Mise s au p oint t n Mise s au p oi Devenir des anorexies de l’adolescence à l’âge adulte Daniel Chardin* Le vieillissement des anorexiques, qui se présentent rarement en consultation pour leurs conduites alimentaires, pose le problème de l’abord thérapeutique des personnes dont les manifestations sont déjà “fixées”, et souvent projetées en partie sur d’autres conduites addictives. Quatre vignettes cliniques : Il n’est pas rare que, venant en consultation pour des raisons diverses, des patientes, au cours de l’entretien, évoquent un passé d’anorexique. Ce symptôme est en quelque sorte mentionné pour mémoire, car les patientes ne s’en plaignent pas. Elles jugent simplement utile d’en informer le clinicien. Cependant, si on les interroge un peu en détail sur ce point, on s’aperçoit souvent que les troubles du comportement alimentaire persistent mais paraissent en quelque sorte intégrés au quotidien, comme quelque chose de naturel. Arrivée à un certain âge, il est extrêmement rare qu’une femme souffre d’anorexie “pure” et consulte un psychiatre, à moins d’y être obligée. Les patientes dont il est question ne mangent pas comme tout le monde mais plus, moins, ou autrement que tout le monde. Il s’agit donc d’anorexie, mais aussi de boulimie, la même personne adoptant les deux comportements, souvent associés, successivement ou simultanément, un peu comme manie et mélancolie sont les deux facettes d’une même entité : la psychose maniaco-dépressive. Au cours des lignes qui vont suivre, c’est volontairement que le terme d’“anorexie” s’appliquera d’une façon habituelle aux deux aspects princeps (restriction/augmentation) des troubles du comportement alimentaire, sauf indication contextuelle évidente. De même utiliseraije toujours “anorexique” au féminin. Certes, il existe une anorexie masculine (5 à 10 % des cas, paraît-il), mais je n’entrerai pas dans les détails propres à cette forme clinique considérée classiquement comme plus grave que la féminine. Mise s au poin t *Association audoise sociale et médicale, Carcassonne. Entre lutte contre la faim et appétit de bœuf ! Du point de vue des termes employés, il convient de s’arrêter un instant sur celui d’“anorexie”, pour remarquer qu’il est impropre à représenter ce qui se trouve au fondement du symptôme majeur : la lutte contre la faim, consciente et active. “Anorexie” ne rend compte que de l’apparence. Quant au terme de “boulimie”, signalons au passage qu’il signifie, étymologiquement, “faim de bœuf ” – étant entendu que c’est le bœuf qui a faim ! Il ne s’agit pas ici de faire une étude exhaustive de la clinique, de la psychopathologie et du traitement des troubles du comportement alimentaire. D’autres, plus spécialisés en ce domaine, l’ont déjà fait (je pense à Jeammet, Bruch et Kestemberg, mais aussi à Selvini et Minuchin, pour ne citer qu’eux) de manière remarquable, et leurs écrits font référence. Je vais plutôt m’attacher à pointer certains aspects de ces Le Courrier des addictions (2), n° 3, septembre 2000 112 troubles auxquels on peut être confronté en milieu “tout-venant”, comme, par exemple, dans une consultation de secteur, lieu de psychiatrie généraliste. Lorsque l’on se trouve face à de telles pathologies à l’âge adulte, on pourra alors noter les différences, mais aussi les similitudes, par rapport à la clinique de l’adolescent. Ainsi, une anorexique adulte est une anorexique qui n’est ni guérie ni morte. Cela implique une certaine adaptation à un environnement qui s’est forcément modifié avec le temps, tout en restant sous le primat du symptôme, qui garde son rôle d’organisateur et de définisseur des modalités relationnelles affectives et sociales. On peut noter en conséquence : – la continuation des conduites de restriction alimentaire, avec sélection, selon des critères qui se veulent rationnels, de certains aliments. L’amaigrissement demeure important, avec atteintes physiques plus ou moins marquées (œdèmes, chute des dents, etc.) ; l’aménorrhée est installée depuis des lustres, rarement interrompue par des règles sporadiques ; – ce que j’appellerai la convivialité paradoxale (on parle aussi d’altruisme alimentaire), qui consiste à préparer avec soin et attention des repas pour les autres, repas auxquels l’anorexique ne participera pas. Ce comportement, initialement en direction de la famille