1 UNIVERSITÉ PARIS IV SORBONNE École Doctorale V : Concepts et Langages EA : 3252 : Métaphysique, histoires, transformations, actualité Thèse Pour obtenir le grade de Docteur de l’Université Paris Sorbonne (Paris IV) En philosophie Présentée et soutenue publiquement par Jean-Michel Blanchet Vendredi 26 Juin 2009 Bergson et Merleau-Ponty. La perception et le corps percevant. Étude pour une philosophie du corps. Directeur de thèse : Monsieur Jean-François Courtine Professeur à l’université Paris Sorbonne (Paris IV) Membres du jury : Monsieur Renaud Barbaras, Professeur à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris I) Monsieur Frédéric Worms, Professeur à l’université Charles de Gaulle (Lille III) 2 To Martine… 3 Remerciements Je veux exprimer, en premier lieu, toute ma gratitude à Monsieur Jean-François Courtine qui, en acceptant de diriger mon projet doctoral, me donna la chance de mieux comprendre certains développements de la pensée philosophique et, finalement, de mieux me comprendre. Je souhaite également le remercier pour le soutien, toujours efficace et perspicace, dont il a pu me témoigner au cours de l’élaboration de mon travail. Je souhaite remercier spécialement les membres du Jury, Monsieur Renaud Barbaras et Monsieur Frédéric Worms, qui furent, à travers leurs travaux respectifs, des interlocuteurs essentiels à la structuration de mon travail et qui pour moi, ayant accepté de se constituer comme les membres du Jury, rendent particulièrement réjouissants les derniers moments de ce long parcourt doctoral. Je souhaite également remercier ma mère, mon père et ma sœur qui, pendant ces années doctorales, m’ont constamment soutenu. Ils furent là pour moi. J’espère seulement que je fus de la même manière présent pour eux. Enfin, je veux remercier l’ensemble des relecteurs de ma thèse qui, de manière significative, ont contribué à son intelligibilité. Merci donc à Alain, à Anaïse, à Christian, à Christophe, à Florence, à Frédérique, à Hermès, à Isabella, à Julien, à Marie-Anne, à Pierre et papa. 4 Table des matières Remerciements 3 Introduction 5 A) Le corps au monde comme corps du monde. A.1) La question du corps propre en question : A.1.1) L’expérience du corps propre et ses formulations. A.1.1.1) Le corps au monde comme principe du monde A.1.1.2) Dualité et dualisme A.1.1.3) Touchant et touché A.1.2) L’expérience du corps propre, expérience d’un paradoxe. A.1.2.1) Le paradoxe du corps propre A.1.2.2) De la partie au Tout et du Tout à la partie A.1.3) L’intra-mondanéité du percevant. A.1.3.1) Présentation et re-présentation A.1.3.2) Première caractérisation du relationnel A.2) La structure de la phénoménalité: apparaître e(s)t co-apparaître. A.2.1) Considérations méthodologiques A.2.2) La relation figure/fond comme condition de tout apparaître A.2.3) La structure de la phénoménalité. A.2.3.1) Le mode d’apparaître du Tout comme Totalité A.2.3.2) La centration structurelle de la phénoménalité A.2.3.3) Perception et incomplétude 20 42 67 106 119 135 192 204 230 255 281 310 B) Le corps du monde comme corps au monde. B.1) Se comporter B.2) Deuxième caractérisation du relationnel 352 482 Conclusion 496 Bibliographie 517 5 Introduction Ce travail tente de reprendre l’effort, pour ainsi dire inaugural de la philosophie, de saisir le sens d’être du rapport à ce qui est, à l’Être. Il reprend l’effort philosophique de rendre compte de l’expérience (perceptive), du fait même « que « quelque chose » est là » 1 , en prenant pour seule perspective l’expérience elle-même. Autant dire que ce travail s’inscrit dans la perspective de la phénoménologie qui, comme les grandes orientations de la philosophie, provient précisément de l’effort de rendre intelligible ce qui, à l’expérience, est l’évidence même, à savoir l’expérience elle-même. L’expérience se présente comme une évidence et, pourtant, la philosophie apparaît devant le fait irréductible de l’expérience comme devant un problème. L’irréductibilité de l’expérience renvoyant l’apparition même du monde à un sujet inhérent à l’apparition du monde pose problème à la philosophie qui, donnant à l’effort de déterminer l’expérience pour ellemême des directions doctrinales différentes, même lorsque la philosophie est phénoménologie, fait dépendre, à un moment ou à un autre, l’irréductibilité dont se structure l’expérience sur un sujet positif, c’est-à-dire sur un sujet de l’irréductibilité ellemême. Autrement dit, la dualité intérieure de l’expérience (perceptive) qui se manifeste à même l’expérience est ultimement soumise au partage abstrait du dualisme. Ce constat de l’impasse dans laquelle se situe la philosophie, même lorsqu’elle se développe consciente de l’inadéquation de l’interprétation de l’expérience à partir de son dédoublement, motive ce travail qui, adoptant le principe phénoménologique du « retour à l’expérience même », reprend l’effort de penser l’expérience à partir de l’expérience, c’est-à-dire à partir de et selon l’irréductibilité même de l’expérience. L’expérience que la philosophie ne parvient pas à proprement penser, la pensant à partir de l’expérience de soi du sujet de l’expérience, est l’expérience comme ouverture à « quelque chose », à l’ouverture même du monde. Lui apparaît impensable sans le réduire à une signification transcendantale l’ « il y a » de l’expérience perceptive, c’est-à-dire le plan de la phénoménalité lui-même au sein duquel nous nous trouvons toujours déjà situés. L’expérience comme expérience du donné originaire de l’expérience elle-même, de l’extériorité irréductible du monde dont s’ouvre l’expérience perceptive ne se trouve être déterminable pour la philosophie subjectiviste que relativement à un être 1 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 210. 6 conjoignant, en lui-même, les termes intérieurs de l’expérience, faisant ainsi du rapport à soi du sujet de l’expérience le rapport irréductible de l’expérience. La philosophie apparaît incapable en somme de penser la phénoménalité selon son autonomie propre, incapacité qui se traduit symptomatiquement au niveau même de la formulation de la problématique du corps propre qui s’opère au nom du sujet de l’expérience, et non au mon de l’expérience comme telle, de telle sorte que la philosophie se condamne à penser l’expérience contradictoirement au moment où elle fait de l’expérience comme rapport l’objet de son étonnement. En d’autres mots, l’autonomie de l’expérience qui s’atteste de l’appartenance phénoménale du sujet de l’expérience à l’expérience elle-même est comme déplacée vers un sujet qui, à lui-même de l’immanence de son rapport à luimême, détermine, depuis la découverte du Cogito, le sens même de l’autonomie. C’est précisément ce déplacement de l’expérience vers le sujet dont elle se structure qui, exprimant au fond le présupposé de l’autonomie d’être du sujet de l’expérience, ressort de la formulation même de Husserl du problème que représente l’expérience ou, plus précisément, le rapport dont l’expérience est le rapport. Il écrit ainsi que « d’un côté la conscience doit être l’absolu au sein duquel se constitue tout être transcendant et donc finalement le monde psycho-physique dans sa totalité ; et d’autre part la conscience doit être un évènement réel et subordonné à l’intérieur de ce monde » 2 . On le voit, l’articulation interne de l’expérience est reprise par Husserl selon le même terme, la « conscience ». Au fond, la « conscience » est elle-même le rapport de l’expérience, ce qui est contradictoire. Chez Merleau-Ponty, le corps, comme touchant et touché ou, plus exactement, comme ne pouvant à la fois être touchant et touché, est le sujet de l’expérience. Ainsi, sujet de l’expérience comme ne pouvant être à la fois sujet et objet, le corps est à la fois sujet et objet, ce qui est contradictoire. Notons que la contradiction n’est finalement pas relative à l’expérience mais bien à la détermination du sens d’être du sujet de l’expérience. Or, on ne peut être que frappé par le fait que Bergson, qui d’un côté, entend supprimer « les difficultés théoriques que le dualisme a toujours soulevées » 3 reprend cependant l’effort de penser le rapport de l’expérience en assumant, 2 Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Paris, Col. tel, 1985, p. 178. 3 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161. 7 de l’autre, « la réalité de l’esprit et la réalité de la matière » 4 , propose, dans le premier chapitre de Matière et mémoire, une description de l’expérience fidèle à l’expérience. Alors que pour Bergson le problème de l’expérience se pose comme « le problème de la relation de l’esprit au corps » 5 , se situant ainsi dans une démarche philosophique que la phénoménologie reconnaît, à juste titre, comme « naïve », Bergson parvient à une formulation du problème de l’expérience (du corps propre) qui répond à l’ambition de la phénoménologie de prendre l’expérience pour seule référence de la détermination du sens de l’expérience, ambition à laquelle, selon nous, la phénoménologie n’a pu elle-même satisfaire, même lorsque Merleau-Ponty écrit dans Le visible et l’invisible que « Le parti pris de s’en tenir à l’expérience de ce qui est, au sens originaire ou fondamental ou inaugural, ne suppose rien d’autre qu’une rencontre entre « nous » et « ce qui est », – ces mots étant pris comme de simples indices d’un sens à préciser » 6 . Autant dire que ce qui reste « à préciser » prend appui sur une opposition implicite « entre « nous » et « ce qui est » ». De manière significative, Merleau-Ponty écrit plus loin : « Nous interrogeons notre expérience, précisément pour savoir comment elle nous ouvre à ce qui n’est pas nous » 7 . L’expérience est ainsi prise dans une tension antinomique entre « nous » et « ce qui n’est pas nous », c’est-à-dire que le rapport de l’expérience est décrit à partir de termes qui ne témoignent pas, en eux-mêmes, du rapport dont l’expérience perceptive est l’expérience. Tandis que le rapport de l’expérience est l’objet même de la description de Merleau-Ponty, les termes constituant le rapport n’ont, sur le plan de la description, rien de commun, rien en rapport. De même, en écrivant que « Notre première vérité, – celle qui ne préjuge de rien et ne peut être contestée –, sera qu’il y a présence, que « quelque chose » est là et que « quelqu’un » est là » 8 , Merleau-Ponty adopte alors pour point de départ de la définition de l’expérience comme rapport une différence d’être qui, sans être nommée comme telle, transparaît de l’usage même de termes, « quelque chose » et « quelqu’un », qui, ne faisant pas référence l’un à l’autre de la manière même dont ils se distinguent, témoignent d’un partage ontologique implicite de l’expérience dont, comme 4 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 163. 6 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Édition Gallimard, Col. tel, 2001, p. 209. 7 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Édition Gallimard, Col. tel, 2001, p. 209. 8 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Édition Gallimard, Col. tel, 2001, p. 210. 5 8 le dit Merleau-Ponty lui-même, « on ne revient pas ». En ce sens, la « première vérité » merleau-pontienne préjuge déjà du sens d’être de l’expérience, contient, comme cachée, la contradiction qui se reportera sur la définition du sujet de l’expérience. Soulignons le fait que dire seulement « qu’il y a présence » pour décrire l’expérience elle-même, c’est rendre compte de l’irréductibilité de l’expérience mais c’est la décrire qu’à moitié car l’irréductibilité de l’expérience est l’irréductibilité du rapport de l’expérience, du rapport constitutif qui la rapporte à elle-même. Or, c’est précisément l’irréductibilité de l’expérience que Bergson, dans le cadre de « l’hypothèse de la perception pure », parvient à formuler, formulant ainsi le rapport de l’expérience elle-même comme expérience de « quelque chose ». En phrasant au plus près l’expérience perceptive de l’expérience, Bergson en vient à formuler un paradoxe, non une contradiction. Bergson écrit : « Voici un système d’images que j’appelle ma perception de l’univers, et qui se bouleverse de fond en comble pour des variations légères d’une certaine image privilégiée, mon corps. Cette image occupe le centre ; sur elle se règlent toutes les autres ; à chacun de ses mouvements tout change, comme si l’on avait tourné un kaléidoscope. Voici d’autre part les mêmes images, mais rapportées chacune à elle-même ; influant sans doute les unes sur les autres, mais de manière que l’effet reste toujours proportionné à la cause : c’est ce que j’appelle l’univers. Comment expliquer que ces deux systèmes coexistent, et que les mêmes images soient relativement invariables dans l’univers, infiniment variables dans la perception ? Le problème pendant entre le réalisme et l’idéalisme, peut-être même entre le matérialisme et le spiritualisme, se pose donc, selon nous, dans les termes suivants : D’où vient que les mêmes images peuvent entrer à la fois dans deux systèmes différents, l’un où chaque image varie pour elle-même et dans la mesure bien définie où elle subit l’action réelle des images environnantes, l’autre où toutes varient pour une seule, et dans la mesure variable où elles réfléchissent l’action possible de cette image privilégiée ? » 9 . Sans porter notre attention, dans l’immédiat, sur les conséquences majeures de la vision réaliste que Bergson se fait du monde, sur la manière même dont il appréhende, comme par après l’hypothèse des images, le sujet de la perception 10 , notons l’essentiel, à savoir 9 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176. Cf. chapitre A.1.3.1) Présentation et re-présentation. 10 9 que, posant le problème de l’expérience à partir des « images » et seulement des « images », en ne présupposant donc pas du sens d’être du sujet de l’expérience, le mettant comme entre parenthèse, Bergson explicite alors le rapport situant le sujet de l’expérience du côté de l’expérience comme le rapport entre une « image » et « l’ensemble des images », c’est-à-dire comme le rapport paradoxal de la partie et de la Totalité dont elle est une partie. L’expérience n’est pas le rapport de « quelqu’un » et de « quelque chose » mais le rapport entre les « images » elles-mêmes. Le sujet est ainsi le sujet de l’expérience de « l’ensemble des images » comme « image ». Aussi, le rapport que Bergson formule en suivant la ligne de partage de la phénoménalité elle-même est l’autoréférence du rapport entre les « images ». Le problème de l’expérience est, en prenant les « images » pour la « première vérité », celui du rapport autoréférentiel de l’expérience à elle-même. Ainsi, traduisant le rapport de co-apparition dont l’expérience est l’expérience à partir des seules « images », Bergson déplace la problématique de l’expérience du sujet de l’expérience à l’expérience comme telle et, de ce fait, au lieu de formuler une contradiction formule le paradoxe de l’autoréférence. Il y a dans l’alternative bergsonienne de la formulation de la problématique de l’expérience (du corps propre), dans le paradoxe même une vérité qui se formule du respect de l’être de l’expérience (perceptive) que ce travail s’efforce de conduire, pour paraphraser Husserl, « à l’expression de son sens propre ». La vérité de la « voie » bergsonienne est la suspension de la référence à un sujet extérieur à l’ordre de l’expérience elle-même. Le sujet, chez Bergson, est une « image » parmi les « images », sujet de l’appartenance à « l’ensemble des images ». Bergson s’installe d’emblée dans le rapport irréductible de l’expérience comme rapport de co-apparition du sujet et de ce dont il est le sujet sans présumer du sens d’être du sujet de « l’ensemble des images » puisqu’il est lui-même une « image ». Bergson soulève ainsi le paradoxe de l’expérience, lequel, contrairement à la contradiction qui est impensable, est l’indice de quelque chose à penser, ici, l’autonomie autoréférentielle de la phénoménalité. La formulation du paradoxe du rapport de l’expérience, se constituant, pour ainsi dire, à même l’expérience (perceptive), n’est pas sans conséquence sur la manière de déterminer le sens d’être du rapport de l’expérience puisque le paradoxe, renvoyant le sujet de l’expérience à un moment de l’expérience elle-même, impose, en quelque sorte, 10 de se maintenir au niveau même du rapport pour en rendre compte, de tenir l’expérience du rapport de l’expérience comme la seule mesure possible de la détermination du sens de l’expérience. Dès que la philosophie se libère de la référence à une intériorité positive pour juger du sens du rapport de l’expérience, dès qu’elle fait état de l’intramondanéité du sujet, c’est-à-dire de l’appartenance ontologique du sujet à ce dont il est le sujet, le problème de l’expérience lui apparaît alors être celui de l’autoréférence de l’expérience à elle-même et, de ce fait même, le seul critère de la définition du sens d’être des termes de l’irréductibilité de l’expérience est l’irréductibilité de l’expérience (perceptive). C’est la raison pour laquelle définir le sens d’être du sujet de l’expérience revient à définir ce qui du sujet, c’est-à-dire du corps puisque le sujet est un apparaissant, une « image » parmi les « images », le détermine comme sujet et détermine l’expérience (perceptive) comme rapport. La problématisation de l’expérience à partir de l’expérience (perceptive) impose donc de rendre compte à partir du même déterminant le sens d’être du sujet et ce qui est constitutif de l’expérience comme rapport à « l’ensemble des images », de ressaisir le sens d’être du sujet du rapport de l’expérience conformément à l’expérience (perceptive) du rapport de l’expérience. C’est à l’expérience (perceptive) de l’expérience que Bergson se conforme lorsqu’il tient le mouvement pour la spécificité d’être du sujet percevant et « l’ensemble des images » pour le champ dont le sujet de l’expérience est le sujet. Ainsi, ne prenant que les « apparences » pour spécifier le rapport dont elles sont l’attestation, Bergson situe de manière cohérente au centre de « l’ensemble des images » une « image privilégiée », c’est-à-dire, pour Bergson, une « image » capable de se mouvoir. Il n’est pas surprenant, au sens où cela se présente comme une conséquence de la ferme décision de s’en remettre à la phénoménalité elle-même, qu’il renvoie le sujet moteur, comme « image », à la totalité de « l’ensemble des images », c’est-à-dire à la transcendance des « images ». Bergson ne fait qu’accorder sa description de l’expérience au donné de l’expérience en constatant que le mouvement corporel est le sens d’être du sujet de l’expérience comme « image » et que « l’ensemble des images » est ce dont elle est le sujet. La corrélation que reporte Bergson en soulignant l’impact du mouvement moteur de « mon corps » sur le « système d’images que j’appelle ma perception de l’univers » est proprement le donné phénoménologique de l’expérience. Aussi, le corollaire du point de départ de Bergson, la co-apparition structurant la phénoménalité qu’il exprime en termes 11 d’ « images », est, pour peu que l’on se garde de sortir de l’ordre même de la coapparition, de se donner la possibilité de définir le sens d’être des termes en et par lesquels l’expérience (perceptive) est fondamentalement l’expérience de « quelque chose » à partir de l’expérience elle-même, c’est-à-dire à partir d’elle-même. La « voie » que Bergson entrouvre pour rendre compte du sens du rapport de l’expérience, c’est-àdire la résolution de rejoindre le sens de l’expérience à partir de et selon la co-apparition dont l’expérience est l’expérience est précisément la « voie » que nous empruntons pour revenir à la vérité indépassable de l’expérience et, en premier lieu, pour accomplir pleinement l’épochè bergsonienne qui, dans la perspective de l’entreprise philosophique de Matière et mémoire, n’a pour finalité que l’introduction du sujet comme « mémoire », réintroduisant ainsi au sein même de l’expérience une réalité extérieure à l’expérience que la donation des « images » avait eu pour vertu de neutraliser. Aussi, reprendre, en vue de réaliser pleinement l’épochè bergsonienne, la « voie » bergsonienne avant qu’elle ne commande une démarche contradictoire signifie tenir compte de l’autonomie des « images », c’est-à-dire de l’impossibilité de transcender pour le sujet de l’expérience le rapport à « l’ensemble des images » dont il est, comme « image », un terme intérieur. Comme « image », le sujet de l’expérience ne peut totaliser de la manière même dont il est le sujet de « l’ensemble des images » le rapport à « l’ensemble des images ». Dès lors, dans la mesure où l’expérience (perceptive) est totalisante, n’ouvre que sur elle-même, le retour au sens de l’expérience ne peut être ni un retour à un sujet de l’irréductibilité du rapport de l’expérience ni même un retour au perçu entendu comme ensemble de choses. Aussi, le retour à l’expérience est le retour à l’irréductibilité dont l’expérience perceptive est l’expérience, à l’irréductibilité dont se structure l’expérience elle-même. Pour le dire autrement, achever l’épochè, faire abstraction de l’expérience de soi à laquelle est généralement réduite l’irréductibilité de la dualité de l’expérience sans mettre entre parenthèse l’expérience elle-même, implique de remonter de l’irréductibilité de la phénoménalité à la condition de l’irréductibilité, c’est-à-dire à la structure conditionnant tout apparaître : le rapport irréductible figure/fond. Si, en effet, comme le souligne en des termes neufs Renaud Barbaras, le « but de l’épochè est d’enrayer cette captation par l’apparition, qui conduit toujours à la reconstituer à partir de l’étant apparaissant, pour mettre au jour la dimension propre de la phénoménalité, de l’apparaître en son 12 autonomie » 11 , conduire l’épochè à son terme revient alors à dégager le rapport dont dépend l’apparaître de quelque chose, à savoir le rapport de la figure et du fond dont elle est la figure. Apparaître, c’est nécessairement apparaître sur fond de ce qui, comme fond, ne peut apparaître comme une figure. Dire qu’il n’y a d’apparaître que sur fond du fond revient à dire que l’irréductibilité de la phénoménalité est la phénoménalité elle-même comme rapport figure/fond. L’épochè comme retour à la vérité de l’expérience (perceptive) est ainsi le retour au rapport dont l’apparaître se structure, à la co-apparition de la figure et du fond. Ainsi, la co-apparition du sujet de l’expérience à ce dont il est le sujet perceptivement, « l’ensemble des images », neutralise la subjectivisation du rapport de l’expérience (perceptive) et cautionne le retour sur place à la co-apparition figure/fond comme condition de la phénoménalité. L’autonomie que l’épochè met en valeur est la coapparition figure/fond, c’est-à-dire le rapport de co-dépendance entre la figure et le fond, entre la figure et ce qui ne peut apparaître comme une figure, c’est-à-dire ce qui demeure fond de toute figure. Montrant d’abord que les formulations de la problématique de l’expérience (du corps propre) sont contradictoires parce qu’elles ne l’abordent pas à partir de l’expérience qu’elle est, c’est-à-dire une expérience perceptive, laquelle, situant le sujet du rapport de perception du côté du rapport dont il est le sujet, appelle une redéfinition de la manière dont la philosophie approche la dualité dont l’expérience (perceptive) se manifeste, puis, analysant le sens du rapport paradoxal qui s’exprime à la formulation de la problématique de l’expérience (du corps propre) lorsqu’elle se moule sur l’expérience (perceptive) ellemême, la première section de la première partie (A.1) de ce travail, à la suite de l’examen de la structure autoréférentielle de l’expérience, tirant les conséquences de l’autonomie du champ de l’apparaître, c’est-à-dire de l’extériorité radicale des « images », en conclut que l’autonomie de la phénoménalité pose deux problèmes interdépendants, celui du sens de l’auto-structuration de la Totalité des « images » comme rapport et celui du sens de l’autonomie du sujet de la Totalité des « images ». Autrement dit, penser le rapport dont l’expérience est l’expérience revient à penser deux autonomies interdépendantes : l’autonomie structurelle de la phénoménalité qui ne se structure comme autonomie que de l’autonomie d’être du sujet de la phénoménalité qui ne se structure elle-même que de 11 Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 46. 13 l’autonomie structurelle de la phénoménalité, l’une et l’autre se structurant dans un rapport circulaire que nous dénommons, dans la Première caractérisation du relationnel, « rapport pronominal », lequel signifie que le sujet de l’expérience, le percevant, en tant que corps, est soumis aux contraintes structurelles qu’il conditionne lui-même, que le percevant et le perçu se co-définissent, que le sujet est un moment de la structuration dont il est le sujet. Aussi, le paradoxe de la problématique de l’expérience (perceptive) traduit l’autonomie du rapport dont le percevant est une dimension, l’appartenance du sujet au monde, au monde dont il est le sujet, traduit ainsi un rapport de co-dépendance d’être et de sens. Mais le cheminement de la première section de la première partie (A.1), passant notamment par la mise en évidence du refoulé cartésien de l’expérience et le constat de la soumission, de part en part, de la philosophie de Merleau-Ponty à la « philosophie de la conscience », n’a finalement pour ambition que de conduire au sens de l’épochè comme retour au rapport figure/fond, au rapport dont se structure la phénoménalité et à partir duquel le sens des termes dont l’expérience est l’expérience pourront être proprement pensés. Autrement dit, le « résidu » de l’épochè, le rapport figure/fond, nous situant dans l’interdépendance du rapport de co-apparition lui-même, constitue le rapport irréductible à partir duquel la détermination du sens du rapport lui-même trouvera un fondement, c’est-à-dire un point de départ et l’assurance de se maintenir au niveau même des phénomènes. C’est donc à partir du rapport figure/fond lui-même que nous entreprenons, dans la seconde section de la première partie (A.2), de définir d’abord le sens d’être du fond, de « l’ensemble des images », puis de la figure, le corps percevant co-apparaissant lui-même, « image » parmi les « images », comme une figure et, enfin, celui du rapport figure/fond selon son effectivité propre tel qu’il se manifeste à l’expérience (perceptive). Concernant le sens d’être du fond : une opération relativement simple qui consiste à substituer une figure par son fond, faisant du fond une figure, puis à substituer de nouveau la figure qui fut antérieurement un fond par son fond, fait apparaître ultimement, lorsque le processus de substitution se répète, un Fond et, par là même, la signification ontologico-phénoménale du rapport figure/fond (Fond). En effet, la substitution de la figure par le fond dont elle est la figure présuppose toujours et nécessairement un fond, doit finalement sa possibilité à l’existence/présence de ce qui demeure comme fond. La 14 négation par substitution fait ainsi toujours apparaître un fond plus pro-fond que celui qui apparaissait précédemment, et donc localement, comme fond. Elle rencontre un pla-fond, une limite en ce qu’elle fait apparaître un Fond, c’est-à-dire ce qui ne peut apparaître comme une figure. En somme, la négation par substitution est l’attestation de la plénitude du Fond, la négation d’un fond l’attestation ontologico-phénoménale du Fond. Ainsi, la possibilité même de la négation du fond comme fond, c’est-à-dire comme figure en rapport à un fond plus pro-fond, met au jour la structure ontologico-structurale du rapport figure/Fond dont dépend l’apparition de toute figure. Il s’ensuit qu’il y a une nécessité eidétique entre le fait d’apparaître comme une figure/corps/apparaissant et le fait d’apparaître sur Fond de ce qui ne peut être nié comme Fond. Une figure est donc figure/corps/apparaissant en raison même de son appartenance au Fond. Apparaître comme une figure, c’est apparaître sur fond du Fond et, en ce sens, toute apparition est, par co-définition, co-apparition du Fond. Apparaître signifie co-apparaître sur fond du Fond qui apparaît lui-même en tant que Fond de toute figure. La négation par substitution de la figure par le fond dont elle est la figure rend visible le sens d’être/apparaître du Fond comme Fond et, par là même, la nécessité de l’appartenance ontologique de la figure au Fond sur fond duquel elle co-apparaît. Il apparaît donc que « l’ensemble des images » que Bergson renvoie à ce dont le sujet est le sujet est le Fond comme condition de l’apparition de toute figure, y compris pour l’ « image privilégiée » que constitue « mon corps ». La condition de l’apparition de « mon corps » est donc le Fond dont il est une figure. L’autonomie du Fond comme Fond implique la dépendance ontologicophénoménale de la figure, de « mon corps », au Fond 12 . L’appartenance de la figure au 12 Ce fond sur et par lequel co-apparaît la figure est Fond parce qu’il ne co-apparaît pas comme une figure ou, encore, comme un fond qui, dans l’espace, serait délimitable et, de ce fait, serait, selon le point de vue adopté, encore une figure. Par exemple, un point noir au milieu d’une page blanche co-apparaît sur le fond de cette page blanche qui, pour cette raison, peut être tenu pour le fond de la figure que représente ce point noir. Or, posée sur une table, cette page blanche co-apparaît sur cette table qui, pour cette raison, peut être considérée comme le fond où la page figure comme une figure, laquelle, à l’égard du point noir, est un fond. Selon le point de vue adopté, la page est donc soit une figure soit un fond. Comme fond, la page blanche est « isolable » perceptivement dans l’espace. En revanche, il y a un fond dont on ne peut faire le tour, qui n’est pas approchable perceptivement et qui, pourtant, est l’horizon constant de toute perception. À ce fond, nous donnons le nom de Fond. Ce Fond n’est pas à part mais est constitutif de la présence perceptive. Il est, en un mot, le Fond de toutes les figures/fonds. Nous lui donnons donc une majuscule pour le différencier de ce fond qui, selon notre position dans l’espace et/ou la zone où se concentre notre regard, peut devenir une figure. Le rapport figure/fond est donc contingent, arbitraire. En revanche, le rapport figure/Fond est nécessaire, structurel. Ici, le Fond correspond, au fond, à l’invisibilité constitutive du visible telle qu’elle est thématisée par Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible. Ce Fond est 15 Fond n’est certainement pas sans conséquence sur le sens d’être de la figure. Dans la mesure même où le sujet de l’expérience est du côté de l’expérience, c’est-à-dire corporel, la détermination du sens d’être de la figure constitue comme telle une première détermination du sens d’être du sujet de l’expérience, laquelle appelle deux autres déterminations, la seconde renvoyant, et ce conformément à l’expérience, le sujet de l’expérience, comme corps, à la capacité de se mouvoir, la troisième référant le sens du mouvement comme auto-mouvement au comportement, c’est-à-dire au fait même que le sujet de l’expérience est un être vivant. Concernant le sens d’être de la figure : la figure est un co-déterminant structurel de la structure dont se structure la phénoménalité puisque l’apparaître est la co-apparition de la figure au Fond dont elle est la figure. La figure est une détermination intérieure du Fond, de la transcendance même du Fond. La figure co-apparaît au Fond qui co-apparaît à la figure. Par conséquent, le « point de vue » dont se structure la phénoménalité est, comme figure/corps, inhérent à la structure de la phénoménalité. La phénoménalité est telle qu’elle se réfère à elle-même, que la référence à un sujet/figure est lui intérieur. Le corps qui centralise le rapport dont se structure la phénoménalité est ainsi une polarisation de la phénoménalité elle-même. Le corps polarisant le rapport de l’expérience (perceptive) fait partie, en tant que corps/figure, de la structure de la phénoménalité, est ainsi une dimension irréductible de l’irréductibilité du rapport dont se structure la phénoménalité. Le sujet de l’expérience prend donc part corporellement à l’apparition du Fond comme Fond dont il est une partie. Le sujet de l’expérience, comme corps, est un trait interne de la phénoménalité et, de ce fait même, comme corps/figure, la co-condition de l’apparition du Fond. Le sujet percevant, en tant que corps/figure, et le Fond se co-conditionnent. On le voit, l’autonomie du Fond comme Fond se structure Ouverture. Il l’est parce qu’il n’a pas lui-même de fond, c’est-à-dire qu’il ne peut devenir une figure, ou un fond localisé, à la faveur du mouvement de mon corps, de mon regard. Je ne peux en faire le tour. De même, je ne peux faire le tour de mon propre corps. Il y a là une impossibilité constitutive relative à la perception comme interrelation. Le Fond est donc Ouverture parce qu’il demeure, devant le sondage de la perception, Fond. L’Ouverture prend une majuscule parce qu’elle s’ouvre indéfiniment à la perception, recule constamment dans sa propre pro-fond-eur. Le Fond est Ouverture, c’est-à-dire Totalité. La Totalité est transcendance mais transcendance immanente en ce que le Fond co-apparaît, en ce que l’Ouverture est co-dépendante du mouvement du corps vers l’Ouverture. Fond, Totalité et Ouverture désignent la même réalité, la majuscule ne servant qu’à les différencier de la manière dont ils sont co-dépendants de la figure, de la partie et du corps-se-comportant, ce dernier, formant indistinctement, et relativement au Fond et à la Totalité, une figure et une partie. 16 comme un rapport autoréférentiel, c’est-à-dire comme un rapport de co-dépendance qui, comme une première détermination, renvoie au rapport de la figure/corps au Fond dont elle est la figure. Cela dit, si le sujet de l’expérience est, en raison même de la structure de la phénoménalité, corporel, il ne suffit pas d’être corporel pour être le sujet de la transcendance du Fond, de « l’ensemble des images ». Ici, comme pour la première détermination du sens d’être du sujet de l’expérience, et ce en raison de l’autonomie autoréférentielle du rapport dont l’expérience (perceptive) se structure, le seul moyen d’accéder au sens d’être du sujet de l’expérience (perceptive) est l’expérience (perceptive) elle-même. Parce que le sujet de l’expérience (perceptive) est de ce dont il est le sujet, l’expérience (perceptive) est l’unique référence de la pensée de l’expérience (perceptive). De ce point de vue, le mouvement moteur apparaît immédiatement, à même l’expérience, comme ce qui spécifie en propre le sujet de l’expérience. Concernant le sens d’être du sujet comme être capable de se mouvoir : comme partie de la transcendance dont il est le sujet, c’est-à-dire comme moment intérieur de la structure dont se structure la phénoménalité, le sujet de la phénoménalité est, par codéfinition, sujet de « l’ensemble des images » comme « image », corporellement. Le sujet de la phénoménalité est nécessairement sujet de la manière dont il est une partie de ce dont il est le sujet, est donc sujet corporellement. C’est le même corps qui est apparaissant et détermine intérieurement le rapport à la transcendance du Fond. Autrement dit, le sujet de la phénoménalité co-détermine la phénoménalité corporellement. Le sujet doit être le sujet de ce dont il est le sujet, à savoir l’ouverture du Fond. À l’expérience (perceptive) le déterminant corporel co-déterminant l’apparition du Fond est le mouvement. Comme l’observe Bergson, qui, ici, s’inspire de l’expérience, « à chacun de ses mouvements (du corps) tout change » 13 . La polarisation des « images » sur les mouvements du corps est l’état de fait de l’expérience (perceptive), est un fait immanent à l’expérience. Le constat est le même à l’analyse. Seul le mouvement moteur peut (re)conduire le Fond à sa propre profondeur. Seul le mouvement du corps peut ouvrir le Fond à lui-même dans la mesure même où il est lui-même du côté du Fond. Aussi, le mouvement co-conditionne la venue du Fond à lui-même en s’ouvrant lui-même à l’Ouverture dont il est le sujet. À la rentrée du Fond en lui-même ne peut correspondre que la sortie de soi du mouvement moteur. 13 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176. 17 Autrement dit, le recul du Fond et l’avancée du mouvement vers le Fond dont il est une partie sont en corrélation. Le mouvement s’ouvrant à la transcendance du Fond l’ouvre à elle-même et, en ce sens, le mouvement se réalise comme mouvement. En d’autres mots, le Fond co-conditionne le mouvement, le réalise comme mouvement. Le mouvement du corps percevant n’est ainsi lui-même que comme mouvement vers l’extériorité du Fond, lequel n’est lui-même comme Fond que du mouvement qui le refoule dans son intériorité absolue. C’est dire que le mouvement qui ouvre le Fond ouvre le Fond qui l’ouvre à luimême. L’être du mouvement phénoménalisant est inséparable du mouvement de repli du Fond vers lui-même, ouvre comme mouvement le Fond qui, comme Fond, transcende de manière fondamentale le mouvement qui l’ouvre à lui-même. L’impossibilité même pour le mouvement de dépasser l’extériorité du Fond qu’il porte à l’apparaître signifie qu’il est à lui-même de ce qui l’excède en tant que mouvement. Le mouvement est, de ce fait, luimême vers la transcendance du Fond, lui-même hors de lui-même. Se transcendant vers ce qui le transcende totalement, le mouvement se tourne vers lui-même en se tournant vers la Transcendance puisqu’il en est. Pour paraphraser Merleau-Ponty, la transcendance du Fond est ce qui manque au mouvement pour fermer son circuit. La négativité intérieure du mouvement est une négativité par co-définition. Le non-être qui travaille intérieurement le mouvement implique le Fond que le mouvement ouvre comme Fond. On le voit, l’autonomie du Fond comme Fond est autoréférentielle : le mouvement se constitue de ce dont il dépend, le Fond, et le Fond se constitue de ce dont il dépend, le mouvement. Ainsi, l’autonomie du Fond s’autonomise de l’autonomie du mouvement moteur qui s’autonomise de l’autonomie du Fond. Le mouvement apparaît bien comme une détermination constitutive du sujet de l’expérience (perceptive) puisqu’il le spécifie proprement comme le sujet de la transcendance du monde comme Fond dont il est une partie. Cela dit, le mouvement en tant qu’autonomie interrelationnelle est une caractérisation encore abstrait dans la mesure où elle précise le sens d’être du corps en tant qu’apparaissant/figure. De manière évidente, au sens où cela est un donné comme tel de l’expérience (perceptive), l’apparaissant capable de se mouvoir est un être vivant, un être dont le mouvement est orienté, vivant. Le mouvement est ainsi un auto-mouvement. Le mouvement qualifie un être conduisant corporellement le rapport de co-apparition à lui-même et, en ce sens, il spécifie une différence d’être fondamentale entre le sujet de la 18 phénoménalité et les autres intramondains. Le mouvement actualise la présence du Fond. Le mouvement renvoie à un être capable de se mouvoir. L’auto-mouvement manifeste un mode d’être, une manière de vivre. L’auto-mouvement actualise une existence en prise avec l’environnement. L’auto-mouvement renvoie à un être capable de se comporter. Au même titre que la détermination du sens d’être du sujet du rapport de perception comme mouvement, la détermination du sujet comme « être vivant », intégrative de l’incarnation et de la mobilité, est une détermination de l’expérience (perceptive) elle-même. Le vivant se manifeste comme vivant à l’expérience (perceptive). Le vivant se manifeste donc pour un être lui-même vivant, pour un être phénoménalisant son propre environnement. Nous abordons ainsi, dans la seconde partie B), le sujet de l’expérience comme « vivant » de la manière dont nous sommes parvenus à le spécifier comme un être moteur, c’est-à-dire à partir de l’expérience (perceptive), au niveau même où le vivant est, pour le vivant, un phénomène exprimant un sens d’être. La structure même de la phénoménalité nécessite de revenir constamment au niveau du rapport dont elle se structure car les termes qui la structurent sont ce dont elle est l’expérience. Aussi, les déterminations successives du sujet, comme figure/apparaissant, mouvement et vivant, qui spécifient le même être, le sujet du rapport dont se structure la phénoménalité, sont des déterminations objectives de l’expérience (perceptive). Autrement dit, le sujet de l’expérience apparaissant du côté de l’expérience (perceptive) de la manière dont il est sujet, la détermination du sujet comme « vivant » est une détermination objective de l’expérience elle-même au sens où le vivant est corporellement un terme intérieur de l’expérience. La détermination du sujet comme « vivant » est une détermination intérieure à l’expérience, dont l’expérience se structure, et donc objective à l’expérience (perceptive). C’est pourquoi l’être vivant se présente à l’expérience (perceptive) avec l’évidence même de l’expérience (perceptive). Aussi, c’est certain de demeurer au niveau même des phénomènes que la seconde et dernière partie de ce travail considère le sujet de la phénoménalité comme vivant, comme une existence qui manifestement vit intérieurement un rapport de sens à l’environnement. L’enjeu principal est alors de montrer, en nous appuyant notamment sur la représentation que se fait du vivant l’écologie, que le rapport dont se structure la phénoménalité est le rapport dont se structure la vie elle-même, ce qui, évidemment, détermine une certaine définition de la 19 vie qui, seulement entrouverte ici, sans s’opposer d’ailleurs à une lecture utilitaire de la vie, fait de l’autonomie de la phénoménalité l’origine et le ressort de sa créativité. 20 A) Le corps au monde comme corps du monde. A.1) La question du corps propre en question. A.1.1) L’expérience du corps propre et ses formulations. A.1.1.1) Le corps au monde comme principe du monde. Penser le fait perceptif à partir du sujet de la perception revient à surdéterminer le clivage perceptif lui-même en le subjectivisant et, ainsi, à le défaire de sa phénoménalité. Reprendre le pli perceptif à partir de la dimension subjective et située de la perception revient, au mieux, à réorganiser le champ perceptif en fonction d’une dimension de la perception, au pire, à le réduire à une expérience vécue. Tenir l’articulation perceptive comme articulée et relative au sujet de la perception revient à subordonner la perception à un principe d’apparition et, de ce fait, à réordonner la perception comme fait relationnel en fonction du primat de l’étant du sujet sur l’Être. Ainsi, la perception ou, plus précisément, l’expérience perceptive, toujours déjà polarisée, située et situant le percevant dans une relation originaire au monde est, en tant que phénomène et donné relationnel, condamnée par la philosophie lorsque celle-ci im-pose une prédominance ontologique du percevant sur le perçu. En d’autres mots, réduire l’Être à un principe d’apparaître/d’être revient à retirer le percevant de la relation perceptive elle-même car la perception n’est plus pensée pour elle-même mais d’emblée soumise à une ontologie de l’objet qui place le débat sur une différence ontologique oppositionnelle. Si la philosophie règle et maintient l’avènement du sens et de l’apparaître à partir de la double polarité du sujet (transcendantal) et de l’objet, c’est parce qu’elle ne parvient pas à comprendre le sens ultime de l’appartenance ontologique du percevant au monde. À vrai dire, la philosophie s’enferme dans le point de vue du naturant, le sujet de la perception reste aperception immédiate interne ou, au mieux, subjectivité incarnée, quand la philosophie s’installe dans l’expérience du corps propre, soit pour la tronquer d’ellemême en l’assujettissant au solipsisme du sujet transcendantal soit pour la confondre avec la vérité phénoménologique irréductible qu’elle manifeste. Si la pensée contemporaine formule la question du corps propre, elle en manque le sens en la ramenant soit à 21 l’intériorité d’un en-soi constituant, renvoyant ainsi la transcendance perceptive à un acte de la pensée, soit à une expérience dont l’irréductibilité serait typique de l’être, maintenant dès lors la question de la transcendance, entendue comme la possibilité du rapport à, laquelle « comporte par principe la contradiction de l’immanence et de la transcendance » 14 , dans le cadre contradictoire du dualisme. Si la question du corps propre est ex-primée, se présente pour la pensée comme une question philosophique essentielle, il n’est toutefois pas certain que la philosophie ait adéquatement évalué le sens d’une question qui précise la situation mondaine du percevant, qui rappelle que le corps au monde est du monde. Que la question du corps propre traduise l’expérience d’une ambiguïté d’être (de l’Être), le percevant étant en effet sujet et objet, ou qu’elle raconte la condition mondaine du percevant, le percevant étant, d’un point de vue phénoménologique, sur le même plan que le monde lui-même, elle formule un même fait fondamental : le percevant est une dimension du champ perceptif, en fait partie. La problématique de la question du corps propre est alors de rendre compte d’un renvoi circulaire des termes composant la relation perceptive elle-même, de spécifier l’appartenance ontologique du percevant au monde sans la doubler d’une ontologie implicite qui tire la question hors d’elle-même, hors de son sens propre. Cela dit, faire état de cette circularité ontologique qui place le percevant et le perçu sur une même ligne d’être pour ensuite l’étendre à l’échelle de l’Être ne revient pas à dissoudre la difficulté posée par la question du corps propre, à savoir la détermination du sens d’une appartenance qui ne se décline pas par un lien d’extériorité, d’un fait qui n’est pas réductible à son irréductibilité vécue. En tant qu’interrelation, la relation d’appartenance du percevant au monde n’est pas définissable autrement que par elle-même car le percevant est intramondain en sorte que la subjectivité perceptive est indissociable de son incarnation, c’est-à-dire du rapport qui la situe en rapport au monde. Autrement dit, c’est de l’unité relationnelle perceptive elle-même que les termes de la relation du percevant au monde se déterminent comme termes/dimensions. Aussi, s’il fallait seulement, pour comprendre le problème du corps propre, « comprendre comment 14 Merleau-Ponty, Maurice, Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques, Éditions Verdier, 1996, p. 42. 22 l’homme est simultanément sujet et objet, première personne et troisième personne » 15 , il faudrait alors le comprendre comme un rapport d’inhérence relatif à l’interrelation ellemême. C’est pourquoi, situer ce rapport au niveau du sujet de la perception, c’est-à-dire d’une des dimensions du rapport perceptif, conduit d’emblée à laisser l’expérience soit à un idéalisme transcendantal soit à un subjectivisme radical. Au rapport de totalité du sujet de la perception au monde est substitué l’expérience du corps propre où mon corps est tour à tour considéré selon deux points de vue irréductibles. Il s’agit donc plutôt de partir de l’unité phénoménale de la relation perceptive pour éviter à la fois l’alternative du naturé et du naturant, toujours expressive d’une expérience, c’est-à-dire comme étant implicitement celle du sujet, et les écueils/impasses philosophiques qui, en quelque sorte, s’ensuivent naturellement. Or, ce glissement de sens de la problématique du corps propre qui aboutit à lire l’expérience à partir de l’expérience vécue de l’expérience apparaît déjà dans sa formulation, glissement dont il nous faudra mettre en valeur les présupposés. Lorsque la problématique du corps propre est formulée à partir de l’expérience perceptive elle-même, elle se formule comme un paradoxe du fait même que le percevant est situé du côté de ce dont il est le sujet. En d’autres mots, la problématique du corps propre, spécifiant l’expérience perceptive comme l’expérience du corps au/du monde, se recueille en un paradoxe parce qu’elle adopte l’expérience perceptive comme sa mesure propre. Au contraire, les formulations de la problématique du corps propre font état d’une contradiction lorsqu’elles s’interrogent sur la référence (double) subjective et objective du sujet de la perception lui-même. Si elles soutiennent que le sujet est sujet et objet, au monde et du monde et s’interrogent sur la possibilité d’une « ambiguïté » qui, référant à un « et » disjonctif, se hisse à une consistance ontologique, positionnant ainsi le sujet par opposition à l’objet, c’est parce que la question du corps propre n’est pas comprise comme la question de la nature de l’appartenance du percevant au monde. En prenant les termes d’une expérience comme une ambivalence ontologique, la problématique du corps propre devient énigmatique. En prenant les termes d’une expérience pour eux-mêmes, en radicalisant ainsi les termes du problème, la philosophie démontre qu’elle pense le sujet et le monde dans un rapport d’inclusion où le sujet positif est dans le monde au sens de la 15 Merleau-Ponty, Maurice, Parcours deux 1951-1961, Éditions Verdier, 2000, p. 12. 23 spatialité objective. On passe ainsi d’une position exprimant notre condition de fait à un idéalisme transcendantal où le « constitué n’est jamais que pour le constituant » 16 . C’est parce qu’elle laisse la question de l’appartenance du percevant au monde en suspend que la philosophie en vient à subordonner le monde à un principe d’apparition, à réduire le corps à un objet parmi les objets et à concevoir le monde comme un « Grand Objet ». Si en effet derrière la formulation de l’expérience du corps propre se tient « le paradoxe de la subjectivité humaine : être sujet pour le monde, et en même temps être objet dans le monde » 17 , c’est parce que le sujet est implicitement compris dans le monde, dans un rapport de contenance au monde. Mal comprise, la préposition « dans » fait la division ontologique que synthétise la problématique du corps propre lorsqu’elle se formule comme une contradiction qui renvoie le sujet à lui-même: la subjectivité en tant qu’objet du monde et la subjectivité en tant que conscience pour le monde, opposition sur laquelle est précisément fondée la relation de transcendance au monde qui devient, de ce fait, incompréhensible. Dans Philosophie et Phénoménologie du corps, la problématique du corps propre est également réglée par une différence ontologique absolue que doit assumer le sujet. C’est pourquoi la question est de savoir pourquoi « l’être de notre corps se dédouble en un être originairement subjectif et, d’autre part, en un être transcendant qui se manifeste à nous dans la vérité du monde » 18 . Michel Henry articule la question du corps propre en fonction du sujet de la perception, ce qui l’amène à la formulation d’une contradiction qu’il tente de surmonter en fondant l’unité du corps objectif sur l’unité subjective originaire de l’ego19 . Mais l’identification de l’être du corps à la vie solipsiste 16 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p.51. Husserl, Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Éditions Gallimard, Col. nrf, Paris, 1989, p. 203. 18 Henry, Michel, Philosophie et phénoménologie du corps, P.U.F., Col. Épiméthée, 4ème édition, 2001, p. 159. 19 Le traitement de la question de l’unité du corps objectif se termine par le recours à un lien de représentation entre le corps subjectif originaire et le corps objectif. Le corps objectif serait donc une représentation de la vie absolue de l’ego, lequel est pourtant qualifié par Michel Henry comme un mode d’exister transparent à lui-même. Comment l’ego serait-il alors capable d’une re-présentation ? : « L’unité du corps objectif transcendant est une unité transcendante, c’est une unité fondée. Comme telle, elle ne doit pas être confondue avec l’unité du corps organique qui n’était rien d’autre que l’unité subjective originaire du corps absolu. C’est sur cette dernière unité précisément que repose l’unité du corps transcendant, en ce sens qu’elle en est la simple représentation, la projection dans la partie de l’étendue qu’occupe le corps objectif. Quant à l’appartenance de ce corps objectif à l’ego, elle doit être comprise de la même manière que son unité. En d’autres termes, la vie du corps objectif n’est pas la vie absolue, mais une représentation de celle-ci et, par suite, nous devons reconnaître qu’il n’y a pas une identité absolue entre notre corps objectif et notre corps originaire, mais qu’il existe entre eux une véritable dualité. Parce 17 24 de l’ego met à mal la possibilité même de penser les caractères phénoménologiques de l’expérience du corps propre. Au lieu de constater que le corps (percevant) est soumis comme apparaissant à des contraintes phénoménologiques, Michel Henry l’assimile à l’être de l’ego et, de ce fait, il fait en sorte de penser l’expérience sans l’expérience ellemême qui délivre, dans un même mouvement, l’épreuve de soi comme indissociable de celle du monde. En s’appuyant donc sur une subjectivité originaire donnant sens et présence au corps objectif, Michel Henry, ne peut définir leur rapport, ne peut rejoindre l’expérience : l’être du corps est rapporté à celui de l’ego et l’ego, du même coup, se trouve désincarné. On le voit, la subjectivisation de l’expérience du corps propre revient à son objectivisation qui, au fond, exprime le même préjugé : la vie subjective est approchée comme un phénomène absolu dans un univers en soi. Lorsque la problématique du corps propre porte à l’expression la relation du sujet de la perception au monde comme le rapport d’un principe à lui-même ou qu’elle repose sur l’expérience du corps propre, la forme contradictoire de sa formulation dissimule une ontologie de l’objet, une pensée qui rapporte systématiquement la transcendance à une certaine immanence. Cependant, lorsque la philosophie se dispense de la double médiation du sujet, la problématique du corps propre n’articule plus une contradiction mais un paradoxe. Et le paradoxe auquel elle parvient exprime une vérité de l’être, de l’expérience. En identifiant le sujet de la perception à une « image » et l’univers à un « ensemble d’images » 20 , le premier chapitre de Matière et Mémoire exemplifie le passage du contradictoire au paradoxal. Ainsi, sans sortir du plan des images, Bergson soulève un épineux problème, c’est-à-dire, à proprement parler, le paradoxe de la question du corps propre : comment une « image », « image » parmi les « images », peutque notre corps objectif n’est qu’une représentation de notre corps originaire, les problèmes que posent la dualité de ces deux corps et l’unité de signification qui les unit, sont tout à fait analogues aux problèmes qui ont trait aux rapports de l’ego transcendant et de l’ego absolu. À l’identité réelle du corps originaire et de notre corps organique, ou plutôt à l’identité de la vie absolue qui est l’être du corps originaire et qui retient dans son unité le corps organique dont elle est aussi, pour cette raison, la vie, s’oppose ainsi à l’identité représentée de notre corps transcendant objectif avec notre corps absolu, identité qui repose naturellement sur l’identité originaire de l’être du corps subjectif, c’est-à-dire de l’ego » ; Henry, Michel, Philosophie et phénoménologie du corps, P.U.F., Col. Épiméthée, 4ème édition, 2001, p. 185. 20 « Tout se passe comme si, dans cet ensemble d’images que j’appelle l’univers, rien ne se pouvait produire de réellement nouveau que par l’intermédiaire de certaines images particulières, dont le type m’est fourni par mon corps » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, 1991, p. 170. 25 elle être le centre des « images » ? Comment une « image » peut-elle être à la fois « image » et condition de l’ensemble des « images » ? Bergson écrit : « D’où vient que les mêmes images peuvent entrer à la fois dans deux systèmes différents, l’un où chaque image varie pour elle-même et dans la mesure bien définie où elle subit l’action réelle des images environnantes, l’autre où toutes varient pour une seule, et dans la mesure variable où elles réfléchissent l’action possible de cette image privilégiée ? » 21 Sur le seul plan ontologique des images, la formulation du corps propre se structure comme un renvoi polarisé d’une image parmi les images à l’ensemble des images et, pour cette raison, la question du corps propre ne se trouve plus organisée sur une différence ontologique initiale/implicite que le sujet de la perception, déjà sup-posé, reflèterait et synthétiserait. Si le paradoxe comme contradiction non contradictoire demeure, il n’est plus maintenant "localisé" au niveau même du sujet de la perception. Le paradoxe n’est plus celui du sujet mais concerne un rapport d’ensemble du percevant au monde. La question se déplace donc du sujet de la perception au rapport perceptif lui-même et, de ce fait, la problématique se trouve re-formulée, se re-centre sur le sens même d’un rapport qui n’est ni d’opposition ni d’inclusion. Ne portant plus sur le sujet mais sur un rapport d’être entre les images, l’hypothèse de la perception pure met entre parenthèse la relation oppositive subjet-objet puisque derrière les images il n’y a que des images et, de ce fait même, une discussion sur la différence d’être entre les images, différence qui nomme tout autant leur unité ontologique, portera sur la détermination d’un mode d’être propre de l’image-corps, c’est-à-dire conduira à la reconnaissance du statut propre du corps percevant. Toutefois, le contexte philosophique dans lequel cette re-formulation se forme en limite considérablement la portée. Si, d’un côté, l’hypothèse de la perception pure libère le sens de la problématique du corps propre en l’inscrivant sur un même niveau ontologique et appelle, à titre de conséquence, une redéfinition du sens du rapport de l’intériorité et de l’extériorité, d’un autre côté, ce nouveau point de départ réintroduit une double définition de l’ « image » qui conduira la philosophie de Bergson, sur la question du corps, d’une définition impersonnelle du corps comme « image » à une définition 21 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, 1991, p. 176. C’est Bergson qui souligne. 26 dépersonnalisée du corps comme symbole corporel de l’esprit et à une conception réaliste du monde. Parce que l’hypothèse de la perception pure vise à re-penser les conditions à travers lesquelles la philosophie doit penser la relation du sujet à l’objet 22 , elle ne revisite pas le sens du rapport sujet-objet comme tel. Écrire dans Le visible et l’invisible que « reconnu un rapport corps-monde, il y a une ramification de mon corps et ramification du monde et correspondance de son dedans et de mon dehors, de mon dedans et de son dehors » 23 , écrire plus loin que « simultanément, comme tangible il (le corps) descend parmi elles (les choses), comme touchant il les domine toutes et tire de lui-même ce rapport, et même ce double rapport, par déhiscence ou fission de sa masse » 24 , c’est exprimer un même et unique étonnement devant la situation mondaine du percevant, une même problématique dès lors mais aussi un même préjugé consistant à se représenter le rapport du percevant au monde comme un Ineimander, un l’un-dans-l’autre qui nécessite de penser « l’un » en fonction de luimême et de « l’autre » et, inversement, « l’autre » en fonction de lui-même et de « l’un », c’est-à-dire de définir deux fois « l’un » et « l’autre » en fonction de « l’un » et de « l’autre » de telle sorte que ce dont on parle n’est pas le sujet de la perception en tant qu’il est lui-même sujet à la perception – ce qui impliquerait l’abandon du double renvoi sujet-objet et donc d’une ontologie où le corps est encore un objet – mais le sujet de la perception comme touchant et touché, c’est-à-dire l’expérience vécue du corps. En d’autres mots, le corps percevant est encore com-pris dans une tension définitionnelle de l’empirique et du transcendantal, dans un dualisme qui réfère le rapport au monde au sujet du monde. Comme nous le verrons en détail 25 , pris et instituant le rapport du visible et de l’invisible, le rapport du touchant et du touché qui caractérise l’être du corps percevant fonde le rapport de transcendance qui compose la relation du sujet du monde 22 « Ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. Il est donc nettement dualiste. Mais, d’autre part, il envisage corps et esprit de telle manière qu’il espère atténuer beaucoup, sinon supprimer, les difficultés théoriques que le dualisme a toujours soulevées (…) » Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161. 