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Section I. Présentation du concept de “formes de
croyance et de rationalité” utilisé comme outil
d’analyse et d’interprétation pour une histoire sociale
des sciences du hasard, du probable, de la décision
« La rationalité n’est pas donnée avant la science pour en conduire et
fixer, comme de l’extérieur, le mouvement. Elle est immanente au
mouvement des diverses disciplines scientifiques ; elle se fabrique
dans et par leurs démarches, dans le contact avec leurs “réels” et la
résistance de ces réels. »612
Le passage des différentes formes de croyance (mythes cosmogoniques,
religions) à l’avènement de la pensée rationnelle, peut être examiné au regard de
la typologie élaborée par Jean Pierre VERNANT au sujet des formes de rationalité
dans la Grèce antique. L’auteur propose en effet une histoire des formes de la
pensée rationnelle dans leur diversité, leurs variations et leurs transformations,
qui intègre l’idée qu’ont toujours co-existé, de manière solidaire, rationalité et
“irrationalité”. Ces formes de pensée varient en fonction des objets auxquels
elles s’appliquent : elles sont différentes suivant qu’elles utilisent la langue
commune ou le langage mathématique ; de plus, ces formes de pensée
apparaissent étroitement liées au niveau technique du développement de la
science qui révèle l’histoire technique et économique des sociétés humaines613.
La raison614 apparaît ainsi immanente à l’histoire humaine à tous ses niveaux :
elle ne peut être séparée des efforts produits par l’homme pour comprendre la
nature et le monde social. Le progrès d’une science, l’extension de son domaine,
l’enrichissement de son objet et la transformation de son langage permettant la
mise en place de nouvelles opérations entraînent nécessairement la mise en
question de ses principes fondateurs et directeurs615.
612 J.P. VERNANT, L’avènement de la pensée rationnelle, in Entre mythe et politique, collection Points,
éditions du Seuil, 1996, p.263
613 « L’épistémologie moderne a montré de façon convaincante qu’en aucun secteur de la science il
n’est possible de séparer les formes de la pensée, ses outils et son langage, les objets enfin auxquels
cette pensée s’applique. » J.P. VERNANT, Raison d’hier et d’aujourd’hui, in Entre mythe et politique,
op. cit., p.231
614 « Ce que l’historien appelle raison, ce sont des modes définis de pensée, des disciplines
intellectuelles, des techniques mentales propres à des domaines particuliers de l’expérience et du
savoir. Formes diverses d’argumentation, de démonstration, de réfutation, modes particuliers
d’enquête sur les faits, d’administration de la preuve et des preuves, différents types de vérification
expérimentale. » J.P. VERNANT, Raison d’hier et d’aujourd’hui, in Entre mythe et politique, op. cit.,
p.230
615 « La raison se fabrique et se transforme elle-même en fabriquant les outils techniques et les
instruments intellectuels de sa compréhension des choses ; elle se construit en même temps qu’elle
élabore les divers domaines de la connaissance scientifique. » J.P. VERNANT, Raison d’hier et
d’aujourd’hui, in Entre mythe et politique, op. cit., p.231