d’origine, se poursuit avec la nouvelle famille nucléaire si l’anorexique est mariée ; – une attitude d’évitement de la sexualité, voire de refus, laissant juste place à la procréation. Il est toutefois intéressant de noter l’aspect “antidépresseur” de la grossesse : l’anorexique enceinte devient parfois radieuse, s’alimente à nouveau et ne se désole nullement de ses rondeurs retrouvées. Mais cela ne dure que jusqu’à l’accouchement ; – le recours fréquent à des toxiques (alcool, tranquillisants, etc.) destinés à pallier les sentiments de solitude, de non-congruité par rapport à l’environnement et à la société, les affects dépressifs. L’anorexique adulte n’est plus “speed” comme elle pouvait l’être à l’adolescence. Elle est au contraire régulièrement déprimée ; – l’appauvrissement global des investissements et des centres d’intérêt, avec un fonctionnement de surface rigide d’allure obsessionnelle. La sphère intellectuelle peut paraître très investie mais aura tendance à tourner à vide, sans efficience réelle. Ce mode de vieillissement de l’anorexique peut inclure, à une fréquence variable dans le Mise s au p oint Mise s au p oint temps, des comportements boulimiques. Cela peut sensiblement modifier le tableau clinique quant au poids, qui peut être voisin de la normale. Par ailleurs, cela inclut fréquemment des vomissements provoqués après les boulimies. La substitution par d’autres conduites addictives Quand apparaît l’angoisse, décrite comme le sentiment insupportable d’être vide, celle-ci pousse à l’incorporation de nourriture jusqu’à un sentiment de réplétion qui apporte l’apaisement. Mais la vraie satisfaction ne survient qu’après le vomissement, qui procure une sensation de nettoyage, d’expulsion de choses sales, littéralement “dégueulasses”. D’une façon quasi constante, la crise de boulimie est un acte solitaire et secret, l’intrusion imprévue d’un tiers y mettant fin instantanément. Toutefois, les perturbations alimentaires s’amendent fréquemment et se voient substituer – ou coexistent avec – des conduites addictives, entre autres en direction de l’alcool et de toutes sortes de médicaments, et aussi de toxiques illégaux. La conduite addictive est, dans son déroulement, très superposable à la crise de boulimie : là encore, il s’agit de mettre fin à l’angoisse, et la substance sera ingérée ou injectée avec la même compulsivité. On voit que la clinique de l’adulte aux prises avec des troubles du comportement alimentaire n’est pas fondamentalement différente de ce qu’elle est à l’adolescence. Elle en diffère un peu selon les nécessaires adaptations à un environnement qui s’est plus ou moins modifié et va plutôt dans le sens d’une rigidification des conduites et d’un appauvrissement global de la personnalité. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que l’on retrouve, d’un point de vue psychopathologique, une configuration et un aménagement structurels identiques à ceux déjà connus. Faisons un rappel des différents éléments qui se “nouent” lorsque commencent les conduites anorexiques. La tentation de la maîtrise du corps Dans le domaine intrapsychique, les notions de fixation et de régression permettent de situer le fonctionnement économique. En quelques mots, il est postulé que, devant l’angoisse œdipienne réactivée par la puberté, la libido régresse aux stades anal et oral, et organise les échanges relationnels et le comportement en les modulant selon les caractéristiques propres à ces stades. Ainsi, on range au registre de l’analité : les formations réactionnelles, notamment concernant l’agressivité, les rites, les vérifications, le souci de pureté et de propreté, l’idéalisation de l’intellect, le surinvestissement de la maîtrise. Et, au registre de l’oralité : la réactivation des mécanismes d’incorporation (et donc aussi de leur inhibition), l’envie, l’avidité, l’insatiabilité, le “tout ou rien”, la peur d’être “bouffée” par l’entourage et aussi la personnalité “bouffante”. Cependant, le conflit essentiel de l’anorexique se situe au niveau de son corps, exprimant par là une incapacité à assumer le passage à la génitalité avec les transformations corporelles que cela implique. Dans ce contexte, ce sont les fonctions alimentaires qui sont sexuellement investies. Les perturbations anciennes du maternage, amenant des sentiments