Qu'est-ce que la philosophie ? Le philosophe en méditation. Rembrandt, 1632 Il est difficile de faire de la philosophie sans se demander ce qu'elle est. I) Ambiguité de la notion de « philosophie » Etymologie : « philo », du grec « philein » = aimer « sophie », du grec « sophia » = sagesse Donc : philosophie = amour de la sagesse Difficulté : qu'entend-on par « sagesse » ? Ambiguïté du mot : Sens 1) sagesse = art de parfaitement conduire sa vie. Art d'être heureux. Sens 2) sagesse = connaissance des vérités ultimes. Savoir du souverain bien. Dans le sens 1 : on insiste sur des capacités pratiques : bien se conduire Dans le sens 2 : on insiste sur des connaissances théoriques : contemplation du vrai. Donc : quelle est cette « sagesse » que le philosophe recherche ? - Ce n'est pas la sagesse de l'enfant « sage » , qui n'est que docilité et obéissance. - Ce n'est pas la « sagesse des nations » = ensemble de conseils utiles, mais non discutés. - Ce n'est pas l'acceptation passive : on se représente souvent le philosophe comme un individu impassible face à ce qui lui arrive : « soyez philosophe ! » - Ce n'est pas non plus un savoir caché (ésotérique) réservé à certains initiés. On confond parfois le philosophe avec un gourou. Le philosophe a trop de doutes pour s'enfermer dans cette attitude. II) Un savoir réflexif : « Connais toi toi-même ». La philosophie ne consiste pas essentiellement en un ensemble de Connaissances démontrées, comme c'est le cas dans les sciences. La philosophie est d'abord une réflexion critique sur les savoirs, sur les connaissances. La « critique » ne consiste pas à détruire, ou à contredire, mais à « juger ». La philosophie est essentiellement un art du jugement « Nous ne serons jamais philosophes, si nous avons lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, et qu’il nous est impossible de porter un jugement ferme sur une question donnée : en effet nous paraîtrons avoir appris non des sciences, mais de l’histoire ». Descartes, Règles pour la direction de l’esprit Le savoir philosophique est donc essentiellement un savoir critique : connaissance des fondements et des limites de nos certitudes. Telle était la démarche de ces premiers philosophes qu'étaient Socrate et son disciple Platon. Socrate -470 / -399. Platon, -424 / -448 Dialogue de Platon intitulé : Apologie de Socrate Socrate s'étonne que l'oracle de Delphes ait pu annoncer à son ami Chéréphon que personne n'est plus savant que Socrate : « Que peut bien vouloir dire le dieu et que laisse-t-il entendre ? Car je sais bien, au fond de moi, que je ne suis savant ni peu ni beaucoup. Que veut-il signifier en prétendant que je suis le plus savant ? » 20,b Puis Socrate s'en va questionner les hommes qui paraissent savoir quelque chose : 1.Il va voir les hommes politiques et en tire la conclusion qu'il est plus savant qu'eux, car au moins il ne croit pas savoir ce qu'il ne sait pas. (21,d) 2.Il va à la rencontre des poètes : « j'eus vite fait de reconnaître que ce n'est pas grâce à leur savoir qu'ils composent leurs oeuvres, mais grâce à un don naturel et à une inspiration Divine... » (22 b) 3.Pour finir il va voir les artisans (« technoi ») : ils ont un véritable savoir technique dans leur domaine, mais, de ce fait, ils se croient très savants sur le reste. Ils ne connaissent pas les limites de leur savoir. Conclusions qu'en tire Socrate : 1) Il s'est fait beaucoup d'ennemis. Les gens n'aiment pas qu'on les critique. 2) Les jeunes qui assistent aux discussions menées par Socrate, veulent en faire de même, et deviennent impertinents. C'est pourquoi on accuse Socrate de corrompre la jeunesse. 3) Les gens s'imaginent à tort que Socrate est un savant, parce qu'il jette ses interlocuteurs dans l'embarras. 4) La parole de l'oracle signifie : « Parmi vous, ô humains, celui-ci est le plus savant qui à l'instar de Socrate, a reconnu qu'en matière de science il ne vaut rien en vérité. » III) Un examen rationnel des opinions En quoi consiste la démarche philosophique ? 1) L'étonnement : => se questionner à propos de ce qui semble aller de soi « S’étonner : voilà un sentiment qui est tout à fait d’un philosophe. La philosophie, en effet, n’a pas d’autre origine ». Platon, Théétète. Le questionnement peut porter Sur la raison d'être d'une chose : « Pourquoi ? » (exemple : pourquoi y a t il quelque chose plutôt que rien ?) Sur la finalité d'une chose : « Pour quoi ? » (exemple : pourquoi instruire les citoyens ?) 2) La mise en doute des croyances et opinions Qu'est-ce qu'une opinion ? L’opinion est une croyance qui ne procède pas d’une analyse rationnelle, mais qui se fonde sur l’autorité ou l’apparence. Le philosophie refuse l'argument d'autorité, il ne reconnaît d'autorité qu'à l'argument de la raison. Quelques exemples d'opinion : « la démocratie c’est la liberté » ; « la technique contribue au bonheur de l’homme » « la science détient le monopole de la vérité » « je suis le mieux placé pour savoir qui je suis » « je suis libre parce que je fais ce que je désire » « le monde existe parce que je le vois ». La philosophie questionne, met en doute : il y a donc du scepticisme en elle. Mais il y a plusieurs façons de douter : * un scepticisme radical, qui désespère de la vérité : c'était par exemple la position de Pyrrhon d'Elis ; selon ce philosophe, il est impossible de parvenir à la vérité ; il conseillait donc de «suspendre son jugement » (« épochè » en grec), afin de ne rien affirmer de faux. Pyrrhon d'Elis, philosophe grec -360, -275 * un scepticisme de méthode qui se sert du doute comme d'un instrument : c'est la démarche adoptée par Descartes dans les Méditations métaphysiques. Le but est ici de découvrir une vérité certaine, en mettant les idées à l'épreuve du doute. René Descartes, Philosophe français, 1596-1650 Quel est l'intérêt de la mise en doute ? * Éviter l'illusion ; la croyance dogmatique * Rechercher un fondement solide à nos connaissances * Ne tenir pour vrai que ce qui est parfaitement clair et distinct. 