Extrait de la publication Naissances de la littérature française IXe-XVe siècle Extrait de la publication Page laissée blanche Extrait de la publication Philippe Walter Naissances de la littérature française IXe-XVe siècle Anthologie ELLUG & Les Presses de l'Université de Montréal Extrait de la publication DU MEME AUTEUR : Editions et/ou traductions de textes médiévaux: Hervis de Metz chanson de geste du XIIIesiècle (traduction), Nancy et Metz, Presses Universitaires de Nancy et Editions Serpenoise, 1984. Tristan et Yseut. Les poèmes français. La saga norroise (édition et traduction), Paris, Le Livre de Poche, 1989 (collection Lettres gothiques). Chrétien de Troyes. Œuvres complètes (ouvrage en collaboration), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1994. Le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu. Rite, mythe et roman, Paris, PUF, 1996. Chrétien de Troyes, Paris, PUF (Que sais-je), 1997. Aucassin et Nicolette, édition et traduction, Paris, Gallimard (Folio classique), 1999. Etudes : Canicule. Essai de mythologie sur Yvain de Chrétien de Troyes, Paris, SEDES, 1988. La Mémoire du temps. Fêtes et calendriers de Chrétien de Troyes à La Mort Artu, Paris, Champion, 1989. Le Gant de verre. Le mythe de Tristan et Yseut, La Gacilly, Editions Artus, 1990. Mythologie chrétienne. Rites et mythes du Moyen Age, Paris, Editions Entente, 1992. Illustration de couverture : Li Romanz de la poire, miniature, Paris, fr. 2186, fol. 4v. © ELLUG Université Stendhal, B.P. 25, 38040 Grenoble cedex 9, France. Les Presses de l'Université de Montréal C.P. 6128, succursale Centre-ville, Montréal (Québec) Canada H3C 3J7 ISBN ELLUG : 2 902709 83 X ISBN PUM : 2 7606 1731 9 PRÉFACE Sublime Moyen Age, questi tempi délia virtù sconosciuta (ce temps de l'héroïsme méconnu) STENDHAL PUS PERSONNE ne considère aujourd'hui, de manière simpliste, qu «la Littérature française commence à la Renaissance». Comment ignorer en effet les cinq siècles médiévaux de culture littéraire qui ont donné à la France une stature de grande nation lettrée et qui constituent, qu'on le veuille ou non, les véritables racines nationales de sa tradition culturelle ? Longtemps méprisée ou occultée, la littérature médiévale retrouve aujourd'hui une faveur méritée mais son exploration reste malaisée pour le profane. Devant la multiplicité des documents et des monuments littéraires, il est souvent difficile de se repérer et l'obstacle de l'ancienne langue n'arrange rien. C'est pourquoi il a paru nécessaire de concevoir un guide à jour, simple et pratique, aussi complet que possible, qui réponde aux exigences de la curiosité littéraire des amateurs sans les égarer dans un fatras ou une terminologie incompréhensible. Evidemment, le présent ouvrage ne prétend nullement se substituer à d'excellentes histoires littéraires dont on trouvera la référence dans la bibliographie. Il répondrait plutôt à la définition de certains ouvrages usités dans les écoles médiévales : accessus ad auctores c'est-à-dire «mode d'accès aux auteurs». Notre seule ambition est en effet de donner l'envie de lire et de découvrir les textes médiévaux, de se laisser émerveiller par leur chant ou leurs images. Le titre de ce manuel mérite une explication : Naissances de la littérature française renvoie à un pluriel singulier qui ne se satisfait pas d'explications simplistes. Le présent ouvrage ne proposera aucune théorie sur les origines de notre littérature. Il ne fera que constater les émergences 5 Extrait de la publication PREFACE et les «résurgences», relier les convergences et extraire les dominantes d'une longue durée littéraire, du IXe au XVe siècle. En fait, le Moyen Age, période de naissance de notre littérature, voit simultanémement ou successivement la naissance d'une langue, la naissance de la littérature proprement