QUEL EST VOTRE DIAGNOSTIC? 822 Des selles sanguinolentes fréquentes D’une rectorragie banale à un diagnostic exotique Hannah Wozniak a , Laure Aeby a , Montserrat Fraga b , Olivier Lamy a , Nathalie Wenger a a b Service de médecine interne, CHUV Lausanne Service de gastro-entérologie, CHUV Lausanne Patient de 61 ans d’origine congolaise vivant en Suisse abdomen souple et indolore. Le reste du status est sans depuis plusieurs années, connu pour une hypertension particularité. artérielle et une hyperlipidémie traitées, ainsi que pour Les examens biologiques révèlent une anémie normo- une diverticulose pancolique mise en évidence à la cytaire normochrome sévère à 60 g/l, et une légère suite de deux épisodes d’hématochézie en 2011 et 2012. leucocytose à 11,9 G/l avec une discrète éosinophilie à Il est hospitalisé en mars 2015 pour un nouvel épisode 0,4 G/l. Une CRP est mesurée à 14 mg/l. Le reste du bilan de rectorragies en grande quantité. Il ne présente pas biologique, y compris les tests hépatiques, est dans les de douleurs abdominales, il n’a pas eu de changement limites de la norme. du transit, il ne se plaint pas d’état fébrile et il n’y a pas Trois culots érythrocytaires sont administrés. eu de perte de poids. Il décrit, avant cet évènement, des selles sans particularité, avec notamment absence de mucus, de sang ou de diarrhées. Le patient effectue environ deux voyages par année dans son pays d’origine (Congo) où il dit prendre toutes les précautions concernant l’alimentation et l’eau sur place. Il affirme notamment manger des fruits et lé- Question 1: Quel(s) examen(s) complémentaire(s) feriez-vous en premier? a) Ultrason abdominal b) Colonoscopie c) Scanner abdominal d) Culture de selles gumes uniquement cuits ou pelés et consommer seu- Une première colonoscopie révèle des ulcères mul- lement de l’eau en bouteille ou traitée avec Micropur®. tiples du côlon droit (fig. 1) dont un ulcère volumineux Son dernier voyage date d’il y a 10 mois. au niveau caecal avec moignon vasculaire, nécessitant Anamnestiquement, le patient ne présente pas de la pose de clips hémostatiques (fig. 2). Des biopsies sont plaintes pulmonaires ni cardiaques, et aucun symp- effectuées à tous les niveaux coliques et grêles, avec tôme urinaire. recherche de micro-organismes et de parasites sur ces Au status d’entrée, le patient est normotendu, tachy- prélèvements par PCR. carde à 110/min et afébrile. Il présente des bruits abdo- Une imagerie par US ou CT n’est pas un examen de pre- minaux normaux en fréquence et en tonalité, et un mier choix au vu de l’urgence hémorragique. A noter Figure 1: Ulcères multiples diffus au niveau colique droit. Figure 2: Clips hémostatiques sur l’ulcère présentant un moignon vasculaire incriminable pour les rectorragies. SWISS MEDICAL FORUM – FORUM MÉDICAL SUISSE 2015;15(37):822–825 QUEL EST VOTRE DIAGNOSTIC? 823 qu’une gastroscopie est aussi recommandée en cas d’autres organes (les plus fréquemment touchés: foie d’hémorragie digestive basse aiguë. Chez ce patient, cet et poumons). Plus rarement, on peut observer des at- examen n’a pas été effectué en raison d’une source teintes neurologiques. claire retrouvée à la colonoscopie et du caractère sub- Le bilan complémentaire comprend donc une échogra- aigu de l’hémorragie. phie hépatique à la recherche d’un abcès, se retrouvant Des cultures de selles sont à faire dans un 2e temps. le plus souvent au niveau du lobe droit hépatique [4], et Une récidive des saignements 48 heures post-endosco- une radiographie du thorax. pie, avec chute significative de l’hémoglobine, motive Chez notre patient, ces deux examens ne révèlent pas une seconde colonoscopie. Cette dernière révèle des d’abcès. clips bien en place et des ulcères en voie de cicatrisa- L’évolution clinique est favorable avec tarissement tion. Le patient est transfusé à plusieurs reprises pour spontané des rectorragies sous traitement antiparasi- récidive des hématochézies et reste par ailleurs stable taire. Le patient quitte l’hôpital avec son traitement, en sur le plan hémodynamique. bon état général. Les biopsies effectuées révèlent une colite aiguë érosive focale, non spécifique. On ne retrouve