d’impuissance, d’inefficacité et de dépendance vont se trouver objets d’une tentative contredépressive par la mise en acte de la négation des besoins élémentaires du corps, se traduisant par des comportements de maîtrise et de contrôle. Quant au plaisir, puisque toute satisfaction pulsionnelle directe est inacceptable, il va trouver deux voies d’expression : l’une, masochiste, de refus de la satisfaction, et l’autre, désincarnée, de l’hyperinvestissement intellectuel. C’est, tragiquement, au moment où l’anorexique réalise son fantasme de pur esprit triomphant définitivement de la matière qu’elle meurt. Il est capital de comprendre qu’il ne s’agit pas là d’un suicide, et qu’a contrario, il sera nécessaire de passer par la dépression – avec d’éventuelles tentatives de suicide, cette fois – pour que l’anorexique réintègre son corps. Une famille matriarcale, presque lisse... Quittons le niveau intrapsychique pour passer à la relation aux autres, et avant tout à l’entourage familial. L’étude de celui-ci a permis d’accroître la compréhension de ce qui est en jeu et de développer des abords thérapeutiques qui ont augmenté l’efficacité des “prises en charge”. 113 La mère est décrite comme le personnage “fort” de la famille, dominante, rigide, peu chaleureuse, contrôlant ses manifestations émotionnelles et affectives. Mais elle est aussi décrite comme une personnalité dépressive, qui lutte contre cette dépression par la rigidité et la maîtrise. L’image du père est souvent ainsi connotée : de caractère effacé, soumis à sa femme, manquant d’autorité et de décision. Mais il peut présenter, avec un profil obsessionnel ou sensitif, des manifestations sadiques ou tyranniques. La place dans la fratrie ne paraît pas déterminante, pas plus que la composition de celle-ci. Il semble que soit plus importante la place prise par l’anorexique dans la manière dont ses parents l’investissent fantasmatiquement. Du côté de la mère : être narcissiquement confortée par les performances sociales et cognitives de sa fille, au détriment de ce qui ressortit au pulsionnel, ce qui explique les habituels bons résultats scolaires de l’anorexique. L’accent a été mis, à propos de la satisfaction de la mère, sur l’importance de la relation de celle-ci à sa propre mère, relation à la fois idéalisée et ambivalente : la grand-mère maternelle est ainsi considérée comme un personnage clé dans la famille de l’anorexique. Du côté du père : lui éviter d’être pris dans des attitudes contre-œdipiennes, c’est-à-dire la tentation de l’inceste, dont l’anorexique se protègera par son corps “indésirable”. À côté de cette typologie des personnages principaux, il est intéressant de considérer l’ensemble du fonctionnement familial. L’apparence est habituellement celle-ci : une famille conventionnelle, fermée sur elle-même, avec la volonté d’éviter les conflits internes et de s’afficher unie et harmonieuse. Le fonctionnement proprement dit présente les caractéristiques suivantes : enchevêtrement des membres, c’est-à-dire manque de limites et de frontières entre les individus et les générations, intensité des interactions ; surprotection ; rigidité ; intolérance aux conflits, qui sont évités et non résolus (ceux-ci agissent dans les comportements, les tensions corporelles). Il faut y ajouter la notion de conflit conjugal nié et non traité, dans lequel l’anorexique va se trouver impliquée, transformant ce conflit conjugal en conflit parental. L’anorexique fait alliance avec la mère contre le père, mais alliance et hostilité sont ambivalentes. Enfin, d’une façon générale, la famille met Mise s au poin t Mise s au p oint t n Mise s au p oi en avant, au chapitre des “problèmes”, des dysfonctions corporelles diverses, d’ordre psychosomatique, qui sont l’expression somatique des conflits. Celles qui ont fait de la résistance pour conserver leur symptôme La psychopathologie des anorexiques à la postadolescence et à l’âge adulte ne nécessite pas de modifier de manière significative ce qui vient d’être exposé. Ce qui paraît le plus important à noter, c’est la persistance de l’attachement de l’anorexique à sa famille d’origine et la distance à laquelle est tenu le conjoint, lorsqu’il y en a un. Si c’est le cas, celui-ci occupe avant tout une place de géniteur, assurant la procréation et l’entretien matériel de la