DU COMMENTAIRE BIBLIQUE À L`AFFIRMATION DOGMATIQUE

publicité
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
21/02/08
8:56
Page 161
Revue des sciences religieuses 82 n° 2 (2008), p. 161-177.
DU COMMENTAIRE BIBLIQUE
À L’AFFIRMATION DOGMATIQUE :
L’EXPÉRIENCE THÉOLOGIQUE AU IVe SIÈCLE*
On connaît les réflexions de saint Augustin découvrant les « livres
platoniciens » : « Et là, j’ai lu » – ce ne sont pas les propres termes,
mais le sens étayé de maintes raisons très diverses qui tendaient à le
persuader – qu’« au commencement était le Verbe, et le Verbe était en
Dieu et le Verbe était Dieu ». Tout le prologue de l’évangile de Jean
est ainsi assimilé à une page de philosophie, à une restriction près :
« mais ‘qu’il se soit anéanti lui-même’ […], c’est ce que ne contiennent pas ces livres » (Confessions VII, 9).
On peut prendre ces lignes comme la marque d’une conviction
intime, que bien des Pères partagent avec Augustin : il y a des points
de rencontre, de passage entre deux modes d’expression et deux pensées, plus largement entre deux univers. Dans la logique du récit des
Confessions, qui contient un éloge de la culture profane, guide
d’Augustin au seuil de la conversion, et, à l’inverse, au moins en un
premier temps, une certaine distance à l’égard du langage biblique 1,
la propédeutique offerte par la pensée profane est nécessaire. Du côté
des théologiens d’expression grecque, aux IVe et Ve siècles, l’Écriture
est première parce qu’elle dit la Parole, mais, au prix d’une herméneutique largement héritée d’Origène, le langage philosophique leur sert
de langue de traduction pour sortir de la diversité des interprétations
et répondre aux positions qu’ils jugent erronées et contraires à la foi
chez leurs adversaires.
Dans le passage des Confessions cité plus haut, la référence à
l’épître aux Philippiens signifie que l’équivalence des deux langages
* Cet article est le développement de plusieurs points du dossier de synthèse et
d’un texte inédit (« Selon la nature : les paradoxes d’un concept. L’apport de Grégoire
de Nysse ») présentés pour l’habilitation à diriger des recherches en juillet 2007.
1. AUGUSTIN marque quelques réticences à lire assidûment la Bible, après
l’émerveillement de l’Hortensius (Confessions, III, 4-5).
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
162
21/02/08
8:56
Page 162
FRANÇOISE VINEL
a ses limites. Tel est le jugement rétrospectif d’Augustin. Quelques
décennies avant lui, les Pères cappadociens, dans le contexte de la
lutte contre le nouveau représentant de l’arianisme, Eunome, ont eux
aussi pris la mesure de ces équivalences et de ces limites, forgeant
ainsi un langage théologique, une expression dogmatique de la foi. Le
présent article se propose d’examiner ces systèmes d’équivalence, de
traduction entre deux langages. Ce travail de « passage » pourrait être
symbolisé par une expression volontiers utilisée par Grégoire de
Nysse 2 : toutesti, « c’est-à-dire 3 » ; ce simple mot outil souligne,
comme on dirait en logique, une égalité entre deux propositions qui
relèvent pourtant de langages différents. À un premier niveau, principalement dans le cadre de commentaires bibliques ou d’homélies,
c’est en fait tout le travail de l’interprétation « allégorique », mais à
condition de préciser, on le verra, l’extension, sinon l’inversion de
sens du terme même « allégorie », selon le genre littéraire ou le style
du texte biblique commenté.
Pour aller plus loin, on pourra réexaminer une tradition de lecture
remontant au judaïsme. Salomon étant le roi sage par excellence, son
œuvre, les livres bibliques qui lui sont attribués, sont interprétés selon
le schéma philosophique définissant les trois parties de la philosophie : morale, éthique, époptique ou logique. Il s’agit bien, là aussi,
d’une forme d’équivalence, adaptée à toute une partie du corpus
biblique de l’Ancien Testament et le souhait de trouver ainsi un enseignement philosophique dans le langage biblique explique
l’importance prise par les commentaires de l’Ecclésiaste ou du Cantique des Cantiques dans les premiers siècles. À travers eux vont
s’élaborer des réponses à l’anthropologie et à la cosmologie de la
pensée grecque.
Enfin, dans une dernière étape, la nécessité de battre en brèche les
affirmations conceptuelles des hérétiques, Eunome en particulier dans
le cas de Basile de Césarée et de Grégoire de Nysse, oblige à ajuster
langage biblique et langage philosophique. Ce sont trois instances,
trois niveaux de langage qui entrent alors en jeu, chacune avec son
statut propre : le texte biblique, la confession de foi, le développement
théologique.
2. C’est l’auteur qu’on privilégiera dans ces pages, mais on empruntera plusieurs
exemples à Maxime le Confesseur, qui fait aussi grand usage de l’expression, de ce
mode de commentaire.
3. Le choix de ce terme a permis la sélection des exemples que nous proposerons
dans ces pages, mais il est clair que toutestin a lui aussi des équivalents, en
l’occurrence la gamme des expressions signifiant « ce qui revient à dire que », « ce qui
est la même chose que ».
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
21/02/08
8:56
Page 163
L’EXPÉRIENCE THÉOLOGIQUE AU IVe SIÈCLE
163
I. L’INTERPRÉTATION « SPIRITUELLE » DE L’ÉCRITURE
Plus encore que les trois niveaux d’interprétation définis dans le
Traité des Principes d’Origène 4, la réflexion de Paul : « La lettre tue,
l’esprit vivifie » (2 Co 3,6) permet de comprendre le refus de (et
l’allergie à) tout littéralisme 5. On laisse de côté ici l’anti-judaïsme
auquel cette affirmation a pu donner lieu ; beaucoup plus largement,
elle signifie que le texte biblique exige d’être traduit et, en ce sens, les
Pères sont, pourrait-on dire, fils de la Septante, traduction première.
