Dépoussiérer les livres

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Publié dans le Monde, 7 mars 2008.
Dépoussiérer les livres…
Curieux courriel. J'apprends l'existence d'une commission
"Réformer la lecture, moderniser le livre", qui serait présidée par Marc
Levy, assisté de Paul-Loup Sulitzer et de Michel-Edouard Leclerc. Créée,
me dit-on, à l'initiative de l'Elysée, elle serait en passe de "finaliser" un
certain nombre de propositions tendant à redonner, je cite, sa dynamique
et sa compétitivité à "une branche industrielle passablement nécrosée
qu'il convient de raccorder aux forces vivifiantes de la modernité". Showbiz et quick money.
Un bon point cependant. Le prérapport épargne au lecteur les
fastidieuses platitudes habituelles. Ici, c'est franco de port : "L'heure est
venue de briser la croûte de contraintes anachroniques, de frilosités
corporatives et d'interdits bureaucratiques qui condamne la chaîne du
livre tout entière (auteurs, éditeurs, libraires, bibliothèques publiques) à
une prompte faillite. Dépoussiérage ou naufrage, telle est l'alternative."
Comme les auteurs affirment ne vouloir qu'un seul juge, le public, je ne
crois pas leur porter tort en me faisant ici publiquement l'écho de
quelques-unes de leurs recommandations.
1.
Fin du dépôt légal. S'il est vrai que le livre sur papier relève du
domaine des antiquités, et la Bibliothèque nationale François-Mitterrand
du délire d'un pharaon républicain, la conservation des modes de vie
anciens a ses limites. La notion de patrimoine aussi. Qu'une ordonnance
de François Ier (1537) fasse encore loi à l'ère du numérique confine au
grotesque. Feront désormais l'objet d'un dépôt obligatoire les seuls
ouvrages qui répondent à une demande réelle du consommateur : la liste
des meilleures ventes hebdomadaires de L'Express fera foi. L'offre de
livres étant pléthorique, volatile et hétérogène, il faut des repères sûrs.
2.
Les moyens de l'autonomie. Sur 16 millions de vieilleries
conservées à la BNF, les trois quarts ne font l'objet d'aucune demande de
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consultation. Il y a dans cette masse d'actifs un lot de livres rares et
précieux qui, ajouté aux estampes, cartes et photographies anciennes du
site Richelieu, pourrait être utilement mis sur le marché (comme il y a des
zoophiles et des pédophiles, il existe des bibliophiles). L'intérêt sera triple.
Sanitaire : assainir des réserves d'imprimés où pullulent les agents de
corruption chimique et biologique. Sécuritaire : réduire l'effectif des
magasiniers, personnel syndicalisé, surpayé (1 000 euros mensuels ou
plus), où prospèrent des étrangers souvent en condition irrégulière.
Budgétaire : éponger les grandissants déficits de cet établissement public à
la charge du contribuable.
3.
La publicité audiovisuelle. Le livre souffre d'un défaut de visibilité
médiatique et de reconnaissance sociale. Or la France est le seul pays
d'Europe qui interdit la publicité des livres à la télévision. Il reviendra aux
chaînes privées de remédier à cette anomalie. C'est le seul moyen d'assurer
à nos best-sellers locaux, malgré le handicap de la langue, une présence
sur le marché qui soit à la hauteur des Da Vinci Code et autres Harry
Potter.
4.
Abrogation du prix imposé. Limitant à 5 % le rabais autorisé sur ce
produit, la loi Lang, typiquement corporatiste et n'hésitons pas à le dire
d'inspiration soviétique, punit en fait le consommateur pour complaire à
une profession protégée. Prix unique, parti unique, pensée unique : dût-on
rougir de cette préhistoire, rappelons que cette mesure remonte à une
époque où des communistes siégeaient au gouvernement. Il y a des
stigmates à effacer, pour l'honneur du pays.
5.
L'affaire Google. Imaginer que l'Europe pouvait et devait répondre
à cette entreprise américaine qui entend numériser une quinzaine de
millions de livres imprimés relevait d'un amour-propre désuet, quasiment
souverainiste. Il est clair qu'un vague consortium d'établissements publics
européens n'aura pas les moyens financiers de rivaliser avec le pionnier
d'outre-Atlantique. Pourquoi ce dernier nous voudrait-il du mal ?
L'Occident ne doit pas disperser ses forces, qu'il s'agisse de la lecture sur
écran comme de la chasse au taliban. Il est temps de rallier le Google
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Book Search en même temps que les commandements intégrés de
l'OTAN.
6.
Mécénat d'entreprise. Vu les coûts croissants de la numérisation en
mode texte du fonds dit classique, le recours au mécénat d'entreprise
soulagerait les finances publiques. Plus d'une serait logiquement intéressée
à attacher son logo à la version numérique d'ouvrages de qualité. Dassault,
à Vol de nuit. Hermès (les écharpes), au Petit Prince. Pfizer (les molécules
contre l'asthme), à la Recherche du temps perdu. Ou encore l'American
Express, à Paul Morand.
Il est clair que, contrairement aux chauffeurs de taxi, éditeurs et
libraires ne peuvent obstruer les avenues. Il y a donc lieu de croire que la
vision poussiéreuse du monde propre à une profession du livre ankylosée
par des siècles de mauvaises habitudes n'aura pas, cette fois-ci, le dernier
mot.
Inutile de dire que cette perspective me fait frémir. Je souhaite
bonne résistance à notre petit îlot de papier battu par les vents. Qui peuton croire aujourd'hui ? Comment distinguer l'authentique de la
contrefaçon quand toutes sortes d'incongruités se croisent sur la Toile ?
Quand on prête à un président de la République un parler de loubard et
qu'on voit tel Black du 93 lui répondre avec des imparfaits du subjonctif ?
Tout va à l'envers. Plus de critère ni de garant. Le canular le plus évident
est aujourd'hui chose plausible.
Régis Debray
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