasser le stade de la consultation. Faut-il pousser jusqu’à la co-décision ? C’est éventuellement l’utopie de militants – qui, le cas échéant, se heurtent bientôt aux dures contingences de l’art du possible : l’illustrent les conflits de conscience des écologistes, passant d’un mouvement à un parti – et à un parti de gouvernement : du pur à l’impur… La co-décision est aussi l’ambition de… la Banque mondiale ! Dans ses initiatives récentes en faveur des pays pauvres lourdement endettés (HIPC), elle exige que les marges financières dégagées par ses remises de dette soient affectées à des besoins sociaux, à définir en concertation avec la société civile locale.16 Or, parce qu’elle foisonne spontanément et de plein droit citoyen, la société civile présente des contours flous. Et volontairement flous, pour prévenir tout encadrement par les pouvoirs politiques qu’ils doivent affronter. De récentes discussions suggèrent que les ONG ayant pignon sur rue ne souhaitent pas une institutionnalisation qui risque d’imposer (i) un corset sur l’émergence de nouvelles initiatives, a fortiori l’apparition de nouveaux mouvements, (ii) des instances d’agréation où interviendraient des pouvoirs publics que la société civile met en cause, (iii) une implication excessive de la société civile dans la prise de décision politique. Ces ONG récusent la catégorie politique d’une « société civile organisée » dont elles sont pourtant les prototypes. Cette position a sa logique : si ce qu’on a appelé la démocratie participative doit restée distincte (et respectueuse) de la démocratie représentative, ses acteurs doivent refuser le pouvoir, au sens politicoC’est du concret : le gouvernement bolivien ayant court-circuité les ONG ne lui convenant pas et refusé de prendre en considération leurs propositions, la Banque mondiale les a elle-même récupérées ! juridique : elles s’appliquent à elles-mêmes le principe juridique qui veut que « le pouvoir du citoyen s’épuise dans son vote ».17 Cela n’exclut évidemment pas les libertés et droits citoyens, y compris dans l’ordre politique, mais cela interdit toute participation directe au pouvoir politique. Mais la position des pouvoirs politiques et financiers est logique aussi, qui ne veut voir « participer » la société civile organisée qu’autant qu’elle puisse exciper d’une légitimité. Car c’est bien d’une société civile organisée qu’il s’agit, et tant pis si l’appellation ne plait pas : ce sont des organisations qui discutent, négocient, tandis que les autres manifestations, celles de la rue, restent de l’ordre des libertés de réunion et d’expression du citoyen, et peuvent demeurer informelles. Et aussi ambigües qu’informelles… La différence est dans le mode et dans le champ d’intervention. Il n’y a pas seulement les pressions, exercées avant une décision, qui relèvent de libertés et de droits citoyens et pourraient se satisfaire d’une information propre à alimenter une « opinion publique ». Il y a aussi les influences qu’on exerce au sein du processus de décision : avant le decision taking, certes, mais au sein du decision making. Les citoyens font pression sur les décideurs, de l’extérieur. Par consultation, concertation ou participation, les ONG exercent une influence dans les processus de décision (elles ont éventuellement le statut de consultants agréés) – et elles prennent par là une responsabilité qui excède celle du citoyen actif. Leurs interlocuteurs, tout comme la population d’ailleurs, ont le droit de s’assurer de la légitimité des personnes et des organisations qui prétendent ainsi venir se mêler. Elles ne prennent certes pas le pouvoir – ni d’ailleurs ses responsabilités, puisqu’elles ne rendent compte qu’à leurs membres – mais elles se donnent du pouvoir. Accessoirement, elles se financent auprès des pouvoirs qu’ils contrôlent, ce qui est légitime mais fait obligation et appelle des précautions. La position des organisations de la société civile est donc ambigüe. Elles se glissent en coin entre les courants qui tissent la corde et la trame – l’histoire et la structuration – de la société. Entre la réforme et la révolution. Entre la démocratie élitiste qui régit un citoyen-consommateur et celle, participative ou délibérative (F.Ost) du citoyen-acteur. Entre libéralismes individualiste et communautarien. Entre le libre marché et l’État-providence (J.Cohen & .Arato 199 ). Par tout cela, la société civile tire des ponts et sert le propos de la démocratie représentative elle-même, tout en donnant corps à un contrôle citoyen qui ne « s’épuise » pas dans son vote. Ces raisons de philosophie sociale, militent en faveur de l’élaboration d’un statut ou d’un code de la société civile organisée, qui soit opposable à la fois 16 17 Alain Touraine va jusqu’à récuser la distinction entre démocratie représentative et participative. 