surdité - Espace Infirmier

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À Grenoble, le Dr Benoît Mongourdin fait
appel à Joëlle Blanchard, intermédiatrice
– donc sourde –, pour combler le fossé
linguistique et culturel qui persiste
entre les sourds et les entendants.
© Espaceinfirmier.fr, Initiatives Santé 2016
SURDITÉ
L’hôpital tend
(enfin) l’oreille
Avoir recours à l’écrit, bien articuler, faire appel à un
membre de la famille comme interprète… Ces réflexes,
que l’on adopte souvent face à un patient sourd, sont
pourtant à proscrire. Une habitude dont l’hôpital
commence tout doucement à se défaire.
Dossier réalisé par aurélie Vion
a surdité, quand on n’y a pas vraiment réfléchi, on croit toujours que l’on peut se débrouiller seul face au patient. Or, c’est un handicap
invisible et souvent méconnu. Et puis, il faut
aller vite, les conditions de travail sont de
plus en plus difficiles… » Isabelle Series, cadre de santé,
s’est penchée sur la question voilà quinze ans. D’abord
comme directrice d’une maison de retraite où travaillait
une personne sourde, puis comme formatrice en institut de formation en soins infirmiers (Ifsi), et
aujourd’hui au sein de l’unité d’accueil et de soins pour
sourds (UASS) du CHU de Grenoble (38). « En 2003,
au début de mes recherches, je ne trouvais aucun écrit
sur le sujet. Ce qui m’a interpellée : comment se fait-il
que les soignants ne s’y soient pas intéressés ? », se souvient-elle. Treize ans plus tard, Isabelle Series a appris
la langue des signes française (LSF) et mis sur pied un
module d’approfondissement de 70 heures à l’Ifsi de
Grenoble. Aujourd’hui, elle anime des formations de
quatre jours ouvertes à l’ensemble des professionnels
du CHU de Grenoble et, depuis, peu, au personnel
exerçant en Ehpad. « Mon objectif est de donner quelques
clés pour prendre en charge correctement les patients
l
1- Rapport Gillot :
« La droit des sourds :
115 propositions »,
1998.
2- Les silencieux,
chroniques
de vingt ans de
médecine avec les
sourds, Jean Dagron,
Presse Pluriel, 2008.
20 L’INFIRMIÈRE MAGAZINE * N° 375
* octobre 2016
sourds. Tout doucement, je parviens à “contaminer” deux
ou trois personnes par service... », confie-t-elle.
un mot sur trois en lecture labiale
Il faut dire que les a priori à l’égard des sourds sont
nombreux. Premier écueil : croire que tous lisent parfaitement sur les lèvres, alors qu’en moyenne, un sourd
comprend un mot sur trois en lecture labiale (1). Autre
réflexe : demander à un membre de la famille de traduire la consultation en langue des signes : « Ce n’est
pas aux enfants de traduire. D’autant que c’est contraire
au secret professionnel, s’insurge Isabelle Series. Quand
on s’occupe d’un patient étranger, on va bien chercher
un interprète ! » Ou encore, griffonner quelques phrases
sur du papier, alors que 80 % des sourds seraient non
lecteurs, estime le D r Jean Dagron (2). D’autant qu’à l’écrit,
les contresens sont fréquents. « Sur une ordonnance,
témoigne Benoît Mongourdin, médecin signeur à
l’unité de Grenoble, j’avais écrit “2 comprimés après le
repas”. Je demande au patient s’il a bien compris et il me
répond “oui, je prends 2 comprimés et après je mange”.
L’inverse ! Ce malentendu, qui aurait pu être lourd de
conséquences, s’explique par le placement des éléments
P. 24
P. 25
P. 26
inTerView
« Des iDe siGneurs,
une Denrée rare »
ForMaTion
sourD eT
soiGnanT ?
eTp
repenser
les ouTils
sanTé publique
Gare aux
conTresens
urGences
sous forme chronologique en langue des signes. » Faire
appel à un interprète et s’assurer que le patient a bien
compris : ces deux fondamentaux sont à appliquer pendant le soin. « Il faut faire attention à bien se placer face
à la personne, car elle va être attentive aux expressions
du visage. On doit aussi garder une certaine distance,
ne pas forcément toucher un sourd pour attirer son attention », conseille Cécile Le Goff, IDE à l’Unité thérapeutique enfance et surdité (Utes) qui s’adresse aux enfants
sourds et enfants entendants de parents sourds.