Dans un article paru en 1990, « Références philosophiques et références bibliques du langage de Grégoire de Nysse dans les Orationes
in Canticum Canticorum », M. Harl 6 propose des remarques éclairantes sur les choix lexicaux des traducteurs. Constatant que dans son
édition du texte grec des Homélies sur le Cantique, H. Langerbeck
signale en note, pour expliquer certains passages, à la fois des références bibliques et des références philosophiques, M. Harl s’interroge
sur la légitimité de tels parallèles et, avant de prendre appui sur
quelques exemples, remarque :
il y a très souvent coïncidence entre le lexique de la philosohie grecque,
qui peut être considéré comme « source » du langage de Grégoire, et
des versets bibliques tels que les ont écrits les traducteurs grecs des
Septante […] Lorsque l’on peut mettre en parallèle des mots de la tradition philosophique (principalement platonicienne) et des mots utilisés par la Septante, faut-il renvoyer à Platon (à Aristote, aux Stoïciens) ou à la Bible ? 7
Les exemples pris ensuite montrent à l’œuvre ce système de
double référence 8 et il est intéressant de noter qu’il s’agit tantôt de
termes abstraits (hékousion, acte volontaire, et homoiôsis, ressemblance), tantôt d’images : « les montées de l’âme » et les « ailes ».
Cette distinction a son importance car elle réfute ce qu’a de simpliste
une opposition entre un langage biblique concret, imagé et un langage
conceptuel né dans la culture hellénique ; elle nous invite également à
considérer le fonctionnement à double sens de l’interprétation allégorique.
4. Traité des Principes, IV, 2, 4-5.
5. Y compris, remarquons-le, l’argument des hérétiques consistant à dire, par
exemple à propos du terme homoousios ou ousia, qu’il n’est pas dans la Bible et ne
peut donc pas servir à l’expression de la vérité de la révélation.
6. Article d’abord paru dans les Mélanges offerts à H. Hörner, H. EISENBERGER
(éd.), Heidelberg ; repris dans M. HARL, La langue de Japhet. Quinze études sur la
Septante et le grec des chrétiens, Paris, 1992, p. 235-249.
7. Ibid., p. 237.
8. Ibid., p. 237-240
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
164
21/02/08
8:56
Page 164
FRANÇOISE VINEL
Dans la tradition alexandrine, l’interprétation du récit biblique
rapportant les épisodes de la vie de Moïse donne lieu, chez Philon
puis chez Grégoire de Nysse, après une paraphrase 9 du récit qui veut
honorer le sens « historique », la réalité de l’événement, à une interprétation allégorique morale et spirituelle. Le caractère concret,
« incarné » ou charnel, du texte narratif est transposé en une représentation de la vie morale et spirituelle. Lorsque Moïse transforme avec
son bâton l’eau amère en eau de source (Ex 15,25), Grégoire de
Nysse 10 commente :
Le sens littéral correspond bien aux réalités […] Mais si le bois est jeté
dans l’eau, c’est-à-dire si l’on adhère au mystère de la résurrection qui
a eu son principe dans le bois – par bois tu as compris évidemment la
croix –, alors la vie vertueuse devient plus douce et plus rafraîchissante
que toute douceur dont le plaisir flatte les sens…
On reconnaît dans ce passage les figures du mystère du Christ élaborées par la prédication chrétienne dès ses débuts ; la lecture de
l’Ancien Testament relève alors de l’évidence. La locution toutesti
peut alors servir à marquer l’équivalence entre Ancien et Nouveau
Testament : ainsi à propos de l’expression paulinienne « Revêtez le
Seigneur Jésus » (Rom 13,14) – « c’est-à-dire l’armure résistante,
mais non pesante, dont la protection efficace a permis à Moïse de
rendre inefficace l’Archer mauvais » (Vie de Moïse, II, 162).
On trouve dans les Questions à Thalassios de Maxime le Confesseur un usage beaucoup plus large de toutesti, et Maxime procède
ainsi à une « traduction » systématique du texte biblique. La Question 47 porte sur l’interprétation des versets : « Une voix crie dans le
désert : aplanissez les sentiers du Seigneur… » (Luc 3,4-6). Sur le
registre de l’évidence déjà évoquée précédemment, Maxime propose
d’emblée une grille de lecture de chacun des termes : « La voix qui
crie », c’est le Dieu Logos ; « le désert, bien sûr, c’est la nature des
hommes et ce monde », et « la montagne », c’est « toute puissance
hautaine qui se dresse contre la connaissance de Dieu ». Ici encore
joue le parallélisme entre l’expression d’Isaïe et l’affirmation abstraite
de Paul. Ainsi se prépare l’explication anagogique attendue : « les chemins tortueux sont donc aplanis lorsque l’intellect, après avoir libéré
les passions des membres du corps […] leur apprend à se mouvoir en
se conformant au logos simple de la nature 11 ». Dans le Prologue aux
9. Que l’on parle de « paraphrase » ou de « métaphrase », ces termes n’ont rien
de péjoratif dans la rhétorique classique et désignent un genre littéraire, appris à titre
d’exercice dans les écoles de rhétorique.
10. GRÉGOIRE DE NYSSE, Vie de Moïse, II, 132.
11. Question 47, CCSG, vol. 7, texte grec édité par C. LAGA, Turnhout, 1982.
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
21/02/08
8:56
Page 165
L’EXPÉRIENCE THÉOLOGIQUE AU IVe SIÈCLE
165
Questions, Maxime a souligné à quelles conditions ses interprétations
pouvaient être recevables : « je m’adresse à vous [= la communauté de
Thalassios], qui êtes les véritables gnostiques et contemplez assidûment les réalités divines ». La traduction des termes de l’Écriture en
un vocabulaire abstrait, qui fait appel à une anthropologie, ne vise pas
l’élaboration d’un système philosophique (celui-ci est plutôt, en un
sens, présupposé et n’est qu’une étape intermédiaire) mais la
construction d’un modèle de conversion, un appel au logos, à la
« raison d’être » de chacun pour qu’il soit à même de contempler le
Logos véritable.
