Médicaments : épidémie de pénuries
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 25.11.2013 à 17h01 • Mis à jour le
02.12.2013 à 16h32 |
Chloé Hecketsweiler (/journaliste/chloe-hecketsweiler/) et Pascale Santi (/journaliste
/pascale-santi/)
Une patiente de l’hôpital Henri Mondor à Créteil avait démarré sa première
cure de chimiothérapie avec du Caelyx. Mais en septembre 2011, cet
anti-cancéreux (commercialisé par Janssen) connaît des difficultés
d’approvisionnement à la suite de l’arrêt de la production sur l’unique site
de fabrication de ce produit, aux Etats-Unis. Cette femme a pu bénéficier
d’un traitement alternatif, mais beaucoup moins bien toléré au niveau
cardiaque.
Une situation difficile à accepter pour le professeur Alain Astier,
responsable du département pharmacie de l’hôpital et membre de
l’Académie nationale de pharmacie. « Pendant plus d’un an, nous n’avons
pas pu proposer de Caelyx à nos patients », regrette-t-il. Dans le même
hôpital, une autre patiente, qui vient de recevoir une greffe de moelle
osseuse, risque de décéder parce qu’il n’y a plus de Vistide, un antiviral
indiqué pour prévenir le rejet, et qu’il n’existe aucun substitut.
Autant de cas qui montrent les problèmes posés par les ruptures de stock
des médicaments rencontrés chaque jour. « Nous faisons de la substitution
depuis cinquante ans, mais les ruptures de stock ne font qu’empirer, c’est
exponentiel. Dans mon hôpital, de 150 à 200 médicaments sont
régulièrement manquants, précise le professeur Astier. L’industrie
pharmaceutique est de plus en plus dans une recherche effrénée du profit,
ce qui la conduit à arrêter des médicaments qui ne sont plus rentables. Ce
fut le cas, il y a trois ans, de la mexilétine de Boehringer-Ingelheim, un
anti-arythmique. Or, les médicaments ne sont pas des produits comme les
autres. »
Au 30 octobre, 200 dossiers de ruptures étaient répertoriés à l’Agence
nationale de sécurité du médicament (ANSM). C’est cinq fois plus qu’il y a
cinq ans. Même lorsque le médicament est disponible, il peut y avoir des
ruptures d’approvisionnement, c’est-à-dire une pénurie de plus de
soixante-douze heures dans une pharmacie. Dans les officines, « nous
avons comptabilisé 539 médicaments manquants sur le seul mois de
septembre », constate ainsi Isabelle Adenot, présidente de l’ordre des
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pharmaciens, au vu d’une expérience pilote menée dans 200 officines.
SITUATIONS HAUTEMENT PROBLÉMATIQUES
« Depuis 2006, les professionnels de la santé constatent une hausse
importante du nombre de ruptures d’approvisionnement, ce qui conduit à
des situations hautement problématiques, d’autant plus quand le produit
de remplacement est également en rupture ou le devient rapidement »,
constatait déjà fin 2012 le conseil de l’ordre des pharmaciens.
Les difficultés industrielles sont à l’origine de 38 % des cas, selon l’ANSM.
« La mondialisation et la complexité croissante des circuits de fabrication
sont un élément de fragilité important », souligne François Bruneaux,
directeur adjoint de la surveillance à l’ANSM. Pour des raisons
économiques, le principe actif est ainsi très fréquemment produit en Inde
ou en Chine : 60 % à 80 % des principes actifs sont aujourd’hui fabriqués
hors d’Europe, contre 20 % il y a trente ans. Le médicament brut est
ensuite expédié en Europe ou aux Etats-Unis, où les laboratoires finalisent
la formulation. L’optimisation des sites de production est aussi un facteur
de risques. « Pour rentabiliser leurs sites, les industriels doivent faire
tourner leurs usines à 70 % ou 80 % de leur capacité, ce qui leur laisse peu
de marge pour s’adapter en cas d’augmentation brutale de la demande »,
ajoute François Bruneaux.
L’étape suivante – la fabrication de comprimés avec différents dosages par
exemple – peut être localisée ailleurs, de même que le conditionnement et
la « customisation », en fonction des normes de chaque pays (le vignetage
est ainsi une particularité française). Au final, le médicament aura parcouru
des milliers de kilomètres avant d’arriver à l’officine ou à l’hôpital. Et le
moindre grain de sable dans l’un de ces multiples rouages suffit pour
bloquer toute la chaîne d’approvisionnement.
Le Levothyrox, prescrit dans le traitement de l’hypothyroïdie (3 millions de
personnes touchées en France), en offre un exemple. Ce médicament,
produit par le laboratoire allemand Merck Serono, détient plus de 90 % du
marché, et tout changement de traitement pour les patients est délicat.
Problème : cet été, son unique usine de conditionnement rencontre des
problèmes et les stocks français s’épuisent vite, provoquant alors la panique
des associations de patients. L’ANSM doit autoriser en urgence
l’importation d’un équivalent italien, l’Eutirox.