12 aux citoyens et aux pouvoirs. La société civile, tout court, n’en a évidemment pas besoin, au delà des lois et d’un devoir de désobéissance qui, même s’il peut être protégé juridiquement, ne relève que de la morale : la société civile organisée, parce qu’elle existe de façon distincte et de facto institutionnelle, appelle une codification particulière. Il est aussi des raisons plus pratiques d’accepter une formalisation. On peut s’en passer quand on est une ONG importante, reconnue. Mais dans la coopération au développement ou dans les programmes de lutte contre la pauvreté de la Banque mondiale, un dialogue social avec la société civile locale est désormais imposé – ce qui est fort bien. Mais de quelle société civile s’agira-t-il ici ? Suivant quels critères la délimitera-t-on ? Et surtout, qui en décidera ? Si l’on ne veut pas que ce soit tout bonnement le gouvernement local, il y faut des critères, et qui soient suffisamment reconnus pour qu’on puisse les imposer : des critères, un code de conduite, des procédures, – une institutionnalisation qui soit opposable à la fois aux citoyens et aux pouvoirs. Ce que les ONG peuvent revendiquer, afin de ne pas se mettre dans la dépendance des pouvoirs politiques, c’est de définir elles-mêmes ces critères, ce code et ces procédures. La société civile ne peut s’auto-élire, a-t-on dit (Ph.Laurent 2001, oral), mais elle peut régir les critères formels de sa légitimation. L’initiative de ce effort incombe aux grandes ONG internationales qui en ont l’autorité et la compétence – celles-là même qui sont parfois tentées de se satisfaire du statu quo, dès lors que leur propre légitimité n’est pas discutée… On leur rappellera donc que noblesse oblige. Enfin, il y a urgence. Après des industriels ou financiers à Davoz, après des délégués de gouvernements au FMI, c’est au sein de la Commission européenne et dans le chef de certains nos ministres que la question de légitimité de la société civile est désormais posée. Et elle le sera d’autant plus, à l’avenir, que la société civile se montrera plus mordante ou plus efficace. Elle doit pouvoir répondre. Et elle a intérêt à ce que ce débat inéluctable se fasse au moins en partie sur ses propres propositions, plutôt que sur celles que concocteraient des fonctionnaires ou des politiques, à la fois apeurés et confortés par les violences de casseurs ou provocateurs. A partir d’ici, les questions ne portent plus sur les principes : la doctrine qui fonde l’intromission d’une société civile organisée dans les processus politiques est discutable, comme toute doctrine, mais elle est suffisamment établie dans les pratiques institutionnelles internationales pour être légitimée en droit. Les questions qui demeurent portent sur les modalités. Les enjeux cruciaux sont la représentativité des ONG et la procédure de leur reconnaissance. 13 III. INSTITUTIONS : DES MODALITES PRATIQUES Des critères juridiques En droit national Même dans de grands pays, les mouvements et associations qui articulent localement la société civile se connaissent et sont connues. Au point qu’on pourrait y faire droit à la prétention de certains, de voir décider par les ONG elles-mêmes qui, parmi la pléthore des a.s.b.l. et mouvements informels, mérite d’être reconnu. Mais d’autres se méfieront de ce « spontanéisme » : si la procédure d’agrément peut éventuellement commencer par là, on admettra qu’une procédure plus explicite – plus transparente et par là plus démocratique – s’indiquera. Elle sera de toute façon exigée. A supposer qu’on s’accorde sur l’instance idéale, elle ne pourra se désigner elle-même... Force