John Stuart Mill et la loi des débouchés - Alain Béraud

publicité
Influences, critiques et postérité de l’œuvre du J.-B. Say au XIXème siècle
Lyon, les 12 et 13 janvier 2007
JOHN STUART MILL ET LA LOI DES DÉBOUCHÉS
ALAIN BÉRAUD1
Résumé : Cet article analyse les présentations que John Stuart Mill fit de la loi des débouchés.
On a souvent considéré que ses analyses avaient profondément évolué depuis le texte des
Essais jusqu’à celui des Principes. La thèse, ici défendue, est, qu’en dépit des nuances et des
précisions qui furent progressivement introduites, la position de Mill est restée
fondamentalement la même. Il s’agit pour lui d’élaborer une théorie des crises commerciales
tout en écartant les idées qu’avaient soutenues Malthus et Sismondi. L’origine des crises ne
doit pas être cherchée dans une accumulation trop rapide du capital mais dans le
développement d’un mouvement spéculatif qu’alimente le crédit.
Mots Clefs : Mill, Say, Malthus, Crises, Loi des débouchés.
Classification JEL : B12, E32
1
Théma, UMR CNRS 8184, Université de Cergy-Pontoise, 33 boulevard du Port, 95 011 Cergy-Pontoise Cedex,
[email protected]
2
L’interprétation que John Stuart Mill donna de la loi des débouchés2 est importante et
ambiguë. Elle est importante parce que, jusqu’à la publication de la Théorie Générale, de
nombreux économistes fidèles à la tradition classique s’appuyèrent sur elle pour développer
leurs analyses. Elle proposait, en effet, une réponse qui, après la controverse entre Sismondi et
Malthus d’une part, Say et Ricardo d’autre part, apparaissait comme centrale : la loi des
débouchés implique-t-elle la négation même des crises commerciales ? Si la loi des débouchés
n’implique pas une telle négation, comment peut-on concilier l’existence d’un excès d’offre
globale de biens avec l’idée que l’offre crée sa propre demande ? Ricardo et Say avaient,
certes, répondu sur ce point aux arguments de Malthus et de Sismondi mais d’une façon qui
apparaissait à beaucoup comme insatisfaisante. Ricardo avançait l’idée que les crises sont les
effets de « brusques changements dans les voies du commerce » (1819 : 280). Il expliquait
que la crise que connaissait l’Angleterre à cette époque était, paradoxalement, l’effet de la fin
de la guerre avec la France. La paix avait brusquement modifié la structure de la demande de
biens. La production ne s’était pas instantanément adaptée à ces circonstances nouvelles et,
durant la période d’ajustement, une large fraction du capital restait inutilisée et pouvait être
considérée comme perdue tandis qu’un grand nombre de travailleurs restaient sans emploi.
Mais, cette description de la crise semblait accréditer la critique que les adversaires de la loi
des débouchés adressaient à Ricardo. Le texte des Principes suggérait, en effet, l’idée que la
crise n’était pas générale et que la surproduction de certaines marchandises avait pour
contrepartie une production insuffisante d’autres biens. Il semblait donc nier, comme lui
reprochait Sismondi (1824 : 340), la possibilité même d'un encombrement général des
marchés alors même qu’il semblait difficile de trouver, à cette époque, une industrie dont
l’offre était insuffisante. Say encourait la même critique quand il affirmait que « si certaines
marchandises ne se vendent pas, c’est parce que d’autres ne se produisent pas. » (1820 : 225)
Mill, en développant son analyse des crises commerciales, cherchait une solution à ce
problème en suggérant que l’apparition d’un excès d’offre de biens ne résulte pas d’une
production excessive de marchandises mais de la résorption de ce qu’il appelait, après Smith,
un over-trading, en d’autres termes une spéculation malheureuse sur le marché des biens.
Mais, alors que Say soutenait dans son Cours complet d’économie politique pratique (18281829 : 474-475) que les crises commerciales avaient leur origine dans une émission excessive
de billets, Mill, qui était très hostile à une réglementation de l’activité bancaire, pensait que
l’origine des crises se trouve dans les erreurs que peuvent commettre les négociants quand ils
anticipent l’évolution future du prix des biens.
Mill développa son analyse de la loi des débouchés, d’abord, dans un texte intitulé
« De l’influence de la consommation sur la production » qu’il rédigea en 1829-1830 mais
qu’il publia seulement en 1844 dans ses Essais sur quelques questions non résolues en
économie politique. Il revint sur ce problème en 1848 dans les Principes d’économie
politique, en particulier, dans le chapitre V du livre 1 où il traite des propositions
fondamentales qui concernent le capital et dans le chapitre XIV du livre 3 où il analyse les
excès d’offre. La comparaison des Principes et des Essais a suscité l’embarras de nombreux
lecteurs de Mill. Même si les conclusions sont similaires — il ne peut exister un excès
permanent de la production (Mill, 1844 : 174) ; la théorie de la surproduction générale
implique une absurdité (Id., 1848, t. 2 : 574) — le ton des deux textes est bien différent. En
1844, Mill admet que, dans une économie où la monnaie est moyen de paiement, l’achat et la
vente sont temporellement séparés. Dans ces conditions, il se peut qu’à certains moments les
2
À ma connaissance, l’expression « loi de Say » n’apparaît pas dans l’œuvre de Mill.
3
vendeurs soient pressés de vendre alors que les acheteurs sont disposés à différer leurs achats.
Il ne lui paraît pas impropre de caractériser de telles situations en parlant d’une surabondance
de toutes ou de la plupart des marchandises (Id., 1844 : 72).
Les Principes d’économie politique semblent marquer un retour à l’orthodoxie et Mill
y apparaît comme un partisan pur et dur de la loi des débouchés. On peut s’en tenir aux
symboles et à l’hommage appuyé qu’il y rend aux deux économistes « éminents » — JeanBaptiste Say et James Mill — qui ont eu le mérite de mettre en lumière le point essentiel : la
production n’est pas limitée par les capacités du marché (Id., 1848, t. 2 : 576). Plus
fondamentalement, on peut souligner l’importance que Mill (Ibid., t. 1 : 78) prête à l’idée que
« la demande de marchandises n’est pas la demande de travail ». Même si Ricardo et Say
avaient, déjà, évoqué ce point, ce n’est pas par hasard que la postérité associe le nom de Mill à
cet adage car, mieux que ses prédécesseurs, il a su montrer qu’il découle logiquement de la
conception du capital qui était celle des classiques.
L’objet de cette communication est l’analyse de l’évolution de la pensée de John
Stuart Mill sur la question des débouchés. Cet objet incite à suivre l’ordre chronologique.
Mais, avant de comparer les Essais aux Principes, il convient d’étudier les premiers textes de
Mill. Les historiens y font plus rarement référence mais Samuel Hollander (1985, t. 2 : 487)
attire, à juste titre, notre attention sur eux. C’est, en effet, dans un article intitulé « Paper
Currency and Commercial Distress » publié en 1826 que Mill, pour la première fois, formula
son analyse des crises commerciales qui joue, dans la conception qu’il se fait de la loi des
débouchés, un rôle crucial.
