La société civile - Centre d`Action pour un Personnalisme Pluraliste

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LA SOCIETE CIVILE ET LA CITOYENNETE ACTIVE
DANS L’ETAT DE DROIT DEMOCRATIQUE
par
Paul LÖWENTHAL
Commission des droits économiques et sociaux,
Ligue des droits de l’homme et Amnesty International (B.F.)
« Dans les pays démocratiques, la science de
l’association est la science-mère. »
Alexis de TOCQUEVILLE
De la démocratie en Amérique [25]
« Society has the right and power to make
and unmake political authority, according as
it does so serve of fail to serve. »
Thomas PAINE
I.
UNE NOUVELLE DONNE POLITIQUE : LES ENJEUX
Les défis
2
Les dangers
3
II. PHILOSOPHIE POLITIQUE ET DROIT : LES FONDEMENTS
La démocratie
La démocratie représentative
La puissance publique
« Une personne, une voix »
4
4
4
La citoyenneté active
L’évolution des citoyennetés
Enjeux juridiques et sanctions sociales
5
6
La société civile
Une doctrine historiquement située
Légitimités d’une société civile
Vocation de la société civile
La société civile organisée
7
9
9
10
III. INSTITUTIONS : DES MODALITES PRATIQUES
Des critères juridiques
En droit national
En droit international
Droit positif
13
13
14
Quelles ONG ?
Une question non triviale
Des critères
Exigences pour les ONG
Qui décide ?
IV. CONCLUSION
Bibliographie
15
16
17
17
17
18
2
I. UNE NOUVELLE DONNE POLITIQUE : LES ENJEUX
Les défis
consultant auprès d'institutions internationales. Il
importe d'y réfléchir, car
- si (i) l'on reconnaît le caractère politique des
interventions
d'organismes
« techniques »
comme le FMI ou l'OMC ou si (ii) l'on
systématise des conditionnalités dans l'ordre
des droits humains ou du social, face à des
Etats et à des institutions internationales
suspects, un recours juridique à la société civile
s'imposera, à la fois avant (concertation),
pendant (négociation) et après (surveillance,
évaluation)
la
signature
de
contrats
internationaux de coopération ou d'accords
économiques (Cfr Coordination d’ONG, 2000).
Ce sont des ONG qui ont obtenu qu'il soit mis
fin aux négociations sur l'AMI au sein de l'OCDE.
Mais ce sont des ONG aussi qui ont cautionné
les débordements politiquement ambigus de
Seattle, Washington, Prague ou Göteborg.
Au cours des dernières décennies, les pouvoirs
institués ont été de plus en plus souvent débordés par
des organisations privées :



Au titre d’une démocratie économique censément
distincte de la démocratie politique, syndicats
patronaux et de travailleurs gèrent depuis des
décennies des pans entiers de la politique sociale
en marge des instances politiques. Plus
récemment, la vogue hyper-libérale a conduit à
faire basculer sciemment des pouvoirs – pas
seulement économiques – d’instances publiques
aux compétences et moyens juridiques et
financiers désormais réduits, vers, théoriquement
des auto-régulations de marché, pratiquement des
milieux d’affaires de plus en plus puissants. Il
importe d'y réfléchir, car
- la distinction entre le politique et l’économique
légitime une autonomie de l’économique (luimême réduit au financier) au moment même
où nous plaidons l’unicité des droits humains ;
- la distinction entre le politique et l’économique
tend (et vise) à isoler l’économique, domaine
réputé technique, dominé par les choix
individuels et qui aurait sa justification en soi,
de
choix
politiques
qui
reçoivent
systématiquement une connotation péjorative –
utopiste ou clientéliste.
Des organisations humanitaires interviennent sans
contrainte diplomatique, sans délai et à bonne
échelle. Il importe d'y réfléchir, car
- l'urgence humanitaire ne peut pas connaître, et
les organisations humanitaires peuvent ne pas
connaître, les contraintes de la diplomatie : un
statut précis assoirait la légitimité des ONG,
mais risquerait de limiter leur liberté de
mouvement ;
- en ex-Yougoslavie, des ONG se sont fait expulser au profit d'entreprises privées sous contrat
gouvernemental (ou même international ?), en
matière de distribution d'eau, notamment : un
statut précis pourrait leur donner voix au
chapitre dans de telles situations ;
- des conflits interviennent entre ONG, et l'on
doit
déplorer
des
carences
d'ONG
insuffisamment préparées, voire mal inspirées
(projet idéologique, fausses ONG) : un statut
précis pourrait assurer un minimum de contrôle
sur ou entre ONG.
Des ONG de défense des droits humains ou de
promotion du développement ayant une portée
internationale mènent le combat contre des
politiques privées, nationales ou internationales –
mais jouissent, le cas échéant, d'un statut de
- Dans la coopération internationale, des ONG
locales devront être impliquées, dont la
sélection (et le droit de sélection que des
organismes étrangers s'arrogeraient) pose la
question des critères de leur légitimité.

Des ONG revendiquent le droit d'être
systématiquement consultées par des assemblées
dotées
d'une
légitimité
démocratique :
gouvernements et parlements – qui ont beau jeu de
contester la légitimité de soi-disant représentants
de la société civile. Qui choisira celles qui auront
ce privilège, et sur quels critères ?

A l'instar d'associations de consommateurs, les
ONG revendiquent le droit d'ester pour tiers et se
posent ainsi en représentants du bien commun –
sans autre critère que leur réputation et leur
autorité morale.
Il est tactiquement inévitable, mais aussi
légitime en droit et en philosophie politique dans des
démocraties représentatives, que le statut – interne
(représentativité, compétences) et externe (juridique,
politique) – de la société civile soit questionné :
- La légitimité démocratique des élus au suffrage
universel ne doit pas être mise en cause.
(Elle l'est pourtant, chez nous, dans le chef des
syndicats patronaux et ouvriers, au nom d'une
démocratie économique voulue séparée de la
démocratie politique. Et ces syndicats font partie
de la société civile.)
- Les ONG elles-mêmes seraient réticentes à voir
agréer des organisations telles que syndicats
corporatifs ou sectes, ou encore des mouvements
spontanés a-structurés comme la marche blanche
(ce qui ne veut pas dire qu'il ne faille pas les
prendre très au sérieux !).
3
Les dangers
Les avancées de la société civile dérangent –
consciemment et volontairement. Son statut juridique
est à tout le moins ambigu. Et la nébuleuse des
groupements plus ou moins informels n’est pas
exempte de dérives : il est des ONG douteuses, il est
des adhésions et des alliances (de fait) douteuses et il
est des débordements comme ceux de Washington,
desquels plusieurs ONG importantes se sont d’ailleurs
désolidarisées. Tout cela fait risquer la mise en cause
globale de la société civile, ONG agréées y compris,
par une alliance de fait des pouvoirs économiques et
des puissances publiques, nationales et internationales : des banderilles ont été posées
 par le monde des affaires : un de ses représentants
a posé la question à Davoz, au lendemain des
manifestations de Seattle et Washington – et
l’ambiguïté de ces manifestations donne sa
légitimité à la question…
(N.B. : on contestera d’emblée la réplique consistant à demander, réciproquement, quelle est la
légitimité des entreprises : dans le modèle libéral,
les légitimités individuelles vont de soi.)
 par le Conseil du FMI, sous le coup des
manifestations de Washington ;
 par des gouvernements nationaux ; les exemples
sont nombreux ; rappelons :
 qu’après avoir en principe accepté de participer
à l’évaluation des programmes d’ajustement
structurels dans le programme SAPRI1 de la
Banque Mondiale, le Salvador s’est désisté en
arguant du caractère partial (entendez :
critique) des ONG participantes ;
 qu’en Bolivie, le FMI a conditionné son programme de réduction de la dette extérieure 2 à
une consultation de la société civile sur l’usage
– voulu social – des marges financières dégagées, mais n’a pas régi le choix des organisations consultées. Et que le gouvernement a
refusé de prendre en considération le rapport
émis par diverses ONG sous le patronage de
l’Eglise catholique ;
 qu’en Belgique, des ministres ont pris le pli de
distinguer
- « bonnes » et « mauvaises » ONG, sans fournir de critères, a fortiori les avoir discutés,
- l’information à laquelle la société à droit de
la décision qui est réservée au politique –
sans envisager, entre les deux, aucune
possibilité de consultation, concertation ou
participation ;
1
Structural Adjustment Programms Review Initiative, réunissant
Banque Mondiale, gouvernements du Tiers-Monde et ONG locales.
2
Programme HIPC2 : Highly Indebted Poor Countries.
 par les industriels et financiers réunis à Davoz et
par un nombre croissant de responsables politiques, suite aux violences qui ont accompagné les
manifestations de Göteborg et de Gênes.
Si les ONG sociales, de développement ou de défense
des droits humains ne veulent pas perdre leurs acquis,
notamment leur agréation comme consultants
d’organismes gouvernementaux ou internationaux ; a
fortiori si elles veulent élargir leur action comme
représentants de la société civile dans des dialogues
politiques, – alors il est tactiquement opportun, sinon
urgent, que les ONG se préoccupent de définir, en
concertation internationale, les bases de leur
légitimité et les critères d'éligibilité d'organisations
prétendant représenter la société civile.
Il ne s’agit pas seulement – c’est le plus urgent – de
répondre aux mises en question dont elles font et
continueront de faire l’objet. Il s’agit
- d’asseoir les bases de leur intervention dans le
decision-making, voire -taking : une intervention
citoyenne et transnationale dans des régimes
représentatifs nationaux : c’est l’objet de la
deuxième partie ;
- de définir les critères et les procédures de sélection, puis d’intervention, évaluation et sanction,
des ONG que l’on pourra effectivement jugées
légitimes : ce sera l’objet de la troisième partie.
