ritualité et mise en scène dans les vidéos graffitis de gómez-peña

Patrice Pavis
Université de Paris
VIII
RITUALITÉ ET MISE EN SCÈNE DANS
LES VIDÉOS GRAFFITIS DE GÓMEZ-PEÑA
Jusqu'au début du XXe siècle, on considère comme indiscutable l'origine rituelle du théâtre
:
ü n'est
qu'à penser au «chant du bouc» et à son «prolongement» dans la tragédie grecque. Ces théories sont à
présent remises en cause.
Si l'on examine les innombrables pratiques spectaculaires - et notamment celles qu'on appelait
autrefois les traditions théâtrales - on peut y distinguer des éléments rituels propres à chaque contexte
culturel. Faute de connaissances anthropologiques et linguistiques suffisantes, les chercheurs ont tendance
à tout ramener à ces cérémonies et ces formes rituelles. Les «performance studies» anglo-américaines ont
entrepris cette tâche de Sisyphe de recenser et décrire ces « cultural performances ».
Presque au même moment, dans les années 1960, la représentation (la «performance», comme on
dit dans les pays de langue anglaise) a cherché à intégrer, dans les motifs représentés autant que dans le
type de jeu, des cérémonies, des jeux, des mythes, des rites empruntés à ces cultures traditionnelles. Le
public a été invité à «participer», voire à se substituer aux acteurs.
Il paraîtra étrange d'étudier le rôle des rituels dans les productions théâtrales et les performances
contemporaines, car on n'imagine pas que le rituel puisse être au service du théâtre. Pourtant, depuis une
quarantaine d'années de nombreux spectacles s'inspirent de rituels existants ou, plus souvent
encore,
inventent
ou parodient leurs propres rituels. Signe de maturité
?
À la place d'un survol de ces pratiques, on se propose ici d'examiner les vidéos graffitis de Guillermo
Gomez-Peña comme un exemple de sketches qui parodient des rituels, existants ou inventés.
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Patrice Pavis
Il faudrait sûrement retracer les liens entre le rituel et le théâtre. Mais le terme de «théâtre» est déjà
un obstacle à la réflexion puisqu'il renvoie aux formes occidentales de la représentation. D'autres langues,
plus chanceuses, et plus
vagues,
englobent sous un même terme - ainsi celui de
«
performance » -
le
théâtre
occidental, les rituels, les cérémonies et toutes les « cultural performances» imaginables. On ne s'étonnera
pass lors qu'elles perçoivent immédiatement le lien entre le théâtre et le rituel !
Craignant
d'être
écrasé par le rocher de Sisyphe de ces pratiques spectaculaires et performatives, je
me contenterai d'observer quelques rituels quotidiens liés à la vie d'un Mexicain ou d'un Chicano, mais
aussi de toute personne déplacée, «humiliée et offensée», comme disait Dostoïevski. Le seul risque
encouru,s lors, est
d'être
écrasé par le sombrero de Gomez-Peña...
Au lieu d'examiner, en
général,
les
possibilités et
les
formes actuelles de l'interculturalisme et de s'exposer
inutilement
à
l'ire
des gardiens du temple des cultures étrangères,
si
facilement
«
exploitables
»,
on prendra
un exemple où le « cultural clash
»
et le mélange des cultures sont déjà l'objet même de l'œuvre, un exemple
qui est en même temps « embodied » (incarné) par son auteur et « performer
» : les
vidéos graffitis de Guillermo
Gomez-Peña, récemment éditées comme DVD par La Pocha Nostra nous serviront de corpus, voire
¿'Habeas Corpus...
Ces «graffitis» sont de courts sketches réalisés au cours des dix ou quinze dernières années. Ils
représentent un véritable trésor, un échantillon représentatif de sa production et des formes très diverses
qu'elle a prises au cours du temps. Trésor que nous nous proposons d'ouvrir puis de déployer pour tenter
de comprendre comment les rituels sont à la fois assumés et détournés par les différents «performers».
