« Les soirées Phil’d’or » Première rencontre (26/02/2010) : « Opinions et idées philosophiques, foi et savoir, loisir et divertissement » L’intérêt de ces petits « bilans », à la suite de chaque rencontre, c’est que vous puissiez, si vous le souhaitez, vous constituer un petit livret, rassemblant, au fil des séances, nos réflexions partagées. Je vous invite en tout cas à vous constituer une petite boîte à outils progressive (les outils de la pensée sont les concepts, lesquels sont l’éclaircissement des notions) ; ils seront mis en évidence en bleu à chaque fois. Vous ne retrouverez certes pas tout ce que nous avons « remué » mais ce qui, selon mon estimation (qui peut toujours être mauvaise, certes !), a fait le socle de nos réflexions. * Tout d’abord vous dire que par votre seule présence, vous avez fait de vous des philosophes, étant entendu que le philosophe n’est pas un sage mais celui qui lui accorde un vif intérêt (philo-sophia = amour de la sagesse). La sagesse philosophique, quoiqu’accessible à tout homme, n’est pas celle visée dans certaines civilisations (pratique), mais elle consiste à s’attacher à « bien » penser. Bien penser, c’est penser. C’est-à-dire c’est déployer des idées et non en rester à la spontanéité de ses opinions, équivalents, pour l’homme, « des sabots pour le cheval et des pattes palmées pour le canard » (Alain). Une opinion n’est pas une production libre de l’intelligence mais la traduction intellectuelle de toutes les influences reçues depuis l’enfance (famille, société, époque), donc l’expression de sa stricte particularité (y compris psychologique). Nous « tenons » à nos opinions car elles sont ce sur quoi nous nous appuyons comme sur « un mol oreiller » (Kant). On les reconnaît à ce qu’elles sont souvent chargées de passions, unilatérales, souvent contradictoires entre elles (sans que l’on s’en rende bien compte). Les opinions ne se partagent pas : elles s’exposent. Dans le dialogue philosophique, le but n’est pas de changer d’opinions, mais de les surmonter afin de construire enfin une pensée libre. Nous n’avons pas encore déterminé comment y réussir. Mais nous avons déjà compris que l’accompagnement par un philosophe (qui a déjà été accompagné pour sa part, etc.) est une bonne voie (pour sortir de la caverne et s’élever jusqu’au soleil, selon l’Allégorie de la caverne de Platon). Tout Socrate (tout « accoucheur des âmes » - maïeutique) est là pour bousculer, c’est-à-dire pour faire prendre conscience d’abord que là où l’on croit penser, on n’y est pas encore (cette prise de conscience est douloureuse et chacun aimerait bien secrètement faire boire la ciguë à cet empêcheur de dormir -ou de croire- tranquillement). Ce serait ainsi gravement se méprendre sur le rôle des Socrate que de les regarder comme des sortes de gourous, d’autorités devant lesquelles il faudrait s’incliner. Les Socrate invitent chacun à se libérer de ses illusions et à « se connaître ». Le fameux « connais-toi toi-même » ne doit toutefois pas être entendu comme l’entend par exemple la psychanalyse, à savoir comme la connaissance de soi comme être particulier, mais de la façon suivante : tente de savoir ce qui fait d’un homme, et de tout homme, un homme. Du même coup, l’ensemble des philosophes doit être approché dans le même esprit : il n’y a aucun intérêt philosophique (mais que de culture générale) à savoir ce que les grands hommes (et femmes !) ont pensé. On ne philosophe que lorsque l’on entre directement dans les textes des penseurs afin de parcourir avec eux le chemin de leur pensée ; ce qui revient à penser avec eux, librement. Les résumés de pensée ne sont pas la philosophie car la philosophie n’existe que dans le philosopher en acte. « Butiner les textes comme du pollen et en faire son propre miel » dit à peu près Montaigne dans ses Essais. La philosophie fait partie des trois activités dites désintéressées : la science et l’art constituant les deux autres. Les activités humaines dites désintéressées sont des activités que l’on dira inutiles (le mammifère que nous sommes peut survivre sans) mais indispensables pour affirmer le plus humain en l’homme. Ce sont des activités de loisir (scholé), ce dernier étant à distinguer du divertissement (je détourne mon regard de ma condition et je m’abrutis pour tenter de l’« oublier »). Pascal note qu’il s’agit alors « d’aller les yeux fermés au précipice » (nous mourrons « bêtes »). Dire que la philosophie est une activité de loisir, c’est indiquer aussi qu’elle ne peut s’exercer que dans le temps libre de tout travail et de toute préoccupation (faim, peur…). La pensée, pour pouvoir philosopher, doit être disponible. Cela ne doit pas conduire à conclure que la philosophie est une activité pour riches, car cela consisterait à déplacer la question sur le terrain social des distinctions de classes : on peut très bien viser un monde où tous les hommes auraient la possibilité et le droit, au-delà du temps incontournable du travail, de se mettre à penser. Se pose, bien sûr, dans ce panorama, la question de la place de la croyance, comme foi notamment. La question peut se poser de la manière suivante : celui qui vise la sagesse (dans le sens de bien penser) doit-il, du même coup, tenter de se débarrasser de ses croyances ? S’il s’agit des croyances-opinions, la réponse est sans ambiguïté : oui. S’il s’agit de la croyance comme foi, c’est une autre affaire (que nous n’avons pas encore assez développée). Mais l’on peut déjà dire que la croyance en ce sens n’est pas du tout illégitime. Mais elle commence à devenir problématique dès lors qu’elle se prononce comme certitude sur des terrains qui ne sont pas les siens, à savoir, notamment, le terrain occupé par l’expérience possible (fondamentalement possible et non seulement actuellement possible), terrain qui est celui de la science ; seul terrain où il est légitime de dire « je sais ». A la lisière de ce terrain, et qui en tient compte : la philosophie. Le philosophe ne philosophe pas « en l’air » mais toujours sur ce qui est avéré comme réel pour l’homme. Le réel, précisons-le, ne se réduit pas au perceptible : par exemple, le phénomène de la croyance est un phénomène réel dans la vie de l’homme, tandis que ce à quoi l’homme est condamné à ne pouvoir que croire (ou pas), par exemple le karma, nous ne pouvons trancher sur sa réalité ou pas. Mais au-delà du « cercle » de la science et de sa « circonférence » philosophique (je fais allusion à l’image que je vous avais proposée), il est légitime, outre de « délirer » complètement, de croire (ou pas). N. Abécassis