II. PHILOSOPHIE POLITIQUE ET DROIT : LES FONDEMENTS
La démocratie
La démocratie représentative
« Le pouvoir des citoyens d’épuise dans leur
vote »3 : même si cette position extrême ne fait pas
l’unanimité des jurisconsultes, elle résume bien l’idée
centrale de la démocratie représentative, qui offre un
compromis entre l’impératif d’une compétence
(technique ou stratégique : le sens de l’Etat) et la
souveraineté populaire. Et celle-ci est basée sur le
principe du suffrage universel : « une personne, un
vote » dans un système donné, qui est historiquement
celui de l’Etat-nation à base territoriale.
La réalité est en retrait sur ce modèle, et pas
seulement en raison d’imperfections de fait : nous en
tirerons argument. Mais c’est un fait nouveau que
l’irruption d’une « citoyenneté active » qui prétend,
non seulement exercer des pressions toujours
légitimes, mais participer à l’exercice du pouvoir.
Nous commencerons donc – c’est l’objet de
cette section – par un inventaire des objections de
principe qui peuvent être opposées à une intervention
directe de la société civile dans un Etat de droit
démocratique de régime représentatif. Plus
positivement nous demanderons-nous sous quelles
limites, à quelles conditions et suivant quelles
procédures elle pourrait y intervenir, et comment les
inévitables conflits pourront être résolus
- dans le respect d’une primauté de principe des
pouvoirs politiques institués (si la société civile a
le droit d’être reconnue par la puissance publique,
celle-ci conserve son propre droit à régir l’espace
public – qui comprend la société civile…), mais
aussi
- dans le respect – nullement assuré – d’une
primauté de la philosophie sociale (la
démocratie), du droit des gens et des pactes
internationaux
sur
les
législations,
les
réglementations et les pratiques nationales.
La puissance publique
Première objection : dans un Etat de droit
démocratique, ce sont les instances légitimement
élues qui détiennent toute la légitimité politique. En
particulier l’Etat a-t-il le monopole de l’exercice de la
force : c’est ce qui différencie le public du collectif.
Des pouvoirs privés existent pourtant, soit
qu’ils aient été concédés par la puissance publique et
il ne s’agit alors que d’une délégation, soit qu’ils
soient limités à une population précise : règlements
d’atelier ou d’école, ordre des professions libérales.
Au mieux, (i) ces règlements sont régis par les
populations concernées, qui négocient ou votent les
statuts, ont la faculté de les amender et élisent leurs
dirigeants, (ii) moyennant le respect des lois et une
éventuelle agréation publique.
Au pis, dirigeants et règlements sont imposés à
une population censée y adhérer (règlements
d’établissement).
Si une association embrassait potentiellement
toute la population d’un Etat, nous aurions affaire à un
contre-Etat privé. Tout théorique qu’elle soit,
l’hypothèse suffit à justifier une préséance des
instances politiques publiques, avec leurs garanties
juridiques. Sans arriver à ce cas-limite, les tensions
entre gouvernement et interlocuteurs sociaux, ceux-ci
plaidant la séparation entre démocraties politique et
économique, illustre le propos.4
Introduire la société civile comme un acteur de
la décision impose qu’on balise, sinon canalise, un
pouvoir direct du citoyen dans un régime
essentiellement représentatif. Avec les responsabilités,
donc les redditions de compte, correspondantes : si
l’on reste dans l’optique classique où « le pouvoir du
citoyen s’épuise dans son vote », les mouvements
spontanés ou informels ne jouissent en effet que de
libertés, pas de pouvoirs. Mais ici encore, l’expérience
des interlocuteurs sociaux montre qu’un système
politique et juridique peut absorber la réalité de
pouvoirs privés : si on a pu le consentir aux uns dans
l’ordre économique, on ne pourra en refuser le
principe à d’autres, en d’autres matières.
« Une personne, une voix »
Cela conduit à cette deuxième objection :
accorder un pouvoir politique à des ONG revient –
implicitement et sans transparence – à accorder un
droit de vote censitaire à leurs membres, voire, dans le
cas d’ONG internationales, un droit à des non-citoyens.
Aura le plus voix au chapitre celui qui militera dans le
plus grand nombre d’organisations.
Que vaut le principe « une personne, une
voix » ?
1. Le principe a d’évidents
relents
individualistes. Sa seule concession au collectif est
dans les règles de décision : des règles de majorité par
lesquelles on pallie l’impossibilité d’un consensus.
4
3
Pouvoir, et non liberté ou droit : on vise ici un pouvoir politique,
soit la faculté ou capacité à faire mouvoir autrui.
Il est bien sûr des ONG qui ne visent pas la population où elles
recrutent, mais des populations tierces (Tiers-Monde) ou débordant
la population nationale (associations internationales). Leur rapport à
l’autorité publique d’un Etat où elles opèrent s’en trouvera
compliqué.
5
Il s’agit bien d’une résignation, car la
démocratie ne saurait se réduire à une dictature de la
majorité. Cette résignation est éventuellement
tempérée par l’édiction de règles de majorité plus ou
moins exigeantes : deux-tiers, double majorité, bicaméralisme fédéral dont les deux chambres n’ont pas
la même composition,… Au demeurant, même le
droit américain, le plus individualiste qui soit, rejette
la pure liberté individuelle dans certains cas : pour la
non-discrimination raciale ou les contrats de travail,
notamment (C.R.Sunstein 1991).
Si l’on admet (i) l’idéal du consensus, (ii) la
légitimité corollaire d’une participation aussi large
que possible (fût-ce sans pouvoir de décision) et (iii)
l’opportunité du croisement d’instances différentes
pour élargir les majorités, – il devient possible
d’intégrer des organisations privées, jugées
représentatives, dans ce qu’à ce stade on appellera de
façon volontairement vague le processus de décision.
La relative spécialisation des ONG constitue un
facteur d’élucidation, à côté de votes politiques qui
sont tout globaux : on vote en effet pour des
personnes ou des partis, pas sur les éléments de leur
programme – et celui-ci ne couvre pas tous les enjeux
possibles. Il est raisonnable, au sens précis de ce
terme, que ces options générales (une confiance sur
une orientation d’ensemble) se voient complétées par
des adhésions plus spécifiques. Et l’attribution d’un
rôle politique à la société civile permettrait
d’institutionnaliser leur complémentarité par rapport
aux parlements. Comme tout consultant, comme tout
groupe de pression, des ONG peuvent être, et même se
voir reconnaître le droit d’être des decision-makers,
même si cela ne justifie pas encore qu’elles puissent
être des decision-takers.
2. Le principe « une personne, une voix »
implique (R.A.Dahl 1979) (i) que des prétentions
(claims) également valides justifient de mêmes droits
de vote, (ii) que les prétentions des divers membres
sont a priori également valides : c’est ce dernier
postulat qui sous-tend un principe qui vise, certes, à
reconnaître la pleine valeur de toute personne, mais
qui cherche aussi, sinon surtout, à s’arc-bouter sur la
personne pour échapper à la tâche impossible de
devoir juger des intensités ou des légitimités plus ou
moins égoïstes de leurs préférences.
On en jugera par les limites, au demeurant
incontestées, qui sont mises au principe du suffrage
dit universel : personne ne songe à l’étendre aux
mineurs d’âge, aux déments ou à des étrangers de
passage. Et – sauf à corriger d’éventuels excès – les
défenseurs des droits des criminels emprisonnés ne
prétendront pas qu’on leur conserve leurs droits
politiques. Le statut de ces personnes comme êtres
humains n’est pas en cause, mais leur capacité ou
légitimité à faire jouer leurs préférences politiques.
A la lumière de ces considérations, un droit de
participation de la société civile aux décisions
politiques signifierait l’attribution à leurs militants
d’un droit, non pas supplémentaire mais
complémentaire : un vote « complet » n’irait qu’à
celui qui est citoyen « complet », à la fois par son vote
et par ses engagements – ou à celui qui se préoccupe
de donner une voix à ceux qui n’en n’ont pas ou guère
: l’illettré, le faible, l’opprimé – que celui-ci soit, au
demeurant, citoyen électeur ou non, et qu’il soit chez
nous ou ailleurs. Suivant cette logique, qui rejoint
celle qui justifie l’action collective syndicale dans
l’entreprise individuelle, donner une voix aux ONG
compense le manque de voix (autre qu’électorale) de
leurs protégés. A moins d’y voir le passage de
l’« individualisme » du libéralisme des Lumières au
« personnalisme » de l’être humain socialisé – à
défaut de pouvoir requérir de chaque électeur qu’il
lève son « voile d’ignorance » (J.Rawls) et procède à
une « réduction » qui le transforme en observateur et
juge objectif de la vie sociale à de laquelle il
participe…
Cette logique est-elle tenable ? En simple
opposition à la logique représentative traditionnelle,
elle soulève d’évidentes objections. Le principe « une
personne, une voix » n’est pas seulement une
commodité pratique, il répond à une intuition
foncière. Toutes les ONG ne protègent pas des faibles :
songeons aux ordres professionnels, aux fédérations
sectorielles ou aux syndicats de cadres. Toute
transparence arithmétique étant perdue, c’est la
représentativité démocratique elle-même qui se
trouverait mise en question. Cela dit, les dérives du
régime représentatif, par le jeu à la fois des partis et
des lobbies et, en certains lieux, par les carences du
monde politique, a fait poser à nouveaux frais les
questions de la société civile et de la citoyenneté
active.
La citoyenneté active
L’évolution des citoyennetés
L’éveil récent d’une citoyenneté « active » est
une réalité aussi ambiguë qu’universelle. Une réalité,
d’abord : on ne saurait plus faire comme si elle n’existait pas et n’avait pris la place que, par démission ou
désintérêt, les pouvoirs politiques lui ont abandonnée.
Parmi les facteurs, surtout négatifs, qui expliquent son
avènement, il en est de bons, qui nous fondent à pousser l’avantage, mais il en est de moins convaincantes,
ou qui appelleraient d’autres correctifs, notamment
dans le fonctionnement politique lui-même.
 Une insatisfaction à l’égard des mécanismes
politiques
- parce qu’un manque de transparence (dossiers
complexes, négociations secrètes, engagements
non tenus) brouille l’image de la démocratie ;
6
- parce qu’une liberté responsable est associée à
l’idée démocratique ;
Ces deux raisons convergent sur la revendication
d’éléments de démocratie directe comme le
referendum – au risque d’instaurer une dictature
de la majorité.
mais qui est l’expression naturelle de libertés
responsables dans des sociétés qui évoluent dans des
structures imparfaites.