est donc d’agir par étapes, en suggérant, successivement, quant à ses compétences, - de faire mettre en place par les pouvoirs publics (chaque département ou autorité œuvrant en fonction de ses compétences) un conseil dont les attributions (champ et pouvoirs) auront été définis consensuellement, - de lui donner un statut qui lui permette de modifier ces attributions, sous réserve d’un agrément public dont le refus devra être dûment motivé (au risque de générer un conflit politique non soluble juridiquement : telle serait bien la réalité) ; quant à sa composition, - d’intégrer initialement dans ce conseil les ONG qui, consensuellement, auront accepté d’en être, - de doter ce conseil d’un statut qui lui permette de fixer sa propre composition, sous réserve d’un agrément dont le refus devra être dûment motivé (toujours au risque de générer un conflit politique non soluble juridiquement). En droit international18 Avant de poser l’énorme problème institutionnel de l’exequitur, que l’intrusion de la société civile vient encore compliquer, le droit international pose une question de principe, qui est l’universalité de normes telles que celles des droits de l’homme ou de la démocratie. Le droit international public se nourrit à la fois d’un droit positif (qui inclut les Déclarations et Pactes sur des droits humains – du moins dans le chef des pays qui les ont ratifiés) et d’un droit coutumier qui ouvre quelques portes supplémentaires, notamment la possibilité d’imposer certaines normes internationales aux pays qui n’y ont pas explicitement souscrit. Mais les juristes insistent aussi sur le fait que tout contrat bilatéral doit être basé « sur des critères mutuellement acceptés et sur des normes généralement reconnues » (T.van Boven 1995) et qui seraient les suivantes : le principe d’universalité : nul n’aurait plus le droit de mettre en question des « droits humains et libertés fondamentales », coulés en forme dans les déclarations et pactes internationaux ; au sein d’une zone telle que l’Union européenne, l’exigence s’étendrait à ses pactes régionaux ; le principe d’indivisibilité ou d’interdépendance de tous ces droits ; le principe de responsabilité, applicable erga omnes ; le principe de réciprocité entre donateurs et donataires ou lorsque l’accord comporte une clause de « bonne gouvernance » ; le principe de participation : consultation, dialogue, appropriation (ownership) ; le principe de solidarité pour un développement tenu pour un droits humain d’ordre collectif, condition de l’exercice de droits individuels ; le principe de prévention : éviter les mesures punitives qui pèsent sur les populations. Deux grands enjeux de doctrine doivent être affrontés. Le premier concerne le statut de l’humanité en tant qu’objet de droit. Le second concerne le statut du droit international. L’humanité est le fondement de tout droit. La qualité d’humanité, tout comme l’environnement, « est une possession commune, partagée mais non partageable, pour laquelle la notion de frontière territoriale qui sert de base à la théorie des Etats n’a pas de sens. » (A.Leibowicz 1999). Son droit ne peut donc être national, même si, dans la logique du droit positif étatique dominant, les accords internationaux doivent y être transcrits pour que les tribunaux du pays puissent être utilement saisis. Le droit international est, sous l’appellation de droit des gens (jus gentium), à l’origine de tout droit – du moins dans les traditions d’Europe occidentale ou qui en procèdent.19 Il est aussi un ensemble de 19 18 Cette section reprend largement un chapitre de Coordination (2000). Toutes les traditions juridiques ne se plient pas à cette règle : le droit des Etats-Unis, assurément exceptionnel, ne reconnaît pas la prééminence du droit international mais impose l’extra-territorialité de ses propres normes… 14 pratiques plus arbitrales que juridictionnelles. Essentiellement inter-national, il n’est pas un droit positif. En tant que jus gentium, le droit international est dit proclamatoire ou déclamatoire parce qu’il ne s’accompagne pas d’exécution, ou qu’il n’en reçoit que par sa traduction dans les droits nationaux. Cela n’exclut pas une « fonction positive », ni une évolution qui