Pratiquer soi-même la langue des signes présente évidemment un avantage. D’ailleurs, certains instituts
de formation proposent des initiations. À l’exemple de
l’Ifsi Lionnois à Nancy (54) qui compte, depuis 2005,
une option LSF d’une durée de 30 heures : « Objectif :
donner des bases pour communiquer en LSF, mais aussi
des clés pour avoir une attitude responsable et professionnelle vis-à-vis des sourds », explique Nathalie
Dubois, cadre de santé formatrice. « Le simple fait de
communiquer avec un patient dans sa langue peut u
le 114 évolue
Samu, police,
gendarmerie,
sapeurs-pompiers…
Désormais le 114 est
le numéro d’urgence
nationale pour toute
personne avec des
difficultés à entendre
ou à parler (sourds,
malentendants,
aphasiques,
dysphasiques...).
Créé en 2011, il est
accessible 24 h/24 et
7 j/7 par SMS et fax.
D’ici début 2017,
la plate-forme
sera entièrement
multimédia : outre
le mail, les utilisateurs directement avec
pourront échanger
l’application vidéo.
en temps réel du
Des personnes âgées
texte, de la vidéo et
devenues sourdes,
de la voix. « Une
mais qui parlent
première mondiale,
normalement,
se félicite le Dr Benoît
pourront s’exprimer
Mongourdin, médecin par la voix et l’agent
00-Relance
leur répondra
signeur au CHU de
par du texte. »
Grenoble. Notre
00-relance-bolD
Responsable
but est de pouvoir
de la plate-forme,
répondre au plus
Benoît Mongourdin
grand nombre de
espère accroître
situations : certains
la visibilité du 114,
sourds pratiquant la
encore trop
langue des signes ne
méconnu. Objectif :
sont pas toujours à
ne pas passer à côté
l’aise avec les SMS, ils
d’une urgence.
pourront donc signer
N° 375
* octobre 2016 * L’INFIRMIÈRE MAGAZINE
21
© FRanCk aRDitO
© Espaceinfirmier.fr, Initiatives Santé 2016
P. 23
Cette échelle de
la douleur a été
repensée pour
les patients sourds,
qui peuvent la noter
entre « pas mal » et
« beaucoup mal ».
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IE
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et
s
5,
© Espaceinfirmier.fr, Initiatives Santé 2016
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ge
© CHU GREnOBLE
Dossier
permettre de désamorcer une situation. Je me souviens
d’une jeune femme qui était tout sourire parce que je
m’adressais directement à elle et non à ses parents »,
raconte Laura Villaume-Mariani, étudiante dans ce
même Ifsi. Mais pour arriver à converser avec une personne sourde, il faudra décrocher le niveau de compétences A1, niveau introductif qui représente en
moyenne plus de 100 heures de cours. Mais cela n’est
pas toujours suffisant. Les professionnels de santé
locuteurs de la LSF, donc signeurs, font souvent appel
à des intermédiateurs : des sourds chargés de combler
le fossé linguistique et culturel qui persiste avec les
entendants (voir encadré p. 24).
la lsF comme langue de travail
Il existe aujourd’hui 25 dispositifs d’accès aux soins
spécifiques pour les sourds sur le territoire : 18 UASS
rattachées à des hôpitaux (3) et 7 autres structures à la
configuration très variable (4), pour une file active de
5 886 patients en 2015. La langue des signes demeure
la langue de travail – celle des consultations et des réunions. La composition des équipes peut, elle, différer
d’une structure à l’autre : outre les médecins, les unités
regroupent généralement des psychologues, des travailleurs sociaux, des AS, des IDE (mais pas toujours),
des secrétaires médicales, des interprètes LSF, des intermédiateurs, voire un dentiste ou une sage-femme.
Chaque unité a son fonctionnement propre. À Grenoble,
par exemple, l’unité met à disposition de tous les services du CHU un « kit humain de communication » –
composé d’un interprète diplômé et d’un intermédiateur – lors de consultations, d’hospitalisations, de préparations à la naissance, d’examens complexes comme
les IRM, pour l’accompagnement au bloc opératoire...
À Lille, l’unité tient des permanences dans cinq structures hospitalières et collabore étroitement avec le
réseau Sourds et santé Nord-Pas-de-Calais. « Plus de
la moitié de notre activité se passe en dehors de l’hôpital.