DISPARITION DU SAVOIR-FAIRE
« Depuis, nous avons demandé à Merck Serono de renforcer le nombre de
sites de conditionnement pour éviter que cela ne se reproduise », révèle
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François Bruneaux. Selon lui, l’augmentation des problèmes est aussi liée
aux changements de mains fréquents des usines et des autorisations de
mise sur le marché (AMM). « Le vendeur donne la recette du médicament
qu’il vend ou le mode d’emploi de son usine, mais c’est loin d’être une
garantie de succès si le savoir-faire a disparu », insiste François Bruneaux.
Autre illustration récente, les autorités sanitaires ont lancé à nouveau
l’alerte avec la Digoxine Nativelle injectable. L’AMM de ce médicament,
prescrit aux insuffisants cardiaques, a été acquise par le laboratoire italien
Teofarma, qui rencontre, depuis, des difficultés de production. Le
médicament est en rupture de stock et les hôpitaux vivent sur leurs très
faibles réserves en attendant de nouveaux lots qui ne devraient pas arriver
avant… avril. La situation est problématique pour les patients, car les
cardiologues considèrent qu’il n’existe pas de réelle alternative.
Autre source importante de ruptures : les difficultés d’approvisionnement
en matière première, qui représentent 15 % des cas. La protamine de Sanofi
illustre bien cet aléa. Seul antidote commercialisé en France de l’héparine
(une substance utilisée pour empêcher la coagulation du sang pendant des
opérations chirurgicales), il est produit à partir d’extraits de saumons
pêchés au large du Japon. Mais à la suite de la catastrophe nucléaire de
Fukushima, l’autorité de santé européenne a demandé au laboratoire de
changer de zone de pêche pour ne pas prendre le moindre risque de
contamination. Une opération qui prend du temps et qui a conduit Sanofi à
importer en France une spécialité comparable, commercialisée au
Royaume-Uni. Pour pallier les situations les plus critiques, l’ANSM a ainsi
accordé, depuis octobre 2012, 200 autorisations d’importations
dérogatoires.
PAS DE SUBSTITUTS
Les défauts de qualité des produits finis ou des matières premières sont un
autre aléa (respectivement 9 % et 5 % des ruptures, mais plus de 2 000
signalements par an), de même que les arrêts de commercialisation décidés
par les laboratoires (9 %). C’est le cas par exemple de la netromicine, un
antibiotique injectable fabriqué par le laboratoire américain MSD (Merck).
Fabriqué dans l’usine d’Hérouville-Saint-Clair (Calvados), c’est un produit
très ancien, mais pour lequel aucun générique n’est encore autorisé en
France.
La France est loin d’être le seul pays concerné. Alors que le marché mondial
des médicaments progresse en moyenne de 5 %, la production peine à
suivre, provoquant des tensions d’approvisionnement un peu partout dans
le monde. Une enquête présentée au congrès de la Société américaine
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d’oncologie clinique (ASCO), et réalisée auprès de 250 oncologistes et
hématologistes, a par exemple montré que 80 % des médecins traitant des
cancers ont dû faire face à des pénuries entre mars et septembre 2012. «
Dans tous les cas, on essaie de trouver des alternatives, mais elles ne sont
pas forcément satisfaisantes et elles n’ont pas été évaluées », explique le
professeur Astier. Ces ruptures peuvent être une vraie perte de chances
pour les patients : médicament moins efficace, report d’une intervention
chirurgicale, toxicité plus importante, etc. Avec des cas de conscience pour
les médecins qui doivent choisir les patients « qui en ont le plus besoin ».
« La réglementation sécurise la qualité du produit, mais pas
l’approvisionnement », soupire François Bruneaux. Alors que le
phénomène est d’ampleur mondiale, les autorités européennes
réfléchissent à la mise en place d’une réglementation. En France, le
ministère de la santé a créé un groupe de travail pour veiller au respect du
décret du 28 septembre 2012, qui oblige les exploitants à avertir l’ANSM de
tout retard. L’objectif est de prévenir et de gérer la pénurie de produits
indispensables, en sécurisant davantage l’approvisionnement, dit-on au
ministère.
Mais, à court terme, peu de solutions évidentes existent. L’idée de rapatrier
certaines matières premières stratégiques en France ou même en Europe,
soutenue par l’Académie de pharmacie, paraît peu réaliste compte tenu de
l’ampleur des délocalisations déjà effectuées. L’une des pistes du ministère
de la santé réside dans la mise en place de freins à l’exportation
inappropriée de médicaments indispensables.
Lire aussi : Pénurie de médicaments : trois cas
problématiques (/sciences/article/2013/11/25/penurie-de-medicaments-trois-
cas-problematiques_3519998_1650684.html)
Chloé Hecketsweiler (/journaliste/chloe-hecketsweiler/)
Journaliste au Monde
Pascale Santi (/journaliste/pascale-santi/)
Journaliste au Monde
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