1. Les crises, la monnaie et le crédit
En 1824, Mill avait critiqué un pamphlet que William Blake venait de publier. Blake
soutenait que la hausse des prix qui avait eu lieu durant la guerre était l’effet de
l’augmentation de la demande de biens qui résultait des dépenses du gouvernement, dépenses
qui avaient été financées par emprunt. Quand la paix avait été conclue, ces dépenses avaient
cessé entraînant une baisse de la demande, une chute des prix et une diminution de l’activité
économique. Mill (1824 : 13) soutenait que ce raisonnement reposait sur deux erreurs. Blake
admettait que les dépenses — par opposition à l’épargne — constituaient une source
additionnelle de demande. De plus, il prétendait que le capital emprunté par le gouvernement
devenait, alors, une source de demande ce qu’il n’était pas tant qu’il demeurait dans les mains
de ceux qui avaient souscrits aux emprunts de l’État.
Pour réfuter ces propositions, John Stuart Mill reprenait explicitement à son compte
les arguments qu’avait avancés son père. « La demande d’un pays est constituée de la
demande de tous les individus de ce pays. L’offre d’un pays est la somme de l’offre de chaque
individu. Si, donc, on peut prouver que la demande de chaque personne est exactement égale
à son offre, il sera établi que la demande de tout le pays et son offre s’équilibrent exactement
l’une l’autre. » (J. S. Mill, 1824 : 16)
Selon Mill, l’erreur de Blake tient à ceci : il pense que l’individu qui épargne ne veut
pas consommer. Mais, cette assertion est mal fondée : celui qui épargne, loin de montrer ainsi
une répugnance à consommer, démontre qu’il souhaite consommer non seulement son revenu
actuel mais plus encore. S’il ne voulait pas consommer, il n’aurait pas produit. Décidément,
l’épargne est une dépense. Dès lors, quand le gouvernement emprunte pour financer ses
4
dépenses, la demande globale n’est pas affectée. Pour reprendre la terminologie de Say, une
consommation improductive se substitue à une consommation productive.
1.1. Les effets d’un négoce immodéré
Cependant, dans « Paper Currency and Commercial Distress » (1826), le ton change
radicalement. Alors qu’en 1825, Mill reprenait à son compte l’adage de McCulloch (1824 :
277) selon lequel si une marchandise est en excès, une autre doit manquer, il ne met pas en
doute, en 1826, le caractère général de la crise commerciale qui affecte alors la GrandeBretagne. Le problème est de comprendre l’origine de crises de ce type et le rôle qui jouent le
crédit et le papier-monnaie.
Mill considère que la spéculation est la cause du retournement de la conjoncture. Il ne
s’agit pas, dans le cas des crises que la Grande-Bretagne a connues en 1810-1811, en 18141815, en 1819 puis en 1825, de bulles : la spéculation sur le prix des actifs financiers n’a
concerné que peu de négociants et de commerçants. Pour Mill, le problème est sur le marché
des biens. Des négociants qui surestimaient l’insuffisance de l’offre de marchandises ont
développé leurs échanges de façon imprudente. Reprenant le terme qu’utilisait Adam Smith,
Mill considère que l’on peut parler d’over-trading.
Smith, discutant du bien-fondé du système mercantile, se demandait si la pénurie d’or
et d’argent pouvait constituer pour une économie un danger effectif qui justifierait une
intervention gouvernementale visant à préserver ou mieux à augmenter le stock de métaux
précieux. Il soutient que c’est à tort que le gouvernement se charge d’un tel souci car, si
l’argent vient à manquer, l’émission de billets ou la vente à crédit y suppléera non seulement
sans incommodités mais, dans certains cas, avec avantages.
Il est cependant, admet-il, des circonstances où l’on peut, avec raison, se plaindre de la
rareté de l’argent. « Un négoce immodéré3 en est la cause courante. Des hommes sobres, dont
les projets ont été disproportionnés à leurs capitaux risquent autant que les prodigues dont la
dépense est disproportionnée à leur revenu de n’avoir ni les moyens d’acheter de l’argent, ni
le crédit pour en acheter… Lorsque les profits du commerce sont plus grands que de coutume,
le négoce immodéré devient une erreur générale… Ce n’est pas toujours que [les négociants]
envoient à l’étranger plus d’argent que de coutume, mais c’est qu’ils achètent à crédit, une
quantité inhabituelle de marchandises qu’ils expédient dans quelques marchés lointains, avec
l’espoir que les recettes rentreront avant qu’on ne leur demande paiement. La demande de
paiement arrive avant les recettes et ils n’ont rien en mains qui leur permette d’acheter de
l’argent, ou de fournir quelque solide garantie pour emprunter. Ce n’est point une rareté d’or
et d’argent, qui occasionne la plainte générale que l’argent est rare, mais la difficulté qu’ont
de tels négociants à emprunter et leurs créanciers à se faire payer. » (Smith, 1776 : 491-492)
C’est ce schéma que Mill reprend et développe. Les négociants surveillent de façon
permanente les marchés de façon à détecter toute augmentation de la demande ou toute
réduction de l’offre qui laisse présager une hausse du prix du produit. Quand ils détectent un
tel signal, ils se portent acheteurs de façon à profiter de la hausse anticipée des prix. Ce
comportement entraîne une hausse des prix qui vient conforter les anticipations des agents et
le processus s’amplifie. Si cette augmentation est modérée, elle sera, sans doute, suffisante
3
C’est ainsi que Paulette Taïeb traduit l’expression over-trading.
5
pour que l’augmentation de la production qu’elle suscite satisfasse la demande. Mais, si
l’augmentation est rapide, les achats spéculatifs se multiplient et les prix s’accroissent bien
au-delà de ce qui serait nécessaire. Quand certains négociants décident, prudemment, de
réaliser leurs gains, les cours chutent brusquement et atteignent un niveau bien inférieur à
celui à partir duquel la hausse spéculative s’était déclenchée. Les négociants qui avaient
acheté quand les prix étaient élevés sont ruinés. Ceux qui avaient passé des contrats avec des
producteurs ne peuvent pas tenir leurs engagements. Les stocks d’invendus s’accumulent. Une
panique générale s’en suit et, pour un temps, les négociants sont dans l’impossibilité d’obtenir
des crédits.
1.2. Le rôle des billets et du crédit dans les crises commerciales
Le point crucial est de comprendre le rôle que jouent les émissions de billets de
banque et le crédit dans les crises commerciales. L’article que Mill rédigea en 1826 est
explicitement dirigé contre la politique du gouvernement anglais de l’époque qui voyait dans
ces crises un effet d’une émission excessive de billets et qui entendait modifier l’organisation
du système bancaire pour éviter que de telles situations puissent se reproduire. Mill lui
reproche, notamment, d’avoir fait adopter deux lois dont la première interdit l’émission de
billets de moins de cinq livres et dont la seconde limite les privilèges dont bénéficiait la
Banque d’Angleterre en autorisant la création à proximité de Londres de banques regroupant
un nombre illimité d’associés.