pas d’agent infectieux aux colorations de PAS et de Grocott. On note l’absence de granulome sur les biopsies, rendant une tuberculose intestinale peu probable. Il n’y a pas de signe de malignité. Une recherche d’amibe par PCR est effectuée sur une Question 4: Quel contrôle proposez-vous à la fin du traitement? a) Recherche de parasites dans les selles b) Colonoscopie c) Recherche d’ADN dans le sang pour E. histolytica d) Recherche de sang occulte dans les selles biopsie au niveau caecal et se révèle positive pour une Une colonoscopie de contrôle n’est pas recommandée Entamoeba histolytica. dans la littérature. Une recherche d’amibes dans les selles sera à effectuer 1 mois après la fin du traitement. Question 2: Quel traitement proposez-vous? a) Aucun puisque la seconde colonoscopie montre une cicatrisation des ulcères b) Métronidazole i.v. suivi de Métronidazole p.o. c) Paromomycine p.o. uniquement d) Traitement combiné de Métronidazole p.o. + Paromomycine p.o. Discussion L’amibiase intestinale causée par Entamoeba histolytica (E. histolytica) est l’une des principales maladies parasitaires responsables de mortalité dans le monde. Elle représente 70 000 décès/année, correspondant à la quatrième cause de décès par infection à protozoaires Au vu des résultats positifs pour cette amibe, un traite- après la Malaria, la maladie de Chagas et la Leishma- ment de Métronidazole 500 mg 1×/j per os est initié niose [1]. La transmission est féco-orale, avec une inci- pour une durée totale de 10 jours, suivi d’un traitement dence plus élevée dans les pays en voie de développe- de Paromomycine 500 mg 3×/j pendant 7 jours, selon ment (fig. 3). On note également une incidence plus les recommandations internationales. importante chez les patients homosexuels. Le Métronidazole a pour but d’éradiquer la forme tro- Il existe deux autres espèces d’Entamoeba (E. dispar et phozoïte, tandis que la Paromomycine élimine la forme E. moshkovskii), qui ne sont que rarement pathogènes kystique du protozoaire. et peuvent coloniser de façon asymptomatique l’intes- Question 3: E. histolytica existe sous deux formes: 1) végétative, tin [2]. Quel bilan complémentaire devriez-vous ef fectuer au vu du diagnostic? a) Radiographie du thorax b) Echographie abdominale c) Scanner thoracique d) Recherche d’une amibiase urinaire sous forme de trophozoïte, 2) kystique. La forme kystique est responsable de la transmission de la maladie. On trouve les kystes dans les selles des patients atteints. Les kystes sont très résistants aux conditions externes, leur permettant de survivre dans des aliments et eau contaminés. Une fois les kystes ingérés, Une fois le diagnostic d’amibiase intestinale posé, il ils adhèrent à la paroi intestinale et se transforment en convient de rechercher une amibiase associée à un trophozoïtes. La forme végétative n’est pas contagieuse autre organe. L’amibiase démarre toujours en premier car les trophozoïtes sont très fragiles et ne survivent lieu au niveau intestinal, puis, par infiltration pro- pas dans les selles. Seuls 10% des patients porteurs de fonde de la muqueuse intestinale, les trophozoïtes l’amibe vont développer une forme symptomatique peuvent se disséminer par voie hématogène vers (fig. 4) [3]. SWISS MEDICAL FORUM – FORUM MÉDICAL SUISSE 2015;15(37):822–825 QUEL EST VOTRE DIAGNOSTIC? 824 Figure 3: Carte du monde représentant les zones d’endémies de l’amibiase. Dans la forme dysentérique, les patients présentent des selles sanguinolentes fréquentes et des douleurs abdominales plutôt modérées, avec absence de symptômes systémiques (ou très rarement). Ceci permet en général d’infirmer une origine bactérienne à la dysenterie, qui provoque plus fréquemment un état fébrile. Le diagnostic peut être posé soit par détection de l’ADN ou d’un antigène spécifique à E. histolytica dans les selles, soit par détection d’anticorps sériques [4]. Une réaction en chaîne par polymérase (PCR) peut être effectuée sur des selles fraîches ou sur des biopsies coliques en cas de doute diagnostique. Une analyse microscopique des selles est à considérer avec prudence car elle ne permet pas de différencier E. histolytica de E. dispar avec