famille. Souvent, l’anorexique restera célibataire, ou pourra être considérée comme telle, dans l’orbite de sa famille d’origine, et parfois même s’enkystera dans une modalité psychotique déficitaire, qui donnera sens et utilité à la fin de vie de sa mère. J’ai fait le choix de ce détour un peu long par la psychopathologie pour mieux mettre en évidence ce qui, au-delà du symptôme, doit à mon avis mobiliser l’action du thérapeute. Les anorexiques, ou anorexo-boulimiques que nous voyons en dispensaire à l’âge adulte, sont celles qui ont “résisté”, ainsi que leur famille, à l’action thérapeutique et qui n’ont pas renoncé à leur symptôme. Plusieurs “ingrédients” entrent dans la composition de cette résistance. Ainsi, on peut mettre en évidence, parmi eux, certaines attitudes thérapeutiques ne prenant pas suffisamment en compte l’entourage familial, ses attentes, ses inquiétudes et ses exigences. La mise à l’écart des parents, la priorité donnée à la médicalisation du symptôme sont probablement cause d’échec à terme des “prises en charge” d’anorexiques. Entre l’individuation forcée et la loyauté au groupe familial, le choix de l’anorexique est prévisible. Celle-ci se sacrifie au nom de l’intérêt des siens, et mettra en échec tout thérapeute qui ne prendra pas en compte la souffrance de l’ensemble du groupe. On peut aussi noter, parmi les autres raisons de l’échec, le fait que le comportement n’a jamais été suffisamment inquiétant pour le reste de la famille pour que celle-ci se décide à agir, ou bien l’existence d’une entité famille-patiente tellement solidaire autour des bénéfices secondaires de ce comportement, qu’aucune action thérapeutique n’a pu modifier l’organisation générale du fonctionnement et la symptomatologie anorexique. L’anorexique adulte qui se présente à nous, ne vient habituellement pas consulter pour ses troubles de l’appétit et pour sa maigreur. En fait, il s’agit souvent d’une femme qui a des compulsions boulimiques et cherche à retrouver le contrôle de son alimentation. Ou bien encore d’une patiente dont le symptôme alimentaire n’est pas parlé, alors qu’est mise en avant une problématique dépressive d’alcoolisation ou d’addiction. Quatre vignettes cliniques Mise s au poin t Quelques vignettes pour illustrer cette clinique du devenir des anorexiques lorsqu’on les voit à l’âge adulte : S. a 37 ans. Elle fait une formation professionnelle dans un centre de réadaptation, formation qu’elle néglige d’une façon telle que l’échec à terme est programmé. Il faut dire qu’elle a deux priorités dans la vie : contrôler son alimentation et faire disparaître les douleurs alléguées, siégeant désormais dans toute la jambe, dont l’articulation du genou a fait l’objet d’une arthrodèse en position de rectitude il y a à peu près huit ans. Cette articulation a subi jusqu’à présent dixsept interventions chirurgicales (? !). S. sait très bien qu’elle ne récupérera jamais la fonction de sa jambe. Ce qu’elle veut, c’est ne plus souffrir. Elle se rend régulièrement à la consultation antidouleur d’un CHU parisien mais n’est jamais satisfaite des prescriptions et essaie toujours de se faire donner des antalgiques supplémentaires. Si elle est venue me voir, c’est parce qu’on lui aurait dit qu’une psychothérapie aurait un effet favorable sur ses douleurs. Elle essaie surtout de m’extorquer des médicaments. Le contrôle sur son alimentation, franchement restrictif sur les aliments solides, est heureusement compensé par l’ingestion au quotidien de grandes quantités de Coca-Cola, dont la concentration en sucre lui permet d’être seulement mince. Elle n’a aucune demande dans ce domaine. Elle présente, par ailleurs, un tabagisme impressionnant Le Courrier des addictions (2), n° 3, septembre 2000 114 (deux à trois paquets de cigarettes par jour), et – on l’aura compris – une addiction aux médicaments, spécialement aux benzodiazépines et aux antalgiques. Il apparaît petit à petit que S. manipule subtilement les soignants et surtout son entourage (ses condisciples en formation). C’est lorsque l’on commence à prendre la mesure de ce qui apparaît pour partie comme un syndrome de Münchhausen, que S. fait une tentative de suicide. Au décours de celle-ci, on découvre dans sa chambre une impressionnante pharmacie avec, entre autres, des antalgiques de type trois. V. est une femme