Ainsi espère-t-on comprendre l'usage à la fois efficace et parodique que le théâtre contemporain fait des
rituels.
La quarantaine de sketches,
d'une
durée moyenne
d'une
à trois minutes, est classée dans le sommaire
du DVD de manière fort savante et théorique, comme si l'auteur utilisait intentionnellement, et non sans
ironie, les catégories de l'anthropologie et de la critical theory anglo-américaine. On trouve les rubriques
suivantes :
1.
Politics of Language (Politique du langage).
2.
Identity Crises (Crises d'identité).
3.
TV Gone Wrong (La télé devenue folle).
4.
Reverse Anthropology (l'anthropologie à l'envers).
5.
El Cuerpo Político (le corps politique).
6. Lo personal también
es
político (les choses personnelles aussi sont politiques).
Cette classification thématique a tendance à effacer les conditions concrètes de la production des
sketches. Les brefs commentaires du DVD n'éclairent pas la situation politique passée. Pour un art aussi
ancré dans l'actualité politique, cette déshistorisation est fâcheuse
:
toute interprétation demanderait une
reconstitution de la situation socio-politique du passé et de celle d'à présent.
Chacun de ces six ensembles traite une même question, teste ou confirme des hypothèses fort
complexes
:
1.
Parler espagnol et anglais est un avantage pour les Chícanos, une menace pour les anglophones.
Le langage est un passeport et une arme.
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Ritualità et mise en scène dans les vidéos graffitis de Gomez-Peña
2.
Les personnes sont troublées par leurs identités multiples.
3.
La télévision n'explique pas la réalité, elle la brouille.
4.
L'anthropologie à l'envers, étudie autant l'observateur que l'objet observé.
5.
et 6. Rien n'est personnel et le corps est lui aussi façonné par la politique.
Cette classification et
les
titres des sketches induisent une lecture nécessairement reflexive et théorique.
À des degrés divers cependant
:
certains sont quasiment commentés par le narrateur, tandis que d'autres
gardent une part d'énigme et obligent le spectateur à risquer sa propre interprétation. Devant cette
diversité, nous ne pouvons que nous limiter ici à quelques questions liées au rituel, à «l'anthropologie à
l'envers», au corps, aux identités variables, et finalement, au terme d'un parcours accidenté, à la mise en
scène comme théâtralisation des rituels.
Contexte actuel
1.
Avant d'analyser les sketches, il faudrait pouvoir examiner ce qui
s'est
passé au cours des années
1990.
Depuis la chute du mur de Berlin et la fin du communisme, la mondialisation («globalisation») est
partout visible. Une des conséquences inattendues a été, selon Carolina Ponce de Leon, l'épouse de
Gomez-Peña, une recolonisation des arts
:
«Globalization has lead to the recolonization of the art world and turned the multicultural landscape
into
a
hip backdrop. The global art world
is a
colonizer captivated
by
the
strategies
of decolonization. » (Ponce
de Leon, in Bial, 2004, p. 295) - «La mondialisation a conduit à la recolonisation du monde de
l'art
et a
transformé
le
paysage multiculturel en une toile de fond
à la
mode.
Le monde global de
l'art
est un colonisateur
captivé par les stratégies de la décolonisation. » (p. 295).
On se méfiera par conséquent des discours soi-disant postcoloniaux qui parfois ne font que renouer
avec une pratique néocoloniale des «arts primitifs».
2.