permet de réinterpréter le jus gentium en un jus inter gentes, qui est du droit positif. Mais même ainsi, le droit international est plus proche de la loi de la nature que du droit positif, celle-là « fondée en vérité et en raison et non sur l’autorité de quelque législateur » ; et il est tout aussi dépourvu « de tout élément de coercition pour se faire entendre. Les principes directeurs du droit international assimilent les Etats nationaux à des citoyens qui se soumettent volontairement à un contrat social. Voilà pourquoi, en tant que norme éthique qu’on transforme selon les besoins en exigence juridique, [sa] loi reste indéterminée dans son contenu, ce qui constitue un véritable obstacle à son développement vers un droit positif. » (A.Leibowicz 1999). Et qui ouvre la voie à une intervention de la société civile. Mais on notera aussi l’émergence croissante, certes tâtonnante, d’instances proprement internationales ou, si l’on veut, supranationales. Beaucoup d’entre elles restent sous une tutelle plus ou moins étroite des Etats, ou des plus puissants d’entre eux : Conseil de sécurité, OMC, FMI, UE. D’autres s’affranchissent de cette tutelle, et ce sont celles qui nous intéressent le plus directement puisqu’il s’agit de tribunaux : le Tribunal pénal permanent20, la Cour européenne des droits de l’homme. Ajoutons que de grandes ONG officiellement reconnues sont associées, ou du moins consultées, par certaines institutions et y exercent une influence, dans un champ strictement limité mais qui échappe aux Etats. A l’autre extrême, le droit international est fait d’un ensemble de pratiques, surtout en matière commerciale. Essentiellement privé, même si les Etats le respectent, ce droit est « plus souple, plus nuancé, plus rapide, moins coûteux, donc plus zwechmässig, selon l’expression de Max Weber, et plus rationnel, que ne peuvent l’être les divers corps de droits positifs nationaux. » (A.Leibowicz 1999). C’est en cela qu’il nous fournit un exemple utile. Le droit commercial international permet à l’entreprise d’ester hors des règles de son droit national – même à l’égard d’un Etat.21 Il s’agit en fait d’un arbitrage : « en droit international, les règles générales ne constituent que des cas limites, car le 20 Application de la note précédente : la nouvelle administration américaine vient d’annoncer qu’elle ne soumettrait pas l’accord créant le tribunal à la ratification du Congrès, parce qu’il conduirait à soustraire des citoyens américains aux juridictions américaines. 21 C’est cette faculté que le projet d’accord multinational sur les investissements (AMI) voudrait étendre jusqu’à proclamer un droit au profit revendicable en justice. principe dominant est celui de la relativité des normes, et non la recherche du général qui ferait taire et disparaître, comme dans le droit interne, les revendications des parties en conflit. » (A.Leibowicz 1999). On applique ici – et l’on pourrait appliquer aux droits humains – ce qu’en dit l’article 1496 du code de procédure français : « L’arbitre tranche le litige conformément aux règles de droit que les parties ont choisies, à défaut d’un tel choix, conformément à celles qu’il estime appropriées. Il tient compte dans tous les cas des usages du commerce. » Droit positif Le droit international, qui est essentiellement inter-national, peut-il offrir un cadre juridictionnel à une intervention de la société civile ? Il semble que oui et que les principes directeurs pourraient être les suivants. On suivrait la logique de la common law, parce que (i) elle est la plus pertinente face au pluralisme juridique des pays partenaires, (ii) elle régit le droit des pays dominants, ainsi que (iii) les arbitrages du commerce international.22 La logique de la common law permettrait d’accumuler une jurisprudence et de l’adapter au gré de l’expérience et des besoins (Zweckmässigkeit). En corollaire et en l’absence de corps législatif supranational, les instances juridictionnelles délibèreraient de legge ferenda.23 En corollaire toujours, et aussi pour concrétiser le fait qu’il s’agit de réguler des coopérations, les solutions seraient surtout procédurales, laissant le plus de place possible à la négociation des parties. On prévoirait