 Une insatisfaction à l’égard du monde politique
- parce que, élu en fonction d’intérêts socioéconomiques ou d’enjeux contingents, il n’est
pas jugé représentatif des préférences de la
population en d’autres matières à l’égard
desquels les clivages d’opinions croisent les
divisions partisanes ;
- parce qu’élu sur un programme d’ensemble, il
ne satisfait pas les citoyens sur tous les points ;
- parce qu’il est divisé (au mieux, respectueux
des minorités), confronté à l’« art du
possible », que ses compromis ne répondent
pas aux idéaux des citoyens ou ont des
conséquences jugées inacceptables – ou alors
parce qu’il ne parvient pas à un compromis ;
- parce que, extrapolant les raisons précédentes,
le monde politique est perçu comme inféodé à
l’économique (privé ou collectif, au
demeurant et avec ou sans suspicion de
corruption) au détriment d’autres sièges de
valeurs, et qu’il n’est donc pas considéré
comme un garant fiable du bien commun.
On distinguera utilement le pouvoir du citoyen
sur lui-même, citoyenneté (tout court) qui s’exprime
en termes de libertés et de droits, et son pouvoir sur
autrui qui ne peut s’exprimer aujourd’hui qu’en raison
d’intérêts personnels et par voie juridictionnelle. Du
moins en principe, car il y a aussi les médias, la
délation acceptée en droit,… La citoyenneté (tout
court, même si elle est « active ») passe par la
mobilisation des libertés de pensée, association et
expression dans une attitude militante. L’idéologie
des droits de l’homme est, à cet égard, le référent
obligé. Les droits du citoyen en font partie – mais ils
en sont la partie la moins universelle. Les droits de
l’homme sont acceptés comme indiscutables, mais
certains d’entre eux, comme le droit à un emploi,
relèvent de l’ambition politique plutôt que de droits
pouvant être effectivement exercés. Or, ce sont
précisément des droits de l’homme comme citoyen.
 En amont, une insatisfaction à l’égard des débats
publics
- en l’absence de réponse univoque à certaines
questions
(qui
n’en
permettent
pas
toujours…) ;
- en raison du silence des « intellectuels » ou de
certaines autorités morales (les hiérarchies
religieuses face à des conflits à prétexte
religieux, par exemple : Irlande, Liban,
Palestine, Soudan,…) ;
- en raison d’une médiatisation à la fois
envahissante, biaisée et à très courte vue.
Tout cela est aussi réaliste qu’équivoque : la
vogue actuelle de la société civile peut résulter d’un
constat de carence de la société politique, plus ou
moins bien diagnostiqué d’ailleurs, mais sa légitimité
ne saurait se fonder sur cet argument tout négatif.
Volonté de liberté et de participation, sinon de
pouvoir mais intransigeance et rejet de l’inconfort des
ambiguïtés ; affirmation démocratique mais culte des
majorités ; tolérance affichée mais radicalisme dans
les dialogues : la citoyenneté active n’est décidément
pas un pur symptôme de maturité politique… L’idée
de l’encadrer par les instances intermédiaires d’une
société civile adéquatement légitimée et contrôlée
sera jugée préférable au rejet pur et simple d’un
corps étranger au droit constitutionnel traditionnel
Enjeux juridiques et sanctions sociales
5
Sans nécessairement viser une prise de pouvoir
directe, les citoyens et les groupes où ils s’inscrivent
peuvent relever les défis de la société et affronter les
dysfonctionnements de ses institutions. Ils susciteront
autour d’eux une prise de conscience de ce qui
dépasse la sphère d’intérêt restreinte de chacun, ses
relations « courtes » dans le temps et dans l’espace
qui le touchent directement, pour prendre en
considération des enjeux collectifs « longs » :
indirects, collectifs, futurs ou potentiels. Cela
supposera le plus souvent des médiations : presse,
mouvements ou partis, qui relient concrètement le
citoyen à ses élus.
Cela touche aussi le pouvoir judiciaire. Sous la
pression des demandes nouvelles qui leur sont
adressées, les juges sont de plus en plus amenés à voir
dans les textes des produits semi-finis à parfaire6. Ils
doivent donc juger en référence aux principes et
faire… droit à une hiérarchie des normes, sortant du
cadre national, et même du droit puisque relevant de
la philosophie politique : l’État de droit démocratique,
les droits de l’homme. Servir l’État de droit, c’est se
faire le recours contre tout arbitraire, fût-il organisé
par le loi elle-même, et c’est ce que fait la Cour des
droits de l’homme. Servir la démocratie et les droits
de l’homme, c’est faire place à l’éthique et
reconnaître au citoyen son plein statut de sujet du
droit, contre tout caporalisme.
5
Cette section est reprise au Groupe Martin V (1998).
Antoine GARAPON, Le Gardien des promesses. Justice et
démocratie. Paris, Odile Jacob, 1996.
6
7
Aujourd’hui, la déception à l’endroit des
médiations traditionnelles fait revendiquer une
citoyenneté active qui s’étendrait à un pouvoir sur les
institutions elles-mêmes : mobiliser le pouvoir
législatif sans passer par « son député », mobiliser le
pouvoir exécutif sans passer par le pouvoir judiciaire,
avoir la faculté (reconnue en doctrine mais non
concrétisée) d’un contrôle externe sur le pouvoir
judiciaire. Avec tous les conflits que ces interférences
permettent d’augurer : conflits de compétence,
conflits de légitimité, conflits entre éthique
(controversable) et droit (altérable), conflits entre
minorités, ou entre des minorités et la majorité,…
Si elle va jusque là, la citoyenneté active peut
être définie comme la démarche par laquelle des
citoyens se mobilisent et mobilisent d’autres citoyens
dans l’ordre public en vue de promouvoir la cité et la
défense de certaines valeurs jugées essentielles, voire
de nouveaux modes de gestion des services de la
collectivité. Le mouvement blanc comporte sur ce
point un enseignement important. Il vérifie qu’il n’est
pas nécessaire de constituer un nouveau pouvoir de
droit pour enclencher un mouvement de réformes : la
mobilisation citoyenne a davantage fait bouger les
institutions que ne l’eut fait un usage traditionnel du
pouvoir. Mais d’autre part et pour efficace que soit
l’action indirecte, les citoyens se voulant « actifs »
revendiquent l’accès au pouvoir. C’est qu’ils ne
contrôlent pas les moyens de leur action indirecte,
singulièrement les médias.
La volonté d’être citoyens actifs est, ou devrait
être, dans l’essence même de la démocratie et on ne
peut que l’accueillir favorablement. Mais est-ce dans
le politique ou sera-ce contre lui, parce que « la
démocratie est forte là où l’ordre politique et social est
faible et débordé d’en haut par la morale, d’en bas par
la communauté », comme dit Alain Touraine7 ? C’est
vrai que les valeurs et les objectifs des uns et des
autres entrent en conflit, qu’aucun régime n’est parfait
et que les hommes ne le sont pas non plus. À défaut
de consensus rarement accessibles, que sera une
gestion démocratique et activement citoyenne des
conflits ? Quelles sanctions sociales, aussi informelles
qu’éventuellement tyranniques, verrons-nous imposer
? C’est ici qu’on fera observer qu’une citoyenneté
active doit être une citoyenneté responsable. La
responsabilité qu’a chacun des conséquences de ses
actes privés, devra être étendue à ses actes politiques.
Si la démocratie ne peut être la dictature de la
majorité, militante ou silencieuse d’ailleurs, elle doit
assurer les négociations utiles : ce que permet le
système représentatif et que refuse la démocratie
directe, y compris le référendum qui aurait de luimême des effets juridiques. Et si la majorité ne peut
dicter, a fortiori les minorités ne le pourront-elles : ici
est un danger des mouvements de citoyenneté active.
7
Critique de la modernité. Paris, Fayard, 1992, p.404.
Des structures intermédiaires s’imposent, mais aussi
des procédures qui les maintiennent dans l’État de
droit démocratique. Car il est à la fois vrai que « la
notion d’institution répond justement au besoin de
pallier les intermittences de la volonté » (François
Rigaux8), ce qui justifie des règles « raides comme la
justice », et que la philosophie politique doit commander le droit, ce qui doit faire place au discernement.
Encore faut-il que le droit régisse nos actions.
Et sans confondre le droit et la loi, ni l’acte de juger
avec l’application de la loi. Le positivisme juridique,
désuet en doctrine mais encore prépondérant dans les
prétoires, a été aggravé par le scrupule des juristes : en
l’absence de contrôle externe sur le pouvoir judiciaire,
il a été jugé que la Justice devait se rendre inattaquable, et qu’elle ne pouvait l’être qu’en se tenant aux
termes de la loi. Creusant ainsi un fossé avec la vie –
la vie démocratique en particulier : « la société démocratique est une société qui repose sur une secrète
renonciation à l’unité, sur une sourde légitimation de
l’affrontement de ses membres, sur un abandon tacite
de l’espoir d’unanimité politique » (Marcel Gauchet 9).
On ne saurait en conclure à l’incompatibilité
entre la citoyenneté active (une démocratie citoyenne
vécue) et le droit étatique (une démocratie représentative instituée). À l’heure où l’on envisage de plus en
plus la possibilité, hier encore iconoclaste, d’un droit
plural ou d’une justice procédurale, nous pouvons,
donc nous devons envisager ici aussi des procédures :
l'initiative citoyenne, ses indignations, ses rêves et ses
conflits, peuvent être balisés. Et les règles traditionnellement rigides peuvent, donc doivent se plier aux
contingences de la vie : « Il est heureux que les
juristes aient appris l’art de faire fléchir sans les briser
les concepts les plus augustes » (François Rigaux10).
Pour l’essentiel, tout cela reste à faire ; demandonsnous à qui il revient de le faire.