Parallèlement à cette ambiguïté vis-à-vis de la colonisation, on observe, paradoxalement, une prise
de distance des artistes envers l'interculturel et un scepticisme grandissant des théoriciens face
à
une théorie
générale des échanges. La «local knowledge», la connaissance locale (Geerts) est considérée comme
préférable à une théorie générale. L'observateur, qu'il soit anthropologue, analyste de la culture ou simple
spectateur, est invité à participer au fonctionnement de l'œuvre
d'art,
ce qui rapproche les artistes des
utilisateurs, mais emmêle les rôles, donnant au public l'illusion de participer à la création. À quoi
s'ajoute
une lassitude vis-à-vis des questions sociales et un manque de compassion envers des personnes et des
cultures défavorisées
:
«In the past
years,
performance art audiences have experienced an acute
case
of compassion fatigue. They
have grown increasingly more intolerant of intellectual chalenging and politically overt
work,
and at the same
time much more willing to participate in what they perceive
as
radical behavior. » (Gomez-Peña, 2000, p. 211)
HERMÈS
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Patrice Pavis
-
«
Ces dernières années, les publics de
l'art
de la performance ont fait preuve d'un cas extrême de lassitude
vis-à-vis de la compassion. Ils sont devenus de plus en plus intolérants envers un travail intellectuel difficile
et au travail ouvertement politique
;
et en même temps ils sont de plus en plus désireux de participer à ce
qu'ils perçoivent comme «des comportements radicaux?» (p. 211).
3.
Dans ces conditions, les cultures étrangères ne semblent plus les intéresser que si elles
se
matérialisent
dans des identités en conflit et s'incarnent dans des personnes réelles ou à inventer, comme dans l'exemple
de Gomez-Peña, artiste d'origine mexicaine vivant aux Etats-Unis depuis vingt-cinq
ans.
Sa situation indique
bien comment
l'art
de la performance interculturelle de ces dernières années tend à remplacer la mise en
scène interculturelle de type brookien, attirant ainsi un nouveau public.
4.
Cet engouement pour le jeu des identités est
à
la fois un signe
positif,
puisqu'on aborde ces matières
sans le moralisme des années 1980 et le signe négatif d'un désintérêt pour la politique et la morale.
À la différence de leurs prédécesseurs postmodernes, multiculturels, ou postcoloniaux, les nouveaux
imprésarios globaux n'ont plus besoin de se soucier des limites éthiques ou politiques. L'éthique, l'idéologie,
les questions de frontières, tout cela appartient au passé immédiat, un passé trop compliqué pour qu'on
y fasse appel
;
un passé que l'on peut seulement saisir comme un échantillon de style ou extraire comme
un motif
décoratif.
» (in Bial, p. 295).
«Quel que soit le pays ou la ville où nous jouons, les résultats de ces expériences de représentation
de frontière révèlent un nouveau rapport de l'artiste et du public, entre le corps brun et le voyeur blanc.
La plupart des interactions se caractérisent par
le
manque d'implication politique ou éthique.
À
la différence
d'il y a environ dix ans, lorsque les publics étaient trop susceptibles pour les questions de genre ou de
race,
nos nouveaux publics sont tout à fait disposés à manipuler nos identités, à nous voir comme des
objets sexuels et à s'engager dans des actes (symboliques et réels) de transgression entre les cultures et les
sexes,
et même dans la violence. » (p. 298).
Conscientes de ce contexte nouveau, les vidéos des dix dernières années cherchent
les
moyens d'analyse
et de résistance pour rendre compte des évolutions récentes. «L'ethno» et «la techno», deux notions
habituellement considérées comme antithétiques, sont réunies pour observer l'impact des nouvelles
technologies sur l'identité ethnographique, pour dessiner l'homme nouveau
à
l'heure des identités mouvantes.
Mais comment peut-on être Persan à
l'âge
de l'Internet
?
Ou même Chicano, Mexicain, Américain
du Nord
?