de 30 ans, particulièrement intelligente, pleine d’humour (souvent noir), dont l’existence est déjà dévastée par plusieurs tentatives de suicide et des échecs professionnels répétés. Elle a un ami, qui est en fait une femme transsexuelle. La description de ses parents est décapante. La relation à ceux-ci est manifestement ambivalente mais reste encore très proche, avec tous les conflits que cela implique. Elle vient consulter d’abord pour des troubles du sommeil. Quelque temps après, elle se présente comme cyclothymique et n’aborde ses compulsions alimentaires qu’à la deuxième consultation. Elle est un peu maigre, mais ses crises de boulimie lui apportent un minimum de calories. Sa demande évolue : elle voudrait en finir avec les compulsions. En finir, parce que cellesci la contraignent à se faire vomir, et que c’est en grande partie à cause d’elles qu’elle a tant de mal à dormir. On note que les alternances entre boulimie et contrôle recoupent l’évolution des troubles de l’humeur : déprimée si elle cède, exaltée si elle jeûne. Elle a aussi tendance à consommer des benzodiazépines, qui colmatent habituellement ses angoisses, à condition, bien sûr, d’y mettre la dose… C. a 25 ans, et cela ne fait que deux ans qu’elle n’est plus squelettique : elle est seulement très maigre. Elle se trouve cependant trop grosse et surveille son poids avec l’attention que l’on peut imaginer. Elle suit un régime particulièrement aberrant du point de vue de la diététique, mais auquel elle tient. Elle souffre beaucoup, par intermittence, de compulsions boulimiques suivies de vomissements “féroces”. Elle vient d’un milieu social particulièrement défavorisé. Sa mère est obèse et dépressive, Mise s au p oint Mise s au p oint et leur relation est le plus souvent mauvaise, avec des attentes irréalistes suivies de rejets réciproques. Son père, avec lequel elle vivait depuis le divorce de ses parents, est mort il y a neuf ans. Il était alcoolique, couchait parfois dans le même lit que C., qui assure cependant qu’il ne s’est jamais rien passé, enfin presque, pour autant qu’elle s’en souvienne… Elle a des amisamants à profil borderline, toxicomanes, qui profitent d’elle, la squattent et lui laissent des dettes qu’elle éponge comme elle peut, avec ses faibles ressources. Altruiste impénitente, elle trouve toujours quelqu’un à aider, qui sera diabolisé un peu plus tard. Experte en masochisme, elle sait remarquablement faire s’écrouler toutes les constructions, psychothérapiques, professionnelles ou sociales, qui allaient enfin déboucher sur un changement. D. est aussi en formation professionnelle quand je fais sa connaissance. Elle a 27 ans. Elle présente un profil borderline dépressif, avec une souffrance intense. Elle se “speede” à coups de restrictions de sommeil et de privations alimentaires. Elle a beaucoup de mal à s’exprimer, mais son corps parle pour elle. En effet, elle est toujours assise tordue et dans des positions inconfortables. Lui en faire la remarque n’amène qu’une ébauche d’ajustement, vite oubliée dès qu’elle évoque quelque épisode douloureux de sa vie. Et celle-ci n’en manque pas : père alcoolique violent ayant terrorisé toute la famille, frère plus âgé au chômage, séropositif (a été toxicomane), mère dépressive. Elle a une liaison déjà ancienne avec un garçon alcoolique et aboulique qu’elle ne peut quitter, redoutant qu’il se suicide. Sa vie intime est aussi douloureuse : elle n’a jamais connu de plaisir (les relations sexuelles avec son ami lui répugnent), et elle a fréquemment des symptômes algiques de la sphère génito-urinaire. Sa demande est de soigner sa dépression. Elle est “remplie” d’affects violents, mais n’arrive jamais à exprimer sa colère de façon appropriée. À plusieurs reprises, elle aura des accès de rage suivis de comportements proches de l’automutilation, tel que donner un violent coup de poing dans un mur, se blessant sérieusement. Elle se “sacrifie” aussi pour tous ceux qui lui semblent présenter des “problèmes”. Elle arrive cependant à garder un poids convenable, grâce, avant tout, à ses accès de boulimie, d’autant plus que le fait de se faire vomir lui est la plupart du temps insupportable. La difficulté à contrer ces manifestations déjà fixées Les possibilités thérapeutiques sont, on s’en doute, assez modestes concernant des personnalités