Nous avons un secrétariat qui centralise l’ensemble des
rendez-vous sur la région. Le patient demande, par exemple, à voir un gynécologue ; la secrétaire coordonne le
rendez-vous en mettant à disposition un interprète ou
un intermédiateur en fonction des besoins », détaille le
D r Benoît Drion, responsable de cette UASS.
une activité accrue mais des moyens limités
Reste que ces dispositifs ne couvrent pas l’ensemble
du territoire et que des manquements se font sentir,
22 L’INFIRMIÈRE MAGAZINE * N° 375
* octobre 2016
notamment en santé mentale et plus particulièrement
en pédopsychiatrie. « Il y a 450 000 enfants sourds en
France, mais il n’existe que deux centres psychiatriques
dédiés : celui que je dirige à Paris et un autre sur Lyon,
regrette Jean-Michel Delaroche, responsable de l’Utes.
En France, l’enfant sourd est diagnostiqué, voire dépisté
à la naissance, appareillé, éduqué, rééduqué. Mais l’accès
aux soins psychiques est largement insuffisant. » Pourtant
les besoins sont bien là. Avec 3 000 consultations par
an, son unité a été contrainte de limiter la provenance
géographique des patients en raison d’une activité trop
forte par rapport à ses moyens. En plus de leur surdité,
la majorité des enfants accueillis présentent des troubles
de la relation et de la communication ainsi que des polyhandicaps
Il y a 450 000 enfants associés. « Les prises en charge se
sourds en France, mais font trop tardivement alors que les
seulement deux centres difficultés liées aux privations sensorielles sont déjà bien installées.
psychiatriques dédiés Nous sommes en train de créer un
nouveau dispositif pour les moins
de 18 mois », indique Cécile Le Goff. Des besoins
importants auxquels est aussi confrontée l’unité de la
Pitié-Salpêtrière (AP-HP) : « Notre activité ne cesse
d’augmenter alors que le cadre budgétaire reste le même.
C’est l’une de nos principales difficultés », souligne le
D r Alexis Karacostas, son responsable.
3- Pitié Salpêtrière
et Sainte-anne à
Paris, Strasbourg,
Bordeaux, Rennes,
Montpellier, nancy,
toulouse, Lille,
nantes, Poitiers,
Marseille, nice,
Grenoble, annecy,
Chambéry, deux
unités à Lyon
(CHU et CHS).
4- Sourds et santé
nord-Pas-de-Calais ;
Réseau sourds et
santé Bourgogne ;
Unité thérapeutique
enfance et surdité
(Utes) du groupe
hospitalier nordEssonne et hôpitaux
de Saint-Maurice ;
Unité ambulatoire
surdité et santé
mentale (aP-HM) ;
CMP Signes au CH
Laborit de Poitiers ;
Pôle santé sourds
42 à Saint-Étienne ;
Centre gratuit
d’information de
diagnostic et de
dépistage – centre
de planification et
d’éducation familiale
à Marseille.
Des recherches prometteuses
Pourtant, il reste encore mille choses à explorer pour
mieux soigner les sourds. Dans le cadre de ses
recherches, Isabelle Series a travaillé sur l’adaptation
de l’échelle d’évaluation de la douleur : « La notion de
douleur “maximale” ou “inimaginable” ne parle pas
du tout aux sourds. Notre échelle, qui comporte six
visages, a été testée sur 300 patients sourds et s’est avérée
plus pertinente (voir ci-dessus) », indique la cadre de
santé qui a construit ce nouvel outil avec l’aide de personnes sourdes. Le Dr Alexis Karacostas participe,
quant à lui, à des expérimentations en hypnose : « Nous
sommes obligés de revisiter les techniques hypnotiques
pour les adapter aux sourds, nous réinterrogeons nos
pratiques. C’est extrêmement enrichissant. » D’autres
planchent sur l’adaptation du test MMSE (mini-mental
state examination) pratiqué pour dépister les troubles
de la mémoire et les prémices de la maladie
d’Alzheimer. « Parmi les questions, le médecin demande
à la personne de se coiffer. On évalue ainsi la capacité
d’audition, la compréhension de la parole, la traduction
en mouvement et la faculté de se représenter un peigne
dans la main. Celui qui pose la question en langue des
signes est obligé de faire lui-même le geste, on est donc
dans de l’imitation. La valeur du test n’est plus du tout
la même », explique le Dr Karacostas, convaincu qu’une
fois reformulé pour les sourds, le test sera également
pertinent pour les entendants.
*
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