Ces quelques exemples empruntés à Grégoire de Nysse et
Maxime le Confesseur correspondent à la compréhension habituelle
de la lecture allégorique. Mais nous avons parlé dans l’introduction
d’une sorte d’inversion de sens qui est fonction du texte biblique. Que
se passe-t-il en effet lorsque le donné biblique est déjà par lui-même
abstrait, voire philosophique ? Peut-on encore parler d’interprétation
allégorique ? Un passage du traité Sur les titres des Psaumes 12 guidera
notre réflexion sur ce point. Grégoire de Nysse divise le Psautier en
cinq sections 13, chacune correspondant à une étape de la vie spirituelle. Le psaume 106 ouvre la quatrième section et Grégoire le commente longuement (§ 20 – 26). Le verset 40 l’amène à prolonger une
réflexion sur le mal, déjà ébauchée avec le commentaire des versets
précédents : « Et l’anéantissement fut déversé sur les premiers d’entre
eux ». Par sa forme même, le terme exoudènôsis, « anéantissement »
(littéralement : le fait de tenir pour rien, ou de réduire à rien), employé
ici par les traducteurs grecs 14, renvoie à une catégorie abstraite, le
non-être, et c’est ce qui oriente le commentaire, comme par équivalences successives :
« Et l’anéantissement fut déversé sur les premiers d’entre eux ». Il
enseigne par là (dia toutôn) qu’exister dans celui qui est, c’est exister
vraiment. Mais si quelque chose tombe en dehors de celui qui est, il
n’est pas même dans l’être. Car être dans le mal, ce n’est pas, au sens
12. GRÉGOIRE DE NYSSE, Sur les titres des Psaumes, éd. de J. REYNARD, Sources
Chrétiennes (SC) 466, Paris, 2002.
13. Une division que Grégoire connaît problablement par Origène qui lui-même
dit la tenir des « Hébreux » (REYNARD, p. 48) ; sur les différentes manières de définir
la composition du Psautier dans la tradition patristique, voir J.-M. AUWERS,
« L’organisation du psautier chez les Pères grecs », dans Le Psautier chez les Pères,
Cahiers de Biblia Patristica 4, éd. P. MARAVAL, Strasbourg, 1994, p. 37-54.
14. La version latine traduit contemptio (mépris) et Jérôme, dans son commentaire, deceptio.
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
166
21/02/08
8:56
Page 166
FRANÇOISE VINEL
propre, être. Voilà pourquoi la malice (kakia) n’existe pas par ellemême : au contraire, c’est l’inexistence du beau qui constitue la malice.
Donc, celui qui existe dans celui qui est dans l’être, ainsi celui qui est
dans le néant – c’est-à-dire (toutesti) la malice – est anéanti, selon
l’expression du texte. Un tel emploi du mot est assez familier dans
l’usage des locuteurs […] c’est donc que l’anéantissement est
l’inexistence dans le bien. Et celui-ci, quand il se répandit sur les initiateurs du mal, c’est-à-dire sur les premiers hommes, se déverse aussi
comme un torrent pernicieux sur la lignée de leurs descendants 15.
Le commentaire du verset se fait sur un double registre :
– Un registre biblique par association du verset du psaume à
d’autres lieux bibliques. Au nom du principe herméneutique selon
lequel la Bible explique la Bible, ces mises en relation relèvent de
l’évidence et n’ont besoin d’aucune démonstration. Ainsi à
l’« anéantissement » est opposé « Celui qui est » (Exode 3,14 !) et « les
premiers » (arkhontas) renvoient au récit de la chute (ligne 21 :
« tomber en dehors de celui qui est »).
– Un registre philosophique, conceptuel, et l’armature logique du
passage montre que c’est bien ce niveau qui intéresse le commentateur. Ce n’est évidemment pas notre manière de lire les Psaumes
aujourd’hui et on peut penser, à la lecture, que le raisonnement est circulaire et correspond moins à une démonstration qu’à la volonté de
réaffirmer que le mal est ce qui n’existe pas. Cette conviction est en
effet au cœur de l’enseignement du Cappadocien : « De même que
l’obscurité s’installe à mesure que la lumière s’éteint, écrit-il dans le
Discours catéchétique, alors qu’elle ne règne pas quand la lumière
brille, de même, aussi longtemps que le bien est présent dans notre
nature, le mal n’a pas d’existence par lui-même 16 ». L’affirmation est
la même, mais le mode de raisonnement repose ici sur une comparaison empruntant au symbolisme universel de l’ombre et de la
lumière. Notons que ces phrases de type comparatif sont très fréquentes dans l’œuvre du Cappadocien : elles manifestent un système
d’analogies pour ainsi dire généralisées entre le visible et l’invisible,
le sensible et l’intelligible – un système de « correspondances », dirait
le poète, où le second terme, loin d’évacuer le premier, l’accomplit et
lui donne sa pleine signification.
15. Sur les titres des Psaumes, VII, 26, lignes 18-34 (on a laissé de côté les lignes
27-32 où Grégoire prend un exemple de l’expérience commune).
16. Discours catéchétique, chapitre V, SC 453, p. 471 (trad. R. WINLING), Paris,
2000.
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
21/02/08
8:56
Page 167
L’EXPÉRIENCE THÉOLOGIQUE AU IVe SIÈCLE
167
II. DE LA SAGESSE SALOMONIENNE AUX PARTIES DE LA PHILOSOPHIE
On présentera à présent un cas particulier mais significatif de cette
volonté de faire correspondre Bible et philosophie et de situer en
quelque sorte au croisement des deux la naissance des concepts théologiques : le parallèle établi et souvent repris, jusqu’au Moyen Âge,
entre les écrits attribués à Salomon et les parties de la philosophie.
Avec Clément d’Alexandrie on peut y voir une preuve de plus du
« larcin des Grecs », mais y croyait-il lui-même ? N’est-ce pas plutôt,
avec un enjeu bien plus important, le travail que ces théologiens des
premiers siècles ont dû accomplir pour et en eux-mêmes, qu’ils soient
de famille déjà chrétienne, comme les Pères cappadociens, ou
convertis du paganisme : la « conversion » mutuelle de deux langages ?