23 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177. 24 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 189. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 25 Cf. chapitre A.1.1.3) Touchant et touché. 27 au monde. Puisque la structure de la formulation de la problématique du corps propre est inspirée par le rapport du corps à lui-même et que ce même rapport porte le monde à la manifestation, la problématique du corps propre vient révéler un dualisme typique d’une philosophie qui interroge la relation perceptive à partir du sujet de la perception. Le sujet incarné de Le visible et l’invisible est donc pensé comme corps propre et n’est ainsi jamais proprement identifié avec la problématique de l’expérience (du corps propre) qui se signifie comme un paradoxe qui n’est pas celui du sujet de la perception mais du rapport de perception. Aussi, si Merleau-Ponty a parfaitement raison de penser que « le sujet de la perception restera ignoré tant que nous ne saurons pas éviter l’alternative du naturé et du naturant » 26 , on ne peut toutefois pas sortir de l’alternative de l’en soi et du pour soi en la re-formulant, en lui donnant de nouveaux épithètes. De ce point de vue, la philosophie de la chair ne constitue pas une solution à la problématique du corps propre mais bien plutôt une re-formulation qui ne diffère pas radicalement de celle explicitée dans La structure du comportement lorsque Merleau-Ponty écrit, en rappelant d’abord qu’il s’agit là d’« une contradiction » que toute théorie de la perception cherche à surmonter : « la conscience apparaît d’un côté comme partie du monde et d’un autre côté comme coextensive au monde » 27 . Il y a là, en effet, une « contradiction » plutôt qu’un paradoxe car la problématique du corps propre est ici prononcée au nom du sujet de la perception. L’expérience du corps propre est un vécu/épreuve au sens où elle est l’expérience de soi au sein même du monde, est ainsi l’expérience/épreuve du monde. L’intérêt philosophique de la problématique du corps propre tient précisément dans le sens d’être de cette relation pronominale qui se joue au niveau même de l’expérience, relation, à travers laquelle, encore une fois, je m’éprouve comme au/du monde. Je suis corps, mon corps m’est propre : cela veut dire que je suis à moi-même comme être corporel, comme être du monde. Comme corps, je me situe toujours du même côté du spectacle visible, je suis toujours du même côté de l’équation perceptive. Mon corps n’est donc pas, à proprement parler, de mon côté, je suis ce côté lui-même qui se vit en tant que mondain. 26 27 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 241. Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990, p. 232. 28 J’ai ainsi un point de vue en étant ce point de vue. La difficulté de la question du corps propre est précisément ce rapport de l’être et de l’avoir qui forme la possibilité même du rapport à. Dire que j’ai un corps et que je suis corps, c’est désigner exactement la même réalité. Penser le contraire revient à penser, d’une manière ou d’une autre, que la condition de l’expérience du corps propre est l’être même du sujet entendu comme un « petit homme à l’intérieur de l’homme ». La difficulté de la question du corps propre est donc finalement d’assumer la mondanéité du sujet, que le vécu comme expérience puisse être du monde. Assumer le phénomène du corps propre, c’est assumer l’unité même de son expérience par-delà l’alternative de l’être et de l’avoir, du sujet et de l’objet. Une unité qui signifie une identité des dimensions à travers lesquelles je m’éprouve comme moi-même étant du monde, du côté de la transcendance du monde. Je suis cette unité même. Aussi, l’irréductibilité de l’expérience du corps propre ne peut fonder elle-même la distinction du sujet et de la nature sans être, en retour, dénaturée, sans être explicitée en des termes abstraits. L’expérience du corps propre est irréductible à la terminologie de la philosophie de la conscience en tant qu’expérience. Dès lors, s’il y a une ambiguïté de la question du corps propre, celle-ci ne nous révèle pas le mode d’être propre du sujet de la perception mais correspond comme telle à une expression tentant de rendre compte du fait perceptif comme un rapport d’inhérence entre l’avoir et l’être intérieur et constitutif du sujet lui-même. Autrement dit, l’ambiguïté n’est pas de fait l’ambiguïté de l’expérience du corps propre mais est relative à la description de l’expérience, à nos catégories. Loin de refléter l’ordre de l’expérience même, l’ambiguïté indique un problème encore à formuler. Aussi, en rester à l’ambiguïté descriptive de l’expérience, c’est au fond comprendre l’expérience à partir de termes que nous lui imposons 28 . Tenu pour une ambiguïté, l’être du corps n’est pas pensé selon sa signification propre en ce que l’ambiguïté en question est moins l’expérience d’une ambiguïté que l’ambiguïté de la pensée elle-même à l’égard de l’expérience. La philosophie expose ainsi systématiquement la question du corps propre à une alternative théorique en adoptant soit 28 Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty, faisant du corps propre un « cogito tacite » ou un « moi naturel », situant ainsi le percevant à mi-chemin, comme interposé, entre la chose et l’idée de la chose, entre le monde et la conscience, est amené à décrire l’expérience du corps propre comme un « mode d’existence ambigu », c’est-à-dire comme relative et propre au corps propre lui-même : « Il y a deux sens et deux sens seulement du mot exister : on existe comme chose ou on existe comme conscience. L’expérience du corps propre au contraire nous révèle un mode d’existence ambigu » ; Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 231. 29 le point de vue de la conscience, comme nous l’avons déjà brièvement exposé, soit le point de vue du corps, qui est encore finalement celui de la conscience, au risque d’ancrer définitivement la question du corps propre dans une antinomie spéculative insoluble. Autrement dit, au lieu d’appeler une redéfinition des termes de la question du corps propre, l’alternative de l’être et de l’avoir figure les points d’articulation ou de médiation de la problématique du corps propre. C’est, par exemple, le point de vue du corps (du point de vue du sujet) qui cadre la Phénoménologie de la perception lorsque le corps est pensé à partir d’une double référence : ni identifiable à une chose ni identifiable à un sujet, la question revient alors à différencier le corps percevant de l’extériorité objective sans pour autant l’assimiler à une conscience. L’intériorisation du corps signifierait le retrait du corps du monde dont il fait pourtant partie comme corps. Mais, d’un autre côté, l’objectivisation du corps signifierait la négation de sa subjectivité propre en tant que le corps se comporte, ordonne lui-même le monde dont il est le sujet. Il faudrait donc tenir compte de la mondanéité du corps sans compromettre son intériorité au sens où il n’y a pas de perception sans un sujet de la perception. À partir de l’alternative même, nous ne pouvons la penser sans toutefois ne pas retourner à une alternative. La Phénoménologie de la perception et Le visible et l’invisible nous enseigne donc à leur dépens qu’il y a une vérité dans l’alternative de la transcendance et de l’empiricité, du mesurant et du mesuré, du sentant et du sensible, mais qu’elle ne peut se découvrir dans la formulation de l’alternative elle-même. La vérité de l’alternative du sujet et du corps, de l’activité et de la passivité, réside plutôt dans la formulation même de l’alternative, dans le sens de la conjonction qui se développe au niveau de l’alternative. Une conjonction qui ne se forme pas au niveau du sujet, mais dans un rapport de totalité, un rapport qui dépasse le sujet lui-même alors même qu’il en est le sujet. Le type de conjonction que la philosophie transcendantale et la philosophie de la chair associent à celui du dédoublement du sujet lui-même force par exemple Merleau-Ponty à recourir, dans Le visible et l’invisible, afin d’éviter les apories de la philosophie réflexive, à la figure du chiasme pour recoller, en quelque sorte, les morceaux, les parties du réel. La conjonction intérieure de l’expérience implique et enveloppe le sujet de la perception, elle se manifeste comme une conjonction qui n’est pas une union mais une unité duale indécomposable. Une conjonction qui ne porte pas l’alternative du double point de vue, qui ne s’ouvre pas elle-même sur deux 30 plans ontiques et qui, dès lors, ne peut se manifester que comme une relation d’appartenance de totalité que figure la relation perceptive elle-même. Il faut dire que l’irréductibilité assumée de l’expérience du corps propre ne débouche pas sur une alternative, mais sur la pleine reconnaissance de la mondanéité du percevant. L’enjeu de la problématique du corps propre est de comprendre le sens de la situation mondaine du percevant, de cesser de le penser comme une chose et mon point de vue sur les choses. Il s’agit, en d’autres mots, de déterminer le sens ontologique du corps propre, d’assumer que l’expérience du corps propre ne soit pas un thème pour la phénoménologie mais son point de départ que l’opposition du corps-sujet et du corpsobjet, traduisant déjà une stratification de l’expérience, ne peut représenter. Le corps propre, le corps vivant et vécu (non au sens d’une présence à soi dans l’immanence de soi), « mon corps », ne pouvant jamais s’identifier radicalement à l’objet, nous ne pouvons penser l’expérience du corps propre hors d’elle-même. Même si mon corps a un poids, occupe de l’espace comme tout étant mondain, s’il se situe bien du côté du monde, du fait même que son être ne sera jamais réductible (phénoménalement) à l’extériorité pure, l’expérience du corps propre comme expérience du monde constitue le fondement et le donné phénoménologique de la question du corps propre. La véritable problématique du corps propre n’émergera ainsi que d’une fidélité descriptive à l’ordre de l’expérience. Que pouvons-nous donc dire de l’expérience du corps propre sans que ni le corps ni le sujet ne soient hypostasiés ? Comment donc décrire l’expérience du corps propre sans charger notre description de présupposés ? Ce dont il faut rendre compte, c’est de l’expérience d’une unité et l’unité d’une expérience. Il ne s’agit pas d’un double rapport, mais du rapport même que mon expérience perceptive délivre en tant qu’expérience. Loin de se confondre avec l’identité du sujet à lui-même, l’expérience du corps propre fait état d’une certaine relation de mon corps au monde que Merleau-Ponty décrit admirablement au début de Le visible et l’invisible : « (…) je dois constater que la table devant moi entretient un singulier rapport avec mes yeux et mon corps : je ne la vois que si elle est dans leur rayon d’action ; audessus d’elle, il y a la masse sombre de mon front, au-dessous, le contour plus indécis de mes joues ; l’un et l’autre visibles à la limite, et capables de la cacher, comme si ma 31 vision du monde même se faisait d’un certain point du monde. Bien plus : mes mouvements et ceux de mes yeux font vibrer le monde, comme on fait bouger un dolmen du doigt sans ébranler sa solidité fondamentale. À chaque battement de mes cils, un rideau s’abaisse et se relève, sans que je pense à l’instant à imputer aux choses mêmes cette éclipse ; à chaque mouvement de mes yeux qui balayent l’espace devant moi, les choses subissent une brève torsion que je mets aussi à mon compte ; et quand je marche dans la rue, les yeux fixés sur l’horizon des maisons, tout mon entourage proche, à chaque bruit du talon sur l’asphalte, tressaille, puis se tasse en son lieu. J’exprimerais bien mal ce qui se passe en disant qu’une « composante subjective » ou un « apport corporel » vient ici recouvrir les choses elles-mêmes : il ne s’agit pas d’une autre couche ou d’un voile qui viendrait se placer entre elles et moi » 29 . L’occultation du sujet s’opère au moment même où la description de l’expérience du corps propre s’en tient à l’expérience perceptive elle-même, c’est-à-dire au rapport dont « mon corps » est le centre. La référence à « mon corps » n’a pas besoin de se doubler du sujet pour se manifester comme un rapport individuel à la table. Ce qui se donne, sur le plan de l’expérience elle-même, c’est « mon corps », une table sur fond de monde et le recours à une « composante subjective » n’est pas nécessaire pour décrire le rapport perceptif au monde. La subjectivité qui se dégage de la description de Merleau-Ponty est relative à la polarisation de la perception ; « mon corps » ici n’est pas le corps comme réalité physico-chimique, lequel n’a pas de monde, mais le sujet de la perception dont la vision se fait d’un « certain point du monde ». Le point de vue au/sur le monde est un certain point du monde. Il y a là en effet un « singulier rapport », un rapport d’inhérence que « mon corps » décline lui-même en étant visible et dont la mobilité, désignant à la description un caractère propre, achève de déterminer le rapport d’inhérence comme un rapport effectif. C’est de la possibilité de la mobilité, de l’incidence d’une image sur l’ensemble des images auquel il appartient comme image que « mon corps » se singularise et singularise le rapport lui-même. La perception s’effectue de quelque part parce que « mon corps » participe à la perception, parce qu’il en est. De ce fait, la capacité motrice de « mon corps » vient qualifier le rapport lui-même en tant que, encore une fois, « mon corps » est du monde. Le mouvement de « mon corps » re-définit donc le 29 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 21. 32 rapport dans sa totalité : de fait, c’est mon mouvement qui m’éloigne de la table, qui me rapproche de la table ; mon mouvement métamorphose donc mon rapport à la table, ce qui signifie que le rapport est sans médiation, total et englobant. En d’autres mots, le mouvement de « mon corps » change la nature du rapport perceptif lui-même dont mon corps est une partie et, par conséquent, le changement en question me concerne autant que le monde lui-même. Aux « battements de mes cils, un rideau s’abaisse et se relève » : aux mouvements des cils, de « mon corps », le rapport perceptif au monde change mais change comme rapport. Il y a une variabilité modale ou une relativité des termes du rapport qui n’affecte ni le sens du rapport ni même sa « solidité fondamentale ». MerleauPonty complète et termine sa description ainsi : « Ainsi le rapport des choses et de mon corps est décidément singulier 30 : c’est lui qui fait que, quelquefois, je reste dans l’apparence et lui encore qui fait que, quelquefois, je vais aux choses mêmes ; c’est lui qui fait le bourdonnement des apparences, lui encore qui le fait taire et me jette en plein monde. Tout se passe comme si mon pouvoir d’accéder au monde et celui de me retrancher dans les fantasmes n’allait pas l’un sans l’autre. Davantage : comme si l’accès au monde n’était que l’autre face d’un retrait, et ce retrait en marge du monde une servitude et une autre expression de mon pouvoir naturel d’y entrer. Le monde est cela que je perçois, mais sa proximité absolue, dès qu’on l’examine et l’exprime, devient aussi, inexplicablement, distance irrémédiable. L’homme « naturel » tient les deux bouts de la chaîne, pense à la fois que sa perception entre dans les choses et qu’elle se fait en deçà de son corps. Mais autant, dans l’usage de la vie, les deux convictions coexistent sans peine, autant, réduites en thèses et en énoncés, elles s’entre-détruisent et nous laissent dans la confusion » 31 . Le rapport entendu comme relationnel n’est pas autre chose que ce que Merleau-Ponty désigne parfois dans Le visible et l’invisible comme « il y a quelque chose ». Du monde, mon mouvement se fait donc au sein du monde, m’ouvre à la vérité perceptive de la chose et m’enlève à l’illusion perceptive. Que je me meuve, qu’il y ait un « bougé » des apparences, que les choses « subissent une brève torsion », cela ni ne me trouble, ni ne 30 Notons simplement que maintenant le « rapport » est le substantif qualifié par « des choses et de mon corps ». Il y a sens ici à ce que l’on ne parle pas du rapport de mon corps aux choses ou du rapport des choses à mon corps. 31 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23. 33 trouble ma certitude d’être au monde même et au même monde parce que mon mouvement, se faisant du monde, est un mouvement se formant à l’être en totalité et par rapport à la totalité de l’être. Mon mouvement, mon champ perceptif qui, en quelque sorte, s’ajoute de mon corps, se fait et se renouvelle au sein d’un invariant qui semble se tenir constamment à distance, comme reculant devant la progression de mon exploration. Ainsi, le percevant s’aperçoit solidaire d’un monde qui répond à son mouvement par un retrait. Le percevant se mouvant se perçoit au sein de ce qu’il perçoit et, si le monde est bien ce qu’il perçoit, le percevant ne peut assister à sa propre perception sans se percevoir de sorte que la relation perceptive au monde renverra toujours la « proximité » à une certaine « distance », et inversement. Il y a là une vérité phénoménologique indépassable parfaitement explicitée par Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible à partir du rapport relationnel visible/invisible, des termes de « dimensionnalité », de « rayon du monde » ou encore de « niveau ». Pourtant, si la description de Merleau-Ponty de la perception est convaincante et si Merleau-Ponty est proche de nous dire en quel sens nous sommes corps, en tenant l’expérience de la réversibilité du sensible pour une expérience ultime du sens du rapport relationnel, le sujet de la perception reste compris dans une perspective dualiste qui condamne définitivement la caractérisation du percevant à des termes irréconciliables, contradictoires. Pourtant, lorsque Merleau-Ponty relie le « pouvoir d’accéder au monde » du corps au fait qu’il peut « m’empêcher de percevoir » 32 , Merleau-Ponty est sur le point de formuler la véritable problématique du corps propre, de rendre compte de l’autonomie du rapport lui-même, c’est-à-dire de la phénoménalité, et ainsi de proprement spécifier la nature ontologico-existentielle du corps. C’est, en tout cas, le sentiment qui se dégage de la description de Merleau-Ponty du rapport perceptif lorsque sur une même page est écrit que « la perception nous fait assister à ce miracle d’une totalité qui dépasse ce qu’on croit être ses conditions ou ses parties, qui les tient de loin en son pouvoir, comme si elles n’existaient que sur son seuil et étaient destinées à se perdre en elle » 33 et que donc « tout se passe (…) comme si l’accès au monde n’était que l’autre face d’un retrait, et ce retrait en marge du monde une servitude et une autre 32 33 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 24. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23. 34 expression de mon pouvoir naturel d’y entrer » 34 . Mais ce qui ne fait que transparaître au niveau de la description de la perception se dissipe au niveau de la détermination du sujet de la perception comme touchant/touché. Aussi, si d’un côté Merleau-Ponty est sur le point de rendre compte du rapport au/du monde sans opposition, de renouveler le sens de la philosophie de la perception en comprenant la perception elle-même comme une relation d’ensemble qui se constitue de la corporéité du percevant par quoi la relation transcendantale est intérieure au rapport lui-même, de l’autre, ce rapport apparaît comme une unité du touchant et du touché, c’est-à-dire finalement une unité de la conscience et de son objet. Or si, comme le montre Merleau-Ponty en reconnaissant le sens de l’incarnation du percevant, la relation de transcendance se structure elle-même, se compose de « mon corps » comme corps du monde au sein du monde, la philosophie se trouve alors libérée de la constitution positive du rapport du corps au monde de sorte que ce qui du percevant l’amène à être en rapport au monde n’est pas ce qui comme tel ordonne la structure du rapport relationnel. Dans cette perspective, la profondeur de l’hypothèse de la perception pure est de dédoubler la question de la relation du percevant au monde, de faire d’abord état d’un rapport entre les seules images – respectant ainsi la phénoménalité qui seule justifie le sens problématique de la question du corps propre – pour reprendre la question à partir du mode d’être propre à une image, reprise qui ne vise pas à expliquer le rapport de transcendance comme tel puisqu’il se compose toujours déjà de « mon corps », mais qui vise à expliquer que le percevant, perceptible comme tout étant du monde, se distingue des autres mondains en tant qu’image. Or, en identifiant les deux aspects de cette même question, Merleau-Ponty en vient à définir le percevant comme un « prototype de l’Être », à commettre au fond le travers de la philosophie de la conscience qui pense le rapport à comme un rapport bâti par un sujet (incarné). Entendu comme un « sensible exemplaire » pris dans l’ordre du sensible, le percevant n’est pas véritablement pensé pour lui-même comme si le percevant et le perçu pouvaient l’un et l’autre être dit en leur vérité propre en les rapportant toujours à ce qui leur est commun, à savoir le rapport de perception. Merleau-Ponty s’enfonce dans ce qui leur est commun 34 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23. 35 pour penser leur différence et, de ce fait, c’est en restant dans le cadre conceptuel d’une philosophie de la perception que le percevant est caractérisé 35 . L’expérience du corps propre apparaît comme un problème parce qu’elle se donne comme un « singulier rapport » qui, abordé à partir du sujet de la perception lui-même, se présente à l’esprit comme une « ambiguïté », s’exprime contradictoirement. En revanche, vu à partir du sujet de la perception, en tant que le percevant est lui-même du monde, le rapport de l’expérience s’énonce comme un paradoxe dont la formulation philosophique, problématique, ouvre une investigation neuve à propos de la structure de la relation d’appartenance du percevant au monde. On le sait, le sujet de la perception est lui-même inscrit au sein du champ perceptif dont il est le centre. Le percevant est du côté du monde dont il est une partie. Or, en étant perceptible à lui-même comme à l’autre, le sujet de la perception est lui-même sujet à la condition de l’expérience perceptive (au sein de laquelle le monde se déploie) qu’il polarise. Le sujet de la perception est enveloppé par ce qu’il centralise. Le déploiement du monde est ainsi aussi le sien et, de ce fait, la polarisation de l’expérience perceptive est déterminable comme une individuation du monde lui-même. Du côté de ce dont il est une partie, appartenant et polarisant ce qui le dépasse, comment le percevant peut-il impliquer ce qui l’enveloppe ? Comment une relation d’appartenance peut-elle être constitutive d’elle-même ? Comment une image peut-elle être en rapport à l’ensemble des images ? Comment la partie peut-elle être en relation au Tout alors même qu’elle est du Tout ? Comment un « apparaissant », pour reprendre la dénomination de Patoĉka, peut-il être le sujet de l’apparaître ? Comment celui qui ne peut avoir une position de survol sur le monde peut-il en être le sujet ? On le voit, le paradoxe réfère au renvoi intérieur de l’expérience à elle-même, au fait que le sujet au monde est du monde. Autrement dit, la problématique du corps propre se signifie comme une relation paradoxale de la partie-sujet du Tout au Tout qui, à première vue, remet totalement en cause la division de la conscience et de la nature. Un tel paradoxe appelle en somme une redéfinition de la question du corps propre en considérant le sens d’une appartenance où le percevant n’est pas « dans » le monde puisque le percevant est 35 En traitant plus spécifiquement du phénomène de la réversibilité du sensible dans la partie A) 1.1.3, nous essaierons de saisir l’unité, la cohérence et les conséquences de l’attachement de Merleau-Ponty à la philosophie de la perception. 36 du monde. La dualité de l’expérience du corps propre ne peut justifier, par elle-même, la distinction de l’intériorité et de l’extériorité mais doit, au contraire, orienter la phénoménologie vers le sens d’une relation sur laquelle se fonde et se déploie précisément une telle alternative. Or, que le rapport de l’expérience apparaisse « paradoxale » à la réflexion n’annule évidemment pas le fait qu’elle figure un rapport effectif, spécifiant ainsi en mots l’unité duale de l’expérience. Si le problème est bien la structure d’un rapport qui s’exprime comme un paradoxe, un tel paradoxe n’en réfère pas moins au rapport dont la phénoménalité se structure car c’est seulement du point de vue du rapport lui-même que le rapport est déterminable, vient à l’expression. C’est du monde que le percevant est au monde. L’appartenance au rapport caractérise la structure du rapport lui-même qui, à la pensée, se présente comme un paradoxe. Le paradoxe n’est pas une caractérisation abstraite du réel au sens où il n’exprime pas un point de vue extérieur à l’expérience elle-même. Il s’agit ici, en quelque sorte, d’un paradoxe sans prémisse, le paradoxe d’un rapport qui n’est pas totalisable mais qui forme la totalité luimême et qui, de ce fait, n’aboutit pas à une contradiction ou à une opposition d’être (à moins de réduire la question du corps propre à celle du sujet). C’est la réalité qui est d’elle-même duale là où elle se fait rapport à, l’expression étant une forme modale de ce rapport à. Propre à la structure de l’expérience, le paradoxe apparaît dès lors que la description de l’expérience s’inspire de l’expérience elle-même, sans préjugé, sans voile ontique. Nous reviendrons évidemment en longueur sur ce point. Toute description/définition de l’être de l’expérience est renvoyée à l’expérience. Aussi, qu’est-ce que veut dire « avoir une expérience » ? Qu’est-ce que signifie « avoir une expérience » ? Dire par exemple que différents aspects de mon environnement perceptif et que certaines dimensions de ma vie psychologique qualifient et attestent ma certitude d’avoir une expérience, c’est peu dire à propos de l’expérience elle-même. Lister n’est pas définir. Néanmoins, le fait même de dire que « j’ai une expérience » révèle une dimension fondamentale de l’expérience en ce sens que l’effectivité du mode d’avoir qualifie, par définition, un mode relationnel. Aussi, dire que « j’ai une expérience » revient à dire que je me situe moi-même en relation avec ce dont j’ai l’expérience. Or, être-en-relation-à signifie, par définition, être-à-distance-de puisqu’un 37 mode relationnel, quel qu’il soit, implique les termes qui le définissent comme relation et, par conséquent, ce dont j’ai l’expérience se figure comme l’expérience même en ce qu’il constitue une référence effective constante pour le sujet, en ce qu’il n’est déjà plus précisément sur le seul mode de l’avoir. En effet, mon expérience est définissable comme mon expérience et l’expérience en raison du fait que je m’inscris moi-même dans une relation de distance avec elle. C’est dire que ce dont j’ai l’expérience est situé comme je me situe moi-même à titre de sujet de l’expérience. La distance étant constitutive de l’être de l’expérience, l’expérience s’offre comme un monde en impliquant les termes qui la composent, à savoir le sujet de l’expérience et ce dont j’ai l’expérience. La distance semble ouvrir un monde et en comprendre les dimensions, elle semble être du monde. Comme mode relationnel, l’expérience n’est pas identifiable à une expérience frontale et totale à ce dont j’ai l’expérience. Une telle expérience s’évanouirait à titre d’expérience. Par suite, si un état de coïncidence avec ce dont j’ai l’expérience peut être nommé une expérience pure, un tel état n’est pas toutefois assimilable à celui de l’expérience qui, en tant qu’expérience, est un rapport à. D’un autre côté, la distance composant l’expérience s’anéantirait comme distance si elle n’était pas la mesure possible d’une proximité opérante. Au niveau même de l’expérience, la distance porte une proximité comme la proximité porte une distance. Ainsi, la distance réfère au « à » du être-en-relation-à et la proximité réfère au « avec » du être-en-relation-avec de telle sorte que la relation d’inhérence entre la distance et la proximité traduit comme telle la factualité de l’expérience même. Il s’ensuit qu’être-en-relation-à signifie être-en-relation-avec, et inversement. Cette interrelation signifie que l’expérience est toujours l’expérience de quelque chose et de quelqu’un. Partant, l’expérience est expérience comme mode relationnel, c’est-à-dire qu’elle implique les dimensions qui lui sont constitutives : l’expérience se réfère indistinctement à elle-même en se référant à ses dimensions propres, c’est-à-dire à ses pôles subjectif et objectif. Autrement dit, l’expérience en tant qu’expérience est et se constitue elle-même en manifestant, d’une manière unitaire, le sujet de l’expérience et ce dont j’ai l’expérience. C’est pourquoi l’expérience se constitue elle-même comme relation de transcendance permettant une relation à sans se dissoudre elle-même comme relation. Encore une fois, l’expérience est en étant expérience de quelque chose, c’est-à-dire en se maintenant elle-même dans l’extension d’une 38 articulation irréductible de distance et de proximité qui spécifie l’ordre relationnel à proprement parler. Or, puisque l’expérience est en se polarisant, en étant d’une manière concomitante une référence à l’objectif et au subjectif, la corrélation entre la distance et la proximité, la transcendance et l’immanence, rend compte et caractérise la corrélation d’être entre le fait d’avoir l’expérience de quelque chose et le fait d’être présent à quelque chose. L’expérience se manifeste donc comme un « écart » qui situe en rapport le sujet de l’expérience et ce dont j’ai l’expérience. Un écart qui n’est pas entre eux mais un écart qui enveloppe et porte les termes de l’expérience elle-même et, de ce fait, l’expérience n’est pas autre chose que cet écart effectif. Un écart faisant que l’expérience ne perd pas son inhérence à un sujet, ce dont j’ai l’expérience sa transcendance et son opacité. Un écart laissant l’expérience ouverte à elle-même, ouverte à une certaine indétermination ou modulation puisqu’elle n’est ni localisée ni un invariable mais est en se positionnant toujours comme relation, c’est-à-dire, comme étant constamment sujette à des variations ou des déterminations. Aussi, un écart comme un mode qui fonde et structure l’être de l’expérience où l’expérience est toujours et indistinctement la manifestation de l’identité et de la différence. La polarisation de l’expérience, laquelle rapporte le fait d’être-en-relation-à au fait même d’être-en-relation-avec, empêche de soutenir une représentation verticale de l’expérience. La bipolarité propre de l’expérience s’opère toujours comme un fait de l’expérience elle-même. Les pôles de l’expérience font, dans leur polarisation même, l’ordre de l’expérience. Il y a expérience de parce que l’expérience est un mode relationnel qui se réalise comme relation de transcendance en impliquant et englobant à la fois le sujet de l’expérience et ce dont j’ai l’expérience. C’est donc parce que l’expérience est, en elle-même, mode relationnel que le sujet de l’expérience est lui-même une dimension de ce dont j’ai l’expérience. Le sujet de l’expérience est de l’expérience. Aussi, la structure de l’expérience comporte son pôle subjectif au sein même de ce dont j’ai l’expérience. Autrement dit, le mode d’avoir est d’une manière inhérente un mode d’être. Je ne peux pas « avoir une expérience » sans être moi-même présent au niveau même de ce dont j’ai l’expérience et, par conséquent, « avoir une expérience » est précisément « ce dont j’ai l’expérience ». 39 Voilà finalement ce qui peut se dire de l’expérience à partir de mon/l’expérience : « avoir une expérience », c’est être à « ce dont j’ai l’expérience », c’est-à-dire être sujet de ce qui n’est pas définissable comme un objet, de ce qui me transcende absolument ; « ce dont j’ai l’expérience » n’est pas fait de « choses », c’est ce milieu phénoménal, de présence, au sein duquel je suis en rapport ; « il y a quelque chose » et j’en suis présent, voilà « ce dont j’ai l’expérience ». Aussi, « avoir une expérience », c’est simplement êtreen-relation-à, à ce qui n’est pas déterminable en soi puisque j’en suis, à ce qui demeure irrémédiablement ouvert à mon/l’expérience. Une relation à que je suis mais que j’ai, c’est-à-dire qui n’est déjà plus mon propre : donc une relation à qui est mon appartenance à la relation, qui marque comme telle ma position au sein du monde et une direction vers le monde. Être et être-à, la structuration de l’expérience étant duale, mon/l’expérience n’est proprement définissable que de sa dualité même. Aussi parler de l’expérience, de l’expérience perceptive, de l’expérience du corps propre ou encore de mon expérience du monde, c’est toujours et nécessairement parler de mon/l’expérience à travers des termes contraires qui, annulant une opposition de sens, expriment une appartenance ontologique. Mais exprimée ou vécue, mon/l’expérience du monde est le monde de l’expérience : je ne suis pas à moi-même, à mon/l’expérience comme sujet extra-mondain. Ce à quoi j’assiste comme « corps propre » est indissociable du monde de mon/l’expérience qui, encore une fois, me situe en/par rapport au monde. Autrement dit, le monde de l’expérience est mon/l’expérience du monde 36 . Que le percevant au monde soit du monde signifie donc que le percevant et le monde sont les deux faces d’une même réalité, d’un même rapport. Il en découle que le problème de la transcendance est unique car la transcendance est toujours l’expérience d’une transcendance. Si en effet le problème de la transcendance est de savoir « comment je peux être ouvert à des phénomènes qui me dépassent et qui, cependant, n’existent que 36 Dire : « j’ai l’expérience de cette table », c’est limiter son attention, pour des raisons pratiques, à la table qui, à proprement parler, est une donnée individuelle parmi d’autres de mon expérience perceptive, donnée qui s’insère dans un ordre, l’expérience elle-même, qui me comprend. De même, je n’ai jamais l’expérience du « rouge » lui-même, mais du rouge de ce tapis de cette pièce, de quelque chose qui m’embrasse, c’est-àdire dont je suis le sujet et qui me dépasse de la manière dont je m’y rapporte. « Ce dont j’ai l’expérience » est précisément cet ensemble qui, paradoxalement, me comporte. 40 dans la mesure où je les reprends et les vis » 37 , alors la transcendance de « mon corps », du monde et la transcendance perceptive sont indiscernables. Il n’y a qu’une manière de comprendre le problème de la transcendance parce qu’il n’y a qu’un rapport au monde. Ce rapport n’est pas un rapport qui se retourne, qu’il est possible de tenir à distance ou de considérer de l’extérieur. C’est du monde même que la transcendance est et fait sens. La transcendance relève ainsi du rapport à, elle correspond à une dimension de l’expérience, à son inhérence à un qui et à un quoi. Autant dire que la transcendance est nécessairement du registre de l’expérience, que l’expérience (perceptive) du corps propre est indistinctement celle du monde 38 . La transcendance est l’écart que nous désignions comme l’espace d’être relatif au rapport à. Il n’y a donc pas l’expérience interne du corps propre et l’expérience externe du monde mais un seul et même tout qui s’organise comme un rapport de transcendance. Un rapport de transcendance qui résume la relation même du percevant au monde et qui renvoie l’empiricité du percevant à la transcendance du monde. Autrement dit, l’intra-mondanéité du percevant est constitutive de son rapport au monde, c’est-à-dire de la transcendance du monde en raison même de son appartenance au monde. La mondanéité du percevant est coextensive à la transcendance du monde, elle participe à la transcendance même du monde. C’est pourquoi la proximité est toujours distance, et inversement, que mon corps est référence réciproque du subjectif et de l’objectif. Le percevant au monde est du monde : de ce fait relatif à la structure de l’expérience dépend la véritable formulation de la problématique du corps propre. Il ne s’agit plus de se demander comment la subjectivité est à la fois partie du monde et principe du monde ni même comment le corps est à la fois sujet et objet. Il ne peut en être ainsi puisque la phénoménalité ne se réalise pas de deux pôles positifs, puisqu’elle est irréductible à l’une de ses dimensions. Il n’y a pas une ambivalence de l’expérience mais bien une dualité corrélative à l’expérience même. Or, la formulation de la problématique du corps propre rejoint la structure propre à l’expérience lorsqu’elle suit les traits de 37 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 417. Cela signifie que l’expérience vécue du corps propre n’est pas une expérience autonome, qui s’apparaît à elle-même indépendamment de toute chose. Le vécu comme expérience est absolument indissociable de ma présence au monde comme totalité. 38 41 l’expérience elle-même. Ainsi, loin de la bipolarité cartésienne et en ajustant précisément ses mots sur la ligne d’articulation de l’expérience, E. Straus écrit dans Du Sens des Sens : « nous sommes une partie du monde et pourtant nous sommes en relation avec l’ensemble du monde » 39 . La problématique de l’expérience du corps propre trouve ici une formulation paradoxale – la contradiction apparaît lorsque ce même rapport est formulé et articulé en fonction de et à partir du sujet de la perception – parce qu’elle rapporte une situation relationnelle d’ensemble du percevant au monde. Or, exprimé plus formellement, ce rapport global devient celui de la partie-du-Tout au Tout comme Totalité. La problématique de la question du corps propre, donc la problématique de l’expérience, revient alors à comprendre le sens et la possibilité d’un rapport effectif de la partie au Tout. Il y a une problématique car le paradoxe du corps propre est celui d’un rapport de totalité qui n’est pas observable pour lui-même. Aussi dépasser l’alternative des points de vue antinomiques de l’en soi et du pour soi, de l’intellectualisme et de l’empirisme, de l’idéalisme et du réalisme, c’est pour nous remonter à l’expérience à partir du sens de la structure qui la structure. Il nous faut ainsi saisir le sens du relationnel qui structurellement implique la partie au Tout où la partie est du Tout. Autrement dit, il nous faut rompre avec l’opposition ontologique de la conscience et de la chose, qui manque à la fois le phénomène du corps et l’être du monde pour penser le sens d’une appartenance dont se compose la phénoménalité. Penser ce lien de la partie du Tout au Tout reviendra à penser les conditions du rapport relationnel, de la manière dont l’expérience se manifeste et s’organise, à penser enfin comme corrélative la structuration de l’expérience et le sens d’être de l’étant référent de l’apparaître. Si le percevant est bien de l’omnitudo realitis, le sens de son appartenance au monde et l’individualité ontologique du percevant – car bien que du monde le percevant est au monde – sont les deux moments d’un même problème : la possibilité même de tout rapport à, possibilité que la philosophie, prenant le point de vue du sujet (incarné) ne pouvait rendre intelligible. 39 Straus, Erwin, Du Sens des Sens, trad. de G. Thines et J.-P. Legrand, Éditions Jérôme Millon, 1989, p. 331. 42 A.1.1.2) Dualité et dualisme. Lorsque la première phrase écrite par Merleau-Ponty dans La structure du comportement annonce que « notre but est de comprendre les rapports de la conscience et de la nature » 40 et que la première phrase écrite par Bergson dans Matière et mémoire avance que « ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire » 41 , il y a là exprimé, au-delà de la coïncidence, un projet philosophique commun qui porte sur l’expérience et dont les termes apparaissent finalement comparables. Merleau-Ponty et Bergson ne se rejoignent pas seulement ici sur le fait qu’ils traitent d’un même problème mais aussi à travers le fait que ce problème est pour l’un et l’autre celui d’un « rapport » ou, plus exactement, sur le fait que, pour Merleau-Ponty et Bergson, la notion de « rapport » a au fond un sens identique. Si Merleau-Ponty et Bergson s’accordent sur la nécessité de penser à nouveau le rapport constitutif de l’expérience, cette nécessité est fondée sur le rapport de la conscience et de la nature pour Merleau-Ponty, de l’esprit et de la matière pour Bergson. Le sens du rapport de la conscience et de la nature ou de l’esprit et de la matière résultera alors de ce que l’on entend par conscience et nature, par esprit et matière. Il n’est donc pas surprenant que Bergson, attestant de la « réalité » de l’esprit et de la matière, ait recours à un troisième terme, la mémoire, comme liant définitionnel commun à la matière et à l’esprit, liant représentant alors ce « rapport » luimême. Ici, le « rapport » est donc à rechercher, à re-trouver. Pensé comme un rapport de correspondance pour Bergson, le « rapport » est finalement pensé sur une différence d’être : la mémoire sait se tendre ou se détendre pour se faire esprit et/ou matière. Pour Merleau-Ponty, le corps propre est toujours pour une conscience, c’est-à-dire est objet et sujet, et si le mystère demeure, il faut alors chercher « la solution dans le rapport du corps à lui-même : c’est là qu’il est touché-touchant » 42 . Chez Bergson et Merleau-Ponty, le « rapport » est ainsi articulé, d’une manière ou d’une autre, au niveau même du sujet et implique, par conséquent, des plans d’être contraires, opposés. Le sujet est ainsi le lieu 40 Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, 1990, p. 1. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du centenaire, 5ème édition, 1991, p. 161. 42 Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Col. traces écrites, Paris, 1995, p. 285. 41 43 d’une unification, synthétise les différences. Pour Bergson et Merleau-Ponty, le rapport lui-même est un sujet, le sujet est rapport, comme si le sujet de la perception n’apparaissait pas lui-même soumis à ce rapport, ce qui en effet, reconnu pleinement le fait de l’appartenance du percevant au monde, exclut de comprendre le « rapport » comme un point d’équilibre, un entre-deux ou une déhiscence. Ainsi en pensant le « rapport », c’est-à-dire le problème lui-même, à travers le rapport de l’esprit et de la matière, de la nature et de la conscience, on en vient à définir le « rapport » sans le prendre lui-même pour thème alors qu’il devrait être la mesure de notre définition de ce que peut vouloir dire « conscience », « esprit », « matière » et « nature ». Or, penser le « rapport » comme le rapport du sujet à l’objet, c’est d’emblée s’engager dans un lignage philosophique cartésien et, dès lors, se rendre la tâche de penser l’expérience et ses « déformations cohérentes » difficile. Autrement dit, le sens du rapport qui se dégage des textes de Merleau-Ponty et de Bergson est celui de l’union de l’âme et du corps. Il est ainsi significatif que Merleau-Ponty et Bergson aient d’abord à situer leur position philosophique respective par rapport aux orientations philosophiques qui se forment des distinctions cartésiennes, à savoir l’ « empirisme » et l’ « intellectualisme » pour Merleau-Ponty, le « réalisme » et l’ « idéalisme » pour Bergson. Mais si cet héritage est soumis à une investigation philosophique critique qui, pour Bergson, aboutira à une redéfinition des termes du problème de l’expérience et, pour Merleau-Ponty, à la nécessité de dépasser les termes en lesquels l’expérience est comprise par la tradition, ni Bergson ni Merleau-Ponty ne parviendront à s’affranchir complètement de l’empreinte de Descartes. Il ne suffit pas de gérer les distinctions métaphysiques du passé d’une façon non métaphysique pour les défaire de leur dimension métaphysique. La dualité de l’expérience du corps s’atteste comme une ouverture irréductible du sujet au monde. Elle est irréductible car le sujet de l’expérience ne peut avoir à l’égard de l’expérience un rapport d’extériorité. Du fait même de cette irréductibilité, le subjectif est toujours déjà un terme objectif de l’expérience et inversement. Aussi, la négation de cette dualité à partir d’un de ses termes constitutifs implique en même temps l’institution d’un rapport d’extériorité radical entre l’objet et le sujet et la réduction de l’objet au sujet, ce qui est contradictoire. Autrement dit, la réduction du rapport d’inhérence propre à 44 l’expérience au nom du sujet entraîne d’emblée l’adoption à la fois de l’exclusion de l’expérience et sa reconnaissance, ce qui est, encore une fois, contradictoire. Il y a là une contraction indépassable, la pensée est toujours ramenée à la factualité de l’expérience car le point de départ du dualisme ne peut être que l’expérience elle-même. Le dualisme ne peut se constituer qu’en adoptant l’expérience pour point de départ de telle sorte qu’une fois établie comme dualisme, comme opposition substantielle du sens et du fait, c’est-à-dire une fois que la contradiction dualiste est réalisée, l’expérience devient impensable. Le dualisme théorique doit assumer le fait que la relation sujet-objet puisse équivaloir à l’un de ses termes, ce que l’expérience dément en tant que fait relationnel. Le dualisme substantiel est intenable car la contradiction qu’il développe, visant pourtant à rendre compte de l’ordre de l’expérience, est contredite par l’expérience elle-même. C’est dire que le problème du dualisme est de vouloir penser une relation sans correspondance, une relation qui ne soit pas relationnelle. Au moment même où l’expérience est rejetée, elle réapparaît : réduite à l’unité vécue ou représentationnelle de l’expérience, l’unité de l’expérience se rappelle à la vie solipsiste du sujet dont l’existence mondaine résiste à la réduction de la sphère aperceptive de l’ego. Si le dualisme se fonde sur une expérience, sur l’adhésion naturelle à l’expérience de soi par soi, conçue comme une relation de connaissance, il est finalement réfuté par un retour de l’expérience elle-même qui reconduit le sujet à l’expérience même du corps propre, du corps mien. Le dualisme sujet-objet qui conduit à penser la relation au monde sans lieu et sans lien n’échappe pas à l’irréductibilité de mon expérience et, de ce fait, de sa radicalité même, le dualisme participe à une revalorisation ontologique de l’expérience. Autrement dit, l’impasse théorique du dualisme, l’impossibilité de comprendre ou de réconcilier les oppositions de la pensée objective entraîne une réhabilitation de l’expérience sur laquelle se construit l’antithèse idéaliste, l’empirisme. L’idéalisme qui identifie l’unité du rapport au monde à l’unité transparente de l’ego dégage le champ d’un point de vue contraire. Or, ce point de vue antinomique ne cherchera pas tant à redéfinir le sens de l’expérience qu’à neutraliser la notion de subjectivité constituante. Au lieu de remettre en cause l’ontologie idéaliste pour ouvrir le « rapport » à une nouvelle intelligibilité en prenant pour point de départ ce qui ne peut se donner que par elle-même, l’expérience, l’empirisme adopte une 45 position symétrique à la pensée d’entendement en renversant l’ordre du rapport du primat ontologique du sujet sur le monde. Ce renversement revient alors à l’inversion de la problématique idéaliste : si parvenu à l’idée qu’il n’y a rien de plus dans la réalité que ce qui apparaît à la conscience, l’idéalisme doit rendre compte de la possibilité du rapport de connaissance, en revanche, l’empirisme situant le sujet au sein de la nature, comprise sur un mode réaliste, doit à son tour rendre compte du rapport de connaissance, du fait même que le rapport au monde puisse se composer de la possibilité de l’objectivation. D’un côté, l’idéalisme a à justifier de la transcendance du monde, de l’autre, l’empirisme a à élucider le fait de la provenance mondaine de la pensée. Autrement dit, le point de départ de l’un est le point d’arrivée de l’autre, le point d’achoppement de l’un est le présupposé de l’autre. Le retournement de la problématique du rapport du sujet au monde n’offre donc pas une solution comme tel, il montre toutefois qu’il y a deux manières de penser la même réalité, que prise pour elles-mêmes elles s’excluent. Il exprime donc surtout une vérité sur une opposition qui n’advient comme telle qu’en tenant l’expérience pour juge. Aussi, si, comme le dit Merleau-Ponty, l’idéalisme a raison contre l’empirisme et l’empirisme a raison contre l’idéalisme, ce n’est qu’à l’aulne de la phénoménalité. Bien que suivant des chemins antagonistes, l’idéalisme et l’empirisme usent de l’expérience phénoménale à la fois pour se construire et comme témoin du contresens de la position adverse. Ainsi, la dualité de l’expérience du corps propre a donné lieu à deux types de formulation du rapport du sujet au monde, à deux « systèmes de notation » 43 qui, à travers leur opposition dogmatique, affirme l’unité irréductible de l’expérience, c’est-àdire l’impossibilité de dépasser la structure duale de l’expérience. Rompre avec le dualisme métaphysique ne veut pas dire nier la dualité de l’expérience mais penser le sens d’une dualité unitaire, d’une dualité qui ni ne peut se dissoudre ni se décomposer, c’est-à-dire d’une dualité relationnelle. Dès lors, en effet, « prendre la mesure de la « diplopie » ontologique revient à dégager une vérité de l’unité contre l’opposition, mais de telle sorte qu’au sein de cette unité la vérité de l’opposition demeure » 44 . Une unité qui ne naît pas d’une « union », une unité qui plutôt se différencie d’elle-même pour se constituer comme rapport relationnel. Une unité qui se réalise d’elle-même, qui devient 43 44 Bergson, Henri, L’énergie spirituelle, P.U.F., Édition du centenaire, 5ème édition, 1991, p. 961. Barbaras, Renaud, De l’être du phénomène, Éditions Jérôme Millon, 2001, p. 107. 46 elle-même en advenant à elle-même parce qu’elle n’est pas isolable en soi, parce qu’elle est un tout. Une unité enfin qui, comme rapport de/à soi, c’est-à-dire comme rapport totalitaire, forme la réalité bipolaire de l’expérience elle-même. Pour comprendre que le rapport au monde puisse être une auto-référence se faisant, il nous faut d’abord reprendre le chemin de l’entreprise cartésienne, un cheminement qui dépossède le sujet de son corps mais qui, pour se faire, présuppose une certitude tacite du monde. Du dualisme cartésien peut se lire non seulement le développement de la philosophie moderne mais aussi la manière dont s’opère la décomposition de l’expérience. C’est précisément ce processus qui nous intéresse car il nous renverra à la vérité de l’expérience phénoménale et à la manière dont l’être du corps est écarté tout en représentant un chaînon implicite de l’ « ordre des raisons ». Il ne s’agit donc pas pour nous de resituer les Méditations métaphysiques dans l’architecture systématique de connaissance de l’œuvre de Descartes. L’explicitation de la continuité et de la cohérence totale de l’entreprise cartésienne dépasse infiniment notre intention qui se limite à l’examen de la méthodologie cartésienne de la validation des connaissances objectives claires et distinctes. Ce n’est pas tant la doctrine du texte des Méditations métaphysiques qui structurera notre propos que l’examen des conditions qui rendent possible, pour Descartes, la connaissance certaine de la vérité. Provisoire, la méthodologie du doute a pour but l’établissement du fondement indubitable de la connaissance à partir duquel, suivant un ordre analytique, le savoir se constituera en totalité d’une manière aussi irrécusable que patente. Le doute est un préalable nécessaire à la constitution de la vérité en ce sens que de son application même découle la première des certitudes, le cogito. À ce titre, l’exercice du doute appartient pleinement au dispositif de connaissance sans lequel la philosophie ne pourrait « établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » 45 . Pour Descartes, douter signifie rejeter du champ de la connaissance tout ce qui se présente comme incertain, si minime que puisse être mon incertitude. Seront ainsi tenues pour fausses toutes les choses qui suscitent le moindre doute. La radicalité même du doute en détermine le caractère méthodologique puisque tant que le doute n’est pas radicalement impossible, la 45 Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 57. 47 pratique du doute se poursuit. Ce qui résistera au doute pourra dès lors être légitimement reconnu pour vrai. La certitude ainsi obtenue sera certaine d’elle-même. Il n’est toutefois pas utile que mes « opinions » subissent individuellement l’examen du doute puisque la revue de leur fondement est assez pour juger de leur véracité ou de leur fausseté. Le premier principe de connaissance auquel s’applique le doute méthodique est celui des sens. Si l’on pense communément et spontanément que la connaissance procède et puise sa nature des sens, Descartes dénie aux sens la qualité de « connaissance » en vertu de l’indice de sélection correspondant à l’expérience du doute, au moins lorsque le doute est naturel. Annexant toutes les choses sensibles au doute, le doute enveloppe l’existence des choses matérielles comme mon corps : « (…) encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? » 46 . Si l’évidence factuelle des donnés mondaines des sens est ainsi questionnée au nom de l’illusion perceptive, pour surmonter l’expérience du corps propre qui se donne sans point de vue, Descartes invoque plus loin l’argument du rêve, l’argument des Sceptiques, les perceptions sensibles et actuelles ne pouvant être en effet que des rêves. Cependant, pour qu’une chose extérieure puisse nous apparaître comme une illusion, l’illusion ne peut être le propre de la chose elle-même, ce qui nous empêcherait autrement de la reconnaître comme une illusion. Autrement dit, l’illusion m’apparaît et ne peut m’apparaître que parce que celle-ci advient ou se dissipe comme illusion. Aussi, par exemple, à la faveur d’un mouvement, l’illusion se trouve dépassée, mais cet écart ne me laisse pas un vide. Il me faut un certain recul pour voir une illusion, du temps également. De plus, si la chose sensible se décline comme une illusion, sa présence n’est pas pour autant niée. L’illusion se réalise donc d’une vérité perceptive qu’elle n’annule pas de sorte qu’elle en est une possibilité. Il y a littéralement une apparition de l’illusion, laquelle apparaît en étant toujours un thème de la perception qui la détermine comme illusion. La reconnaissance 46 Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 59. 48 de l’illusion est une reconnaissance perceptive, c’est-à-dire que l’illusion est elle-même un donné de l’expérience perceptive. Ainsi, en résumé, « lorsqu’une illusion se dissipe, lorsqu’une apparence éclate soudain, c’est toujours au profit d’une nouvelle apparence qui reprend à son compte la fonction ontologique de la première. (…). L’éclatement et la destruction de la première apparence ne m’autorisent pas à définir désormais le « réel » comme simple probable ; puisqu’ils ne sont qu’un autre nom de la nouvelle apparition, qui donc doit figurer dans notre analyse de la dés-illusion. La dés-illusion n’est la perte d’une évidence que parce qu’elle est l’acquisition d’une autre évidence » 47 . Comme phénomène perceptif, l’illusion revient à une dimension réelle et inhérente du rapport perceptif au monde, une modalité possible de l’expérience qui atteste de son appartenance au même monde comme tout évènement perceptif. De fait, que l’illusion perceptive ait été d’abord réelle, qu’elle puisse aussi se dissoudre empêche de la tenir pour fausse ou improbable et sans contexte. Or, puisque pour Descartes l’expérience perceptive ni ne métamorphose ni ne rectifie elle-même l’illusion, puisque l’illusion est une illusion de l’expérience sensible, le rejet du sensible dans sa totalité impose l’introduction du rêve, c’est-à-dire d’une illusion généralisée qui puisse alors justifier de l’exclusion des choses sensibles extérieures et de l’expérience du corps propre du champ de la certitude inébranlable. En effet, comment pourrions-nous « nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi » à moins de considérer cette expérience même comme une pure illusion ? Il n’y a pas de demi mesure possible pour mettre en doute l’expérience. Si Descartes est en mesure de refouler la perception extérieure en prenant cette même perception pour témoin, en revanche, une telle démarche apparaît inapplicable au niveau de l’expérience du corps propre. C’est pourquoi Descartes se réfère au plan du rêve qui, pour lui-même et au même titre que l’expérience perceptive, est un absolu, c’est-à-dire qui se vit d’un seul point de vue, celui du possible et du réel, celui en l’occurrence, du rêveur. Ainsi, le vivre d’expérience, parfois rêve, parfois veille, ne résiste pas au doute. Cela dit, pour pouvoir opposer la veille au rêve et inversement, il faut déjà avoir pu distinguer le rêve de la veille, il faut avoir déjà le sens de cette distinction pour en tirer 47 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 62. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 49 une opposition et un rapprochement. Autant dire que la distinction est déjà faite avant d’être discutée. Nous ne pourrions ainsi reconnaître le rêve si nous ne pouvions le discerner de la veille. Si je puis vivre le rêve, je ne puis vivre le rêve pour lui-même en rêvant, c’est-à-dire que le rêve ne peut lui-même se prendre pour thème du rêve. Le rêve ne peut donc se vivre comme la veille, à moins d’être un rêve qui, se laissant introduire par le monde, est ramené à l’état de veille. Mais, du point de vue du doute méthodique, il n’y a « point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil » 48 . Cette conclusion est d’autant plus surprenante qu’elle ne se fonde pas sur une discussion portant sur la possibilité de l’identification du rêve et de la veille, mais sur le témoignage de la mémoire. Ainsi, écrit Descartes, « (…) ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci (l’état de veille). Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions » 49 . Entre le rêve et la veille, Descartes insère le souvenir du rêve pour permettre la production du doute. Comment Descartes peut-il croire à la véracité de son souvenir sinon en le situant implicitement par rapport au présent, c’est-à-dire par rapport à l’état de veille ? Or, l’état de veille n’est-il pas lui-même sujet au doute, n’est-il pas lui-même une « illusion » ? Dès lors, comment ne pourrions-nous pas tenir le contenu de mon souvenir comme possiblement invalide ? En dehors du fait que le souvenir n’est souvenir que du présent et est, par conséquent, « douteux », notre mémoire n’est-elle pas pour elle-même parfois faillible ? Notre mémoire ne nous a-t-elle jamais porté à croire le faux pour le vrai ? De plus, puisqu’il n’y a « point d’indices concluants » manifeste entre le songe et la veille, qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de croire que, certain d’être éveillé, je rêve pourtant que « je me ressouviens d’avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions » ? Et si je devais en douter, je peux même penser que je me ressouviens du rêve de me ressouvenir « d’avoir été souvent trompé » sans obtenir de l’évocation de ce souvenir un moyen de penser qu’il n’y a pas de « marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil » puisque le fait même de se ressouvenir peut être celui du rêve et, par conséquent, le ressouvenir du 48 49 Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 61. Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 61. 