La société civile
Une doctrine historiquement située
En philosophie politique, notamment chez
Hegel, la société civile incorpore les citoyens dans
leurs activités autres que l’exercice de leurs
prérogatives politiques : les sphères politique et civile
sont en principe disjointes. A l’ère de la « citoyenneté
active », où le pouvoir du citoyen ne s’épuise plus
dans son vote, société civile et société politique se
recouvrent en partie.11 Par voie de consultations,
concertations et co-décisions, des structures
citoyennes intermédiaires participent, de facto sinon
de jure, au pouvoir politique : c’est la nébuleuse des
8
La loi des juges. Paris, Odile Jacob, 1997, p.234.
L’expérience totalitaire et l’expérience du politique. Esprit, 78/1976, p.16
10
Op.cit., p.220.
11
P.Reman (2001).
9
8
ONG :
mouvements et organisations, spécialisés ou
non, locaux ou internationaux, et qui œuvrent dans
l’un des grands domaines que sont les droits humains,
la défense ou promotion sociale et culturelle, l’action
humanitaire, le développement et l’environnement.
Nous nous tiendrons au vocabulaire couramment
accepté, mais il eut été plus adéquat de parler de
« société civique ».
Cette liste correspond à une constatation
actuelle, et non à des critères de principe : d’autres
champs seront peut-être couverts à l’avenir, et
certaines organisations sont mal tolérées dans le
milieu : typiquement, on acceptera – et encore, pas
toujours – les syndicats, mais on refusera les
fédérations d’entreprise, représentantes d’un pouvoir
économique qu’on veut combattre. Avant de
sanctionner en droit un état de fait qui est de toute
façon controversé, ou de proposer les conditions de
l’exercice d’un pouvoir politique en marge des institutions des démocraties représentatives, il faut donc
remonter aux principes. Nous l’avons fait déjà en
termes de citoyenneté active ; il nous reste à le faire à
partir d’une théorie de l’Etat, afin de pouvoir, par
recoupement, tenter de préciser à la fois le champ
(extension) et la mission (compréhension) de la
société civile organisée et parvenir en conséquence à
lui définir un statut. I.Gulbas (2001) interpelle
précisément en ce sens la théorie du droit :
« La puissance de l’État non seulement trouve ses
limites dans les droits fondamentaux reconnus aux
individus (ce qui crée comme le dit C.Lefort “la
possibilité d'une opposition au pouvoir fondée sur le
12
droit” ), mais de plus elle a pour finalité même la
garantie de ces droits. “L’État de droit repose, en fin de
compte, sur l'affirmation de la primauté de l'individu
dans l'organisation sociale et politique, ce qui entraîne à
la fois l'instrumentalisation de l'État, dont le but est de
servir les libertés et la subjectivisation du droit, qui dote
chacun d'un statut, lui attribue un pouvoir d'exigibilité et
lui confère une capacité d'action”.
(…) la théorie de l’État de droit implique une
certaine conception de la démocratie, dans laquelle la
volonté, que la Nation exprime par l'intermédiaire de ses
représentants, se trouve contrebalancée par d'autres
exigences. À ce titre, elle apparaît comme un
compromis entre l'idéologie démocratique et les valeurs
libérales, tout en enregistrant la poussée démocratique,
elle entend l'encadrer et la canaliser par le droit.
La promotion du thème de l’État de droit s'inscrit
ainsi dans une problématique plus générale d'adaptation
des régimes libéraux taraudés par la poussée
démocratique. L'objectif est de diminuer les
prérogatives du Parlement par la revalorisation d'un
Exécutif paré de toutes les vertus. L’État de droit
repose, enfin, sur une certaine vision du rôle imparti à
l’État dans la vie sociale. La réification de la distinction
du public et du privé, à travers le découpage symbolique
de l'espace social en deux sphères soigneusement
cloisonnées : l’État, d'une part, la société civile, d'autre
12
C. LEFORT, Droits de l'homme et politique, livre n°7, 1980, p. 25.
part, a, selon L.Ferry et A.Renaut, “pour fonction
première de fixer des bornes à l'emprise étatique sur la
vie sociale, d'établir un cran d'arrêt infranchissable.
L'État ne peut tout faire ; il y a des limites objectives à
son action, qui résultent de la nature des choses”. »
Cette limite à l’emprise des institutions de
l’Etat vise essentiellement les droits-libertés : cette
société civile que l’on définissait à côté de la société
politique et sans intersection avec elle. Mais elle se
laisse étendre à cette liberté supplémentaire qu’est le
droit citoyen à susciter des initiatives et à contrôler les
instances politiques : tout ce qui, dans la citoyenneté
active déborde la liberté de pensée, d’association, etc.,
ainsi que le droit de vote. Le système cohérent et clos
(cohérent parce que clos ?) de la démocratie représentative peut-elle s’y ouvrir sans s’y perdre ? Les vicissitudes du contrôle extérieur du pouvoir judiciaire
n’autorisent certes pas de minimiser la difficulté.
J.De Munck (2001) nous ouvre la perspective d’une
subsidiarité associative (nous soulignons):
« Sur le premier axe, l'axe institutionnel, l'enjeu me
semble tout entier concentré dans une redéfinition des
modalités de la subsidiarité associative qu'avaient
incarnée les mondes associatifs en Belgique. Il faut en
effet remarquer que l'État qui se reconfigure en
Angleterre et aux États-Unis repose, lui aussi, sur une
forme de subsidiarité. Il a non seulement besoin d'un
marché, mais aussi de communautés. On doit même
souligner le fait que cet État hypermoderne est, plus
que jamais, un État contractuel, qui a besoin de
partenaires civils pour accomplir ses missions de
service public. C'est que l'action publique se définit,
d'une manière sans cesse plus accentuée, en partenariat
avec des représentants multiples de la société civile,
dont les savoirs et les capacités sont intégrés directement au pilotage étatique. Cette situation n'est pas
défavorable à la culture politique de notre pays, bien au
contraire. Face à la subsidiarité mercantile et communautarienne, la subsidiarité associative constitue plus
que jamais un modèle concurrent crédible.
Dans ce cas, l'État s'allie des acteurs collectifs
organisés non sur la base de l'intérêt ou de 1a communauté locale, mais sur la base d'une culture politique
partagée et consciemment délibérée dans un espace
public autonome. Une réforme interne du néocorporatisme ne signifie donc pas nécessairement un repli du
monde associatif sur la double abstraction du lobbying
(conduisant à l'instrumentalisation réciproque de l'État
et des associations) et des discours moraux dégagés de
tout rapport au politique. Il suppose plutôt une forme
de réinstitutionnalisation d'un partenariat fort entre le
monde associatif et l'action publique.
Du côté de l'État, cela suppose un engagement à
soutenir des formes de représentation classiques comme les syndicats, mais aussi moins classiques et plus
expérimentales, comme les organisations qui se vouent
à la défense de l'environnement ou des droits de l'homme (au sens large). Du côté civil, cela supposerait qu'en
se débarrassant du fonctionnalisme des piliers, les
9
associations renoncent à leurs rigidités mais, pour
autant, ne renoncent point à constituer un espace public
organisé. »
Légitimités d’une société civile
Avant de définir une légitimité institutionnelle,
la société civile désigne une réalité sociologique : elle
est ce qu’elle est, pour le meilleur ou pour le pire. Et
l’on ne s’étonnera pas de la découvrir ambiguë.
On peut, à l’exemple de Ch.Taylor (1995),
distinguer deux origines historiques conduisant à deux
légitimations. La première voie est pré-politique,
fondée sur l’affirmation d’une identité. Elle peut
conduire à une revendication d’autonomie, mais sans
déboucher sur une prétention à un pouvoir global. Elle
tendrait plutôt à dissoudre l’Etat dans une société qui
serait, ou bien construite autour d’une volonté
commune (communautarisme), ou bien abandonnée
aux volitions individuelles (anarchie). Ces courants
sont contre l’absolutisme – mais ils menacent les
libertés. La deuxième voie est politique. Elle se fonde
sur des autonomies traditionnelles (mores) qu’elle
légitime sous la forme de pouvoirs décentralisés
articulés au pouvoir central.
C’est évidemment cette deuxième voie qui
nous intéresse ici – sauf à nuancer le mot « pouvoir »
– mais l’imprécision de la notion même de « sphère
publique » ne nous permet pas d’ignorer la première.
Selon celle-ci, et certaines conceptions institutionnelles s’y rattachent, l’Etat apparaît comme une
instance régulatrice, plutôt que directrice dans une
« sphère publique » où il revient à des structures
intermédiaires – médias, partis, groupements d’intérêts, société civile – de jouer un rôle médiateur entre
l’Etat et la société (J.Habermas 1989).
En français, mieux vaudrait parler de sphère
collective (concept socio-économique) plutôt que
publique (concept juridique), pour ne pas tomber dans
le piège que nous tend Habermas quand il définit la
sphère publique comme ce qui est soumis au pouvoir
public : logiquement, pour notre propos, c’est là une
diallèle ; politiquement, une pétition de principe qui
évacue notre problème. Habermas situe la sphère
médiatrice dans l’orbite du droit privé ; pour lui, dans
l’ordre libéral, la « sphère publique » rassemble des
individus top-down, à partir du pouvoir public 13,
tandis que la société civile qui nous occupe s’est –
comme Habermas le constate lui-même – générée
elle-même et s’adresse aux Etats bottom-up.
Nous nous rattacherons plutôt à Ch.Taylor
lorsqu’il suggère que la « sphère publique » naît
lorsqu’on cesse de n’avoir qu’une « somme » de
« The idea of the public sphere itself (…) signified a
rationalization of authority in the medium of public dicussions
among private persons » (J.Habermas 1989).
13
positions individuelles pour voir apparaître des
interactions conscientes, impliquant un débat. Dans
cette conception, l’« opinion publique » ou une manifestation informelle comme la « marche blanche »
ne font – sagement – pas partie de la sphère publique.
On fera aussi valoir le « devoir de désobéissance » qui permet aux citoyens de faire valoir, individuellement et collectivement, leur conscience morale
– libre, donc responsable et pour cela « informée et
formée » – contre les excès du droit positif ou de son
application : une manière de faire prévaloir la philosophie politique contre le formalisme juridique ou les
abus de droit, et d’assigner un rôle, sinon une place, à
la société civile au sein de l’institution politique.