dite, la naissance de l'Ecrivain, la naissance du Livre et celle du Lecteur, autant de genèses qui ne sont ni naturelles ni spontanées et qui s'expliquent par une multitude de facteurs sociologiques, psychologiques et esthétiques. Cet itinéraire parmi les textes littéraires du Moyen Age voudrait donc avant tout attiser la curiosité et bannir quelques idées simplistes dont cette littérature est encore parfois l'objet. Ne nous y trompons pas ! Le «retour au Moyen Age» ne constitue pas une simple mode culturelle parmi d'autres. Il procède d'une réévaluation totale des valeurs littéraires et conduit à s'interroger sur l'essence même du phénomène littéraire saisi dans sa genèse historique et culturelle. Il nous invite à remettre en question une vision simpliste de l'histoire littéraire qui, pour faire du Grand Siècle le siècle d'or de la culture française, avait besoin de présenter le Moyen Age comme une période de ténèbres et d'obscurantisme. Pour comprendre le devenir de la littérature française, il est indispensable de remonter à sa naissance, ou plutôt à ses naissances successives et nécessaires. Je tiens à remercier Robert Deschaux pour ses conseils et ses suggestions. Je remercie également Pierre Glaudes de m'avoir donné l'idée de cette anthologie. Extrait de la publication LE MOYEN AGE LITTÉRAIRE Chronologie sommaire 476 : Début (conventionel) du «Moyen Age» : disparition de l'Empire romain d'Occident 800 : Charlemagne, empereur d'Occident (renaissance carolingienne) 842 : Serments de Strasbourg (premier texte en français et en allemand) 843 : Traité de Verdun : partage de l'empire carolingien 881 : Séquence de sainte Eulalie 987 : Hugues Capet, roi de France : naissance de la dynastie capétienne 1042 : Vie de saint Alexis — Chanson de sainte Foy d'Agen 1066 : Conquête de l'Angleterre par les Normands de Guillaume le Conquérant 1071 : Naissance du premier troubadour : Guillaume d'Aquitaine (mort en 1127) 1095-1099 : Première Croisade vers 1100 : Les plus anciennes chansons de geste françaises : La Chanson de Roland, La Chanson de Guillaume, Gormont et Isembart 1120-1140 : Les troubadours Marcabru et Jaufré Rudel composent leurs chansons 1147-1150 : Seconde Croisade (prêchée par saint Bernard) 1150 : Les troubadours Bernard Marti et Bernard de Ventadour composent le ors chansons 1150 : Le Roman de Thèbes — Chansons de geste : Le Charroi de Nîmes, Le Couronnement de Louis 1152 : Aliénor d'Aquitaine répudiée par son premier époux Louis VII (roi de France) épouse Henri Plantagenêt (roi d'Angleterre en 1153) 1137: Geoffroy de Monmouth, Historia regum Britanniae: chronique anglaise où apparaît le roi Arthur 7 LE MOYEN AGE LITTERAIRE 1155 : Wace, Le Roman de Brut', première apparition du roi Arthur dans une œuvre en français — Le Roman d'Enéas — Le Jeu d'Adam : première pièce de théâtre en français 1159 : Benoît de Sainte Maure, Le Roman de Troie 1165 : Les Lais de Marie de France — Le Tristan de Béroul 1170 : Premier roman de Chrétien de Troyes (Erec et Enidè) 1174 : Thomas, Le Roman de Tristan 1175 : Premières branches du Roman de Renart 1176 : Chrétien de Troyes : Cligès 1177 : Chrétien de Troyes : Le Chevalier de la charrette, Le Chevalier au lion 1180 : Philippe Auguste, roi de France 1182: Chrétien de Troyes: Le Conte du graal: première apparition du graal dans une œuvre française 1191 : Continuations du Conte du graal de Chrétien de Troyes — Début de la Troisième Croisade 1200 : Robert de Boron, Le Roman de l'estoire dou Graal: christianisation de la légende du Graal 1202 : Jean Renart, Le Lai de l'ombre: les débuts du courant réaliste Début de la Quatrième Croisade 1204 : Prise et saccage de Constantinople par les Croisés 1209 : Chroniques de Robert de Clari et de Villehardouin (sur la Quatrième Croisade) — Début de la croisade contre les Albigeois (ou cathares) 1209 : Jean Renart, Guillaume de Dole 1214 : Victoire de Bouvines remportée par Philippe Auguste : affermissement du pouvoir monarchique 1215: Quatrième Concile de Latran: naissance des moines prêcheurs, obligation de la confession annuelle 1220 : Naissance du roman en prose : Lancelot — La Quête du Saint Graal— LaMortArtu 1226 : Début du règne de saint Louis 1230 : Le Tristan en prose 1231 : L'Inquisition confiée aux ordres mendiants (début de la chasse aux hérétiques) 1240 : Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rosé 1253 : Mort de Thibaut de Champagne 1254 : Querelle universitaire (conflit avec les ordres mendiants) — Rutebeuf, Poèmes sur l'université 1260 : Rutebeuf, Miracle de Théophile 1270 : Mort de saint Louis — Saint Thomas d'Aquin, La Somme théologique, début de la scolastique 1276 : Adam de la Halle, Le Jeu de lafeuillée 1277 : Jean de Meung, Le Roman de la Rosé 8 Extrait de la publication CHRONOLOGIE SOMMAIRE 1309 : Installation des Papes en Avignon — Achèvement de la Vie de saint Louis par Joinville 1313 : En Italie, Dante achève la Divine Comédie 1314 : Gervais du Bus, Le Roman de Fauvel 1328 : Problème de succession sur le trône de France 1337 : Début de la guerre de Cent Ans 1340 : Guillaume de Machaut compose le Remède de Fortune 1346 : Naissance d'Eustache Deschamps 1364: Le Voir Dit de Guillaume de Machaut 1369 : Froissart compose L'Espinette amoureuse — En Italie, Boccace écrit le Décaméron 1373 : Premier livre des Chroniques de Froissart 1393 : Jean d'Arras, Mélusine 1394 : Naissance de Charles d'Orléans 1399 : Premières œuvres de Christine de Pizan 1415 : Charles d'Orléans prisonnier en Angleterre — Défaite d'Azincourt 1431 : Naissance de Villon ? -Jeanne d'Arc brûlée à Rouen 1453 : Fin de la guerre de Cent Ans — Constantinople tombe aux mains des Turcs et fin de l'empire byzantin 1454 : Premier ouvrage imprimé à Mayence 1456 : François Villon, Le Lais 1461 : François Villon, Le Testament— Louis XI, roi de France 1462 : Les Cent Nouvelles nouvelles 1464 : La Farce de Maître Pathelin 1465 : Mort de Charles d'Orléans 1470 : Première presse d'imprimerie à la Sorbonne 1489 : Commynes commence ses Mémoires 1492 : Découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. Page laissée blanche IXe - XIe SIÈCLE Les fondations de l'écriture L^E> MOYEN AGE littéraire (XF-XVsiècle) est bien plus court que le Moyen Age historique puisque ce dernier débute avec la chute de l'Empire romain d'Occident (476) et se conclut avec la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb (1492). Toutefois, avant le XIIe siècle qui marque le grand départ de notre tradition littéraire, apparaissent quelques monuments linguistiques qui nous aident à comprendre l'émergence du français comme langue de culture. A vrai dire, on parle plutôt à cette époque de la langue romane car celle-ci trouve son origine dans la langue romaine : le latin. LA NAISSANCE D'UNE LANGUE LITTERAIRE Pour comprendre cette naissance du français comme langue écrite, il est nécessaire d'évoquer un événement majeur du haut Moyen Age. Sans lui, l'attention portée aux belles-lettres n'aurait jamais pu se manifester. Le dialogue avec l'Antiquité romaine a précédé le retour des belleslettres dans l'Occident médiéval. La renaissance carolingienne (autour de 800) C'est la première grande «renaissance» que connaît l'Occident après l'effondrement de l'empire romain. Grâce à Charlemagne et ses ministres, une redécouverte de la culture latine antique est possible. En 11 Extrait de la publication IXc-XIe SIECLE : FONDATIONS DE L'ECRITURE l'an 800, Charlemagne se fait couronner empereur d'Occident. Il veut renouer avec la grande idée impériale que l'Antiquité avait illustrée. Il réunit sous sa domination une grande partie de l'Europe occidentale. Il impose une réforme