On peut noter que Say partageait le point de vue du gouvernement anglais. Dans le
Cours complet d’économie politique pratique (t. 1 : 474-475) qu’il publia en 1829-1830,
c’est-à-dire après la parution de l’article de Mill, Say analyse les causes de la crise
commerciale qui s’était développée en Angleterre en 1824. Il soutient que les banques ont
abusé de la faculté qui leur avait été accordée d’émettre des billets contre l’escompte d’effets
de commerce. Il voit dans cette émission l’origine de la crise car elle a permis à certains
entrepreneurs de donner à leurs affaires une extension disproportionnée avec leurs capitaux.
L’émission de monnaie a suscité une hausse générale des prix et a fait tomber la monnaie
anglaise en-dessous de la parité théorique. Les détenteurs de billets demandèrent à être payé
en espèces et, sitôt que le point de sortie d’or fut atteint, les exportations de métaux précieux
devinrent considérables. La Banque d’Angleterre, légalement tenue de payer en espèces les
billets qu’elle avait émis, fut obligée de racheter de l’or. Pour éviter d’accroître ses pertes, elle
cessa d’escompter des effets de commerce. Les négociants furent ainsi privés des avances sur
lesquelles ils comptaient pour financer leurs affaires. C’est, dans cette situation, que se trouve,
selon Say, l’origine de la crise. Il n’est donc pas surprenant qu’il admette que l’on puisse
mettre « quelque restriction à la faculté qu’ont les particuliers ou les entreprises d’émettre des
billets au porteur » (Ibid., t. 1 : 476) En particulier, il approuve la décision du gouvernement
anglais d’interdire l’émission de petites coupures.
Mill soutient, au contraire, que les crises ne sont pas les conséquences d’une émission
excessive de monnaie. Certes, la hausse des prix, qui est, selon lui, le reflet des anticipations
des négociants, ne peut se généraliser que si les moyens de paiement se multiplient ; mais,
dans ce processus, les billets de banque ne jouent qu’un rôle secondaire, c’est la
multiplication des effets privés, l’extension du crédit qui alimentent la hausse des prix.
Réciproquement, quand la conjoncture se retourne, quand les prix baissent, l’évolution de la
quantité de monnaie n’apparaît ni comme la cause, ni même comme un élément essentiel du
processus. Si les négociants sont en difficulté, si la pénurie de liquidités les oblige à vendre,
même à perte, c’est que le crédit vient à manquer. La contrepartie de l’offre excédentaire de
6
marchandises n’est pas une demande excédentaire de monnaie mais une demande
excédentaire de crédit.
Pour justifier sa thèse, Mill évoque des arguments qui sont proches de ceux
qu’avançaient les partisans de la Banking School : tant que les billets sont convertibles en
espèces, il ne peut y avoir d’émission excessive de billets. Que faut-il entendre, en effet, par
ce terme ? Mill soutient que la seule définition acceptable consiste à affirmer que l’émission
de monnaie est excessive seulement quand elle entraîne une dépréciation de la monnaie,
autrement dit une hausse générale des prix. Contrairement à Smith, Mill admet que l’émission
de billets ne provoque pas immédiatement une sortie de métaux précieux ; mais, dans son
interprétation, si délai il y a, c’est parce que les prix ne réagissent pas immédiatement à
l’augmentation de la quantité de monnaie. Mais, et ceci est caractéristique de son analyse, il
soutient que, sitôt que les prix domestiques augmentent, le taux de change s’ajuste et dès que
la prime sur les lettres de change permet de couvrir les frais d’envoi de l’or, celui-ci est
exporté. Ainsi, la hausse des prix n’est pas l’effet d’une augmentation antérieure de la
quantité de monnaie.
Les économistes qui pensent que l’émission de billets joue, dans la propagation de la
crise, un rôle fondamental, soutiennent que, durant la période où la spéculation se développe,
la quantité de monnaie s’accroît alimentant la hausse des prix. Mill n’écarte pas totalement cet
argument. En effet, la spéculation n’est pas, en général, confinée à un seul pays. Elle concerne
aussi nos principaux partenaires commerciaux. Les prix étrangers s’accroissent tout autant
que les prix domestiques. Dès lors, le mécanisme régulateur ne joue plus. L’émission de
billets durant la période de spéculation n’entraîne pas une baisse du cours du change et des
sorties d’or. On peut donc admettre qu’elle contribue à la hausse des prix. Ce que Mill
reproche à ses adversaires, c’est de mettre l’accent sur le rôle de l’émission de billets de
banque alors même qu’une large fraction des moyens de paiement consiste en des effets de
commerce. Un recours accru au crédit, qu’il se traduise par l’emploi d’effets de commerce ou
l’ouverture de découverts bancaires peut, tout autant qu’une émission de billets de banque,
alimenter la hausse des prix.
Mill admet, certes, qu’en l’absence d’une multiplication des moyens de paiement le
mouvement spéculatif serait nécessairement limité ; mais il soutient que c’est le
développement du crédit qui, durant cette phase de la conjoncture, joue un rôle essentiel.
« Une période de spéculation est invariablement marquée par une grande confiance. Tant que
les prix augmentent, chacun semble devenir riche et, en s’appuyant sur ces prétendus
richesses, chacun trouve son voisin prêt à lui faire crédit » (Mill, 1826 : 91).
C’est l’accroissement des moyens de paiements qui rend l’effondrement des prix si
dangereux à la fin de la période de spéculation. L’over-trading entraîne seulement la hausse
du prix des marchandises qui en sont l’objet. Mais supposons, ce qui est habituel dans une
période de spéculation, que le même bien fasse l’objet d’une série de ventes et d’achats et
que, lors de chaque transaction, un effet de commerce soit tiré. La multiplication des moyens
de paiement entraînera une hausse générale des prix. Tant que le processus durera, chaque
négociant semblera devenir plus riche jusqu’à ce que les prix de certaines des marchandises
commencent à baisser soit parce que leur offre a augmenté, soit parce que certains des
négociants qui les avaient acquises cherchent à réaliser leurs gains. La baisse des prix
entraînera la ruine d’une grande partie des propriétaires de ces biens. Les effets de commerce
qu’ils ont émis perdront toute valeur et cesseront de circuler. La masse des moyens de
paiement s’en trouvera réduite et les prix des autres marchandises commenceront à baisser.
7
L’idée que Mill met en avant, le point sur lequel il met l’accent est que ces
fluctuations dans la valeur de la monnaie qui se développent durant les diverses phases du
cycle peuvent se produire en dehors de toute émission de billets par le seul biais du crédit.
Durant la crise commerciale, le crédit disparaît presque entièrement : seuls les
meilleurs effets, à échéance très rapprochée, circulent. Toutes les autres transactions doivent
être réglées au comptant. Mais ceux qui possèdent des espèces répugnent à s’en séparer.
