DU COMMENTAIRE BIBLIQUE À L`AFFIRMATION DOGMATIQUE

DU COMMENTAIRE BIBLIQUE
À L’AFFIRMATION DOGMATIQUE :
L’EXPÉRIENCE THÉOLOGIQUE AU IVeSIÈCLE*
On connaît les réflexions de saint Augustin découvrant les « livres
platoniciens » : «Et là, j’ai lu » – ce ne sont pas les propres termes,
mais le sens étayé de maintes raisons très diverses qui tendaient à le
persuader – qu’« au commencement était le Verbe, et le Verbe était en
Dieu et le Verbe était Dieu ». Tout le prologue de l’évangile de Jean
est ainsi assimilé à une page de philosophie, à une restriction près :
« mais ‘qu’il se soit anéanti lui-même’ […], c’est ce que ne contien-
nent pas ces livres » (Confessions VII, 9).
On peut prendre ces lignes comme la marque d’une conviction
intime, que bien des Pères partagent avec Augustin : il y a des points
de rencontre, de passage entre deux modes d’expression et deux pen-
sées, plus largement entre deux univers. Dans la logique du récit des
Confessions, qui contient un éloge de la culture profane, guide
d’Augustin au seuil de la conversion, et, à l’inverse, au moins en un
premier temps, une certaine distance à l’égard du langage biblique1,
la propédeutique offerte par la pensée profane est nécessaire. Du côté
des théologiens d’expression grecque, aux IVeet Vesiècles, l’Écriture
est première parce qu’elle dit la Parole, mais, au prix d’une herméneu-
tique largement héritée d’Origène, le langage philosophique leur sert
de langue de traduction pour sortir de la diversité des interprétations
et répondre aux positions qu’ils jugent erronées et contraires à la foi
chez leurs adversaires.
Dans le passage des Confessions cité plus haut, la référence à
l’épître aux Philippiens signifie que l’équivalence des deux langages
Revue des sciences religieuses 82 n° 2 (2008), p. 161-177.
* Cet article est le développement de plusieurs points du dossier de synthèse et
d’un texte inédit (« Selon la nature : les paradoxes d’un concept. L’apport de Grégoire
de Nysse ») présentés pour l’habilitation à diriger des recherches en juillet 2007.
1. AUGUSTIN marque quelques réticences à lire assidûment la Bible, après
l’émerveillement de l’Hortensius (Confessions, III, 4-5).
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a ses limites. Tel est le jugement rétrospectif d’Augustin. Quelques
décennies avant lui, les Pères cappadociens, dans le contexte de la
lutte contre le nouveau représentant de l’arianisme, Eunome, ont eux
aussi pris la mesure de ces équivalences et de ces limites, forgeant
ainsi un langage théologique, une expression dogmatique de la foi. Le
présent article se propose d’examiner ces systèmes d’équivalence, de
traduction entre deux langages. Ce travail de « passage » pourrait être
symbolisé par une expression volontiers utilisée par Grégoire de
Nysse2: toutesti, « c’est-à-dire3» ; ce simple mot outil souligne,
comme on dirait en logique, une égalité entre deux propositions qui
relèvent pourtant de langages différents. À un premier niveau, princi-
palement dans le cadre de commentaires bibliques ou d’homélies,
c’est en fait tout le travail de l’interprétation « allégorique », mais à
condition de préciser, on le verra, l’extension, sinon l’inversion de
sens du terme même « allégorie », selon le genre littéraire ou le style
du texte biblique commenté.
Pour aller plus loin, on pourra réexaminer une tradition de lecture
remontant au judaïsme. Salomon étant le roi sage par excellence, son
œuvre, les livres bibliques qui lui sont attribués, sont interprétés selon
le schéma philosophique définissant les trois parties de la philoso-
phie : morale, éthique, époptique ou logique. Il s’agit bien, là aussi,
d’une forme d’équivalence, adaptée à toute une partie du corpus
biblique de l’Ancien Testament et le souhait de trouver ainsi un ensei-
gnement philosophique dans le langage biblique explique
l’importance prise par les commentaires de l’Ecclésiaste ou du Can-
tique des Cantiques dans les premiers siècles. À travers eux vont
s’élaborer des réponses à l’anthropologie et à la cosmologie de la
pensée grecque.
Enfin, dans une dernière étape, la nécessité de battre en brèche les
affirmations conceptuelles des hérétiques, Eunome en particulier dans
le cas de Basile de Césarée et de Grégoire de Nysse, oblige à ajuster
langage biblique et langage philosophique. Ce sont trois instances,
trois niveaux de langage qui entrent alors en jeu, chacune avec son
statut propre : le texte biblique, la confession de foi, le développement
théologique.
