Lucette Le Van Lemesle
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sence. Pour Ricardo, à l’occasion du pro-
cessus normal de production des surplus
(ce qui dépasse le nécessaire pour sur-
vivre), trois groupes sociaux sont en
présence : les capitalistes, les propriétaires
fonciers et les travailleurs salariés produc-
tifs. Des rapports de force se nouent alors
entre eux dans le mécanisme de produc-
tion et la répartition de ce surplus. Les ca-
pitalistes détiennent les machines nou-
velles, les propriétaires possèdent la terre.
Les travailleurs salariés quant à eux, ser-
vent à produire et sont dominés. Légitime,
la recherche du profit aboutit cependant à
une accumulation du capital qui favorise
les détenteurs de machines plus que les
propriétaires fonciers. Malgré ces intérêts
contradictoires en matière de répartition,
les crises ne sont que des accidents : en
effet l’équilibre est naturel, puisque, pour
Ricardo, la production crée sa demande.
Plus sensible aux intérêts des propriétaires
fonciers, Malthus raisonne différemment
en soulignant que l’équilibre n’est plus
automatique. Une régulation reste toute-
fois possible grâce au contrôle de la nata-
lité.
Une trentaine d’années plus tard, Marx
dont la pensée est nourrie par les clas-
siques, s’en différencie sur deux points
essentiels : d’une part il se place du point
de vue des dominés, et d’autre part il intro-
duit l’histoire et de ce fait relativise le
mode de fonctionnement du monde éco-
nomique. Le système de production capita-
liste n’est qu’un système de fonctionne-
ment économique, qui succède – mais
peut précéder – d’autres systèmes pos-
sibles. Daté, l’ordre actuel peut et doit être
dépassé. Lors du procès de production il
prélève en effet sur les travailleurs salariés
productifs une partie de la valeur qu’ils ont
été seuls à créer, la plus-value, et ce sans la
rémunérer, au profit exclusif de ceux qui
détiennent les capitaux. Dans un tel sys-
tème économique, caractérisé par le rap-
port salarial, jamais le salaire ne paie la
valeur du travail produit. L’antagonisme est
donc inévitable. Des crises sectorielles
peuvent donc se produire quand la concur-
rence s’approfondit entre deux fractions
du capital. Une crise globale, surtout, se
profile quand les forces de production
appelées à se développer entrent en contra-
diction avec le rapport salarial. La produc-
tion ne peut plus être absorbée, achetée par
un monde salarial qui s’appauvrit. Les inté-
rêts sont toujours contradictoires, puisque
même les innovations sont triées, choisies
exclusivement en fonction des besoins sol-
vables. Une crise générale du système est
donc normale et prévisible. Son issue dé-
pendra non des seules relations écono-
miques, mais du rapport de force politique
des adversaires sociaux en présence.
Face à ces visions du monde accompa-
gnant la première révolution industrielle se
produit une rupture au début des années
1870. En Grande-Bretagne avec Stanley Je-
vons, en Autriche avec Karl Menger et en
France avec Léon Walras, trois publications
indépendantes
1
mais concomitantes fon-
dent une tout autre représentation du
monde de l’économie, intitulée, de façon
discutable d’ailleurs, l’École néo-classique.
Plus éloigné du concret, ce nouvel
ensemble doctrinal rompt avec l’approche
en terme de groupes sociaux antagonistes
et s’efforce de construire un schéma abs-
trait du fonctionnement théorique de l’éco-
nomie. Même si leur démarche est diffé-
rente, ces trois œuvres convergent pour
proposer une vision fonctionnaliste des ac-
teurs sociaux. Les détenteurs de capital
fournissent les services du capital, les dé-
tenteurs de terre celui du service de la
terre, les travailleurs productifs celui des
services du travail. Ce schéma abstrait
exclut ainsi les contradictions d’intérêts. La
société se résume à un système d’échange
qui, toujours théoriquement, fonctionne
sur la base d’une concurrence pure et par-
faite et dans ces conditions parvient né-
1. William Stanley Jevons,
The Theory of Political Eco-
nomy
, London, Macmillan, 1871 ; Carl Menger,
Grundsätze
der Volkswirthschafslehre, Vienne, Wilhelm Braumüller
,
1874, et Léon Walras,
Éléments d’économie politique pure
,
1874 et 1877, Lausanne, Corbaz.
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