certitude car il y a une faible sensibilité et de nombreux faux positifs [4, 5]. Si un examen endoscopique est effectué, on peut s’attendre à observer des saignements, des ulcérations, des nécroses, d’éventuelles perforations intestinales ou encore des épaississements focaux de la paroi intestinale. Le traitement de l’amibiase intestinale à E. histolytica consiste en un premier traitement de Métronidazole per os pour une durée de 7–10 jours (vise la forme troFigure 4: Cycle parasitaire de l’amibiase. phozoïte), suivi d’un traitement de Paromomycine pour 7–10 jours afin d’éradiquer la forme kystique du protozoaire. Une amibiase à E. histolytica peut se présenter sous A noter qu’il peut se passer plusieurs années avant que quatre manifestations cliniques différentes: une dys- le protozoaire devienne pathogénique. En cas de décou- enterie avec rectorragies (dans la grande majorité des verte fortuite d’E. histolytica chez un patient asympto- cas), une colite fulminante, une appendicite et finale- matique, un traitement est tout de même recommandé. ment un kyste amibien colique [1]. Cependant, la littérature reste très controversée sur le SWISS MEDICAL FORUM – FORUM MÉDICAL SUISSE 2015;15(37):822–825 QUEL EST VOTRE DIAGNOSTIC? 825 traitement: certains proposent une dose unique de rement à une fistule aorto-colique notamment en cas Doctoresse Nathalie Wenger Métronidazole, tandis que d’autres proposent un trai- d’antécédents de chirurgie aortique. Cheffe de clinique Correspondance: tement par Paromomycine seul. Malgré une prévalence réduite sous nos latitudes, les Département Le diagnostic différentiel devant une dysenterie aiguë parasitoses intestinales doivent être évoquées lors de de Médecine Interne avec selles sanguinolentes et douleurs abdominales dysenterie aiguë en fonction de l’histoire du patient. FMH médecine interne BH 17-100 CHUV – Lausanne est donc large. Il doit faire évoquer une cause infec- Av du Bugnon 46 tieuse bactérienne, comme une infection à Shigella, CH-1011 Lausanne Campylobacter, Salmonella ou encore à Escherichia coli Nathalie.Wenger[at]chuv.ch entéro-invasif [4]. Selon les antécédents médicauxchirurgicaux et l’anamnèse familiale du patient, il convient aussi de penser aux maladies inflammatoires chroniques de l’intestin, à une colite ischémique ou ra- Remerciement Nous remercions le Professeur G. Waeber pour sa relecture attentive. Disclosure statement Les auteurs n’ont déclaré aucun lien financier ou personnel en rapport avec cet article. Références 1 2 Conclusions pour la pratique Une infection par E. histolytica est asymptomatique dans 90% des cas. Cependant, chez 10% des patients infectés, E. histolytica peut être responsable d’une dysenterie avec hématochézie. Plus rarement, une dissémination hématogène peut se produire. Devant une suspicion d’amibiase intestinale, il convient de confirmer le diagnostic en recherchant l’ADN par PCR ou un an- 3 4 5 Martha Espinosa-Cantellano and Adolfo Martinez-Palomo, Pathogenesis of Intestinal Amebiasis: From Molecules to Disease. Clin Microbiol Rev. 2000 Apr;13(2):318–31. Nicolas Senn, Emilie Fasel, Serge de Vallière, Blaise Genton. Troubles digestifs associés aux protozoaires et aux helmintes: prise en charge par le médecin de famille. Rev Med Suisse. 2010 Dec 1;6(273):2292,2294–6,2298–301. Clerc O, Caroline Chapuis-Taillard C, Véronique Erard, Gilbert Greub. Parasitoses digestives autochtones: quelques bonnes raisons d’y penser. Rev Med Suisse. 2013 Apr 24;9(383):867–71. Haque R, Huston CD, Hughes M, Houpt E, Petri WA. Amebiasis. N Engl J Med. 2003;348:1565–73. Gétaz L, Chappuis F, Loutan L. Parasitoses intestinales et hépatiques: diagnostic et traitement. Rev Med Suisse. 2007 May 16;3(111):1254–8. tigène spécifique à E. histolytica dans les selles, ou par détection d’anticorps sériques. Une fois le diagnostic établi, une atteinte hépatique et pulmonaire doit être exclue, et un traitement de Métronidazole per os (7–10 jours) puis de Paromomycine durant 7–10 jours doivent êtres instaurés. SWISS MEDICAL FORUM – FORUM MÉDICAL SUISSE 2015;15(37):822–825 Réponses aux questions Question 1: b, d. Question 2: d. Question 3: a, b. Question 4: a.