comme celles-ci. Mais, même lorsque la souffrance est moindre, les manifestations pathologiques sont assez fixées et ont évolué pour leur propre compte. Il ne faut donc pas s’attendre à des avancées décisives, d’autant plus que la demande porte souvent sur un aspect marginal ou beaucoup trop vague du problème et, ce faisant, irréaliste. À ce stade, la famille d’origine n’est plus directement, immédiatement, partie prenante. De plus, elle peut être éloignée géographiquement. C’est donc à un travail avant tout individuel que nous allons devoir nous atteler – avec toutefois la prise en compte, loin d’être négligeable, du conjoint et du ou des enfants, lorsqu’ils existent. Ce travail individuel pourra rester sur un plan strictement cognitif, si l’on craint les réactions thérapeutiques négatives. Il pourra, a contrario, s’enrichir d’une mobilisation émotionnelle (entre autres l’hypnose) chez les personnes plus motivées, ou encore d’un abord psycho-corporel chez les déprimés. La partie du travail faite d’investigation de la dimension intrapsychique va mettre en évidence les modalités particulières à la personne dans ses relations à ses imagos. Or celles-ci sont évidemment porteuses de comportements acquis et fixés, car anciens, et il y aura tout intérêt à les confronter, autant que possible, à la famille actuelle. Il me paraît particulièrement important de donner à la consultante des tâches qui peuvent, le cas échéant, s’effectuer par lettre ou par téléphone, visant à mobiliser ses relations avec sa famille dans leurs dimensions actuelles. De cette façon, on peut associer à distance l’entourage familial et initier des amorces de changements relationnels, lesquels viendront en retour “nourrir” le travail psychothérapique et modifier petit à petit la relation aux imagos. Il s’agit là d’un travail d’autonomisation et de différenciation de longue haleine, dont, il faut en être bien conscient, les retombées pour la personne demeureront modestes dans la majorité des cas. Comme toute pathologie de la relation où l’entourage est très partie prenante et impliqué, l’anorexie bénéficie des meilleures chances thérapeutiques en fonction de la précocité 115 de la demande par rapport à l’émergence du symptôme. C’est dire si les demandes tardives, souvent larvées, incitent à la prudence quant à leurs possibilités évolutives. L’aspect chimiothérapique ne doit pas être négligé, en prenant bien entendu garde à ne pas susciter ou entretenir d’addiction. L’expérience semble montrer que la composante dépressive bénéficie d’un antidépresseur, et ce au long cours, venant soutenir l’effort psychothérapique, puisque ce type de molécule est souvent bien supporté et réputé peu addictogène. Mise s au poin t Une entité polysymptomatique spécifique Que dire en guise de conclusion, sinon qu’il ne s’agit là que d’un survol des dimensions clinique, psychopathologique et thérapeutique d’une entité polysymptomatique, que j’ai avant tout essayé d’éclairer à partir d’une expérience de secteur, où l’intervention se situe presque toujours des années après le début des troubles ? J’ajouterai que ces pathologies me semblent promises, si j’ose m’exprimer ainsi, à un bel avenir. En effet, je ne suis pas entré dans le détail des implications sociales et culturelles de l’acte de se nourrir et de la confection des repas, mais il est bien certain que nous touchons là à quelque chose d’à la fois intime et universel pour l’être humain. Inscrit dans des rites, des règles, des mythes, le fait de se nourrir véhicule une polysémie relationnelle à soi, aux proches et à la société en général. La modification et le bouleversement actuels des règles, des codes, des rites, dus à l’accélération de la transformation des sociétés, l’avènement des modes (la minceur, l’aérobic, etc.) ne peuvent que tendre à favoriser l’augmentation de ce type de pathologies. Je terminerai en évoquant la place particulière qu’occupe à mon avis l’anorexie dans le champ nosologique : celle d’un fonctionnement de type psychotique sans que l’on puisse véritablement parler de psychose avérée, car intéressant le seul registre du corps tout en épargnant – jusqu’à un certain point – les processus de la pensée. On peut la considérer comme une entité spécifique, au carrefour de la dépression, des troubles schizoïdes et de la psychosomatique.