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Il s’agit bien d’une résignation, car la
démocratie ne saurait se réduire à une dictature de la
majorité. Cette résignation est éventuellement
tempérée par l’édiction de règles de majorité plus ou
moins exigeantes : deux-tiers, double majorité, bi-
caméralisme fédéral dont les deux chambres n’ont pas
la même composition,… Au demeurant, même le
droit américain, le plus individualiste qui soit, rejette
la pure liberté individuelle dans certains cas : pour la
non-discrimination raciale ou les contrats de travail,
notamment (C.R.Sunstein 1991).
Si l’on admet (i) l’idéal du consensus, (ii) la
légitimité corollaire d’une participation aussi large
que possible (fût-ce sans pouvoir de décision) et (iii)
l’opportunité du croisement d’instances différentes
pour élargir les majorités, – il devient possible
d’intégrer des organisations privées, jugées
représentatives, dans ce qu’à ce stade on appellera de
façon volontairement vague le processus de décision.
La relative spécialisation des ONG constitue un
facteur d’élucidation, à côté de votes politiques qui
sont tout globaux : on vote en effet pour des
personnes ou des partis, pas sur les éléments de leur
programme – et celui-ci ne couvre pas tous les enjeux
possibles. Il est raisonnable, au sens précis de ce
terme, que ces options générales (une confiance sur
une orientation d’ensemble) se voient complétées par
des adhésions plus spécifiques. Et l’attribution d’un
rôle politique à la société civile permettrait
d’institutionnaliser leur complémentarité par rapport
aux parlements. Comme tout consultant, comme tout
groupe de pression, des ONG peuvent être, et même se
voir reconnaître le droit d’être des decision-makers,
même si cela ne justifie pas encore qu’elles puissent
être des decision-takers.
2. Le principe « une personne, une voix »
implique (R.A.Dahl 1979) (i) que des prétentions
(claims) également valides justifient de mêmes droits
de vote, (ii) que les prétentions des divers membres
sont a priori également valides : c’est ce dernier
postulat qui sous-tend un principe qui vise, certes, à
reconnaître la pleine valeur de toute personne, mais
qui cherche aussi, sinon surtout, à s’arc-bouter sur la
personne pour échapper à la tâche impossible de
devoir juger des intensités ou des légitimités plus ou
moins égoïstes de leurs préférences.
On en jugera par les limites, au demeurant
incontestées, qui sont mises au principe du suffrage
dit universel : personne ne songe à l’étendre aux
mineurs d’âge, aux déments ou à des étrangers de
passage. Et – sauf à corriger d’éventuels excès – les
défenseurs des droits des criminels emprisonnés ne
prétendront pas qu’on leur conserve leurs droits
politiques. Le statut de ces personnes comme êtres
humains n’est pas en cause, mais leur capacité ou
légitimité à faire jouer leurs préférences politiques.
A la lumière de ces considérations, un droit de
participation de la société civile aux décisions
politiques signifierait l’attribution à leurs militants
d’un droit, non pas supplémentaire mais
complémentaire : un vote « complet » n’irait qu’à
celui qui est citoyen « complet », à la fois par son vote
et par ses engagements – ou à celui qui se préoccupe
de donner une voix à ceux qui n’en n’ont pas ou guère
: l’illettré, le faible, l’opprimé – que celui-ci soit, au
demeurant, citoyen électeur ou non, et qu’il soit chez
nous ou ailleurs. Suivant cette logique, qui rejoint
celle qui justifie l’action collective syndicale dans
l’entreprise individuelle, donner une voix aux ONG
compense le manque de voix (autre qu’électorale) de
leurs protégés. A moins d’y voir le passage de
l’« individualisme » du libéralisme des Lumières au
« personnalisme » de l’être humain socialisé – à
défaut de pouvoir requérir de chaque électeur qu’il
lève son « voile d’ignorance » (J.Rawls) et procède à
une « réduction » qui le transforme en observateur et
juge objectif de la vie sociale à de laquelle il
participe…
Cette logique est-elle tenable ? En simple
opposition à la logique représentative traditionnelle,
elle soulève d’évidentes objections. Le principe « une
personne, une voix » n’est pas seulement une
commodité pratique, il répond à une intuition
foncière. Toutes les ONG ne protègent pas des faibles :
songeons aux ordres professionnels, aux fédérations
sectorielles ou aux syndicats de cadres. Toute
transparence arithmétique étant perdue, c’est la
représentativité démocratique elle-même qui se
trouverait mise en question. Cela dit, les dérives du
régime représentatif, par le jeu à la fois des partis et
des lobbies et, en certains lieux, par les carences du
monde politique, a fait poser à nouveaux frais les
questions de la société civile et de la citoyenneté
active.
La citoyenneté active
L’évolution des citoyennetés
L’éveil récent d’une citoyenneté « active » est
une réalité aussi ambiguë qu’universelle. Une réalité,
d’abord : on ne saurait plus faire comme si elle n’exis-
tait pas et n’avait pris la place que, par démission ou
désintérêt, les pouvoirs politiques lui ont abandonnée.
Parmi les facteurs, surtout négatifs, qui expliquent son
avènement, il en est de bons, qui nous fondent à pous-
ser l’avantage, mais il en est de moins convaincantes,
ou qui appelleraient d’autres correctifs, notamment
dans le fonctionnement politique lui-même.
Une insatisfaction à l’égard des mécanismes
politiques
- parce qu’un manque de transparence (dossiers
complexes, négociations secrètes, engagements
non tenus) brouille l’image de la démocratie ;