Les Homélies sur l’Hexaéméron de Basile et plus encore le traité
du même nom de Grégoire de Nysse manifestent déjà cette acclimatation mutuelle de la révélation biblique et de la culture grecque. Tout
en commençant par un éloge appuyé de son frère Basile, Grégoire
nous offre un commentaire très différent du récit de la création ;
conscient d’innover, peut-être, il prévient qu’il ne s’agit ni d’une
œuvre dogmatique (ou gar dogma ton logon poioumetha) ni d’un
« enseignement exégétique » (ou didascalian exégétikèn) » mais d’un
« exercice s’appuyant sur des conjectures » (ta de hèmetera hôs en
gumnasiôi tini stokhastikôs epikheiroumena) 17. De fait, Grégoire
interrompt assez rapidement son commentaire verset par verset du
premier chapitre de la Genèse pour poser la question de l’origine de
la matière. C’est moins alors l’acte créateur en lui-même qui est
l’objet de ses « conjectures » que l’exposé de la théorie des quatre éléments, conception commune de la « physique » ancienne. La manière
dont Grégoire l’intègre à son commentaire montre qu’elle ne lui
semble pas incompatible avec le donné révélé et, avant de reprendre
l’explication des versets bibliques, il conclut sa réflexion par une définition de la « nature » (physis) :
Qu’est-ce donc que la nature ? Rien de ce que l’on observe sous forme
élémentaire dans l’organisation du monde terrestre n’a été créé sans
changement ni transformation par le Créateur de l’univers ; (au
contraire), toutes choses sont les unes dans les autres et se mêlent les
unes aux autres ; l’aptitude au changement modifie toutes les réalités
terrestres les unes en les autres par un mouvement circulaire, et les
ramène à nouveau à elles-mêmes les unes à partir des autres… (In
Hexaemeron, PG 44, 108 A).
17. In Hexaemeron, PG 44, 68 C.
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
168
21/02/08
8:56
Page 168
FRANÇOISE VINEL
Il n’y a plus trace du texte biblique dans ces lignes ; le commentaire cède la place à un essai de définition du réel créé, caractérisé
comme le mélange toujours en mouvement des éléments organisés par
l’acte créateur. Ainsi changement (local et qualitatif) et mélange toujours renouvelé des quatre éléments distinguent radicalement l’univers
créé du Créateur immuable et un. D’après cette définition, le caractère
cyclique de la transformation mutuelle des éléments semble ce qui
retient principalement l’attention de Grégoire et J. Daniélou suggère
que cette conception, présente dans d’autres textes du IVe siècle, était
sans doute récente 18. Cette réflexion sur la « physique » est reprise dans
les Homélies sur l’Ecclésiaste, à partir du commentaire des premiers
versets évoquant le mouvement toujours à l’œuvre du soleil, des eaux
et des générations (Eccl 1,4-8). Deux modes d’expression sont de cette
manière sans cesse mis en parallèle : le substrat biblique légitime la
recherche conceptuelle et en retour celle-ci assure l’actualisation scientifique 19 et philosophique des affirmations bibliques.
Mais revenons aux livres salomoniens. « Salomon prononça trois
mille sentences et ses cantiques étaient au nombre de mille cinq »
(1 R 5,12) et, selon l’ordre de la Septante, lui sont attribués les Proverbes, l’Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques, auxquels s’ajoute
le livre de la Sagesse. Ce sont des livres de sagesse, il n’est pas sans
intérêt de le noter encore en préalable, qui ont été ce lieu de passage
et d’échange entre deux cultures. Sagesse, c’est-à-dire invitation à la
« philosophie » et A. M. Malingrey 20 a étudié la riche évolution de
sens du mot dans l’antiquité tardive. Écrits de sagesse, ils présentaient
en outre déjà un caractère abstrait, réflexif, à la différence des récits
historiques, par exemple. Dans la deuxième partie du Prologue de son
Commentaire du Cantique des Cantiques, Origène rappelle les « trois
disciplines générales par lesquelles on parvient à la science des
choses : éthique, physique, époptique », et les fait correspondre à la
trilogie Proverbes – Ecclésiaste – Cantique. La tradition des trois parties de la philosophie est attestée au premier siècle avant notre ère
chez Cicéron, et leur mise en rapport avec les livres salomoniens est
déjà présente chez Clément d’Alexandrie 21 puis s’inscrit durablement
18. J. DANIÉLOU, art. « Éléments », dans Être et temps chez Grégoire de Nysse,
Leiden, 1970, p. 79-80.
19. Le terme est évidemment employé ici indépendamment de la validité des
théories scientifiques mises à contribution ; il renvoie bien plutôt à la notion
d’epistèmè, de savoir rationnel.
20. A.-M. MALINGREY, « Philosophia ». Étude d’un groupe de mots dans la littérature grecque, des Présocratiques au IVe siècle après J.-C., Paris, 1961.
21. Cf. M. HARL, « Les trois livres de Salomon et les trois parties de la philosophie dans les Prologues des Homélies sur le Cantique des Cantiques, d’Origène aux
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
21/02/08
8:56
Page 169
L’EXPÉRIENCE THÉOLOGIQUE AU IVe SIÈCLE
169
dans la tradition d’interprétation de ce corpus biblique. Jérôme le rappelle au début de son Commentaire de l’Ecclésiaste après avoir lié
chacun des trois écrits aux âges de la vie spirituelle, enfance, croissance et maturité : « C’est selon un ordre qui n’est pas très différent
que les philosophes prodiguent leurs enseignements à ceux qui les
écoutent : ils commencent par leur enseigner la morale, puis ils leur
expliquent le monde physique ; et celui dont ils voient qu’il a progressé en ces matières, ils l’amènent jusqu’à la théologie 22 ».