Vocation de la société civile
La question du champ de compétence et des
critères d’évaluation de la société civile sont, tout
logiquement, corrélatifs à ceux que l’on applique à la
démocratie elle-même. Les ONG doivent-elles
représenter des personnes, des identités, des intérêts,
des préférences (non réfléchies et recensées) ou des
opinions (réfléchies et débattues) ?
 La reconnaissance d’identités collectives est
assurément un souci légitime, quoiqu’une société
ne doive pas agréer tout localisme ni toute secte, –
ni a fortiori leur conférer un pouvoir politique. Se
posent au moins les deux questions (i) de la portée
politique d’un groupement et (ii) de sa légitimité
dans le cadre d’un Etat de droit démocratique. Et
se posera – ici comme sur bien d’autres points – la
question de qui pourra en décider.
 La question des intérêts est controversée.
Si l’on définit le débat démocratique comme la
confrontation et le rapprochement raisonnés de
points de vue différents sur le bien commun
(comme la démocratie elle-même, un héritage des
Lumières), la défense d’intérêts particuliers,
catégoriels, sectoriels et locaux ne sera pas
reconnue légitime au sein du processus politique.
Ce qui fait place aux droits humains universels,
mais conduit à exclure des défenseurs de droits
concrets tels que syndicats patronaux et ouvriers
ou associations de consommateurs, au risque de
conforter ceux-ci dans leur vision d’une
démocratie économique séparée de la démocratie
politique. Ce qui ne paraîtra opportun, ni du pont
de vue du réalisme, ni du point de vue de l’unicité
des droits humains.
Si l’on définit le jeu démocratique comme un
« marché » d’intérêts à concilier, ce qui s’éloigne
de l’idéal philosophique mais rejoint – en matières
socio-économique ou ethno-régionale, dominantes
– l’expérience concrète, l’intrusion de la société
civile sera le moyen de faire intervenir des intérêts
10
pas l’objet de démonstrations de la raison raisonnante, mais cela peut conduire à des choix responsables qui préservent les conceptions subjectives
de toute façon irréductibles15 mais aillent au delà
d’un simple recensement de sentiments a priori.
plus ou moins négligés par les mécanismes en
vigueur dans les instances nationales ou internationales : minorités, générations futures, femmes,
autorités traditionnelles (pour le meilleur ou pour
le pire…), personnes intellectuellement ou matériellement démunies,… en donnant corps à des
droits subjectifs. Par là, la société civile peut couvrir aussi des « intérêts » transcendant le champ de
liberté du politique, comme les droits humains ou
ceux des générations futures.
Des opinions, on dit qu’elles sont le produit de la
raison : ce n’est plus un marché mais une agora ;
elles peuvent et donc doivent être soumises à
débat, censément en vue d’un consensus raisonné.
On nuancera bien sûr la possibilité d’objectiver les
problèmes réputés techniques au point d’aboutir à
une conclusion rationnelle qui résolve les
oppositions…
Ce qui conduit, un peu témérairement, certains
acteurs de la société civile à la situer à côté du
marché, voué au profit, et de l’État, enjeu de
pouvoirs, comme étant l’agent par excellence de la
participation au champ collectif et l’authentique
représentante de l’intérêt général. Méritant par là
le jeu de mots, imprudent lui aussi, du sociologue
Claude Javeau : « Si quelqu’un représente la
société civile, ou il la représente bien et c’est un
politique ou il ne la représente pas et c’est un
imposteur »…14
Même nuancée, la distinction est pertinente et elle
concerne triplement la société civile :
- au sein de chaque ONG, dans ses débats internes
(la discipline « voir - juger - agir » n’y a pas
toujours cours) ;
- au sein de la société civile dans son ensemble, à
commencer par la définition de critères
d’agréation politique des ONG ;
- dans les débats politiques où interviennent ces
ONG.
Cela révèle pourtant un problème bien réel, qui est
l’abus possible du recours à la société civile, au
nom d’une démocratie plus directe – en fait, de
structures intermédiaires autres que paris et
syndicats, et promues au rang d’instances. C’est
au point que d’aucuns y voient poindre l’hydre de
la privatisation. Sous prétexte de subsidiarité,
l’avènement d’une société civile instituée ne
concourt-il pas au désengagement de l’État ?
-
-
-
La responsabilité sociale des entreprises,
promue et surveillée par la société civile,
promeut-elle l’éthique ou démobilise-t-elle le
droit social ?
La prise de pouvoirs par une société civile
issue des forces vives de la société n’édifie-telle pas un nouvel élitisme, irrespectueux de
facto de la démocratie du suffrage universel ?
Sous-jacent à tout cela, le purisme d’ONG
refusant de se laisser encadrer par les lois ne
pourrait-il, dans certains cas, cacher une
stratégie de pouvoir ?
 L’opposition de principe entre une confrontation
de préférences et d’opinions est importante – et
elle l’est avant tout pour la démocratie elle-même.
Des préférences, on dit qu’elles « ne se discutent
pas », mais se prêtent à un vote : c’est un marché.
Ce qu’on nuancera à raison de ce que (i) les
préférences peuvent être informées, (ii) elles
seront souvent axées sur des valeurs et, en conséquence, (iii) elles sont sujettes à délibération,
individuelle (un discernement) et collective : c’est
la procédure « voir - juger - agir ». Cela n’en fait
14
D’un compte-rendu dans Le Soir du 29.8.2001.
Rien n’impose que les ONG professent la même
conception que celle qui est politiquement en
vigueur, même dans un Etat démocratique, mais la
divergence (qui se manifestera logiquement aussi
entre ONG) pose avec singulièrement d’acuité la
question des critères de légitimité des ONG
habilitées à entrer dans le jeu politique et des
instances habilitées pour en décider.
La société civile organisée
Il est bien des modalités possibles de relations
collectives. Toutes ont déjà été expérimentées et ont
donc déjà trouvé une traduction juridique.
 L’information en est le degré zéro, puisqu’elle
est, en termes de publicité ou de transparence à la
base de toute citoyenneté démocratique : l’information nourrit le pouvoir institutionnel de celui qui le
détient, mais elle n’en confère aucun.
 La consultation introduit le droit d’être écouté :
davantage qu’un lobbying qui se trouverait légitimé
parce qu’on le présume axé sur l’intérêt général, ou
doté de compétences utiles, elle implique le droit à
l’information, y compris, le cas échéant et moyennant l’acceptation d’un devoir de réserve, l’accès à
des informations qui ne relèvent pas de l’ordre
public. Elle implique aussi le droit de recevoir due
réponse à ses interpellations.
 La concertation institue la négociation jusqu’à la
rendre obligatoire. Elle se fait avec des organisations
reconnues dont on recherche l’accord, mais sans
obligation de résultat. Entre pouvoirs souverains, on
15
« People have wishes about their wishes » (C.R.Sunstein 1991).
11
en reste à l’échec : ainsi de la règle de l’unanimité au
Conseil des ministres de l’Union européenne. Avec
la société civile, la décision revient au pouvoir
politique : ainsi de la concertation sociale à-la-belge,
dont les acquis sont coulés en forme d’arrêtés légaux.
 Au delà, la coordination impose un résultat et
suppose donc une procédure conduisant à une
décision. C’est le passage à la règle de la majorité
dans l’Union européenne, ou le recours à une
instance arbitrale.
 Il n’y a pas que la prise de décision. La société
civile peut se voir reconnaître ensuite un droit à la
participation : une collaboration dans la mise en
œuvre, dans le suivi, dans l’évaluation. A ce titre, la
Commission européenne parle des ONG comme de
« partenaires », et la Banque mondiale pourrait lui
emboîter le pas.
 Et à la limite, nous en arrivons à la co-décision.
Ainsi des représentants d’ONG au sein des commissions de régularisation des sans-papiers, en Belgique.
L’enjeu pour nous, ici, est d’au moins dépasser le stade de la consultation. Faut-il pousser jusqu’à
la co-décision ? C’est éventuellement l’utopie de
militants – qui, le cas échéant, se heurtent bientôt aux
dures contingences de l’art du possible : l’illustrent
les conflits de conscience des écologistes, passant
d’un mouvement à un parti – et à un parti de gouvernement : du pur à l’impur… La co-décision est aussi
l’ambition de… la Banque mondiale ! Dans ses
initiatives récentes en faveur des pays pauvres
lourdement endettés (HIPC), elle exige que les marges
financières dégagées par ses remises de dette soient
affectées à des besoins sociaux, à définir en
concertation avec la société civile locale.16
Or, parce qu’elle foisonne spontanément et de
plein droit citoyen, la société civile présente des
contours flous. Et volontairement flous, pour prévenir
tout encadrement par les pouvoirs politiques qu’ils
doivent affronter. De récentes discussions suggèrent
que les ONG ayant pignon sur rue ne souhaitent pas
une institutionnalisation qui risque d’imposer (i) un
corset sur l’émergence de nouvelles initiatives, a
fortiori l’apparition de nouveaux mouvements, (ii) des
instances d’agréation où interviendraient des pouvoirs
publics que la société civile met en cause, (iii) une
implication excessive de la société civile dans la prise
de décision politique. Ces ONG récusent la catégorie
politique d’une « société civile organisée » dont elles
sont pourtant les prototypes.