Ainsi, au moment même où on exige un paiement au comptant, peu de monnaie est offerte.
Son pouvoir d’achat augmente et les prix diminuent en-dessous de leur valeur d’équilibre. Si,
dans de telles circonstances, il était possible d’introduire sur le marché une quantité suffisante
de billets, le déséquilibre pourrait être résorbé et tous les inconvénients qui naissent de la crise
pourraient être évités.
En 1826, Mill propose une analyse des crises commerciales qui repose
fondamentalement sur l’idée que, dans un système où les billets de banque sont, à la demande,
convertibles en or, la monnaie est endogène. Sur cette base, il rejette la thèse — défendue par
Say dans son Cours Complet d’économie politique pratique — selon laquelle les crises sont
les conséquences d’une émission excessive de monnaie. Durant la crise, un excès d’offre ou
de demande de marchandise peut apparaître ; il se traduit par une baisse ou une augmentation
du niveau général des prix. La contrepartie d’une offre excédentaire de marchandise est une
demande excédentaire de crédit. Typiquement, durant la crise, les négociants n’obtiennent pas
les crédits qui leur seraient nécessaires pour conserver en stock des marchandises qu’ils ne
peuvent écouler qu’à bas prix. Dans ces conditions, ils sont contraints de vendre.
Cette analyse des crises ne semble guère compatible avec la présentation que Mill
donnait en 1824 de la loi des débouchés. Son essai « De l’influence de la consommation sur la
production », qu’il rédigea, selon Robbins (1967 : IX), en 1829-1830, apparaît comme une
tentative d’assurer une compatibilité entre sa théorie des crises et l’idée qu’une surproduction
de marchandises est impossible.
2. De l’influence de la consommation sur la production
Polémiquant avec les physiocrates et les économistes qui, comme William Spence,
avaient repris certaines de leurs idées, James Mill et Jean-Baptiste Say avaient soutenu qu’il
est de l’intérêt de la nation que la consommation improductive soit la plus faible possible.
Dans la première édition du Traité (1803, t. 2 : 366), Say écrivait « le pauvre… n’a pas besoin
des consommations du riche : il n’a besoin que de ses capitaux. Tellement qu’un pays, un
canton seraient fort heureux, lors même que les riches n’y résideraient pas, pourvu qu’ils y
plaçassent leurs capitaux. »
C’est ce thème du propriétaire absent que reprend John Stuart Mill en le présentant
sous une forme légèrement différente. Peut-on dire que les riches anglais qui viennent à Paris
et y consomment leurs revenus sans toutefois y investir contribuent par leurs dépenses à la
prospérité de la France ? Cette question, il l’aborde avec une prudence qui peut sembler
extrême. Il ne prétend pas critiquer les principes généraux qui sont maintenant bien compris
par presque tous ceux qui ont étudié ce problème. Il ne s’agit donc pas, semble-t-il, de
discuter les idées défendues par Say, James Mill et Ricardo ; il ne s’agit même pas de les
rendre plus claires. La tâche que s’assigne John Stuart Mill est plus modeste et plus subtile. Il
se demande si, dans les idées que les partisans de la loi des débouchés ont — à juste titre —
rejetées, il n’existait pas des « éléments dispersés d’une vérité importante » (Mill, 1844 : 50).
8
Ces éléments, Mill ne les cherche pas dans les propositions de Malthus, de Chalmers et de
Sismondi mais plutôt dans les préjugés des entrepreneurs et des négociants qui restent
persuadés que « la difficulté n’est pas de produire mais de vendre » (Say, 1814, t. 1 : 143). Si
les producteurs et les marchands pensent qu’encourager la consommation, c’est favoriser la
production, c’est que leurs profits dépendent de la demande de marchandises qu’ils produisent
ou qu’ils vendent. Il est naturel de penser que ce qui est vrai pour une entreprise particulière
l’est pour la nation toute entière.
2.1. La demande de biens et l’emploi du capital
Pour comprendre la nature des avantages qu’un producteur tire d’une augmentation de
la demande du bien qu’il produit, il faut expliciter le sens exact qu’il convient de donner au
terme « capital ». Ce qui caractérise le capital, ce n’est pas la nature des biens qui le
composent mais l’usage auquel ils sont destinés. Certes, la monnaie que détient le producteur,
les produits finis qui sont dans ses magasins ne sont pas susceptibles, en tant que tels, de
contribuer matériellement à la production. Mais, ils peuvent lui permettre d’acquérir des
outils, des matières premières ou de payer des salaires. Dans ce sens, ils sont des éléments du
capital. Ainsi, tous les biens destinés à être employés à la reproduction, que ce soit sous leur
forme actuelle ou, indirectement, après un ou plusieurs échanges sont du capital. En
particulier, si un entrepreneur a dépensé l’argent qu’il avait avancé à acheter des outils et à
payer des salaires et s’il n’a pas encore vendu les marchandises qu’il a fait produire, il faut,
nous enseigne Mill, considérer comme du capital les produits qu’il a en stock.
Mais, si l’on admet cette conception du capital, il devient évident qu’à tout moment
une large fraction du capital d’un pays n’est pas employée et que le produit annuel est loin
d’être ce qu’il pourrait être si toutes les ressources consacrées à la production étaient
constamment utilisées.
Considérons une entreprise qui détient en stock une fraction de ses produits. Si elle
élargit sa clientèle, elle pourra écouler plus rapidement ses stocks. Pour elle, une
augmentation de la demande équivaut à un accroissement de son capital productif. Avec le
même fonds, elle pourra employer plus de travailleurs, produire davantage et accroître le
montant de ses profits.
Si l’entrepreneur n’a pas de stock ou si ceux-ci sont trop faibles pour satisfaire la
demande, il sera incité à augmenter son capital car il pourra espérer en tirer non seulement un
intérêt mais un profit et gagner ainsi une marge que l’on peut considérer comme le salaire de
son travail de direction.
2.2. Ce qui est vrai pour l’entreprise est-il vrai pour la nation ?
Il est donc évident qu’un négociant ou qu’un producteur tire de l’élargissement de sa
clientèle un gain réel et important. En est-il de même pour la nation ? Pour analyser ce
problème, Mill revient sur la question de « l’absentéisme » qui avait été l’objet d’un long
débat parmi les économistes anglais mais il présente ce problème sous sa forme inverse.
Traditionnellement, on se demandait, en faisant référence à l’Irlande, si le fait que les
propriétaires terriens ne résident pas dans le pays dont ils perçoivent les rentes n’est pas
préjudiciable à son développement. Mill se demande quel bénéfice tire un pays de l’arrivée
d’un consommateur étranger qui vient seulement y consommer de façon improductive son
9
revenu. Puisque les entreprises qui l’auront pour client en tirent un bénéfice, le pays sera
gagnant si les autres entreprises ne subissent pas une perte équivalente.