liturgique et administrative qui laisse des traces durables en Europe. Il accomplit, grâce à son ministre Alcuin, une révolution culturelle qui se traduit par une revalorisation de l'héritage romain et par la fondation de l'Ecole palatine, véritable modèle de toutes les écoles à venir. Un édit de 789 permit à Charlemagne de légiférer en matière scolaire : Qu'on rassemble non seulement les fils de condition modeste mais les fils bien nés. Qu'il y ait des écoles pour l'instruction des garçons. Que dans chaque évêché, dans chaque monastère on enseigne les psaumes; les notes, le chant, le calcul, la grammaire et que l'on ait des livres soigneusement corrigés. Car souvent les hommes voulant prier Dieu le prient mal à cause des livres incorrects qu'ils ont dans les mains.*1 A bien des égards, la naissance du français comme langue écrite est une conséquence indirecte de la «renaissance carolingienne». Les Lettres antiques avaient besoin de renaître avant que les Lettres françaises ne voient le jour. Il fallait un modèle pour consolider les initiatives d'une langue littéraire balbutiante. La naissance et le développement des «écoles» avec un enseignement essentiellement construit sur l'étude de la Bible et des grands auteurs latins allait bien évidemment favoriser une fermentation culturelle d'où allait éclore l'institution littéraire. Les Serments de Strasbourg (842) Ils constituent le plus ancien texte français conservé. Ce n'est évidemment pas de la littérature mais un document politique de premier ordre pour comprendre l'accession à l'écriture de la langue dite «vulgaire». Pendant le haut Moyen Age (Ve-Xe siècle), on écrivait exclusivement en latin, langue officielle de l'Eglise et du Pouvoir. Pour la première fois dans l'histoire, les Serments de Strasbourg témoignent officiellement d'une notoriété conférée à la langue vulgaire; ils entérinent la naissance du français écrit et tentent de donner une reproduction fidèle de la langue parlée. Certes, la forme rituelle du serment ôte apparemment toute spontanéité à ce témoignage mais elle n'en est pas moins révélatrice d'une situation géolinguistique nouvelle qui apparaît au moment du partage de *Les appels de note numérotés renvoient à des références bibliographiques répertoriées en fin de volume. 12 Extrait de la publication LA NAISSANCE D'UNE LANGUE LITTERAIRE l'Empire de Charlemagne. Un «bloc» roman et un «bloc» germanique accèdent à une première forme de conscience collective : ils se posent en s'opposant. Les Serments se déroulent en deux temps et quatre mouvements. Deux petits-fils de Charlemagne, Louis le Germanique et Charles le Chauve, scellent une alliance contre leur frère aîné, Lothaire, héritier de la Lotharingie, c'est-à-dire le royaume intermédiaire entre celui de Louis (la zone germanique) et celui de Charles le Chauve (la zone «française»). Les Serments se composent de quatre textes. Les deux textes romans (le serment de Louis le Germanique à son frère et la réponse des soldats «français») sont suivis de deux textes en dialecte rhénan (le francique) : le serment de Charles le Chauve et la réponse des soldats germaniques. Ainsi, les frères s'expriment chaque fois dans la langue de l'autre alors que les soldats parlent leur langue spontanée. C'est le signe d'une relative hétérogénéité culturelle des royaumes qui se traduit par un clivage linguistique en passe de devenir un clivage politique. Les Serments de Strasbourg sont le symptôme d'une fracture géopolitique et géolinguistique dans l'Europe du IXe siècle. Ils signalent la constitution de deux blocs : le Regnum (futur royaume de France) et YImperium (le futur Saint Empire romain qui se présente comme l'héritier du vieil empire romain de l'Antiquité). Ces serments ont été conservés grâce à un historien du Xe siècle nommé Nithard qui les a