50 ressouvenir n’est pas non plus une garantie de la certitude de mon état de veille. En somme, à travers la convocation du souvenir, Descartes annule non seulement le pouvoir suspensif du doute, mais ne pensant pouvoir ne pas se savoir ou songeant ou éveillé, il expose la méthodologie du doute à un arbitrage. En effet, dans la mesure où la confusion est générale, c’est-à-dire invérifiable, l’application du doute, qui nécessite le recours à notre mémoire, apparaît maintenant injustifiée à moins peut-être… à moins peut-être d’abandonner le plan du fait pour celui du droit, à moins d’abandonner nos représentations données, apparemment trompeuses, pour déterminer les conditions essentielles et propres de toute représentation possible, réelle ou imaginaire. S’il n’y a « point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil », en revanche, que je rêve ou que je veille, mes représentations se forment de constituants nécessaires qui échappent au vertige du doute. Le raisonnement de Descartes va alors de nos représentations particulières, dont le statut est indécidable, aux éléments constitutifs de nos représentations, c’est-à-dire pour Descartes du complexe au simple, du composé à l’indécomposable : « (…) pensons que peut-être nos mains, ni tout notre corps, ne sont pas tels que nous les voyons. Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux et des peintures, qui ne peuvent être formées qu’à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable ; et qu’ainsi, pour le moins, ces choses générales, à savoir, des yeux, une tête, des mains, et tout le reste du corps, ne sont pas des choses imaginaires, mais vraies et existantes » 50 . Nos représentations en général sont de nature équivoque, imaginaire et, de ce fait, contingente en tant que composition qui, par définition, implique des constituants plus simples et plus généraux qui eux, du fait même de leur simplicité, sont incontestables et véritables. D’un côté, nos idées composées forment des connaissances relatives que parce qu’elles sont des compositions. D’un autre côté, les éléments composant ces idées étant simples et indivisibles, ils s’excluent eux-mêmes de l’arbitraire des compositions et, dès lors, sont tenus pour véritables. Ainsi, si peu douteuse que puisse être une idée composée, elle devra son obscurité au fait même qu’elle est une composition. Mais ces « choses générales » que sont les yeux et les mains sont cependant pour Descartes elles-mêmes des 50 Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 61. 51 idées composées d’éléments plus simples et plus généraux qui, par là même, se dérobent à l’incertitude possible de la composition. Ces « choses encore plus simples et plus universelles, qui sont vraies et existantes, du mélange desquelles, (…), toutes ces images des choses qui résident en notre pensée, soit vraies et réelles, soit feintes et fantastiques, sont formées » sont l’étendue, la quantité, le nombre, le lieu et le temps qui, à titre de composants simples et universels correspondent aux conditions nécessaires de toute composition possible. Étant le ce sans quoi une idée, réelle ou non, ne peut se constituer, ces natures absolument « simples et générales » échappent, par définition, au doute. L’impossibilité de douter résulte de l’impossibilité même de poursuivre la décomposition de nos idées. Descartes sort ainsi du doute naturel en passant du complexe au simple, ce dernier tirant son évidence de lui-même. Les idées sont alors considérées dans leur réalité propre « sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature, ou si elles n’y sont pas » 51 . Aussi, que je dorme ou bien que je veille, les idées indécomposables restent ce qu’elles sont, c’est-à-dire des vérités irréductibles. À ce stade des Méditations métaphysiques, la distinction entre les sciences coïncide avec la différenciation entre les idées : les sciences de la nature, comme la physique et l’astronomie, qui dépendent de leur objet dépendent donc de la considération d’idées composées et les sciences objectives, comme l’arithmétique et la géométrie, qui dépendent de nécessités formelles dépendent d’idées simples. Aussi, le passage de nos idées à leur condition de possibilité est le passage de l’existant à l’existence pensable. De la mise en valeur des éléments premiers de nos représentations, Descartes spécifie les idées de l’endentement et introduit dès lors une distinction entre le constituant et le constitué qui préfigure la distinction ontologique de l’âme et du corps. L’entendement trouve donc en lui-même les idées par lesquelles il (se) pense, c’est-à-dire les idées qui se donnent en une intuition claire et distincte. Par là, seul l’entendement peut percevoir la vérité car la vérité lui est consubstantielle. L’application du doute méthodique limite l’ordre de la connaissance vraie à l’intuition de l’entendement par/de lui-même. Les idées de l’entendement existent donc en soi et, c’est pourquoi, l’illusion du rêve n’altère pas la connaissance intuitive des vérités certaines que les vérités mathématiques exemplifient le mieux et, en effet, « soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre 51 Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 63. 52 de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés » 52 . En résumé, le doute sur l’existence des choses matérielles a entraîné la certitude de l’existence des idées claires et distinctes. Pour Descartes, seule la certitude engendre de la certitude. À la fin de la première méditation cartésienne, si l’existence du monde demeure indéterminée, malgré notre inclination naturelle à adhérer à l’existant, en revanche, l’existence objective des idées simples que constituent les idées inhérentes à l’acte de penser apparaissent comme vraies et immuables. Cependant, une certitude de cette nature demeure vulnérable car il est possible de vouloir en douter. Du fait même que je puisse vouloir douter de ce qui se présente à moi comme nécessaire et certain est suffisant pour suspendre totalement notre jugement, notre croyance en la certitude de ce qui est pourtant certain. De cette possibilité même naît l’hypothèse du « malin génie », un doute qui ne se fonde plus sur l’existant pour se justifier mais sur un pouvoir « malin » à la hauteur de notre volonté de douter de l’indubitable et qui peut vouloir que « je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela » 53 . Dans la mesure où ce sont les vérités d’entendement qui sont soumises à l’action du doute, le sens du « doute métaphysique » excèderait sa portée méthodologique s’il ne devait être considéré pour lui-même, c’est-à-dire comme révélateur d’une pensée et de ma pensée. Puisque la radicalité et l’universalité du « doute hyperbolique » annulent son applicabilité, l’objet du doute métaphysique est le doute lui-même, c’est-à-dire la relation interne et d’inhérence entre le doute et ma pensée. En effet, le fait de douter du réel et du possible met en valeur la condition même du doute, à savoir l’existence de ma pensée. En d’autres mots, le rapport entre le doute et ma pensée est celui de la pensée à elle-même si bien que douter du monde, de soi et de tout réitère la relation intrinsèque entre le doute et ma pensée et retire au doute sa fonctionnalité. Le doute radical et total que l’hypothèse du « malin génie » incarne assure le fondement ontologique de ma pensée car si le « malin génie » peut s’employer continuellement à me tromper, cette éventualité même doit à ma pensée son actualité et, dès lors, il faut que je sois moi-même. Ainsi, l’identification de la possibilité du doute à ma pensée est la certitude de mon être même. Douter, c’est penser 52 53 Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 63. Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 65. 53 et pour douter il faut nécessairement que je sois au moment même où je doute 54 . Mon acte de douter atteste donc la certitude indiscutable de ma pensée pensante, le Cogito. Aussi, le premier jugement indubitable est impliqué dans le doute lui-même et il suffit de radicalement douter pour parvenir à la certitude de soi, ce qui signifie que la certitude de son existence propre comme pensée est la condition même du doute. Ainsi, l’enjeu de l’hypothèse du « malin génie » est la validité ontologique du sujet pensant, de la certitude que le Cogito représente la vérité première et fondatrice de toute connaissance possible. Le rapport entre mon existence et ma pensée forme une évidence absolue parce qu’il se donne en une aperception aussi claire que distinct. C’est dire que la vérité du Cogito est le Cogito lui-même, que la connaissance entière et complète qu’il manifeste se limite à sa manifestation même. C’est pourquoi d’ailleurs Gueroult écrit que la découverte du Cogito n’introduit qu’une « exception » dans le dispositif du doute et que « le doute universel, fondé sur le Malin Génie, subsiste en droit » 55 . Une exception factuelle et nécessaire car l’indéfectible relation entre l’existence et la pensée s’extrait de l’ordre existentiel sensible et de ce que le sujet reconnaît pour des vérités essentielles hors de soi comme celles de la géométrie et de l’arithmétique. Aussi, le Cogito ne se connaît que comme sujet pensant, comme un être développant en lui-même le sens intrinsèque et universel du sens. Le Cogito exprime donc une intériorité dont le contenu revient à une identité à soi. Il s’ensuit alors que le Cogito, comme vérité essentielle et condition première de toute représentation possible n’est pas la condition de possibilité du contenu même des représentations. En effet, provenant de la suspension même de tout contenu sensible et du contenu idéel des sciences objectives, le Cogito n’a pour contenu que lui-même, c’est-àdire le fait de (se) penser. Aussi, en droit, le Cogito figure la condition originaire de toute représentation possible et, de fait, la dimension subjective irréductible de toute représentation particulière. Un contenu représentatif particulier sera alors nécessairement 54 « Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucun esprit, ni aucun corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je ne suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de toute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit » ; Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 73. 55 Gueroult, Martial, Descartes selon l’ordre des raisons, Tome I, Éditions Aubier, 1975, p. 50. 54 celui du Cogito sans pour autant lui être réductible puisque, contrairement au Cogito, ce donné particulier ne résiste pas au doute. Autrement dit, si le doute bloque le contenu de la pensée, celui-ci n’atteint pas la plénitude ontologique de l’être de la pensée de sorte que le contenu particulier de la connaissance n’est pas en soi un terme objectif interne au Cogito. En somme, s’il est possible de nier tous les contenus représentatifs de la pensée, il est impossible de douter de la pensée et, à ce titre, le Cogito constitue bien la condition originaire de toute représentation possible, c’est-à-dire un pur Je constituant de toute représentation possible, c’est-à-dire encore une substance pensante. À la question de savoir qui suis-je moi qui suis, Descartes écrit alors : « je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense » 56 . Avec le Cogito, est délimitée la première vérité, celle qui se connaît en et par elle-même, quelque chose qui tire d’elle-même son évidence absolue. La certitude immanente au Cogito forme une mesure inaltérable de la vérité et doit sa validité objective à son appréhension immédiate, au fait même de pouvoir être pensé clairement et distinctement indépendamment de tout autre chose. Avec le Cogito, Descartes délimite donc une réalité impersonnelle, une réalité qui, à la fin de la seconde méditation, ne se connaît pas comme devant au corps, à la matérialité, le sens de sa nature propre. Mon existence individuelle et empirique renvoie ainsi à l’imagination et aux sens, à ce qui demeure soumis au doute, et l’existence de mon moi pur ne s’atteint que par une intuition purement intellectuelle indépendante de tout donné empirique. Le moi de l’expérience est ainsi refoulé de/par l’ordre des raisons, ne se manifeste dans la seconde méditation que par opposition à la définition de la substance pensante. Chose pensante, le Cogito est une réalité en soi matérialisant l’extrémité d’un mouvement de pensée, c’est-àdire précisément le résidu nucléique d’un processus radical d’exclusion des existences et, pour cette seule raison, il représente le point d’ancrage certain pour la fondation de la connaissance. Aussi, le Cogito qui se connaît lui-même intuitivement n’est pas pour luimême connaissable sinon comme ce qui subsiste au travail du doute, au rejet systématique des modes ou des contenus représentatifs de la pensée que la pensée conditionne. Le Cogito se connaît comme le résultat d’un procédé rigoureux, par une mise à l’écart de ses modes accidentels par lesquels il s’apparaît à lui-même. Comme condition originaire et universelle de la connaissance en général, la chose pensante rend 56 Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 77. 55 possible et se donne en chacune de ses modalités, celles précisément que le doute a écarté pour saisir et délimiter le Cogito. Il y a donc, d’un côté, un rapport de constitution de la substance pensante à ses formes particulières et, de l’autre, un rapport de réciprocité de connaissance entre ces termes si bien que les représentations particulières, comme formes de connaissance, sont nécessairement celles de ma pensée. Si ces représentations doivent être suspendues dans une démarche de fondation certaine de la connaissance, puisqu’elles apparaissent factuelles, elles n’en apparaissent pas moins comme relatives à ma pensée. Si elles n’appartiennent pas à ma nature essentielle, celle que je partage avec tout homme, elles sont toutefois des facultés modales de mon être pensant. Ainsi, il est certain à la fois que ce dont je doute est dubitable et que le doute même démontre un indubitable, une condition du doute. De même, il est indubitable que ce que j’imagine et je puis sentir est ouvert au doute et aussi que cette certitude même rapporte les facultés d’imaginer et de sentir à celle de ma pensée puisque je ne puis douter que j’imagine ou que je sente. Ce dont je doute est dubitable, l’objet du doute est incertain mais le sujet du doute ne l’est pas. Pareillement, les objets de mon imagination comme de mes sens sont certainement des phénomènes douteux mais les facultés d’imaginer et de sentir caractérisent également le sujet qui pense car pour imaginer ou pour sentir, il faut être. Ainsi, la distinction entre le contenu du sentir et l’acte de sentir correspond à la distinction d’entendement entre le contenu représentatif d’une connaissance particulière et l’acte de la pensée pensante, laquelle est unité d’être invariable et condition de possibilité de la connaissance. Le contenu des facultés de sentir et d’imaginer est différencié des facultés elles-mêmes qui, quoique non pures, sont des pensées, c’est-à-dire des réalités indissociables du « je pense ». Descartes constate dès lors, dans l’Abrégé des Méditations métaphysiques, à la fois la contingence des « accidents » de l’âme mais le fait aussi qu’ils soient inséparables de l’âme : « l’âme humaine, au contraire, n’est point ainsi composée d’aucuns accidents, mais est une pure substance. Car encore que tous ses accidents se changent, par exemple, qu’elle conçoive de certaines choses, qu’elle en veuille d’autres, qu’elle en sente d’autres, etc., c’est pourtant toujours la même âme » 57 . De l’invariabilité de l’être du sujet qui pense découle la certitude de la pensée de sentir, de la pensée d’imaginer sur le contenu du sentir et de l’imagination. Les modalités de la substance pensante sont donc des 57 Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 51. 56 pensées se présentant avec l’évidence de la pensée: « il est certain qu’il me semble que je vois, que j’ouis, et que je m’échauffe ; et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir, et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser »58 . Imaginer, sentir, vouloir, c’est donc penser. La perception aussi est renvoyée à l’acte de la pensée qui pense, qui se connaît par elle-même. L’analyse du morceau de cire intervient précisément pour discuter de la croyance empiriste qui tient le sensible extérieur pour comptable de ma connaissance du sensible. La cire serait connue par nos sens, elle formerait un contenu de connaissance immédiat et complet que nos sens recueilleraient. Si, pour les empiristes, les propriétés extérieures et changeantes de la cire forment comme telles la connaissance de la cire, pour Descartes, c’est la connaissance de l’invariant idéal sous les changements de figure de la cire qui constitue la connaissance de la cire. Adoptant alors la règle d’analyse du composé au simple, la détermination des réalités individuelles empiriques s’effectue par une soustraction des qualités proprement empiriques du donné pour en obtenir une pensée claire et distincte. Ainsi, la description cartésienne de l’expérience de la variation perceptive du morceau de cire à l’approche d’une source de chaleur débute par une décomposition réaliste des qualités sensibles de la cire comme si la cire était une chose en soi, analysable selon les éléments que le langage constitué trouve incarné dans la chose. Porté à proximité du feu, le morceau de cire perd l’ensemble des propriétés sensibles répertoriées initialement. Or, puisque « toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps » 59 par le seul moyen des sens disparaissent à l’issue de la variation phénoménale et que, pour autant, il faut constater que la même cire « demeure », il faut naturellement en conclure que l’appréhension de l’identité de la cire ne doit pas aux sens son sens et sa raison 60 . Il n’est pas toutefois possible de soutenir que la connaissance de la cire puisse revenir au seul pouvoir de mon imagination car la cire à la capacité de recevoir une infinité de changements de figure qui 58 Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 51. Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 85. 60 « Qu’est-ce donc que l’on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j’y ai remarqué par l’entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l’odorat, ou la vue, ou l’attouchement, ou l’ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure » ; Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 85. 59 57 dépasse son pouvoir d’appréhension 61 . Ne connaissant la cire ni par les sens ni par l’imagination, je ne peux la connaître comme telle que par une idée de l’entendement. Aussi, seul ce qui « demeure » au cours du changement perceptif qualifie la cire et seul le pouvoir d’appréhension de ce qui « demeure » qualifie la pensée de percevoir. Sans aucune qualité sensible, la véritable cire est l’idée de la cire, c’est-à-dire finalement « quelque chose d’étendu, de flexible et de muable » 62 et l’entendement ce qui connaît clairement et distinctement l’unité d’être de la cire qui traverse l’infinité de ses métamorphoses possibles. Ainsi, la vérité perceptive du morceau de cire est une vérité d’entendement. La conception de la perception qui se développe à la fin de la seconde méditation cartésienne ne s’attache donc pas à la perception elle-même puisqu’elle exclut le perçu de son analyse. En « éloignant toutes les choses qui n’appartiennent point à la cire » 63 , à savoir les différentes aspects sensibles par lesquels il y a réellement une donation perceptive, on obtient quelque chose d’identique et de permanent ou bien encore une substance qui, à proprement parler, ne figure pas la cire perçue, mais un objet abstrait dont la réalité satisfait à l’expression de l’intelligence pure poursuivant ce qui, dans les choses, est indubitable. La démarche méthodologique de Descartes vide ainsi la cire de ses particularités sensibles pour en dégager un noyau conceptuel, elle en retire les apparitions pour en déterminer une essence, un invariant reconnaissable par la pensée et par toute pensée. Ce qui apparaît comme indubitable ici est l’existence de ma pensée et aussi l’idée d’étendue, laquelle demeure la même dans la cire seule au contraire de la cire comme étant du monde. En pensant que l’accès vrai ou réel à la chose relève d’un acte de pensée, non seulement Descartes nie l’extériorité phénoménale du monde mais élève aussi la pensée à un seuil transcendantal qui l’exempte d’un rapport au monde car, dans les Méditations métaphysiques, l’être-en-relation-à se veut être une relation de connaissance qui se connaît en et par elle-même, c’est-à-dire une relation à soi sans référence au monde. La perception de la cire est une aperception de la pensée de sorte 61 « N’est-ce pas que j’imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n’est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j’ai de la cire ne s’accomplit pas par la faculté d’imaginer » ; Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 85. 62 Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 85. 63 Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 85. 58 que la connaissance de la cire revient seulement à une « inspection de l’esprit » 64 et, par conséquent : « puisque c’est une chose qui m’est à présent connue, qu’à proprement parler nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ni par les sens, et que nous ne les connaissons pas de ce que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée, je connais évidemment qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit »65 . Trois vérités cadrent et introduisent la troisième méditation cartésienne. En vertu même de l’ordre méthodologique rationnel, nous le savons, la vérité naît de la vérité. Aussi, si mon existence est en effet celle d’une substance pensante, de cette première vérité découle nécessairement la seconde qui rapporte mon essence à celle d’une pure pensée absolument indépendante de l’étendue corporelle, laquelle n’est ni connue d’après son existence ni d’après sa nature. Il s’ensuit donc, et telle est la troisième vérité, que l’âme est plus compréhensible que le corps. La connaissance du corps étant dépendante de celle du Cogito, de la vérité indépassable du Cogito est consécutive la connaissance du corps. Je me connais mieux en moi-même que le corps et mon corps car de la connaissance de mon âme à la connaissance du corporel, il y a la distance et l’être de la condition au conditionné. Trois vérités qui apparaissent toutefois, et en fait, comme le résultat d’un processus d’abstraction ou de dépersonnalisation du rapport vivant du sujet au monde. C’est, de ce fait, la démarche de validation dont résulte l’ego cogito et qui mène ensuite à la certitude que l’« esprit » se connaît sans le « corps » que nous devons considérer pour elle-même afin de mettre en valeur le sens du monde comme le revers de la négation du doute et le contresens que l’ego Cogito représente en raison même de son origine mondaine qui constitue une prémisse oubliée de l’ordre des raisons et à partir de laquelle le sujet pensant parvient à se penser lui-même et à se penser comme pensée pure, c’est-àdire sans monde. Si « l’ordre consiste en cela seulement que les choses qui sont proposées les premières doivent après être connues sans l’aide des suivantes, et que les suivantes doivent être disposées de telle façon qu’elles soient démontrées par les seules 64 65 Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 87. Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 91. 59 choses qui les précèdent » 66 , alors le caractère nécessaire de la progression déductive nécessite un point de départ absolu qui l’ouvre sans devoir être lui-même un terme d’un enchaînement de vérités antérieures. Or, ce « point de départ », ce sol de la connaissance indubitable et donc certaine n’est pas arbitrairement posé par Descartes, il se situe plutôt sur une ligne de recherche qui prend l’expérience comme point de départ. Si selon l’ordre des raisons, la première vérité est la connaissance de soi par soi, le Cogito est toutefois obtenu par l’exclusion même du donné de l’expérience. Comment donc la première vérité de l’ordre des raisons, qui nécessite les dispositifs successifs du doute méthodique et métaphysique, pourrait-elle être tenue pour inconditionnée, comme valant pour ellemême indépendamment même de sa détermination comme première vérité ? Puisque, en effet, le Cogito ne s’institue pas lui-même comme première vérité certaine mais à partir de la pensée même de quelque chose, de l’expérience dont est faite abstraction les déterminations phénoménales, comment de ce fait l’ordre des raisons pourrait-il s’exclure du donné qu’il exclu ? Si, selon l’ordre des raisons, une vérité sort en effet d’une autre, la première vérité des Méditations métaphysiques n’apparaît pas comme autosuffisante précisément parce qu’elle est obtenue de la négation de l’expérience, qu’elle se détermine de ce qui la détermine comme vérité de sorte que le fondement de la connaissance immédiate et apodictique emprunte sa certitude à celle du sensible, doit à l’expérience sa vérité. La métaphysique de Descartes ne va pas exactement du doute à la certitude, d’une vérité d’entendement à l’autre, mais du doute à propos du sensible à la certitude de l’idée du sensible ou du fait de se représenter (quelque chose). L’évidence du « je pense », en tant que résultante d’un travail sur l’expérience pour en exprimer la teneur purement subjective, n’apparaît qu’en prenant l’expérience pour thème. Si, en droit, l’ordre analytique débute avec l’ego cogito, en fait, l’ordre de droit se fait de l’ordre de fait, des réalités d’existence dont la négation délimite et atteste un sujet de la négation. Or, comment est-il possible de séparer une vérité des conditions qui en rendent possible la connaissance ? S’il est vrai en effet que « chaque chose par ordre doit être considérée différemment, selon qu’on se réfère à l’ordre de notre connaissance ou à celui de 66 Descartes, René, Réponses aux IIème Objections, IX, Œuvres philosophiques, Éditions Garnier, Col. Classiques Garnier, Paris, 1997, Tome 2, p. 121. 60 l’existence réelle » 67 , s’il est vrai en effet que la consécution des vérités certaines n’est pas l’enchaînement des réalités, pour autant, l’ordre rationnel se positionne par rapport à l’ordre des choses, ne peut se déployer de lui-même sans l’amorce de l’expérience et, par conséquent, l’expérience rendant possible la détermination de la connaissance du Cogito, entendu comme condition de possibilité de la connaissance, est la condition même de la validité du Cogito lui-même. L’ego cogito ne s’élève donc à la connaissance de soi qu’en s’appuyant sur l’expérience, que par la médiation de l’expérience. Pour se placer au niveau de l’ordre analytique, le point de vue de l’expérience est incontournable en tant que référence originaire de l’analyse. Aussi, insistons de nouveau, comment pourrionsnous dissocier l’évidence intrinsèque du Cogito du procédé de sa découverte, d’une méthodologie qui s’initie avec la négation de l’expérience, c’est-à-dire, au fond, avec l’affirmation implicite de la solidité ontologique de l’expérience ? Si le Cogito apparaît pour lui-même indubitable, cette évidence même est inscrite cependant dans une démarche dont la validité s’inspire du donné du sensible et corrélativement du monde. Pour pouvoir établir que l’intelligence pure se connaît par l’intelligence pure ou encore que la connaissance du corporel procède d’une connaissance de la pensée pure, la seconde précédant la première, il faut pouvoir établir que la pensée pure est en soi, en soi séparée du corps, en soi antérieure au corporel et en soi condition totale de la connaissance du corps. Mais pour pouvoir établir que la pensée pure est, en droit, radicalement distincte du corps et qu’elle se connaît par elle-même avant tout autre chose, il faudrait pouvoir établir, en fait, la primauté ontologique de la connaissance de la pensée sur la connaissance du sensible. Or, les Méditations métaphysiques ne parviennent à la connaissance du Cogito et de sa nature que de la position de mon existence, de la vie de mon expérience. À vrai dire, le primat de la connaissance sur l’être est le résultat de l’inversion de l’ordre de la réflexion qui, parvenant à l’identification de l’être et de la connaissance à l’aide de l’élimination du sensible, se renverse pour s’établir selon un ordre analytique où le droit coïncide avec le fait. Cette inversion est donc inséparable de la procédure du doute radicalisé qui m’apprend que je ne suis que du moment où je pense et qui, par après, m’apprend tel que je suis, c’est-à-dire une chose pensante de sorte que 67 Descartes, René, Regulae, Regula 12, Oeuvres Philosophiques, Éditions Garnier, Col. Classiques Garnier, 1997, Tome 1, p. 418 61 j’en viens à me connaître clairement et distinctement en excluant de moi-même ce qui est corporel, ce qui appartient à l’étendue. L’inversion est imposée par une disqualification du sensible qui détermine symétriquement le primat du sujet pensant sur l’être si bien que la définition de la substance pensante est conditionnée par l’exclusion même des données de l’imagination et des sens. Autrement dit, s’« il est impossible que je me pose comme incorporel sans me poser en même temps comme purement intellectuel » 68 , il est alors impossible de tenir le « je pense » comme une vérité indépendante, exclusive en soi du donné corporel. En résumé, les deux premières méditations cartésiennes vont du monde de la vie à la connaissance de l’essence puis, de là, à la distinction réelle de l’âme et du corps. Mais comment ne pas voir que l’ordre des raisons se hausse à son intelligibilité propre sur une vérité toujours implicitement sollicitée lorsque la négation se fait doute radical ? Comment est-il possible de soutenir que la première vérité est ce qu’elle est abstraction faite de ce qu’elle n’est pas alors même que l’idée de mon moi fondamental est une idée de laquelle est supprimée les caractères corporels ? La difficulté majeure que pose ainsi les deux premières Méditations est la légitimité d’une conclusion énonçant que la définition de mon existence et de ma nature est une connaissance absolument distincte de toute position d’existence individuelle comme si la méthode par laquelle je me connais rationnellement ne déterminait pas elle-même le sens et la portée de sa conclusion. Cela est particulièrement évident lorsque de la certitude de mon existence, au moins lorsque je doute, Descartes déduit que ma nature n’est concevable que comme pure intelligence. Le passage du Cogito à la détermination de ma « nature » résulte ainsi des contraintes que le procédé d’exclusion des existants impose à la réflexion. Après avoir mis totalement hors jeu le monde de la vie, lorsque Descartes s’interroge sur ce qu’est le Cogito, il ne lui reste plus que le pur esprit pour réponse. Aussi, de la découverte du Cogito à la déduction de l’âme comme substantiellement distincte du corps, il y a un mouvement de pensée devant au contexte épistémologique de l’analyse son droit et sa validité, un contexte qui s’édifie de la négation du sensible de telle sorte que la seconde et la troisième vérité des deux premières méditations cartésiennes doivent leur caractérisation définitionnelle de ce dont elle nie, par après, l’existence comme existence débordant les limites idéelles de l’esprit 68 Gueroult, Martial, Descartes selon l’ordre des raisons, Tome I, Éditions Aubier, 1975, p. 66. 62 pur, ce que précisément le « composé » imaginatif ou sensible est reconnu pouvoir réalisé et incarné. De la troisième vérité, il est impossible de revenir au donné de l’expérience. On peut dire ainsi que « Descartes ne se rend pas clairement compte que l’ego, son « je » démondanéisé par l’épochè, dont les cogitationes forment par leur opération tout le sens d’être que le monde puisse jamais posséder, ne peut entrer en jeu dans le monde, qu’il est impossible en tant que thème lui-même mondain, puisque tout ce qui est mondain puise justement son sens dans ses opérations – y compris par conséquent l’être psychologique propre, le « je » au sens habituel » 69 . Le projet cartésien de suspension volontaire de mon assujettissement à la chose qui s’identifie à la recherche d’un fondement absolu de la connaissance revient ainsi à la thématisation d’un sujet a-mondain, c’est-à-dire d’un sujet pensant à qui seulement et pour qui ce qui apparaît peut apparaître. La méthodologie du doute qui ressert le sens de l’être à l’être du sujet engendre l’extra-mondanéité de l’esprit et, par conséquent, l’incompréhensibilité du phénomène du corps propre pour l’entendement. Plus précisément, puisque l’ordre des raisons se compose d’une référence constitutive à l’expérience, la détermination du sujet comme res cogitans entraîne un double point de vue sur l’être du corps, à savoir le point de vue de l’entendement où le corps est conçu comme une res extensa et le point de vue de l’existence qui m’enseigne que ce même corps m’est propre. Ainsi, l’opposition dualiste entre l’expérience qui m’assure que l’âme est unie au corps et l’entendement qui me convainc que l’âme est substantiellement distincte du corps se forme à partir de la définition du critère absolu de la vérité claire et distincte 70 . Autrement dit, la réduction réalisée par l’abstraction du sensible débouche sur 69 Husserl, Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Éditions Gallimard, 1989, p. 95. C’est Husserl qui souligne. 70 « Et partant, de cela même que je connais avec certitude que j’existe, et que cependant je ne remarque point qu’il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature ou à mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclu fort bien que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui pense, ou une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. Et quoique peut-être (ou plutôt certainement, comme je le dirai tantôt) j’ai un corps auquel je suis très clairement conjoint ; néanmoins, parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense non étendue, et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par 63 une dualité de nature entre d’un côté l’ordre de la connaissance d’entendement et, de l’autre, l’ordre de la connaissance commune à partir de laquelle se fondent deux points de vue irréductibles sur le corps. Obtenus à travers une exclusion réciproque, le plan de l’idée et le plan de la vie présentent chacun une valeur intrinsèque. L’intelligence ne connaît alors le corps propre que comme une chose partes extra partes, appartenant à l’étendue ou, plutôt, à la pure idée d’étendue. La connaissance de la nature du corps, identifiable à un contenu représentatif, s’inverse en une évidence de soi comme être corporel et vivant que l’intelligence est, à proprement parler, incapable de penser. Devant la force du fait, de l’expérience du corps propre, l’intelligence rappelle le principe de l’idée, sa simplicité comme critère de vérité, c’est-à-dire en définitive le point de vue de l’intelligence sans pouvoir réduire le sens du corps propre à ses catégories. En d’autres termes, la vie du corps propre échappe à l’intelligence pure et de son irréductibilité même la définition moderne du corps subjectif inséparable du moi trouve son fondement. Aussi, en réponse et symétriquement à la découverte du Cogito la conception du corps-objet donne lieu à une explicitation du corps propre comme union de l’âme et du corps. Dès que le corps est conçu comme un objet, l’expérience du corps propre est alors comprise en terme d’union. En rapportant le corps à l’extériorité de la chose étendue, Descartes se voit condamner à rendre compte du fait même que ce corps puisse être mien. Or, ce problème est pour la pensée une énigme car elle revient à penser l’extériorité pure à partir de l’intériorité pure, c’est-à-dire à penser une relation à partir d’une opposition d’être et de sens. L’expérience du corps propre est insoluble dans une philosophie qui structure l’être sur l’être du sujet, qui renvoie dès lors le corps à l’ordre des choses et qui, face à la densité de l’expérience, mobilise finalement les sens pour dire l’impensable, c’est-à-dire l’harmonie de l’âme et du corps. Les sens nous apprennent que j’ai un corps, nous donnent le sentiment d’avoir un corps mais ce corps n’est jamais un mode existentiel pour Descartes, une marque de mon appartenance au monde en tant que sujet percevant. Le corps de l’union demeure impersonnel, n’est qu’à contre raison mon corps. C’est dire que la vérité du phénomène du corps propre ne trouve pas sa pleine expression dans la laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui » ; Descartes, René, Méditations métaphysiques, trad. Duc de Luynes, Ed Livre de poches, 1990, p. 220. 64 perspective de l’union substantielle qui recompose une expérience décomposée par le dispositif méthodologique du doute métaphysique. Le dualisme métaphysique cartésien se termine par la formulation de la problématique du corps propre, par une double lecture de l’expérience. L’expérience réapparaît donc dans l’analyse cartésienne comme le refoulé de l’ordre des raisons, ordre qui lui impose une place qui place la raison devant une contradiction. L’expérience étant toujours celle du corps vivant au monde, l’expérience se présente uniquement problématique comme l’expérience de mon corps. La contradiction se centralise ainsi sur ce corps que la raison ne connaît pas comme mon corps. Que la vie contredise l’intelligence ou que l’intelligence ne puisse inclure le phénomène du corps propre dans l’ordre analytique, il y a là manifestement un débordement du donné sur la compréhension du donné. La contradiction ne vient donc au jour que parce qu’elle naît de l’intelligence elle-même. La contradiction n’est pas celle du fait mais de la raison qui, face au sensible, ne renouvelle pas son sens propre mais exclut puis réhabilite l’expérience toujours au nom de la raison et de son primat ontologique. Aussi, s’il y a en effet « deux façons de comprendre l’homme, une double nature de l’homme : ma nature au sens large, comme étant l’entendement pur et tout ce qu’il conçoit et ma nature au sens restreint, au sens de composé âme-corps » 71 , celles-ci caractérisent l’échec de la raison épistémologique qui se désavoue en reconnaissant une valeur ontologique à l’expérience. En d’autres mots, la doctrine de l’union substantielle de l’âme et du corps qui vise à dénouer la tension interne de la raison est en réalité significative de cette même tension qui renvoie la raison à la pression de l’expérience. Il y a ainsi contradiction car la raison ne peut à la fois soutenir que le corps est objet et sujet. Elle ne peut soutenir que le corps appartient en même temps à l’ordre de l’entendement et à l’ordre du sensible. La raison se contredit lorsqu’elle pense que l’âme et le corps sont comme une seule et même chose ou lorsqu’elle les pense comme distincts. En bref, on ne peut à la fois exclure et admettre l’expérience. Or, cette contraction ne serait pas une contradiction de la raison si l’union et la distinction n’étaient pas exigées par la raison elle-même qui, prenant en compte 71 Merleau-Ponty, Maurice, La nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, 1995, p. 34. 65 l’expérience dans la sixième méditation, reste toutefois celle de la troisième méditation, celle qui avait retiré à l’expérience son sens d’être. On le voit, la distinction impose l’union à la raison quand la raison parvenue à sa définition propre par la négation de l’expérience reprend l’expérience pour thème de la raison. Mais si la distinction et l’union sont des étapes nécessaires à la raison pensante, elles sont toutefois incompatibles. Une telle contradiction est constitutive d’un idéalisme qui pense la relation au monde à partir du sujet et qui, dès lors, obtient sur le corps propre les deux points de vue possibles de la relation du sujet du monde au monde, à savoir le point de vue du sujet qui ne se connaît que par lui-même et le point de vue du même sujet qui se sait existant, lié à un corps et au monde. La dualité de l’expérience ne pouvant ici être relative à l’expérience elle-même puisqu’elle est une mesure du sujet, l’expérience rentre dans une opposition définitionnelle caractéristique de la pensée dualiste qui, quant à la question du corps propre, s’achève en une contradiction qui la place dans une impasse. Une impasse qui souligne ainsi l’irréductibilité de l’expérience à la pensée d’entendement et l’impossibilité de dépasser la dualité de l’expérience elle-même. Une impasse qui met également en valeur le sens de la dualité de l’expérience qui, étant en elle-même irréductible, figure une relation d’être du sujet au monde, une relation selon laquelle le sujet est son corps comme dimension du monde. Le sens de l’expérience du corps propre ne saurait donc avoir dans la perspective du rationalisme métaphysique une portée propre à ouvrir la philosophie à une redéfinition du sens même de l’expérience dont dépend pourtant la détermination de la spécificité ontologique du corps. Assumer l’impossibilité de réduire la dualité de l’expérience du corps propre consiste à questionner l’opposition ontologique de la conscience et du corps en pensant la structure de l’expérience qui implique nécessairement le corps, en prenant en compte la mesure de la situation mondaine du sujet de la perception 72 . Le dualisme emprisonne 72 Une alternative au dualisme et à la phénoménologie qui, pour beaucoup, s’est construite sur la critique de la métaphysique dualiste, est le matérialisme, lequel voit le mental/subjectif réductible à un phénomène physique. Cependant, comme le souligne Robert Hanna et Evan Thompson, il est loin d’être certain que réduire le mental/subjectif au monde physique permette d’appréhender adéquatement la problématique du phénomène de l’expérience subjective dans la mesure même où nous n’avons pas une connaissance assurée de la nature du monde physique. Ils écrivent ainsi: « There are at least three distinct philosophical problems about the mind and the body: (1) the Traditional Mind-Body Problem; (2) the Body-Problem; and (3) the Mind-Body-Body Problem. The Traditional Mind-Body Problem is how to account for the existence and 66 l’expérience du corps propre dans une définition contradictoire de l’être parce qu’il identifie l’être et le connaître, parce que cette identification même qui se réalise sur le terrain de l’expérience en rétablit la valeur et le sens. L’expérience est pour le dualisme une prémisse originaire mais masquée à un travail de déduction et une énigme consécutive à cette même chaîne de déduction. Aussi, prendre la mesure de la mondanéité du corps propre signifie prendre en compte la primauté de l’expérience sur l’analyse de l’expérience, saisir par conséquent la dualité de l’expérience pour ellemême, c’est-à-dire comme pleinement constitutive de l’expérience de sorte qu’elle ne soit plus rapportée à un sujet réel. L’enjeu est de déplacer le centre du rapport duel et propre à l’expérience du sujet de la perception au sujet de la perception afin d’éviter les difficultés philosophiques du dualisme métaphysique. Or, l’analyse de la phénoménalité dans Le visible et l’invisible vise précisément à reprendre le sens de l’expérience à partir de l’expérience pour se défaire de l’ontologie oppositive qui trame encore la Phénoménologie de la perception. L’ontologie de l’objet, encore actuelle en 1945, évolue en une intra-ontologie dépassant l’opposition du transcendantal et de l’empirique par une implication réciproque non dialectique du transcendantal et de l’empirique. Si « nous sommes le composé d’âme et de corps, écrit Merleau-Ponty dans L’Oeil et l’Esprit, il faut donc qu’il y en ait une pensée » 73 . Considérons donc le Le visible et l’invisible pour évaluer une pensée qui ne se donne pas pour objectif de penser un composé de l’âme et du corps mais sa genèse et son sens, une pensée qui place les termes de la question de la subjectivité perceptive sur le terrain de l’ontologie pour reconstruire la philosophie sur un terrain plus fertile, plus intégratif, moins équivoque. character of the mental – specifically, consciousness, in the sense of subjective experience, and whatever includes or entails consciousness – in a physical world. The Body Problem is that neither materialism nor dualism, nor indeed the Traditional Mind-Body Problem itself, can be intelligibly formulated because no one has a true theory of the nature of the physical world. In other words, given the Body Problem, the Traditional Mind-Body Problem dissolves »; Hanna, Robert, Thompson, Evan, « The Mind-Body-Body Problem », in Theoria et Historia Scientiarum: International Journal for Interdisciplinary Studies, Vol. 7, Number 1, 2003, p. 23. Ainsi, aussi longtemps que nous ne serons pas en mesure de spécifier ce qu’est ultimement une réalité matérielle/physique, la réduction matérialiste de l’expérience de soi du sujet apparaîtra incohérente. 73 Merleau-Ponty, Maurice, L’œil et l’esprit, Éditions Gallimard, Col. Folio/Essais, 2003, p. 34. 67 A.1.1.3) Touchant et touché. Toute l’œuvre de Merleau-Ponty est la reprise d’une même problématique, d’une problématique qui, dans l’introduction à La structure du comportement, se présente comme un « but », celui de « comprendre les rapports de la conscience et de la nature »74 . Comprendre donc, mais en ayant pour « but » d’éviter le réalisme objectiviste des sciences de la nature, lequel rapporte les « rapports de la conscience et de la nature » à des rapports de causalité, et le réalisme de l’idéalisme de la philosophie critique qui ramène la structure du fait à l’exercice du sens 75 . D’emblée, l’objet et l’étendue de l’investigation philosophique merleau-pontienne se détermine par rapport à une ontologie qui maintient le débat sur le sens du relationnel dans les limites problématiques du dualisme, débat qui, de ce fait, est clos avant même de débuter. La méthode et la solution de Merleau-Ponty, qui consiste à neutraliser le réalisme de l’attitude naturelle, dont découlent les oppositions de la conscience et de la nature, de l’idée et de la chose, se situe sur le terrain même de la pensée objective en réexaminant la notion de comportement qui, bien comprise, apparaît « neutre à l’égard des distinctions classiques du psychique et du physiologique » 76 , c’est-à-dire qui est ni réductible au sujet transparent des actes objectivants ni à l’objet. Le sujet du comportement présente un mode d’être, un rapport effectif au monde qui échappe à l’alternative de l’intériorité et de l’extériorité, de l’intellectualisme et du mécanisme. L’organisme se comporte, forme une relation interne et de sens avec son milieu qui impose à la philosophie de reconsidérer sa représentation du monde, de reconsidérer le point de vue selon lequel la pensée pensante épuise le sens de la subjectivité et le point de vue, corrélatif du premier, selon lequel « mon corps » est un point de vue sur le monde comme l’un des objets de ce monde. Autrement dit, à partir des propres résultats de la psychologie de la forme et de la physiologie de Golstein, Merleau-Ponty parvient dans un même mouvement à dépasser le réalisme de la pensée objective et à renouveler le sens de la subjectivité qu’il caractérise comme subjectivité 74 Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990, p. 1. « Ainsi se trouve juxtaposées chez les contemporains, en France, une philosophie qui fait de toute nature une unité objective constituée devant la conscience, et des sciences qui traitent l’organisme et la conscience comme deux ordres de réalités, et, dans leur rapport réciproque, comme des « effets » et comme des « causes » » ; Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990, p. 2. 76 Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990, p. 2. 75 68 incarnée, une conscience qui est en se tournant elle-même vers la transcendance du monde. L’être du comportement manifeste en vérité un mode d’être où les oppositions s’effacent, où la « conscience » et la « nature » ne font pas alternative. Aussi, en deçà des clivages de la pensée oublieuse du perspectivisme de son expérience, le sujet incarné, indistinctement vivant et percevant, se vit au monde dans un monde perçu, indépassable, toujours déjà horizon de son intentionnalité motrice. Incarnée, la conscience perceptive se réalise de son inhérence au monde, s’échappe à elle-même dans le monde, exemptant ainsi la conscience de se re-présenter le monde et préservant dès lors la transcendance du monde qui s’identifie à l’ouverture perceptive elle-même. L’incarnation de la subjectivité signifie une inscription du sujet au monde, une inscription qui figure le monde à la conscience comme monde perçu. Pour autant, la découverte du sujet incarné, situé au monde et du monde, sert essentiellement à un infléchissement du sens de la philosophie réflexive au lieu de susciter une révision convaincante de son ontologie. Le corps demeure alors le corps du sujet plutôt que corps subjectif, c’est-à-dire un corps situé entre la conscience et le monde donnant ainsi au sujet une perspective, la pesanteur du monde et un horizon. Il y a ainsi la conscience connaissante et la conscience vécue, incarnée, c’est-à-dire finalement une unité rompue qui réitère la problématique du corps propre, qui l’installe de nouveau dans un ordre contradictoire. Si la conscience est un évènement corporel, naturel, elle demeure structurellement celle de l’homme, de la pensée symbolique. Tentant de penser l’émergence du sens au sein du monde afin de dépasser le double point de vue sur l’expérience, l’ordre du sens persiste à être celui de la conscience, de « l’attitude catégoriale », ordre antinomique à un enracinement naturel, à un sens qui, inhérent à la nature, trouverait en l’esprit un développement modal. Au final, la réelle reconnaissance de l’incarnation de la conscience qui délivre la conscience d’un rapport transcendantal au monde laisse Merleau-Ponty dans un certain embarras, un embarras relatif à la position philosophique de son travail vis-à-vis des solutions classiques et de l’idéalisme critique. En effet, les analyses amenant le comportement à son sens propre conduiraient à « l’attitude transcendantale, c’est-à-dire à une philosophie qui traite toute réalité concevable comme un objet de conscience » 77 . Une conclusion qui serait « avec une philosophie d’inspiration criticiste dans un rapport de simple 77 Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, 1990, Paris, p. 217. 69 homonymie » 78 . Une « homonymie » dont le sens est toutefois tu par Merleau-Ponty, une filiation homonymique ou d’esprit qui apparaît difficile à articuler avec la perspective philosophique ouverte par le point de vue de La structure du comportement, le point de vue extérieur à la conscience. Une filiation malaisée à assumer mais une filiation réelle qui ramène en effet Merleau-Ponty à un primat de la conscience, à un ordre de l’expérience structuré en rapport à une définition humanisante du sens et, en conséquence, à une stratification réaliste de l’expérience : « Il nous a semblé que matière, vie, esprit ne pouvaient être définis comme trois ordres de réalité ou trois sortes d’êtres, mais comme trois plans de signification ou trois formes d’unité » 79 . Merleau-Ponty écrit alors un peu plus loin qu’ « entre trois plans de signification, il ne peut être question d’une opération causale. On dit que l’âme « agit » sur le corps, quand il se trouve que notre conduite a une signification spirituelle, c’est-à-dire quand elle ne se laisse comprendre par aucun jeu de forces physiques et par aucune des attitudes caractéristiques de la dialectique vitale. En réalité l’expression est impropre : nous avons vu que le corps n’est pas un mécanisme fermé sur soi, sur lequel l’âme pourrait agir du dehors. Il ne se définit que par son fonctionnement qui peut offrir tous les degrés d’intégration. Dire que l’âme agit sur lui, c’est supposer à tord une notion unique du corps et y surajouter une seconde force qui rende compte de la signification spirituelle de certaines conduites. Il vaudrait mieux dire dans ce cas que le fonctionnement corporel est intégré à un niveau supérieur à celui de la vie et que le corps est vraiment devenu corps humain. Inversement, on dira que le corps a agi sur l’âme si le comportement se laisse comprendre sans reste dans les termes de la dialectique vitale ou par des mécanismes psychologiques connus. Là encore on n’a pas le droit, à proprement parler, d’imaginer une action transitive de substance à substance, comme si l’âme était une force constamment présente dont l’activité serait tenue en échec par une force plus puissante. En somme l’action réciproque prétendue se ramène à une alternance ou à une substitution de dialectiques. Puisque le physique, le vital, l’individu psychique ne se distinguent que comme degrés d’intégration, dans la mesure où l’homme s’identifie tout entier à la troisième dialectique, c’est-à-dire dans la mesure où il ne laisse 78 79 Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, 1990, Paris, p. 223. Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, 1990, Paris, p. 217. 70 plus jouer en lui-même de systèmes de conduite isolés, son âme et son corps ne se distinguent plus » 80 . D’un côté, en établissant l’idéalité participative de la forme physique et biologique à la forme du psychique, Merleau-Ponty évite l’impasse des oppositions substantielles. De l’autre, en l’établissant, Merleau-Ponty organise le réel verticalement, par rapport à un plan référence du sens où le plan vital constitue dialectiquement « une reprise et une « nouvelle structuration » » 81 du plan physique, où le plan spirituel est « une reprise et une « nouvelle structuration » » du plan physico-vital de sorte que finalement MerleauPonty réinstaure une opposition d’être entre le fondant et le fondé sur le principe même de sa négation et reproduit le « double aspect de l’analyse » 82 que la thématisation de la conscience perceptive comme évènement corporel avait pour but de neutraliser. Aussi, lorsqu’il est écrit que « l’homme s’identifie tout entier à la troisième dialectique, (…), son âme et son corps ne se distinguent plus », cela signifie que le corps n’appartient pas à l’espace physique en tant qu’il est intégré à une conscience, qu’il est corps humain, c’està-dire encore corps dont le sens propre est indissociable de la définition intégrative de la conscience humaine. Ainsi, sans être un corps matériel, a-subjectif, le corps propre n’est pas pour autant un corps subjectif, c’est-à-dire un mode d’être propre rendant compte du mode relationnel, qui comprend l’avènement de l’apparaître, comme mode originaire du relationnel, et la possibilité du développement réflexif de la subjectivité qui correspond encore à un mode du relationnel. Le corps dans La structure du comportement qualifie une dimension de la conscience même ; c’est la conscience qui est incarnée de sorte que la question du corps propre s’identifie au problème « des relations de l’âme et du corps », que la dualité du rapport au monde est relative à la conscience. Dire que la conscience est incarnée, c’est dire que la dualité de l’expérience lui est nécessairement intérieure et que le corps en est le principe : puisque l’incarnation de la conscience interdit de concevoir le rapport au monde comme un rapport entre une conscience constituante et le monde, la définition de la conscience doit comprendre une référence à l’extériorité qui signifie une passivité intérieure à la conscience, une référence que le corps incarne. Autant dire que le dépassement de l’antinomie de la conscience et de la nature signifie un déplacement de 80 Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990, p. 218. Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990, p. 199. 82 Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990, p. 199. 81 71 l’antinomie qui renvoie la conscience à elle-même, la conscience corporelle comme flux d’événements individuels à la conscience comme tissu de significations idéales. Si la conscience incarnée réalise le rapport de la conscience et de la nature, si elle intègre en elle-même deux « formes d’unité », alors la conscience incarnée concentre en elle-même la contradiction de l’intérieur et de l’extérieur, de l’activité et de la passivité, c’est-à-dire qu’elle recueille en elle-même les difficultés caractéristiques de la pensée d’entendement. Autrement dit, La structure du comportement substitue à une opposition substantielle une opposition, au sein même du champ comportemental, entre la conscience naturante et la conscience naturée qui exprime de nouveau et sous un autre jour l’antinomie de l’âme et du corps. Pareillement à La structure du comportement, l’irréductibilité de l’expérience du corps propre signifie, dans la Phénoménologie de la perception, l’irréductibilité de l’expérience à l’opposition de l’en soi et du pour soi. Pareillement à La structure du comportement, il s’agit de revenir au sens primordial du relationnel, au monde en deçà du monde objectif et au sein duquel l’activité objectivante se réfléchie, bref, à l’expérience des phénomènes comme à l’expérience qui « fonde pour toujours notre idée de la vérité » 83 . Pareillement à La structure du comportement, le corps propre est « une certaine manière d’être au monde » 84 , un être qui se détermine de sa relation même au monde, qui projette lui-même les normes de son environnement. Or, écrit Merleau-Ponty, « c’est parce qu’il est une vue préobjective que l’être au monde peut se distinguer de tout processus en troisième personne, de toute modalité de la res extensa, comme de toute cogitatio, de toute connaissance en première personne, – et qu’il pourra réaliser la jonction du « psychique » et du « physiologique » » 85 . Autrement dit, si l’être du corps propre est irréductible à l’objet, à une série de relations causales, le corps propre n’est pas pour autant conscience de part en part. L’être-au-monde ne manifeste donc pas une relation transparente au monde, une relation dont le sens serait entièrement déterminé, possédé. Il signifie plutôt un rapport intentionnel et pratique au monde dont le sens est corporel, une intentionnalité vitale se déployant corporellement et dont le terme 83 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. XI. Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 67. 85 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 95. 84 72 téléologique est le monde. En ce sens, « le corps est le véhicule de l’être au monde, et avoir un corps c’est pour un vivant se joindre à un milieu défini, se confondre avec certains projets et s’y engager continuellement » 86 . Pareillement à La structure du comportement, la Phénoménologie de la perception se réfèrent à des phénomènes qui transcendent l’alternative abstraite du physiologique et du psychique. S’ajoute à l’analyse du phénomène de suppléance le cas du « membre fantôme » qui, discuté dans la perspective de l’être au monde, devient intelligible. L’être-au-monde est un mouvement d’être qui se réalise en se portant vers le monde, qui trouve donc dans le monde une réponse à une question que le rapport au monde suscite lui-même. Le corps propre forme au monde un rapport circulaire, un « circuit de l’existence » 87 constamment ouvert que seule la mort rompt. L’irréductibilité de ce système pratique à la dichotomie du sujet et de l’objet est exprimée, dans la Phénoménologie de la perception, par la notion équivoque d’ « existence » 88 . Dire que le corps existe signifie pour Merleau-Ponty que la détermination du sens d’être du corps vivant se décèle latéralement, à travers une exclusion symétrique des attitudes explicative et réflexive accomplie au nom de la vérité phénoménale, du sens d’être unitaire des phénomènes. L’existence nomme donc cette vérité – toujours déjà réalisée comme relation intentionnelle au monde – que les points de vue objectif et du vécu sondent diagonalement ou indirectement. Ainsi, au point de vue objectif commun à La structure du comportement et à la Phénoménologie de la perception, consistant à retrouver l’expérience à partir des questions et des réponses de la pensée objective, succède l’ « analyse existentielle » qui rejoint l’expérience à partir du 86 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 97. Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 102. 