Cette position a sa logique : si ce qu’on a
appelé la démocratie participative doit restée distincte
(et respectueuse) de la démocratie représentative, ses
acteurs doivent refuser le pouvoir, au sens politicoC’est du concret : le gouvernement bolivien ayant court-circuité
les ONG ne lui convenant pas et refusé de prendre en considération
leurs propositions, la Banque mondiale les a elle-même récupérées !
juridique : elles s’appliquent à elles-mêmes le principe juridique qui veut que « le pouvoir du citoyen
s’épuise dans son vote ».17 Cela n’exclut évidemment
pas les libertés et droits citoyens, y compris dans
l’ordre politique, mais cela interdit toute participation
directe au pouvoir politique. Mais la position des
pouvoirs politiques et financiers est logique aussi, qui
ne veut voir « participer » la société civile organisée
qu’autant qu’elle puisse exciper d’une légitimité. Car
c’est bien d’une société civile organisée qu’il s’agit, et
tant pis si l’appellation ne plait pas : ce sont des
organisations qui discutent, négocient, tandis que les
autres manifestations, celles de la rue, restent de
l’ordre des libertés de réunion et d’expression du
citoyen, et peuvent demeurer informelles. Et aussi
ambigües qu’informelles…
La différence est dans le mode et dans le
champ d’intervention. Il n’y a pas seulement les
pressions, exercées avant une décision, qui relèvent de
libertés et de droits citoyens et pourraient se satisfaire
d’une information propre à alimenter une « opinion
publique ». Il y a aussi les influences qu’on exerce au
sein du processus de décision : avant le decision
taking, certes, mais au sein du decision making. Les
citoyens font pression sur les décideurs, de l’extérieur. Par consultation, concertation ou participation,
les ONG exercent une influence dans les processus de
décision (elles ont éventuellement le statut de consultants agréés) – et elles prennent par là une responsabilité qui excède celle du citoyen actif. Leurs interlocuteurs, tout comme la population d’ailleurs, ont le
droit de s’assurer de la légitimité des personnes et des
organisations qui prétendent ainsi venir se mêler.
Elles ne prennent certes pas le pouvoir – ni d’ailleurs
ses responsabilités, puisqu’elles ne rendent compte
qu’à leurs membres – mais elles se donnent du pouvoir. Accessoirement, elles se financent auprès des
pouvoirs qu’ils contrôlent, ce qui est légitime mais
fait obligation et appelle des précautions.
La position des organisations de la société
civile est donc ambigüe. Elles se glissent en coin entre
les courants qui tissent la corde et la trame – l’histoire
et la structuration – de la société. Entre la réforme et
la révolution. Entre la démocratie élitiste qui régit un
citoyen-consommateur et celle, participative ou délibérative (F.Ost) du citoyen-acteur. Entre libéralismes
individualiste et communautarien. Entre le libre
marché et l’État-providence (J.Cohen & .Arato 199 ).
Par tout cela, la société civile tire des ponts et sert le
propos de la démocratie représentative elle-même,
tout en donnant corps à un contrôle citoyen qui ne
« s’épuise » pas dans son vote.
Ces raisons de philosophie sociale, militent en
faveur de l’élaboration d’un statut ou d’un code de la
société civile organisée, qui soit opposable à la fois
16
17
Alain Touraine va jusqu’à récuser la distinction entre démocratie
représentative et participative.
12
aux citoyens et aux pouvoirs. La société civile, tout
court, n’en a évidemment pas besoin, au delà des lois
et d’un devoir de désobéissance qui, même s’il peut
être protégé juridiquement, ne relève que de la
morale : la société civile organisée, parce qu’elle
existe de façon distincte et de facto institutionnelle,
appelle une codification particulière.
Il est aussi des raisons plus pratiques
d’accepter une formalisation. On peut s’en passer
quand on est une ONG importante, reconnue. Mais
dans la coopération au développement ou dans les
programmes de lutte contre la pauvreté de la Banque
mondiale, un dialogue social avec la société civile
locale est désormais imposé – ce qui est fort bien.
Mais de quelle société civile s’agira-t-il ici ? Suivant
quels critères la délimitera-t-on ? Et surtout, qui en
décidera ? Si l’on ne veut pas que ce soit tout bonnement le gouvernement local, il y faut des critères, et
qui soient suffisamment reconnus pour qu’on puisse
les imposer : des critères, un code de conduite, des
procédures, – une institutionnalisation qui soit
opposable à la fois aux citoyens et aux pouvoirs.
Ce que les ONG peuvent revendiquer, afin de
ne pas se mettre dans la dépendance des pouvoirs
politiques, c’est de définir elles-mêmes ces critères, ce
code et ces procédures. La société civile ne peut
s’auto-élire, a-t-on dit (Ph.Laurent 2001, oral), mais
elle peut régir les critères formels de sa légitimation.
L’initiative de ce effort incombe aux grandes ONG
internationales qui en ont l’autorité et la compétence –
celles-là même qui sont parfois tentées de se satisfaire
du statu quo, dès lors que leur propre légitimité n’est
pas discutée… On leur rappellera donc que noblesse
oblige.
Enfin, il y a urgence. Après des industriels ou
financiers à Davoz, après des délégués de gouvernements au FMI, c’est au sein de la Commission
européenne et dans le chef de certains nos ministres
que la question de légitimité de la société civile est
désormais posée. Et elle le sera d’autant plus, à
l’avenir, que la société civile se montrera plus
mordante ou plus efficace. Elle doit pouvoir répondre.
Et elle a intérêt à ce que ce débat inéluctable se fasse
au moins en partie sur ses propres propositions, plutôt
que sur celles que concocteraient des fonctionnaires
ou des politiques, à la fois apeurés et confortés par les
violences de casseurs ou provocateurs.
A partir d’ici, les questions ne portent plus sur
les principes : la doctrine qui fonde l’intromission
d’une société civile organisée dans les processus
politiques est discutable, comme toute doctrine, mais
elle est suffisamment établie dans les pratiques
institutionnelles internationales pour être légitimée
en droit. Les questions qui demeurent portent sur les
modalités. Les enjeux cruciaux sont la représentativité des ONG et la procédure de leur reconnaissance.
13
III. INSTITUTIONS : DES MODALITES PRATIQUES
Des critères juridiques
En droit national
Même dans de grands pays, les mouvements et
associations qui articulent localement la société civile
se connaissent et sont connues. Au point qu’on
pourrait y faire droit à la prétention de certains, de
voir décider par les ONG elles-mêmes qui, parmi la
pléthore des a.s.b.l. et mouvements informels, mérite
d’être reconnu. Mais d’autres se méfieront de ce
« spontanéisme » : si la procédure d’agrément peut
éventuellement commencer par là, on admettra qu’une
procédure plus explicite – plus transparente et par là
plus démocratique – s’indiquera. Elle sera de toute
façon exigée.
A supposer qu’on s’accorde sur l’instance idéale, elle ne pourra se désigner elle-même... Force est
donc d’agir par étapes, en suggérant, successivement,
quant à ses compétences,
- de faire mettre en place par les pouvoirs publics
(chaque département ou autorité œuvrant en
fonction de ses compétences) un conseil dont les
attributions (champ et pouvoirs) auront été définis
consensuellement,
- de lui donner un statut qui lui permette de modifier
ces attributions, sous réserve d’un agrément public
dont le refus devra être dûment motivé (au risque
de générer un conflit politique non soluble
juridiquement : telle serait bien la réalité) ;
quant à sa composition,
- d’intégrer initialement dans ce conseil les ONG qui,
consensuellement, auront accepté d’en être,
- de doter ce conseil d’un statut qui lui permette de
fixer sa propre composition, sous réserve d’un
agrément dont le refus devra être dûment motivé
(toujours au risque de générer un conflit politique
non soluble juridiquement).
En droit international18
Avant
de
poser
l’énorme
problème
institutionnel de l’exequitur, que l’intrusion de la
société civile vient encore compliquer, le droit
international pose une question de principe, qui est
l’universalité de normes telles que celles des droits de
l’homme ou de la démocratie.
Le droit international public se nourrit à la fois
d’un droit positif (qui inclut les Déclarations et Pactes
sur des droits humains – du moins dans le chef des
pays qui les ont ratifiés) et d’un droit coutumier qui
ouvre quelques portes supplémentaires, notamment la
possibilité d’imposer certaines normes internationales
aux pays qui n’y ont pas explicitement souscrit. Mais
les juristes insistent aussi sur le fait que tout contrat
bilatéral doit être basé « sur des critères mutuellement
acceptés et sur des normes généralement reconnues »
(T.van Boven 1995) et qui seraient les suivantes :
 le principe d’universalité : nul n’aurait plus le droit
de mettre en question des « droits humains et
libertés fondamentales », coulés en forme dans les
déclarations et pactes internationaux ; au sein d’une
zone telle que l’Union européenne, l’exigence
s’étendrait à ses pactes régionaux ;
 le principe d’indivisibilité ou d’interdépendance de
tous ces droits ;
 le principe de responsabilité, applicable erga
omnes ;
 le principe de réciprocité entre donateurs et
donataires ou lorsque l’accord comporte une clause
de « bonne gouvernance » ;
 le principe de participation : consultation, dialogue,
appropriation (ownership) ;
 le principe de solidarité pour un développement
tenu pour un droits humain d’ordre collectif,
condition de l’exercice de droits individuels ;
 le principe de prévention : éviter les mesures
punitives qui pèsent sur les populations.
Deux grands enjeux de doctrine doivent être
affrontés. Le premier concerne le statut de l’humanité
en tant qu’objet de droit. Le second concerne le statut
du droit international.
L’humanité est le fondement de tout droit. La
qualité d’humanité, tout comme l’environnement, « est
une possession commune, partagée mais non
partageable, pour laquelle la notion de frontière
territoriale qui sert de base à la théorie des Etats n’a
pas de sens. » (A.Leibowicz 1999). Son droit ne peut
donc être national, même si, dans la logique du droit
positif étatique dominant, les accords internationaux
doivent y être transcrits pour que les tribunaux du pays
puissent être utilement saisis.
Le droit international est, sous l’appellation de
droit des gens (jus gentium), à l’origine de tout droit –
du moins dans les traditions d’Europe occidentale ou
qui en procèdent.19 Il est aussi un ensemble de
19
18
Cette section reprend largement un chapitre de Coordination
(2000).
Toutes les traditions juridiques ne se plient pas à cette règle : le
droit des Etats-Unis, assurément exceptionnel, ne reconnaît pas la
prééminence du droit international mais impose l’extra-territorialité
de ses propres normes…
14
pratiques plus arbitrales que juridictionnelles.