insérés tels quels dans son texte latin. Pro deo amor et pro Christian poblo et nostro commun saluament, d'ist di en avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo, et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dift, in o quid il mi altresi fazet, et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai qui meon vol cist meon fradre Karle in damno sit. Traduction — Pour l'amour de Dieu et pour le salut commun du peuple chrétien et le nôtre, à partir de ce jour, autant que Dieu m'en donne le savoir et le pouvoir, je soutiendrai mon frère Charles de mon aide et en toute chose, comme on doit justement soutenir son frère, à condition qu'il en fasse autant pour moi, et je ne conclurai jamais aucun arrangement avec Lothaire, qui, à ma volonté, soit au détriment de mon dit frère Charles. 13 Extrait de la publication IXC-XP SIÈCLE : FONDATIONS DE L'ECRITURE Si Lodhuvigs sagrament, que son fradre Karlo jurât, conservât, et Karlus meos sendra de suo part non lostanit si io returnar non Tint pois, ne io ne neùls cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra Lodhuvig non li iv er. Traduction — Si Louis respecte le serment qu'il jure à son frère Charles, et que Charles, mon seigneur, de son côté ne respecte pas le sien, au cas où je ne l'en pourrais détourner, ni moi ni aucun de ceux que j'en pourrai détourner, je ne lui serai d'aucune aide contre Louis.2 La Séquence de sainte Eulalie (881) Ce poème français se donne comme une transposition romane des hymnes d'église (ou séquences) en latin. Il a été composé à l'abbaye de Saint-Amand près de Valenciennes peu après 878, date à laquelle on a découvert les reliques de la sainte. Il raconte l'histoire d'une jeune fille martyre qui souhaite conserver sa virginité et sa foi dans le Christ plutôt que de succomber au diable (diaulè) et à la déchéance morale. Le texte comprend vingt-neuf vers rythmiques construits sur l'alternance de temps forts et de temps faibles. Buona pulcella fut Eulalia, Bel avret corps, bellezour anima. Voldrent la veintre li Deo inimi, Voldrent la faire Diaule servir. Elle nont eskoltet les mais conselliers, Qu'elle Deo raneiet, chi maent sus en ciel, Ne por or ned argent ne paramenz, Por manatce regiel ne preiement. Niule cos non la pouret omq pleier, La polie sempre non amast Io Deo menestier. E por o fut presentede Maximiien, Chi rex eret a cels dis soure pagiens. 14 LA NAISSANCE D'UNE LANGUE LITTERAIRE 1. Séquence de sainte Eulalie. Reproduit d'après Les plus anciens monuments de la langue française,Gaston Paris, 1875. 15 IXe-XP SIECLE : FONDATIONS DE L'ÉCRITURE II li enortet, dont lei nonq chielt Qued elle fuiet lo nom chrestiien; Ell'ent aduret lo suon élément, Melz sostendreiet les empedementz Qu'elle perdesse sa virginitet : Poros furet morte a grand honestet. Enz enl fou lo getterent, com arde tost; Elle colpes non avret, poro no's coist. A czo nos voldret concreidre li rex pagiens, Ad une spede li roveret tolir lo chief. La domnizelle celle kose non contredist, Volt lo seule lazsier, si ruovet Krist. In figure de colomb volât a ciel. Tuit oram que por nos degnet preier, Qued awisset de nos Christus mercit Post la mort et a lui nos laist venir Par sowe ckmentia? Traduction — Eulalie fut une bonne jeune fille. Elle avait le corps beau et l'âme plus belle encore. Les ennemis de Dieu voulaient la vaincre; ils voulaient lui faire servir le Diable. Elle n'écoute pas les mauvais conseillers qui lui demandent de renier Dieu qui règne au ciel là-haut, en échange d'or, d'argent, de parures ou sous la menace et la contrainte. Rien ne put jamais la faire plier ni la détourner du service de Dieu. Elle fut alors présentée à Maximien qui était le roi des païens en ce temps-là. Il lui ordonna, ce dont elle ne tint aucun compte, de renoncer au titre de chrétienne. Elle endure