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L’interprétation que John Stuart Mill donna de la loi des débouchés2 est importante et
ambiguë. Elle est importante parce que, jusqu’à la publication de la Théorie Générale, de
nombreux économistes fidèles à la tradition classique s’appuyèrent sur elle pour développer
leurs analyses. Elle proposait, en effet, une réponse qui, après la controverse entre Sismondi et
Malthus d’une part, Say et Ricardo d’autre part, apparaissait comme centrale : la loi des
débouchés implique-t-elle la négation même des crises commerciales ? Si la loi des débouchés
n’implique pas une telle négation, comment peut-on concilier l’existence d’un excès d’offre
globale de biens avec l’idée que l’offre crée sa propre demande ? Ricardo et Say avaient,
certes, répondu sur ce point aux arguments de Malthus et de Sismondi mais d’une façon qui
apparaissait à beaucoup comme insatisfaisante. Ricardo avançait l’idée que les crises sont les
effets de « brusques changements dans les voies du commerce » (1819 : 280). Il expliquait
que la crise que connaissait l’Angleterre à cette époque était, paradoxalement, l’effet de la fin
de la guerre avec la France. La paix avait brusquement modifié la structure de la demande de
biens. La production ne s’était pas instantanément adaptée à ces circonstances nouvelles et,
durant la période d’ajustement, une large fraction du capital restait inutilisée et pouvait être
considérée comme perdue tandis qu’un grand nombre de travailleurs restaient sans emploi.
Mais, cette description de la crise semblait accréditer la critique que les adversaires de la loi
des débouchés adressaient à Ricardo. Le texte des Principes suggérait, en effet, l’idée que la
crise n’était pas générale et que la surproduction de certaines marchandises avait pour
contrepartie une production insuffisante d’autres biens. Il semblait donc nier, comme lui
reprochait Sismondi (1824 : 340), la possibilité même d'un encombrement général des
marchés alors même qu’il semblait difficile de trouver, à cette époque, une industrie dont
l’offre était insuffisante. Say encourait la même critique quand il affirmait que « si certaines
marchandises ne se vendent pas, c’est parce que d’autres ne se produisent pas. » (1820 : 225)
Mill, en développant son analyse des crises commerciales, cherchait une solution à ce
problème en suggérant que l’apparition d’un excès d’offre de biens ne résulte pas d’une
production excessive de marchandises mais de la résorption de ce qu’il appelait, après Smith,
un over-trading, en d’autres termes une spéculation malheureuse sur le marché des biens.
Mais, alors que Say soutenait dans son Cours complet d’économie politique pratique (1828-
1829 : 474-475) que les crises commerciales avaient leur origine dans une émission excessive
de billets, Mill, qui était très hostile à une réglementation de l’activité bancaire, pensait que
l’origine des crises se trouve dans les erreurs que peuvent commettre les négociants quand ils
anticipent l’évolution future du prix des biens.
Mill développa son analyse de la loi des débouchés, d’abord, dans un texte intitulé
« De l’influence de la consommation sur la production » qu’il rédigea en 1829-1830 mais
qu’il publia seulement en 1844 dans ses Essais sur quelques questions non résolues en
économie politique. Il revint sur ce problème en 1848 dans les Principes d’économie
politique, en particulier, dans le chapitre V du livre 1 où il traite des propositions
fondamentales qui concernent le capital et dans le chapitre XIV du livre 3 où il analyse les
excès d’offre. La comparaison des Principes et des Essais a suscité l’embarras de nombreux
lecteurs de Mill. Même si les conclusions sont similaires — il ne peut exister un excès
permanent de la production (Mill, 1844 : 174) ; la théorie de la surproduction générale
implique une absurdité (Id., 1848, t. 2 : 574) — le ton des deux textes est bien différent. En
1844, Mill admet que, dans une économie où la monnaie est moyen de paiement, l’achat et la
vente sont temporellement séparés. Dans ces conditions, il se peut qu’à certains moments les
2 À ma connaissance, l’expression « loi de Say » n’apparaît pas dans l’œuvre de Mill.