88 « Ce qui nous permet de relier l’un à l’autre le « physiologique » et le « psychique », c’est que, réintégrés à l’existence, ils ne se distingue plus comme l’ordre de l’en soi et l’ordre du pour soi, et qu’ils sont tous deux orientés vers un pôle intentionnel ou vers un monde » ; Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, p. 103. Un peu plus loin Merleau-Ponty écrit, passant de l’examen du comportement animal à la dialectique proprement humaine : « L’homme concrètement pris n’est pas un psychisme joint à un organisme, mais ce va-et-vient de l’existence qui tantôt se laisse être corporelle et tantôt se porte aux actes personnels. Les motifs psychologiques et les occasions corporelles peuvent s’entrelacer parce qu’il n’est pas un seul mouvement dans un corps vivant qui soit un hasard absolu à l’égard des intentions psychiques, par un seul acte psychique qui n’ait trouvé au moins son germe ou son dessin général dans les dispositions physiologiques » ; Ibid, p. 104. Ce dernier passage mérite d’être comparé avec un passage de La structure du comportement qui, sur un ton spiritualiste, reprend le thème du « va-et-vient de l’existence », c’est-à-dire, au fond, le va-et-vient du « corps » et de l’ « âme » ; MerleauPonty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, 1990, p. 226. 87 73 vécu de l’expérience 89 . Le point de vue phénoménologique (qui ici reste subordonné à une philosophie la conscience) complète alors l’approche objective de l’expérience pour un même objectif : suspendre le réalisme naturel et l’idéalisme transcendantal pour une reconnaissance de la « nature énigmatique du corps propre » 90 . Parallèlement et en complément du point de vue objectif, le point de vue descriptif du vécu de l’expérience explicite le rapport interne du corps au monde comme un « schéma corporel », c’est-àdire comme un savoir corporel de l’espace, une connaissance entendue comme une coexistence à l’espace. L’espace corporel forme un système de significations qui fait sens pour le corps vivant, que le corps connaît sans représentation. L’espace corporel est l’espace du corps, un rapport organique au monde qui rapporte le monde au corps comme à la structure de son action, réel et possible. L’espace corporel est donc un renvoi de sens du corps à lui-même, la mesure de la « portée variable de nos visées ou de nos gestes » 91 et le monde le milieu modulable de l’existence. L’habitude atteste du possible et du sens corporel du corps au monde, elle révèle de la possibilité de la métamorphose du schéma corporel, d’une nouvelle appropriation du monde sous une forme motrice nouvelle. Or, la possibilité même de cette modulation est, insiste Merleau-Ponty, relative au caractère relationnel du schéma corporel qui, correspondant à un « invariant immédiatement donné par lequel les différentes tâches motrices sont instantanément transposables (…) n’est pas seulement une expérience de mon corps, mais encore une expérience de mon corps dans le monde » 92 . Autrement dit, loin de signifier un rapport de positions objectives du corps au monde, la motricité n’est pas plus une « servante de la conscience qui transporte le corps au point de l’espace que nous nous sommes d’abord représentés » 93 . L’examen de la spatialité du corps s’ajoute à la critique de la représentation objectiviste de la psychologie classique de l’expérience du corps propre, ce qui place ainsi l’analyse existentielle sur le plan de l’expérience comme mienne. Au-delà de la lecture critique de la psychologie réaliste que permet l’analyse du phénomène de la réversibilité du sensible, 89 Se rapporter au premier chapitre de Nature et humanité, le problème anthropologique dans l’œuvre de Merleau-Pony, Librairie Philosophique J. Vrin, 2004, d’Étienne Bimbenet pour une description détaillée et comparative des points de vue méthodologiques qui structurent les deux premiers ouvrages de MerleauPonty. 90 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 230. 91 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 168. 92 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 165. 93 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 161. 74 le phénomène lui-même met en évidence la condition corporelle de ma situation mondaine, l’invariabilité de mon point de vue dans la mesure même où mon corps m’impose un point de vue sur le monde. Si, en effet, la présence phénoménale de la chose perçue se signale comme une absence possible, à la faveur du mouvement de mon corps, mon corps se présente comme la condition de toute perspective sur le monde de sorte que le rapport originairement corporel au monde forme le sens même de la présence à et sa permanence : « La permanence du corps propre (…) n’est pas à la limite d’une exploration indéfinie, il se refuse à l’exploration et se présente toujours à moi sous le même angle. Sa permanence n’est pas une permanence dans le monde mais une permanence de mon côté. Dire qu’il est toujours près de moi, toujours là pour moi, c’est dire que jamais il n’est vraiment devant moi, que je ne peux pas le déployer sous mon regard, qu’il demeure en marge de toutes mes perceptions, qu’il est avec moi » 94 . L’ordre de la présence étant indéfectiblement l’ordre primordial du rapport du corps au monde, l’expérience est nécessairement située, toujours déjà prise dans le mouvement de mon corps au monde, ce qui rend précisément impensable une perspective a-mondaine. Or, l’expérience de la réversibilité du sensible, l’expérience de mon corps comme lieu du touché et du touchant, offrant des qualités sensibles et capable de sensibilité, est proprement l’expérience de la modalité et de la polarité corporelle de toute expérience, c’est-à-dire de l’impossibilité d’identifier le corps à un étant du monde. Être une chose, c’est être sans rapport à, être toujours du monde, toujours et nécessairement du côté mondain de l’équation perceptive, toujours touchée, jamais touchante, toujours vue, jamais voyante, toujours sentie, jamais sentante. En revanche, le corps propre est en étant toujours en rapport à, est au monde en étant du monde, est en étant des deux côtés de l’équation perceptive. Parce que de nature corporelle, la condition de l’expérience perceptive se situe du côté de ce dont elle est la condition de sorte que le sujet est toujours déjà objet et, par conséquent, l’identité de la condition à ce dont elle conditionne est impossible. Autrement dit, comme condition corporelle de l’expérience, le corps ne coïncide jamais à soi, est toujours déjà autre que lui-même ; « il n’est pas où il est, il n’est 94 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 106. 75 pas ce qu’il est » 95 écrit Merleau-Ponty. Aussi, l’expérience de la réversibilité révèle et rend tangible la double polarité du corps propre comme inhérente à sa situation mondaine, c’est-à-dire à son appartenance au monde. Lorsque le corps se touche, lorsque le corps se rend lui-même objet d’une action dont il est le sujet, le corps ne s’absorbe jamais en lui-même dans son action. Il y a là une impossibilité que Merleau-Ponty pense comme un « trait de structure du corps lui-même » 96 . Ainsi, Merleau-Ponty écrit : « si je peux palper avec ma main gauche ma main droite pendant qu’elle touche un objet, la main droite objet n’est pas la main droite touchante : la première est un entrelacement d’os, de muscles et de chair écrasé en un point de l’espace, la seconde traverse l’espace comme une fusée pour aller révéler l’objet extérieur en son lieu. En tant qu’il voit ou touche le monde, mon corps ne peut donc être vu ni touché ». Le corps se touche, se renvoie à lui-même alternativement comme touché et touchant, alternativement subjetobjet et objet-sujet, ne pouvant dès lors jamais être pleinement sujet ou pleinement objet. En bref, le phénomène de la réversibilité du sensible caractérise de nouveau le mode d’existence du corps propre comme un mode d’existence ambigu, un mode irréductible à la dualité entre l’immanence constituante et la transcendance constituée. Cependant, pareillement au point de vue objectif, le point de vue de la conscience ou du vécu est commandé par une opposition de sens implicite qui enracine l’investigation de Merleau-Ponty dans ce qu’il jugera lui-même, dans Le visible et l’invisible, un réalisme naïf. Ainsi, pareillement à La structure du comportement, la description de l’expérience du corps propre est dans la Phénoménologie de la perception structurée par la distinction implicite de la conscience et de la nature si bien que le sujet de la perception en vient à être thématisé comme « conscience incarnée », c’est-à-dire comme « l’être à la chose par l’intermédiaire du corps » 97 . Le sujet a donc conscience du monde « par le moyen de son corps » 98 . Or, étant spécifié par rapport à l’être de la conscience, le corps propre est conséquemment pensé comme « médiateur d’un 95 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 230. Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 111. Nous soulignons. 97 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 161. 98 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 97. 96 76 monde » 99 de sorte que le corps est situé sur le parcours d’une opposition, celle du sujet et de l’objet, de l’esprit et de la nature. Le renvoi définitionnel de la conscience au corps et du corps à la conscience est dû au dualisme implicite qui trame la Phénoménologie de la perception. La naturalisation de la conscience est ainsi symétrique d’une intériorisation du corps, une implication marquant la dépendance de l’analyse de Merleau-Ponty à l’opposition dogmatique qu’il critique, de la pensée dualiste qu’il tente de dépasser. Autrement dit, la « conscience incarnée » et le « cogito tacite » constituent des propositions réciproques, l’une appelant l’autre dans une démarche qui s’inscrit dans le sillage des perspectives idéaliste et réaliste pour se définir elle-même. Le travail de Merleau-Ponty se trouve donc tributaire d’une représentation bivalente du monde qui détermine la philosophie à penser la relation du corps percevant au monde en termes oppositifs. Les définitions de la conscience et du corps se forment alors d’une référence incompatible à l’autre. Si la notion de « conscience incarnée » témoigne de la lucidité de Merleau-Ponty quant à la nécessité d’abandonner l’ontologie réaliste, elle représente d’un autre côté l’échec de son entreprise. En effet, si la « conscience incarnée » spécifie une intentionnalité corporelle et originaire au monde, doit nous aider à comprendre la subjectivité comme inhérence au monde, sa définition est problématique car « ou bien l’on est attentif au sens d’être corrélatif de l’incarnation, mais une refonte ontologique est alors indispensable, au terme de laquelle le concept de conscience est abandonné, ou bien l’on tente de référer le monde perçu à un pôle subjectif, mais l’on se trouve alors ramené à une conscience qui, par essence, ne permet pas de penser la spécificité de ce monde et dont l’incarnation demeure dès lors incompréhensible » 100 . La notion de « conscience incarnée » contredit donc la reconnaissance de l’irréductibilité du rapport du corps au monde à la distinction de la conscience et de l’objet, contradiction attestant par là même de l’impossibilité de penser la vie perceptive en recourant à cette même distinction. La subjectivisation du corps et l’incarnation de la subjectivité résultent, pour ainsi dire, de l’intégration même dans le cadre d’une philosophie de la conscience de l’expérience du corps propre. La « conscience » et l’ « objet » sont les jalons impensés du positionnement philosophique de Merleau-Ponty, les termes auxquels ils se rapportent systématiquement 99 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 165. Barbaras, Renaud, Le tournant de l’expérience : recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, Librairie Philosophique J. Vrin, 1998, p. 44. 100 77 pour penser l’irréductibilité du corps propre qui, de ce fait, n’est pas pensé pour ellemême : dans la mesure même où le corps propre n’est pas un « objet », puisque son mouvement n’est pas un simple déplacement dans l’espace objectif, le corps est dès lors pensé comme la dimension passive de la « conscience », étant entendu qu’il est exclut que l’intentionnalité corporelle soit de l’ordre de la conscience constituante. D’un autre côté, puisque « l’Ego méditant ne peut jamais supprimer son inhérence à un sujet individuel, qui connaît toutes choses dans une perspective particulière » 101 , puisque la conscience ne peut jamais devenir toute entière conscience, la conscience est dès lors elle-même pensée selon le corps, sans quoi en effet la conscience ne pourrait être conscience de quelque chose. Le corps est ainsi l’angle mort de la conscience, ce « néant actif » qui l’empêche de se clôturer sur elle-même. Autrement dit, la conscience est corporelle, c’est-à-dire se rejoint dans la transcendance du monde, est à elle-même en s’échappant dans les choses. C’est donc précisément comme intentionnalité motrice, comme « adhésion prépersonnelle à la forme générale du monde, comme existence anonyme et générale » 102 que le corps correspond à la face opaque de la conscience, ce qui réalise et en même temps irréalise la conscience. Ainsi, pour que la conscience soit « incarnée », il est nécessaire que le corps soit « impersonnel » 103 et, en vertu même du cercle définitionnel dans lequel Merleau-Ponty situe la conscience et le corps, l’incarnation revient à une « dépersonnalisation au cœur de la conscience » 104 . Notre corps n’est pas un objet pour un « je pense » et il ne l’est pas dans l’exacte mesure où l’attitude catégoriale se constitue dans une certaine attitude corporelle, c’est-à-dire est un « je peux » non thétique, est elle-même de l’ordre du comportemental ou de la vie. Or, le « je peux » qualifie lui-même le corps propre pour autant qu’il s’agisse d’un « je peux » sur le mode du « on », comme « au-dessous de ma vie personnelle » 105 . On le voit, derrière le nivellement conceptuel de la description consistante et vivante du corps propre qui anime la Phénoménologie de la perception, la distinction de la « conscience » et de l’ « objet » se renouvelle et se masque à travers une terminologie prenant la dimension du 101 Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 74. Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 99. 103 Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 99. 104 Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 159. 105 Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 99. 102 78 pour soi pour référant et où le corps propre joue le rôle de « moi naturel » ou de « cogito tacite » pour l’avènement au monde de « l’existence personnelle », de la conscience incarnée. Un passage de la Phénoménologie de la perception souligne particulièrement l’esprit réaliste du texte de 1945, mais aussi la distance qu’il reste à couvrir pour parvenir à une pensée du corps où le corps est abordé sans « conscience » interposée : « L’existence corporelle qui fuse à travers moi sans ma complicité n’est que l’esquisse d’une véritable présence au monde. Elle en fonde du moins la possibilité, elle établit notre premier pacte avec lui. Je peux bien m’absenter du monde humain et quitter l’existence personnelle, mais ce n’est que pour retrouver dans mon corps la même puissance, cette fois sans nom, par laquelle je suis condamné à être. On peut dire que le corps est « la forme cachée de l’être soi » ou réciproquement que l’existence personnelle est la reprise et la manifestation d’un être en situation donné » 106 . Rappelant la nécessité pour la philosophie de prendre pour point de départ l’expérience elle-même afin de suspendre le naturalisme des approches empiriste et idéaliste, MerleauPonty note au début de la Phénoménologie de la perception que le « Moi empirique est une notion bâtarde, un mixte de l’en soi et du pour soi, auquel la philosophie réflexive ne pouvait pas donner de statut » 107 . Merleau-Ponty reproche alors à la philosophie réflexive de penser contradictoirement, de comprendre à la fois le sujet comme « sujet » et chose au sein du système de l’expérience. Cette critique inspirée s’applique aussi à la notion de « conscience incarnée » qui enveloppe en elle-même la même contradiction, celle même qui caractérise la formulation de la problématique du corps propre lorsqu’elle articule la relation perceptive à partir d’un étant. Si la subjectivité n’est pas dans la Phénoménologie de la perception sans corps et n’est donc pas une « spectatrice impartiale », le corps reste un extérieur intérieur à la conscience de sorte que la référence au corps dans la définition de la conscience est celle de l’attribut. Manifestement, dans la Phénoménologie de la perception, la question du corps propre est encore soumise à une attitude réflexive. Lorsque Merleau-Ponty achève la Phénoménologie de la perception en écrivant qu’ « il s’agissait pour nous de comprendre les rapports de la conscience et de la nature, de l’intérieur et de l’extérieur », c’est-à-dire qu’ « il s’agissait de relier la perspective 106 Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 193. 107 Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 68. 79 idéaliste, selon laquelle rien n’est que comme objet pour la conscience, et la perspective réaliste, selon laquelle les consciences sont insérées dans le tissu du monde objectif et des événements en soi » 108 , il ne reprend pas seulement les mots qui commencent La structure du comportement, témoignant ainsi de l’unité d’esprit de La structure du comportement et de la Phénoménologie de la perception, il reprend les mots de la philosophie pensant le monde comme un ensemble de choses et, corrélativement, la conscience comme l’une d’entre elles. Cependant, Merleau-Ponty promet dans Le visible et l’invisible une refonte de nos catégories, l’élaboration d’une philosophie consciente des insuffisances qui limitent ses deux premiers ouvrages. L’objectif de Le visible et l’invisible, écrit Merleau-Ponty à plusieurs reprises, est de finalement reprendre dans la perspective de l’ontologie les questions traitées jusqu’ici dans une perspective positive, perspective pour une ontologie, nous promet Merleau-Ponty, à même de re-créer la philosophie, de renouveler notre compréhension du phénomène du corps propre, de nous conduire à penser « l’union des incompossibles » 109 , le rapport du corps du monde au monde, sans se contredire. Le visible et l’invisible ouvre une perspective neuve sur le sens d’être du corps propre car la problématique de la relation perceptive au monde est comprise comme inhérente à l’appartenance ontologique du percevant au monde 110 . L’appartenance perceptive du corps percevant au monde signifie que le percevant s’inscrit dans le monde qu’il déploie, qu’il appartient à la transcendance qu’il polarise. La mondanéité même du percevant empêche ainsi de comprendre la perception à partir d’une opération du sujet. La relation perceptive précède donc son analyse, forme l’archétype du relationnel dont le rapport réflexif adopte la structure. La perception figure l’appartenance du percevant au monde comme relation, comme implication circulaire du corps et du monde : le corps au monde est du monde, cela signifie : le monde s’individualise, advient à lui-même dans le devenir du corps. La position de Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible revient donc 108 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 489. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 277. 110 Pour une description détaillée de la métamorphose de la problématique du corps propre dans la philosophie de Merleau-Ponty, de la Phénoménologie de la perception à Le visible à l’invisible, de la psychologie à l’ontologie, se rapporter aux chapitres 3, 4 et 5 de De l’être du phénomène, Renaud Barbaras, Éditions Jérôme Millon, Col. Krisis, 2001. 109 80 à prendre la mesure de l’appartenance ontologique du corps du/au monde, c’est-à-dire de déplacer le centre de l’analyse du sujet de la perception au sujet de la perception, ce qui revient à assumer la dualité de l’expérience du corps propre pour lui-même, de le comprendre comme une identité au sein de l’Être comme relation d’appartenance. L’appropriation philosophique de la relation originaire au monde comme relation d’appartenance est véritablement une prise de conscience de l’irréductibilité de l’expérience perceptive à la dualité du « sujet » et de l’ « objet », de l’écart symptomatique entre la conceptualité mise en œuvre dans la Phénoménologie de la perception et la réalité phénoménologique et l’enjeu théorique de l’expérience du corps propre. Que le percevant soit perceptible appelle comme tel une rupture avec les idéalisations introduisant dans le rapport au monde une surdétermination conceptuelle, un clivage étranger à l’expérience elle-même. Réaliser que la perceptibilité du percevant ne fait pas alternative à un se percevoir, qu’au sein même de se percevoir se donne le monde exclut la possibilité de traduire le relationnel en des termes oppositifs qui ne s’imposent à une pensée que lorsque celle-ci se pense elle-même comme point de vue absolu. En bref, l’appartenance du corps au monde signifie qu’il n’y a pas de vue sur le monde en dehors du monde, que l’espace entre le corps et le monde n’est pas une distance insurmontable mais une appartenance qui se décline comme relationnelle où l’être du corps vivant, sa pénétration du monde est indiscernable de la phénoménalisation du monde lui-même. Autrement dit, la relation du corps au monde ne laisse pas d’espace à la différence de l’essence et du fait. Pour autant, renoncer au traitement réaliste de l’expérience perceptive revient moins à rejeter les divisions métaphysiques au nom de l’expérience, puisque celles-ci trouvent en celle-là de quoi se formuler, qu’à les considérer comme étant une traduction abstraite de cette même expérience dont elles tirent leur sens et une certaine vérité. Il ne s’agit donc pas de récuser la tradition sur son sol idéologique, comme dans la Phénoménologie de la perception, mais bien de « montrer que l’être-objet, et aussi bien l’être-sujet, conçu par opposition à lui et relativement à lui, ne font pas alternative, que le monde perçu est en deçà ou au-delà de l’antinomie » 111 . Donc, contrairement à la Phénoménologie de la perception, Le visible et l’invisible investit ce que les idées de « sujet » et d’« objet » expriment tacitement et d’une manière contradictoire, ce rapport 111 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 40. 81 d’appartenance avec le monde que la perception rend visible. Aussi, le retour à la vérité perceptive s’impose de lui-même, est au bout du constat d’une impossibilité théorique, de l’incompossibilité des termes qui composent la solution de la pensée réflexive. C’est dire que le dépassement des antinomies de la pensée ne repose plus sur une discussion critique des antinomies de la pensée, renvoyant dos-à-dos l’intellectualisme et l’empirisme, mais sur un dépassement, au sens littéral du terme, des antinomies de la pensée au profit de ce à quoi elles se réfèrent implicitement – car la pensée ne se fait antinomique qu’en prenant pied dans l’expérience –, de ce au niveau de quoi l’incompossibilité est dépassée, réalisée, de ce au niveau de quoi enfin les termes antinomiques dans lesquels le réalisme enferme la relation du corps au monde ne s’annulent pas. Ainsi, le retour à l’expérience signifie le retour au donné de l’expérience perceptive sans lequel précisément une pensée à propos de l’expérience est impossible. « Toute l’analyse réflexive, écrit Merleau-Ponty, est non pas fausse, mais naïve encore, tant qu’elle se dissimule son propre ressort, et que, pour constituer le monde, il faut avoir notion du monde en tant que pré-constitué et qu’ainsi la démarche retarde par principe sur elle-même » 112 . Le dépassement du primat de la pensée sur le pensé n’est donc pas le dévoilement d’une strate inférieure de l’expérience, d’un niveau de l’expérience encore informe et seulement définissable par rapport à l’univers de la connaissance objective, un dépassement qui ne revient pas pour autant au primat de l’expérience perceptive sur la réflexion mais un retour à l’expérience elle-même comme « situation totale », comprenant dans un rapport circulaire le réfléchi et l’irréfléchi. Le retour à l’immédiat n’est pas un retour à un monde avant la réflexion parce que, de toute évidence, le retour lui-même implique la pensée et s’opère au sein même de l’expérience. Le mouvement de retour est donc pareil à un « retournement sur place » dans la mesure où la pensée s’inscrit au monde comme dans un cercle, toute pensée prenant le monde pour objet étant nécessairement elle-même enveloppée par le monde qu’elle pense. Un cercle « où la condition et le conditionné, la réflexion et l’irréfléchi, sont dans une relation réciproque (…) et où la fin est dans le commencement tout autant que le commencement dans la fin »113 . Aussi revenir à l’expérience elle-même ne consiste pas à mettre entre parenthèse ce qui de l’expérience serait du concept mais à 112 113 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 55. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 56. 82 suspendre ce qui du concept met entre parenthèse l’expérience. Or, suspendre le doublement de l’expérience par le concept ne suppose pas autre chose que de prendre pour point de départ la relation perceptive elle-même parce qu’elle est relation d’appartenance où « « objectif » et « subjectif » sont reconnus comme deux ordres construit hâtivement à l’intérieur d’une expérience totale »114 . C’est au sein de l’expérience que l’expérience est déterminable, je ne puis obtenir une vérité sur le monde « qu’en interrogeant, (qu)’en explicitant ma fréquentation du monde, (qu)’en la comprenant du dedans » 115 . S’en tenir à l’expérience elle-même signifie s’en tenir au donné phénoménal lui-même qui s’impose à moi comme je m’impose à lui, « comme si l’accès au monde n’était que l’autre face d’un retrait, et ce retrait en marge du monde une servitude et une autre expression de mon pouvoir naturel d’y entrer » 116 . L’expérience elle-même est ainsi l’expérience dont je suis le centre, qui reculant devant mon mouvement se forme pourtant de mon mouvement. La référence à l’expérience même dans Le visible et l’invisible est la référence à l’expérience comme totalité. Or, une telle référence n’implique pas une référence à une « conscience » car celle-ci n’est elle-même qu’une dimension de l’expérience. En d’autres termes, parce que le retour à l’expérience ne sera jamais qu’un retour s’effectuant de l’expérience, le retour à l’expérience est un retour à l’ouverture perceptive au monde, au fait même que le sujet de la perception est perceptible, c’est-à-dire comme étant à soi hors de soi. La tâche de la philosophie est, par conséquent, de décrire cette « situation totale » 117 , c’est-à-dire le fait qu’« il y a être, il y a monde, il y a quelque chose » 118 , que ce quelque chose s’implique lui-même puisque le percevant est du côté du monde dont il est le sujet. Dire qu’ « il y a quelque chose », c’est dire qu’il y a relation. Le contenu de Le visible et l’invisible est à vrai dire totalement contenu dans la détermination du sens de la relation comme présence et de la présence comme relation. Décrire l’appartenance perceptive du corps au monde, c’est décrire une relation primordiale, typique. En effet, l’appartenance est relationnelle, c’est-à-dire qu’elle structure en elle-même la relation 114 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 37. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 52. 116 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23. 117 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 73. 118 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 119. 115 83 perceptive qui noue indéfectiblement le percevant au monde. L’enjeu est bien la description de cette relation pour elle-même sans introduction d’un sens que l’expérience phénoménale ne comporte pas. En tant que relation relationnelle, la relation d’appartenance implique des termes propres puisqu’il y a quelque chose, c’est-à-dire un qui à qui ce quelque chose se rapporte. Pour autant, renvoyer ce « qui » à un « Je » ou bien à une « conscience » et ce « quelque chose » à un monde objectif et objectivable, ce n’est déjà plus décrire, mais expliquer, analyser, manipuler l’expérience. Il s’agit de se préserver de l’introduction de concepts renvoyant l’expérience à elle-même comme à une opposition. À ce sujet, Merleau-Ponty écrit : « puisque la science et la réflexion laissent finalement intacte l’énigme du monde brut, nous sommes invités à l’interroger sans rien présupposer. Il est désormais entendu que nous ne saurions recourir, pour le décrire, à aucune de ces « vérités » établies dont nous faisons état chaque jour, qui, en réalité, fourmillent d’obscurités et ne sauraient justement en être délivrées que par l’évocation du monde brut et du travail de connaissance qui les a posées en superstructure sur lui »119 . Il s’agit donc de demander à l’expérience elle-même ce qu’est le sens du relationnel, de tenir le donné phénoménal comme référence du discours sur l’expérience. La description du donné sera déjà une expression du sens des phénomènes, une mesure de sens du relationnel à même le relationnel. Il peut en être en effet ainsi, la description peut rejoindre l’expérience sans présumer du sens de l’expérience parce que le langage forme système avec l’expérience, dispose ainsi de l’expérience comme une mesure de son pouvoir signifiant. Comme mode de l’expérience, le langage se module lui-même sur l’expérience, extrait de l’expérience le sens de ses formules pour parfois questionner nos évidences les plus habituelles. Parce que le langage est capable de parler et de parler de ce qu’il ne sait pas encore, le langage se faisant peut correspondre à ce qu’il veut dire. Le langage appartient lui-même à ce à quoi il se rapporte, parle et peut donc parler parce qu’il se rapporte à plus que lui-même, à ce qui est ultimement le sens de toute question. Aussi, l’abandon des concepts positifs de la tradition ne se présente pas seulement négativement, comme le constat de l’échec d’une certaine parole constituée mais également positivement comme la recherche d’un renouvellement du sens de l’expérience 119 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 205. 84 à partir de l’expérience elle-même car parler de l’expérience signifie au fond que l’expérience parle à elle-même. Il n’y a donc pas de contradiction à attendre de la description de l’expérience une réponse de l’expérience parce que la parole s’opère au sein de ce qu’elle articule par les mots. C’est dire que « nous avons avec notre corps, nos sens, notre regard, notre pouvoir de comprendre la parole et de parler, des mesurants pour l’Être, des dimensions où nous pouvons le reporter » 120 . En raison même de la nature relationnelle de la relation d’appartenance, où le rapport figure lui-même ce qu’il est, la description du donné phénoménal prenant pour repère la perception trouvera à même la relation perceptive et à l’état unitaire les déterminants constitutifs du relationnel, ce qui se présente et se dissimule en même temps à même le il y a. Décrire la relation d’appartenance pour déterminer le sens du relationnel, c’est là précisément ce que tente Merleau-Ponty lorsqu’il souligne la corrélation d’être entre le mouvement corporel et la vision, soulignant ainsi l’appartenance du monde à la vision et de la vision au monde. Revenons sur un passage de Le visible et l’invisible que nous commentions plus tôt : « Maintenant donc que j’ai dans la perception la chose même, et non pas une représentation, j’ajouterai seulement que la chose est au bout de mon regard et en général de mon exploration ; sans rien supposer de ce que la science du corps d’autrui peut m’apprendre, je dois constater que la table devant moi entretient un singulier rapport avec mes yeux et mon corps : je ne la vois que si elle est dans leur rayon d’action ; au-dessus d’elle, il y a la masse sombre de mon front, au-dessous, le contour plus indécis de mes joues ; l’un et l’autre visibles à la limite, et capables de la cacher, comme si ma vision du monde même se faisait d’un certain point du monde. Bien plus : mes mouvements et ceux de mes yeux font vibrer le monde, comme on fait bouger un dolmen du doigt sans ébranler sa solidité fondamentale. À chaque battement de mes cils, un rideau s’abaisse et se relève, sans que je pense à l’instant à imputer aux choses mêmes cette éclipse ; à chaque mouvement de mes yeux qui balayent l’espace devant moi, les choses subissent une brève torsion que je mets aussi à mon compte ; et quand je marche dans la rue, les yeux fixés sur l’horizon des maisons, tout mon entourage proche, à chaque bruit de talon sur l’asphalte, tressaille, puis se tasse en son lieu. J’exprimerais bien mal ce qui se passe en disant qu’une « composante subjective » ou un « apport corporel » vient ici recouvrir 120 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 138. 85 les choses elles-mêmes : il ne s’agit pas d’une autre couche ou d’un voile qui viendrait se placer entre elles et moi » 121 . Qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qui se dit lorsque « ce qui se passe » est tenu pour la vérité première ? Au lieu de présumer du sens du relationnel, de prédéfinir le rapport au monde comme un rapport du « sujet » à lui-même, la description se centre sur ce qui se passe, ce qui la renvoie proprement à une relation. Autrement dit, ne prenant plus que l’expérience phénoménale comme point d’appui, la description, si elle doit dire quelque chose, ne peut que souligner l’interdépendance entre le mouvement et la perception. La description est, d’une certaine manière, cadrée par l’expérience, ne peut que noter une relation dont le point d’articulation est le mouvement. Il y a véritablement quelque chose à dire parce qu’il y a quelque chose qui se manifeste, se présente de lui-même. Or, le donné se donne comme une relation, ce que la description est condamnée à dire si elle se limite à l’expérience elle-même. Insistons, ce qui se passe véritablement n’impose pas à la description de reporter une opposition impliquant le percevant et le perçu ou, pour le dire autrement, ce qui se passe n’est pas au-delà du rapport du corps au monde que le mouvement du corps rend lui-même visible. À vrai dire, il ne se passe qu’une chose : une relation d’ensemble qui se présente d’une manière bien singulière puisque la vision se présente comme appartenant au monde qu’elle dévoile. La description de Merleau-Ponty recueille l’inhérence de mon expérience du visible aux mouvements de mon corps ou, dit autrement, la relation du mouvement de mes yeux aux changements qui s’ensuivent au dedans du tissu serré du visible. Cette relation est précisément le donné. L’appartenance de ma vision en tant que mouvement à un « certain point du monde » signifie donc que le visible est vu du milieu de lui-même, que le voyant est visible. En d’autres mots, dire que la vision s’ouvre sur une visibilité dont elle fait partie revient à dire que la visibilité vient à elle-même dans le mouvement du corps. La relation circulaire du mouvement à la vision et de la vision au mouvement est clairement énoncée dans un chapitre du Le visible et l’invisible dans lequel Merleau-Ponty explicite la notion de chiasme : « C’est une merveille trop peu remarquée que tout mouvement de mes yeux – bien plus, tout déplacement de mon corps – a sa place dans le même univers visible que par eux je détaille et j’explore, comme, inversement, toute vision a lieu quelque part dans l’espace 121 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 21. 86 tactile » 122 . Aussi, si la circularité de la vision et du visible met en valeur la dimension ontologique du mouvement, celle-ci doit être comprise comme une inscription de la vision au sein même d’une Visibilité toujours déjà ouverte à la définition perceptive du mouvement corporel. Autrement dit, le mouvement phénoménalisant du corps trouve toujours du perceptible dans le monde dont il est une partie. Le mouvement corporel s’inscrit au sein de la transcendance du monde qu’il amène au paraître. Le visible que le mouvement porte au paraître apparaît donc indissociable d’une invisibilité constitutive du visible lui-même. La structure de la perception apparaît ainsi paradoxale puisque l’accès au monde implique son retrait et, à ce titre en effet, « la perception nous fait assister à ce miracle d’une totalité qui dépasse ce qu’on croit être ses conditions ou ses parties, qui les tient de loin en son pouvoir, comme si elles n’existaient que sur son seuil et étaient destinées à se perdre en elle » 123 . Parce que prise, enveloppée dans le visible, la vision du voyant ne perce jamais le visible qui recule immuablement devant la pression du regard. Le retrait du visible nécessaire à la visibilité du visible, c’est-à-dire au fond l’invisibilité du visible correspond exactement à l’identité entre le voyant et le visible, au fait même que pour posséder le visible, le voyant doit en être lui-même possédé 124 . L’ordre de l’appartenance qui se dissimule dans le repli du monde est par conséquent sans intermédiaire : la vision touche littéralement les choses visibles comme si elle était « avec elles dans un rapport d’harmonie préétablie, comme si elle les savait avant de les savoir » 125 . Situé sur le plan unitaire du visible, le voyant et les visibles sont à euxmêmes dans un rapport sans prévalence. L’appartenance du monde à la vision et de la vision au monde renvoie le visible à lui-même, contrarie la possibilité de proprement nommer un sujet de la perception. Il y a là nous dit Merleau-Ponty quelque chose comme une « prépossession du visible » 126 , un rapport d’appartenance du visible à lui-même. 122 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 175. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23. 124 « Car le présent visible n’est pas dans le temps et l’espace, ni, bien entendu, hors d’eux : il n’y a rien avant lui, après lui, autour de lui, qui puisse rivaliser avec sa visibilité. Et pourtant, il n’est pas seul, il n’est pas tout. Exactement : il bouche ma vue, c’est-à-dire, à la fois, que le temps et l’espace s’étendent au-delà, et qu’ils sont derrière lui, en profondeur, en cachette. Le visible ne peut ainsi me remplir et m’occuper que parce que, moi qui le vois, je ne le vois pas du fond du néant, mais du milieu de lui-même, moi le voyant, je suis aussi visible » ; Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 150. 125 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 173. 126 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 173. 123 87 Cette intimité de la vision au visible, de quelque chose comme une vision avant la vision s’atteste mieux encore dans l’expérience du toucher, dans « la palpation tactile où, écrit Merleau-Ponty, l’interrogeant et l’interrogé sont plus proches » 127 . Précisant sa pensée, Merleau-Ponty se demande alors : « D’où vient que je donne à mes mains, notamment, ce degré, cette vitesse et cette direction du mouvement, qui sont capables de me faire sentir les textures du lisse et du rugueux. Il faut qu’entre l’exploration et ce qu’elle m’enseignera, entre mes mouvements et ce que je touche, existe quelque rapport de principe, quelque parenté, selon laquelle ils ne sont pas seulement, comme les pseudopodes de l’amibe, de vagues et éphémères déformations de l’espace corporel, mais l’initiation et l’ouverture à un monde tactile. Ceci ne peut arriver que si, en même temps que sentie du dedans, ma main est aussi accessible du dehors, tangible elle-même, par exemple, pour mon autre main, si elle prend place parmi les choses qu’elle touche, est en un sens l’une d’elles, ouvre enfin sur un être tangible dont elle fait aussi partie. Par ce croisement en elle du touchant et du tangible, ses mouvements propres s’incorporent à l’univers qu’ils interrogent, sont reportés sur la même carte que lui ; les deux systèmes s’appliquent l’un sur l’autre, comme les deux moitiés d’une orange » 128 . Pour Merleau-Ponty, le rapport du percevant au monde forme, pour reprendre des mots de Bergson, un « tout sympathique à lui-même ». Aussi, si l’ouverture au monde s’accomplit comme un rapport d’Einfühlung au monde, c’est parce que le rapport du corps au monde n’est jamais une référence à autre chose que du corps à lui-même ou, corrélativement, du monde à lui-même en ce sens que le corps est du monde. Le rapport au monde est intime à lui-même parce que le monde convient à lui-même dans le rapport du corps à soi. C’est pourquoi Merleau-Ponty peut écrire que « le rapport avec le monde est inclus dans le rapport du corps avec lui-même » 129 . De même que le voyant se voit, se rapporte au visible en étant lui-même visible, le corps se touche, c’est-à-dire est ouvert à lui-même comme à un tangible du monde. En effet, lorsque ma main droite touche ma main gauche, la main touchée est du côté du palpable, est appréhendée comme une chose 127 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 173. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 173. 129 Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, 1995, p. 279. 128 88 parmi les choses. Mais la main touchante ne renvoie à la main touchée que parce que la main touchante est elle-même susceptible d’être touchée de sorte que la main touchante n’est jamais touchée en tant que touchante et inversement. Le toucher est comme une réflexion manquée du corps sur lui-même, une réflexion qui s’annule au moment de se produire au sens où au moment même où la main touchante devient elle-même touchée, elle cesse d’être touchante et inversement. Le renversement du rapport maintient donc le rapport lui-même, le rapport de celui qui sent à ce qu’il sent. L’unité du toucher est l’unité même du corps au/du monde, c’est-à-dire de l’expérience du corps propre. Cela signifie que le corps ne peut être simultanément touchant « et » touché, que le toucher se loge dans cette impossibilité qui « est justement l’appréhension même de mon corps dans sa duplicité, comme chose et véhicule de mon rapport aux choses » 130 . Le touchant ne peut donc se saisir comme touché car se faisant il perdrait son rapport à lui-même comme son emprise sur le monde. Une réflexion totale neutraliserait le sens relationnel du toucher, désincarnerait le toucher du corps lui-même, bref, supprimerait le toucher. Ainsi, l’« échec » de la réflexion corporelle porte en elle-même la cohésion du corps, le fait qu’il soit une des choses et en rapport avec les autres choses, qu’il soit à lui-même et, comme le dit si bien Merleau-Ponty, « en circuit » avec les choses. La réversibilité constitutive du toucher renvoie le sujet à lui-même comme à son incarnation, c’est-à-dire au fait qu’il est en étant lui-même du monde, « accessible du dehors ». Le toucher, comme la vision, se déploie circulairement puisque la main ne peut prendre « place parmi les choses qu’elle touche » que parce qu’elle « ouvre sur une être tangible dont elle fait partie ». Le voyant s’aperçoit lui-même dans l’extériorité du visible et le corps percevant qui se touche se touche dans l’extériorité du tangible, ce qui fait dire à Merleau-Ponty que la réversibilité du sentir « n’ôte pas toute vérité à ce pressentiment que j’avais de pouvoir me toucher touchant : mon corps ne perçoit pas, mais il est comme bâti autour de la perception qui se fait jour à travers lui » 131 . Le recouvrement impossible des mains signifie que les mains appartiennent au même monde, que de la main touchante à la main touchée s’insère le monde lui-même. Que la vision émerge du visible dont elle fait pourtant partie, que le toucher naisse du monde qu’il fait paraître tactilement signifie que 130 Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, 1995, p. 285. 131 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 24. 89 le corps articule un rapport qui le dépasse, que dans l’expérience du corps propre le sujet s’apparaît comme monde et, à ce titre, n’est pas à proprement parler l’expérience du corps propre. Pris dans l’ordre même dont il est le centre, le corps n’est pas à proprement parler une « réalité » localisable, quelque chose d’à part de l’horizon auquel il appartient. Le voyant est un certain visible participant à la visibilité du monde. L’individualité du voyant s’inscrit dans la généralité du visible, le corps en tant que visible forme une contexture avec le monde, une même chair. Du corps au monde et du monde au corps, il y a une appartenance, un devenir du corps au monde et du monde au corps. Il n’y a donc rien entre le corps et le monde, sinon un rapport ontologique d’où se forme une Visibilité qui n’appartient en propre ni à l’un ni à l’autre. Entre le corps et le monde, il n’y a pas un rapport d’inclusion parce que le monde n’est pas une réalité faite de parties ou, tout du moins, l’enracinement originaire du corps au monde donne sens à toute distinction, à toute individualisation. C’est dire qu’« il nous faut rejeter les préjugés séculaires qui mettent le corps dans le monde et le voyant dans le corps, ou, inversement, le monde et le corps dans le voyant, comme dans une boîte. Où mettre la limite du corps et du monde, puisque le monde est chair ? Où mettre dans le corps le voyant, puisque, de toute évidence, il n’y a dans le corps que des « ténèbres bourrées d’organes », c’est-à-dire du visible encore ? Le monde vu n’est pas « dans » mon corps, et mon corps n’est pas « dans » le monde visible à titre ultime » 132 . C’est dès lors en fonction de l’appartenance du corps au monde, de la situation mondaine du corps que le sens d’être du corps propre doit être compris. Autrement dit, la référence au monde du corps doit fonder la définition du corps lui-même. Il en est ainsi parce qu’il n’y a pas de vision qui ne soit incarnée, qui ne soit du monde, c’est-à-dire comme présence effective du monde. Aussi, l’immersion du voyant au sein même du visible est proprement un redoublement du visible lui-même si bien que le corps n’est pas en effet « dans » le visible, mais en son sein, le relève de sa propre visibilité et, par conséquent, la vision incarnée est visible d’une visibilité qui lui est consubstantielle. Il s’ensuit que la définition du monde est elle-même renvoyée au rapport ou à la Visibilité qui le lie ontologiquement au corps comme à lui-même et que Merleau-Ponty nomme la Chair, un rapport qui n’est ni extérieur au monde ni au corps mais qui se déploie lui-même comme rapport, c’est-à-dire qui forme système ou renvoi 132 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 180. 90 unitaire et circulaire du corps au monde et du monde au corps de sorte qu’ « il n’y a plus d’essences au-dessus de nous, objets positifs, offerts à un œil spirituel, mais il y a une essence au-dessous de nous, nervure commune du signifiant et du signifié, adhérence et réversibilité de l’un à l’autre, comme les choses visibles sont les plis secrets de notre chair, et notre corps, pourtant, l’une des choses visibles » 133 , de sorte encore que « notre chair tapisse et même enveloppe toutes les choses visibles et tangibles dont elle est pourtant entourée, le monde et moi sommes l’un dans l’autre » 134 , c’est-à-dire que « mon corps voyant sous-tend ce corps visible, et tous les visibles avec lui. Il y a insertion réciproque et entrelacs de l’un dans l’autre » 135 . L’avènement du monde sensible est tout autant l’avènement à soi du corps parce que dans le rapport à soi qui ne survient qu’en se manquant s’introduit le monde. La négativité qui trame le toucher réalise un rapport, le rapport de mon corps comme touchant à mon corps comme touché, c’est-à-dire au fond mon corps comme en rapport aux choses comme à lui-même. En tant qu’imminente, la réflexivité du corps s’effondre en rapport à, rapporte le corps à autre chose que lui-même de sorte que le corps sent le monde en se sentant. La réflexion du corps reflète le monde, est indissociablement l’avènement du monde lui-même. Autrement dit, la réflexivité est ouverture au monde parce qu’il scinde le monde lui-même, l’ouvre d’un écart dans lequel il peut se refléter. Le monde s’infiltre dans le rapport du corps à soi. Cela signifie donc que l’imminence même de la réflexivité corporelle laisse un intervalle où le monde peut s’apparaître, un intervalle où s’articulent les côtés de l’expérience. Il y a rapport à, il y a monde parce qu’« une sorte de déhiscence ouvre en deux mon corps » 136 , parce que cette déhiscence est déjà celle du monde. S’impose dès lors l’idée que « reconnu un rapport corps-monde, il y a ramification de mon corps et ramification du monde et correspondance de son dedans et de mon dehors, de mon dedans et de son dehors » 137 . Il y a donc correspondance dans l’écart du corps à lui-même, dans l’écart où précisément se glisse le visible. Le dedans est ainsi l’envers du dehors, et inversement, au même titre que se toucher, c’est toucher, et inversement. La réversibilité du sensible est comme un point de retournement de mon dedans en son dehors et de son dehors en mon dedans de sorte 133 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 156. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 162. 135 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 180. 136 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 162. 137 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177. 134 91 que « l’insertion du monde entre les deux feuillets de mon corps » signifie indistinctement « l’insertion de mon corps entre les deux feuillets de chaque chose et du monde » 138 . Le monde reflète le soi du corps, c’est-à-dire que le soi du corps se réfléchit comme étant du monde. Le corps se réfléchit, se rapporte donc à soi de l’épaisseur du monde à laquelle le corps participe de sorte que le mouvement par lequel le corps est à soi est inséparable de son échappement dans les choses. Le soi du corps se compose donc de son appartenance au monde, est à soi de l’écart qui le sépare de soi, est à soi en étant hors de lui-même, est donc à soi en comprenant le monde comme une dimension de son être. Aussi, le monde s’insère entre les deux feuillets de mon corps en ce sens que le monde s’insère dans le rapport du corps à soi, le dédouble de lui-même de sorte que la coïncidence à soi est écart de soi au sein du monde. En s’insérant dans le rapport du corps à soi, le monde insère le corps lui-même dans un rapport au monde, c’est-à-dire intériorise le corps de son rapport à l’extériorité du monde. D’une manière corrélative, il y a une « insertion de mon corps entre les deux feuillets de chaque chose et du monde » puisqu’en effet l’avènement du monde phénoménal correspond avec le dédoublement du corps lui-même, puisqu’en d’autres termes la réflexivité du monde se concentre, s’axe en une de ses parties. Autrement dit, l’épaisseur du corps est à la fois constitutive de sa propre visibilité comme celles des choses du monde qui manifestent le monde. Aussi, le corps s’insère entre les deux feuillets de chaque chose et du monde parce que le corps est lui-même visible et polarise le rapport aux choses, c’est-à-dire la présentation même du monde. Le corps en tant que mondain se situe du même côté des choses qui par lui font paraître le monde dont ils sont enveloppés, dépassés. Le corps n’est donc chose parmi les choses qu’ « en un sens plus fort et plus profond qu’elles » 139 . Son insertion entre les deux feuillets de chaque chose et du monde correspond donc à la référence double que le corps articule en tant que vu et voyant. Inscrit au sein du monde qu’il fait paraître, le corps se trouve séparé du monde de l’épaisseur de sa propre chair de sorte que les choses sont comme une extension de sa chair, visibles en effet comme le corps par qui elles sont visibles. Aussi, le corps entre les deux feuillets de chaque chose et du monde n’est ni une chose ni devant les choses, comme en surplomb. Il est charnel, est en rapport à en étant 138 139 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 312. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 179. 92 de ce rapport lui-même, est en d’autres termes un « sensible exemplaire, qui offre à celui qui l’habite et le sent de quoi sentir tout ce qui au-dehors lui ressemble, de sorte que, pris dans le tissu des choses, il le tire tout à lui, l’incorpore, et, du même mouvement, communique aux choses sur lesquelles il se ferme cette identité sans superposition, cette différence sans contradiction, cet écart du dedans et du dehors, qui constituent son secret natal » 140 . Parce qu’il est en effet au sensible en tant que sentant et est sentant en tant que lui-même sensible, le corps est proprement sensible, c’est-à-dire « sensible pour soi » 141 . Cela signifie que « je ne puis poser un seul sensible sans le poser comme arrachée à ma chair, prélevé sur ma chair, et ma chair elle-même est un des sensibles en lequel se fait une inscription de tous les autres, sensible pivot auquel participent tous les autres, sensibleclé, sensible dimensionnel. Mon corps est au plus haut point ce qu’est toute chose : un ceci dimensionnel. C’est la chose universelle – Mais, tandis que les choses ne deviennent dimensions qu’autant qu’elles sont reçues dans un champ, mon corps est ce champ même, i.e. un sensible qui est dimensionnel de soi-même, mesurant universel » 142 . En effet, puisque le sentir émerge au sein du monde qu’il porte à la présence, le sentir est en lui-même constitutivement une référence à un monde sensible, à un senti. Il n’y a donc pas de senti, d’apparition d’un monde sensible qui ne soit lui-même l’envers d’un sentir, c’est-à-dire d’un soi du corps qui est à soi en s’appliquant à autre que lui-même. Est de fait donné dans le senti un sentir de sorte qu’en effet « je ne puis poser un seul sensible sans le poser comme arraché à ma chair, prélevé sur ma chair ». Corrélativement, le sentir est lui-même sensible au sens de ce qui est senti puisqu’il est lui-même une dimension de ce qui se déploie en lui. Le sentir est donc éminemment un se sentir, un sentant sensible. C’est pourquoi le toucher n’advient que comme corps, c’est-à-dire que comme lui-même tangible. Le sentant est du monde, participe lui-même à la dimension qui le rapporte au monde et par laquelle le monde se reporte. Par exemple, le toucher manifeste tactilement le monde parce que le corps touchant est lui-même tangible, parce que sa tangibilité est celle du monde, celle-là même qui advient tactilement. Dès lors, si « ma chair elle-même 140 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 176. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 176. 142 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 308. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 141 93 est un des sensibles en lequel se fait une inscription de tous les autres », c’est parce que le corps sentant est par définition sensible, est lui-même inscrit dans le monde qu’il porte au paraître. Précédemment, nous disions que le toucher ne peut procéder que d’un sujet qui est sa propre absence, que l’absence du sentir à lui-même renvoi à son incarnation, à son appartenance au monde. Nous pouvons maintenant en comprendre véritablement le sens : le toucher n’est effectif, ne manifeste tactilement un monde que parce qu’il s’oublie luimême comme monde. Le toucher se fait monde, cela veut dire que dans l’ouverture au monde du toucher se tient le monde lui-même, que le toucher touche avec le monde, que la tangibilité est donc une dimension par laquelle le corps est en rapport au monde et par laquelle le monde vient lui-même à paraître. Autrement dit, le mouvement du toucher qui rapporte le corps au monde est le mouvement par lequel le monde se reporte à lui-même. La négativité du toucher est très précisément l’autre côté du mouvement qui rapporte le corps au monde (par le toucher) de sorte que ce qui se donne dans l’ouverture perceptive instituée par le toucher remplit l’ouverture elle-même, l’accomplit véritablement comme toucher de quelque chose. Pareillement au toucher, la vision ne manifeste un monde visible que dans la mesure où elle s’emporte elle-même dans le visible, qu’elle s’ignore donc comme vision. L’invisibilité de la vision est l’autre côté de la vision, ce qui s’apparaît en elle, à savoir l’unique visibilité au sein même de laquelle s’inscrit un certain visible, le voyant. La visibilité est, comme la tangibilité, dimensionnalisation du monde, c’est-à-dire encore une mise en rapport du monde à lui-même qui se module toujours comme rapport et sous un même rapport. Nous pouvons ainsi dire que le toucher est tangible au sens où le corps touchant polarise de sa tangibilité même la tangibilité du monde, une tangibilité dont les modalités sont infinies. De même, la vision est visible au sens où le voyant ramène à lui-même la visibilité dont est faîte le monde et à laquelle il appartient, une vision dont la visibilité se donne partout, ailleurs et autrement. Aussi, si le soi du corps « communique avec les choses sur lesquelles il se ferme cette identité sans superposition », c’est que le rapport du corps au monde s’opère sur le seul et unique plan du sensible, un rapport qui n’est donc rien d’autre que la phénoménalité même entendue comme ouverture de l’Être à lui-même, ouverture qui se comble d’elle-même, qui s’entoure d’elle-même puisque le percevoir ne porte un monde qu’en étant lui-même pris dans l’épaisseur de ce monde. Aussi, si le corps est un « sensible pivot auquel participent 94 tous les autres », un « sensible-clé » ou encore un « sensible dimensionnel », c’est parce le corps, de sa masse sensible, comme être charnel, est le lieu où s’articule la dimension commune au monde et à lui-même et dont, à ce titre, le monde et le corps sont comme des variantes, des formes possibles. Aussi, le corps est de lui-même « dimensionnel » en ce sens que sa propre visibilité ou tangibilité est une modalité de la dimension qu’il déploie. Mais il est aussi en lui-même « dimensionnel », au sens où il dimensionnalise le monde, qu’il déploie un monde, car le corps n’est lui-même, forme un soi qu’en étant hors de lui-même, est toujours déjà du côté du monde. Aussi, si la dépossession du soi par le monde, en tant qu’il est incarné, est ce qui le ramène à soi, le soi ne possède le monde qu’en en étant possédé, enveloppé. On voit alors mieux en quoi la dimensionnalité du corps est déjà celle du monde et comment le monde et le corps participent l’un et l’autre à une même dimension qui constitue une possibilité universelle d’être. Le corps est de et en lui-même « dimensionnel », c’est-à-dire à la fois un « ceci dimensionnel » et un « dimensionnel de soi-même », à la fois, c’est-à-dire « mesurant universel » ou bien, précise Merleau-Ponty dans une note de Le visible et l’invisible, le « Nullpunkt de toutes les dimensions du monde » 143 . En effet, dans la mesure où la dimension est l’être de tout être, qu’elle forme pour chaque être perçu une « structure ou un système d’équivalences autour duquel il est disposé » 144 et que le corps est à lui-même en s’enracinant au cœur de ce dont il est le sujet, le corps est éminemment dimensionnel en ce qu’il déploie le champ au sein duquel les choses deviennent elles-mêmes dimensionnelles, représentatives du monde. Le soi du corps se déploie au sein du monde comme il déploie un monde, est donc lui-même « qualité prégnante, la surface d’une profondeur » 145 à laquelle les choses elles-mêmes appartiennent en tant que mondaines, sont donc elles-mêmes plus qu’ellesmêmes, manifestent elles-mêmes ce au sein de quoi elles apparaissent, à savoir le monde. Aussi, d’un côté, chaque chose sensible – ce qui inclut le soi du corps – est « être de latence », présentation d’une certaine absence au sein de laquelle la chose s’inscrit. Inversement, cette absence, ce qui ne se présente pas de soi, se présente à la « surface » de la chose sur laquelle le monde se mire, se reflète et se montre. D’un autre côté, « puisque le visible total est toujours derrière, ou après, ou entre les aspects qu’on en voit, 143 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 297. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 257. 145 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177. 