Mill oppose deux cas. Les dépenses que font les étrangers pour rémunérer directement
le travail sont évidemment bénéfiques pour le pays qui les accueille4. Mais, il n’en est pas de
même pour les dépenses que les étrangers font en achetant des marchandises. Certes, les
commerçants et les producteurs qui leur vendent des biens en tirent bénéfice mais les
paiements ainsi effectués seront compensés par une diminution des exportations et une hausse
des importations. Le mécanisme de rééquilibrage de la balance des paiements joue
pleinement. Ainsi, les dépenses des absents — abstraction faite du paiement des
domestiques — ne sont pas nécessairement une perte pour le pays qu’ils ont quitté et un gain
pour les pays où ils résident. Les transferts ainsi effectués sont entièrement compensés par un
déficit commercial du pays qui les reçoit.
Mill laisse à penser que ce qui est vrai pour une entreprise ne l’est pas pour la nation.
Quand les Anglais viennent à Paris et y dépensent leurs revenus, les commerçants parisiens
qui les approvisionnent sont certainement gagnants. Mais, ce qui apparaît comme une
augmentation de la demande est, si on fait abstraction de la période de transition, un pur effet
de répartition. Les entrepreneurs lyonnais perdront ce que les commerçants parisiens ont
gagné. Les achats que les touristes anglais font à Paris provoqueront une hausse des prix des
produits français par rapport aux prix des produits anglais ce qui favorisera les exportations
anglaises en France et freinera les exportations françaises en Angleterre.
2.3. Excès d’offre et surproduction
Say (1820 : 235) soutenait que « les produits ne s’achètent qu’avec les produits » et
« qu’un produit créé offre, dès cet instant, un débouché à d’autres produits pour tout le
montant de sa valeur ; car tout produit n’est créé que pour être consommé… et même pour
être consommé le plus tôt possible » (Say, 1814, t. 1 : 147-148). Mill nuance ces propos en
critiquant le raisonnement sur lequel s’appuie Say pour rejeter la possibilité d’un
encombrement général des marchés. On soutient, écrit-il, qu’il ne manque jamais d’acheteurs
pour l’ensemble des marchandises « car quiconque offre sa marchandise à vendre, désire
obtenir une marchandise en échange et, par le simple fait qu’il est vendeur, est donc
acheteur » (Mill, 1844 : 69)
Une telle affirmation décrit bien le troc où l’achat et la vente constituent la même
opération. L’intervention de la monnaie — c’est en fait son utilité — sépare en deux
opérations l’échange. Certes, le vendeur ne désire pas de la monnaie pour elle-même et s’il
demande de la monnaie, c’est pour pouvoir acheter les produits qu’il désire ; il n’en demeure
pas moins qu’il n’est pas obligé d’acheter à l’instant même où il vend.
4 On peut considérer que Mill reprend ici une proposition que Ricardo avait énoncée dans ses Principes en
évoquant, il est vrai, un problème quelque peu différent. Ricardo remarquait « la classe laborieuse peut retirer un
grand avantage de la manière dont est dépensé le revenu du pays, bien que dans tous les cas, cette dépense soit
consacrée au bien-être et à l’agrément de ceux qui y on droit en toute équité… Comme les travailleurs sont
concernés par la demande de travail, ils doivent naturellement souhaiter qu’une part maximale du revenu soit
détournée des dépenses en biens de luxe vers des dépenses destinées à l’entretien de domestiques » (Ricardo,
1817 : 406)
10
Quand l’achat et la vente sont séparés, il se peut très bien qu’à un moment donné tout
le monde souhaite vendre aussi vite que possible alors même que chacun repousse à plus tard
ses achats. C’est ce qu’il advient dans les crises commerciales. Quand les négociants
anticipent une baisse des prix, ils ont hâte de vendre et diffèrent leurs achats. Les
marchandises de tout genre restent invendues ou ne trouvent preneur qu’à bas prix.
Lange avait sans doute tort quand il attribuait à Say l’idée que l’offre excédentaire de
marchandises, au sens étroit du terme autrement dit en excluant la monnaie, est identiquement
nulle. Mais les formulations de Say peuvent susciter l’équivoque alors que celles de Mill sont
tout à fait explicites. Dans les périodes de crise, les prix de toutes les marchandises diminuent
ou elles deviennent invendables. « Quand ceci arrive à une marchandise, on dit qu’elle est
surabondante ; et si cette expression est appropriée, il ne semble pas inapproprié à la nature du
problème de dire qu’il y a une surabondance de toutes ou de la plupart des marchandises,
quand toutes ou la plupart d’entre-elles sont dans la même situation difficile. » (Ibid. : 70)
Quand toutes les marchandises sont en excès, leurs prix diminuent. Mais, l’analyse que Mill a
faite du capital lui permet d’aller plus loin. Ce qui caractérise la crise, ce n’est pas simplement
la baisse des prix. Durant cette phase du cycle, les stocks d’invendus s’accumulent, une partie
du capital productif reste temporairement inactif (Ibid. : 67) ce qui implique un recul de la
production et de l’emploi.
Cependant, Mill reste très critique vis-à-vis des thèses de Malthus et de Sismondi. Il
souligne que les crises sont temporaires et qu’à la stagnation succède nécessairement une
reprise car ceux qui ont vendu sans acheter, décideront finalement d’acheter et il y aura alors
plus d’acheteurs que de vendeurs. Cependant, Mill ne nous dit rien de la nature des
mécanismes qui, automatiquement, susciteraient la reprise.
Il écarte aussi la thèse selon laquelle l’excès d’offre est l’effet d’une surproduction. Ce
n’est pas une accumulation trop rapide du capital qui provoque la crise et il ne faut pas
chercher l’origine de la détresse des producteurs dans une croissance de la production qui
serait devenue excessive par rapport à la demande. Il reprend, pour écarter ces idées, les
arguments que Say et Ricardo avaient avancés. Ni le désir de consommer, ni les moyens de le
faire ne peuvent venir à manquer. Si les besoins des hommes étaient satisfaits, ils cesseraient
d’accumuler du capital. Si l’accroissement du produit est distribué sans erreur entre les divers
biens, l’accroissement du revenu permettra d’absorber la production supplémentaire. L’excès
temporaire de l’ensemble des marchandises n’est pas dû à une surproduction mais à une perte
de confiance.
Dans l’essai « De l’influence de la consommation sur la production », Mill intègre,
dans son analyse de la loi des débouchés, la théorie des crises commerciales qu’il avait
développée en 1826. Cette intégration implique le rejet de ce que nous appelons l’identité de
Say. C’est seulement à l’équilibre que la demande pour l’ensemble des marchandises est égale
à l’offre. Une offre excédentaire apparaît quand des anticipations erronées ont conduit à une
hausse excessive des prix. Dans de telles situations, la formation de stocks de produits
invendus freine la rotation du capital. Une fraction du capital productif reste alors inutilisée.
La signification de la loi des débouchés apparaît plus clairement. Les classiques qui défendent
cette proposition ne nient pas l’existence de crises générales, ils rejettent l’idée que la
consommation puisse venir limiter la production.