Essentiellement inter-national, il n’est pas un droit
positif. En tant que jus gentium, le droit international
est dit proclamatoire ou déclamatoire parce qu’il ne
s’accompagne pas d’exécution, ou qu’il n’en reçoit
que par sa traduction dans les droits nationaux. Cela
n’exclut pas une « fonction positive », ni une
évolution qui permet de réinterpréter le jus gentium en
un jus inter gentes, qui est du droit positif. Mais même
ainsi, le droit international est plus proche de la loi de
la nature que du droit positif, celle-là « fondée en
vérité et en raison et non sur l’autorité de quelque
législateur » ; et il est tout aussi dépourvu « de tout
élément de coercition pour se faire entendre. Les
principes directeurs du droit international assimilent
les Etats nationaux à des citoyens qui se soumettent
volontairement à un contrat social. Voilà pourquoi, en
tant que norme éthique qu’on transforme selon les
besoins en exigence juridique, [sa] loi reste
indéterminée dans son contenu, ce qui constitue un
véritable obstacle à son développement vers un droit
positif. » (A.Leibowicz 1999). Et qui ouvre la voie à
une intervention de la société civile.
Mais on notera aussi l’émergence croissante,
certes tâtonnante, d’instances proprement internationales ou, si l’on veut, supranationales. Beaucoup
d’entre elles restent sous une tutelle plus ou moins
étroite des Etats, ou des plus puissants d’entre eux :
Conseil de sécurité, OMC, FMI, UE. D’autres s’affranchissent de cette tutelle, et ce sont celles qui nous
intéressent le plus directement puisqu’il s’agit de
tribunaux : le Tribunal pénal permanent20, la Cour
européenne des droits de l’homme. Ajoutons que de
grandes ONG officiellement reconnues sont associées,
ou du moins consultées, par certaines institutions et y
exercent une influence, dans un champ strictement
limité mais qui échappe aux Etats.
A l’autre extrême, le droit international est fait
d’un ensemble de pratiques, surtout en matière
commerciale. Essentiellement privé, même si les Etats
le respectent, ce droit est « plus souple, plus nuancé,
plus rapide, moins coûteux, donc plus zwechmässig,
selon l’expression de Max Weber, et plus rationnel,
que ne peuvent l’être les divers corps de droits positifs
nationaux. » (A.Leibowicz 1999). C’est en cela qu’il
nous fournit un exemple utile.
Le droit commercial international permet à
l’entreprise d’ester hors des règles de son droit
national – même à l’égard d’un Etat.21 Il s’agit en fait
d’un arbitrage : « en droit international, les règles
générales ne constituent que des cas limites, car le
20
Application de la note précédente : la nouvelle administration
américaine vient d’annoncer qu’elle ne soumettrait pas l’accord
créant le tribunal à la ratification du Congrès, parce qu’il conduirait
à soustraire des citoyens américains aux juridictions américaines.
21
C’est cette faculté que le projet d’accord multinational sur les
investissements (AMI) voudrait étendre jusqu’à proclamer un droit
au profit revendicable en justice.
principe dominant est celui de la relativité des normes,
et non la recherche du général qui ferait taire et
disparaître, comme dans le droit interne, les
revendications des parties en conflit. » (A.Leibowicz
1999). On applique ici – et l’on pourrait appliquer aux
droits humains – ce qu’en dit l’article 1496 du code de
procédure français : « L’arbitre tranche le litige
conformément aux règles de droit que les parties ont
choisies, à défaut d’un tel choix, conformément à
celles qu’il estime appropriées. Il tient compte dans
tous les cas des usages du commerce. »
Droit positif
Le droit international, qui est essentiellement
inter-national, peut-il offrir un cadre juridictionnel à
une intervention de la société civile ? Il semble que oui
et que les principes directeurs pourraient être les
suivants.

On suivrait la logique de la common law, parce
que (i) elle est la plus pertinente face au pluralisme juridique des pays partenaires, (ii) elle régit le
droit des pays dominants, ainsi que (iii) les arbitrages du commerce international.22 La logique de
la common law permettrait d’accumuler une jurisprudence et de l’adapter au gré de l’expérience et
des besoins (Zweckmässigkeit).

En corollaire et en l’absence de corps législatif
supranational, les instances juridictionnelles
délibèreraient de legge ferenda.23

En corollaire toujours, et aussi pour concrétiser le
fait qu’il s’agit de réguler des coopérations, les
solutions seraient surtout procédurales, laissant le
plus de place possible à la négociation des parties.
On prévoirait toutefois certaines clauses obligatoires,
et des clauses par défaut qui s’appliqueraient en
l’absence d’autre convention.
S’imposant à des pays égaux en droit, un tel
régime canaliserait quelque peu celui des Etats les plus
puissants. Il se heurte toutefois à un double obstacle.
La première et principale difficulté, commune à
tout le droit international et due à l’absence d’une
police supranationale, est l’imposition des sentences
(exequitur).
Comme dans le droit commercial international,
nous aurions davantage affaire à un arbitrage qu’à une
sanction, ce qui appelle des jugements en équité, toujours controversables, et suppose une disposition des
L’exemple s’impose comme une possibilité déjà avérée, mais
l’analogie ne doit pas être poussée, car la lex mercatoria ne définit
qu’un code de conduite sans contenu éthique.
23
Au sens d’une confirmation d’un droit en formation, ce qui est
plus que la sanction d’un droit existant mais moins que l’élaboration
d’un droit inexistant : la scène internationale n’est plus une res
nullius, mais nous ne voulons pas d’un gouvernement des juges.
22
15
parties à accepter l’arbitrage. Les entreprises privées
ont effectivement intérêt à (voir) respecter leur règle
du jeu, mais les Etats accepteront d’autant moins volontiers de se plier à un arbitrage, qu’ils ne sont même
pas tenus de se soumettre aux jugements de la Cour
internationale de La Haye, authentique tribunal…
Le deuxième problème pourrait être
l’émergence d’un droit privé des ONG, qu’il s’agirait
d’intégrer dans le droit officiel, c’est-à-dire dans les
droits nationaux. Cela ne pourrait guère se faire que
de la façon dont les juridictions nationales acceptent
de prendre en compte la lex mercatoria – avec cette
double différence, juridique, qu’il faudrait l’imposer à
la puissance publique elle-même et, politique, que
c’est précisément contre des Etats que des jugements
seront prononcés.
Deux grands principes devront nous guider,
dont il faudra d’abord convaincre toutes les parties…
1.
2.
L’Etat politique et le droit doivent être soumis
aux critères de la philosophie politique qui les
inspire et d’où leurs institutions tirent leur sens.
La logique fermée du droit positif prévalant trop
souvent – parfois pour des raisons défendables,
d’ailleurs – il appartient à la société civile de faire
valoir ce principe par toute voie de droit : en
justice et dans le dialogue politique. C’est la
situation actuelle, sauf
- à reconnaître officiellement la pertinence du
principe,
- à concéder aux ONG le droit d’ester en justice
pour compte de tiers – et d’en obtenir des
jugements respectant ce principe,
- à reconnaître aux ONG agréées un droit à
participer à la prise de décision politique
dans des matières et selon des procédures à
convenir.
Réciproquement, nos modernes « citoyens actifs »
et les ONG qui les regroupent devront assumer la
responsabilité politique qui leur serait reconnue.
Ces ONG veulent effectivement responsables, au
sens moral, mais le mot renvoie à une reddition
de comptes aujourd’hui inexistante. Et cette
absence fera redouter une prédominance des
forts, notamment des minorités actives ou des
corporations.
Quelles ONG ?
Une question non triviale
A priori, les candidats au titre de représentants
de la société civile sont nombreux, puisqu'elle
pourrait englober tout ce qui n'est pas la société
politique (les pouvoirs publics, les partis politiques) et
militaire (au delà du jeu de mots sur « civil », il faut
affirmer sans discussion leur dépendance du pouvoir
exécutif politique). Toujours a priori, cela laisse, par
ordre de formalisme décroissant :
 les ONG vouées aux droits humains, aux aides
humanitaires, à la coopération au développement, à
l'aide sociale, à la protection de l’environnement :
en fait, toute association visant d'autres personnes
que leurs propres membres ;
 les syndicats professionnels voués à la défense des
droits des travailleurs (ou de leurs membres…) ;
les associations de consommateurs ou autres
associations de défense de larges catégories de
citoyens (endettés hypothécaires,…) ; les
fédérations patronales homologues ;
 les institutions caritatives ou hospitalières privées,
notamment religieuses ;
 les mouvements d'opinion, pour autant qu'il
s'agisse pas de clubs politiques ;
N.B. : comment empêcher les camouflages : il
de fausses ONG, d'inspiration politique
idéologique,
éventuellement
reconnues
émargeant de budgets publics… ;
ne
est
ou
et
 les mouvements de spiritualité ;
N.B. : Cela inclut assurément les Eglises reconnues
– mais multipliées à raison des organisations qui en
émanent. En acceptera-t-on d'autres (peut-être
persécutées) ? Acceptera-t-on, indépendamment de
leur hiérarchie officielle, des communautés
religieuses justifiant d'une action éducative ou
sociale ? d'une action prosélyte (peut-être en
désaccord avec leur Eglise, et peut-être pour
d'excellentes raisons…) ? Comment faire le départ
entre mouvements d'Eglise et sectes ? Entre
mouvements visant la société ou ne visant que
leurs fidèles ?
 les groupements de défense d'intérêts particuliers :
comités de quartier, propriétaires de pitbulls,
supporters de clubs de football,…
 les mouvements informels de citoyens, bien
politiques, ceux-ci, le cas échéant, organisés
(comités blancs, groupes d'auto-défense de sanspapiers, de SDF, de voisins) ou non (marche
blanche).
Si l'on est trop englobant, ce sont les citoyens
comme tels, dès qu'ils sont rassemblés, qui seront
réputés constituer la société civile, avec de multiples
inconvénients, ou équivoques :
- un double emploi avec les votes ;
- la multiple appartenance des plus motivés (bien ou
mal : intéressés, fanatisés,...) et l'exclusion des plus
démunis, culturellement défavorisés ;
- un vote censitaire déguisé, doublant d'autres
inégalités qui affectent, le cas échéant, de mêmes
groupes.