144 95 il n’y a accès vers lui que par une expérience qui, comme lui, soit toute hors d’ellemême : c’est à ce titre, et non comme porteur d’un sujet connaissant, que notre corps commande pour nous le visible, mais il ne l’explique pas, ne l’éclaire pas, il ne fait que concentrer le mystère de sa visibilité éparse » 146 . À vrai dire, l’inscription du corps au sein du monde et le renvoi modal ou dimensionnel du corps au monde et du monde au corps forment un même système, un même ordre ou une même texture qui se creuse d’elle-même, qui « revient à soi et convient à soi-même » 147 . La déhiscence du corps inscrit une différenciation au sein de l’Être, le rend sensible à lui-même, l’inscrit alors dans un rapport dont les modalités sont des moments dimensionnels. La visibilité, la tangibilité forment ainsi des vecteurs relationnels, des dimensions où les termes intrinsèques du relationnel se rapportent et se reportent à la fois, où le touchant et le touché, le voyant et le vu sont coextensifs, sont l’un à l’autre en empiétant l’un sur l’autre, sont par là même chacun allusion à l’autre. Il y a seulement relation, rapport du corps au monde sans frontière, transposition dimensionnelle circulaire parce que ce rapport est le rapport de l’Être à lui-même, parce que la déhiscence dont le corps propre est le lieu est intérieure à l’Être. Avant de conclure, ajoutons d’abord que la scission dont l’Être se forme, qui assure la correspondance et la convenance ontologique du monde et du corps, ne se forme comme rapport relationnel que parce que « la chair du monde n’est pas se sentir comme ma chair – Elle est sensible et non sentante » 148 . On le sait, le voyant étant visible et le touchant étant tangible, le sentir est, par définition, un se sentir. Cependant, un tel rapport d’inhérence n’est pas transposable au niveau même de la chair du monde, à moins de voir l’hylozoïsme comme le juste nom de la philosophie de la chair, à moins en effet de niveler la différence intérieure à l’Être de laquelle le corps et le monde sont en rapport, forment rapport. L’inscription du percevant au sein de ce dont il est le percevant ne signifie pas que le mode d’être du percevant est celui de ce dont il est le percevant. Comment en effet pourrions-nous prêter au monde la définition du percevant sans annuler la relation qui les rapporte l’un à l’autre. Qu’ils soient l’un à l’autre ou, plus précisément, 146 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 178. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 190. 148 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 298. 147 96 parce qu’ils sont l’un à l’autre, ils ne peuvent l’un et l’autre être à la fois l’un et l’autre. Identifier la chair du corps et la chair du monde reviendrait ainsi à supprimer le sens relationnel de la notion de « chair ». Si la « chair » est bien comme un « phénomène de miroir » 149 , il devient incompréhensible si le voyant et le vu sont l’un et l’autre les deux à la fois. Aussi, soit il y a à la fois la « chair du corps » et la « chair du monde » et, dès lors, la relation du corps et du monde devient une énigme parce qu’elle apparaît alors impossible, parce qu’elle se pose en des termes incompossibles, soit la chair désigne un mode d’être du corps et, dans ce cas, elle n’est plus définissable comme « le dedans et le dehors articulés l’un sur l’autre » 150 . C’est dire que la notion de « chair » est problématique. Merleau-Ponty écrit ainsi en soulignant la contexture de visibilité dont est faite la chair du monde : « C’est par la chair du monde qu’on peut en fin de compte comprendre le corps propre – La chair du monde, c’est l’Être-vu, i.e. c’est un Être qui est éminemment percipi, et c’est par elle qu’on peut comprendre le percipere : ce perçu qu’on appelle mon corps s’appliquant au reste du perçu i.e. se traitant lui-même comme un perçu par soi et donc comme un percevant, tout cela n’est possible en fin de compte et ne veut dire quelque chose que parce qu’il y a l’Être, non pas l’Être en soi, identique à soi, dans la nuit, mais l’Être qui contient aussi sa négation, son percipi » 151 . Si la fission intérieure à l’Être est celle de l’Être et si elle débouche sur une « adhérence à soi » 152 de l’être et de l’être perçu, on ne voit pas comment l’Être pourrait alors contenir « sa négation » sans que le corps et le monde soient situés sur le seul et unique plan de la Chair, sans que le point de vue du corps soit le point de vue du monde, annulant ainsi la différence ou la dissymétrie intérieure à l’Être dont dépend un percipere effectif. En conséquence, s’il y a percipere, si le corps propre est au monde et du monde, si la subjectivité du corps n’est pas, à proprement parler, celle du monde, alors l’identité de l’être et de l’être perçu n’est plus pensable comme celle de l’Être à lui-même. Ce qu’il reste à comprendre est donc ce passage – sa nécessité – de la chair du corps entendue comme « ce fait que mon corps est passif-actif (visible-voyant), masse en soi et geste » à 149 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 303. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 311. 151 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 299. 152 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 304. 150 97 la chair du monde comprise comme « son horizon intérieur et extérieur » 153 . C’est ce qu’il nous reste à comprendre et c’est précisément sur quoi portera notre conclusion. Dans une note de Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty expose succinctement la raison principale qui place la problématique générale de la Phénoménologie de la perception sur une voie sans issue : « Les problèmes posés dans Ph.P. sont insolubles parce que j’y pars de la distinction « conscience » – « objet » » 154 . Une distinction qui, comme nous l’avons vu, entérine l’approche réflexive qui renvoie la détermination du corps au sens d’être de la conscience à soi de telle sorte que le corps est compris comme un moyen terme entre la conscience constituante et le monde. Une distinction qui fait alors du corps le lieu de la contradiction de l’intérieur et de l’extérieur, c’est-à-dire le corps d’une opposition du sens et du fait. La distinction débouche sur une contradiction, se rend ainsi impensable. Devant la contradiction de la chose et de l’idée, Le visible et l’invisible répond par la formulation d’un paradoxe de l’Être qui, faisant état de la coappartenance du monde et du corps, de la situation totale que forme le renvoi de l’un à l’autre du corps et du monde, met au jour ce qui fonde la distinction/opposition du fait et de l’essence. La contradiction dans laquelle s’achève la Phénoménologie de la perception est la contradiction du sujet et de l’objet ou, plus précisément, rapporté au rapport du sujet à l’objet le rapport du corps au monde est contradictoire et, par là même, incompréhensible. Or, « si nous pouvons montrer que la chair est une notion dernière, qu’elle n’est pas union ou composé de deux substances, mais pensable par elle-même, s’il y a un rapport à lui-même du visible qui me traverse et me constitue en voyant » 155 , alors le rapport du corps au monde n’est ni plus ni moins que le rapport de l’Être à lui-même de sorte que se trouve surmonté dans ce rapport et comme rapport l’opposition séculaire de l’empirique et du transcendantal. La chair est « pensable par elle-même » parce qu’elle n’est que rapport, rapport qui n’implique pas des éléments ou des composants. La chair est rapport, c’est-à-dire que le rapport se constitue de lui-même, qu’il comporte en luimême la référence qui le reporte comme rapport. Un tel rapport, rapportant, se rapporte à lui-même, renvoi la facticité du monde au corps par qui elle vient à paraître et, le rapport 153 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 309. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 250. 155 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 183. 154 98 de transcendance se faisant au sein même du monde ou, se faisant comme monde, la transcendance du monde est l’envers de son empiricité. C’est dire que la chair, comme rapport d’implication des « termes » qui forment rapport, réfute la possibilité d’une dualité constitutive du rapport du corps au monde et, corrélativement, la contradiction du double point de vue sur ce même rapport. En tant que rapport total ou de totalité, le rapport du corps au monde se présente comme un paradoxe structurel, lié au comment de la possibilité du rapport à. Si en effet il n’y a de rapport à que par enveloppement mutuel de ce qui est en rapport, le rapport du corps au monde dépasse et fonde la contradiction des points de vue en étant ce qui fixe le point de vue de tous les points de vue, le point de vue qui se retrouve en chacun des points de vue et au-delà. Le rapport à étant toujours un rapport à l’Être et se faisant toujours à l’intérieur de l’Être, en lui l’empirique et le transcendantal ne se contredisent plus, en lui l’individualité et l’universalité ne se contredisent plus, en lui le fait et l’essence ne se contredise plus « et c’est bien d’un paradoxe de l’Être, non d’un paradoxe de l’homme, qu’il s’agit ici » 156 . De la contradiction au paradoxe, il n’y a pas un changement de paradigme philosophique mais un changement d’échelle de l’analyse qui, au lieu de saisir le sens du rapport du corps au monde à partir d’un étant, d’un des deux termes du rapport lui-même, risquant ainsi de rapporter le rapport au monde à une positivité, aborde le rapport pour lui-même, comme valant pour soi, c’est-à-dire comme faisant sens en tant que rapport. La chair nomme ce qui est en lui-même rapport sans devenir positivité, ce qui renvoie à soi sans cesser d’être toujours déjà autre sans devenir contradictoire. La chair est rapport paradoxal parce qu’il n’y a pas de rapport qui ne soit pas rapport d’appartenance, qui ne soit déjà ce à quoi il se rapporte comme rapport. Cependant, la démarche de Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible qui vise à penser le rapport du corps au monde pour lui-même comme phénomène d’appartenance, comme rapport venant à soi phénoménalement, est ordonnée par l’expérience de la réversibilité du toucher de telle sorte que le moyen par lequel Merleau-Ponty structure sa critique de la pensée objectiviste est aussi celui qui fixe définitivement son approche dans un cadre dualiste. En effet, l’expérience de la réversibilité du toucher permet à Merleau156 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 178. 99 Ponty de faire apparaître que le touchant est tangible et, corrélativement, l’appartenance du corps à ce qui se manifeste tactilement, le monde. Le touchant est intentionnel, est ainsi à ce qu’il touche car le touchant est à soi en s’ouvrant au tangible auquel il appartient, c’est-à-dire en se faisant lui-même monde. Comprise à partir de sa double appartenance à l’ordre du monde et à l’ordre du subjectif, l’intentionnalité corporelle est l’intentionnalité de l’être. Aussi, cette double référence qui caractérise le corps lui-même caractérise également, en raison même de l’appartenance ontologique du corps au monde, le sens d’être du rapport du corps au monde. Rapport à soi au monde du toucher que la vision, comme « dimension » ou mode relationnel, met elle-même en valeur, le voyant étant toujours un visible parmi les visibles. Exprimant clairement la corrélation de l’activité du percevant à la passivité du monde dont il est lui-même une dimension, Merleau-Ponty réfère le corps à la condition du rapport perceptif au monde : « le corps nous unit directement aux choses par sa propre ontogenèse, en soudant l’un à l’autre les deux ébauches dont il est fait, ses deux lèvres : la masse sensible qu’il est et la masse sensible où il naît par ségrégation, et à laquelle, comme voyant, il reste ouvert. C’est lui, et lui seul, parce qu’il est un être à deux dimensions, qui peut nous mener aux choses mêmes » 157 . L’expérience de la réversibilité du sentir permet donc à Merleau-Ponty de montrer que l’unité profonde du sentir et de son inscription au sein du monde est inhérente à la structure de l’apparaître. Mais si en effet l’expérience de la réversibilité démontre que le touchant et le touché sont comme « deux segments d’un seul parcours circulaire » 158 , si elle prépare à la reconsidération des « notions solidaires de l’actif et du passif de telle sorte qu’elles ne nous placent plus devant l’antinomie d’une philosophie qui rend compte de l’être et de la vérité, mais ne tient pas compte du monde, et d’une philosophie qui tient compte du monde, mais nous déracine de l’être et de la vérité »159 , il n’en reste pas moins vrai qu’elle ancre la pensée et l’expérience dans un rapport oppositif du sujet et de l’objet 160 . En définissant le percevant comme touchant et touché, voyant et vu, en fondant l’intentionnalité perceptive sur une expérience, Merleau-Ponty rive son analyse à la dualité de la conscience et du corps. Il en est ainsi parce que le point de 157 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 180. 159 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 66. 160 Sur le point de départ de la définition merleau-pontienne de l’expérience, cf. Barbaras, Renaud, Vie et intentionnalité, Librairie Philosophique J. Vrin, 2003, pp. 12 & 13. 158 100 départ de l’analyse de Merleau-Ponty, de son remaniement de l’ontologie réaliste est l’expérience du corps propre, c’est-à-dire la dualité du vécu. Si, d’un côté, Merleau-Ponty parvient à mettre en évidence le caractère mondain du rapport au monde, de l’autre, il s’avère être relatif à un rapport à soi du corps, c’est-à-dire à un rapport d’immanence propre au vécu si bien que l’expérience est de nouveau organisée sur une expérience, sur une opposition de l’intérieur et de l’extérieur. Parce que Merleau-Ponty décrit un mode d’être du corps percevant en adoptant l’expérience du corps propre comme un phénomène-clé, il impose à la perception un sujet de la perception, un être qui en luimême synthétiserait des dimensions opposées, contradictoires. Le percevant n’est certes jamais à la fois touchant et touché car en étant l’un et l’autre le corps serait trop à soi et jamais au monde. Bien qu’il soit au monde en n’étant jamais à la fois touchant et touché, cette non-coïncidence qui forme l’unité d’être du rapport au monde est toutefois encore une non-coïncidence de deux plans qui suppose la reconnaissance implicite d’une réalité bivalente à partir de laquelle cette non-coïncidence est significative. Aussi, lorsque Merleau-Ponty écrit que « le corps est un être à deux feuillets, d’un côté chose parmi les choses et, par ailleurs, celui qui les voit et les touche » 161 , le corps est finalement décrit comme un être qui réaliserait ou surmonterait en lui-même l’incompossibilité dont serait fait l’être, est précisément le sujet de la perception en tant qu’il articule ou est lui-même la réalisation des plans contraires et constitutifs du transcendantal et de l’empirique. En somme, au moment même où Merleau-Ponty pense disqualifier la dichotomie du sujet et de l’objet au nom de l’expérience il la réintroduit en structurant son analyse à partir de l’expérience du corps propre, à partir de la dualité niée du rapport à soi du corps. De ce fait, Merleau-Ponty ne parvient pas à remettre en question le dualisme de la pensée réflexive parce qu’il part lui-même de la dualité qu’il cherche à dépasser. La signification ontologique du corps est donc tirée d’une expérience, d’une expérience qui pose en douce un sujet, c’est-à-dire un certain sens de la transcendance au rapport à soi du corps, rapport qui pose alors le primat d’un mode d’apparaître à soi sur la structure de l’apparaître. Le concept de « chiasme » prend racine dans la description du percevant comme touchant et touché, il vient aplanir les deux points de vue antagoniques sur le corps en les 161 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 179. 101 corrélant à l’appartenance du corps au monde, c’est-à-dire en les pensant comme relatifs au rapport au monde. Il y a une symétrie définitionnelle du corps et du monde à partir du moment où le monde lui-même est constitutif de l’intentionnalité perceptive. Puisque le touchant est tangible, le percevant est une partie du monde et puisqu’en tant que partie du monde il est touchant, c’est bien le monde lui-même qui s’apparaît dans le toucher. Aussi, la définition de l’être du corps est intégrative du monde parce qu’elle est comprise comme rapport, rapport comprenant la référence à l’extériorité du monde comme l’envers de l’intériorité du percevant. Il est ainsi impossible de comprendre la nécessité du concept de chiasme sans reconnaître le sens définitionnel de l’appartenance du corps au monde dont le corps tire précisément sa propre signification ontologique. Il y a donc un chiasme entre le corps et le monde parce que le corps est fondamentalement compris comme touchant et touché, parce que dans le rapport du touchant au touché se tient le rapport au monde. Dès lors, le double caractère du corps est, en raison même de l’appartenance du corps au monde, une double caractérisation du monde lui-même. C’est pourquoi la relation perceptive forme une relation à quatre membres : « chiasme mon corps-les choses, réalisé par le dédoublement de mon corps en dedans et dehors, – et le dédoublement des choses (leur dedans et leur dehors). C’est parce qu’il y a ces deux dédoublements qu’est possible : l’insertion du monde entre les deux feuillets de mon corps, l’insertion de mon corps entre les deux feuillets de chaque chose et du monde » 162 . Aussi, le monde devient l’ « horizon intérieur et extérieur » du corps que parce que ce dernier est initialement dédoublé, la dualité du corps se reportant alors du côté du monde en vertu de la mondanéité du corps. Le passage à la définition de la chair comme rapport spéculaire débute donc avec le dédoublement du corps, dédoublement qui dans l’esprit de la philosophie qui s’esquisse dans Le visible et l’invisible procède ultimement de la reconnaissance de l’appartenance du corps au monde. De là un dédoublement qui ne revient pas à une opposition frontale du sujet et de l’objet mais à un croisement double, à une réversibilité de chaque côté de l’expérience. Le corps n’est plus le lieu d’une contradiction mais celui d’une double application l’un à l’autre du dedans et du dehors. Il apparaît finalement que Merleau-Ponty transcende le dualisme objectiviste en dédoublant les termes du rapport perceptif, exorcise en quelque sorte le dualisme en dédoublant le 162 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 311. 102 dualisme. Autant dire que Merleau-Ponty recrée l’unité perceptive, la recompose à partir des termes qui imposent d’emblée à l’expérience une structure dualiste, la recompose à partir de ces mêmes termes de telle sorte que l’expérience ne soit plus prise dans une tension contradictoire. Ainsi, la philosophie de la chair reconduit à un dualisme (puisque le corps qui articule le rapport perceptif « est un être à deux feuillets ») qui, impliquant un être à deux feuillets (le dédoublement de mon corps « en dedans et dehors » étant respectivement le dehors et le dedans du monde), dépolarise la perception. Autrement dit, en pensant la déhiscence de la chair sur le modèle de l’expérience du corps propre, la perception se trouve conditionnée par un sujet de la perception. Mais, d’un autre côté, en pensant ainsi, la perception se trouve paradoxalement sans condition, sans véritable sujet de la perception car le double chiasme n’en fait qu’un seul du fait même de l’appartenance du percevant au monde. La portée ontologique accordée au vécu du corps à partir de laquelle la définition de la chair est tirée entraîne deux perspectives qui se neutralisent : l’une où le corps est, en tant que touchant et touché, comme unité de la conscience et de son objet, la condition réelle de la phénoménalité, instaurant ainsi un dualisme dont « on ne revient pas » et l’autre où, l’extériorité du monde impliquant une intériorité, le corps et le monde sont membres d’une même chair si bien que la différence ontologique entre le vivant et le champ perceptif est supprimée. Ce conflit qui se présente comme une conséquence de la définition de l’être à partir de l’expérience du corps propre apparaît dans quelques notes de Le visible et l’invisible : pour Merleau-Ponty en effet, dire qu’entre le percevant et le perçu il y a Einfühlung, « cela veut dire que mon corps est fait de la même chair que le monde (c’est un perçu), et que de plus cette chair de mon corps est participée par le monde, il la reflète, il empiète sur elle et elle empiète sur lui (le senti à la fois comble de subjectivité et comble de matérialité), ils sont dans un rapport de transgression ou d’enjambement » 163 . Pour autant, l’ « indivision de cet Être sensible que je suis et de tout le reste qui se sent en moi » 164 ne peut que vouloir dire que « La chair du monde n’est pas se sentir comme ma chair – Elle est sensible et non sentant – Je l’appelle néanmoins chair (…) pour dire qu’elle est prégnance de possibles, Wetmöglichkeit » 165 . D’un côté, le senti est « à la fois comble de subjectivité et comble de matérialité », c’est163 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 297. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 303. 165 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 298. 164 103 à-dire lui-même sentant, et de l’autre, Merleau-Ponty est d’accord pour reconnaître l’impossibilité de transférer les propriétés de la chair du corps à la chair du monde. Cette discordance qui implique à la fois le point de vue transcendantal qui subordonne le perçu à un sujet de la perception, c’est-à-dire qui renvoie la perception à une condition positive de la perception, et le point de vue ontologique qui situe le percevant dans une relation d’appartenance au monde, voyant en tant que visible et voyant parmi les visibles, ne trouve aucun dénouement parce qu’elle s’initie sur une structuration de la phénoménalité à partir de l’expérience du corps propre de sorte que la définition de la chair est nécessairement équivoque. Parce que l’autonomie de la phénoménalité est déterminée à partir du phénomène du corps propre, parce qu’elle est dès lors nécessairement tributaire de la distinction de la conscience et de l’étendue, la phénoménalité est finalement pensée comme « prégnance de possibles », et même de sa propre possibilité puisque le corps est du monde de sorte que de nouveau resurgit le double sens de la chair. Aussi, la détermination du sujet de la perception comme touchant/touché débouche sur une naturalisation de la perception mais, celle-ci provenant de la distinction en question, la réduction de la différence du sujet et du monde reconduit elle-même au dualisme dont elle procède. Au fond, si tout le sens du projet de Le visible et l’invisible est bien d’abandonner le dualisme, l’ambiguïté même dans laquelle la notion de chair est finalement prise en trahit la portée. Comment, du reste, la signification de la notion de chair aurait-elle pu être univoque en se constituant de l’expérience du vécu ? À vrai dire, reconduisant à un dualisme, l’ambition de réexaminer les notions co-dépendantes de sujet et d’objet en montrant que « ce qu’on pourrait considérer comme « psychologie » est en réalité ontologie » 166 démontre que les points de vue qui structurent Le visible et l’invisible sont irréconciliables. Le visible et l’invisible offre deux approches du corps et, par là même, deux définitions du sens du rapport du corps au monde, qui ne peuvent être soutenues ensemble sans produire une contradiction. Ou bien le corps est pensé comme sujet de la perception, risquant ainsi de réduire et de former le relationnel sur deux ordres de réalité, ou bien le corps est pensé comme sujet de la perception, c’est-à-dire d’après ce qui du corps le rapporte au monde comme percevant. Ou bien le corps est compris dans le sens oppositif du sujet de la perception à la perception ou bien, reconnue l’appartenance 166 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, p. 228. 104 du corps au monde, la philosophie s’attache à déterminer ce qui du corps le positionne en rapport au monde. Les deux façons de pensée qui animent Le visible et l’invisible, l’une contradictoire et l’autre soulevant un « paradoxe de l’Être » ne se réconcilient pas dans la notion de chair, laquelle en reporte plutôt l’incompatibilité. Si l’expérience du corps propre est bien une expérience, c’est-à-dire un rapport à, une relation sans distance dont je fais partie comme sujet de l’expérience, en revanche, sa détermination philosophique dans l’œuvre de Merleau-Ponty nous reconduit toujours à un dualisme, à une contradiction, au point de vue de la philosophie de la conscience, lequel domine Le visible et l’invisible. Est toujours réintroduit dans l’analyse de Merleau-Ponty le double point de vue de l’analyse sur le corps, le corps étant toujours finalement compris dans un rapport, comme le moyen terme entre l’intérieur et l’extérieur, même et surtout finalement lorsque le corps est lui-même caractérisé comme touchant et touché. Aussi, corps de la conscience incarnée ou corps de l’expérience de la réversibilité du sensible, pensé comme la dimension négative de la conscience ou selon les termes de la philosophie de la perception, le corps est toujours un « être à deux dimensions » 167 , à la fois passif et actif, si bien que Merleau-Ponty ne parvient jamais à une formulation de la problématique du corps propre qui formule la nature paradoxale du rapport du corps au monde, qui, au lieu de rapporter le rapport en question à un « trait de structure du corps lui-même » 168 , ce qui d’emblée impose à la définition de l’expérience unitaire du corps propre une structure contradictoire, le tient pour relatif aux contraintes structurelles du rapport relationnel lui-même, du rapport d’appartenance du corps au monde. Pourtant, lorsque Merleau-Ponty met en évidence la situation mondaine du percevant, son inscription au sein du monde en vue de thématiser le sens du rapport du corps au monde, il est proche de dépasser une fois pour toute l’opposition séculaire du sujet et de l’objet, de la conscience et de l’étendue, car le rapport d’appartenance, comme rapport d’ensemble, ne laisse aucun espace pour un terme extérieur et neutre au rapport lui-même – comme pourrait l’être le point de vue de la pensée qui pense le rapport du corps au monde s’il n’était lui-même une dimension de ce rapport – de sorte que le dualisme 167 168 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177. Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1991, p. 111. 105 comme la philosophie de la conscience, ramenant ce rapport à un primat du sujet sur l’objet et, par conséquent, à une opposition de l’intérieur sur l’extérieur, adopte un point de vue abstrait et contradictoire sur le rapport du corps au monde. Aussi, parvenant à la reconnaissance de la signification ontologique du corps à partir de l’expérience du corps propre, demeurant par là même tributaire du dualisme de la pensée objective, la spécificité ontologique du corps échappe à Merleau-Ponty. En un mot, pour ne pas avoir correctement formulé la problématique du corps propre, prenant le point de vue du vécu pour rendre compte de l’articulation perceptive, Merleau-Ponty se trouve dans l’impossibilité de décrire proprement ce en quoi le corps propre se distingue des autres corps pour autant que ce mode d’être propre détermine en lui-même le sens du rapport dont il est lui-même un terme comme percevant. Il s’agit donc de renoncer au point de vue de la conscience, de mesurer pour lui-même le rapport en jeu dans le rapport qui situe le percevant du côté de ce dont il est le sujet, c’est-à-dire, au fond, de comprendre ce qu’est le rapport d’appartenance, ce qu’est une appartenance sans lien d’extériorité et, de ce fait, sans lien d’intériorité. 106 A.1.2) L’expérience du corps propre, expérience d’un paradoxe. A.1.2.1) Le paradoxe du corps propre. Inaugurant le cheminement philosophique de Matière et mémoire, l’hypothèse des « images » qui a-subjectivise le percevant, lui enlevant la mémoire, ce qui du fait perceptif correspond pour Bergson à la subjectivité, offre certainement le cadre le plus approprié pour la formulation de la problématique du corps propre. Le percevant étant en effet une « image », la perception et le rapport qui lui est inhérent prenant le nom de l’ « ensemble des images », comprendre le fait perceptif revient alors à déterminer le sens d’être de l’image-corps 169 , de l’image qui en tant qu’image se situe en rapport à l’ensemble des images. En libérant la description du rapport perceptif de l’assistance d’une intériorité, d’un soi qui soit caractéristique d’un vécu, l’hypothèse des « images » place la caractérisation de l’articulation perceptive sur le seul plan des images, renvoyant ainsi l’analyse à la nature propre de l’image-corps. L’unique plan ontologique des images qui entraîne la suspension du point de vue interne de l’expérience du corps propre limite la détermination de la subjectivité du corps à ce qui du corps le rapporte et le différencie, en tant qu’image, de l’ensemble des images. Autrement dit, l’impossibilité même du recours à l’aperception vécue du corps propre resserre la définition de la perception à la spécificité d’être de l’image-corps, à ce qui du corporel est constitutif de la perception. L’hypothèse des « images » permet donc de considérer le fait perceptif sans présupposer un apport proprement « subjectif » du sujet de la perception de sorte que la subjectivité du percevant est circonscrite au caractère proprement corporel impliqué dans la perception et dont le percevant tire sa spécificité par rapport aux autres images. Aussi, 169 L’ « image-corps » ne correspond pas ici à l’image que peut se faire un sujet à l’égard de son propre corps, laquelle est largement déterminée par des facteurs socio-culturels et implique que le sujet porte son attention sur lui-même comme être corporel. En d’autres mots, l’ « image-corps » n’est ni l’expérience « subjective » du sujet de son propre corps ni même la conception « intersubjective » qu’il peut s’en faire. Sur la différence de signification entre la « body image » et le « body schema », cf. Gallagher, Shaun, « Phenomenological and experimental research on embodied experience », Presented at Atelier Phénoménologie et Cognition, Phenomenology and Cognition Research Group, C.R.E.A., Paris, December 2000. Si la notion d’ « image » renvoie, dans le premier chapitre de Matière et mémoire, à une réalité « à mi-chemin » entre la chose et la représentation de la chose, elle réfère, dans notre travail, au fait que le corps percevant, en train de percevoir, est lui-même perçu/perceptible. Le corps qui perçoit est du côté de ce qu’il perçoit. L’ « image-corps », en ce sens, constitue la partie apparaissante, et/ou qui apparaît à l’autre, du corps percevant dans le champ de la perception. C’est pourquoi l’ « image » du corps sera notamment comprise comme une « figure » sur fond du Fond. Le corps comme « image » est comme une « figure » sur le fond de ce donc il a accès perceptivement. 107 relativement à l’hypothèse de la perception pure, la manière dont Bergson comprend la question du sens d’être du corps, de l’intentionnalité perceptive, apparaît étroitement liée à la reconnaissance de l’appartenance du corps percevant comme image à l’ensemble des images. Ne pouvant tenir le rapport à l’ensemble des images dans un rapport de représentation, le corps étant « l’image de mon corps seulement », il serait en effet « absurde d’en vouloir tirer celle de tout l’univers » 170 de sorte que la question de la perception se porte sur le mode d’être du corps lui-même. Sont intimement liées pour Bergson la prise en compte de la situation mondaine du percevant, laquelle débouche sur la question spécifique de la possibilité du rapport de toutes les images à la perception des images, et l’identification de la perception à l’action possible d’une image déterminée, le corps vivant. Le corps comme image est le lieu où se croisent deux questions, l’une qui concerne l’inscription ontologique du corps au sein des images, renvoyant la philosophie à un paradoxe (comment une image peut-elle être le sujet de l’ensemble des images ?) et l’autre prenant l’image-corps selon ce qui l’individualise par rapport aux autres images (qu’est-ce qui en étant propre au corps le particularise des autres corps ?). Pour Bergson, sans se confondre, ces questions se complètent, se rejoignent en abordant le corps selon le double sens du rapport, selon le sens de l’appartenance de la partie au Tout et selon le sens du rapport effectif à. Dans la mesure où le corps comme image est une partie du Tout des images – « C’est le cerveau qui fait partie du monde matériel, et non pas le monde matériel qui fait partie du cerveau » 171 – le problème de la relation perceptive se pose en des termes paradoxaux : « Voici un système d’images que j’appelle ma perception de l’univers, et qui se bouleverse de fond en comble pour des variations légères d’une certaine image privilégiée, mon corps. Cette image occupe le centre ; sur elle se règlent toutes les autres ; à chacun de ses mouvements tout change, comme si l’on avait tourné un kaléidoscope. Voici d’autre part les mêmes images, mais rapportées chacune à elle-même ; influant sans doute les unes sur les autres, mais de manière que l’effet reste toujours proportionné à la cause : c’est ce que j’appelle l’univers. Comment expliquer que ces deux systèmes 170 171 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171. 108 coexistent, et que les mêmes images soient relativement invariables dans l’univers, infiniment variables dans la perception ? » 172 . Il y a un paradoxe parce que l’image qui forme la référence commune au percevant et au champ perceptif se fait rapport, est donc impliquée à la fois sur deux plans. Ainsi, le phénomène même de l’appartenance est paradoxal parce qu’il apparaît lui-même comme rapport d’une image à l’ensemble des images. Le paradoxe ne concerne donc pas tant le sujet de la perception que la perception qui en elle-même figure un rapport d’appartenance de la partie au Tout. S’il est vrai que la mondanéité du percevant est inhérente à la perception, il n’en reste pas moins vrai que le percevant lui-même est au monde, que son mode d’être propre appelle et implique un examen spécifique. Sans considérer pour l’instant la manière dont Bergson traite les deux dimensions du relationnel 173 , il convient de tenir pour définitive la nécessité de les penser en relation l’une à l’autre sans se méprendre sur leur différence. Qu’une image soit en rapport à l’ensemble des images nous enjoint à réfléchir sur l’autoréférence en jeu dans le rapport perceptif. Pour autant, la détermination du sens de la relation de la partie au Tout comme telle ne répond pas à la question du mode d’être de la partie, mode qui, rendant compte du fait qu’elle soit en rapport au monde, doit être identifié et explicité pour lui-même. En revanche, doit correspondre ontologiquement le mode d’être du corps à la manière dont la partie, en tant que partie du Tout, est structurellement au Tout. Au fond, la possibilité de faire apparaître la corrélation entre la structure autonome de l’apparaître et l’intentionnalité du percevant procède du fait que le sujet de la perception est perceptible, est lui-même soumis en tant que percevant aux contraintes qui structurent le fait perceptif. Adoptons donc pour méthode de saisir tout d’abord le comment du relationnel qui se formule paradoxalement avant de mesurer en quoi le mode d’être du percevant est conforme à la structure du rapport de perception. Partons alors de la formulation de la problématique du corps propre dans le but de mettre au jour la signification ontologique de sa forme paradoxale. 172 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176. La position de Bergson sera explicitée et commentée dans le chapitre A.1.3.1) intitulé : Présentation et re-présentation. 173 109 Posée en fonction des images et seulement des images, la problématique du corps propre se présente comme un paradoxe, signifiant ainsi le rapport d’appartenance du corps au monde. Bergson écrit : « D’où vient que les mêmes images peuvent entrer à la fois dans deux systèmes différents, l’un où chaque image varie pour elle-même et dans la mesure bien définie où elle subit l’action réelle des images environnantes, l’autre où toutes varient pour une seule, et dans la mesure variable où elles réfléchissent l’action possible de cette image privilégiée ? »174 . Par contre, formulant la problématique du corps propre en prenant le sujet comme l’articulation des termes de la perception, qualifiant par là même deux fois le sujet, Husserl parvient à une contradiction qu’il désigne comme le « paradoxe de la subjectivité humaine » : « être sujet pour le monde, et en même temps être objet dans le monde » 175 . Une contradiction puisque le sujet ne peut en lui-même être sujet et objet, conscience et partie de l’étendue, et être comme tel en rapport à. S’il y a donc en effet « dans la simultanéité des deux propositions : « subjectivité en tant qu’objet dans le monde » et « sujet d’une conscience pour le monde » une question théorique nécessaire » 176 , celle-ci en de tels termes est proprement insoluble. Il en est ainsi car est prêtée conjointement à la « subjectivité humaine » des qualités contraires qui annulent la possibilité même du rapport à. Loin de spécifier le sens d’une appartenance ontologique du corps au monde, la contradiction en jeu dans la formulation de la problématique du corps propre est la contradiction du dualisme où, d’une manière ou d’une autre, le sujet concentre en son être propre des incompossibles. La contradiction en question exprime l’impossibilité de fait comme de droit de penser le rapport perceptif en faisant du sujet lui-même l’unité de deux ordres de réalité, le pivot positif de termes qui se définissent par opposition. Aussi, la forme contradictoire de la formulation de la problématique du corps propre qui exprime sur le sujet de la perception des propositions s’excluant mutuellement fait moins état d’une spéculation à vide, sans référence à l’expérience de la perception, qu’une caractérisation de la perception à partir des idéalisations solidaires du sujet et de l’objet. Or, c’est précisément en prenant le fil de 174 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176. Nous soulignons. 175 Husserl, Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Éditions Gallimard, Col. nrf, 1989, p. 203. 176 Husserl, Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Éditions Gallimard, Col. nrf, 1989, p. 205. 110 l’expérience que la formulation de la problématique du corps propre se présente paradoxalement, c’est-à-dire sans traduire le rapport perceptif comme le rapport du sujet à lui-même. Par delà la logique dualiste, par delà la contradiction de l’objet et du sujet, le paradoxe du corps propre reporte un rapport, c’est-à-dire une relation où les termes ne sont pas l’un à l’autre en chiasme mais simplement en rapport, s’impliquant l’un l’autre dans la mesure même où la référence à l’un est simultanément une référence à l’autre. Le rapport du corps au monde forme ainsi un système faisant référence à lui-même, se fait rapport dans cette référence même. Il y a autoréférence, appartenance du corps au monde en tant que le corps est du monde. L’autoréférence se structure elle-même, comme dans l’image spéculaire, de la différence même qui apparente l’image à l’image réfléchie. Le rapport autoréférentiel ne se présente donc pas comme une tautologique mais s’articule du moyen même par lequel il se reporte de sorte qu’il forme de lui-même une référence à lui-même. Si l’autoréférence recours à la même dimension pour signifier l’identité et la différence, elle est à proprement parler une autoréférence en comprenant un soi, un point référent à partir duquel la réflexion entre l’identité et la différence est possible. En somme, l’autoréférence comporte en elle-même un point de vue, une polarité à partir de laquelle elle s’opère, se constitue comme rapport. Dès lors, la double référence de l’autoréférence étant toujours relative à un pôle conditionnant l’ordre de la référence ellemême, à un « sujet » au sens le plus neutre du terme, la correspondance relationnelle en jeu dans l’autoréférence figure l’appartenance du sujet à ce dont il est la référence, sans que la réciproque soit vraie car, par définition, l’autoréférence est polarisée. Il s’ensuit alors que l’implication réciproque des termes de l’autoréférence, où la référence de l’un est la référence de l’autre, le réfléchissant et le réfléchi participant à une même dimension, ne signifie pas pour autant leur appartenance réciproque. Au sens même où le corps appartient au monde, est proprement du monde, le monde n’appartient pas au corps, ou seulement métaphoriquement. La polarisation propre à l’autoréférence est à ce prix. Or le paradoxe du corps propre, de la relation du corps au monde se fonde précisément sur cette différence, sur l’écart entre la mesure commune au corps et au monde, permettant de parler de la mondanéité du corps, et le phénomène de l’appartenance du corps au monde qui se réalise comme rapport de l’impossibilité même de son inversion. De manière évidente, le monde n’appartient pas au corps au sens où le corps est au sein 111 du monde. Le paradoxe désigne une appartenance, une inscription plutôt qu’une inclusion du corps au monde et le fait concomitant d’une référence identique à ce qui les différencie. En prenant un autre biais pour rendre compte du paradoxe du rapport d’appartenance du percevant au monde, on peut dire que ce rapport ne trouve ni dans le principe d’identité ni dans le principe du tiers exclu des principes intelligibles puisqu’il y a rapport, rapport qui se décline comme rapport d’appartenance irréversible du corps au monde. Cependant, en tant que paradoxe, c’est-à-dire comme contradiction réalisée qui exprime une réalité qui enveloppe les opposés et les transcende à la fois, le rapport corps/monde ne peut que se penser, et donc s’exprimer, à travers la complémentarité de concepts opposés, ceux mêmes qui conduisent l’esprit à se contredire lorsqu’il s’aligne sur une logique duelle. Finalement, l’adoption implicite des principes d’identité et du tiers exclu décide de la forme contradictoire de la problématique du corps propre. Cela dit, si l’inclusion de ces principes est révélatrice de l’assujettissement de l’expérience à une ontologie dualiste, en revanche, leur exclusion ne procède pas tant d’un choix que d’une adhésion descriptive à l’expérience elle-même qui se présente à nous sous la forme d’un vivant paradoxe. Ce que le paradoxe exprime est la forme (Gestalt) relationnelle de la réalité, le « il y a » que manifeste l’expérience et qui ne trouve dans l’opposition sujet/objet qu’une dénaturation. Autrement dit, la forme paradoxale de la formulation de la problématique du corps propre figure en elle-même le type du relationnel, le fait même que l’expérience venant à être exprimée – le langage est lui-même un mode du relationnel – s’apparaît paradoxalement. Le paradoxe autoréférentiel du phénomène du corps propre est comme une butée contre laquelle l’expression est arrêtée, touchant pour ainsi dire son ressort ultime. La forme paradoxale est celle même de l’expérience, une forme en place dans le fait irréductible que le sujet de la perception est lui-même sujet à la perception. Il y a expérience parce qu’il y a autoréférence, rapport en boucle qui, repris par les mots, ne peut que se fixer en des termes paradoxaux. Si d’un point de vue descriptif, l’expérience apparaît comme une contradiction réalisée, c’est-à-dire comme un paradoxe, d’un point de vue théorique, le rapport autoréférentiel se présente comme une contradiction démontrée, c’est-à-dire encore comme un paradoxe. Qu’est-ce que cela veut dire ? 112 L’édification de la théorie des ensembles fût jalonnée d’antinomies et de diverses réponses pour les éviter. Alors que Frege achevait son ouvrage sur les fondements de l’arithmétique, Russell lui adressa, en 1902, le paradoxe suivant : « Considérons l’ensemble E des ensembles qui ne sont pas des éléments d’euxmêmes. E est-il un élément de lui-même ? S’il l’est, il devra posséder la caractéristique de ses éléments et donc n’être pas un élément de lui-même. S’il ne l’est pas, il vérifie la condition d’auto-appartenance et est donc un élément de lui-même ». Plus formellement, le paradoxe qui concerne l’ensemble E de tous les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes comme élément s’énonce ainsi : « Soit E cet ensemble. Supposons que : 1) E se contienne lui-même. Alors, en vertu de la définition de E, E ne se contient pas lui-même. Donc, par réduction à l’absurde (c’est-à-dire en réfutant l’hypothèse 1)), nous avons démontré : 2) E ne se contient pas lui-même. D’où, d’après la définition de E. 3) E se contient lui-même. La conjonction de 2) et de 3) constitue une contradiction démontrée, c’est-à-dire un paradoxe » 177 . Ce raisonnement par l’absurde répond à la question suivante: l’ensemble E des ensembles n’appartenant pas à eux-mêmes appartient-il à lui-même ? 178 Si l’ensemble E appartient à lui-même, alors, puisque les membres de cet ensemble n’appartiennent pas à eux-mêmes, il n’appartient pas à lui-même, ce qui est une contradiction. Si l’ensemble E n’appartient pas à lui-même, alors il a la propriété requise pour appartenir à lui-même, ce qui est également une contradiction. En d’autres mots, l’ensemble de tous les ensembles qui ne sont pas membres d’eux-mêmes, est membre de lui-même si et seulement s’il ne l’est pas. Quel est alors le statut de cet ensemble E dont il est formellement démontré qu’il ne peut 177 Kleene, Stephen, Logique Mathématiques, trad. Jean Largeault, Éditions Armand Colin, Paris, 1971, p. 194. 178 Cette même question, dans le chapitre suivant, prendra la forme suivante : est-ce un rapport de contenance ou d’appartenance qui caractérise la relation de la partie au Tout comme Totalité dont elle est une partie ? 113 être ni vrai ni faux ? Comment par conséquent comprendre l’impossibilité de concevoir sans contradiction l’ensemble E ? Faut-il en conclure la non-existence de l’ensemble E ? Si les ensembles qui ne sont pas des éléments d’eux-mêmes sont logiquement consistants, pourquoi l’ensemble E de tous les ensembles qui ne sont pas des éléments d’eux-mêmes apparaît-il comme un ensemble paradoxal ? Le paradoxe du barbier expose d’une manière plus imagée le paradoxe de l’ensemble E en en adoptant la même structure. Sous cette forme apparaîtra plus aisément le sens ontologique de la différence de signification entre la contradiction et le paradoxe compris comme une contradiction démontrée ou comme une contradiction non contradictoire. Sur l’enseigne du barbier d’un village, on peut lire : « je rase tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes ». Deux réponses possibles découlent de la question « qui rase le barbier ? » : 1) S’il devait se raser lui-même, le barbier serait en contradiction avec ce que prétend son enseigne car alors, en se rasant, au moins un homme du village se raserait. 2) S’il ne devait pas se raser pas lui-même, alors le barbier serait de nouveau en contradiction avec ce qui est affirmé par son enseigne car, dans ce cas, il ne raserait pas tous les hommes du village 179 . Conclusion : le barbier ne se rase que si et seulement s’il ne se rase pas, ce qui est, en un sens, un non-sens. La réponse est donc du type : si c’est vrai alors c’est faux, et inversement. En réalité, il y a là une contradiction irréductible qui remet en cause le principe de tiers exclu selon lequel deux propositions contradictoires ne peuvent pas être toutes les deux fausses (A v ¬A) où A signifie « action de raser » et ¬A signifie « ne pas 179 Il est peut-être plus intéressant encore de reformuler un tel paradoxe ainsi : un honnête homme prétend qu’il perçoit tous les hommes qui ne se perçoivent pas eux-mêmes. La question est, bien entendu, de savoir qui perçoit le percevant de tous les hommes qui ne se perçoivent pas eux-mêmes. À cette question, deux réponses (contradictoires) sont possibles : 1) Si le percevant (qui perçoit tous les hommes qui ne se perçoivent pas eux-mêmes) se perçoit, il est alors en contradiction avec ce qu’il prétend car il percevrait un homme qui se perçoit. 2) Si le percevant ne se perçoit pas, il est encore en contradiction avec ce qu’il prétend car, dans ce cas, il ne percevrait pas tous les hommes qui ne se perçoivent pas eux-mêmes. L’exemple est un peu alambiqué mais le raisonnement auquel il renvoie est valide. Il met bien en valeur le problème, à savoir le rapport autoréférentiel relatif, ici, au se percevoir, au fait que le percevant, pour être percevant, doit se percevoir/être perceptible. 114 raser » au sens de « ne pas être l’objet de l’action de rasage ». Il apparaît logiquement impossible que le barbier puisse être à la fois un homme qui se rase lui-même et appartenir à l’ensemble des hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes. Autrement dit, il apparaît impossible qu’il puisse être à la fois le barbier « qui rase tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes » et être lui-même sujet à l’action dont il est le sujet, c’est-àdire qu’il ne peut pas se raser lui-même sans être en contradiction avec lui-même. D’un côté, si le barbier se rase lui-même alors il n’appartient pas à l’ensemble « des hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes ». De l’autre, on peut dire que si le barbier ne se rase pas lui-même alors il appartient à l’ensemble « des hommes qui ne se rasent pas euxmêmes ». Mais, dans les deux cas, le barbier est successivement en contradiction avec les deux termes de l’énoncé initial (je rase tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes), d’abord à l’égard de « l’ensemble des hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes » et ensuite à l’égard de lui-même. Aussi, du point de vue de la logique binaire, le barbier, comme homme du village, ne peut pas à la fois être raseur et rasé. Autrement dit, et en usant le vocabulaire de Bergson, l’énoncé du paradoxe du barbier, appuyant sur le double statut du barbier, énonce le problème du rapport d’une « image » – au sens situationnel du terme car il n’y a pas de rapport sans point de vue – à l’ensemble des images auquel elle appartient. En un mot, le paradoxe du barbier caractérise le paradoxe de l’appartenance du sujet à ce dont il est le sujet. Or, l’irréductibilité même de la contradiction démontrée signifie finalement que le principe du tiers exclu, entendu comme le corollaire nécessaire des principes d’identité et de non-contradiction dans le cadre de la logique binaire, ne s’applique pas au paradoxe du barbier. Autrement dit, (A et ¬A) ne sont des propositions contradictoires que dans le cas où l’on adopte le principe de tiers exclu pour le seul principe susceptible de traduire le réel. On ne peut pas penser que « raseur et rasé » est une proposition vraie si, en somme, l’on pense que seule la proposition « raseur ou rasé » est vraie. Dès lors, ce que vérifie la proposition « A si et seulement si ¬A » est l’idée que la contradiction (A et ¬A) est vraie. Le paradoxe affirme que la proposition A et sa négation sont des propositions vraies ou, en d’autres termes, constituent une contradiction non contradictoire. Le paradoxe met donc finalement en suspend le principe du tiers exclu. De fait, le paradoxe du barbier ne se termine pas en une alternative du type A ou ¬A (raseur ou rasé) au sens où il ne s’ouvre à aucune option 115 possible comme : le barbier se rase ou le barbier ne se rase pas. Par conséquent, il y a une différence entre dire « A est A seulement et seulement si A est ¬A », ce à quoi revient le paradoxe du barbier, et plus généralement le paradoxe de l’autoréférence, et dire, par ailleurs, donné A et ¬A, l’un est vrai et l’autre est faux, et inversement, ce précisément à quoi une contradiction revient. Si le paradoxe est bien une contradiction, il s’agit d’une contradiction sans solution, pure ou vraie qui, comme telle, questionne le sens du principe du tiers exclu, lequel exclu par définition un rapport où A et ¬A sont en rapport. Reprenons l’énoncé initial du paradoxe du barbier : « Je rase tous les hommes qui ne se rase pas eux-mêmes ». Le commun dénominateur entre « Je » et « tous les hommes qui ne se rase pas eux-mêmes » est l’action de raser en tant qu’elle est l’action d’un homme parmi tous les hommes. Il y a un homme qui rase, le raseur, et les hommes rasés, c’est-àdire, ici, les « hommes qui ne se rase pas eux-mêmes ». On voit bien donc que le paradoxe se fonde sur le dénominateur commun entre le raseur et les rasés. En d’autres mots, l’enjeu est de savoir qui rase le raseur ou, plus exactement, si le même homme peut être à la fois raseur et rasé (ou percevant et perceptible). Or, tout le monde le sait, un homme à la fois raseur et rasé, c’est un homme qui se rase ! Le paradoxe souligne donc la tension du rapport pronominal qui, ici, rend le barbier à la fois sujet de son action et l’objet de son action. La conclusion du paradoxe du barbier était : « le barbier ne se rase que si et seulement s’il ne se rase pas ». Cela ne signifie pas que le barbier est soit raseur soit rasé mais qu’il se rase qui si et seulement si, en se rasant, il est rasé. Aussi, si la contradiction logique implique une opposition mutuellement exclusive de A et ¬A, vérifiant que, pour toute proposition logique A, la proposition A ou ¬ A est vraie, le paradoxe, comme contradiction insoluble, rend inapplicable le principe du tiers exclu et, par là même, le principe d’identité qui, dans la logique binaire, représente un axiome. Alors que le raseur est un homme et le rasé est un homme, pour la logique binaire, on est soit A ou ¬ A. Pour le dire autrement, on est soit sujet, soit objet. On est res cogitans ou res extensa. On ne peut, par conséquent, dans une telle logique, être à la fois sujet et objet, être, de ce fait même, sujet à l’action dont on est le sujet et, à vrai dire, cela revient à dire que l’on ne peut être sujet, c’est-à-dire acteur 180 . Ainsi, en tant que contradiction 180 C’est pourquoi un je pense qui n’est pas fondamentalement un je peux est contradictoire. Cela, pour nous, a pour conséquence que le je pense est fondamentalement comportemental. Ce point sera traité dans 116 non contradictoire le paradoxe ne vérifie pas les principes selon lesquels (A = A) et (¬A = ¬A), et corrélativement (A ou ¬A). Cela signifie que la contradiction qui spécifie le paradoxe n’est pas une contradiction relative à une opposition où l’un des termes est ou bien A ou bien ¬A. Dès lors, si le paradoxe ne développe pas une opposition sur des termes qui s’excluent réciproquement, comme contradiction, il fait état à la fois de A et ¬A de sorte que le paradoxe fait comme tel état d’un rapport autoréférentiel qui rapporte A et ¬A à un rapport d’inhérence ou d’appartenance. C’est dire que la conjonction qui articule la proposition paradoxale A et ¬A ne renvoie pas à un rapport oppositif, lequel présuppose que A et ¬A puissent être les deux dimensions symétriques d’une seule et unique réalité. Un état paradoxal autoréférentiel est ainsi un état correspondant à la fois à A et ¬A, un état qui fait référence à lui-même (être raseur et être rasé n’ont font pas alternative et, de la même manière, percevoir est constitutivement se percevoir, être percevant et être perçu). Sans que le rapport A et ¬A représente en lui-même un rapport binaire, il n’équivaut pas plus à une relation ternaire unifiant une opposition sous-jacente dont, précisément, une telle relation tirerait son sens. À vrai dire, il n’y a que le rapport A et ¬A et si ce qu’il y a est A et ¬A sans que ce rapport implique une troisième dimension, comme cause ou comme fin, en dessous ou au dessus, sans que ce rapport vérifie le principe d’identité et du tiers exclu, alors la conjonction dont est fait le rapport A et ¬A n’est pas contradictoire ou, pour le dire autrement, est une contradiction vraie. Aussi : 1) A est en rapport à ¬A, (et inversement). 2) Étant en rapport, le tout A et ¬A se reporte toujours lui-même comme rapport en se rapportant toujours à lui-même, identité et différence nommant ainsi un même processus. 3) Le rapport A et ¬A figure un rapport d’appartenance, c’est-à-dire un rapport où A et ¬A marque une appartenance. Cela ne veut pas dire que A appartient à ¬A ou le contraire mais que tout rapport effectif comprend nécessairement ce double renvoi paradoxal. Ainsi, quand la formulation de la problématique du corps propre prend pour appui sur la relation du corps au monde, elle formule un paradoxe relatif à la relation elle-même. Qu’est-ce qu’il y a ? Il y a rapport. Il y a rapport du corps au la seconde partie B) de ce travail. 117 monde, lequel est du monde. Il n’y a de rapport au monde que du monde, ce que le rapport non additif (A et ¬A) exprime en lui-même. Résumons : L’ensemble des ensembles n’appartenant pas à eux-mêmes appartient-il à lui-même ? Pour réponse, nous obtenions : E se contient lui-même si et seulement si E ne se contient pas lui-même, ce qui signifie que l’ensemble E est paradoxal. Que pouvonsnous donc dire de l’ensemble E de tous les ensembles, du fait que E est lui-même si et seulement si E n’est pas lui-même ? De deux choses l’une : soit le paradoxe est lui-même la démonstration de la non-existence de l’ensemble E de sorte qu’il fonde, une fois pour toute, l’impossibilité de la caractérisation de l’ensemble E, c’est-à-dire du Tout, soit le paradoxe est la démonstration de l’existence de l’ensemble E et, dans ce cas, revenant à une contradiction non contradictoire, le paradoxe qualifie le rapport autoréférentiel de l’ensemble E à lui-même. Autrement dit, soit le paradoxe est une contradiction vérifiant le principe de non-contradiction selon lequel E ne peut être à la fois lui-même et sa négation et, dans ce cas, l’ensemble E est indéterminable, soit au contraire le paradoxe ne vérifie pas le principe du tiers exclu, principe corrélatif du principe de non-contradiction et, dès lors, l’ensemble E est en lui-même rapport, c’est-à-dire qu’il forme une totalité en rapport à elle-même. L’alternative en question présente en opposition au point de vue de la logique binaire une explicitation ontologique du paradoxe du rapport autoréférentiel. Or, en analysant le paradoxe à partir des axiomes sur lesquels la logique binaire se fonde, l’ensemble E apparaît être une contradiction non contradictoire, c’est-à-dire un ensemble démontrant que deux propositions contradictoires peuvent être vraies toutes les deux, ce qui en fait et de fait échappe à la logique binaire. Ainsi, en raison même de sa définition, l’ensemble E se forme de ce que le principe du tiers exclu exclut, à savoir la possibilité de vérifier pour A, (A et ¬A). En ce sens, l’ensemble E, comme l’ensemble des ensembles qui ne sont pas des éléments d’eux-mêmes, est un ensemble pronominal, un ensemble qui est un élément de lui-même. Le paradoxe autoréférentiel qualifie un état où le Tout est sujet de/à lui-même, se contient, est Tout/Totalité dans un rapport d’appartenance à luimême. Le paradoxe de l’ensemble E, ne nommant pas autre chose que cette interrelation, soulève la question du caractère intotalisable ou englobant de l’ensemble E. Comment en effet le Tout peut-il se creuser d’une relation qui le rapporte à lui-même comme Tout ? Il 118 n’y a qu’une seule manière de le savoir, celle par laquelle le Tout se rapporte à lui-même précisément comme Tout, à savoir la partie. Le long de cette voie, le paradoxe du rapport d’appartenance ou autoréférentiel nous apparaîtra comme le paradoxe du rapport de la partie-du-Tout au Tout comme Totalité. C’est seulement sous cette forme que la signification ontologique de la formulation paradoxale du rapport du corps au monde se présentera à nous de manière intelligible. C’est là ce qui nous reste cependant à montrer, à voir, en examinant la manière dont la partie et le Tout peuvent s’organiser l’un par rapport à l’autre. Si, comme nous le pensons, saisir proprement le sens du rapport de l’expérience (perceptive) revient, en premier lieu, à le saisir comme un rapport autoréférentiel, il n’était certainement pas inutile de faire, en quelque sorte, un détour par l’examen du paradoxe de Russell, lequel exprime, formellement, le paradoxe auquel parvient Bergson à partir de l’« hypothèse des images » : comment une « image », parmi les « images », peut-elle être le sujet de « l’ensemble des images ». Cet examen nous a appris un point essentiel : la logique, si je puis dire, de l’expérience (perceptive) n’est pas binaire. Le paradoxe décline une logique structurelle annulant le clivage (ontologique) du tiers exclu A v ¬A. Elle appelle donc une refonte de nos catégories ou, plus exactement, un réemploi de nos catégories. Il nous faut pouvoir comprendre que A et sa négation désignent l’ordre même de la réalité comme interrelation. Il faut, en somme, affronter l’expérience (perceptive) à partir de et selon l’expérience en tant qu’elle s’atteste comme rapport pronominal. Le paradoxe du rapport autoréférentiel de l’expérience doit donc nous donner à penser le fait que le percevant est, en tant que percevant, perçu/perceptible. Ce qui revient à penser qu’un être percevant qui ne se percevrait pas lui-même, qui n’aurait pas l’expérience de ce qu’il expérience perceptivement, et/ou qu’il ne serait pas lui-même l’objet d’une autre perception, ne serait pas un être percevant 181 . 