11
3. Les Principes d’économie politique : un retour à la tradition ?
Nombreux sont les lecteurs de Mill qui ont pensé que, dans les Principes, il abandonne
certaines des critiques qu’il adressait, dans ses écrits antérieurs et, en particulier, dans les
Essais, aux partisans de la loi des débouchés. Corry (1962 : 106) ne trouve plus trace dans les
Principes, des réserves qu’il exprimait dans ses essais antérieurs. Hicks (1967 : 163) souligne
que l’on ne trouve, dans les Principes, aucune référence aux arguments qu’il avait avancés
dans les Essais si bien qu’il apparaît comme un classique pur et dur.
On peut, au contraire, mettre l’accent sur la continuité. Certes, Mill ne cite pas ses
travaux antérieurs mais on retrouve, sous des formes différentes, des idées qu’il avait,
autrefois, avancées. Les conclusions du chapitre des Principes où Mill traite de l’excès d’offre
rappellent celles de l’Essai. Tout en maintenant l’essentiel de la doctrine — il ne peut y avoir
un excès permanent de la production ou de l’accumulation — il admet que l’on peut, quand
on évoque la baisse de l’ensemble des prix monétaires durant les crises commerciales, parler
d’un excès d’offre de marchandises ou d’une pénurie de monnaie. Dans les deux textes, il
maintient que c’est une erreur de penser que cet excès de marchandises a pour origine une
surproduction alors qu’elle est l’effet d’achats spéculatifs (Mill, 1848, t. 2 : 574) ou d’une
perte de confiance (Id., 1844 : 74). Certes, il pense nécessaire de rendre, dans les Principes,
hommage à Jean-Baptiste Say et à James Mill pour avoir formulé avec une grande force et
avec clarté la doctrine correcte (Id., 1848, t. 2 : 576) mais cet hommage traduit peut-être plus
l’évolution de ses sentiments vis-à-vis de son père qu’une rupture dans ses convictions
scientifiques.
Sur trois points, cependant, les Principes semblent traduire une évolution de la pensée
de Mill. En 1826, Mill s’appuyait sur l’idée que le capital est un fonds pour montrer que
l’intensité de la demande de biens peut en affecter la capacité productive. En 1848, il s’appuie
sur cette même notion pour développer une idée bien différente et qui peut même sembler
antagonique : la demande de travail ne dépend pas de la demande de biens. En 1826, Mill
traitait les crises commerciales comme des crises spéculatives. Dans les Principes, il admet
qu’elles peuvent avoir d’autres causes. Dans les Essais, il remarquait que, dans une économie
monétaire, on n’est pas obligé d’acheter à l’instant même où l’on vend. C’est seulement dans
le troc que le vendeur est nécessairement un acheteur. Pourtant, dans les Principes, il affirme
(Ibid., t. 2 : 571) que « tous les vendeurs sont inévitablement et ex vi termini5 des acheteurs ».
Il en conclut que l’offre de marchandises en général ne peut excéder le pouvoir d’acheter.
Affirmer une telle proposition n’est-ce-pas abandonner l’analyse des crises qu’il avait,
autrefois, avancée ?
3.1. La demande de marchandises n’est pas la demande de travail
Dans les Principes, Mill développe deux versions de la loi des débouchés. Dans le
livre 1, elle découle de l’analyse qu’il fait du capital. Sa thèse est qu’une augmentation de la
consommation n’est pas susceptible d’accroître la demande de travail. Dans le livre 3, il
s’appuie sur sa théorie de la monnaie et du crédit pour montrer que l’origine d’un excès
d’offre de biens n’est pas une accumulation trop rapide du capital.
5
En français, « par définition ».
12
Mill reprend, dans les Principes, l’idée sur laquelle il s’appuyait dans son article de
1826 : le capital est un fonds. Les biens qui le composent ne sont pas nécessairement des
moyens de production. Peu importe d’ailleurs leur nature, seul compte l’emploi auquel ils sont
destinés. La définition du capital est subjective. Le capital d’un entrepreneur est la fraction
des biens qu’il possède et qu’il destine à un « emploi reproductif ». On y trouve des moyens
de production, de la monnaie, des produits finis : l’entrepreneur leur donnera au cours du
cycle la forme appropriée aux fins qu’il poursuit.
En s’appuyant sur cette définition du capital, Mill développe une série de propositions
qui ne sont pas, sans doute, radicalement nouvelles mais qui feront date en raison de la force
avec laquelle il les formule. Son point de départ est que l’industrie est limitée par le capital.
Cette proposition résulte de l’idée que la production est un processus temporel. La population
d’un pays est maintenue et ses besoins sont satisfaits non par le produit du travail présent mais
par celui du travail passé. Elle consomme ce qu’elle a produit et non ce qu’elle produit. Mais
seule une fraction de ce qui a été produit est affectée au maintien du travail productif. Cette
fraction est le capital du pays. Il ne peut y avoir plus de travail que celui que le capital peut
nourrir et pourvoir des outils et des matières premières nécessaires à la production. Selon
l’expression traditionnelle, le capital est un fonds des salaires. De l’idée que l’industrie est
limitée par le capital, il ne faut pas inférer qu’elle atteint toujours cette limite. Le capital peut
être temporairement inemployé soit parce que les produits sont restés invendus soit parce
qu’une partie du capital n’a pas encore été investie. Il est aussi possible que l’industrie
n’atteigne pas sa limite parce que le travail vient à manquer. L’important, ici, est que Mill
admet que le capital puisse être temporairement oisif : les capacités productives ne sont pas
nécessairement saturées.
De cette proposition, Mill tire quatre théorèmes. Le premier stipule que l’accumulation
du capital accroît l’emploi sans limite assignable. En d’autres termes, tant qu’il existe des
individus capables de travailler et de quoi les nourrir, on peut toujours les employer à produire
quelque chose. Mill rejette ici la thèse que défendaient Malthus, Sismondi et Chalmers qui
affirmaient que l’emploi est soutenu par la consommation improductive.
Le second théorème affirme que le capital est le résultat de l’épargne. Bien que le texte
des Principes ne soit pas explicite sur ce point, il convient de rappeler que Mill inclut dans le
capital l’ensemble des produits finis qui n’ont pas encore été vendus. Dans les termes
qu’affectionnent les keynésiens, on peut dire que l’épargne est identique à l’investissement.
Le troisième théorème rappelle que tout le capital est consommé. Bien que le capital
soit issu de l’épargne, il est néanmoins consommé mais il ne l’est pas par la personne qui l’a
épargné. Le problème est ici celui de la thésaurisation. Bien que Mill reconnaisse que les
biens thésaurisés ne sont pas consommés (Mill, 1848, t. 1 : 70), il n’en tire aucune
conséquence pour son analyse sans doute parce qu’il pense que le bien thésaurisé l’est pour
être consommé plus tard.