le feu; elle préfère subir la torture plutôt que de perdre sa virginité. C'est pourquoi elle mourut avec un grand honneur. Ils la jetèrent dans le feu pour qu'elle brûlât vite. Elle n'avait pas commis de faute, aussi elle ne brûla pas. Le roi païen refusa d'admettre cette évidence. Avec une épée, il ordonna de lui couper la tête. La jeune fille ne protesta pas contre cela. Elle se 16 Extrait de la publication LA NAISSANCE D'UNE LANGUE LITTERAIRE résigne à quitter le monde; elle prie le Christ. Sous la forme d'une colombe, elle s'envole au ciel. Demandons tous que, pour nous, elle daigne prier, afin que le Christ ait pitié de nous après la mort et nous laisse venir à lui par sa clémence. \}Aube de Fleury (vers l'an 1000) Pourquoi les plus anciens textes français sont-ils en vers et non en prose ? Un mystérieux texte de quelques vers copié aux alentours de l'an mille à l'abbaye de Fleury constitue un curieux exemple de poème expérimental qui permet d'entrevoir une réponse à cette question. On lui donne le titre à'Aube car il évoque le spectacle d'une aurore. Quelques vers d'une langue romane non identifiée se trouvent insérés dans des strophes de vers latins : étrange dialogue où les vers romans servent de refrain aux vers latins ! I Phebi claro nondum orto iubare, fert aurora lumen terris tenue; spiculator pigris clamât : «Surgite !» Lalba par umet ma atra sol Poy pas abigil miraclar tenebras. II En incautos ostium insidie torpentesque gliscunt interficere, quos suadet preco, clamât surgere, Lalba part umet mar atra sol Poy pas abigil miraclar tenebras. III Ab Arcturo dïsgregatur Aquilo, poli suos condunt astra radios, Orienti tenditur Septemtrio 17 Extrait de la publication IX=-XP SIÈCLE : FONDATIONS DE L'ÉCRITURE Lalba part umet mar atra sol Poy pas abigil [fin du manuscrit]. Traduction des vers latins — L'éclat du soleil n'est pas encore levé, l'aurore apporte à la terre une faible lumière : le veilleur crie aux paresseux : Levezvous ! (refrain) Voici que les imprudents, les ruses des ennemis brûlent de les faire périr, et les engourdis que le héraut exhorte, [leur] crie de se lever, (refrain) L'étoile polaire se sépare d'Arcturus, les astres du ciel cachent leurs rayons, vers l'orient se dirige la grande Ourse, (refrain) Traductions possibles du refrain — «L'aube paraît, le soleil frappe la mer humide, puis passe le veilleur, les ténèbres se changent en clarté.» ou bien : «L'aube du côté de la mer humide attire le soleil; puis passe le veilleur : regarde s'éclairer les ténèbres !»4 On a proposé pas moins de dix-sept traductions différentes de ces deux vers ! Leur difficulté d'interprétation souligne peut-être surtout que leur aspect musical, rythmique et poétique précède leur signification. En fait, c'est la «fonction poétique» (R. Jakobson) du langage roman qui prend conscience d'elle-même à travers le schéma du vers. La forme versifiée apparaît comme une forme plus ouverte à cette langue écrite balbutiante qui franchit le pas décisif de l'oralité à l'écriture. L'Aube de Fleury c'est aussi l'aube du français littéraire. Les troubadours allaient très vite entendre la leçon... LA NAISSANCE DE L'INSTITUTION LITTERAIRE Pour exister, la littérature avait besoin d'une langue, d'une écriture et de supports matériels capables de la diffuser. De quelle langue procède la 18 Extrait de la publication LA NAISSANCE DE L'INSTITUTION LITTERAIRE littérature médiévale ? Comment s'opère sa diffusion ? Qui a écrit les premiers textes littéraires français et pourquoi ? Les langues littérakes L'ancien français est une langue mythique qui recouvre en réalité une multitude de dialectes locaux possédant chacun leurs spécificités. Le morcellement linguistique est une réalité médiévale indiscutable. A l'intérieur de la zone romane, on distingue deux grands groupes de