181 Nous verrons dans la seconde partie B) que la perception est un phénomène de la vie et que la vie est fondamentalement intersubjective. Plus exactement, nous verrons que la vie est intersubjective comme le rapport de perception est interrelationnel. 119 A.1.2.2) De la partie au Tout et du Tout à la partie. La forme paradoxale du rapport du corps au monde nous renvoie au paradoxe du rapport de la partie au Tout où la partie du Tout est au Tout, démontrant ainsi un rapport non contradictoire de la partie et du Tout parce que la partie est du Tout, que le Tout, rapporté par la partie, se rapporte à lui-même. Autrement dit, le paradoxe du rapport du corps au monde est le paradoxe de l’appartenance de la partie au Tout, du rapport qui se forme de cette appartenance même. Étant entendu que la partie ne peut être elle-même le Tout, et inversement, car il n’y aurait alors ni partie ni Tout, le rapport de la partie et du Tout trouve deux formes possibles. La partie et le Tout sont l’un à l’autre soit dans un rapport de contenance soit dans un rapport d’appartenance. Le rapport de contenance signifie que la partie appartient au Tout mais, en revanche, le Tout n’appartient pas à la partie, c’est-à-dire que la partie est contenue dans le Tout. Dans ce cas, il semble qu’il y ait entre la partie et le Tout un rapport d’inclusion, la différence entre la partie et le Tout apparaissant alors comme un rapport matériel d’appartenance. Dès lors, en quoi un rapport d’inclusion constitue-t-il un rapport ? Est-ce que être dans le Tout c’est être une partie du Tout ? Être dans le Tout, c’est être dans un Tout, dans ou au-dedans d’un contenant. Le rapport en question est ainsi un rapport de nature spatiale dans la mesure où les termes du rapport sont visibles dans leur rapport même. Aussi, dans le rapport de contenance, la partie et le Tout sont l’un à l’autre et se distingue l’un de l’autre spatialement. Autrement dit, ce qui fait le rapport de la partie et du Tout, lorsque la partie est dans le Tout, est un rapport de visibilité entre la partie et le Tout. Le rapport est pour lui-même visible, donnant ensemble la partie-contenue-dans-leTout. Une partie contenue dans le Tout étant une partie à l’intérieur du Tout, entretenant un rapport spatial au Tout, la partie est elle-même en droit déterminable comme un contenant, incluant ainsi en elle-même une partie dont elle est le Tout, l’un et l’autre apparaissant alors dans le rapport qui situe l’une à l’intérieure de l’autre, dans l’autre. Par 120 conséquent, le Tout contenant la partie est en droit lui-même une partie, visible lui-même ainsi à l’intérieur d’un Tout l’englobant dont il est une partie. En effet, parce que les termes du rapport d’inclusion ne sont pas absolus, la partie est, en droit, un Tout, et inversement. Autant dire que la partie et le Tout sont traitables comme des éléments séparables et indépendants et que le rapport en question est un rapport dérivable et transitif. La partie peut ainsi être ce qu’elle est sans être en rapport au Tout, et inversement. La partie et le Tout, se rapportant l’un à l’autre dans un rapport de contenance, sont des objets déterminables pour eux-mêmes et forment un rapport qui, d’une certaine manière, s’ajoute à ce qu’ils sont individuellement. Il en est ainsi parce que le Tout est perceptible pour lui-même, indépendamment de son lien à la partie, qu’il peut être vu comme une partie par rapport à un autre Tout, lui-même perceptible comme Tout. Le rapport qui lie les poupées russes illustre bien le caractère spatial du rapport d’inclusion où chaque partie, sans être interchangeable avec le Tout pour lequel elle est une partie, est un Tout pour une partie dont elle est comme l’enveloppe extérieure. Considérons, par exemple, un bocal contenant une balle : le bocal est le contenant et la balle est le contenu en vertu du fait que l’un et l’autre sont visibles dans leur relation de contenant à contenu. Le rapport bocal/balle constitue un rapport d’inclusion parce qu’ils sont aussi visibles eux-mêmes que leur rapport. Je vois le bocal comme je vois la balle, l’un et l’autre apparaissant comme l’un contenu dans l’autre, c’est-à-dire tenus par un rapport dont les limites sont délimitables, circonscrites. C’est dire que le rapport d’inclusion a comme termes des choses du monde et, de ce fait, le rapport implique un troisième terme, celui du sujet à partir duquel la séparation spatiale qui unit et désunit la partie et le Tout apparaît pour elle-même, comme faisant sens. Étant des étants, des choses en elles-mêmes localisables et isolables, le rapport de la partie et du Tout n’est un rapport d’un espace inclusif à un espace inclus que pour un point de vue extérieur, un point de vue saisissant le rapport de contenance comme une seule réalité. Le rapport de contenance suppose donc non seulement la médiation d’un point de vue extérieur au rapport lui-même pour le qualifier comme un rapport mais également un Tout incluant le rapport de contenance comme un ensemble donné et délimité et le terme par lequel il apparaît comme un rapport. Autrement dit, la relation de contenance n’est pas une relation à deux termes mais une relation ternaire, engageant littéralement un point de vue 121 appréhendant le rapport pour lui-même, l’ensemble ne pouvant apparaître comme tel et comme un rapport ternaire unitaire que sur fond d’un Tout englobant. Quelles qu’elles soient, les entités visibles A, B et C ne peuvent être en rapport que par rapport à un Tout, que pris dans un rapport plus global les enveloppant. Il apparaît ainsi que le rapport de contenance forme un rapport isolé, isolable au sein d’un Tout qui lui ne l’est pas. Or, précisément, le rapport qui se manifeste entre le Tout embrassant la relation entre les entités A, B et C figure l’autre mode du rapport de la partie au Tout, le rapport d’appartenance. Dans le cas du rapport d’appartenance de la partie au Tout, la partie est du Tout, c’est-à-dire que le rapport en question implique la partie-du-Tout et le Tout lui-même, ou, plus exactement, la partie-du-Tout au Tout lui-même. Du Tout, la partie est en rapport au Tout en tant que le Tout, dans ce rapport, fait référence à lui-même. L’appartenance place la partie et le Tout auquel elle appartient dans un rapport circulaire et transitif, c’est-àdire dans un rapport autoréférentiel de sorte que le rapport de la partie-du-Tout au Tout présente, pareil à « l’ensemble E des ensembles » un structure relationnelle paradoxale. Supposons, au contraire, que « l’ensemble E des ensembles qui ne sont pas des éléments d’eux-mêmes » constitue un rapport de contenance. Supposons donc que « le contenant E des contenants qui ne se contiennent pas eux-mêmes » ne se contient pas lui-même. Or, si E ne se contient pas lui-même, si E n’est pas le contenant des contenants, alors E est contenu, ce qui, en vertu même de la définition de E, est contradictoire. Dès lors, si E est ce qu’il est, si E est conforme à ce qui le définit comme le contenant des contenants qui ne se contiennent pas eux-mêmes, alors E est incontenable. En d’autres mots, en tant que le contenant des contenants qui ne se contiennent pas eux-mêmes, le contenant E s’exclut lui-même d’un rapport de contenance de sorte qu’il n’est pas déterminable comme un contenant. E est, par conséquent, le contenant qui, se contenant lui-même, n’est pas à ce qu’il contient dans un rapport de contenance mais d’appartenance. Le Tout du rapport de contenance est un Tout relatif dans la mesure où il est, en droit, réductible à une partie si bien qu’il doit ce qu’il est, dans son rapport même à la partie dont il est le Tout, à son appartenance à un Tout non sujet au rapport de contenance, c’est-à-dire au Tout comme Totalité. Au niveau de la relation de la partie à un Tout, la corrélation de la partie au Tout 122 et du Tout à la partie s’adjoint à la partie et au Tout, renvoie à un sujet de la relation ellemême. Il suit de là que la partie ne présuppose pas le Tout, et inversement. L’être du Tout ne dépend pas de l’être de la partie que le Tout contient car la partie et le Tout entretiennent un rapport d’extériorité. En revanche, la relation de la partie au Tout en tant que la partie est du Tout est définissable comme une corrélation de sens et d’être, ce qui signifie que l’être de la partie présuppose celui du Tout, que la partie qualifie déjà le Tout, que la partie n’a de sens qu’en raison de son appartenance au Tout, que la partiedu-Tout et le Tout sont des termes corrélatifs. Parce que le rapport corrélatif de la partiedu-Tout au Tout est de l’ordre du Tout lui-même, lui est intérieur, la structure de la relation est déterminée, fixe la structure du relationnel. En effet, la partie-du-Tout, étant du Tout, ne peut être elle-même le Tout. Si la partie-du-Tout peut désigner un Tout, elle ne peut toutefois pas se substituer à ce à quoi elle appartient, le Tout. Aussi, le sens de la relation de la partie-du-Tout au Tout ne pouvant être réversible en raison de la correspondance structurelle inhérente au rapport d’appartenance, le Tout comme tel n’est pas identifiable à un Tout mais constitue en lui-même la Totalité, le Tout comme Totalité. En d’autres mots, l’implication réciproque de la partie-du-Tout au Tout rend impossible une inversion du sens du rapport de la partie-Tout. Une impossibilité qui entraîne alors une redéfinition de la signification du Tout. Encore une fois, le Tout ne pouvant être comme telle une partie, le mode d’être du Tout ne peut se confondre avec celui de la partie. Le mode d’être/d’apparaître du Tout lui est ainsi spécifique, c’est-à-dire relatif à ce qui ne peut être par définition une partie. Dans la mesure où la relation de la partie-du-Tout au Tout est d’appartenance, la relation se décline comme une relation d’implication au sens où l’être même de la partiedu-Tout présuppose le Tout, et inversement. Cependant, la tentative de désigner le rapport de la partie-du-Tout au Tout comme relation d’implication implique de saisir le Tout comme Totalité, c’est-à-dire de saisir au cœur du rapport partie-Tout une asymétrie constitutive entre la partie et le Tout. C’est pourquoi l’être du Tout est indéfinissable à partir de ses parties, contrairement à la partie-du-Tout dont la définition dépend du Tout auquel elle appartient. C’est dire que le Tout comme Totalité n’est pas définissable comme une collection de parties en ce sens qu’il n’est pas réductible à une somme 123 d’entités simples, indépendantes. Il s’ensuit de là que la partie-du-Tout n’est pas connaissable pour elle-même, indépendamment de son rapport au Tout comme Totalité. De même, le Tout comme Totalité n’est pas saisissable pour lui-même, étant ce qui ne peut être contenu, ce qui englobe sans être englobé. En somme, alors que la partie-duTout caractérise le Tout comme la partie-du-Tout, le Tout n’est ni définissable par un dénombrement de parties ni par lui-même puisqu’il est incontenable, insaisissable comme une partie ou un Tout localisable. Il est ainsi impossible de faire l’inventaire des parties du Tout comme Totalité, un recensement exhaustif impliquerait des parties prises dans un rapport de contenance, c’est-à-dire des choses n’ayant entre eux aucune connexion inter se. La partie-du-tout est dérivative et, par là même, définissable à travers le rapport qui la rapporte, et qui la constitue, au Tout. Corrélativement, la détermination du Tout ne dérive pas de sa relation à ses parties car le Tout comme Totalité est Totalité, intotalisable. Or, si le Tout comme Totalité n’est pas une addition de parties, si le rapport d’appartenance lui est intérieur, alors chaque partie-du-Tout est représentative du Tout, décline le Tout luimême. Étant dérivable du Tout comme Totalité, la partie-du-Tout qualifie le Tout à travers son appartenance au Tout, le Tout se rapportant dès lors à lui-même. La structure du rapport d’appartenance est donc asymétrique : si la partie-du-Tout qualifie le Tout auquel elle appartient, le Tout comme Totalité n’est pas lui-même qualifiable par ses parties : ce n’est pas la Totalité en elle-même qui se ramasse et se présente en chaque partie. Il peut être dit ainsi que la partie-du-Tout est un constituant du Tout en ce sens qu’elle se double de certaines caractéristiques immanentes à son appartenance au Tout, renvoyant uniquement au fait d’appartenance et donc au Tout lui-même. Si les parties n’existent qu’en référence au Tout – une référence qui lui est consubstantielle –, s’il est donc impossible de rendre compte du Tout comme une collection d’entités individuelles et autonomes, alors le Tout prouve être inhérent et présent en chaque partie en ce que chacune réalise le Tout à la place où elle co-existe au Tout. Le Tout doit qualifier et être qualifié par ses parties en raison même du rapport d’appartenance qui rapporte la partie et le Tout dans un rapport à la fois asymétrique et autoréférentiel ou, plus précisément, le rapport est autoréférentiel parce qu’il est asymétrique, la partie-du-Tout ne pouvant être du Tout qu’au sein du Tout et le Tout jamais en conséquence extrinsèque à la partie-duTout. 124 À la fois différent de chacune de ses parties et de l’ensemble de ses parties – en supposant encore que l’ensemble de ses parties puisse être dénombrées, que l’opération même de dénombrement fasse sens – le Tout est indéfini, est fait d’une infinité d’ouverture, une infinité à la mesure de la partie, relative à la partie. Il s’agit d’une infinité relative au rapport d’appartenance, qui s’opère lorsqu’il y a rapport, inscription de la partie au sein du Tout comme Totalité. Il s’agit ainsi d’une infinité qui renvoie au fini, qui articule et détermine le fini, la partie comme la partie-du-Tout. L’infinité du Tout comme Totalité n’excède la partie que dans la mesure où elle est une partie-du-Tout, comme participant à ce qui l’excède. C’est dire que l’infinité en question se compose du fini, n’est même elle-même que dans sa relation au fini de sorte que le fini n’est lui-même que de sa relation à l’infinité. Merleau-Ponty écrit ainsi à propos de la qualité mondaine de l’infinité : « Le véritable infini ne peut être celui-là (Infini figé ou donné à une pensée qui le possède au moins assez pour le prouver) : il faut qu’il soit ce qui nous dépasse ; infini d’Offenheit et non pas Unendlichkeit – Infini du Lebenswelt et non pas infini d’idéalisation – Infini négatif, donc – Sens et raison sont contingence » 182 . L’infinité est infinité en étant de l’ordre du fini, comme une dimension inhérente au fini et dont, en conséquence, le fini tire ses propres déterminations. Aussi, dans le rapport d’appartenance de la partie-du-Tout au Tout comme Totalité, le rapport est bien le rapport de la partie à ce qui ne peut être posé pour lui-même, à ce qui reste champ, ouverture, c’est-à-dire Tout comme Totalité. L’infinité est ainsi inintelligible si elle n’est pas une mesure du fini, une définition ontologique du fini. Lorsque Merleau-Ponty écrit qu’il « est contre la finitude au sens empirique, existence de fait qui a des limites » 183 , contre aussi l’ « infini positif », abstrait par définition, il délimite un sens de l’infinité qui spécifie le fini, qui en spécifie l’opacité ou le possible, c’est-à-dire le rapport opérant à la Totalité. Autrement dit, l’infinité ne signifie rien dans l’en soi, l’infinité n’a de sens, n’est présente ou effective que comme rapport, rapport où la partie est au sein du Tout comme Totalité. L’infinité qui ne peut être vu comme chose demeure active en toute chose, non pas comme ce qui dépasse infiniment toute présentation mais comme ce qui s’y couple, 182 183 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 221. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 300. 125 comme cette transcendance qu’elle est déjà. Aussi, le rapport de la partie au Tout est un rapport unitaire à la Totalité elle-même, un rapport qui implique la partie-du-Tout et la Totalité comme rapport, comme rapport de transcendance ou d’appartenance. Ce qui est, est ainsi toujours une modalité de la même transcendance, toujours une variation « cohérente » du même monde. La Totalité n’est pas un contenant mais un milieu qui se différencie lui-même car la partie est du Tout, où tout rapport – renvoyant nécessairement la partie à la Totalité – forme un axe sur lequel s’opère une différenciation qualitative de la Totalité elle-même. Merleau-Ponty décrit parfaitement le sens de l’unicité du monde lorsqu’il écrit qu’elle « signifie non qu’il est actuel et que tout autre monde est imaginaire, non qu’il est en soi et tout autre monde pour nous seulement, mais qu’il est à la racine de toute pensée des possibles, qu’il s’entoure même d’un halo de possibilités qui sont ses attributs, qui sont Möglichkeit an Wirklichkeit ou Weltmöglichkeit, que, prenant de soi la forme du monde, cet être singulier et perçu a comme une destination naturelle à être et à embrasser tout ce qu’on peut concevoir de possible, à être Weltall ». MerleauPonty ajoute alors : « Universalité de notre monde, non selon son « contenu » (nous sommes loin de le connaître tout), non comme fait enregistré (le « perçu ») mais selon sa configuration, sa structure ontologique qui enveloppe tout possible et à laquelle tout possible reconduit » 184 . Unicité et universalité du monde nomment ce qui n’est pas totalisable, ce qui demeure toujours transcendant, ce dont le mode de présence est cette transcendance même. Aussi, le rapport de transcendance décline un rapport se faisant au sein du Tout comme Totalité, porte à la présence ce Tout en tant et comme rapport. Dès lors, le rapport en question ne peut correspondre à un rapport oppositif, à une opposition frontale de l’esprit fini face à un Être infini, incommensurable. La question du rapport au monde n’est pas d’abord une question de nature épistémologique mais ontologique. En effet, l’appartenance dont je suis le sujet me possède, m’excède parce que j’en suis, parce qu’un rapport est de fait un rapport de transcendance. Je ne peux être à la fois le sujet du rapport qui me rapporte au monde et en disposer pleinement, le tenir à distance comme quelque chose de pleinement déterminable parce qu’il n’y a de monde que de l’inhérence du monde et en raison même de cette inhérence. La transcendance du monde, de la chose, est le fait de l’appartenance ontologique sujet/objet, est due au fait qu’il n’y a de rapport 184 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 278. 126 que comme rapport d’appartenance au monde. De ce fait, la transcendance de la chose « oblige à dire qu’elle n’est plénitude qu’en étant inépuisable, c’est-à-dire en n’étant pas toute actuelle sous le regard » 185 . Autrement dit, la chose n’est jamais observable en ellemême, est pour cette raison même objectivement indéterminable au sens où elle se dérobe à toute formule exhaustive, globale. L’incomplétude de la chose – au sens où la chose ne peut jamais être pleinement constituée – participe à l’être de la chose. La présence perceptive d’un cube renvoie au fait même qu’il m’excède et il m’échappe précisément au moment où il se donne lui-même. À bon droit, Merleau-Ponty écrit : « le cube même, à six face égales, n’est que pour un regard non situé, pour une opération ou inspection de l’esprit siégeant au centre du cube » 186 . Ce n’est donc pas malgré mais bien plutôt en raison même de sa donation inadéquate, c’est-à-dire dont la détermination est toujours ouverte, que le cube est présent, c’est-à-dire est un être transcendant. Le cube en chair et en os, le cube charnel est donc pour un regard situé, pris soi-même au sein même de la transcendance du monde, de ce qui reste à jamais comme mon horizon et l’horizon de toute chose. Si l’inadéquation est constitutive de la donation du cube, il s’agit là d’une inadéquation inscrite dans l’ordre du monde, indissociable d’un rapport englobant qui me lie paradoxalement au cube, qui me situe paradoxalement sur le même plan mondain que le cube. « C’est donc finalement l’unité massive de l’Être comme englobant et moi et du cube, c’est l’Être sauvage, non épuré, « vertical », qui fait qu’il y a cube » 187 . Or, si la reconnaissance de la transcendance de la chose est corrélativement la reconnaissance de l’émergence du percevant du milieu dont il est le sujet, alors la critique de la perception comme connaissance d’un ob-jet est corrélativement la critique du sujet comme le « petit homme qui est dans l’homme » 188 , du sujet constituant. Que le percevant soit perceptible oblige de tenir le rapport du percevant au monde comme un rapport d’appartenance, un rapport qui est structurellement assimilable à une relation de la partie au Tout où la partie est du Tout, ce qui revient à dire corrélativement que le Tout est Totalité. En d’autres mots, que le percevant soit perceptible signifie finalement que l’appartenance du percevant au monde constitue une structure relationnelle autonome, que le relationnel se 185 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 242. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 252. 187 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 253. 188 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 252. 186 127 structure lui-même comme appartenance, que le percevant en est ainsi une dimension en tant qu’être corporel, en tant que partie-du-Tout. C’est le sens de cette autonomie, relative à la structure du relationnel, qu’il s’agit de mettre en valeur pour elle-même. C’est en ayant à l’esprit cette structure ontologique du rapport de la partie au Tout que la question du corps propre doit être reprise, en pensant par conséquent que la « « subjectivité » et l’ « objet » sont un seul tout, que les « vécus » subjectifs comptent au monde, font partie de la Weltlichkeit de l’ « esprit », sont portés au « registre » qui est l’Être, que l’objet n’est rien d’autre que la touffe de ces Abschattungen… » 189 . Il n’a pas été assez observé que la corporéité du corps augmente la présence du monde de sa présence. Il n’a pas été assez remarqué que le corps est mondain, qu’il est toujours en situation, qu’il n’a donc aucun sens hors du rapport de transcendance auquel il participe comme partie de la Totalité. Encore une fois, cela doit signifier que la question du corps propre débute avec la reconnaissance de l’unité originaire du corps et du monde, que le corps charnel est une « partie » du Tout et, qu’à ce titre, il tient en partie son sens de ce rapport au Tout, de la structuration inhérente à une partie en rapport au Tout. Qu’est-ce qui spécifie la partie et qui pourtant est imputable au rapport structurel de la partie au Tout ? Le corps étant indissociablement du monde en tant qu’il est sujet à la perception, perceptible lui-même comme tout étant mondain, et en rapport au monde comme Totalité en tant qu’il est sujet de la perception, le monde peut être qualifié comme « cet ensemble où chaque « partie » quand on la prend pour elle-même ouvre soudain des dimensions illimitées, – devient partie totale » 190 . Le corps en rapport au monde est, pareil à l’ « image » bergsonienne au sein de « l’ensemble des images », représentatif de toute partie, de ce qui est de l’ordre du Tout, parce qu’il est du Tout. Il faut comprendre la partie comme coextensive au Tout, c’est-à-dire comme une Gestalt. Dans une note de Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty précise comment se correspondent le particulier et l’universel au niveau même de la partie en tant que partie-du-Tout : « Or cette particularité de la couleur, du jaune, et cette universalité ne sont pas contradiction, sont ensemble la sensorialité même : c’est par la même vertu que la couleur, le jaune, à la fois se donne comme un certain être et une dimension, l’expression 189 190 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 236. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 267. 128 de tout être possible – Le propre du sensible (comme du langage) est d’être représentatif du tout non par rapport signe signification ou par immanence des parties les unes aux autres et au tout, mais parce que chaque partie est arrachée au tout, vient avec ses racines, empiète sur le tout, transgresse les frontières des autres. C’est ainsi que les parties se recouvrent (transparence), que le présent ne s’arrête pas aux limites du visible (derrière mon dos) » 191 . La partie n’est pas entre le particulier et l’universel mais l’un et l’autre se correspondent au niveau même de la partie dans la mesure où la partie est du Tout. Il n’y a donc pas un rapport entre la partie et le Tout mais un rapport qui, renvoyant le Tout à lui-même, implique la partie du Tout et le Tout sans principe de distinction autre que celui par lequel la partie et le Tout s’apparentent. L’individualité de la partie en tant que partie-duTout est ainsi une individualité dimensionnelle, c’est-à-dire une individualité dont l’individualité se caractérise par sa généralité, par sa référence à ce dont elle appartient. Il n’y a à vrai dire d’individualité que comme généralité au sens où l’individualité de la partie est indéfinissable en elle-même, procède de son appartenance au Tout. L’individualité de la partie n’est pas réductible à des coordonnés objectifs, n’est pas un point fixe sur le plan d’un monde en soi, mais émerge de sa participation au monde, à un thème général dont elle manifeste une variance et la présence. La partie n’a d’individualité que selon son appartenance à « ce λóγoς qui se prononce silencieusement dans chaque chose sensible » 192 . Cela signifie que l’individualité de la partie emprunte son individualité à « une structure ou un système d’équivalences autour duquel elle est disposée » 193 , que la partie s’individualise en l’articulant, en en étant le « pivot ». Inscrite dans la profondeur du monde, tirant son individualité de son commerce avec le monde, la partie « ouvre des dimensions illimitées », est transcendance. « C’est ce qu’on exprime encore en parlant de sa généralité, de sa Transponierbarkeit » 194 . L’individualité de la partie se formant de son « inscription à un registre ouvert, à une Eröffnung » 195 , la partie n’est elle-même que parce que son individuation est inépuisable, indéfinissable. L’unité 191 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 267. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 192 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 258. 193 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 258. 194 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 255. 195 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 256. 129 du rapport de l’individualité et de la généralité n’a ainsi de sens que relativement à un rapport se structurant comme l’appartenance de la partie au Tout où la partie est du Tout, où le sens de l’individualité renvoie au milieu dans lequel il puise ses déterminations individuelles. La partie est donc elle-même en étant dimension du monde, dimensionnalité qui paradoxalement spécifie le propre de l’individualité de la partie, une individualité qui n’advient dès lors que comme individuation du monde lui-même. Il faut saisir l’individualité comme une individuation du Tout pour comprendre que la partie est individuelle en tant que « partie totale ». Il faut par là même saisir les différences phénoménales inexhaustibles dont précisément l’individualité de la partie se compose et à travers lesquelles elle se montre comme la manifestation même de l’appartenance de la partie au Tout, du rapport qui renvoie le Tout à lui-même. Insistons sur ce point, sur la variation modale du monde dont la partie est l’articulation, une « charnière ». MerleauPonty écrit à propos de l’unité dimensionnelle de la partie : « Généralité des choses : pourquoi y a-t-il plusieurs exemplaires de chaque chose ? Cela est imposé par la définition même des choses comme êtres de champ : comment y aurait-il champ sans généralité ? » 196 . En vertu du rapport d’appartenance, la question s’inverse : comment y aurait-il champ sans individualité ? Généralité et individualité se réciproquent que parce que la généralité, toujours impliquée dans une individualité, se rejoint dans la différence, et que l’individualité, toujours prise dans une généralité, ne s’absorbe pas dans l’identité. Autrement dit, la transcendance de la partie recueille, phénoménalise le rapport circulaire de la généralité et de l’individualité. Il n’y a donc pas de précession de l’un à l’égard de l’autre, il n’y a pas d’individualité pleinement individuée comme il n’y pas de généralité totalement générale. Aussi, il n’y a pas de parties ni même un Tout, mais seulement un rapport total qui se différencie. C’est pourquoi Merleau-Ponty décrit la transcendance comme « l’identité dans la différence » 197 . Le rapport de la partie-du-Tout au Tout est, en tant que rapport dimensionnel, pareil au rapport que tisse le fond par rapport à la figure : le fond mondain dont provient la partie, au sein duquel elle paraît elle-même, n’est le fond de la partie que dans la mesure où il la manifeste. Le fond est celui de la partie en tant que la partie fait elle-même apparaître le fond. En raison de son appartenance au 196 197 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 269. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 274. 130 Tout, l’unité d’être de la partie n’est pas distincte des différences dimensionnelles par lesquelles elle passe. Pour autant, ces différences dont la partie est l’unité n’excèdent jamais ce dont elles sont l’unité car la partie est du Tout, car l’écart entre les différences qui phénoménalisent la partie individuellement est intérieur au Tout lui-même. La partie se donne dès lors comme les différences en lesquelles elle paraît et ces différences ne se disposent que par rapport à un ordre dont elles sont la manifestation – puisque la partie est du Tout – de sorte que l’unité de la partie, encore une fois, n’est pas dissociable de ce à quoi elle renvoie, de ce qu’elle unifie. L’unité de la partie n’advient qu’en se faisant autre, différence, et la différence n’advient qu’en prenant la partie pour axe dimensionnel de sorte que la partie est présente elle-même en chacun de ses aspects dimensionnels. Or, puisqu’il n’y a pas de différence entre l’individualité de la partie et la multiplicité phénoménale par laquelle elle (se) manifeste son individualité ou son unité, le caractère factuel de la partie, sans résider ailleurs qu’au niveau de la partie elle-même, n’est pas pour autant assignable à la partie elle-même. L’unité de la partie doit ainsi être rapportée à son inscription dans le monde, à l’ouverture de ses propres aspects à ses aspects possibles, à « tout être possible ». Dire que la partie est du Tout, est coextensive au Tout, c’est donc dire que la partie n’apparaît jamais en elle-même, que la partie est « rayon du monde » 198 , qu’elle montre en ses aspects beaucoup plus qu’elle-même parce qu’elle est le lieu où le monde a lieu. Comme dimension, la partie est dimension du monde, «un des points de passage du « monde » » 199 , monde elle-même. Il n’y a pas de rapport de subordination entre la partie et le monde car il y a « au total un monde qui n’est ni un ni 2 au sens objectif – qui est pré-individuel, généralité » 200 . Il y a plutôt un rapport d’appartenance de la partie au Tout si bien que la partie, en tant que partie du Tout, est elle-même une explicitation du Tout, se montre en montrant le monde qui se montre dès lors lui-même puisque la partie est du Tout. La partie caractérise le Tout comme le Tout caractérise la partie parce que de la partie au Tout il y a un rapport d’appartenance, une co-appartenance qui, par définition, comporte des limites qui sont aussi évidentes qu’indéterminables. L’implication ontologique de la partie et du Tout rendant compte du fait que la partie puisse témoigner du Tout se forme comme un rapport asymétrique au 198 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 295. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 307. 200 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 310. 199 131 sens où la partie est du Tout. Une relation symétrique entre la partie et le Tout annulerait la représentativité réciproque de la partie et du Tout car, dans ce cas, la partie serait ellemême un tout réduisant ainsi la relation en question à un rapport spatial, de contenance. L’asymétrie est structurelle, est relative à la structuration du relationnel. Il y a asymétrie parce que le rapport relationnel est articulation totale, implique structurellement la partie qui est elle-même que relativement à son appartenance au Tout et le Tout dont la Totalité n’a de sens qu’en référence à la partie. Asymétrie car il n’y a de rapport que comme rapport autoréférentiel du Tout à lui-même où le Tout est par conséquent toujours « en voie de différenciation » 201 , toujours en voie d’individuation. Le relationnel n’est pas en effet symétrique parce qu’il n’est pas une correspondance réelle entre deux phénomènes. La partie-du-Tout et le Tout ne sont pas comme deux éléments en rapport par rapport à un axe, à un plan ou à un centre, c’est-à-dire qu’ils sont l’un et l’autre ni de part et d’autre d’un axe, ni d’un plan ni même d’un centre. Sans être comparables à deux moitiés symétriques, la partie-du-Tout et le Tout forment un même Tout de sorte que s’il y a rapport, ce rapport est nécessairement l’institution d’une asymétrie au sein du Tout, c’està-dire la naissance d’une différenciation du Tout lui-même et corrélativement du pli par lequel il s’individualise. L’asymétrie signifie à la fois différenciation et individuation car l’ouverture par laquelle le Tout est en rapport à lui-même n’est pas une scission duale du Tout car le Tout, en tant que Totalité, et conformément à sa définition universelle, est à lui-même – ne peut être à lui-même – qu’à travers ou ce par quoi il est à la fois présent et absent, intérieur et extérieur, exprimé et manqué, à savoir la « partie » du Tout qui, ellemême, et conformément à son appartenance au Tout, comme dimension du relationnel, échappe à toute saisie objective, est ouverte à toute détermination qui, chacune, institue une forme nouvelle du Tout lui-même. L’asymétrie réside dans le fait que le relationnel n’est pas un rapport bilatéral du Tout à lui-même mais un rapport du Tout à lui-même de sorte que ce qui est en rapport dans le rapport relationnel n’est pas une moitié et l’autre moitié du Tout mais une partie du Tout et le Tout lui-même. Autrement dit, le relationnel s’institue sur un déséquilibre, sur un écart dans lequel s’engouffre le jour, un espace où le monde se reflète lui-même car la partie, articulant le relationnel, est du Tout. Une partie qui est « charnière », qui articule le champ phénoménal dans la mesure où elle est en effet 201 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 310. 132 du Tout, c’est-à-dire prise dans ce qui ne peut apparaître en lui-même si bien que la partie hérite de la transcendance du monde par lequel le monde se manifeste. Concluons : il n’y a pas, à proprement parler, de « partie » puisque la « partie » s’élève de son rapport à la Totalité (on voit poindre ici la signification ontologique du point de vue que forme le corps de lui-même comme être corporel, de sa corporéité même). Il faut certainement comprendre ainsi la « partie » comme une etwas ou encore une Gestalt. Par conséquent, si le Tout en tant que Totalité n’est pas une somme de « parties », il n’est pas autre chose que ces « parties » qui pourtant se forment en son sein. Le « principe d’équivalence » dont témoigne les moments du relationnel, le caractère symbolique, métaphorique ou allusive de chaque « partie » à l’égard de toutes les autres, tire son sens de l’appartenance de la partie au Tout. Le relationnel est ainsi comme un relief à la surface du Tout, où dès lors, comme de la montagne à la vallée, les limites sont à la fois patentes et inassignables. Le relationnel est un devenir global du Tout à lui-même, un processus de différenciation qui ne s’achève pas en une opposition, en une contradiction mais se réalise comme un paradoxe. Le rapport de contenance satisfait à la définition séculaire de la relation de la partie et du « Tout » où le « Tout » forme une collection juxtaposable d’éléments individuels. Le « Tout » est alors totalement réductible à une addition de parties de sorte que la partie et le « Tout » ne sont pas en rapport mais l’un à l’autre par ce qui les distingue, l’espace. Aussi, le rapport est spatial, c’est-à-dire visible en lui-même et, dès lors, relatif à un point de vue qui appréhende le rapport lui-même comme un ensemble où la partie et le « Tout » se donnent individuellement. Si le « Tout » du rapport d’inclusion est un apparaissant, est ainsi déterminable comme une « partie », en revanche, le Tout du rapport d’appartenance, parce qu’il n’est pas déterminable comme une « partie », est en étant Totalité, s’auto-qualifie ainsi comme Totalité. Le Tout comme Totalité n’est pas un Tout et, de ce fait, n’est pas substituable à un Tout dont il serait une partie. Aussi, le Tout comme Totalité exprime proprement ce qu’est le Tout relatif à une « partie » et à toute « partie », à savoir un Tout dont l’incontenabilité est constitutive du mode d’être ou de présence de la « partie » elle-même. Il s’ensuit, comme nous l’avons vu, que la « partie » est la présentation d’un imprésentable, que la « partie » est une modulation de la Totalité 133 qui, en la partie, est à elle-même. Puisque le Tout est intotalisable, puisque la partie est du Tout, le rapport de la partie au Tout est autoréférentiel, c’est-à-dire structurellement asymétrique, comportant en lui-même l’écart du vis-à-vis, l’écart par lequel il y a réflexion sans reflétant et reflété mais une polarité « subjective » du relationnel qui, parce qu’elle figure une polarisation du Tout lui-même, est inhérente à l’écart, à la possibilité du rapport à. Que le rapport à soit structurellement un rapport de la Totalité à la Totalité elle-même entraîne le partage de l’approche de la problématique du corps propre, partage qui renvoie, d’un côté, le percevant à sa corporéité et, par conséquent, à la question du sens de l’incarnation du percevant, de l’autre, au fait que le corps, parmi les corps, est un percevant, se rapporte au monde, est de manière effective en rapport au monde, c’est-àdire se différencie des autres corps et renvoie, par conséquent, à la question du sens d’être du percevant. Le premier point traite de l’autonomie du rapport relationnel, c’est-à-dire de la dimension structurelle du rapport du corps au monde où le corps, en tant que corps, est une modalité constitutive du transcendant et, de ce fait, une modulation de ce même transcendant auquel il appartient. De sa corporéité même, le corps est vecteur de monde. Le Tout est transcendance, c’est-à-dire comme ce qui est ouvert indéfiniment au relationnel, de ce qui le rapporte à lui-même comme transcendance, à savoir le corps ou la partie-du-Tout. Il y a ainsi une structure du relationnel où le « corps » et le « monde » se définissent eux-mêmes de la manière même dont ils se rapportent l’un à l’autre si bien qu’il n’y a rien d’autre que cette irréductible co-appartenance du « corps » et du « monde ». Rien en deçà ni même au-delà. Il y a seulement rapport, « il y a quelque chose ». L’autonomie structurelle du rapport relationnel dont le rapport du corps au monde est à la fois une possibilité et une modalité nous permet alors, comme nous le verrons, de saisir ce rapport selon la structure du phénomène, selon le rapport de la figure au fond. Le corps comme être corporel s’inscrit dans le champ dont il est le sujet. C’est là le paradoxe du corps propre, c’est là aussi le sens de la structure de l’apparaître. Le corps comme être corporel apparaît et fait apparaître. Entendu comme dimension structurelle du relationnel, le corps comme être corporel – de sa corporéité – désigne le premier sens du être-en-rapport-au-monde. Le second point, corollaire du premier, du être-en-rapport-aumonde renvoie à la dimension proprement subjective du relationnel, à ce qui du corporel détermine le rapport effectif au monde. Le corps n’est un constituant structurel de la 134 perception que parce que le corps est lui-même, « par sa propre logique, par son propre arrangement, par sa propre pesanteur » 202 , vecteur d’un monde. Aussi, être en rapport à, c’est être du monde et être au monde, être corps subjectif, corps qui comme corps secrète en lui-même un rapport, un sens. Le corps apparaît, est un apparaissant parce qu’il fait apparaître au sens où le corps comme « partie » du monde polarise ou focalise le champ auquel il appartient « et » au sens où cette focalisation est indissociable d’une possibilité propre du corps lui-même, d’une modalité corporelle qui place d’emblée le corps en rapport au monde et par laquelle il se distingue des autres étants. C’est pour ne pas avoir saisi l’expérience du corps propre comme relative à l’expérience elle-même que le dédoublement de la question du corps propre renvoyait systématiquement à une division métaphysique du corps propre. Lorsque la problématique du corps propre est structurée en fonction du vécu du corps propre, celle-ci se trouve dédoublée en un rapport oppositif de l’objet et du sujet. En revanche, lorsque cette même problématique est considérée à partir de l’expérience elle-même, c’est-à-dire à partir de la structure par laquelle il y a expérience, par laquelle le corps est à lui-même, s’apparaît, la problématique du corps propre se trouve alors comprise dans le sens du relationnel où le corps n’est pas le nœud d’une division, d’une opposition irréductible mais le corps de l’expérience. Le corps n’est dès lors plus « corps » et en plus « sujet » mais sujet de l’expérience en tant qu’il est sujet à l’expérience. Aussi, penser la problématique du corps propre à partir de la structure de l’expérience renvoie l’expérience vécue du corps propre à une modalité de l’expérience. Il s’ensuit nécessairement une redéfinition du sens de la subjectivité du percevant, une redéfinition prenant le corps lui-même pour fondement. Le corps ne peut plus être le corps du sujet, il doit être sujet lui-même. 202 Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, 1995, p. 273. 135 A.1.3) L’intra-mondanéité, le percevant-monde. A.1.3.1) Présentation et re-présentation. « Ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. Il est donc nettement dualiste. Mais, d’autre part, il envisage corps et esprit de telle manière qu’il espère atténuer beaucoup, sinon supprimer, les difficultés théoriques que le dualisme a toujours soulevées et qui font que, suggéré par la conscience immédiate, adopté par le sens commun, il est fort peu en honneur parmi les philosophes » 203 . Tels sont les premiers mots de l’avant-propos de la septième édition de Matière et mémoire, les derniers mots finalement à travers lesquels Bergson formule le contexte problématique général qui justifie et articule l’ensemble du développement de ce texte qui intéresse sur plus d’un point la phénoménologie. C’est d’ailleurs précisément à partir du « point de vue » phénoménologique que nous examinons le premier chapitre de Matière et mémoire, indépendamment du sens du projet bergsonien, du cheminement qui rattache le premier chapitre au quatrième. Il ne s’agira donc pas tant de rendre compte de la logique en place dans Matière et mémoire que de présenter une lecture phénoménologique de son premier chapitre qui, traitant de la question de la « représentation », traite de la nature du rapport que constitue la « représentation » ellemême. Renvoyant dos-à-dos les perspectives idéaliste et réaliste, le premier chapitre de Matière et mémoire propose une redéfinition de l’approche de la « représentation » 204 , une redéfinition qui entraîne Bergson vers la formulation du paradoxe de « la perception 203 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161. Selon Shaun Gallagher, s’inspirant de la classification de Rowlands (Body Language, Cambridge, MA : MIT Press, 2006), la définition « classique » de la notion de « représentation » renvoie à six attributs : « 1. Representation is internal (image, symbol, neural configuration) 2. Representation has duration (it’s a discrete identifiable thing) 3. Representation bears content that is external to itself (it refers to or is about something other than itself) 4. Representation requires interpretation – it’s meaning derives from a certain processing that takes place in the subject – like a word or an image its meaning gets fixed in context 5. Representation is passive (it is produced, enacted, called forth by some particular situation; or we do something with it) 6. Representation is decoupleable from its current context »; Gallagher, Shaun, « Are minimal representation still representations? », in International Journal of Philosophical Studies, Vol. 16, Number 3, 2008, p. 351. L’ « hypothèse des images » neutralise l’ensemble de ces caractéristiques, lesquelles, dès que les « images » sont posées, reviennent ensemble à des déterminations d’un second niveau de réalité. Au cours de ce chapitre, lorsqu’il est question de la « représentation » comme réalité représenté, interne, il est alors question de la « représentation » au sens « classique » du terme. 204 136 consciente », c’est-à-dire, en somme, le paradoxe de la formulation (adéquate) de la problématique du corps propre. En effet, en se donnant pour objectif « de montrer qu’idéalisme et réalisme sont deux thèses également excessives, qu’il est faux de réduire la matière à la représentation que nous en avons, faux aussi d’en faire une chose qui produirait en nous des représentations mais qui serait d’une autre nature qu’elles » 205 , Bergson se donne pour tâche de penser à nouveau les termes à travers lesquels la question de la « représentation » est traditionnellement abordée. Sans présumer du sens du rapport de la relation perceptive, faisant ainsi écho par avance à la démarche philosophique qui rend Le visible et l’invisible si précieux, appelant à un retour à l’expérience, c’est-à-dire à un renouvellement de nos concepts en vue de penser proprement l’expérience, Bergson propose de définir la « matière » comme un « ensemble d’ « images ». Et par « image », ajoute Bergson, nous entendons une certaine existence qui est plus que ce que l’idéaliste appelle une représentation, mais moins que ce que le réaliste appelle une chose – une existence située à mi-chemin entre la « chose » et la « représentation » »206 . Sur le seul plan des images, la question de la représentation se trouve alors déplacée, déplacée du sujet de la perception au sujet de la perception, ce qui, comme nous avons pu le constater, a pour conséquence principale et pour vertu d’éviter à la pensée les écueils du dualisme métaphysique et de l’idéalisme (transcendantal). C’est pourquoi, d’ailleurs, la reformulation bergsonienne de la possibilité de la « représentation » effective prend une forme paradoxale. Sur le seul plan des images, la question de la « représentation » coïncide alors avec la problématique du corps 207 . C’est dans le but de mettre en évidence la légitimité et le sens de cette correspondance, notamment pour spécifier la manière dont la subjectivité perceptive doit être certainement comprise, que nous étudions ce premier chapitre de Matière et mémoire qui, exprimant la question de la « représentation » en termes d’« image », se prête "naturellement" à une interprétation phénoménologique. 205 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161. 207 Une des conséquences décisives de l’ « hypothèse des images » est, sans nul doute, l’abandon de la question de la « représentation ». Une autre, corrélée, est le renvoi du rapport de l’expérience perceptive à l’action du corps vivant. Nous ne cesserons de souligner l’avancée majeure que constitue l’ « hypothèse des images » pour une compréhension du sujet de l’expérience (perceptive) conforme à l’expérience. Elle nous apparaît d’autant plus juste qu’elle débute, en effet, avec l’idée de s’en « tenir aux apparences ». 206 137 La critique bergsonienne de l’idéalisme et du réalisme s’organise en fonction de la question de la « représentation » ou, plus précisément, de la manière dont ces doctrines comprennent le rapport existant entre la « matière » et la « perception de la matière », entre la présentation de la chose et la re-présentation de la chose comme donnée subjective, psychologique. Pour Bergson, l’idéalisme et le réalisme constituent deux réponses contradictoires à une même problématique : comment aborder et définir la différence entre l’univers matériel et ce même univers tel qu’il se donne et apparaît à ma perception ? Pour avoir situé cette différence sur le plan de la connaissance, insérant ainsi un écart irréductible et, de ce fait, insurmontable entre le « subjectif » et l’ « objectif », l’idéalisme et le réalisme dédoublent le réel, le scindent de lui-même. Renvoyant la perception à un acte de connaissance, les doctrines idéaliste et réaliste renvoient ainsi le rapport perceptif à une opposition entre la réalité et « notre » connaissance de la réalité. Une opposition qui d’abord compromet la possibilité de penser la différence entre la chose et la représentation de la chose puisqu’il n’y a plus de l’une à l’autre de mesure commune. Une opposition ensuite qui justifie l’opposition même de l’idéalisme et du réalisme puisque chacune se définit précisément en adoptant pour point de départ ce qui pour l’autre reste à penser. Autrement dit, le dualisme de l’idéalisme et du réalisme est le dualisme de la dualité perceptive qui s’efforce de se surmonter comme dualité au nom de l’un des termes du rapport perceptif, ce qui n’a pour conséquence que de rendre contradictoire le sens de la relation perceptive : le réalisme, partant de l’univers entendu comme « un ensemble d’images gouvernées dans leurs rapports mutuels par des lois immuables, où les effets restent proportionnés à leurs causes, et dont le caractère est de n’avoir pas de centre, toutes les images se déroulant sur un même plan qui se prolonge indéfiniment » 208 , apparaît par conséquent incapable de rendre compte de la possibilité de la connaissance subjective ; l’idéalisme partant du sujet, de ce à quoi l’univers semble se rapporter, changeant en fonction de celui-ci, de cette perception qui reste un mystère pour le réalisme, se trouve dans l’impossibilité de rendre compte de l’ordre qui, pour le réalisme, forme le réel. Autrement dit, le dualisme du réalisme et de l’idéalisme s’établit comme le dualisme du « réel » et du « subjectif », le réalisme instituant un primat ontologique du « réel » sur la connaissance du réel et l’idéalisme, au contraire, instituant 208 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 177. 138 un primat de la « connaissance » du réel sur le réel lui-même, l’un et l’autre structurant ainsi le débat en fonction du rapport oppositif de l’intériorité et de l’extériorité de sorte que la question de la « représentation » revient à rechercher, à (re)-construire une unité sur un partage métaphysique de l’expérience. En posant un seul terme pour réel, supposé seul capable de fonder la connaissance, l’idéalisme et le réalisme sont condamnés à tirer du premier terme le second sans lequel il n’y a pas de « représentation », de rapport à la chose, si bien que les thèses antagonistes réaliste et idéaliste, partageant le même préjugé initial faisant de la perception une connaissance, aboutissent au fond à la même contradiction. Pour se prémunir des apories de l’idéalisme et du réalisme, l’alternative bergsonienne revient à partir de l’unité de l’expérience elle-même, à saisir la dualité du rapport perceptif comme une donnée originaire et irréductible, toujours déjà donnée en se donnant le seul et unique plan des images. En effet, en se donnant la « représentation », Bergson n’a pas à expliquer la « représentation » ou, tout du moins, le rapport de la « représentation » à l’objet puisque pour Bergson la « représentation » est en elle-même rapport, et un rapport impliquant indissociablement la « matière » et la « perception de la matière ». Il ne s’agit donc pas pour Bergson de rendre compte de la dualité de l’expérience mais bien plutôt la manière dont elle se structure originairement comme rapport et comment ce rapport ne cesse de s’ouvrir à lui-même et de s’étendre à mesure qu’une image particulière, mon corps, ne cesse de s’individualiser, d’abord comme corps de l’affection puis surtout comme corps de la mémoire qui, pour Bergson, est caractéristique du « subjectif » au sens propre du terme, à mesure donc que le corps devient le corps du « sujet ». Au lieu de comprendre le rapport perceptif au monde comme un rapport de connaissance, renvoyant la perception à un rapport oppositif entre l’univers et la « conscience », Bergson, posant dans un même mouvement le monde et la perception du monde, l’appréhende comme une différence se faisant à partir du seul niveau ontologique des « images », c’est-à-dire une différence qui revient comme telle à une différenciation d’une image à l’égard des autres images. Partant du plan unique des images, la différenciation de laquelle naît la perception ne peut donc correspondre à l’introduction d’un second niveau de réalité, introduction symptomatique des démarches de l’idéalisme et du réalisme. En d’autres mots, c’est du rapport des « images » ellesmêmes que doit se faire la « représentation ». On le voit, en ne rapportant plus la 139 perception à un mode de la connaissance ou du « subjectif », Bergson ouvre la perception à une détermination nouvelle, c’est-à-dire sans le recours à un fondement, sans le recours au sujet de la perception, ce qui non seulement préserve la philosophie des « difficultés théoriques que le dualisme a toujours soulevées » mais aussi et surtout l’engage vers une définition de la perception comme rapport. L’introduction et la définition de la notion d’ « image » sont inséparables de la critique bergsonienne des conceptions réaliste et idéaliste de la matière, ce qui apparaît clairement dans l’avant-propos de Matière et mémoire où Bergson décrit succinctement l’ambition du premier chapitre : « L’objet de notre premier chapitre est de montrer qu’idéalisme et réalisme sont deux thèses également excessives, qu’il est faux de réduire la matière à la représentation que nous en avons, faux aussi d’en faire une chose qui produirait en nous des représentations mais qui serait d’une autre nature qu’elles. La matière, pour nous, est un ensemble d’ « images ». Et par « image » nous entendons une certaine existence qui est plus que ce que l’idéalisme appelle une représentation, mais moins que ce que le réaliste appelle une chose, – une existence située à mi-chemin entre la « chose » et la « représentation » » 209 . Il apparaît ainsi que l’objectif du premier chapitre n’est pas seulement de faire apparaître l’impasse théorique dans laquelle l’idéalisme et le réalisme se trouvent mais de proposer également une solution neuve et originale à une problématique qui traverse l’histoire de la philosophie et que la notion d’ « image » exprime en elle-même. En étant à « michemin entre la « chose » et la « représentation », la notion d’ « image » désigne donc à la fois la « chose » et la « représentation », le monde matériel et l’expérience perceptive de ce monde. Au dédoublement du réel, du rapport perceptif entre le monde extérieur et la représentation intérieure, subjective, la notion d’ « image » réconcilie et situe sur un même niveau la « matière » et la « perception de la matière ». Ni idée ni même objet, la notion d’« image » recueille pourtant en elle-même ces deux dimensions indissociables ou, tout du moins, ce qu’elles ont en elles d’indissociables car il n’y a pas de perception sans sujet, la notion d’« image » ne présumant simplement pas du sens de la subjectivité 209 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161. 140 inhérente à la perception, au rapport perceptif. Comme réalité qualifiant à la fois la chose et la « représentation » de la chose, l’ « image » exprime l’identité de l’esse et du percipi, c’est-à-dire qu’elle spécifie en elle-même le sens d’être de l’expérience. En considérant alors « la matière avant la dissociation que l’idéalisme et le réalisme ont opéré entre son existence et son apparence » 210 , Bergson, à travers la notion d’ « image », rejette en même temps la possibilité d’intérioriser la perception211 et de penser une réalité en soi dont la perception serait l’image extérieure 212 . Pour Bergson, la « chose » n’est pas en deçà de ce qui m’apparaît, elle est ce qui m’apparaît, c’est-à-dire qu’il n’y a pas entre la chose elle-même et la chose que je perçois de différence. C’est dire qu’avec la notion d’« image » qui implique conjointement le percevant et le perçu, Bergson ne peut rendre compte de la perception qu’en se situant sur le seul terrain des « images », sans dès lors faire appel à une « représentation », à une subjectivité, laquelle serait étrangère en ellemême à l’ordre des images 213 . Aussi, la solution bergsonienne à la question de la « représentation » consiste à penser la différence entre la « matière » et la « représentation » de la matière comme une différence entre les images, entre deux types d’ « image », en somme comme un rapport entre les images, ce qui amènera Bergson à définir l’expérience perceptive uniquement en fonction des « images » : « J’appelle matière l’ensemble des images, et perception de la matière ces mêmes images rapportées à l’action possible d’une certaine image déterminée, mon corps » 214 . Ce qu’il y a, ce sont des « images » et seulement des « images ». L’expérience et donc la différence entre la « matière » et la « perception de la matière » renvoie de fait à des « images » ou, plus exactement, à une différenciation des « images » par les 210 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 162. « On étonnerait beaucoup un homme étranger aux spéculations philosophiques en lui disant que l’objet qu’il a devant lui, qu’il voit et qu’il touche, n’existe que dans son esprit et pour son esprit, ou même, plus généralement, n’existe que pour un esprit, comme le voulait Berkeley » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161. 212 « Mais, d’autre part, nous étonnerions autant cet interlocuteur en lui disant que l’objet est tout différent de ce qu’on y aperçoit, qu’il n’a ni la couleur que l’œil lui prête, ni la résistance que la main y trouve » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161. 213 « Comment imaginer un rapport entre la chose et l’image, entre la matière et la pensée, puisque chacun de ces deux termes ne possède, par définition, que ce qui manque à l’autre ? » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 189. 214 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 173. C’est Bergson qui souligne. 