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et leur relation est le plus souvent mauvai-
se, avec des attentes irréalistes suivies de
rejets réciproques. Son père, avec lequel
elle vivait depuis le divorce de ses parents,
est mort il y a neuf ans. Il était alcoolique,
couchait parfois dans le même lit que C.,
qui assure cependant qu’il ne s’est jamais
rien passé, enfin presque, pour autant
qu’elle s’en souvienne… Elle a des amis-
amants à profil borderline, toxicomanes, qui
profitent d’elle, la squattent et lui laissent des
dettes qu’elle éponge comme elle peut, avec
ses faibles ressources. Altruiste impénitente,
elle trouve toujours quelqu’un à aider, qui
sera diabolisé un peu plus tard. Experte en
masochisme, elle sait remarquablement faire
s’écrouler toutes les constructions, psycho-
thérapiques, professionnelles ou sociales, qui
allaient enfin déboucher sur un changement.
D. est aussi en formation professionnelle
quand je fais sa connaissance. Elle a 27 ans.
Elle présente un profil borderline dépressif,
avec une souffrance intense. Elle se
“speede” à coups de restrictions de sommeil
et de privations alimentaires. Elle a beaucoup
de mal à s’exprimer, mais son corps parle
pour elle. En effet, elle est toujours assise tor-
due et dans des positions inconfortables. Lui
en faire la remarque n’amène qu’une ébauche
d’ajustement, vite oubliée dès qu’elle évoque
quelque épisode douloureux de sa vie. Et
celle-ci n’en manque pas : père alcoolique
violent ayant terrorisé toute la famille, frère
plus âgé au chômage, séropositif (a été toxi-
comane), mère dépressive. Elle a une liaison
déjà ancienne avec un garçon alcoolique et
aboulique qu’elle ne peut quitter, redoutant
qu’il se suicide. Sa vie intime est aussi dou-
loureuse : elle n’a jamais connu de plaisir (les
relations sexuelles avec son ami lui répu-
gnent), et elle a fréquemment des symptômes
algiques de la sphère génito-urinaire. Sa
demande est de soigner sa dépression. Elle est
“remplie” d’affects violents, mais n’arrive
jamais à exprimer sa colère de façon appro-
priée. À plusieurs reprises, elle aura des accès
de rage suivis de comportements proches de
l’automutilation, tel que donner un violent
coup de poing dans un mur, se blessant sérieu-
sement. Elle se “sacrifie” aussi pour tous ceux
qui lui semblent présenter des “problèmes”.
Elle arrive cependant à garder un poids conve-
nable, grâce, avant tout, à ses accès de bouli-
mie, d’autant plus que le fait de se faire vomir
lui est la plupart du temps insupportable.
La difficulté à contrer ces
manifestations déjà fixées
Les possibilités thérapeutiques sont, on s’en
doute, assez modestes concernant des person-
nalités comme celles-ci. Mais, même lorsque
la souffrance est moindre, les manifestations
pathologiques sont assez fixées et ont évolué
pour leur propre compte. Il ne faut donc pas
s’attendre à des avancées décisives, d’autant
plus que la demande porte souvent sur un
aspect marginal ou beaucoup trop vague du
problème et, ce faisant, irréaliste.
À ce stade, la famille d’origine n’est plus
directement, immédiatement, partie pre-
nante. De plus, elle peut être éloignée géo-
graphiquement. C’est donc à un travail
avant tout individuel que nous allons devoir
nous atteler – avec toutefois la prise en
compte, loin d’être négligeable, du conjoint
et du ou des enfants, lorsqu’ils existent. Ce
travail individuel pourra rester sur un plan
strictement cognitif, si l’on craint les réac-
tions thérapeutiques négatives. Il pourra, a
contrario, s’enrichir d’une mobilisation
émotionnelle (entre autres l’hypnose) chez
les personnes plus motivées, ou encore
d’un abord psycho-corporel chez les dépri-
més. La partie du travail faite d’investiga-
tion de la dimension intrapsychique va
mettre en évidence les modalités particu-
lières à la personne dans ses relations à ses
imagos. Or celles-ci sont évidemment por-
teuses de comportements acquis et fixés,
car anciens, et il y aura tout intérêt à les
confronter, autant que possible, à la famille
actuelle. Il me paraît particulièrement
important de donner à la consultante des
tâches qui peuvent, le cas échéant, s’effec-
tuer par lettre ou par téléphone, visant à
mobiliser ses relations avec sa famille dans
leurs dimensions actuelles. De cette façon,
on peut associer à distance l’entourage
familial et initier des amorces de change-
ments relationnels, lesquels viendront en
retour “nourrir” le travail psychothérapique
et modifier petit à petit la relation aux ima-
gos. Il s’agit là d’un travail d’autonomisa-
tion et de différenciation de longue haleine,
dont, il faut en être bien conscient, les
retombées pour la personne demeureront
modestes dans la majorité des cas. Comme
toute pathologie de la relation où l’entoura-
ge est très partie prenante et impliqué,
l’anorexie bénéficie des meilleures chances
thérapeutiques en fonction de la précocité
de la demande par rapport à l’émergence
du symptôme. C’est dire si les demandes
tardives, souvent larvées, incitent à la pru-
dence quant à leurs possibilités évolutives.
L’aspect chimiothérapique ne doit pas être
négligé, en prenant bien entendu garde à ne
pas susciter ou entretenir d’addiction.
L’ e xpérience semble montrer que la com-
posante dépressive bénéficie d’un anti-
dépresseur, et ce au long cours, venant sou-
tenir l’effort psychothérapique, puisque ce
type de molécule est souvent bien supporté
et réputé peu addictogène.
Une entité polysymptomatique
spécifique
Que dire en guise de conclusion, sinon qu’il
ne s’agit là que d’un survol des dimensions
clinique, psychopathologique et thérapeu-
tique d’une entité polysymptomatique, que
j’ai avant tout essayé d’éclairer à partir d’une
expérience de secteur, où l’intervention se
situe presque toujours des années après le
début des troubles ? J’ajouterai que ces
pathologies me semblent promises, si j’ose
m’exprimer ainsi, à un bel avenir. En effet, je
ne suis pas entré dans le détail des implica-
tions sociales et culturelles de l’acte de se
nourrir et de la confection des repas, mais il
est bien certain que nous touchons là à
quelque chose d’à la fois intime et universel
pour l’être humain. Inscrit dans des rites, des
règles, des mythes, le fait de se nourrir véhi-
cule une polysémie relationnelle à soi, aux
proches et à la société en général. La modifi-
cation et le bouleversement actuels des
règles, des codes, des rites, dus à l’accéléra-
tion de la transformation des sociétés, l’avè-
nement des modes (la minceur, l’aérobic,
etc.) ne peuvent que tendre à favoriser l’aug-
mentation de ce type de pathologies.
Je terminerai en évoquant la place particu-
lière qu’occupe à mon avis l’anorexie dans
le champ nosologique : celle d’un fonction-
nement de type psychotique sans que l’on
puisse véritablement parler de psychose
avérée, car intéressant le seul registre du
corps tout en épargnant – jusqu’à un certain
point – les processus de la pensée. On peut
la considérer comme une entité spécifique,
au carrefour de la dépression, des troubles
schizoïdes et de la psychosomatique.