langues : la langue d'oc (au sud de la France) et la langue d'oïl (au nord), oc et oïl correspondant au mot «oui» dans chacun de ces deux groupes. Les parlers d'oc sont l'ancien provençal, l'occitan, etc. Les parlers d'oïl sont le picard, le champenois, le lorrain, le wallon, le bourguignon, l'anglo-normand et surtout le francien, langue de l'Ile-de-France. Le francien sera appelé à absorber progressivement tous les autres dialectes, au fur et à mesure des progrès de la monarchie qui fera progressivement de Paris (la grande cité «francienne») sa capitale et imposera la langue de l'Ile-de-France à tout le royaume. Les autres dialectes survivront à l'état plus ou moins résiduel dans les provinces; ils font encore aujourd'hui l'objet d'études dialectologiques. L'ère du manuscrit et du scriptorium Au Moyen Age n'existaient ni imprimeurs, ni libraires, ni éditeurs. L'œuvre littéraire était copiée à la main dans un atelier de copistes ou scriptorium. Le papier n'existait pas encore; on utilisait le parchemin qui était rare et cher. Une miniature d'un missel bénédictin de 1060 montre des scribes préparant des parchemins. Les peaux étaient roulées, étendues puis réglées à la pointe sèche avant d'être calées dans des ais pour éviter de glisser pendant l'opération de copie. Un manuscrit du Spéculum historiale de Vincent de Beauvais montre un copiste au travail. Le moine, installé dans une cathèdre à pupitre (le scriptionalè), copie son texte de la main droite avec un roseau effilé (le calame) ; le document original qu'il recopie est posé sur un lutrin en face de lui. De la main gauche, il tient un grattoir avec lequel il peut lisser les aspérités du vélin ou tailler sa plume. Il se trouve dans un atelier de copie, un scriptorium, symbolisé sur l'image par des voûtes (arcs trilobés surmontés de gables). Le coût du papier et le difficile travail de copie faisaient du livre manuscrit un objet précieux et rare. Cela limitait la diffusion de la littérature et des manuscrits aux classes les plus riches de la société. Le mécénat était fort développé. L'écrivain vivait des subsides des princes intéressés par ses œuvres. C'est l'aristocratie qui encourageait financière19 Extrait de la publication NOTES BIBLIOGRAPHIQUES XIIIe siècle : Le siècle des sommes et l'héritage littéraire LE ROMAN EN VERS Robert de Boron et la christianisation du graal — Le merveilleux arthurien — La réaction « réaliste » LE ROMAN EN PROSE L'évangile du Graal — Les romans du Graal en prose — La grande trilogie LES CYCLES ÉPIQUES Les trois Gestes LA POÉSIE e 107 107 119 126 133 XIII siècle : Les formes nouvelles de l'âge gothique 137 LA POÉSIE NOUVELLE 137 LA CHRONIQUE LE ROMAN ALLÉGORIQUE Guillaume de Lorris ou le mystère de la Rosé —Nature et Raison chez Jean de Meung. LE THÉÂTRE Le Miracle de Théophile — Le Jeu de lafeuillée d'Adam de la Halle. LA TRADITION HAGIOGRAPHIQUE La Vie de saint Eustache —Le miracle narratif. 141 144 Rutebeuf 151 158 XIVe siècle : Vers un nouvel ordre littéraire 167 LA CHRONIQUE Jean Froissart LA POÉSIE Guillaume de Machaut et l'Ars nova — Eustache Deschamps LE THEATRE La Passion du Palatinus : le premier mystère LE ROMAN Le Roman de Fauvel —Le Roman de Mélusine 167 171 186 188 XVe siècle : En l'âge de Mélancolie 197 LA POÉSIE 198 Charles d'Orléans — Christine de Pizan — La peur des sorcières : Martin le Franc — René d'Anjou — La Danse macabre — François Villon : l'humour et la mort LA PROSE La nouvelle — La chronique : Philippe de Commynes LE THÉÂTRE La Farce de Maître Pathelin 222 226 L'héritage médiéval 231 GUIDE BIBLIOGRAPHIQUE 233 RÉFÉRENCES 245 254 Extrait de la publication par Achevé d'imprimer, avec les films fournis, en novembre 1998 IMPRIMERIE LIENHART à Aubenas d'Ardèche Dépôt légal novembre 1998 N° d'imprimeur : 1099 Printed in France Extrait de la publication