Le quatrième théorème affirme que la demande de marchandises n’est pas une
demande de travail. La demande de marchandises détermine dans quelle branche le capital et
le travail seront mis en œuvre mais non la quantité de travail qui sera employée. Acheter un
produit n’est pas employer du travail. Un consommateur qui dépense son revenu en achetant
des marchandises ne demande pas le travail qui les a produites alors que s’il dépense son
revenu en embauchant des domestiques, il demande du travail. C’est l’entrepreneur et non le
consommateur qui demande le travail productif. C’est lui qui paie son salaire et qui lui fournit
13
les matières premières et les moyens de production. Mill n’admet que deux exceptions à ce
principe. Quand un travailleur est embauché mais qu’il n’est que partiellement occupé, une
demande supplémentaire d’un bien qu’il peut produire peut l’inciter à travailler davantage, à
accroître la production et son bien-être. La seconde exception trouve son origine dans les
effets de la division du travail. On peut imaginer des situations où une augmentation de la
demande de produits permet d’améliorer l’utilisation des capacités productives. Mais, Mill
peut facilement convaincre son lecteur que de telles exceptions sont plus apparentes que
réelles.
Mill mentionne une autre difficulté : les effets des changements soudains de la
demande de marchandises. Si, après que la marchandise a été produite, la demande pour ce
bien diminue de façon inopinée, le capital qui avait été investi est perdu et l’emploi qu’il
fournissait au travail disparaît. Mill prétend que cette situation n’est pas contradictoire avec
son principe car l’on peut dire que si le travail cesse, ce n’est pas parce qu’il n’y a plus de
demande pour cette marchandise mais parce qu’il n’y a plus de capital. Pour élégante qu’elle
soit, la réponse de Mill n’est guère convaincante. Le problème qui se pose ici est similaire à
celui qui apparaissait dans l’article de 1826. Quand la demande de biens diminue, des stocks
de produits invendus se forment, l’emploi et la production diminuent. Il faut bien admettre
que Mill, dans les Principes, ne fait plus référence à ce phénomène et l’on peut voir dans son
silence le signe d’un retour à une position plus orthodoxe, plus proche des analyses qu’avaient
développées Ricardo et Say.
3.2. La question des crises dans les Principes
Mill reprend, dans les Principes, l’idée que les crises trouvent leur origine dans des
erreurs de prévision. Quand les négociants anticipent une hausse du prix d’un produit, ils
l’achètent dans l’espoir de réaliser une plus-value et, de cette façon, ils suscitent la hausse
qu’ils avaient prévue. Quand ils commencent à vendre parce que leurs prévisions ont changé
ou parce que, par prudence, ils veulent réaliser leurs gains potentiels, les cours chutent
brusquement et la crise se développe. Un tel mécanisme pourrait subvenir dans une économie
où nul ne ferait crédit mais il resterait alors limité car si les prix de certaines marchandises
augmentaient, les prix des autres marchandises diminueraient nécessairement. Le crédit n’est
pas la cause de la crise mais il permet la généralisation et l’amplification des mouvements de
hausse et de baisse des prix. Comme en 1826, son rôle dans l’analyse que Mill fait des crises
est donc crucial.
Le texte des Principes marque cependant une inflexion dans la pensée de Mill.
Analysant la crise de 1847, il admet qu’elle n’a pas été précédée par une extension
extraordinaire et irrationnelle du crédit (Mill, 1848, t. 2 : 543). Il l’analyse comme une
situation où une fraction considérable des fonds qui se placent habituellement sur le marché
des titres ont été retirés pour face à des paiements à l’étranger alors même que l’offre de titres
continuait à croître. La conjonction de ces facteurs provoqua une hausse du taux d’intérêt et il
devint impossible d’emprunter sauf sur les meilleurs titres. Certaines entreprises ne purent se
procurer les crédits sur lesquelles elles comptaient pour faire face à leurs obligations. Elles
furent obligées d’interrompre leurs paiements. Cette crise de liquidité ne prit fin qu’avec la
suspension du Bank Charter Act.
Cette analyse de la crise de 1847 renforce les arguments que Mill avançait en 1826.
Durant la crise, un excès d’offre de marchandises apparaît. Il a pour contrepartie une demande
14
non satisfaite de crédit. La solution se trouve dans l’assouplissement de la politique de la
Banque Centrale qui doit fournir au marché les liquidités dont il a besoin.
3.3. Excès d’offre et surproduction
Dans l’Essai, Mill cherchait avant tout à montrer que l’existence de crises
commerciales n’est pas incompatible avec la loi des débouchés. Si ce thème reste présent dans
les Principes, Mill y met surtout l’accent sur ce qui l’oppose à Malthus, Sismondi et
Chalmers. Mill caractérise leur thèse de la façon suivante. Les adversaires de la loi des
débouchés soutiennent qu’il peut exister et qu’il existe parfois un excès de production des
marchandises en général au-delà de la demande. Quand il en est ainsi, on ne peut écouler les
biens à un prix qui couvre, avec profit, leurs coûts de production. Il s’en suit une baisse
générale des prix ou des valeurs — Mill trouve que ses adversaires ne sont pas clairs sur ce
point — si bien que les producteurs s’appauvrissent quand ils augmentent leur production.
Pour réfuter cette thèse, Mill reprend des arguments qui avaient été souvent invoqués
par Ricardo et par Say. Un encombrement général des marchés est impossible car ni le désir
ni les moyens d’acheter ne peuvent venir à manquer. Il n’est pas concevable qu’un individu
qui ne manquerait de rien travaille et économise pour obtenir ce qu’il ne désire pas. Ainsi est
exclue la possibilité que la production excède les besoins. La question des moyens est plus
complexe. Malthus soutenait que si la production augmente, il est nécessaire pour qu’elle soit
vendue que les prix diminuent car aux prix de production l’offre excède la demande. Le
problème est qu’il semble faire, quand il parle des prix de production, référence aux prix
monétaires historiquement supportés pour produire les biens.
À ces arguments, Mill répond qu’il faut raisonner en valeur et non en prix : si les
valeurs restent les mêmes, peu importe ce qu’il advient des prix (Mill, 1848, t. 2 : 572). On
peut bien penser que l’augmentation de l’offre diminue le prix des produits mais ces prix ne
doivent pas être comparés aux coûts que le producteur a historiquement supportés mais aux
coûts qu’il doit supporter pour continuer sa production. Si les salaires, les prix des machines
et des matières premières ont diminué dans les mêmes proportions que les prix des produits
finis on ne peut pas parler de surproduction.
Mill suggère que ses adversaires ont, à tort, considéré les crises commerciales comme
des crises de surproduction. Dans de telles circonstances, « il y a réellement un excès de
toutes les marchandises au-delà de la demande monétaire ; en d’autres mots, l’offre de
monnaie est insuffisante » (Mill, 1848, t. 2 : 574). Mill reconnaît donc explicitement la
possibilité d’un déséquilibre monétaire. L’origine de ce déséquilibre doit être recherché sur le
marché du crédit : c’est parce qu’ils ne peuvent plus obtenir de crédits que les négociants
répugnent à payer comptant et cherchent à se procurer des liquidités à tout prix. La crise est
simplement l’effet d’un excès d’achats spéculatifs.