211 141 « images » elles-mêmes, c’est-à-dire à une différenciation en et par laquelle les « images » se définissent et adviennent comme « images ». Ce qu’il y a, ce sont donc des: « images au sens le plus vague où l’on puisse prendre ce mot, images perçues quand j’ouvre mes sens, inaperçues quand je les ferme. Toutes ces images agissent et réagissent les unes sur les autres dans toutes leurs parties élémentaires selon des lois constantes, que j’appelle les lois de la nature, et comme la science parfaite de ces lois permettrait sans doute de calculer et de prévoir ce qui se passera dans chacune de ces images, l’avenir des images doit être contenu dans leur présent et n’y rien ajouter de nouveau. Pourtant il en est une qui tranche sur toutes les autres en ce que je ne la connais pas seulement du dehors par des perceptions, mais aussi du dedans par des affections : c’est mon corps » 215 . Sur fond des images, une image particulière se distingue des autres images, « c’est mon corps ». Appartenant à l’ensemble des images, une image s’en différencie en ce qu’elle se connaît, se sait en quelque sorte de l’intérieur. Parmi l’ensemble des images, une image se singularise, ne semble pas seulement se fondre dans les rapports constants des « lois de la nature ». La totalité des « images » forme un système de relations nécessaires et « mon corps » apparaît s’en dégager en tant qu’il s’éprouve « par des affections ». Avec « mon corps », il y a donc une rupture qui s’opère dans l’ordre des déterminations causales, dans l’ordre du Tout des images, entraînant une distinction entre les images dont le sens reste toutefois à préciser. Sans décrire délibérément ce à quoi renvoie l’affection 216 , évitant ainsi la médiation ou le recours à une intériorité à partir de laquelle la différence réelle entre les images prendrait sens, ce qui reviendrait à adopter soit un point de vue idéaliste soit un point de vue réaliste, Bergson s’emploie au contraire à décrire « les conditions où ces affections se produisent » 217 en vue de déterminer le critère véritablement distinctif entre les « images », c’est-à-dire commun aux « images » et rendant compte de leur position respective. Dans la mesure où l’affection ne peut représenter pour Bergson un caractère à partir duquel s’ordonnent les « images », à moins de tomber de nouveau dans les travers de l’idéalisme ou du réalisme, l’allusion à l’affection ne peut apparaître que 215 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 169. Worms, Frédéric, Introduction à Matière et mémoire de Bergson, P.U.F., Col. Les Grands Livres de la Philosophie, 1997, p. 23. 217 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 169. 216 142 comme un moyen pour introduire ce sans quoi une image particulière, « mon corps », ne serait être à soi « par des affections ». Or, en examinant « les conditions où ces affections se produisent », on s’aperçoit que l’affection renvoie à l’action du corps vivant, qu’elle est propre au corps agissant, se mouvant, et apparaît comme une expression corporelle de son indétermination. Avec l’action, le mouvement, Bergson spécifie ce qui différencie les « images » elles-mêmes en tant qu’ « images ». Avec l’action ou, plus précisément, deux types d’action ou de mouvement, Bergson spécifie donc la différence ou l’écart séparant la chose de la « représentation » de la chose. Le rapport entre les « images », entre deux types d’image se trouve alors précisé et explicité ainsi : « Voici les images extérieures, puis mon corps, puis enfin les modifications apportées par mon corps aux images environnantes. Je vois bien comment les images extérieures influent sur l’image que j’appelle mon corps : elles lui transmettent du mouvement. Et je vois aussi comment ce corps influe sur les images extérieures : il leur restitue du mouvement. Mon corps est donc, dans l’ensemble du monde matériel, une image qui agit comme les autres images, recevant et rendant du mouvement, avec cette seule différence, peut-être, que mon corps paraît choisir, dans une certaine mesure, la manière de rendre ce qu’il reçoit » 218 . Bergson discute donc de la différence entre les images comme une différence de mouvement. Le « mouvement » permet ainsi de déterminer ce qui rapproche et sépare les « images », de caractériser le statut comme tel des « images » et de l’image individuel de « mon corps ». D’autre part, c’est de cette différence même ou de ce rapport que Bergson articule « matière » et « perception de la matière », évitant dès lors de dédoubler le réel, de le structurer verticalement 219 . En bref, à partir du plan des images, en se donnant par là même le sujet de la perception, Bergson renouvelle d’emblée l’approche de la question de la « représentation », passant de l’opposition métaphysique du sujet à l’objet au rapport du corps à l’univers, au rapport résultant de la seule présence du corps vivant au sein du monde. Les images en général sont « gouvernées dans leurs rapports mutuels par des lois immuables, où les effets restent proportionnés à leurs causes, et dont le caractère est de n’avoir pas de centre, toutes les images se déroulant sur un même plan qui se prolonge 218 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171. Worms, Frédéric, Introduction à Matière et mémoire de Bergson, P.U.F., Col. Les Grands Livres de la Philosophie, 1997, p. 27. 219 143 indéfiniment » 220 . Autrement dit, dans leurs interactions invariables et indifférenciées, recueillant et transmettant en effet mécaniquement de « l’influence », du mouvement, les « images » ne sont pas, à proprement parler, des « choses » visibles pour elles-mêmes, mais plutôt des « chemins sur lesquels passent en tous sens les modifications qui se propagent dans l’immensité de l’univers » 221 . L’image est à la fois au milieu de rapports énergétiques et nulle part, à la fois constitutive de l’ensemble des images et indiscernable de celui-ci, elle est comme traversée instantanément par toutes les « influences » faisant ce qu’est la matière elle-même. C’est pourquoi, « percevoir toutes les influences de tous les points de tous les corps serait descendre à l’état d’objet matériel » 222 . L’image matérielle n’est donc pas une « image », quelque chose de tangible, d’isolable du Tout des images. Il peut certainement être dit qu’elle est comme telle le centre de toutes les actions/images et, pour cette raison même, ne se distingue pas de l’ensemble des images. Aussi, sans la présence même du percevant, les images sont sans être perçues. Sans un percevant, il y a simplement le Tout des « images » sans centre des « images », sans « zone d’indétermination » 223 . Par la seule présence du corps vivant, les « images » se différencient, s’ouvrent comme un espace par et dans lequel s’engouffre et se forme la perception. L’image-corps, en tant qu’elle est capable de mobilité propre, se dissocie de l’ensemble des « images » et, de ce fait même, focalisant et orientant l’action, polarise les images à partir d’un centre d’où un rapport effectif à est possible. C’est donc uniquement à partir de la singularité du corps comme « image » capable de se mouvoir, capable de se comporter devrait-on dire, que Bergson tire la perception du fond homogène et déterminé des « images ». L’action, le mouvement corporel étant au principe du passage de la complétude des « images » à la « représentation » signifie donc que la perception est saisie comme une relation motrice et pratique au monde. La « représentation » n’a pas pour cause et fin la « connaissance » mais l’action, c’est-à-dire un rapport intentionnel au monde. En faisant dériver le rapport perceptif de l’action, loin par conséquent d’arrimer la perception à l’aperception passive de l’entendement, Bergson rapporte la perception au corps, à l’intentionnalité motrice, ce qui non seulement permet de donner un statut propre 220 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 177. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 186. 222 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 198. 223 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 189. 221 144 au corps mais aussi de préserver la philosophie contre les dangers du dualisme. Pour résumer, la perception est un rapport entre des images, rapport qui en tant que rapport se centralise, prenant le corps vivant pour axe et le monde pour fond. Étant établi que l’action du corps est le principe d’où procède la perception, Bergson en vient une nouvelle fois à préciser la nature du rapport qui rapporte le corps au monde, précision amenant à la formulation paradoxale de la question de la « perception consciente » : « Voici un système d’images que j’appelle ma perception de l’univers, et qui se bouleverse de fond en comble pour des variations légères d’une certaine image privilégiée, mon corps. Cette image occupe le centre ; sur elle se règlent toutes les autres ; à chacun de ses mouvements tout change, comme si l’on avait tourné un kaléidoscope. Voici d’autre part les mêmes images, mais rapportées chacune à elle-même ; influant sans doute les unes sur les autres, mais de manière que l’effet reste toujours proportionné à la cause : c’est ce que j’appelle l’univers » 224 . Avant d’examiner la formulation paradoxale de la représentation auquel Bergson parvient, examinons d’abord ce qui apparaît comme un bénéfice relativement conséquent de l’ « hypothèse des images », un bénéfice dont Bergson n’en mesura manifestement pas tout le sens au sens où Matière et mémoire est au fond « nettement dualiste », renouvelant seulement les termes en lesquels le dualisme est posé par la tradition philosophique. En adoptant le plan unitaire des « images » comme point de départ, Bergson se préserve de dédoubler le réel, de le condamner à une partition qui ne le constitue pas. Avant de contredire les positions idéaliste et réaliste, Bergson discute et réfute la thèse selon laquelle le cerveau ferait « naître la représentation du monde extérieur » 225 , thèse qui entraîne le dédoublement du réel et, par conséquent, une conception abstraite sinon métaphysique du rapport perceptif. Or, en effet, « comment mon corps en général, mon système nerveux en particulier, engendreraient-ils tout ou partie de ma représentation de l’univers ? » 226 . Comment pourrait-il en être ainsi alors même que l’un et l’autre sont des « images » parmi toutes les « images » ? Du niveau ontologique et univoque des « images », « les nerfs afférents sont des images, le cerveau est une image, les 224 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 170. 226 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171. 225 145 ébranlements transmis par les nerfs sensitifs et propagés dans le cerveau sont des images encore ». Aussi, « pour que cette image que j’appelle ébranlement cérébral engendrât les images extérieures, il faudrait qu’elle les contînt d’une manière et d’une autre, et que la représentation de l’univers matériel tout entier fût impliquée dans celle de ce mouvement moléculaire. Or, il suffirait d’énoncer une pareille proposition pour en découvrir l’absurdité. C’est le cerveau qui fait partie du monde matériel, et non pas le monde matériel qui fait partie du cerveau » 227 . C’est sur un plan logique que Bergson se situe : la partie ne peut contenir le Tout en vertu du fait qu’elle est une partie du Tout. Autrement dit, le cerveau en tant qu’image parmi les « images », n’étant pas dès lors extérieur au « monde extérieur », ne peut logiquement « faire naître la représentation du monde extérieur » et encore moins produire le « monde extérieur ». Si le système nerveux faisait « naître la représentation du monde extérieur », il se situerait alors à l’extérieur du « monde extérieur », impliquant un dédoublement du réel et le problème du statut de ce système nerveux trop autonome pour être du monde. Il n’est donc pas possible de prétendre, d’un côté, que le système nerveux est contenu dans le monde comme une partie du monde et, de l’autre, que le monde est contenu dans le cerveau comme une « représentation » sans dissocier le réel de lui-même, sans introduire entre le « monde » et la « représentation » du monde un espace métaphysique insurmontable. Faire sortir du cerveau la « représentation du monde extérieur », c’est faire du réel le lieu de deux dimensions incompatibles, le rapport magique de l’intérieur et de l’extérieur. En tenant uniquement les « images » pour réel et comme le réel, le rapport entre les « images » ne peut alors se réaliser à partir d’une différence de nature entre les « images », une telle différence apparaissant toutefois dès que le cerveau est désigné comme « la condition de l’image totale » 228 . Aussi, « dites que mon corps est matière ou dites qu’il est image, peu m’importe le mot. S’il est matière, il fait partie du monde matériel, et le monde matériel, par conséquent, existe autour de lui et en dehors de lui. S’il est image, cette image ne pourra donner que ce qu’on y aura mis, et puisqu’elle est, par hypothèse, l’image de mon corps seulement, il serait absurde d’en vouloir tirer 227 228 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171. 146 celle de tout l’univers » 229 . Mais si le système nerveux en tant qu’image ne peut être au principe de la représentation du monde matériel tout entier, il ne peut être au principe de sa production en raison même de sa fonction puisque le « rôle de la matière nerveuse est de conduire, de composer entre eux ou d’inhiber des mouvements » 230 . Aussi, s’il y a contradiction à vouloir extraire le « monde extérieur » du cerveau lui-même, il y a contradiction à se représenter le cerveau comme une chose isolée ou isolable de son appartenance à l’univers : « Mais le système peut-il se concevoir vivant sans l’organisme qui le nourrit, sans l’atmosphère où l’organisme respire, sans la terre que cette atmosphère baigne, sans le soleil autour duquel la terre gravite ? Plus généralement, la fiction d’un objet matériel isolé n’implique-t-elle pas une espèce d’absurdité, puisque cet objet emprunte ses propriétés physiques aux relations qu’il entretient avec tous les autres, et doit chacune de ses déterminations, son existence même par conséquent, à la place qu’il occupe dans l’ensemble de l’univers » 231 . Et si l’isolement du cerveau du reste de l’univers devait avoir un sens, il faudrait alors lui prêter un pouvoir mystérieux, devant tirer de lui-même beaucoup plus que lui-même pour produire le monde. L’impossibilité de voir le système nerveux reproduire ou produire le « monde extérieur » signifie qu’il n’y a pas de « représentation intérieure » du « monde extérieur », que la « représentation » n’est dès lors pas extérieure à ce qui se présente en elle 232 . Or, si la « chose » et la « représentation » de la chose sont sur un même plan, alors : 1) « Toute image est intérieure à certaines images et extérieure à d’autres » 233 . En d’autres mots, une « image » renvoie à la fois à l’intériorité et à l’extériorité. C’est dire que le rapport entre l’intériorité et l’extériorité exige un centre à partir duquel il s’ordonne. Le rapport entre l’intériorité et l’extériorité reposant sur un point de vue, il apparaît par définition réversible. Un tel rapport n’est donc pas un rapport en soi se rapportant à un centre absolu. 229 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 175. 231 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 175. 232 L’impossibilité de saisir le rapport de l’expérience comme un rapport extériorité/intériorité puisqu’il est un rapport à « l’ensemble des images » est l’argument le plus solide consécutif et inhérent à la donation des « images » contre une théorie représentationaliste de l’expérience. 233 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, p. 176. 230 147 2) « mais de l’ensemble des images on ne peut dire qu’il nous soit intérieur ni qu’il nous soit extérieur, puisque l’intériorité et l’extériorité ne sont que des rapports entre les images » 234 . La relation qui relie l’intériorité et l’extériorité s’articule à partir d’un point de vue, lequel forme alors un des termes de la relation. Mais le rapport qui rapporte une image à l’ensemble des images, sans retirer au « centre » sa position propre, ne trouve pas dans le rapport réversible intériorité/extériorité une juste expression. Il en est ainsi car la totalité des images ne constitue pas ellemême une intériorité ou/et une extériorité, c’est-à-dire que l’ensemble des images n’est pas en lui-même une « image ». Aussi, ce n’est que relativement à la totalité des images que le « centre » se présente comme un axe relationnel. Le « centre » relationnel à partir duquel le rapport intériorité/extériorité prend sens est ainsi nécessairement et en premier lieu un « centre » par rapport à toutes les images. Une image ne peut ainsi être à la fois « intérieure à certaines images et extérieure à d’autres », le sujet effectif du rapport intériorité/extériorité et/ou en être l’objet, qu’en étant une image parmi les images, qu’en étant en rapport à l’ensemble des images qui, de ce fait, ne peut apparaître lui-même comme une « image ». Ce n’est donc pas parce que « l’intériorité et l’extériorité ne sont que des rapports entre les images » que « de l’ensemble des images on ne peut dire qu’il nous soit intérieur ni qu’il nous soit extérieur » mais l’inverse. Autrement dit, le rapport intériorité/extériorité s’enracine dans un rapport à la totalité des images dont elle est la condition ontologique. En somme, le « centre » ne peut ne pas l’être, être ainsi une image « extérieure » par rapport à une autre que parce qu’elle est, en tant qu’image, un image toujours déjà et uniquement en rapport à la totalité des images, sur le même plan que la totalité des images. S’il y a un absolu, il concerne ce rapport du « centre » au Tout des images car il n’y a de Tout des images que s’il y a un « centre » des images et inversement. C’est pourquoi, en se donnant les images, Bergson se donne d’emblée un « centre », un sujet auquel se rapportent ces images, l’ensemble des images. 234 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176. 148 L’hypothèse des images ouvre une détermination de l’articulation perceptive sans clivage du réel parce qu’elle est pensée à partir des « images » elles-mêmes, c’est-à-dire comme un rapport entre les « images ». Aussi, en abordant la perception comme une différence modale des « images », Bergson s’interdit de penser le relationnel comme une opposition de l’intérieur et de l’extérieur dont le type est l’opposition métaphysique de l’ « âme » et du « corps ». En d’autres mots, à travers l’hypothèse des images, articulant une « image particulière » à l’ensemble des images, suspendant par là même la possibilité de saisir le rapport du corps percevant au monde comme un rapport d’intériorité et/ou d’extériorité, Bergson se donne la possibilité de penser la perception sans le recours/secours d’un sujet positif de la perception. Le véritable bénéfice de l’hypothèse des images est ainsi de préserver la philosophie d’un double point de vue sur l’expérience qui impose à l’expérience une contradiction, la contradiction de la pensée objective. Derrière cette contradiction se tient implicitement une représentation du relationnel renvoyant l’intérieur et l’extérieur à un rapport spatial objectif. Le dédoublement de la « conscience » (naturante/naturée) ou du « corps » (touchant/touché) qui cherche paradoxalement à surmonter ou à compenser le dédoublement de l’expérience elle-même est symptomatique de l’attitude objective dont la démarche revient à penser la structure du rapport relationnel à travers l’opposition contradictoire de l’intérieur et de l’extérieur. L’univers se situe au niveau même de la perception de l’univers et la perception de l’univers se situe au niveau même de l’univers. La dualité inhérente au rapport entre la perception de l’univers et l’univers nomme, en conséquence, ce niveau lui-même. Aussi, la dualité ou l’articulation de l’univers et la perception de l’univers forme un plan unitaire et originaire. Le plan des « images » est en lui-même un plan dual, articulant toujours déjà les dimensions relationnelles. Que la perception de l’univers et l’univers se situent sur un même plan, cela signifie principalement que le relationnel intervient au sein même du champ qu’il articule, que la dualité n’implique pas une bipartition du réel. La dimension double du cerveau se présente, par conséquent, comme concomitante à la donation initiale des images et constitutive de cette donation elle-même. Le cerveau est ainsi à la fois en relation à l’ensemble des images en tant qu’image et l’axe à partir duquel s’organisent les autres images, le reste des images se rapportant en effet aux 149 mouvements du cerveau. Le relationnel est suspendu à cette unité duale. Loin que le cerveau soit une « chose » isolée, cette inscription même dans le monde est la condition de la disposition du monde perçu à partir des mouvements du cerveau. Autrement dit, le cerveau, lié causalement à la totalité des images et parce qu’il est ainsi en rapport aux « images », les images peuvent et doivent s’agencer en fonction des mouvements propres du cerveau. L’articulation, la dualité qui se forme comme rapport, rapport de l’univers et de la perception de l’univers est donc bien un rapport ou bien une différence entre des mouvements causaux et nécessaires d’un côté et des mouvements indéterminés et variables de l’autre. Reste pourtant à Bergson à rendre compte de la signification même des mouvements créant un espace d’action entre les « images ». Pour se faire, Bergson développe un argumentaire qui comporte deux étapes complémentaires : il s’agit dans un premier temps de démontrer que la fonction du système cérébro-spinal n’intéresse que l’action, qu’il est le lieu de mouvements transmis ou inhibés qui se déterminent simultanément en « actions naissantes » et, dans un second temps, de reconnaître la relation interne entre le niveau de développement structurel du cerveau et la « richesse » de la perception correspondante 235 . Or, reconnu le plan unique des « images » et une fois prouvé que la perception est uniquement relative à l’action, que l’action a pour cause et fin la vie, Bergson n’aura plus à expliquer la « représentation » elle-même puisqu’elle est toujours déjà là mais le fait qu’elle soit « consciente ». Ce que Bergson cherche à vérifier est le bien-fondé du rapport symbolique 236 entre l’action possible du corps et l’organisation pratique et spatiale du champ perceptif 237 . L’objectif de Bergson est alors de parvenir à définir la perception comme « une relation variable entre l’être vivant et les influences plus ou moins lointaines des objets qui l’intéressent » 238 . À partir du seul plan des « images », l’origine des « images » 235 Worms, Frédéric, Introduction à Matière et mémoire de Bergson, P.U.F., Col. Les Grands Livres de la Philosophie, 1997, p. 47. 236 Worms, Frédéric, Introduction à Matière et mémoire de Bergson, P.U.F., Col. Les Grands Livres de la Philosophie, 1997, p. 59. 237 « Et dès lors la richesse croissante de la perception elle-même ne doit-elle pas symboliser simplement la part croissante d’indétermination laissée au choix de l’être vivant dans sa conduite vis-à-vis des choses ? Partons donc de cette indétermination comme du principe véritable » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 181. 238 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 212. 150 ne constitue pas une difficulté théorique puisque les « images » ne sont précédées que par elles-mêmes. La difficulté n’est pas non plus le contenu des « images » puisque les « images » ne contiennent que des « images ». La véritable difficulté est la forme des « images », c’est-à-dire la manière caractéristique dont elles se manifestent comme réalités objectives et individuelles 239 . C’est de l’action du corps ou, plus précisément, du fait même que l’action effective du corps suppose une multiplicité d’actions possibles que Bergson renvoie les « images » à une « image particulière », l’aspect des « images » étant référé à la nature pragmatique de son action. L’indétermination de l’action du corps se produit par/en opposition aux « images » dont les mouvements sont nécessaires. Autrement dit, en tant que « réelle », l’action du corps est nécessairement « possible », ne se déterminant plus en effet seulement de « manière déterminée conformément à ce qu’on appelle les lois de la nature » 240 . C’est pourquoi, identifiant la possibilité de l’action du corps au rapport même d’une image à l’égard des autres, Bergson écrit : « Mais j’ai supposé que le rôle de l’image que j’appelle mon corps était d’exercer sur d’autres images une influence réelle, et par conséquent de se décider entre plusieurs démarches matériellement possibles » 241 . Le rapport aux objets se présente comme une conséquence de l’action du corps en tant que cette action est « réelle », est une détermination parmi d’autres, c’est-à-dire une indétermination. Bergson ajoute alors : « Et puisque ces démarches lui sont sans doute suggérées par le plus ou moins grand avantage qu’elle peut tirer des images environnantes, il faut bien que ces images dessinent en quelque manière, sur la face qu’elles tournent vers mon corps, le parti que mon corps pourrait tirer d’elles » 242 . La possibilité dont est faite l’action et qui organise la forme des « images » est ainsi une possibilité pratique, vitale. Le corps se distingue donc des autres « images » en tant qu’il est vivant et la possibilité motrice qui le caractérise comme « vivant » est en même temps ce qui distingue les « images » entre elles. En bref, l’action du corps vivant polarise non seulement les images mais les positionne également dans l’espace ; la distance spatiale définissant pour Bergson le critère organisationnel du champ 239 Worms, Frédéric, Introduction à Matière et mémoire de Bergson, P.U.F., Col. Les Grands Livres de la Philosophie, 1997, p. 54. 240 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172. 241 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172. 242 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172. 151 perceptif 243 . Après une description phénoménologique concise du rapport entre les images, prenant pour seul vecteur descriptif la capacité motrice du corps vivant, Bergson entreprend alors une « expérience » en vue de vérifier que le pouvoir d’action du corps vivant est bien ce qui ordonne le rapport aux choses et sa disposition. Voici l’expérience en question : « Je vais maintenant, sans toucher aux autres images, modifier légèrement celle que j’appelle mon corps. Dans cette image, je sectionne par la pensée tous les nerfs afférents du système cérébro-spinal. Que va-t-il se passer ? Quelques coups de scalpel auront tranché quelques faisceaux de fibres : le reste de l’univers, et même le reste de mon corps, demeureront ce qu’ils étaient. Le changement opéré est donc insignifiant. En fait, « ma perception » tout entière s’évanouit » 244 . En interrompant le cercle afférent/efférent de l’ébranlement nerveux, « ma perception » disparaît. L’interruption du trajet du mouvement nerveux coïncide avec la disparition de l’emprunte des « actions virtuelles ou possibles de mon corps » 245 sur l’ensemble même des images. Autrement dit, le changement opéré par les « quelques coups de scalpel » est un changement de sens des images elles-mêmes. Ce n’est pas en effet l’univers lui-même qui est anéanti, c’est uniquement le rapport à l’univers qui, pour Bergson, se configure en fonction d’a priori vitaux. Le sectionnement des nerfs afférents du système nerveux ne rompt que la possibilité de mettre en rapport le corps et le monde, c’est-à-dire deux types de mouvement. Cette expérience met en évidence la conception circulaire ou relationnelle que Bergson se fait de la perception. Les « quelques coups de scalpel » privent mon corps de « puiser, au milieu des choses qui l’entourent, la qualité et la quantité de mouvement nécessaires pour agir sur elles » 246 . En privant le corps d’un rapport à l’environnement, les « coups de scalpel » privent le corps des « influences » de celui-ci, « influences » qui 243 « De fait, j’observe que la dimension, la forme, la couleur même des objets extérieurs se modifient selon que mon corps s’en approche ou s’en éloigne, que la force des odeurs, l’intensité des sons, augmentent et diminuent avec la distance, enfin que cette distance elle-même représente surtout la mesure dans laquelle les corps environnants sont assurés, en quelque sorte, contre l’action immédiate de mon corps. À mesure que mon horizon s’élargit, les images qui m’entourent semblent se dessiner sur un fond plus uniforme et me devenir indifférentes. Plus je rétrécis cet horizon, plus les objets qu’il circonscrit s’échelonnent distinctement selon la plus ou moins grande facilité de mon corps à les toucher et à les mouvoir » ; Henri Bergson, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172. 244 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172. 245 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 173. 246 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 173. 152 sollicitent l’activité motrice du corps et sans lesquelles, en conséquence, le corps ne serait être en rapport au monde. Le geste radical de sectionner les « nerfs afférents du système cérébro-spinal » entraîne une conséquence radicale : la disparition de « ma perception ». Autre cas, cas toutefois moins dramatique : la perte réelle ou simulée mais soudaine de la vue, entendue comme un mode de la perception, entraîne une restructuration modale de mon rapport au monde. Bergson écrit : « Je perds brusquement la vue. Sans doute je dispose encore de la même quantité et de la même qualité de mouvements dans l’espace ; mais ces mouvements ne peuvent plus être coordonnés à des impressions visuelles ; ils devront désormais suivre sans doute dans le cerveau un nouvel arrangement ; les expansions protoplasmiques des éléments nerveux moteurs, dans l’écorce, seront en rapport avec un nombre beaucoup moins grand, cette fois, de ces éléments nerveux qu’on appelle sensoriels. Mon activité est donc bien réellement diminuée, en ce sens que si je peux produire les mêmes mouvements, les objets m’en fournissent moins l’occasion. Et par suite, l’interruption brusque de la conduction optique a eu pour effet essentiel, profond, de supprimer toute ou partie des sollicitations de mon activité : or cette sollicitation est la perception même »247 . L’interruption de la conduction optique qui ne concerne que des mouvements nerveux, de l’action donc, se conjugue avec la disparition d’une des modalités du rapport perceptif. Ces cas et la différence de conséquence à laquelle chacun renvoie font particulièrement apparaître le fait que la disparition du rapport total ou partiel entre les mouvements du monde et les mouvements du corps se traduit en un changement de sens du rapport luimême. La possibilité réelle du rapport au monde s’articule donc avec le sens de ce rapport qui, pour Bergson, se confond avec le besoin 248 . Autrement dit, le rapport du vivant au monde est un rapport de sens coextensif à la possibilité/puissance motrice du corps, laquelle varie en fonction du degré de complexité structurelle du cerveau qui luimême suit le progrès de l’évolution des espèces. Cette correspondance structurelle qui lie le système nerveux à la perception est une correspondance à trois termes qui implique en 247 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 195. Cette correspondance est si vraie aux yeux de Bergson qu’il écrit : « Que la matière puisse être perçue sans le concours d’un système nerveux, sans organes des sens, cela n’est pas théoriquement inconcevable ; mais c’est pratiquement impossible, parce qu’une perception de ce genre ne servirait à rien. Elle conviendrait à un fantôme, non à un être vivant, c’est-à-dire agissant » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Éditions du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 195. 248 153 fait l’amplitude de la perception, le niveau de complication du cerveau et enfin la part d’indépendance dont le vivant possède à l’égard de l’environnement. La correspondance en question signifie que la structure du système cérébral produit de l’indétermination dont le champ perceptif est l’expression. Cela signifie également que l’indétermination de l’action est corporelle, relève du corps lui-même. C’est pourquoi, ce dont Bergson discute dans le premier chapitre de Matière et mémoire est le « rôle du corps », la fonction du système nerveux à l’égard du fait perceptif. Pour Bergson, le « rôle » du système cérébral consiste à convertir les mouvements nerveux afférents en mouvements « naissants », en actions « possibles ». En effet, en raison même de la complexité structurelle du cerveau, c’est-à-dire de sa conformation motrice complexe, le stimulus extérieur emprunte simultanément une infinité de voies motrices qui le démultiplie en mouvements à venir, possibles. Ainsi, en gagnant au même instant les combinaisons motrices infinies du cerveau, le stimulus se disperse et se détermine en mouvements virtuels. À ce sujet, Bergson écrit : « comme une multitude énorme de voies motrices peuvent s’ouvrir dans cette substance (cérébrale), toutes ensemble, à un même ébranlement venu de la périphérie, cet ébranlement a la faculté de s’y diviser à l’infini, et par conséquent, de se perdre en réactions motrices innombrables, simplement naissantes » 249 . Le passage par la matière cérébrale de l’influx nerveux le détermine en actions « simplement naissantes » qui représentent autant de réactions possibles de l’organisme dans son environnement. Le système cérébral développe donc de l’indétermination au sens où la réaction de l’organisme à « l’influence des stimulants extérieurs » n’est pas immédiate, causale. L’indétermination signifie en un sens l’absence de réaction passive, automatique, à l’égard de « l’excitation extérieure ». L’action réflexe est une action proportionnée et symétrique à l’action du milieu. En revanche, une réaction de l’organisme est comme une réponse à une question, c’est-à-dire un « choix » sur fond de « choix » de sorte que l’organisme se rend lui-même sensible à son environnement, détermine ainsi la forme de son milieu. L’influence du milieu est circulairement une influence du vivant, la variation dont se forme ce rapport procédant alors du degré de complexité du cerveau. Aussi, il apparaît que le « cerveau a pour fonction de recevoir des excitations, de monter des 249 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 181. C’est Bergson qui souligne. 154 appareils moteurs, et de présenter le plus grand nombre possible de ces appareils à une excitation donnée. Plus il se développe, plus nombreux et plus éloignés deviennent les points de l’espace qu’il met en rapport avec des mécanismes moteurs toujours plus complexes » 250 . C’est dire que l’impulsion afférente, au lieu de se propager immédiatement « à la cellule motrice de la moelle et d’imprimer au muscle une contraction nécessaire » 251 , se multiplie dans le système cérébral, lequel selon son degré de complexité forme pour l’impulsion périphérique un détour plus ou moins long, pour ensuite rejoindre les « mêmes cellules motrices de la moelle qui intervenaient dans le mouvement réflexe » 252 . Autrement dit, le cerveau se situe « entre les ébranlements que je reçois du dehors et des mouvements que je vais exécuter » 253 et, sans rien ajouter à ce qu’il reçoit, décompose ce qu’il reçoit pour composer du mouvement. Concluons avec Bergson : « La vérité est que mon système nerveux, interposé entre les objets qui ébranlent mon corps et ceux que je pourrais influencer, joue le rôle d’un simple conducteur, qui transmet, répartit ou inhibe du mouvement » 254 et seulement du mouvement. En se donnant les « images », Bergson se donnait nécessairement la perception et le sujet de la perception, c’est-à-dire un certain rapport. Par conséquent, en se donnant les « images », Bergson avait nécessairement à expliquer la perception en fonction d’un critère définissant les « images » elles-mêmes, un critère définissant à la fois le sujet de la perception et le champ perceptif. Or, lorsque Bergson rapporte la perception à un rapport entre deux types de mouvement, il caractérise la perception comme une différence de mouvements qui seule permet de rendre compte d’un rapport effectif entre les « images ». Du seul plan des « images », Bergson pense l’articulation perceptive en la rapportant à la seule extériorité des « images » où l’action du corps vivant se produit. Autrement dit, l’interaction totale des « images » et l’action finalisée du corps vivant suffisent à rendre compte de l’apparition même de la perception « consciente ». Sur fond uniforme des « images », l’intervention motrice du corps transpose certaines images à ses 250 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 181. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 180. 252 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 180. 253 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 169. 254 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 194. 251 155 besoins. Le corps introduit dans le champ monotone des « images » un certain désordre conduisant les « images » à l’état perceptif, c’est-à-dire pour une « conscience ». Ainsi, il n’y a pas pour Bergson à expliquer le rapport perceptif puisqu’en posant les « images » il posait la perception et, par là même, la « conscience » à laquelle elle se rapporte. Dès lors, la véritable question est la disposition du rapport lui-même, le processus par lequel il figure un ordre, un rapport de sens. On comprend alors que pour Bergson « le système nerveux n’a rien d’un appareil qui servirait à fabriquer ou même à préparer des représentations » 255 . La perception se situant au niveau même des « images » et provenant d’un rapport entre les « images » elles-mêmes, elle ne peut correspondre à quelque chose comme un contenu mental. On comprend également que la formulation de la question de la « représentation » puisse par conséquent prendre dans un premier temps uniquement l’image pour pivot et ensuite se limiter à la caractérisation de la « conscience » perceptive : dans un premier temps, discutant des thèses réaliste et idéaliste qui mènent à une contraction, Bergson formule de nouveau la question de la perception en prenant les « images » pour seul donné, substituant ainsi à la contradiction de la pensée objectiviste le paradoxe de l’ « hypothèse des images » : « D’où vient que les mêmes images peuvent entrer à la fois dans deux systèmes différents, l’un où chaque image varie pour elle-même et dans la mesure bien définie où elle subit l’action réelle des images environnantes, l’autre où toutes varient pour une seule, et dans la mesure variable où elles réfléchissent l’action possible de cette image privilégiée ? » 256 . À partir des « images », la question de la perception ne se réduit plus à la recherche de la condition du rapport entre ces « deux systèmes différents » puisque le rapport est toujours déjà donné mais plutôt à la détermination de la signification du fait même que la relation perceptive puisse apparaître comme une « vision intérieure et subjective » 257 . Aussi, à l’issue de la reformulation de la question de la « représentation », la question de la « représentation » devient : 255 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 181. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176. C’est Bergson qui souligne. 257 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 184. 256 156 « D’où vient que cette perception est conscience, et pourquoi tout se passe-t-il comme si cette conscience naissait des mouvements intérieurs de la substance cérébrale ? » 258 . Il s’agit donc seulement pour Bergson de montrer comment l’organisation objective du champ perceptif, qui s’opère uniquement sur le canevas ontologique des « images », est en elle-même la perception « consciente », « subjective ». Il n’a pas à démontrer que le plan objectif des « images » coïncide avec celui de la « conscience » puisqu’il s’agit, encore une fois, de la situation initiale de l’ « hypothèse des images ». Aussi, lorsque Bergson souligne qu’une « loi rigoureuse relie l’étendue de la perception consciente à l’intensité d’action dont l’être vivant dispose »259 , il souligne une conséquence procédant du point de départ de son entreprise, de la donation initiale du rapport unitaire du fait et du sens. Autrement dit, dès que Bergson aborde la perception en fonction des « images », il renvoie d’emblée la perception à un rapport entre des « images » et, de ce fait, resserre la définition de ce rapport à une définition des « images » par elles-mêmes. Or, c’est précisément à une définition des « images » par elles-mêmes à laquelle Bergson parvient lorsque l’indétermination de l’action est comprise comme une indétermination corporelle, entendu que l’indétermination du corps est une « image » et la spécifie. Spécifiant ainsi une image parmi les « images », Bergson tient la possibilité d’établir une correspondance à la fois structurelle et symbolique entre les « images » sur la base commune du mouvement. Et, en effet, la perception correspond à un rapport impliquant l’indétermination d’une image par rapport à la détermination universelle de la totalité des images. L’indétermination et la détermination sont l’envers l’une de l’autre. Pour Bergson, la perception est bien un rapport et un rapport circulaire impliquant le percevant et l’univers. On peut mieux comprendre maintenant que l’espace perceptif dégagé par l’action incertaine du corps soit pour Bergson indistinctement l’espace relationnel du corps vivant et une relation de conscience à la chose. L’espace perceptif est en même temps le résultat du mouvement de l’organisme et son champ d’action, c’est-à-dire un champ relationnel 258 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 183. C’est Bergson qui souligne. 259 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 182. 157 pour une perception « consciente ». D’autre part, dire qu’une « loi rigoureuse relie l’étendue de la perception consciente à l’intensité d’action dont l’être vivant dispose », c’est dire que la perception « consciente » apparaît lorsque l’action du vivant ne se prolonge pas dans le milieu en actions immédiates, nécessaires. Autrement dit, la perception « consciente » advient avec la perception elle-même qui, pour Bergson, correspond à un rapport spatial à la chose qui lui-même mesure le temps dont la chose est en quelque sorte prémunie contre l’action possible du corps. Ainsi, en effet, dans le cas des organismes les plus élémentaires, l’action du milieu et la réaction de l’organisme se confondent, sont liées par un rapport causal. C’est pourquoi l’organe de perception de ces organismes est également l’organe de réaction. À proprement parler, de tels organismes ne perçoivent pas. En revanche, à mesure que le système nerveux se complexifie, l’amplitude d’action de l’organisme s’étend comme l’espace auquel il se rapporte. En d’autres mots, plus le système nerveux se développe, plus « nombreux et plus éloignés sont les points de l’espace qu’il met en rapport avec des mécanismes moteurs » 260 . La richesse et l’étendue de l’espace traduisent la portée et la latitude de l’action du vivant. En ne réagissant plus à l’égard des influences extérieures de manière nécessaire et immédiate, le vivant délimite un environnement en relation à ses besoins. La perception naît lorsque le vivant retarde son action, suspend son action à ses besoins propres. La perception naît donc lorsque le vivant réagit, détermine lui-même le sens de l’action qui suscite sa réaction. En somme, il faut dire avec Bergson que « la perception dispose de l’espace dans l’exacte proportion où l’action dispose du temps » 261 . Mais, il faut alors ajouter que lorsque la perception naît, lorsqu’un rapport à la chose advient, c’est la perception « consciente » elle-même qui naît, c’est-à-dire en fait une perception pour une « conscience », pour un « sujet » qui est déduit de l’action corporelle seulement. Or, cette perception « consciente » qui résulte directement de l’indétermination introduite dans le plan des « images » par le corps vivant est ce que Bergson nomme la « perception pure », une perception « qui existe en droit plutôt qu’en fait, celle qu’aurait un être placé où je suis, vivant comme je vis, mais absorbé dans le présent, et capable, par l’élimination de la 260 261 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 181. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 183. 158 mémoire sous toutes ses formes, d’obtenir de la matière une vision à la fois immédiate et instantanée » 262 . La définition de la « perception pure » intervient alors que Bergson est parvenu à la caractérisation du champ perceptif du vivant comme le produit de son action possible. Au moment même où il est question de la « perception pure », Bergson dispose à la fois de la perception et de sa signification qu’il renvoie à la vie et à son évolution. Dès lors, la définition de la « perception pure » n’intervient pas pour spécifier de nouveau le sens de la perception « consciente » mais pour enfin définitivement répondre à la question de la « représentation » qui, pour Bergson, revient à comprendre comment la perception peut apparaître comme une « vision intérieure et subjective » dans la mesure où la perception apparaît avoir lieu au niveau de l’extériorité des « images ». Or, la position de Bergson à l’égard de la question de la « représentation » tient aux contraintes théoriques initiales fixées par l’ « hypothèse des images » et le fait même qu’elle impose la déduction d’une perception hors du temps, sans référence à la « conscience » proprement dite qui, pour Bergson, constitue principalement un pouvoir de synthèse du temps, une « durée » en somme. Sans référence à la « conscience subjective » car il était en effet nécessaire pour Bergson d’éviter toute médiation de la « conscience », comme un contenu vécu, dans le but de rendre compte de l’émergence de la perception, dans le but de montrer que la perception effective du sujet comporte en elle-même une dimension purement corporelle, distincte de la dimension purement subjective de la perception, que Bergson qualifie de « perception pure ». Ce dont la « perception pure » est donc pure est du temps ou, pour être plus précis, de la « mémoire sous ses deux formes, en tant qu’elle recouvre d’une nappe de souvenirs un fond de perception immédiate et en tant aussi qu’elle contracte une multiplicité de moments », deux formes complémentaires qui pour Bergson forment « le principal apport de la conscience individuelle dans la perception, le côté subjectif de notre connaissance des choses » 263 . Il apparaît ainsi que la conservation des images du passé par la mémoire, survenant dans l’ordre du rapport corporel immédiat et présent à 262 263 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 185. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 184. 159 l’objet pour l’enrichir concrètement de l’expérience du passé 264 , et ensuite l’activité de synthèse de la mémoire, conjoignant les visions instantanées de la perception pure de l’objet, qualifient ensemble la « conscience » 265 elle-même. C’est la « mémoire sous ses deux formes » dont Bergson fait abstraction pour faire apparaître l’aspect originaire du rapport corporel au monde, un rapport qui dessine une perception mais une perception qui « coïncide avec l’objet perçu », c’est-à-dire une perception qui se confond avec le fond impersonnel de l’extériorité des « images ». Autrement dit, le propos de la distinction bergsonienne entre une perception « pure », a-subjective, et une perception individuelle et subjective vise avant tout à montrer que notre « connaissance des choses » procède fondamentalement du corps vivant et est originairement perceptive de sorte que le rapport de « connaissance » perceptive que le corps institue corporellement ne peut se confondre avec un rapport de « connaissance » idéel aux « choses », c’est-à-dire avec quelque chose comme une « représentation ». Autrement dit, d’un côté, en faisant apparaître les éléments constitutifs de l’expérience, Bergson fait apparaître ce que les philosophies idéaliste et réaliste ont ignorés, identifiant en effet l’une et l’autre la perception à une « connaissance pure » et, de l’autre, il met en évidence la détermination des conditions mêmes de l’expérience, fixant le « rôle » du corps à la régulation et au développement de mouvements, qui met définitivement fin à la thèse faisant du cerveau le lieu de production ou de représentation de l’image. Cela dit, la perception « pure » apparaît comme une perception abstraite car il n’y a pas, de fait, de perception qui ne couvre une « durée » et qui ne se complète des « images » antérieures. Soulignant ainsi l’intervention constitutive et continue des « images » passées au niveau même de la perception effective, Bergson ajoute très clairement : « notre perception pure, en effet, si rapide qu’on la suppose, occupe une certaine épaisseur de durée, de sorte que nos perceptions successives ne sont jamais des moments réels des choses, comme nous l’avons supposé 264 « Il faut tenir compte de ce que percevoir finit par n’être plus qu’une occasion de se souvenir, de ce que nous mesurons pratiquement le degré de réalité au degré d’utilité, de ce que nous avons tout intérêt enfin à ériger en simples signes du réel ces intuitions immédiates qui coïncident, au fond, avec la réalité même » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 213. 265 « Mais, de fait, il n’y a jamais pour nous d’instantané. Dans ce que nous appelons de ce nom entre déjà un travail de notre mémoire, et par conséquent de notre conscience, qui prolonge les uns dans les autres, de manière à les saisir dans une intuition relativement simple, des moments aussi nombreux qu’on voudra d’un temps indéfiniment divisible » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p.216. 160 jusqu’ici, mais des moments de notre conscience » 266 . Si donc, en droit, la perception apparaît du côté de l’extériorité des « images », en fait, il n’y a pas de perception vécue instantanée de la matière. Si, en droit, il existe une perception « pure », une perception qui touche « la réalité de l’objet dans une intuition immédiate » 267 , en fait, la perception est toujours déjà chargée de mémoire, de la mémoire au double sens où l’entend Bergson. En droit, la perception est corporelle, est l’actualité même de l’activité du corps vivant et, de ce fait, le corps étant lui-même une image, la perception « pure » est une perception à même les choses, une perception individuelle mais « extérieure ». En fait, la perception est une expérience subjective, un acte du sujet incorporant les images passées utiles à la donation pure des « images » et unifiant les « images » au rythme de son existence propre. La subjectivité de la perception apparaît finalement comme une opération de la mémoire, une opération double qui « est cause qu’en fait nous percevons la matière en nous, alors qu’en droit nous la percevons en elle » 268 . La perception n’est donc pas une « représentation » puisqu’elle apparaît avec l’activité motrice du corps, est du côté de ce qui apparaît en elle, du côté des « images ». Aussi, seule la référence à un facteur extérieur et indépendant des « images » elles-mêmes pouvait rendre compte de la question de la « représentation », c’est-à-dire du fait que la perception paraisse se former des « mouvements internes de la substance cérébrale » 269 . Il fallait un déterminant qui ne puisse appartenir aux « images » car la « perception consciente » provient des « images » et adhère aux « images ». Il fallait pour Bergson recourir à un principe étranger à l’ordre des « images » mais paradoxalement définissant les « images » elles-mêmes puisqu’il aurait pour effet de faire comme si la perception était une « représentation ». Autrement dit, Bergson devait introduire une distinction relevant une différence réelle, une distance effective entre les « images » que la perception pure efface. Ce principe paradoxal faisant de la perception « pure » une perception subjective est la mémoire dont l’apparition est la disparition même de la complétude du rapport direct sujet/objet de la perception pure. Elle annonce donc que la perception pure est en elle-même objective et, par conséquent, idéale. Elle annonce aussi que le contenu subjectif de la perception relève totalement de 266 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 216. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 222. 268 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 220. 269 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 175. 267 161 la mémoire et, par conséquent, que le sens de la subjectivité perceptive est irréductible à l’ « image ». Or, l’enjeu de l’examen du « rôle » de la mémoire dans la suite de Matière et mémoire sera de surmonter le paradoxe de la perception réelle en montrant que la mémoire est effectivement ce qui subjectivise la perception objective, ce qui donne à la matière sa forme subjective. Plus précisément, il s’agira pour Bergson de montrer que le contenu subjectif de la mémoire est un co-déterminant de la forme de la matière pourtant indépendante de la matière puisque la perception pure nous donne la matière elle-même ou, précise Bergson, « le tout ou au moins l’essentiel de la matière » 270 . Bergson aura pour tâche de vérifier expérimentalement que la perception réelle est une perception pure qui se double de la mémoire et seulement de la mémoire et, vérifiant ainsi l’identité de la perception extérieure et la matière, la mémoire apparaîtra bien comme « une puissance absolument indépendante de la matière » 271 . On le voit, la distinction bergsonienne entre la perception pure, entendue comme un processus objectif des images au sein même des « images » et la perception réelle, renvoyant à un acte de reconnaissance et de synthèse temporelle, ne met pas seulement en évidence les erreurs théoriques de l’idéalisme et du réalisme, ce qui la réduirait essentiellement à une distinction méthodologique, elle figure véritablement une distinction métaphysique entraînant la philosophie à reconsidérer sa conception du sens du rapport corps/esprit à partir de la distinction matière/mémoire à laquelle revient en elle-même la distinction entre la « perception pure » et la perception effective 272 . Il est temps maintenant de saisir le processus par lequel l’action possible du 270 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 220. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 220. 272 En raison même du propos de ce chapitre, il ne nous est pas nécessaire de discuter plus avant de la dernière partie du premier chapitre de Matière et mémoire qui présente succinctement les enjeux et les conséquences théoriques de la théorie de la perception. Ajoutons simplement que la distinction entre la « perception pure » et la perception effective contient déjà la distinction du « corps » et de l’ « esprit », que la différence entre ce qui est de « droit » et de « fait », ce qui relève et appartient au « présent » et au « passé » recouvrent et répètent le même point fondamental : il n’y a pas une « différence de degré » mais bien une « différence de nature » entre la perception pure et le souvenir, entre la matière et la mémoire. Une différence de nature qui revient à dire que la « perception pure » a pour vis-à-vis nécessaire un « souvenir pur » puisque, de fait, il y a une perception réelle. C’est pourquoi l’action motrice du corps appelle obligatoirement l’action de la mémoire en tant que subjectivité. C’est pourquoi aussi la théorie de la perception est suivie par une théorie de la mémoire. C’est pourquoi enfin le dualisme de Bergson implique le matérialisme de la théorie de la perception pure et de manière symétrique le spiritualisme de la théorie de la mémoire. Le passage suivant situe en effet l’apparition de la « mémoire pure » comme une conséquence immédiate de la théorie de la perception pure et exprime l’objectif théorique des prochains chapitres qui tire Matière et mémoire vers un dualisme métaphysique : « Or, nous essaierons de montrer plus loin que, la perception une fois admise telle que nous l’entendons, la mémoire doit surgir, et que cette mémoire, pas 271 162 corps articule une perception « consciente », c’est-à-dire de saisir le mouvement allant de la présence des « images » à la présence « consciente » des images. Comment la seule et unique indétermination du corps vivant détermine-t-elle la présence d’ « images » ? La réponse à cette question sera un premier pas vers la définition du sens d’être du sujet percevant, vers la manière dont méthodologiquement cette définition est possible et, en ce sens, elle prépare la voie à une première caractérisation du relationnel. Les paragraphes décrivant le mécanisme conduisant les « images » à la perception consciente est complexe et il est d’ailleurs difficile de les commenter sans user des mots à travers lesquels Bergson lui-même s’en explique. Il est d’abord impossible de se représenter le processus de la présence uniforme des « images » à la représentation consciente sans revenir à l’ « hypothèse des images », à la donation initiale et préalable des « images » : « ce qui est donné, écrit Bergson, c’est la totalité des images du monde matériel avec la totalité de leurs éléments intérieurs » 273 . Avec les « images » est donc donné ce qui est, en fait et en droit, perceptible. Autrement dit, ce qui se présente effectivement à la perception consciente est comme tel virtuellement contenu dans l’ensemble des « images ». Toute perception réelle est une possibilité latente aux « images » elles-mêmes. Ce qui est finalement donné avec les « images », c’est « la perception virtuelle de toutes choses » 274 . Aussi, en adoptant les « images » comme point de départ de l’analyse de la perception « consciente », Bergson se donne potentiellement la « représentation » elle-même et même toute représentation possible. La « représentation » n’ajoutera donc rien aux « images » elles-mêmes dans la mesure où elle en provient. C’est pourquoi, Bergson écrit : « Il est vrai qu’une image peut être sans être perçue ; elle peut être présente sans être représentée ; et la distance entre ces deux termes, présence et représentation, paraît justement mesurer l’intervalle entre la matière elle-même et la perception consciente que nous en avons. Mais examinons ces choses de plus près et voyons en quoi consiste au juste cette différence. S’il y avait plus dans le second terme que dans le premier, si, pour plus que la perception elle-même, n’a sa condition réelle et complète dans un état cérébral » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 193. 273 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 187. 274 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 189. 163 passer de la présence à la représentation, il fallait ajouter quelque chose, la distance serait infranchissable, et le passage de la matière à la perception resterait enveloppé d’un impénétrable mystère. Il n’en serait pas de même si l’on pouvait passer du premier terme au second par voie de diminution, et si la représentation d’une image était moins que sa seule présence » 275 . Aucune théorie de la connaissance ne peut manquer de reconnaître que l’explication de la perception suppose la donation initiale de « la totalité des images du monde matériel ». Trois conséquences majeures en découlent : 1) Une « image peut être sans être perçue ». Les objets virtuels de la perception du sujet de la perception composent toujours déjà le plan de la totalité des images en tant que « totalité ». 2) Il est impossible de faire abstraction du fait même que l’univers est le milieu de la perception, qu’il constitue une totalité imperceptible en elle-même en tant que « totalité des images ». 3) En se donnant les « images », Bergson se donne nécessairement celui à qui elles se rapportent. L’expérience des « images » est nécessairement une expérience de quelque chose comme une « image » en rapport à l’ensemble des « images », un percevant. Ainsi une « image peut être sans être perçue » parce qu’elle appartient à la « totalité des images ». Être une « image » sans être perçue consciemment, c’est donc être perceptible, représentable. Cela vaut également et nécessairement pour le « percevant » puisqu’il est lui-même une image. De cet état de fait, deux nouvelles conséquences s’imposent : 1) La perception « consciente » sera nécessairement en fait moins de ce qu’elle est en droit, c’est-à-dire une image de la « totalité des images ». La « représentation » n’est donc pas une représentation de la « présence ». 2) La « distance » entre la présence et la représentation ou la perception consciente est une distance intérieure aux « images », c’est-à-dire une distance résultant de ce que sont les images elles-mêmes. C’est pourquoi la distance spatiale est tenue par Bergson pour un critère objectif de la détermination du fait perceptif. 