Patrice Pavis
-
«
Ces dernières années, les publics de
l'art
de la performance ont fait preuve d'un cas extrême de lassitude
vis-à-vis de la compassion. Ils sont devenus de plus en plus intolérants envers un travail intellectuel difficile
et au travail ouvertement politique
;
et en même temps ils sont de plus en plus désireux de participer à ce
qu'ils perçoivent comme «des comportements radicaux?» (p. 211).
3.
Dans ces conditions, les cultures étrangères ne semblent plus les intéresser que si elles
se
matérialisent
dans des identités en conflit et s'incarnent dans des personnes réelles ou à inventer, comme dans l'exemple
de Gomez-Peña, artiste d'origine mexicaine vivant aux Etats-Unis depuis vingt-cinq
ans.
Sa situation indique
bien comment
l'art
de la performance interculturelle de ces dernières années tend à remplacer la mise en
scène interculturelle de type brookien, attirant ainsi un nouveau public.
4.
Cet engouement pour le jeu des identités est
à
la fois un signe
positif,
puisqu'on aborde ces matières
sans le moralisme des années 1980 et le signe négatif d'un désintérêt pour la politique et la morale.
À la différence de leurs prédécesseurs postmodernes, multiculturels, ou postcoloniaux, les nouveaux
imprésarios globaux n'ont plus besoin de se soucier des limites éthiques ou politiques. L'éthique, l'idéologie,
les questions de frontières, tout cela appartient au passé immédiat, un passé trop compliqué pour qu'on
y fasse appel
;
un passé que l'on peut seulement saisir comme un échantillon de style ou extraire comme
un motif
décoratif.
» (in Bial, p. 295).
«Quel que soit le pays ou la ville où nous jouons, les résultats de ces expériences de représentation
de frontière révèlent un nouveau rapport de l'artiste et du public, entre le corps brun et le voyeur blanc.
La plupart des interactions se caractérisent par
le
manque d'implication politique ou éthique.
À
la différence
d'il y a environ dix ans, lorsque les publics étaient trop susceptibles pour les questions de genre ou de
race,
nos nouveaux publics sont tout à fait disposés à manipuler nos identités, à nous voir comme des
objets sexuels et à s'engager dans des actes (symboliques et réels) de transgression entre les cultures et les
sexes,
et même dans la violence. » (p. 298).
Conscientes de ce contexte nouveau, les vidéos des dix dernières années cherchent
les
moyens d'analyse
et de résistance pour rendre compte des évolutions récentes. «L'ethno» et «la techno», deux notions
habituellement considérées comme antithétiques, sont réunies pour observer l'impact des nouvelles
technologies sur l'identité ethnographique, pour dessiner l'homme nouveau
à
l'heure des identités mouvantes.
Mais comment peut-on être Persan à
l'âge
de l'Internet
?
Ou même Chicano, Mexicain, Américain
du Nord
?
Gomez-Peña cherche, dit-il, un espace equidistant de la pratique artistique, de l'activisme politique
et de la théorie anthropologique. Chaque sommet de
ce
triangle equilateral est constitué
d'une
problématique
qui interfère avec les autres tout en les réclamant
:
la pratique est faite de signifiants ouverts, elle est à la
recherche d'un signifié possible
;
l'activisme part lui d'un signifié (d'idées préalables) pour l'illustrer d'un
signifiant (de formes artistiques)
;
la théorie - anthropologie ou sémiologie sociale - est en équilibre entre
signifié et signifiant
:
elle teste de nouvelles idées avec les moyens de la performance et elle
s'inspire
de la
performance pour préciser et situer son actualité. En fin de compte,
c'est
aux spectateurs de décider des
frontières entre ces disciplines
:
134 HERMÈS 43, 2005