2. C’est l’auteur qu’on privilégiera dans ces pages, mais on empruntera plusieurs
exemples à Maxime le Confesseur, qui fait aussi grand usage de l’expression, de ce
mode de commentaire.
3. Le choix de ce terme a permis la sélection des exemples que nous proposerons
dans ces pages, mais il est clair que toutestin a lui aussi des équivalents, en
l’occurrence la gamme des expressions signifiant « ce qui revient à dire que», « ce qui
est la même chose que ».
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I. LINTERPRÉTATION «SPIRITUELLE » DE L’ÉCRITURE
Plus encore que les trois niveaux d’interprétation définis dans le
Traité des Principes d’Origène4, la réflexion de Paul : « La lettre tue,
l’esprit vivifie » (2 Co 3,6) permet de comprendre le refus de (et
l’allergie à) tout littéralisme5. On laisse de côté ici l’anti-judaïsme
auquel cette affirmation a pu donner lieu ; beaucoup plus largement,
elle signifie que le texte biblique exige d’être traduit et, en ce sens, les
Pères sont, pourrait-on dire, fils de la Septante, traduction première.
Dans un article paru en 1990, « Références philosophiques et réfé-
rences bibliques du langage de Grégoire de Nysse dans les Orationes
in Canticum Canticorum », M. Harl6propose des remarques éclai-
rantes sur les choix lexicaux des traducteurs. Constatant que dans son
édition du texte grec des Homélies sur le Cantique, H. Langerbeck
signale en note, pour expliquer certains passages, à la fois des réfé-
rences bibliques et des références philosophiques, M. Harl s’interroge
sur la légitimité de tels parallèles et, avant de prendre appui sur
quelques exemples, remarque :
il y a très souvent coïncidence entre le lexique de la philosohie grecque,
qui peut être considéré comme « source » du langage de Grégoire, et
des versets bibliques tels que les ont écrits les traducteurs grecs des
Septante […] Lorsque l’on peut mettre en parallèle des mots de la tra-
dition philosophique (principalement platonicienne) et des mots uti-
lisés par la Septante, faut-il renvoyer à Platon (à Aristote, aux Stoï-
ciens) ou à la Bible ?7
Les exemples pris ensuite montrent à l’œuvre ce système de
double référence8et il est intéressant de noter qu’il s’agit tantôt de
termes abstraits (hékousion, acte volontaire, et homoiôsis, ressem-
blance), tantôt d’images : « les montées de l’âme » et les « ailes ».
Cette distinction a son importance car elle réfute ce qu’a de simpliste
une opposition entre un langage biblique concret, imagé et un langage
conceptuel né dans la culture hellénique ; elle nous invite également à
considérer le fonctionnement à double sens de l’interprétation allégo-
rique.
4. Traité des Principes, IV, 2, 4-5.
5. Y compris, remarquons-le, l’argument des hérétiques consistant à dire, par
exemple à propos du terme homoousios ou ousia, qu’il n’est pas dans la Bible et ne
peut donc pas servir à l’expression de la vérité de la révélation.
6. Article d’abord paru dans les Mélanges offerts à H. Hörner, H. EISENBERGER
(éd.), Heidelberg; repris dans M. HARL, La langue de Japhet. Quinze études sur la
Septante et le grec des chrétiens, Paris, 1992, p. 235-249.
7. Ibid., p. 237.
8. Ibid., p. 237-240
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Dans la tradition alexandrine, l’interprétation du récit biblique
rapportant les épisodes de la vie de Moïse donne lieu, chez Philon
puis chez Grégoire de Nysse, après une paraphrase9du récit qui veut
honorer le sens « historique », la réalité de l’événement, à une inter-
prétation allégorique morale et spirituelle. Le caractère concret,
« incarné » ou charnel, du texte narratif est transposé en une représen-
tation de la vie morale et spirituelle. Lorsque Moïse transforme avec
son bâton l’eau amère en eau de source (Ex 15,25), Grégoire de
Nysse10 commente :
Le sens littéral correspond bien aux réalités […] Mais si le bois est jeté
dans l’eau, c’est-à-dire si l’on adhère au mystère de la résurrection qui
a eu son principe dans le bois – par bois tu as compris évidemment la
croix –, alors la vie vertueuse devient plus douce et plus rafraîchissante
que toute douceur dont le plaisir flatte les sens…
On reconnaît dans ce passage les figures du mystère du Christ éla-
borées par la prédication chrétienne dès ses débuts ; la lecture de
l’Ancien Testament relève alors de l’évidence. La locution toutesti
peut alors servir à marquer l’équivalence entre Ancien et Nouveau
Testament : ainsi à propos de l’expression paulinienne « Revêtez le
Seigneur Jésus » (Rom 13,14) – « c’est-à-dire l’armure résistante,
mais non pesante, dont la protection efficace a permis à Moïse de
rendre inefficace l’Archer mauvais » (Vie de Moïse, II, 162).