toutefois certaines clauses obligatoires, et des clauses par défaut qui s’appliqueraient en l’absence d’autre convention. S’imposant à des pays égaux en droit, un tel régime canaliserait quelque peu celui des Etats les plus puissants. Il se heurte toutefois à un double obstacle. La première et principale difficulté, commune à tout le droit international et due à l’absence d’une police supranationale, est l’imposition des sentences (exequitur). Comme dans le droit commercial international, nous aurions davantage affaire à un arbitrage qu’à une sanction, ce qui appelle des jugements en équité, toujours controversables, et suppose une disposition des L’exemple s’impose comme une possibilité déjà avérée, mais l’analogie ne doit pas être poussée, car la lex mercatoria ne définit qu’un code de conduite sans contenu éthique. 23 Au sens d’une confirmation d’un droit en formation, ce qui est plus que la sanction d’un droit existant mais moins que l’élaboration d’un droit inexistant : la scène internationale n’est plus une res nullius, mais nous ne voulons pas d’un gouvernement des juges. 22 15 parties à accepter l’arbitrage. Les entreprises privées ont effectivement intérêt à (voir) respecter leur règle du jeu, mais les Etats accepteront d’autant moins volontiers de se plier à un arbitrage, qu’ils ne sont même pas tenus de se soumettre aux jugements de la Cour internationale de La Haye, authentique tribunal… Le deuxième problème pourrait être l’émergence d’un droit privé des ONG, qu’il s’agirait d’intégrer dans le droit officiel, c’est-à-dire dans les droits nationaux. Cela ne pourrait guère se faire que de la façon dont les juridictions nationales acceptent de prendre en compte la lex mercatoria – avec cette double différence, juridique, qu’il faudrait l’imposer à la puissance publique elle-même et, politique, que c’est précisément contre des Etats que des jugements seront prononcés. Deux grands principes devront nous guider, dont il faudra d’abord convaincre toutes les parties… 1. 2. L’Etat politique et le droit doivent être soumis aux critères de la philosophie politique qui les inspire et d’où leurs institutions tirent leur sens. La logique fermée du droit positif prévalant trop souvent – parfois pour des raisons défendables, d’ailleurs – il appartient à la société civile de faire valoir ce principe par toute voie de droit : en justice et dans le dialogue politique. C’est la situation actuelle, sauf - à reconnaître officiellement la pertinence du principe, - à concéder aux ONG le droit d’ester en justice pour compte de tiers – et d’en obtenir des jugements respectant ce principe, - à reconnaître aux ONG agréées un droit à participer à la prise de décision politique dans des matières et selon des procédures à convenir. Réciproquement, nos modernes « citoyens actifs » et les ONG qui les regroupent devront assumer la responsabilité politique qui leur serait reconnue. Ces ONG veulent effectivement responsables, au sens moral, mais le mot renvoie à une reddition de comptes aujourd’hui inexistante. Et cette absence fera redouter une prédominance des forts, notamment des minorités actives ou des corporations. Quelles ONG ? Une question non triviale A priori, les candidats au titre de représentants de la société civile sont nombreux, puisqu'elle pourrait englober tout ce qui n'est pas la société politique (les pouvoirs publics, les partis politiques) et militaire (au delà du jeu de mots sur « civil », il faut affirmer sans discussion leur dépendance du pouvoir exécutif politique). Toujours a priori, cela laisse, par ordre de formalisme décroissant : les ONG vouées aux droits humains, aux aides humanitaires, à la coopération au développement, à l'aide sociale, à la protection de l’environnement : en fait, toute association visant d'autres personnes que leurs propres membres ; les syndicats professionnels voués à la défense des droits des travailleurs (ou de leurs membres…) ; les associations de consommateurs ou autres associations de défense de larges catégories de citoyens (endettés hypothécaires,…) ; les fédérations patronales homologues ; les institutions caritatives ou hospitalières privées, notamment religieuses ; les mouvements d'opinion, pour autant