La lecture de l’Ecclésiaste impose une réflexion sur le sens du
terme mataiotès, « vanité », et, après avoir proposé quelques exemples, Grégoire de Nysse en résume les différents usages : « la ‘vanité’,
c’est un mot qui n’a pas de sens, ou une action sans succès, ou un vouloir sans fondement, ou un empressement sans limite, ou en général
ce qui est sans existence pour une quelconque utilité 23 ». Le mot-clef
du texte biblique, par son abstraction, se prête bien à ce travail de définition mais la polysémie ainsi notée fixe les grandes lignes
d’interprétation des trois premiers chapitres de l’Ecclésiaste : vide des
discours, échec de la vie de Salomon malgré une réussite apparente et
le dynamisme qui l’orientait, et plus encore inexistence du mal. Car
telle est la finalité de la « physique » : la connaissance du monde et de
l’homme et de leurs limites. Lorsque Grégoire commente ensuite, à la
fin de la première homélie, le verset : « Qu’est-ce qui existe ? Cela
même qui sera. Qu’est-ce qui a été fait ? Cela même qui sera fait »
(Eccl 1,9), il organise son propos en forme de démonstration et donne
de l’évidence à l’affirmation de la résurrection. Trois termes sont en
jeu, tous trois dérivés en grec d’un radical verbal commun : anastasis,
résurrection, apokatastasis, apocatastase ou « restauration de l’état
primitif », et katastasis, état 24. Ce qui s’amorce dans le commentaire,
c’est une théologie de la création et du salut, le concept de vanité ne
se rapportant pas seulement, comme pourrait le laisser entendre
l’acception moderne du mot, à l’homme et à sa perception du monde,
mais au cosmos lui-même. Grégoire de Nysse s’inscrit ainsi dans la
tradition d’interprétation de l’Ecclésiaste comme livre de la « physique », et il saisit donc toutes les occasions que lui offre le texte
biblique de réfléchir sur la création, sur la physis.
Chaînes exégétiques grecques », dans Mélanges Marcel Richard, TU 133, Berlin,
1987, p. 249-269.
22. JÉRÔME, Commentaire sur l’Ecclésiaste, trad. de G. FRY, Paris, 2001, p. 6566 (texte latin dans CCSL, vol. 72).
23. Homélies sur l’Ecclésiaste, I, 3 (SC 416, p. 115).
24. Ibid., I, 13-14.
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
170
21/02/08
8:56
Page 170
FRANÇOISE VINEL
Richesse propre du texte sapientiel, il fournit le concept qui
permet d’assigner son rang au créé et en assure ainsi la validité. Autrement dit, le passage de la Bible à la philosophie est assuré, il n’y a
plus besoin de système d’équivalence, comme c’était le cas pour les
exemples analysés dans la partie précédente. De même, Basile de
Césarée trouve dans les premiers versets des Proverbes 25 les notions
qui lui permettent de définir la vie morale : sagesse, éducation (paideia, selon Pr 1,2 LXX), mesure, justice, savoir-faire et réflexion.
Si le Cantique des Cantiques correspond à l’époptique, à la
théôria (philosophie théorétique, dirait-on avec le néo-platonisme), il
ne faut pas s’étonner d’y trouver affirmée la difficulté d’accès à cette
connaissance. Lorsque la Bien-Aimée dit à ses compagnes : « Je l’ai
cherché mais ne l’ai pas trouvé » (Ct 5,6), l’interprétation se fait sans
détour : « le texte confirme davantage encore la pensée que nous avons
méditée : la grandeur de la nature divine ne se connaît pas dans la
compréhension mais dans le renoncement à toute faculté de comprendre et d’imaginer ; en effet, l’âme qui est déjà sortie de sa nature,
[…] ne s’arrête pas de chercher ce qu’elle ne trouve pas ni d’appeler
l’inexprimable 26 ».
En passant à la « théologie », la troisième partie du savoir inclut
une rupture, une limite qui est celle même du créé. C’est un des points
cruciaux de l’opposition aux théories d’Eunome, comme on le verra
dans la dernière partie. Mais on empruntera d’abord à deux discours
de Grégoire de Nazianze 27 quelques réflexions sur les limites du discours sur Dieu et sur la situation du théologien. Ce dernier terme,
d’ailleurs, n’exclut pas les philosophes « du dehors », puisque Grégoire de Nazianze ne manque pas de faire allusion à Platon 28 : « comprendre Dieu est difficile, mais l’exprimer est impossible ; c’est ce
qu’enseigne un des ‘théologiens’ chez les Grecs » (Discours 28, 4). Il
prend ensuite ses distances à l’égard du philosophe en précisant que
même « comprendre Dieu » est impossible mais on voit bien comment
se rencontrent à nouveau Bible, dans les Homélies sur le Cantique
évoquées précédemment, et quête philosophique dans l’affirmation
commune des limites du savoir. Dans le contexte polémique du Discours 27, Grégoire de Nazianze refuse à Eunome le titre de théologien, il n’est qu’un « dialecticien bavard », qui se livre à des
25. Homélie sur le commencement des Proverbes, PG.
26. Homélie 12 sur le Cantique, Gregorii Nysseni Opera (GNO), VI, p. 357.
27. Discours 27, Contre les disciples d’Eunome et Discours 28, Sur la théologie,
SC 250, trad. de P. GALLAY et M. JOURJON.
28. Allusion au Timée 28c.
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
21/02/08
8:56
Page 171
L’EXPÉRIENCE THÉOLOGIQUE AU IVe SIÈCLE
171
« recherches indiscrètes » (Discours 27, 8). Dans le Discours 28,
l’image de la ténèbre empruntée à l’Exode (10,22) et celle d’une
ascension vertigineuse s’entremêlent pour faire des théologiens
« ceux qui se promènent sur les traces de l’abîme » (Job 38,5) ; car
c’est aux chapitres 38-40 du livre de Job, à la série des questions que
Dieu pose et auxquelles Job reconnaît ne pas savoir répondre, que
Grégoire de Nazianze emprunte le bien-fondé de sa méfiance à l’égard
d’un excès de savoir. La connaissance parfaite relève alors de
l’accomplissement eschatologique et, prenant cette fois le terme « philosophie » pour désigner la connaissance de Dieu, Grégoire de
Nazianze conclut : « Ce qui me paraît être le tout de la philosophie,
c’est que nous connaîtrons un jour autant que nous sommes connus »
(Disc. 28,17). Il est ainsi à l’unisson de ce que rappelle plusieurs fois
Jean Chrysostome dans ses Homélies sur l’incompréhensibilité de
Dieu à l’aide d’une affirmation de Paul : « Nous ne connaissons qu’en
partie » (1 Co 13,9).