Conclusion
Le poids de la tradition keynésienne est trop fort pour que l’on puisse se dispenser de
considérer de ce point de vue l’œuvre de Mill. Il faut d’abord dire qu’à la différence des
keynésiens, Mill ne cherche pas à comparer la valeur de l’offre et de la demande globales en
incluant dans les biens les services producteurs. Ce qu’il compare c’est la valeur du produit
global — ou ce qui revient au même du revenu — et celle de la demande. Il est parfaitement
clair dans l’exposé de Mill que si l’on raisonne en termes de prix monétaires ces deux
15
agrégats ne sont pas nécessairement égaux. L’égalité de la valeur monétaire du produit et de
la demande monétaire est une relation d’équilibre. Mill admet explicitement la possibilité de
l’existence d’une demande excédentaire de monnaie.
Ce que suggère l’œuvre de Mill, c’est qu’il faut — si l’on veut analyser précisément ce
que nous appelons la loi de Say — expliciter la nature du système monétaire et des relations
entre monnaie et crédit. Mill considérait — et on s’accorde le plus souvent pour dire à
raison — que la quantité de monnaie était à cette époque, en Angleterre, une variable
endogène. Si déséquilibre il y avait entre l’offre et la demande de monnaie, ce déséquilibre
n’était que transitoire. Ainsi, un excès d’offre de marchandise impliquait un excès de
demande de monnaie. Si les individus étaient pressés de vendre durant les crises, c’était faute
de pouvoir payer à crédit. Ce qui caractérise la crise, c’est la perte de confiance.
Même dans ses premiers écrits, John Stuart Mill rejette les idées de Malthus et de
Sismondi. Si crise il y a, son origine n’est pas dans une accumulation trop rapide du capital.
Sur ce point cependant, il se borne, le plus souvent, à reprendre des arguments qu’avaient
avancés Say, Ricardo et James Mill. Son apport essentiel réside dans sa tentative de rendre
compte des crises commerciales tout en maintenant les propositions essentielles qu’implique
la loi des débouchés.
Références
BLAKE William (1823), Observations on the Effects Produced by the Expenditure of
Government during the Restriction of Cash Payments, London: Murray.
CORRY Bernard A. (1962), Money, Saving and Investment in English Economics 1800-1850,
London: McMillan & Co.
HICKS John (1967), Critical Essays in Monetary Theory, Oxford: At Clarendon Press.
HICKS John (1983), Classics and Moderns, in Collected Essays on Economic Theory, vol. III,
Oxford: Basil Blackwell.
HOLLANDER Samuel (1985), The Economics of John Stuart Mill, Toronto and Buffalo:
University of Toronto Press.
KATES Stephen (1998), Say’s Law and the Keynesian Revolution, Cheltenham and
Northampton: Edward Elgar.
KATES Stephen (2003), Two Hundred Years of Say’s Law, Cheltenham and Northampton:
Edward Elgar.
MCCULLOCH John Ramsey (1824), “Political Economy”, Supplement to the 4th, 5th and 6th
Editions of the Encyclopaedia Britannica, Edinburgh: Constable.
MCCULLOCH John Ramsey (1825), “Essay showing the erroneousness of the prevailing
opinions in regard of absenteeism”, Edinburgh Review, November, reprint in his
Treatises and Essays, 2nd edition, A. and C. Black: Edinburgh, 1859.
16
MILL John Stuart (1824), “War expenditure”, Westminster Review, II, July, 27-48, reprint in
Essays on Economics and Society, T. 1 in The Collected Works of John Stuart Mill,
vol. IV, Toronto: University of Toronto Press, London: Routledge & Kegan Paul,
1967.
MILL John Stuart (1825), “The Quarterly Review on Political Economy”, Westminster
Review, III, January, 213-232, reprint in Essays on Economics and Society, T.1, in The
Collected Works of John Stuart Mill, vol. IV, Toronto: University of Toronto Press,
London: Routledge & Kegan Paul, 1967.
MILL John Stuart (1826), “Paper Currency and Commercial Distress”, Parliamentary Review,
Session of 1826, London: Longman, Rees, Orme, Brown and Green, 630-662, reprint
in Essays on Economics and Society, T. 1, in The Collected Works of John Stuart Mill,
vol. IV, Toronto: University of Toronto Press, London: Routledge & Kegan Paul,
1967.
MILL John Stuart (1844), Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy, London:
John W. Parker, reprinted Bristol: Thoemmes Press, 1992.
MILL John Stuart (1848), Principles of Political Economy, with Some of Their Applications to
Social Philosophy, London: Parker, reprinted in The Collected Works of John Stuart
Mill, Toronto: University of Toronto Press, tome 2 et 3.
RICARDO David (1817), On the Principles of Political Economy and Taxation, London: John
Murray, reprint in The Works and Correspondence of David Ricardo, Cambridge,
London: Cambridge University Press, t. 1, 1951, traduction française, Paris: GFFlammarion, 1992.
ROBBINS Lionel (1967), “Introduction”, Essays on Economics and Society, in The Collected
Works of John Stuart Mill, vol. IV, Toronto: University of Toronto Press, London:
Routledge & Kegan Paul, 1967.
SAY Jean-Baptiste (1803), Traité d’économie politique ou simple exposition de la manière
dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, première édition, Paris :
Deterville.
SAY Jean-Baptiste (1814), Traité d’économie politique ou simple exposition de la manière
dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, seconde édition, Paris :
Antoine-Augustin Renouard.
SAY Jean-Baptiste (1820), Lettres à M. Malthus sur différents sujets d’économie politique
notamment sur les causes de la stagnation générale du commerce, Paris : Bossange,
réédition in Jean-Baptiste Say, Cours d’économie politique et autres essais, Paris :
GF-Flammarion, 1996.
SAY Jean-Baptiste (1828-1829), Cours Complet d’Économie Politique pratique, troisième
édition, Paris : Guillaumin, 1852, reproduction, Osnabrück : Otto Zeller, 1966.
17
SAY Jean-Baptiste (1841), Traité d’économie politique ou simple exposition de la manière
dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, sixième édition, Paris :
Guillaumin.
SISMONDI Jean-Charles Léonard Simonde de (1819), Nouveaux Principes d’Économie
Politique ou de la Richesse dans ses rapports avec la population, Paris : Delaunay.
SISMONDI Jean-Charles Léonard Simonde de (1824), « Sur la balance des consommations
avec les productions », Revue Encyclopédique, reproduit in Sismondi, Nouveaux
Principes d’Économie Politique, seconde édition, Paris : Delaunay, 1827.
SMITH Adam (1776), An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations,
London: W. Strahan and T. Cadell, traduction française, Paris: Presses Universitaires
de France, 1995.
SOWELL Thomas (1972), Say’s Law: An Historical Analysis, Princeton N.J.: Princeton
University Press, traduction française, Paris: Litec, 1991.
Téléchargement