qu'il s'agisse pas de clubs politiques ; N.B. : comment empêcher les camouflages : il de fausses ONG, d'inspiration politique idéologique, éventuellement reconnues émargeant de budgets publics… ; ne est ou et les mouvements de spiritualité ; N.B. : Cela inclut assurément les Eglises reconnues – mais multipliées à raison des organisations qui en émanent. En acceptera-t-on d'autres (peut-être persécutées) ? Acceptera-t-on, indépendamment de leur hiérarchie officielle, des communautés religieuses justifiant d'une action éducative ou sociale ? d'une action prosélyte (peut-être en désaccord avec leur Eglise, et peut-être pour d'excellentes raisons…) ? Comment faire le départ entre mouvements d'Eglise et sectes ? Entre mouvements visant la société ou ne visant que leurs fidèles ? les groupements de défense d'intérêts particuliers : comités de quartier, propriétaires de pitbulls, supporters de clubs de football,… les mouvements informels de citoyens, bien politiques, ceux-ci, le cas échéant, organisés (comités blancs, groupes d'auto-défense de sanspapiers, de SDF, de voisins) ou non (marche blanche). Si l'on est trop englobant, ce sont les citoyens comme tels, dès qu'ils sont rassemblés, qui seront réputés constituer la société civile, avec de multiples inconvénients, ou équivoques : - un double emploi avec les votes ; - la multiple appartenance des plus motivés (bien ou mal : intéressés, fanatisés,...) et l'exclusion des plus démunis, culturellement défavorisés ; - un vote censitaire déguisé, doublant d'autres inégalités qui affectent, le cas échéant, de mêmes groupes. 16 Des critères Pourrait par exemple constituer la « société civile organisée » d'une société, territoire ou groupe humain, tous les ensembles organisés qui, visant d’autres personnes que leurs membres, peuvent faire état d'objectifs (ou visions de société) clairs et de procédures non arbitraires. Un mouvement spontané de masse ne serait pas acceptable. Qui la marche blanche délégueraitelle : les parents d'enfants assassinés seraient-ils été représentatifs, dès lors que les revendications des marcheurs portaient globalement sur le fonctionnement des institutions, police et justice ? A l’opposé, les partis politiques ne seraient pas inclus non plus, précisément parce qu’ils sont les acteurs de la société politique. L'« organisation » serait signifiée par des statuts et/ou modes de fonctionnement assurant l'équivalent d'une gouvernance : une capacité de décision (leadership) et son acceptation par les membres. Cela ne va pas jusqu'à exiger un fonctionnement démocratique que la clandestinité ne permet pas toujours, mais cela implique le maximum de transparence compatible avec les circonstances. Définition ouverte, elle ne fait pas place à un closed shop des organisations existantes et permettrait de le combattre là où il sévit. Mais il ne faudrait pas tolérer l’intolérable, ce qu’une définition aussi formelle ne suffit pas à assurer : il faudra ajouter des règles de reconnaissance par les pairs. En principe, on exigerait que l'organisation ait des objectifs qui ne se limitent pas à leurs membres. 24 Cela permettrait d'inclure comités de défense de SDF, associations de consommateurs ou syndicats – sauf lorsque leurs conquêtes ne profitent qu'à leurs membres. Un syndicat à l’américaine qui fait réserver ses conquêtes à ses seuls affiliés ne serait donc pas habilité politiquement, non plus qu’une fédération défendant les intérêts professionnels ou commerciaux de ses membres ou, a fortiori, qu’une association ayant un but de lucre. Ces critères contredisent les vues de certaines institutions internationales. Ils sont incompatibles avec une définition large de la société civile, incluant a priori fédérations patronales et syndicales – mais comment l’OIT pourrait-il faire autrement ?