Passer de l’Ecclésiaste au Cantique des Cantiques, c’est donc
passer de la « physique » à un enseignement « plus élevé » qui « introduit la pensée dans les secrets de Dieu 29 », explique Grégoire de
Nysse. Ce passage s’avère être une rupture : faire siennes les paroles
de l’Ecclésiaste revient en effet à reconnaître la séparation radicale
entre créé et incréé. Le commentaire biblique s’ouvre sur la réflexion
doctrinale et on voit bien en même temps que le parallèle entre Bible
et philosophie ne va pas sans un déplacement et un renouvellement
des concepts de la philosophie grecque. Les théologiens cappadociens
se trouvent alors devant un paradoxe : la création est incommensurablement distincte du Créateur et en même temps l’être humain
s’éprouve comme ayant une certaine « parenté » de nature avec Dieu.
Cette suggeneia, concept d’origine stoïcienne 30, a elle aussi un parallèle dans le discours biblique : « Créons l’homme à notre image et ressemblance » (Gn 1,26).
L’enjeu épistémologique apparaît désormais clairement : au-delà
des images ou des références bibliques, comment délimiter le champ
théologique ? Y a-t-il des critères pour définir le discours théologique
ou, pour reprendre encore les questions que Grégoire de Nazianze
lance à son adversaire : « car enfin, quelle idée te feras-tu de la divinité, si vraiment tu as confiance dans toutes les ressources du raison29. GRÉGOIRE DE NYSSE, Homélie I sur le Cantique des Cantiques, GNO, VI,
p. 17 ; trad. Ch. BOUCHET, Paris, 1992.
30. Sur cette notion, voir l’étude d’É. DES PLACES, Syngeneia. La parenté de
l’homme avec Dieu d’Homère à la patristique, Paris, 1964.
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
21/02/08
172
8:56
Page 172
FRANÇOISE VINEL
nement ? Jusqu’où cette discussion t’emportera-t-elle, si tu l’examines
avec soin, toi, le plus grand philosophe, le plus grand théologien, toi
qui te glorifies à l’excès ? » (Discours 28, 7). C’est dans les traités
Contre Eunome de Basile de Césarée et surtout de Grégoire de Nysse
que les réflexions sur le statut du concept – epinoia – en théologie élaborent une réponse à ces questions.
III. DU TEXTE BIBLIQUE À L’AFFIRMATION DOGMATIQUE : LES LIMITES DU
CONCEPT THÉOLOGIQUE
Comme en lien avec les écrits salomoniens, on peut remarquer la
manière dont Grégoire de Nysse se réfère à deux reprises 31 à un verset
de l’Ecclésiaste dans le deuxième livre de son Contre Eunome : « Ne
hâte pas tes lèvres, que ton cœur ne se presse pas de proférer une
parole devant Dieu, car Dieu est au ciel et toi sur la terre » (Eccl 5,1) 32.
L’homme n’est pas si grand, écrit Grégoire, qu’il puisse égaler Dieu
dans sa capacité de compréhension car « Qui donc, dans les nues, est
comparable au Seigneur ? » (Ps 88/89,7), et l’objet de sa recherche
n’est pas non plus si petit qu’il puisse être saisi par les raisonnements
de la faiblesse humaine. Écoute le conseil de l’Ecclésiaste, de ne pas
prononcer un mot en présence de Dieu, « car Dieu, dit-il, est au ciel et
toi sur la terre » (Contre Eunome II, 94).
En effet au cœur de la réfutation d’Eunome, qui conteste la
confession de foi de Nicée, se trouve la question des limites du savoir
et de la parole humaine sur Dieu. L’ampleur de ces traités, de Basile
et surtout de Grégoire, auxquels il convient d’ajouter les discours
théologiques (Discours 27 à 31) majeurs de Grégoire de Nazianze, dit
d’emblée l’importance et la difficulté des débats, leur nouveauté
aussi.
Au plan de la théorie de la connaissance, une des réponses des
Cappadociens est d’accuser Eunome de faire de la (mauvaise) philosophie, de s’enfermer dans le raisonnement et dans une conception
erronée du langage. Pour réfuter ses positions et légitimer la confession de foi de Nicée, il faut en effet débattre de la nature du langage
et de son origine ; en dépendent la liberté et la possibilité même des
affirmations théologiques, l’invention théologique, pourrait-on même
31. Contre Eunome, II, 94 et 105. Dans la citation du § 94, nous utilisons, pour
le verset de Psaume, la traduction des Psaumes selon la LXX, publiée par P. DESEILLE,
YMCA Press, 1979.
32. Ce verset n’est pas commenté dans les Homélies sur l’Ecclésiaste, qui ne
couvrent que les trois premiers chapitres du livre biblique.
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
21/02/08
8:56
Page 173
L’EXPÉRIENCE THÉOLOGIQUE AU IVe SIÈCLE
173
dire. Comme l’a analysé Bernard Pottier 33 à la suite de M. Canévet 34,
à travers la théologie trinitaire, c’est en effet une divergence profonde
dans la définition de l’origine du langage qui oppose les Pères cappadociens et Eunome. « Contre le néo-platonisme d’Eunome, Grégoire
affirme que les noms sont librement imposés par les hommes aux
choses, qu’ils sont le produit d’une convention, en tant qu’ils sont établis par eux ». À l’inverse, Eunome tient le langage pour un don de
Dieu, le langage de la révélation en étant la meilleure preuve ; ce qui
explique sans doute l’hostilité des ariens à l’utilisation d’un langage
non biblique dans la confession de foi. Mais il ne faut pas pour autant
voir dans le Cappadocien un précurseur de la théorie de l’arbitraire du
signe car, continue M. Canévet, « (les mots) suivent aussi une certaine
loi naturelle en tant qu’ils ne sont pas sans rapport avec les choses 35 ».
Qu’en est-il alors du concept, epinoia, comment se définit son adéquation à la réalité… quand il s’agit de Dieu ?