On trouve dans les Questions à Thalassios de Maxime le Confes-
seur un usage beaucoup plus large de toutesti, et Maxime procède
ainsi à une « traduction » systématique du texte biblique. La Ques-
tion 47 porte sur l’interprétation des versets : « Une voix crie dans le
désert : aplanissez les sentiers du Seigneur… » (Luc 3,4-6). Sur le
registre de l’évidence déjà évoquée précédemment, Maxime propose
d’emblée une grille de lecture de chacun des termes : « La voix qui
crie », c’est le Dieu Logos ; « le désert, bien sûr, c’est la nature des
hommes et ce monde », et « la montagne », c’est « toute puissance
hautaine qui se dresse contre la connaissance de Dieu ». Ici encore
joue le parallélisme entre l’expression d’Isaïe et l’affirmation abstraite
de Paul. Ainsi se prépare l’explication anagogique attendue : « les che-
mins tortueux sont donc aplanis lorsque l’intellect, après avoir libéré
les passions des membres du corps […] leur apprend à se mouvoir en
se conformant au logos simple de la nature11 ». Dans le Prologue aux
9. Que l’on parle de « paraphrase » ou de « métaphrase », ces termes n’ont rien
de péjoratif dans la rhétorique classique et désignent un genre littéraire, appris à titre
d’exercice dans les écoles de rhétorique.
10. GRÉGOIRE DE NYSSE, Vie de Moïse, II, 132.
11. Question 47, CCSG, vol. 7, texte grec édité par C. LAGA, Turnhout, 1982.
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Questions, Maxime a souligné à quelles conditions ses interprétations
pouvaient être recevables : « je m’adresse à vous [= la communauté de
Thalassios], qui êtes les véritables gnostiques et contemplez assidû-
ment les réalités divines ». La traduction des termes de l’Écriture en
un vocabulaire abstrait, qui fait appel à une anthropologie, ne vise pas
l’élaboration d’un système philosophique (celui-ci est plutôt, en un
sens, présupposé et n’est qu’une étape intermédiaire) mais la
construction d’un modèle de conversion, un appel au logos, à la
« raison d’être » de chacun pour qu’il soit à même de contempler le
Logos véritable.
Ces quelques exemples empruntés à Grégoire de Nysse et
Maxime le Confesseur correspondent à la compréhension habituelle
de la lecture allégorique. Mais nous avons parlé dans l’introduction
d’une sorte d’inversion de sens qui est fonction du texte biblique. Que
se passe-t-il en effet lorsque le donné biblique est déjà par lui-même
abstrait, voire philosophique ? Peut-on encore parler d’interprétation
allégorique ? Un passage du traité Sur les titres des Psaumes12 guidera
notre réflexion sur ce point. Grégoire de Nysse divise le Psautier en
cinq sections13, chacune correspondant à une étape de la vie spiri-
tuelle. Le psaume 106 ouvre la quatrième section et Grégoire le com-
mente longuement (§ 20 – 26). Le verset 40 l’amène à prolonger une
réflexion sur le mal, déjà ébauchée avec le commentaire des versets
précédents : « Et l’anéantissement fut déversé sur les premiers d’entre
eux ». Par sa forme même, le terme exoudènôsis, « anéantissement »
(littéralement : le fait de tenir pour rien, ou de réduire à rien), employé
ici par les traducteurs grecs14, renvoie à une catégorie abstraite, le
non-être, et c’est ce qui oriente le commentaire, comme par équiva-
lences successives :
« Et l’anéantissement fut déversé sur les premiers d’entre eux ». Il
enseigne par là (dia toutôn) qu’exister dans celui qui est, c’est exister
vraiment. Mais si quelque chose tombe en dehors de celui qui est, il
n’est pas même dans l’être. Car être dans le mal, ce n’est pas, au sens
12. GRÉGOIRE DE NYSSE, Sur les titres des Psaumes, éd. de J. REYNARD, Sources
Chrétiennes (SC) 466, Paris, 2002.
13. Une division que Grégoire connaît problablement par Origène qui lui-même
dit la tenir des « Hébreux » (REYNARD, p. 48) ; sur les différentes manières de définir
la composition du Psautier dans la tradition patristique, voir J.-M. AUWERS,
« L’organisation du psautier chez les Pères grecs», dans Le Psautier chez les Pères,
Cahiers de Biblia Patristica 4, éd. P. MA RAVAL, Strasbourg, 1994, p. 37-54.
14. La version latine traduit contemptio (mépris) et Jérôme, dans son commen-
taire, deceptio.
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