16
Des critères
Pourrait par exemple constituer la « société
civile organisée » d'une société, territoire ou groupe
humain, tous les ensembles organisés qui, visant
d’autres personnes que leurs membres, peuvent faire
état d'objectifs (ou visions de société) clairs et de
procédures non arbitraires.
 Un mouvement spontané de masse ne serait pas
acceptable. Qui la marche blanche délégueraitelle : les parents d'enfants assassinés seraient-ils
été représentatifs, dès lors que les revendications
des marcheurs portaient globalement sur le
fonctionnement des institutions, police et justice ?
 A l’opposé, les partis politiques ne seraient pas
inclus non plus, précisément parce qu’ils sont les
acteurs de la société politique.
 L'« organisation » serait signifiée par des statuts
et/ou modes de fonctionnement assurant l'équivalent d'une gouvernance : une capacité de décision
(leadership) et son acceptation par les membres.
Cela ne va pas jusqu'à exiger un fonctionnement
démocratique que la clandestinité ne permet pas
toujours, mais cela implique le maximum de
transparence compatible avec les circonstances.
 Définition ouverte, elle ne fait pas place à un
closed shop des organisations existantes et permettrait de le combattre là où il sévit. Mais il ne faudrait pas tolérer l’intolérable, ce qu’une définition
aussi formelle ne suffit pas à assurer : il faudra
ajouter des règles de reconnaissance par les pairs.
 En principe, on exigerait que l'organisation ait des
objectifs qui ne se limitent pas à leurs membres. 24
Cela permettrait d'inclure comités de défense de
SDF, associations de consommateurs ou syndicats
– sauf lorsque leurs conquêtes ne profitent qu'à
leurs membres. Un syndicat à l’américaine qui fait
réserver ses conquêtes à ses seuls affiliés ne serait
donc pas habilité politiquement, non plus qu’une
fédération défendant les intérêts professionnels ou
commerciaux de ses membres ou, a fortiori,
qu’une association ayant un but de lucre.
Ces critères contredisent les vues de certaines
institutions internationales. Ils sont incompatibles
avec une définition large de la société civile, incluant
a priori fédérations patronales et syndicales – mais
comment l’OIT pourrait-il faire autrement ?… 25 Les
exemples, fort divers selon les pays, de concertations
entre « partenaires sociaux sont au demeurant riches
d'enseignements pour notre propos.
Nos critères divergent aussi avec ceux que propose le Comité économique et social européen (1999)
en se réclamant de Tocqueville, Durkheim et Weber :
- La société civile est caractérisée par des institutions
plus ou moins formalisées. [La société civile n’a
pas attendu les ONG pour exister et se manifester, et
si elle en un besoin pratique, elle n’en a pas le
besoin logique.]
- Les individus sont libres d’appartenir ou non aux
institutions de la société civile. [Mais ils font partie
de la société civile que les ONG représentent en pratique. On ne doit pas pouvoir récuser celles-ci au
nom d’une « majorité silencieuse » indémontrable.]
- Le cadre de la société civile est l’État de droit (the
rule of law). [Mais l’articulation entre sociétés
civile et politique ne saurait, de jure ni de facto,
être d’une pure et simple subordination.]
- La société civile est le lieu où les objectifs collectifs sont fixés (set) et où les citoyens sont représentés. [Cela concerne la décision et la représentation
politiques : le texte pèche cette fois par excès...]
- La société civile est régie par le principe de
subsidiarité. Elle intervient en sous-ordre de l’État,
indépendamment de lui mais en étant reconnue par
lui. [La société civile n’est pas un pouvoir politique
subordonné. Elle est un corps ou une structure
intermédiaire pas une instance intermédiaire. Et
son rôle n’est pas de médiation entre les citoyens et
l’État, mais de mobilisation des citoyens. 26]
Cela dit, notre propre définition reste insuffisante. D’une part, elle couvrirait des syndicats corporatistes, une multitude d’a.s.b.l. confidentielles, des
sectes ou des mouvements prônant des options
contraires aux droits humains… D’autre part, inclure
les syndicats politiques et exclure les fédérations
d’entreprises imposerait une coloration politique de
« gauche » à une solution formelle qui doit valoir et
être reconnue universellement. Cette modalité est
revendiquée par certains, en raison du pouvoir
économique établi du monde des entreprises : elles
seraient « de l’autre côté de la barrière ». En revanche,
leur exclusion justifierait l’opposition d’une majorité
de gouvernements et d’institutions internationales.
Il est d’autres difficultés. Quel traitement
réservera-t-on aux organisations qui travaillent sous
contrat avec les pouvoirs publics, ou qui en sont
massivement subventionnées ?
Parce qu’elle est formelle, la définition
suggérée a l’avantage tactique d’être ouverte et de ne
pas imposer de contenu idéologique, ce qui la rendrait
24
Certains constituent la société civile d’organisations qui défendent des projets ou des idées, plutôt que des personnes : nous ne les
suivrons pas.
25 Fédérations d’entreprises et syndicats sont co-gestionnaires à
parité de l’OIT, institution à laquelle les ONG sociales, de développement et de droits humains se réfèrent volontiers.
26
On présente volontiers la société civile comme s’insérant entre le
marché et l’État. Cela vaut pour les mouvements sociaux mais ne
rend pas compte du rôle des ONG de défense des droits humains, par
exemple.
17
plus aisément acceptable à des milieux politiques et
philosophiques divers. Mais elle a le défaut de ses
qualités et n’assure pas que les composantes de la
société civile iront toutes dans le sens des droits
humains ou de projets censés s’en inspirer :
démocratie, développement,…
Exigences pour les ONG
Faire politiquement place aux ONG accroîtra
leurs responsabilités. Cela leur imposera des exigences nouvelles – ou ne leur permettra plus d’éluder des
exigences qu’elles ne satisfont pas toujours…
 Les “grandes” ONG concernées sont-elles prêtes à
jouer le rôle que nombre de propositions leur
assignent ? Et dans les conditions requises :
- en coopération internationale (impliquant la
mobilisation de leur fédération centrale, ou une
autonomie des sections nationales),
- en coopération entre elles et, le cas échéant, avec
d’autres, petites, ONG,
- en coopération avec des ONG locales, face à des
enjeux touchant d’autres pays ?
 S’agissant de coopération internationale, les ONG
locales auraient un rôle crucial à jouer. Qui jugera
de leur représentativité ? de la correspondance de
leurs objectifs avec ceux des donateurs ou
partenaires ? de leur liberté effective ?
Que se passera-t-il si les priorités des ONG du
Nord (droits humains) et du Sud (subsistance
matérielle, traditions) ne coïncident pas ?
Les obstacles politiques et institutionnels à
surmonter ne sont pas seulement chez ceux que l’on
prétend contrôler, Etats, institutions internationales ou
grandes entreprises. Susceptibilités et intolérances
sont aussi dans les populations concernées et dans le
monde foisonnant des ONG. L’initiative étant ici, c’est
ici que l’on jugera prioritaire de rechercher une
position commune, d’autant que les milieux d'affaires,
les institutions internationales et certains gouvernements – formant le G20… – ont déjà religion faite.
Qui décide ?
N’oublions pas la question à cent francs : qui
décidera de tout cela qu’il s’agisse des critères ou de
leur application aux cas concrets ? Il n’est pas d’instance, nationale ou internationale, incontestable. Les
plus évidentes sont elles-mêmes mises en cause par les
ONG : ainsi du ministère de la justice, du Parlement ou,
internationalement, de la Banque mondiale. Et l’on ne
supposera pas qu’on puisse en appeler à des instances
judiciaires, telles qu’une Cour des droits de l’homme –
qui n’a de toute façon pas d’équivalent national.
Les principes politiques sont universels mais les
bases et institutions du droit restent largement nationales, même dans l’application du droit international.
Comme les Etats sont les interlocuteurs de la société
civile, il ne semble pas qu’on puisse sortir du pragmatisme qui est de règle en matière internationale.
C’est la société civile elle-même, pour hétéroclite qu’elle soit, qui devra construire à la fois sa légitimité et la codification des critères qui permettront d’en
juger. En sous-ordre de quoi pourront intervenir les
critères de désignation de leurs représentants, qu’il
s’agisse d’organisations ou de personnes.
Ce sera un processus tâtonnant, géographiquement diversifié et qui sera conflictuel : sinon entre
ONG, du moins à l’égard des pouvoirs publics. On
exigera donc des ONG la transparence de ses critères et
jugements, donnant la possibilité à leurs interlocuteurs
d’apprécier leur compétence et leur représentativité –
même s’ils n’ont pas le droit d’en décider et que, parfois, à l’instar de la Commission européenne, ils
récusent même un droit d’accréditation qui vaudrait
reconnaissance et les obligerait.
Ce sera un processus lent, aussi, alors que les
urgences de terrain et les exigences des discours concourent à souhaiter une réponse institutionnelle rapide.
Transitoirement au moins, c’est donc cas par cas et en
négociation avec les pouvoirs et organismes publics
que les choses devront se régler : les principes évoqués
plus haut fournissent seulement – mais fournissent
effectivement – des arguments pour cette négociation.
IV. CONCLUSION
La « société civile organisée » reçoit les retombées d’une « citoyenneté active » qui, du torpillage de
l’AMI à la réunion de Porto Alegre en passant par le
blocus de Seattle ou les coups de force de Greenpeace, a montré sa puissance. Mais au gré des manifestations de Seattle, Washington, Prague, Nice ou Gênes,
elle a aussi montré son ambiguïté : on y trouve vraiment de tout… C’est à bon droit que des industriels à
Davoz ou des fonctionnaires au FMI ont questionné la
légitimité de cette société civile si peu « organisée » –
puisque de grosses ONG se sont elles-mêmes désolidarisées de certaines manifestations.
La mise en question, légitime quoique tactique,
de la société civile organisée fait risquer sa marginalisation au moment même où ses succès lui ouvrent des
perspectives d’efficacité. Il est donc urgent que les
ONG ne se bornent plus à affirmer leur légitimité de
principe mais se posent, sans complaisance, la question de leur statut et de leur représentativité.
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