Basile de Césarée présente dans le premier livre de son Contre
Eunome 36 sa théorie de la connaissance ; le processus de connaissance
est un passage – encore un « passage » ! – de la perception sensible à
la réflexion abstraite, qui correspond à l’analyse raisonnée d’une réalité d’abord appréhendée comme simple : « par exemple, suggère
Basile, la première appréhension dit que le corps est simple, mais
quand la raison intervient, elle le montre complexe, en le décomposant par le concept dans les éléments dont il est constitué, couleur,
figure, fermeté, grandeur et le reste » (Contre Eunome I, 6). La
confiance faite d’abord à la perception garantit que le concept est
concept d’une réalité et, à l’inverse, Eunome est soupçonné d’inventer
des concepts sans rapport avec quelque réalité que ce soit. S’agissant
de Dieu, les noms donnés au Christ dans l’Écriture renvoient à des
réalités sensibles (porte, chemin, vigne, selon quelques-uns des exemples rappelés par Basile), pour exprimer conceptuellement autant de
propriétés (idiotètai) de Dieu : « En faisant ainsi le tour de chacun de
ces noms, on trouverait des concepts variés, alors qu’il n’y a qu’un
seul substrat pour tous selon la substance » (Contre Eunome I, 7). Le
langage biblique qui par son caractère concret trouve une sorte de
garantie dans l’expérience de chacun est ainsi développé en une
pensée, qui, elle, relève du travail de définition et du raisonnement.
Lorsqu’à son tour Grégoire de Nysse réfléchit au concept appliqué à
33. B. POTTIER, Dieu et le Christ selon Grégoire de Nysse, Bruxelles, 1994.
34. M. CANÉVET, Grégoire de Nysse et l’herméneutique biblique. Étude des rapports entre le langage et la connaissance de Dieu, Paris, 1987.
35. Ibid., chap. 1, p. 31.
36. BASILE DE CÉSARÉE, Contre Eunome, SC 299 et 305, trad. de B. SESBOÜÉ.
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
174
21/02/08
8:56
Page 174
FRANÇOISE VINEL
Dieu, il accuse Eunome de ridiculiser l’epinoia (Contre Eunome II,
§ 180) puis montre sa confiance dans la raison et ses aptitudes inventives dans tous les domaines du savoir : « Selon moi, le concept (epinoia) est la manière dont nous trouvons des choses que nous ne
connaissons pas, en nous servant de ce qui est logiquement relié à
notre première appréhension d’une réalité pour découvrir ce qui s’y
rapporte 37 ». En recourant à une énumération de multiples inventions
humaines pour forcer l’adhésion de son lecteur, Grégoire veut souligner combien l’homme sait faire fructifier le don qu’est le noûs, producteur d’epinoiai. Mais l’énumération n’est pas faite au hasard : s’il
rappelle d’abord la géométrie, l’arithmétique et les différents artisanats (§ 181), ces technai qui font aussi l’admiration de Socrate, il
ajoute le tissage et la broderie, par une allusion nette à Job 38, 36
(LXX). Une fois de plus, le lien est fait entre philosophie (le savoir
grec) et donné biblique, la possibilité de l’activité conceptuelle se
trouvant ainsi doublement fondée 38.
Le dernier congrès d’études nysséennes 39 consacré en 2004 au
Contre Eunome II a proposé une traduction anglaise du texte et une
série de contributions analysant l’œuvre. S. Douglass 40 a présenté en
particulier un exposé sous le titre « Gregory of Nyssa and theological
imagination ». Il rappelle cet éloge de l’epinoia, où se déploie toute
l’habileté de pensée dont l’homme est capable. Cependant celle-ci ne
peut s’exercer que dans les limites du diastèma, c’est-à-dire de
l’étendue, du créé. Un passage du Traité sur la virginité vient alors à
propos pour rappeler que cette habileté peut se révéler aptitude au
mensonge si elle sort de ses limites : fort de son expérience de Dieu,
David « éprouva le désir de parler dignement de ce qu’il avait vu (et)
cria cette phrase que tous chantent : ‘tout homme est menteur’ (Ps 115,
2), c’est-à-dire, à mon avis du moins, que tout homme confiant à un
langage le soin de traduire cette lumière ineffable est réellement un
37. Contre Eunome, II, 182 – GNO, I, p. 277. Nous prenons appui sur la traduction anglaise établie par S. G. HALL et présentée au congrès nysséen d’Olomouc (voir
note 40).
38. Il est toutefois conscient d’un possible mauvais usage du concept (Contre
Eunome, II, 189-190).
39. Gregory of Nyssa : Contra Eunomium II. An English Version with Supporting Studies. Proceedings of the 10th International Colloquium on Gregory of Nyssa
(Olomouc, Septembre 15-18, 2004), L. KARFIKOVA, S. DOUGLASS and J. ZACHHUBER
ed., VCS 82, Leiden, 2007.
40. S. DOUGLASS, « Gregory of Nyssa and theological imagination », p. 461-471
des actes du Congrès. Sa thèse, publiée en 2005, a d’emblée un titre suggestif : Theology of the Gap. Cappadocian Fathers and the Trinitarian Controversy, Berlin – NewYork – Oxford, 2005. « Gap » signifie en effet le saut du créé à l’incréé ou l’abîme
entre les deux.
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
21/02/08
8:56
Page 175
L’EXPÉRIENCE THÉOLOGIQUE AU IVe SIÈCLE
175
menteur, non par haine de la vérité, mais par la faiblesse des moyens
d’expression » (De virginitate 15, 2). Aussi S. Douglass peut-il
conclure : « Le statut du discours conceptuel – épinoétique – (le seul
que Grégoire considérait comme possible à l’intérieur du diastème, de
l’étendue) est que toute vérité sur Dieu est aussi un mensonge sur
Dieu 41 ». Cette limite du dire est définie dans les Homélies sur
l’Ecclésiaste – le livre de la « physique » comme on l’a vu dans la
partie précédente –, sans doute contemporaines de la rédaction du
Contre Eunome, vers 380 : Grégoire de Nysse fait un large usage du
vocabulaire de l’étendue, et on pourrait résumer sa position en disant
que le logos humain est coextensif à l’étendue et, par là-même, à la
temporalité. La « faiblesse des moyens d’expression » par laquelle il
expliquait la parole du psalmiste doit alors choisir, selon l’objet de sa
réflexion, entre le « moment de parler » et le « moment de se taire » :
Comment en effet notre pensée, qui chemine dans l’étendue pourraitelle saisir la nature qui n’est pas comprise dans l’étendue ? […] Elle
parcourt avec grande attention tout ce qui est connu, mais elle ne trouve
pour parcourir la pensée de l’éternité aucun moyen qui lui permette de
se tenir hors d’elle-même et de s’établir au-dessus de la durée des êtres.