… 25 Les exemples, fort divers selon les pays, de concertations entre « partenaires sociaux sont au demeurant riches d'enseignements pour notre propos. Nos critères divergent aussi avec ceux que propose le Comité économique et social européen (1999) en se réclamant de Tocqueville, Durkheim et Weber : - La société civile est caractérisée par des institutions plus ou moins formalisées. [La société civile n’a pas attendu les ONG pour exister et se manifester, et si elle en un besoin pratique, elle n’en a pas le besoin logique.] - Les individus sont libres d’appartenir ou non aux institutions de la société civile. [Mais ils font partie de la société civile que les ONG représentent en pratique. On ne doit pas pouvoir récuser celles-ci au nom d’une « majorité silencieuse » indémontrable.] - Le cadre de la société civile est l’État de droit (the rule of law). [Mais l’articulation entre sociétés civile et politique ne saurait, de jure ni de facto, être d’une pure et simple subordination.] - La société civile est le lieu où les objectifs collectifs sont fixés (set) et où les citoyens sont représentés. [Cela concerne la décision et la représentation politiques : le texte pèche cette fois par excès...] - La société civile est régie par le principe de subsidiarité. Elle intervient en sous-ordre de l’État, indépendamment de lui mais en étant reconnue par lui. [La société civile n’est pas un pouvoir politique subordonné. Elle est un corps ou une structure intermédiaire pas une instance intermédiaire. Et son rôle n’est pas de médiation entre les citoyens et l’État, mais de mobilisation des citoyens. 26] Cela dit, notre propre définition reste insuffisante. D’une part, elle couvrirait des syndicats corporatistes, une multitude d’a.s.b.l. confidentielles, des sectes ou des mouvements prônant des options contraires aux droits humains… D’autre part, inclure les syndicats politiques et exclure les fédérations d’entreprises imposerait une coloration politique de « gauche » à une solution formelle qui doit valoir et être reconnue universellement. Cette modalité est revendiquée par certains, en raison du pouvoir économique établi du monde des entreprises : elles seraient « de l’autre côté de la barrière ». En revanche, leur exclusion justifierait l’opposition d’une majorité de gouvernements et d’institutions internationales. Il est d’autres difficultés. Quel traitement réservera-t-on aux organisations qui travaillent sous contrat avec les pouvoirs publics, ou qui en sont massivement subventionnées ? Parce qu’elle est formelle, la définition suggérée a l’avantage tactique d’être ouverte et de ne pas imposer de contenu idéologique, ce qui la rendrait 24 Certains constituent la société civile d’organisations qui défendent des projets ou des idées, plutôt que des personnes : nous ne les suivrons pas. 25 Fédérations d’entreprises et syndicats sont co-gestionnaires à parité de l’OIT, institution à laquelle les ONG sociales, de développement et de droits humains se réfèrent volontiers. 26 On présente volontiers la société civile comme s’insérant entre le marché et l’État. Cela vaut pour les mouvements sociaux mais ne rend pas compte du rôle des ONG de défense des droits humains, par exemple. 17 plus aisément acceptable à des milieux politiques et philosophiques divers. Mais elle a le défaut de ses qualités et n’assure pas que les composantes de la société civile iront toutes dans le sens des droits humains ou de projets censés s’en inspirer : démocratie, développement,… Exigences pour les ONG Faire politiquement place aux ONG accroîtra leurs responsabilités. Cela leur imposera des exigences nouvelles – ou ne leur permettra plus d’éluder des exigences qu’elles ne satisfont pas toujours… Les “grandes” ONG concernées sont-elles prêtes à jouer le rôle que nombre de propositions leur assignent ? Et dans les conditions requises : - en coopération internationale (impliquant la mobilisation de leur fédération centrale, ou une autonomie des sections nationales), - en coopération entre elles et, le cas échéant, avec d’autres, petites, ONG, - en coopération avec des ONG locales, face à des enjeux touchant d’autres pays ? S’agissant de coopération internationale, les ONG locales auraient un rôle crucial à jouer. Qui jugera de leur représentativité ? de la correspondance de leurs objectifs avec ceux des donateurs ou partenaires ? de leur liberté effective ? Que se passera-t-il si les priorités des ONG du Nord (droits humains) et du Sud (subsistance matérielle, traditions) ne coïncident pas ? Les obstacles politiques et institutionnels à surmonter ne sont pas seulement chez ceux que l’on prétend