Gomez-Peña cherche, dit-il, un espace equidistant de la pratique artistique, de l'activisme politique
et de la théorie anthropologique. Chaque sommet de
ce
triangle equilateral est constitué
d'une
problématique
qui interfère avec les autres tout en les réclamant
:
la pratique est faite de signifiants ouverts, elle est à la
recherche d'un signifié possible
;
l'activisme part lui d'un signifié (d'idées préalables) pour l'illustrer d'un
signifiant (de formes artistiques)
;
la théorie - anthropologie ou sémiologie sociale - est en équilibre entre
signifié et signifiant
:
elle teste de nouvelles idées avec les moyens de la performance et elle
s'inspire
de la
performance pour préciser et situer son actualité. En fin de compte,
c'est
aux spectateurs de décider des
frontières entre ces disciplines
:
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Ritualità et mise en scène dans les vidéos graffitis de Gomez-Peña
«It becomes
necessary
to open up a sui generis ceremonial space for the audience to reflect on their new
relationship with cultural,
racial,
and political Otherness. The unique space of ambiguity and contradiction
opened up by performance art becomes ideal for this kind of anthro-poetical inquiry. » (p. 298) -
«
Il devient
nécessaire au public d'ouvrir un espace cérémonial sut generis pour réfléchir à sa nouvelle relation face à
l'altérité culturelle, raciale et politique. Cet espace unique d'ambiguïté et de contradiction ouvert par l'art
de la performance devient idéal pour cette espèce d'enquête anthro-poétique. » {in Bial, p. 298).
Le spectacle de ces vidéos nous convainc facilement d'une chose: nous devons, à notre tour, mener
l'enquête «anthro-poétique», distinguer la part de rituel et de poésie dans ces graffitis. Nous nous y
emploierons brièvement sur un mode mineur et interrogatif.
Rituel?
Ces sketches facétieux font-ils appel au rituel
?
Certainement pas au sens d'un « flow in shared
experience of ecstatic otherness», (Koepping in Kennedy, p. 1141), d'«un flux d'une expérience partagée
d'altérité extatique», comme on définit habituellement le rituel religieux ou mystique. Le spectateur n'est
pas invité à partager une connaissance sacrée, à participer activement à quelque cérémonie plus ou moins
secrète. Le théâtre, du reste, est souvent défini en opposition au rituel: «While theatre confines itself to
saying things about relationships, ritual does things with them, and what it does is to reinforce or change
them» (Green, 1988, p. 829). D'un autre côté, cependant, on définit souvent le rituel de manière générale
comme
« a
formal set of human actions which function primarily at a symbolic level », « un ensemble d'actions
humaines qui fonctionnent avant tout
à
un niveau symbolique
»
(Hozier in Chambers,
p.
649). Et ces graffiti
nous montrent bien des actions symboliques dont on peut observer l'effet sur la réalité, du moins dans
l'esprit de ceux qui les accomplissent. Mais quelles actions sont ainsi accomplies
?
De nombreux personnages
sont habillés de façon extravagante, peints en vert, en bleu, en noir et blanc ou recouverts de tatouages.
Ils récitent des formules incompréhensibles, paraissent obéir à un cérémonial immuable autant
qu'impénétrable qu'ils se borneraient à suivre. On pourrait croire que ces jeux sont autant de rites secrets.
On sait bien en effet que «le rite se propose d'accomplir une tâche et de produire un effet en jouant de
certaines pratiques pour capturer la pensée, menée ainsi à «y croire», plutôt qu'à en analyser le sens»
(Smith). Tel est bien le cas des actions répétitives et vides des figures, que ce soit les rites technologiques
de «Border Interrogation» ou de «Chicano Virtual Reality». En réalité, ces rituels sont immédiatement
parodiés. Ils correspondent
à
une commande publicitaire (Benetton) ou touristique. Dans
«
Cha-cha-manic
dance
»,
un mélange de Cha cha cha et de shamanisme, un danseur lent et dépressif exécute quelques
mouvements maladroits, un anti Cha cha cha devant une caméra instable, avant que défile
le
long générique
écrit et oral énumérant les sponsors de la prestation. On se souvient alors de la remarque de Lévi-Strauss
selon lequel
« le
rituel a toujours un côté maniaque et désespéré
» !
Les touristes ou les citoyens mal
informés voient dans le Mexicain un sauvage exécutant d'incompréhensibles et inquiétants rituels. Dans
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