3) La recherche d'une définition purement rationnelle La raison recherche une connaissance qui soit proprement universelle, ce qui suppose de définir la véritable essence des choses ; c'est-à-dire : les qualités essentielles de cette chose. Prenons un exemple emprunté à Platon, dans le dialogue intitulé Ménon. La question est de savoir ce qu'est la vertu. Le jeune Ménon, issu d'une famille aristocratique, affirme à Socrate que l’homme vertueux c’est l’homme riche qui peut se procurer des biens ; Socrate lui pose quelques questions : « Socrate : Ce que tu appelles « biens », ce sont par exemple la santé et la richesse, n’est-ce pas ? Ménon : Je veux parler aussi de l’acquisition d’or et d’argent, et des honneurs et charges obtenus dans la cité. Socrate : ce sont là les seuls biens que tu reconnaisses ? Ménon : Oui, tous ce genre de biens… Socrate : (…) N’ajoutes tu pas « juste et honnête » au mot « acquisition », ou cela ne fait il aucune différence pour toi ? Si on se les procure injustement, estce quand même de la vertu pour toi ? Ménon : certes non. Socrate : (…) Il faut donc semble-t-il, qu’au moyen de se les procurer viennent s’adjoindre justice, tempérance, piété, ou tout autre partie de la vertu. (…) Mais le renoncement à se procurer de l’or et de l’argent, lorsque leur utilisation eût été injuste, n’est il pas aussi vertu ? Ménon : Cela en a l’air. Socrate : Alors posséder de tels bien n’est pas plus vertueux que d’en être dépourvu. (…) Ménon : Il en est certainement comme tu dis. » Ménon, Platon Socrate a conduit Ménon à reconnaître que sa définition de la vertu ne convenait pas : il confond les biens avec le bien. La vertu ne dépend pas de ce que l'on possède, mais de notre conduite, et donc en l'occurrence de la façon dont nous acquerrons les biens. La démarche de Socrate consiste, par un jeu de question, à montrer qu'il y a une incohérence logique dans la définition de Ménon : si l'on admet qu'il est parfois plus honnête de renoncer à acquérir un bien que d'en faire un mauvais usage, alors la vertu ne peut pas être définie comme l'acquisition de biens. La philosophie entreprend donc d’examiner les opinions avec un instrument particulier qui est la raison. IV) Question : la philosophie vise-t-elle prioritairement le bonheur ou bien la vérité ? La question se pose légitimement car : - la vérité peut être parfois désespérante - le bonheur repose peut-être sur certaines illusions ou ignorances Thèse A : la philosophie se préoccupe nécessairement de la vérité. Si son but est la lucidité, il faut préférer une vérité décevante à un bonheur illusoire. « Voyant que c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore qu’elle soit à notre désavantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. » Descartes. Lettre à Elisabeth 6 octobre 1645. Thèse B : Le but de la philosophie est définir et pratiquer le bonheur. Après tout, le bonheur est la finalité de toutes nos actions, y compris de notre pensée. A quoi bon réfléchir si cela ne rend pas notre vie meilleure ? Les philosophies de l'antiquité, comme l'épicurisme et le stoïcisme, avaient pour finalité essentielle l'amélioration de la vie concrète. « Quand on est jeune, il ne faut pas hésiter à philosopher et quand on est vieux, on ne doit pas se lasser de la philosophie, car personne n’est trop jeune ou trop vieux pour prendre soin de son âme. » Epicure, Lettre à Ménécée “N'attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites. Décide de vouloir ce qui arrive... et tu seras heureux. » Epictète, Manuel « Voici la morale parfaite : vivre chaque jour comme si c’était le dernier. Ne pas s’agiter, ne pas sommeiller, ne pas faire semblant. » Marc-Aurèle, Pensée pour moi-même Solution possible du problème : La philosophie n'a pas à choisir entre bonheur et vérité. Sa démarche postule que le véritable bonheur ne peut s'acquérir que dans la lucidité, et donc dans la connaissance de la vérité. On peut par exemple retenir cette définition qu'un philosophe contemporain, André Comte-Sponville, donne de la philosophie : « La philosophie est une pratique discursive qui a la vie pour objet, la raison comme moyen, le bonheur pour but, et la vérité comme norme. (...) La norme ici l'emporte sur le but (…) mieux vaut une vraie tristesse qu'une fausse joie. » Comprenons : le bonheur consiste d'abord à ne pas forger de faux espoirs, ni de fausses craintes. Conclusion : philosopher, pour quoi faire ? - La philosophie ne peut pas se contenter d'une approche purement abstraite et théorique. Pourquoi rechercher la vérité plutôt que l'illusion ? -Elle doit relier la pensée et l'action : « Penser sa vie et vivre sa pensée ». Tel était l'idéal des philosophes de l'Antiquité. - En revanche, la philosophie considère le bonheur comme un problème, et non comme le produit d'un simple recette. - Définition possible de la philosophie : réflexion critique sur le sens des différents aspects de l’existence humaine, qui vise non pas l’érudition ou la complication, mais qui vise la plus grande lucidité et liberté d’esprit, afin de vivre de la façon la plus sensée possible.