contrôler, Etats, institutions internationales ou grandes entreprises. Susceptibilités et intolérances sont aussi dans les populations concernées et dans le monde foisonnant des ONG. L’initiative étant ici, c’est ici que l’on jugera prioritaire de rechercher une position commune, d’autant que les milieux d'affaires, les institutions internationales et certains gouvernements – formant le G20… – ont déjà religion faite. Qui décide ? N’oublions pas la question à cent francs : qui décidera de tout cela qu’il s’agisse des critères ou de leur application aux cas concrets ? Il n’est pas d’instance, nationale ou internationale, incontestable. Les plus évidentes sont elles-mêmes mises en cause par les ONG : ainsi du ministère de la justice, du Parlement ou, internationalement, de la Banque mondiale. Et l’on ne supposera pas qu’on puisse en appeler à des instances judiciaires, telles qu’une Cour des droits de l’homme – qui n’a de toute façon pas d’équivalent national. Les principes politiques sont universels mais les bases et institutions du droit restent largement nationales, même dans l’application du droit international. Comme les Etats sont les interlocuteurs de la société civile, il ne semble pas qu’on puisse sortir du pragmatisme qui est de règle en matière internationale. C’est la société civile elle-même, pour hétéroclite qu’elle soit, qui devra construire à la fois sa légitimité et la codification des critères qui permettront d’en juger. En sous-ordre de quoi pourront intervenir les critères de désignation de leurs représentants, qu’il s’agisse d’organisations ou de personnes. Ce sera un processus tâtonnant, géographiquement diversifié et qui sera conflictuel : sinon entre ONG, du moins à l’égard des pouvoirs publics. On exigera donc des ONG la transparence de ses critères et jugements, donnant la possibilité à leurs interlocuteurs d’apprécier leur compétence et leur représentativité – même s’ils n’ont pas le droit d’en décider et que, parfois, à l’instar de la Commission européenne, ils récusent même un droit d’accréditation qui vaudrait reconnaissance et les obligerait. Ce sera un processus lent, aussi, alors que les urgences de terrain et les exigences des discours concourent à souhaiter une réponse institutionnelle rapide. Transitoirement au moins, c’est donc cas par cas et en négociation avec les pouvoirs et organismes publics que les choses devront se régler : les principes évoqués plus haut fournissent seulement – mais fournissent effectivement – des arguments pour cette négociation. IV. CONCLUSION La « société civile organisée » reçoit les retombées d’une « citoyenneté active » qui, du torpillage de l’AMI à la réunion de Porto Alegre en passant par le blocus de Seattle ou les coups de force de Greenpeace, a montré sa puissance. Mais au gré des manifestations de Seattle, Washington, Prague, Nice ou Gênes, elle a aussi montré son ambiguïté : on y trouve vraiment de tout… C’est à bon droit que des industriels à Davoz ou des fonctionnaires au FMI ont questionné la légitimité de cette société civile si peu « organisée » – puisque de grosses ONG se sont elles-mêmes désolidarisées de certaines manifestations. La mise en question, légitime quoique tactique, de la société civile organisée fait risquer sa marginalisation au moment même où ses succès lui ouvrent des perspectives d’efficacité. Il est donc urgent que les ONG ne se bornent plus à affirmer leur légitimité de principe mais se posent, sans complaisance, la question de leur statut et de leur représentativité. Bibliographie COHEN, Joshua (1989), Deliberation and Democratic Legitimacy. A.Hamlin & Ph.Pettit (eds), The Good Polity, Oxford, Blackwell, p.17-34. COHEN, Joshua, ARATO, ?? (19 ), Civil Society and Political Theory. Comité économique et social de l’Union européenne (1999), Opinion on the role and contribution of civil society organisations in the building of Europe. CES 851/99 D/GW Commission européenne (2000), La Commission et les organisations non gouvernementales: le renforcement du partenariat. COM 11 final, 18.1 DAHL, Robert A. (1979), Procedural Democracy. P.Laslett & J.S.Fishkin (eds), Philosophy, Politics and Society. 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