Aussi, lorsque le discours va vers ce qui est au-delà du discours, est-ce
« le moment de se taire » et de garder dans le secret de la conscience,
sans pouvoir l’interpréter, l’émerveillement de cette puissance indicible… (In Eccl. VII, 8).
Il y a cependant un moyen conceptuel et verbal de dire sans dire,
de se taire en parlant, sans pour autant ne rien dire : la théologie négative, l’emploi de notions exprimées par un terme à préfixe négatif,
ainsi pour les adjectifs qualifiant Dieu : illimité (aoristos), infini
(apeiron), inengendré (agennètos). Dès lors, ce sont les noms divins
qui intéressent les Cappadociens. B. Pottier 42 a établi une liste de
75 noms dans le Contre Eunome de Grégoire de Nysse, dont un seul
« Engendré de l’Inengendré » n’est pas biblique. Ces noms revêtent
deux qualités contradictoires : d’un côté, « tous les noms divins supposent une comparaison entre le créé et l’Incréé », mais de l’autre « le
nom propre de Dieu nous est inconnu […] (et) pourtant, ce nom
inconnu vit en nous, indiciblement, prodigieusement, et nous lance
dans une recherche insatiable de Lui 43 ». L’expérience théologique,
pourrions-nous dire, se situe dans l’espace paradoxal ouvert par ces
41. « The status of epinoetic theological discourse (the only theological discourse
Gregory thought possible within the diasteme) is that every truth about God is also a
lie about God » (DOUGLASS, « Gregory of Nyssa and theological imagination », p. 466).
42. POTTIER, Dieu et le Christ selon Grégoire de Nysse, p. 177-192.
43. Ibid., p. 180-181.
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
176
21/02/08
8:56
Page 176
FRANÇOISE VINEL
affirmations, elle relève elle aussi de ce qui est methorion, aux
confins, à la frontière du créé et de l’incréé, comme l’homme luimême 44.
Mais qu’il s’agisse du verset de psaume commenté dans le De virginitate ou celui d’Ecclésiaste 3, 7, on voit comment l’Écriture est
invoquée comme critère pour marquer les limites de l’activité conceptuelle et donc des affirmations sur Dieu. Mais chaque affirmation est
à son tour confrontée à l’Écriture, comme le suggèrent encore
quelques passages du traité de Grégoire de Nysse 45 « Sur la parole :
‘Alors le Fils lui-même se soumettra à celui qui lui a tout
soumis’(1 Co 15, 28) ». Soucieux d’affirmer l’universalité de la résurrection, il cite 1 Co 15,22 (« De même que tous meurent en Adam, de
même aussi dans le Christ tous recevront la vie ») et propose son analyse :
Voici le but (skopos) de ce qui est dit. J’exposerai d’abord le sens de ce
qui est écrit dans mes propres termes ; ensuite j’y joindrai la parole de
l’Apôtre qui s’accorde à mon propre exposé. Quel est donc le but de la
parole que le divin Apôtre enseigne dans ce passage ? Le voici. Un jour,
la nature du mal s’en ira vers le néant, elle sera entièrement effacée de
l’être, et la divine et pure Bonté contiendra en elle-même toute la nature
rationnelle…
Il conclut son raisonnement en citant 1 Co 15,22-23. Ainsi concordent deux modes de connaissance et de discours, celui de la raison et
celui de la foi, comme le rappelle M. Canévet en reprenant les mots
de Grégoire : « Voici une définition infaillible de la vérité : que
concourent ces deux éléments : l’ordre de la nature et le témoignage
d’en haut 46 ». L’Écriture devient le rempart contre la « fabrication verbale » (onomatopoiia) dont les Cappadociens accusent leur adversaire
(qui leur rend d’ailleurs la pareille…).
Deux limites s’imposent donc au théologien : la limite du langage
lui-même, qui tient aux limites de la connaissance, à moins de se
lancer dans la fiction, et l’on ne peut franchir cette limite qu’en recourant à la négation ; mais aussi la limite marquée par le donné biblique,
souvent rappelé, en une sorte de circularité, au début et à la fin d’une
démonstration. Nous retrouvons ici le rôle des systèmes
44. Sur cette notion, voir l’article de J. DANIÉLOU, « La notion de confins –
methorios chez Grégoire de Nysse », Recherches de Science Religieuse, 49 (1961),
p. 161-187 ; article repris dans Être et temps chez Grégoire de Nysse.
45. Traduction de M. CANÉVET dans Grégoire de Nysse, Le Christ pascal, Paris,
1994, p. 107-127.
46. CANÉVET, Grégoire de Nysse et l’herméneutique biblique, p. 72-73, citation
du Contre Eunome, III, GNO, II, p. 5.
MEP_RSR2008,2:Mise en page 1
21/02/08
8:56
Page 177
L’EXPÉRIENCE THÉOLOGIQUE AU IVe SIÈCLE
177
d’équivalence envisagés dans notre première partie. Contre Eunome
et ses partisans, ou contre Apollinaire, dont Grégoire de Nysse réfute
aussi les positions, l’enjeu était de créer une pensée et un langages
théologiques qui ne soient pas seulement la paraphrase, voire la citation du donné biblique, mais sa transcription dans un discours
rationnel empruntant de manière critique aux catégories de la pensée
grecque. Une manière de signer l’acte de naissance de la théologie
dogmatique, d’emblée dans sa grandeur et ses limites.
Françoise VINEL
Faculté de théologie catholique
Université Marc Bloch (Strasbourg)
Téléchargement