275 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 185. 164 Ces conséquences fondent ainsi toute théorie de la connaissance prenant la « totalité des images du monde matériel » pour axiome. Bergson précise que la donation de la totalité des « images » est la donation de la « totalité de leurs éléments intérieurs » et c’est là une précision essentielle. Il est en effet impossible de se figurer proprement le mouvement conduisant de la matière à sa représentation sans se représenter les « images » comme le jeu objectif de ses « éléments intérieurs » qui sont liés solidairement et mécaniquement à tous les autres, sans se représenter les images d’abord et avant tout comme « indifférentes les unes aux autres ». Plus précisément, les images « se présentent réciproquement les unes aux autres toutes leur faces à la fois, ce qui revient à dire qu’elles agissent et réagissent entre elles par toutes leurs parties élémentaires, et qu’aucune d’elle, par conséquent, n’est perçue ni ne perçoit consciemment » 276 . En droit, une « image » est le lieu de toutes les « images », une partie recueillant et transmettant en elle-même le Tout des images. Une image est ainsi toutes les images et, pour cette raison, ne peut se détacher de l’ensemble auquel elle appartient. La partie coïncide donc avec le Tout si bien que ni la partie ni le Tout ne sont visibles, perceptibles. L’uniformité ontologique des « images » signifie qu’elle ne porte aucune virtualité. Autrement dit, la totalité des images est un plan aussi homogène que transparent car les images ne sont traversées que par des actions réelles. Il n’y a pas de rapport perceptif entre les images parce que les images ne sont pas en rapport mais des « chemins sur lesquels passent en tous sens les modifications qui se propagent dans l’immensité de l’univers » 277 . Il s’ensuit que si l’imperceptibilité même des images entre elles renvoie à l’interaction uniforme et réelle des images, la perception apparaîtra avec l’apparition de l’action virtuelle, avec une image particulière, « mon corps ». Si les « images » demeurent prise dans l’ordre compact des « images », n’adviennent jamais à elles-mêmes comme des objets en raison même de leur complétude, toutes comme centre de toutes les influences, elles ne s’altéreront en « objets » qu’en abandonnant « quelque chose de leur action réelle pour figurer ainsi leur action virtuelle, c’est-à-dire, au fond, l’influence possible de l’être vivant sur eux » 278 . Les « images » ne deviennent donc des « représentations » qu’en se diminuant de ce qu’elles sont en droit, une altération qui serait absolument 276 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 187. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, 1991, Paris, p. 186. 278 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, 1991, Paris, p. 187. 277 165 incompréhensible si le corps vivant n’était lui-même tenu pour une « image » parmi les « images ». Au niveau même du plan des « images », la réflexion entre les « images » est totale si bien que l’échange entre l’énergie transmise à une « image » et l’énergie qu’elle émet elle-même est quantitativement identique et parcourt exactement le même trajet que l’énergie transmise. Or, avec la présence du corps, l’énergie incidente se trouve réfléchie. Pourquoi ? Le corps vivant ne constitue une « image » réfléchissante que parce qu’il est une interface, « un écran noire » 279 sur lequel se révèlent les images. Une interface dont la densité varie avec le niveau de complexité structurelle du cerveau. Le cerveau, comme image interface, fait subir à l’influence linéaire des « images » une réfraction, une multitude de déviations qui réfléchissent les « actions naissantes » du corps. La structure du cerveau réfléchit ce qui des « images » elles-mêmes intéresse le vivant. Les influences des « images » deviennent, en traversant la substance cérébrale, une image de l’influence du vivant. Le cerveau est ainsi comme une interface, une « zone » développant de par sa structure propre un angle de réfraction, c’est-à-dire un écart entre les « images », un angle de réflexion à travers lequel l’énergie incidente se trouve réfléchie. La qualité de la réfraction est relative au degré de structuration du cerveau qui lui-même est relatif à l’évolution de la vie. Ainsi, en parcourant la substance cérébrale, est restitué aux images ce qui de l’influence des « images » intéresse les besoins du vivant. En d’autres termes, si ce qui est reflété des « images » est à la mesure de l’action possible du corps, alors ce qui apparaît résulte de l’élimination de ce qui ne concerne pas le vivant. Suivons les mots et le raisonnement de Bergson : « si les êtres vivants constituent dans l’univers des « centres d’indétermination », et si le degré de cette indétermination se mesure au nombre et à l’élévation de leurs fonctions, on conçoit que leur seule présence puisse équivaloir à la suppression de toutes les parties des objets auxquelles leurs fonctions ne sont pas intéressées. Ils se laisseront traverser, en quelque sorte, par celles d’entre les actions extérieures qui leur sont indifférentes ; les autres, isolées, deviendront « perceptions » par leur isolement même. Tout se passera alors pour nous comme si nous réfléchissions sur les surfaces la lumière qui en émane, lumière qui, se propageant toujours, n’eût jamais été révélée. Les images qui nous environnent paraîtront tourner vers notre corps, mais éclairée cette fois, la face 279 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, 1991, Paris, p. 188. 166 qui l’intéresse ; elles détacherons de leur substance ce que nous aurons arrêté au passage, ce que nous sommes capables d’influencer » 280 . L’action du corps diminue l’image de ce qu’elle est en droit, la diminue de certaines de ses connexions avec les autres images. L’image devient une « représentation » lorsque le corps arrête une partie de ses interactions avec les « images ». Le corps vivant comme image est comme un point d’incidence des « images » elles-mêmes. Aussi, la dissociation du corps des « images » est indissociablement la dissociation des termes objectifs de son action virtuelle. Ce rapport est, pour Bergson, une « loi ». La perception pure est l’image de l’action possible du vivant, une image apparaissant à partir de l’exclusion des autres. Pour Bergson, l’unique question est alors : « Ce que vous avez donc à expliquer, ce n’est pas comment la perception naît, mais comment elle se limite, puisqu’elle serait, en droit, l’image du tout, et qu’elle se réduit, en fait, à ce qui vous intéresse » 281 . On peut maintenant comprendre que pour Bergson la perception puisse être pareille à un « effet de mirage » 282 . Un mirage n’est pas une illusion d’optique mais une réalité optique objective qui ne requière pas le regard pour se produire. En l’occurrence, Bergson recours à la notion de « mirage » car la perception pure se produit sur le seul plan objectif des « images », au niveau même de l’extériorité. La perception est un « mirage » parce que le corps est le point d’incidence des « images ». La perception est un « effet de mirage » car la perception consciente apparaîtrait comme une réflexion provenant des « mouvements intérieurs » du percevant. La perception consciente résulte d’un rapport objectif entre les « images » au niveau de l’extériorité objective des « images ». En ce sens, la perception peut être considérée comme un « mirage ». Il y a un « effet de mirage » au sens même où la perception consciente est un « effet », apparaît avec le « mirage » comme phénomène objectif. Apparaît avec le « mirage » un centre du monde, une perception qui n’est réelle qu’en tant qu’elle est un processus objectif. L’ « effet » est l’effet objectif du subjectif. L’« effet » en question ne provient pas du « sujet », il est inhérent aux conditions objectives de la perception. C’est cette illusion objective du subjectif qui précisément explique que « tout se passe comme si notre 280 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 186. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 190. C’est Bergson qui souligne. 282 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 187. 281 167 perception résultait des mouvements intérieurs du cerveau et en sortait, en quelque sorte, des centres corticaux » 283 . Il s’agit en réalité du reflet des « images » sur elles-mêmes, de l’actualisation d’une visibilité immanente aux « images » elles-mêmes. La « représentation » est une réflexion prenant le corps pour articulation et, en ce sens, elle correspond à la réversibilité du sensible que Merleau-Ponty décrit dans Le visible et l’invisible. Le corps n’ajoute donc pas à la visibilité intrinsèque des « images » du visible, il actualise en tant que corps vivant cette visibilité à elle-même. La perception « consciente » est une illusion objective, c’est-à-dire une réalité subjective en tant qu’objective qui, de ce fait, réfère à un sujet de la perception, à un sujet sans subjectivité, laquelle pour Bergson, aura pour nom la mémoire. Il est temps désormais de circonscrire ce qui nous apparaît comme les « intuitions valables » 284 du premier chapitre de Matière et mémoire en prenant pour point de vue une perspective phénoménologique, en se situant indépendamment du cadre philosophique et de la cohérence spécifique de Matière et mémoire. La décision de saisir le phénomène perceptif à partir des « images » et des images seulement est sans nul doute une vérité du bergsonisme, une vérité qui représente plusieurs vérités connexes : 1) La caractérisation de la réalité à partir du plan ontologiquement homogène des « images » présente l’avantage de dispenser la philosophie de la question du fondement de la « représentation » dans la mesure même où Bergson se donne la « représentation » avec les « images » elles-mêmes. Autrement dit, il est inutile pour Bergson de faire référence à une « conscience » pour expliquer la différence entre la « matière » et la « perception de la matière » puisque cette différence est inhérente à la donation initiale des « images ». Plus précisément, la décision de Bergson de lier originairement le sens d’être de la réalité aux « images », sans dès lors présupposer du sens d’être du sujet de la perception 285 , revient à préserver la philosophie de ce dualisme métaphysique, si caractéristique aux yeux de Bergson de l’idéalisme et du réalisme, qui renvoie l’expérience à un rapport contradictoire 283 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 191. Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p. 88. 285 Nous reviendrons plus précisément sur le sens de la décision de Bergson de partir des « images » pour décrire la perception dans le chapitre A.2.1) intitulé « Considérations méthodologiques ». 284 168 de l’intériorité et de l’extériorité. Avec les « images », Bergson évite de dédoubler le réel, évite la contradiction du double point de vue à propos de l’expérience ellemême. En un mot, Bergson s’interdit de penser l’articulation de la perception à partir du rapport oppositif de l’intériorité et de l’extériorité puisque la donation du plan dual et unitaire des « images » annule la dimension oppositive possible de la relation entre l’intériorité et l’extériorité. Elle en figure une redéfinition qui conduit à une conception relationnelle de la perception. Le mérite principal de l’approche bergsonienne de la perception à partir des « images » est finalement de considérer la perception comme un rapport entre les images se déterminant comme rapport entre les images. Bergson fait ainsi passer la question de la « représentation » de la question contradictoire du « sujet » de la perception au sujet de la perception, à la détermination de la perception à partir de la structure des « images », à partir du fait même que le percevant est une « image », est une dimension de l’articulation de la perception. Loin de revenir à la caractérisation du « sujet » de la perception, la définition de la « perception pure » est la définition du paradoxe du relationnel, lequel renvoie à la position du sujet à l’égard de ce dont il est le sujet, le percevant étant en effet du côté de ce dont il est le sujet. Cela signifie au fond que le sujet de la perception est inhérent à la structure même de la perception, que les « images » se déterminent elles-mêmes relationnellement, que le rapport entre les « images » est une auto-détermination des « images » en tant qu’« images ». La « perception pure » identifie le fait perceptif à un rapport qui, impliquant ce qui le détermine comme rapport, se développe lui-même comme rapport. 2) En se donnant la totalité des « images », Bergson se donne non seulement l’Être mais l’Être comme phénoménalité. Ainsi, en thématisant le sens d’être de l’Être à partir des « images » seulement, Bergson renvoie la phénoménalité et l’Être à une identité : l’Être est phénoménalité, « ce qui est » est perçu ou perceptible. L’unité de l’Être et de la phénoménalité fait donc que « tout esse est déjà percipi » 286 . En ce sens, Bergson rapporte l’Être à son apparaître. Puisque la phénoménalité est 286 85. Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p. 169 coextensive à l’Être, l’Être apparaît indissociable de son apparition. Aussi, l’être de l’Être se manifeste en son apparaître même. Or, l’identité de l’Être et de l’être perçu signifie que l’avènement de l’Être à l’être est toujours déjà une référence au percevant. Autrement dit, dans la mesure où la phénoménalité est constitutive de l’Être, Bergson lie le devenir de l’Être à un sujet de l’Être. Le sujet en question est un sujet objectif, c’est-à-dire un sujet structurel, relatif à l’Être même. Le sujet des « images » est un sujet inhérent à l’Être qui est en comprenant le centre par lequel il est ce qu’il est. Dire que l’Être est intrinsèquement perceptible, c’est dire qu’il est structurellement lié à un sujet. Lorsque Bergson compare la perception pure à un « effet de mirage », il place la perception et le sujet de la perception dans un rapport de corrélation. Le sujet de la perception pure est le sujet de la perception, un sujet ou un déterminant du fait perceptif lui-même, c’est-à-dire un sujet qui est lui-même sujet à ce dont il est la condition. L’Être et le sujet de l’Être sont ainsi à la fois indissociables et irréductibles l’un à l’autre. En se donnant les « images », Bergson pose le rapport constitutif de la perception comme originaire. Au début, il y a la dualité relationnelle propre et inhérente à la relation perceptive. Est tenu pour originaire le rapport entre les « images ». Ce qui revient à dire que le rapport structurel entre les « images » est constitutif des « images » elles-mêmes. Aussi, en pensant le rapport perceptif à même le plan objectif des « images », Bergson délivre un sens de la dualité perceptive sans diviser l’expérience. L’expérience ne comporte pas un double sens, elle est en elle-même duale. Une dualité qui est fondement, qui ne correspond pas à un dédoublement de la réalité. La corrélation ontologique qui lie l’Être à son apparaître est donc la corrélation de l’Être au sujet de l’Être. En bref, avec les « images », Bergson fait de la perception un rapport structurel, c’est-à-dire un rapport qui, impliquant la totalité les « images », fait du pli subjectif de la perception une dimension de l’objectivité, de la Totalité. 3) L’Être est la totalité des « images », totalité qui qualifie la phénoménalité comme telle et l’autonomie phénoménale de l’Être qui, elle, signifie que, comme totalité, l’Être comprend le perçu et le perceptible, l’actuel et le virtuel. La question de la totalité est fondamentale dans la définition même de la perception pure puisque, se donnant les « images », Bergson écarte la question de la condition subjective 170 des « images » et situe l’être du sujet de la perception par rapport à toutes les « images ». En effet, puisque la donation des « images » est la donation de l’autonomie phénoménale de l’Être, la définition de la perception effective est une définition se faisant par rapport à la totalité des « images », ce qui supprime le problème de la constitution subjective de la perception et positionne le percevant toujours déjà en rapport à l’ensemble des « images ». Le sujet de la perception est par conséquent le sujet de la totalité des « images ». La perception « consciente » actualise un rapport mais un rapport prenant pour champ toutes les « images ». La perception « pure » met donc en jeu un rapport de la partie-du-Tout au Tout comme Totalité, un rapport qui renouvelle le sens du relationnel en ce que la partie et le Tout se co-déterminent, se forment l’une à partir de l’autre. Ainsi, la polarisation du rapport perceptif est relative à la totalité des « images », et réciproquement. Or, puisque le rapport de perception apparaît comme un rapport à la totalité des « images », le rapport du percevant à ce à quoi il se rapporte comme percevant n’apparaît plus déterminable comme un rapport à l’extériorité. Le rapport à la totalité est un rapport à ce qui ne peut être totalisable et, par là même, la totalité ne forme pas le vis-à-vis « objectif » du sujet, de quelque chose comme une « intériorité ». Le rapport à la totalité n’est donc pas un rapport à l’extériorité parce que la totalité est un imprésentable, demeure en tant que Totalité fermée à un rapport d’extériorité. L’extériorité radicale de la totalité des « images » annule le rapport à la totalité comme à un rapport à l’extériorité, à un rapport articulant l’intériorité et l’extériorité. Autrement dit, le rapport effectif à l’extériorité ou à la transcendance absolue de la Totalité ne nécessite pas comme tel le contrepoids de l’intériorité. L’extériorité totale de la Totalité fait du rapport à l’extériorité objective des « images » un rapport sans contrepartie « subjective ». L’extériorité n’étant pas saisissable pour et en elle-même, le rapport à l’extériorité ne demande pas une « intériorité ». Le rapport à la totalité des « images » apparaît avec la totalité des « images », se forme de la totalité elle-même et, de ce fait, ne se forme d’aucune opposition. La définition de la « perception pure » est une re-définition du sens même du rapport perceptif, une re-définition sans opposition, sans clivage parce qu’elle s’effectue en fonction de la totalité des « images ». 171 4) En se donnant les « images » pour seule réalité, Bergson renvoie la perception à un rapport entre les « images », à une définition des « images » par elles-mêmes, c’est-à-dire à une différenciation des « images » par les « images ». Aussi, ce qui rapporte les « images » à elles-mêmes, ce qui les situe effectivement en rapport est indistinctement ce qui les différencie. C’est la définition même des « images » qui rend compte de la disposition des « images », de la différence entre la matière et la perception de la matière. Une définition qui finalement porte sur le sens du rapport entre les « images », c’est-à-dire une définition des « images » qui puisse rendre compte du rapport entre les images. Dès lors, en spécifiant le rapport de perception à partir de deux types de mouvement, Bergson caractérise la condition et le sens du rapport entre les « images ». Ainsi, la perception, la différence entre la matière et la manière dont elle apparaît est une différence entre un mouvement virtuel par rapport à un mouvement réel. Le mouvement qui précise à la fois la nature de la totalité des « images » comme Totalité et la différence même entre les « images », le percevant se trouvant alors reconnu comme intramondain et sujet de la perception, sujet à ce dont il est le sujet, c’est-à-dire indistinctement percevant et perceptible. Définissant le rapport entre les images à partir du mouvement, Bergson fait de la double dimension du percevant une dimension double et, par là même, offre une réponse au paradoxe de la question du corps propre. En effet, Bergson réconcilie l’intra-mondanéité du percevant et sa position de sujet de la perception parce que l’ « image » détermine à la fois l’appartenance du percevant au monde et un mode d’être qui le différencie du plan homogène des « images ». Parce que le rapport de perception est un rapport entre les « images », Bergson pense donc l’appartenance du sujet à ce dont il est le sujet comme la condition irréductible du rapport entre les « images ». La « perception pure » présente un percevant dont la définition est ce qui le spécifie comme pôle des « images » et ce qui le situe en rapport à toutes les « images ». C’est là une vérité et la modernité du bergsonisme. Il convient dès lors d’en préciser un peu plus le sens : en pensant le rapport perceptif comme le rapport du mouvement possible du vivant et de l’interaction uniforme des images, Bergson place l’intentionnalité motrice au cœur de la problématique de la perception. Plus exactement, Bergson 172 thématise une intentionnalité qui effectivement actualise l’appartenance du percevant au monde et spécifie ce qui le distingue ontologiquement des êtres matériels. Il parvient à accorder, à travers le mouvement moteur du corps, la définition du sujet de la perception, en tant que corps vivant, et la perception ellemême comme déploiement de l’action du corps intramondain et vivant. Ainsi, parce que l’intentionnalité motrice du corps qualifie le statut ontologique d’une image parmi les « images », elle positionne le vivant par rapport à et en rapport à la totalité des « images ». Ainsi, Bergson dénoue le paradoxe de la question du corps propre en comprenant la perception comme l’actualisation du rapport virtuel d’une image parmi les « images », une virtualité inhérente à son appartenance même à l’ensemble des « images ». Au fond, même si nous aurons à nuancer notre propos, Bergson apporte une solution à la problématique du corps propre parce que le pouvoir moteur du corps vivant est phénoménalisant, le mouvement est en lui-même percevant parce que le mouvement ouvert du corps désigne celui d’une « image » au sein des « images ». Il y a un pouvoir de phénoménalisation du percevant car, pour Bergson, le corps est indissolublement vivant et mondain. Le premier chapitre de Matière et mémoire développe une approche de la question de la perception à partir du phénomène perceptif lui-même ou, plus précisément, de la donation de la phénoménalité. À vrai dire, loin de penser la perception à partir du phénomène de la perception, c’est parce que Bergson pense le rapport de perception à partir de la donation de la phénoménalité qu’il pense le monde sur un mode réaliste et que la définition du sujet de la perception est renvoyée à la sphère non intentionnelle du besoin. Toutefois, au bénéfice de l’hypothèse des « images », il nous faut reconnaître que pour avoir postulé l’autonomie de la phénoménalité, Bergson en vient à penser la perception comme un rapport, un rapport structurel, c’est-à-dire un rapport relatif à la possibilité même de l’expérience. L’hypothèse de l’autonomie phénoménale de l’Être mène implicitement Bergson à une caractérisation structurelle du rapport perceptif, à la reconnaissance de la dualité de l’expérience elle-même, de la corrélation structurelle percevant/perceptible. En ne désolidarisant pas la définition du percevant de son appartenance au monde puisque l’image est à la fois vivante et mondaine, Bergson pense le percevant comme un terme 173 structurel du rapport de perception, pensant ainsi comme irréductible le fait que le sujet au monde est du monde. En tenant les « images » pour fait irréductible à un « sujet » de la perception, Bergson se délivre de la contradiction si typique de l’objet et du sujet pour délivrer une détermination du sujet de la perception qui apparente positivement son appartenance au monde et son statut ontologique, c’est-à-dire une détermination qui reconnaisse son apparentement ontologique au monde et sa spécificité d’être par rapport aux « images » puisque le percevant est certes une « image » parmi les « images » mais une « image » percevante. Bergson nous semble avoir eu une « intuition valable » en rendant compte du fait perceptif à partir de l’hypothèse des « images » car il se donna alors la possibilité de penser le rapport de perception comme un rapport du percevant au monde, c’est-à-dire comme un rapport d’appartenance. Il nous semble donc que Bergson s’est donné avec les « images » la contrainte inévitable de penser ensemble la définition de la vie et le rapport perceptif, « ensemble », c’est-à-dire circulairement ou interrelationnellement. Cependant, la « perception pure » est une perception « qui existe en droit plutôt qu’en fait » parce qu’elle désigne une perception du corps se faisant corporellement, une perception revenant ainsi à une sélection objective des « images » au niveau même des « images ». La « perception pure » désigne donc une perception abstraite, un moment de la perception effective qui implique pour Bergson le concours de la mémoire, la mémoire qui introduit la reconnaissance et une synthèse du temps. Autant dire que c’est le « sujet » de la perception qui est introduit avec la mémoire. La mémoire qui vient subjectiviser une perception actuelle, une perception prise dans l’ordre objectif de la matière. L’acte de la mémoire fait ainsi de la perception un acte du « sujet ». La perception pure se présente dès lors comme une perception impersonnelle, représentant ce que serait une perception sans « sujet », sans intervention de la mémoire. Aussi, la perception effective est une perception qui s’inscrit dans le temps, qui implique le temps et, de ce fait, la subjectivité dans le premier chapitre de Matière et mémoire a pour sens des attributs propres qui compromettent la possibilité même de la situer en rapport à un corps. C’est ce que Merleau-Ponty comprend très bien. Il note que si Bergson, par l’intermédiaire de la 174 caractérisation de la perception pure, « a entrevu une philosophie du monde perçu » 287 et « vise à restaurer le corps dans son débat avec le monde » 288 , il précise toutefois ensuite que Bergson « va introduire le sujet en termes réalistes » 289 dans la mesure exacte où « sa description de la mémoire pure est celle d’un « second monde » 290 . Alors que l’hypothèse des images avait eu pour effet de neutraliser la contradiction du dualisme du sujet et de l’objet, Bergson la réintroduit en comprenant la mémoire comme un contenu spirituel qui, par essence, est étranger à la mondanéité du corps. Le passage du sujet de la perception au sujet de la perception est donc un passage à un dualisme radical de la matière et de la mémoire et, par là même, la perte du bénéfice du postulat des « images » qui identifie l’Être et la phénoménalité. Après tout, au regard de l’entreprise bergsonienne, le passage par la « perception pure » n’avait pour but que de cautionner la définition substantielle de la mémoire dont la définition nomme la subjectivité elle-même 291 , ce que Merleau-ponty souligne très bien : « Mais Bergson veut montrer qu’il y a dans la mémoire un « quelque chose » qui échappe au corps. Sa méthode consiste à déterminer un résidu non explicable par voie physiologique, pour mieux préserver l’être de la substance spirituelle. (…). Le corps n’arrive pas à être un sujet – bien que Bergson tende à lui donner ce rang – car si le corps était sujet, le sujet serait corps, et c’est ce dont Bergson ne veut à aucun prix » 292 . Notons que le corps qui pour Bergson ne joue que le « rôle d’un simple conducteur, qui transmet, répartie ou inhibe du mouvement » 293 , et seulement du mouvement, appelait un contrepoids, une compensation « subjective ». En situant le corps du côté de l’extériorité objective, il aménageait déjà l’espace de la mémoire, il déterminait déjà le contenu et le sens de la mémoire. La mémoire compense la matérialité du corps et ferme la boucle de l’expérience en en faisant l’articulation de deux dimensions irréductibles. La perception 287 Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p. 86. 288 Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p. 83. 289 Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p. 87. 290 Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p. 87. 291 « La mémoire sous ces deux formes (…) constitue le principal apport de la conscience individuelle dans la perception, le côté subjectif de notre connaissance des choses » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du centenaire, 5ème édition, Paris, p. 184. 292 Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p. 92. 293 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, p. 194. 175 concrète devient ainsi une « rencontre de deux mondes » 294 de sorte que Bergson expose la détermination philosophique de la perception à une contradiction, la contradiction du mouvement corporel en troisième personne et du « sujet » positif. L’expérience est donc finalement « un mélange de perception et de souvenir », un mélange de matière et de mémoire, un mélange par définition contradictoire. La promesse en quelque sorte contenue dans l’hypothèse des images, la promesse de penser le sujet proprement en rapport à ce dont il est le sujet avorte parce que le sujet est sujet par rapport à la Totalité des « images », c’est-à-dire finalement par rapport à une perception qui se devance elle-même avec la totalité des « images ». Alors même que la définition du corps comme « image » préparait la reconnaissance de l’appartenance du corps au monde comme indissociable de sa spécificité ontologique puisque le percevant est indissociablement perceptible, au lieu par conséquent de penser le rapport du corps au monde comme constitutif de la manière dont le monde apparaît, Bergson pose d’abord la totalité des « images », pose ainsi la préexistence des « images » à sa perception pour en déduire ensuite la perception effective. Alors même que la découverte de l’appartenance du corps percevant à la totalité des « images » situait la possibilité même de la totalité des « images » devers elle-même, faisant dès lors de l’ouverture perceptive la manifestation de la totalité des « images », Bergson se donne un Être où tout est donné, ce qui l’amène à penser la perception comme un moindre être. Bergson veut donc d’abord disposer de la possibilité des « images » avant de penser leur actualité. La perception ne peut apparaître en fait comme un processus de sélection et de séparation des « images » que parce que la « représentation » de l’image se précède dans la présence réelle des « images ». Parce que l’Être est intrinsèquement perceptible, la perception en vient à être une désagrégation des « images » 295 . Ce qui apparaît est délié de l’ordre de la totalité des « images », s’extrait 294 Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p. 87. 295 « Or, voici l’image que j’appelle un objet matériel ; j’en ai la représentation. D’où vient qu’elle ne paraît pas être en soi ce qu’elle est pour moi ? C’est que, solidaire de la totalité des autres images, elle se continue dans celles qui la suivent comme elle prolongeait celles qui la précèdent. Pour transformer son existence pure et simple en représentation, il suffirait de supprimer tout d’un coup ce qui la suit, ce qui la précède, et aussi ce qui la remplit, de n’en plus conserver que la croûte extérieure, la pellicule superficielle » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 186. 176 des « images » pour devenir représentation. Dès lors, si ce qui est perçu appartient encore à la totalité des « images », l’ensemble des « images » ne participe plus comme tel à sa forme, laquelle est déterminée par les déterminations vitales du percevant. La perception n’est un rapport perceptif qu’au sens où elle préexiste à elle-même dans la présence des « images ». La perception n’est donc pas un rapport perceptif au sens où la totalité des « images » apparaîtrait constitutive de la représentation elle-même, faisant de sa présence même un déterminant de la forme du perçu. Aussi, parce que Bergson se place dans l’être total, dans une plénitude absolue qui contient tout ce qui peut être/apparaître, le rapport de perception se réalise « par dégradation et découpage » 296 , par soustraction à la totalité des « images » de sorte que la totalité elle-même n’apparaît pas au niveau même de ce qui se présente dans le fait perceptif, lequel représente imaginairement les nécessités vitales du vivant. Le rapport perceptif est ainsi pareil à une dissociation des « images » entre les « images » et, pour cette raison, il n’y a pas entre les « images » de rapport qui, comme rapport relationnel, situerait la totalité des « images » au sein même du perçu, rendant l’apparition de la chose perçue inséparablement liée à l’apparition de la totalité elle-même. C’est pourquoi, la chose perçue est uniquement pour Bergson une image du besoin, une image du vivant. En résumé, puisque Bergson commence par se donner le réel et le virtuel, la perception effective ne pourra jamais apparaître comme une donation, une manifestation phénoménale proprement dite où le perçu présente en son image beaucoup plus que lui-même, c’est-à-dire son appartenance au monde. De fait, pour Bergson, la perception est un reflet de l’action possible du vivant, un « tableau » dont seul le vivant est l’auteur. De fait, Bergson spécifie le sens de la perception elle-même en fonction du vivant : « De cette indétermination, acceptée comme un fait, nous avons pu conclure à la nécessité d’une perception, c’est-à-dire d’une relation variable entre l’être vivant et les influences plus ou moins lointaines des objets qui l’intéressent » 297 . Autant dire que la perception est une « relation variable » du vivant à lui-même. On le voit, il y a un accord définitionnel qui renvoie toute la perception à l’activité vitale du vivant et Cette « croûte extérieure » ou « superficielle » est le résultat de l’activité du corps vivant et la symbolise, c’est-à-dire en est une image, comme la correspondance perceptive du degré de développement cérébral du vivant. 296 Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p. 85. 297 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 183. 177 l’activité vitale du vivant à un monde en soi, à un monde qui constitue un seul fait sur fond duquel elle s’applique. En d’autres termes, il faut que le monde soit un monde toujours déjà constitué, plein et réel, pour que la perception puisse correspondre à une sélection, pour que la perception puisse sortir « par voie de diminution » 298 . Il faut que la facticité des « images » soit autre chose que son apparition pour que la perception puisse être exclusivement relative à la structure du corps vivant. Aussi, la perception n’est pas une donation, elle retranche du monde ce qui concerne le sujet en tant qu’il est vivant, lequel n’est pas par conséquent un sujet qui actualise le monde lui-même mais ce qui du monde l’intéresse. Le monde reste toujours alors un fond abstrait, un puit à apparition n’apparaissant jamais lui-même puisque ce qui apparaît est une réflexion de l’action motrice du corps. Enfin, la définition du vivant est réduite à son activité motrice, renvoie simplement à la complexité structurelle du corps. Parce que Bergson a « choisi de prendre le monde comme spectacle, (il) a sombré dans le réalisme et réalisé le sujet par soustraction. Le sujet en meurt » 299 . Au fond, le sujet de la perception chez Bergson n’existe pas parce que le sujet est sujet par rapport à la totalité des « images ». Le sujet de la perception dans Matière et mémoire n’est jamais un sujet, une dimension du fait perceptif, parce que le monde n’est jamais lui-même un fait perceptif. Au fond, Bergson pense toujours le corps comme une « image » parmi les « images », c’est-à-dire comme une chose parmi les choses qui forment le Tout. La promesse de l’hypothèse des « images » est au fond la reconnaissance du rapport d’inhérence du percevant au monde, c’est-à-dire l’appartenance même du percevant au champ de la perception, le sujet de la perception étant percevant et perceptible. Alors même que la référence au corps comme « image » comporte cette dimension double relative à l’appartenance du corps au monde, Bergson restreint en réalité le sens de l’image à un rapport de contenance à la totalité des « images ». Le « sujet en meurt ». Le corps comme « image » n’est donc en réalité jamais une « image » pour lui-même, percevant et perceptible, et, par là même, il n’est jamais une « image » proprement en rapport à la totalité des « images », une « image » dont l’apparition s’articulerait avec celle du Tout des « images ». Bergson manque le véritable sens de l’appartenance du percevant à ce dont il est le sujet pour des raisons corrélatives : 298 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 185. Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p. 87. 299 178 le réalisme de la donation de la phénoménalité se conjugue avec une définition réductrice du percevant qui, pour Bergson, est déterminé par le besoin. La promesse de l’hypothèse des « images » s’exprimait avec la donation des « images » car Bergson corrélait ainsi la phénoménalité elle-même à un sujet, à un sujet structurel. Le sujet de la donation du plan dual et unitaire des « images » est un sujet qui articule et appartient à la phénoménalité, un sujet qui n’est pas lui-même par rapport à la totalité des « images » mais en rapport à l’ensemble des images, c’est-à-dire une partie qui se situe à l’égard de la Totalité dans un rapport de co-constitution. Le sujet est sujet parce qu’il est sujet de la Totalité et sujet qui se rapporte à la Totalité, sujet du monde et sujet au monde. Cette co-définition du sujet et de ce quoi il se rapporte comme sujet, c’est-à-dire la Totalité, est inexistante dans le texte de Bergson parce que le monde qu’il se donne contient déjà ce qu’il sera à la perception du vivant, contient donc le vivant lui-même qui, par conséquent, ne phénoménalise pas le monde comme tel mais en tire ce qui reflète son existence propre. Autrement dit, Bergson se donne le fait perceptif comme Fait pour ensuite rendre compte de la perception du vivant. Bergson se donne donc la phénoménalité au lieu de la penser, au lieu de retrouver le percevant inscrit dans le champ perceptif dont il est le sujet, au lieu finalement de penser le paradoxe apparent de la perception. Le sujet n’est pas un sujet de/à la totalité des « images » dans la mesure où il n’est que sujet de ses besoins. Ce qui apparaît au sujet est une image du sujet lui-même. Ainsi, les objets « renvoient à mon corps, comme ferait un miroir, son influence éventuelle ; ils s’ordonnent selon les puissances croissantes ou décroissantes de mon corps. Les objets qui entourent mon corps réfléchissent l’action possible de mon corps sur eux » 300 . Pour Bergson, le rapport perceptif est bien un rapport du percevant à lui-même dont le moteur est le besoin, le besoin vital pour le vivant de vivre, de survivre, de se situer constamment dans un rapport pratique au monde. Le besoin anime l’action du corps qui elle-même ouvre le champ perceptif. Le besoin décrit, pour Bergson, la vie du vivant. Bergson écrit ainsi : « À côté de la conscience et de la science, il y a la vie. Au-dessous des principes de la spéculation, (…), il y a ces tendances dont on a négligé l’étude et qui s’expliquent 300 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172. 179 simplement par la nécessité où nous sommes de vivre, c’est-à-dire, en réalité, d’agir. (…). Chez le plus humble des êtres vivants, la nutrition exige une recherche, puis un contact, enfin une série d’efforts convergeant vers un centre : ce centre deviendra justement l’objet indépendant qui doit servir de nourriture. Quelle que soit la nature de la matière, on peut dire que la vie y établira déjà une première discontinuité, exprimant la dualité du besoin et de ce qui doit servir à le satisfaire. Mais le besoin de se nourrir n’est pas le seul. D’autres s’organisent autour de lui, qui ont tous pour objet la conservation de l’individu ou de l’espèce : or, chacun d’eux nous amène à distinguer, à côté de notre propre corps, des corps indépendants de lui que nous devons rechercher ou fuir. Nos besoins sont donc autant de faisceaux lumineux qui, braqués sur la continuité des qualités sensibles, y dessinent des corps distincts. Ils ne peuvent se satisfaire qu’à la condition de se tailler dans cette continuité un corps, puis d’y délimiter d’autres corps avec lesquels celui-ci entrera en relation comme avec des personnes. Établir ces rapports tout particuliers entre des portions ainsi découpées de la réalité sensible est justement ce que nous appelons vivre » 301 . Le besoin satisfait des besoins, caractérise la vie et justifie de la possibilité du rapport de perception lui-même et, enfin, structure l’organisation du champ perceptif. Le besoin qui renvoie donc à la vie ou, plus précisément, à la conservation de la vie. Les besoins fondamentaux de la vie visent pour Bergson à maintenir la vie en vie. Aussi, l’action ou le mouvement du corps, le mouvement qui semble être chez Bergson tout le corps, est un mouvement vital dont le principe est le besoin. Ainsi, en faisant du besoin le nom de l’intentionnalité perceptive/motrice, Bergson fait du besoin ce qui renouvelle le besoin, ce qui par conséquent renouvelle la possibilité du rapport ouvert et effectif au monde. Le « besoin » est donc la réponse bergsonienne à la problématique de l’intentionnalité perceptive, laquelle revient à penser le sens d’être de la subjectivité perceptive, de ce sujet qui est sujet en étant du côté de ce dont il est le sujet, sujet du rapport auquel il est lui-même soumis. Dire que le sujet de la perception est indissociablement du monde et au monde revient à dire que le sujet doit s’ouvrir aux choses sans se perdre comme sujet, demeurer ainsi point de vue dynamique. Percevant et perceptible, il faut que le percevant 301 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, pp. 335336. C’est Bergson qui souligne. 180 puisse être sujet, être à soi dans le mouvement qui le porte aux choses et, par conséquent, n’être jamais pleinement à soi. L’identité du sujet à lui-même est la mort du sujet, la mort de la possibilité même du rapport à soi comme au monde. Le sujet est ainsi sujet parce que le rapport à soi est dépossession de soi. Le sujet de la perception à la fois se réalise et s’irréalise dans les choses. La dépossession du sujet est indivisiblement possession du sujet. Mais la possession du sujet n’est dépossession du sujet que parce que l’une est l’envers ontologique de l’autre. L’activité et la passivité sont donc dans un rapport circulaire, c’est-à-dire que l’activité renouvelle la passivité qui elle-même renouvelle l’activité. Or, puisque le rapport de coïncidence à soi est un rapport aveugle, puisque le rapport à soi implique circulairement le monde, puisque nous sommes finalement « tout actif et tout passif » 302 , il apparaît impossible de décrire l’intentionnalité perceptive, la possibilité même du rapport au monde sans recourir à la double référence de « l’identité du rentrer en soi et du sortir de soi » 303 . Sans pour le moment décrire plus avant cette double référence qui est une référence double au sujet de la perception comme percevant et perceptible, tâchons de déterminer si le « besoin » répond à cette double contrainte 304 . Pour Bergson, le besoin spécifie un mode subjectif qui rend compte du fait que le vivant trouve en lui-même le principe de son propre excès, de sa propre transcendance, trouvant ainsi pour vis-à-vis existentiel un environnement qui le reflète. Ce manque essentiel qui caractérise le comportement du vivant caractérise aussi le sens et le ressort du rapport du vivant au monde. Ainsi, le vivant se comporte, se rapporte au monde parce que le besoin est intentionnel, tourné vers le monde comme vers lui-même et le monde, correspondant à l’image du besoin, forme un terme pratique et téléologique du besoin. En somme, le besoin ouvre en deux le monde, ouvre sur des choses qui le soulage et le réitère comme besoin. Le monde est ainsi le résultat du besoin et le moyen de sa satisfaction, de son renouvellement propre. Cependant, un besoin satisfait est un besoin épuisé, un besoin qui, 302 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 489. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 162. 304 Nous suivons ici le point de vue de Renaud Barbaras pour qui le « besoin » ne peut être à la condition du rapport du sujet au monde dont il est le sujet. Il écrit ainsi : « (…), nous avons vu que l’incapacité dans laquelle se trouve Bergson de penser le sujet comme sujet de la totalité des images avait pour contrepartie sa caractérisation de la vie comme réaction aux sollicitations externes en fonction du besoin. C’est parce que la totalité est prédonnée sur le mode réaliste que le sujet vivant est réduit au sens minimal de la vitalité comme satisfaction des besoins » ; Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 131. 303 181 dès lors, s’annule comme besoin. Autrement dit, la négativité propre du besoin est circonstancielle et temporaire parce qu’il appelle comme tel une satisfaction, parce que la définition du besoin comprend ce qui le satisfait. Le besoin est toujours une négativité qualifiée, est finalement ce par quoi il se supprime comme besoin. Le besoin est seulement négativité, trouve sa négation propre, son effacement, dans sa satisfaction. C’est donc parce que le besoin est tourné vers son propre épuisement qu’il n’arrive pas à être un mode d’être, à trouver dans son contentement même l’énergie de son renouvellement. Si le besoin est un mouvement vers le monde, il ne le rencontre que pour s’y effacer. L’intentionnalité du besoin ne se survit par à elle-même car le monde ne le creuse jamais mais l’achève. Le monde n’est pas le lieu du recommencement du besoin mais celui de sa disparition. La négativité du besoin n’est donc pas elle-même l’envers d’une positivité la reconduisant en sa négativité même. Le besoin n’articule pas un « rentrer en soi » qui soit un « sortir de soi ». Aussi, parce que le sens du besoin réside dans sa disparition même, le besoin ne peut proprement spécifier l’intentionnalité perceptive. Le besoin n’est pas ouverture mais fermeture. On ne voit pas dès lors comment un monde pourrait sortir et se maintenir dans le besoin du besoin de se nier comme besoin. Le besoin est uniquement à l’égard du monde en relation à lui-même. Le besoin n’est donc pas fondamentalement intentionnel, il est un état. Le besoin n’est pas existential mais un trait de l’existence. Le besoin n’est pas la vie mais une dimension de la vie. En se donnant la phénoménalité, Bergson se donnait le sujet de la phénoménalité, un sujet corrélatif à la phénoménalité, à sa manifestation même. Mais Bergson ne le voit pas. Il se donne l’autonomie de la phénoménalité sans la corréler à un percevant, sans la comprendre comme une phénoménalité relative à un corps percevant. L’autonomie de la phénoménalité est ainsi radicale, sans condition subjective. Pour Bergson, la possibilité de la phénoménalité est, en quelque sorte, la phénoménalité elle-même, faisant ainsi de la phénoménalité un « Grand Objet ». Il s’ensuit que la définition bergsonienne du sujet ne correspond pas à une définition du sujet comme sujet de la phénoménalité, comme sujet qui se rapporte à la phénoménalité, pour qui il y a finalement phénoménalité et qui, pour cette raison, est à la possibilité même de la phénoménalité. Le sujet bergsonien est 182 seulement lui-même puisque Bergson fait du besoin le nom de l’intentionnalité perceptive. Dans la mesure même où Bergson commence par se donner la phénoménalité, il n’en pense pas la possibilité en relation à un sujet, vidant par là même la phénoménalité de sa dimension subjective. Le sujet bergsonien n’est jamais le sujet de la totalité des « images », constitutivement en rapport à la totalité des « images ». Le percevant ne fait apparaître que ce qui le concerne comme vivant, ne fait donc apparaître qu’une partie de la totalité intrinsèquement perceptible des « images » sans que jamais cette totalité puisse apparaître au niveau même de ce qui apparaît, sans dès lors que le sujet puisse devenir le sujet de la totalité des « images ». Or, la cohérence qui lie un monde en soi à un sujet réduit au besoin, cette cohérence qui fait de la perception une image du percevant et du monde un monde « derrière » le monde perçu nous démontre en réalité que la corrélation qui se manifeste phénoménalement au niveau du sujet du rapport de perception, le percevant apparaissant indistinctement percevant et perceptible, représente le fait irréductible à partir duquel une phénoménologie de la perception doit se structurer. Les insuffisances mêmes de la théorie de la perception pure appellent en somme la redéfinition de l’investigation phénoménologique à partir du sujet du rapport de perception dont il est une partie. Bergson nous montre finalement la nécessité de penser la phénoménalité en correspondance à un sujet lui appartenant, à un percevant lui-même apparaissant au monde dont il est le sujet. Bergson nous demande de ne plus penser le percevant par rapport à la totalité des « images » mais en rapport à la totalité des « images », c’est-à-dire de prendre la mesure du fait que le sujet au monde et du monde. Ce sera là l’ambition de la seconde partie de ce chapitre en ce qu’elle tentera de déterminer le sens de l’appartenance du corps percevant au monde à partir de l’examen de la relation de la partie-du-Tout au Tout comme Totalité. Nous constaterons alors que l’analyse seule du rapport de la partie/Tout où la partie est du Tout nous conduit directement à la caractérisation phénoménale du Tout comme Totalité. Autrement dit, de la structure définitionnelle de la relation partie/Tout, nous parvenons à une définition structurelle du rapport partie/Tout, ce qui nous permet de considérer le rapport du corps au monde à partir de la structure irréductible du fait perceptif, de la relation figure/fond dont l’examen rend pleinement compte du rapport phénoménal dont le corps est le sujet. Percevant et perceptible, le sujet de la perception est lui-même une figure sur un fond, est 183 lui-même un étant qui apparaît dans l’ordre dont il est la dimension subjective de sorte que le sens même du paradoxe apparent de la question du corps propre réside dans la manière dont la figure et le fond se structurent, sont en rapport. Aussi, la définition du sens ultime du rapport de perception, du rapport d’appartenance du sujet au monde à partir du rapport structurel figure/fond a pour but de penser le sens de l’articulation phénoménale dont le corps est le pivot comme relative à la structure même de la phénoménalité. En pensant le percevant à partir du fait même de son appartenance au monde, en prenant véritablement en compte le fait que le percevant est lui-même apparaissant, on se donne la possibilité de rejoindre la phénoménalité, c’est-à-dire de penser le percevant comme une dimension propre du rapport de perception, comme inhérent à une structure autonome du relationnel. Or, en comprenant le percevant à partir de la structure même du relationnel, c’est-à-dire en faisant dépendre notre compréhension du percevant de la manière même dont il apparaît à l’expérience perceptive, nous faisons dépendre le sens de la subjectivité perceptive de l’expérience dont il est le sujet. C’est ainsi, dans un premier temps, à partir de cette structure figure/fond que nous aurons à penser le sens originaire de la subjectivité perceptive qui co-conditionne le rapport figure/fond, le rapport qui devient pour le vivant le rapport effectif de la figure au Fond, devient l’écart au sein duquel se glisse la lumière. Cette seconde partie du premier chapitre essaiera de montrer la nécessité de penser la définition de la subjectivité corporelle en rapport à la structure de la phénoménalité dans la mesure où le percevant est perceptible, la perception interrelation. Le second chapitre aura donc pour projet de définir le sens du sujet de la perception à partir de la structure même du relationnel, l’intentionnalité perceptive apparaissant comme un rapport pronominal qui met en jeu le même paradoxe structurel que le paradoxe du rapport de perception en ce que le rapport définitionnel du vivant au monde est circulaire. Cette correspondance structurelle apparaîtra à travers l’étude du sens du rapport vivant du vivant au monde. Nous souhaitons ainsi montrer l’identité structurelle du percevant à ce dont il est en rapport comme percevant et du vivant dans son rapport à la biocénose, au biotope et, finalement, à la structure de l’univers structurant le comportemental, structurant ainsi ce qui fait son eccéité, sa subjectivité. En un mot, nous voudrions pouvoir montrer que le vivant forme avec la Totalité un système relationnel circulaire et en décrire la structure. 184 Pour le moment, revenons une dernière fois à Bergson. Ainsi, l’impossibilité pour Bergson de thématiser un sujet relatif à la phénoménalité apparaît consécutive à la donation initiale des « images ». C’est le point noir, la conséquence négative du point de départ de l’analyse de Bergson. Cependant, point décisif, en se donnant la phénoménalité, Bergson renonce au « sujet » de la perception pour rendre compte de la perception. Avant de recourir à la mémoire, Bergson caractérise en effet une perception dont le principe est la vie. La théorie de la perception pure identifie le sujet de la perception à un sujet vivant, c’est-à-dire renvoie la subjectivité perceptive à une intentionnalité inhérente à la vie. Le rapport qui lie le percevant à ce qui apparaît est le rapport de la vie à elle-même. Au lieu de référer le fait perceptif à une re-présentation, à une connaissance, Bergson le rapporte à l’action du corps. Au lieu de comprendre la perception en fonction d’un acte positif du sujet, Bergson la renvoie à l’activité corporelle, à un rapport au monde qui, pour reprendre les termes à travers lesquels Bergson décrit la connaissance instinctive, « s’extériorise en démarches précises au lieu de s’extérioriser en conscience » 305 . Aussi, comme rapport, la perception n’est par un rapport de connaissance, un rapport de la pensée à son objet. Elle provient, en quelque sorte, du mouvement du corps lui-même. La perception n’est pas représentée mais exécutée corporellement. L’unité du rapport perceptif, de l’apparition de ce à quoi se rapporte le vivant prend « racine dans l’unité de la vie » 306 . Le champ perceptif est déploiement de la vie et référence à un sens immanent au rapport du corps au monde. Au niveau de la théorie de la perception pure, Bergson thématise le rapport du vivant au monde comme un rapport d’être, un rapport où le sujet est le corps, un rapport où le sens du fait perceptif apparaît avec le fait perceptif luimême. En réponse à la dérive idéaliste de Husserl, Merleau-Ponty met en évidence dans la Phénoménologie de la perception un rapport de sens inhérent au rapport du corps vivant au monde. Au « je pense » qui serait « sujet », Merleau-Ponty oppose un « je peux » du corps qui contient déjà le sens du « je pense ». Merleau-Ponty nous renvoie à une intentionnalité perceptive comme ouverture active du corps à un monde, à un espace de sens et de vie qu’il possède corporellement. Le corps a un rapport au monde qui ne 305 306 Bergson, Henri, L’évolution créatrice, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 619. Bergson, Henri, L’évolution créatrice, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 637. 185 passe donc pas par des « représentations ». Le corps est sujet, est en rapport au monde en se situant en rapport à « un système de significations dont les correspondances, les relations, les participations n’ont pas besoin d’être explicitées pour être utilisées » 307 . Ainsi, le corps qui connaît corporellement le monde n’est pas en rapport au monde comme à des « objets », à des contenus conforment aux lois de la pensée, mais à des significations immanentes au sensible 308 . Le corps vivant est en rapport à un milieu qui n’est donc pas encore un monde objectif, à un milieu qui n’est pas encore un terme du « sujet » qui pense. En bref, se comportant, le percevant démontre un rapport de sens au monde, démontrant par là même que le sens, le rapport de sens ne se limite pas comme tel à l’opération du « sujet pensant ». Si l’acte de pensée est appréhension et donation de sens, réduire la perception à une intellection, c’est réduire la perception à une représentation et, par conséquent, ne pas saisir le phénomène perceptif pour lui-même et se méprendre sur la nature de l’intentionnalité perceptive qui ne peut équivaloir à une intériorisation du sens sans se perdre comme intentionnalité, comme mouvement vers le monde. Ainsi, penser la perception comme une constitution de l’objet vrai, c’est ne pas voir que la perception est la manifestation d’un sens à même le sensible, que ce qui apparaît est toujours ouvert à l’exploration perceptive, et réduire la subjectivité du « sujet » à un contenu immanent à lui-même, à un contenu a-mondain. En pensant que toute signification est un « acte de signification », la philosophie identifie la perception à une « pensée de percevoir », à un ensemble de « choses » déterminées ou déterminables par le « sujet ». Merleau-Ponty écrit à ce sujet : « La perception est la pensée de percevoir quand elle est pleine et actuelle. Si donc elle atteint la chose même, il faut dire, sans 307 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 150. C’est sur la base du travail de Merleau-Ponty que Dreyfus rejette l’idée que l’action du sujet de l’expérience perceptive nécessite, pour être effective, un contenu représentationnel. Il écrit: « According to Merleau-Ponty, in absorbed, skillful coping, I don’t need a mental representation of my goal. Rather, acting is experienced as a steady flow of skillful activity in response to one’s sense of the situation. Part of that experience is a sense that when one’s situation deviates from some optimal body-environment relationship, one’s activity takes one closer to that optimum and thereby relieves the “tension” of the deviation. One does not need to know, nor can one normally express, what that optimum is. One’s body is simply solicited by the situation to get into equilibrium with it »; Dreyfus, Hubert, « Intelligence without representation: Merleau-Ponty’s critique of mental representation », in Phenomenology and the Cognitive Sciences, Vol. 1, Number 4, 2002, p. 381. Le corps vivant sait le monde qui est le sien. Il le sait assez pour redéfinir constamment son rapport à l’environnement de manière optimum. L’orientation dans l’espace du monde, l’acquisition de nouvelles dispositions corporelles, comme celle d’apprendre à jouer au ping-pong, s’opère dans un ordre situationnel qui n’exige une « représentation » mais une aptitude à répondre aux sollicitations du monde en les agissant, c’est-à-dire en ajustant, comme de l’intérieur, le sens du rapport au monde dont le corps se rend lui-même capable. 308 186 contradiction, qu’elle est tout entière notre fait, est de part en part nôtre, comme toutes nos pensées. Ouverte sur la chose même, elle n’en est pas moins nôtre, parce que la chose est désormais cela même que nous pensons voir, – cogitatum ou noème »309 . Dès lors, en démontrant que la signification en jeu au niveau du rapport de perception ne renvoie pas à une signification objective, Merleau-Ponty rompt avec la correspondance réaliste faisant de la perception un rapport de représentation à un représenté qui, pour MerleauPonty, caractérise encore la démarche de Husserl. La perception apparaît plutôt à Merleau-Ponty comme un rapport de sens du vivant au monde, c’est-à-dire finalement un évènement du monde irréductible à l’acte par lequel le sujet se rapporte à lui-même, serait finalement « sujet » car, en rapportant la perception à l’exercice du Je, on concentre tout le sens du subjectif sur le Je, le rendant par là même incapable d’un monde au sens où le Je ne peut avoir rapport qu’à un monde objectif, qu’à un monde fait de choses réelles 310 . Faire de la perception le résultat d’une subjectivité positive, c’est finalement introduire dans le tissu des phénomènes une dissociation, un second niveau de réalité. C’est subordonner le réel à une réalité autosuffisante qui, d’une manière ou d’une autre, légifère ou constitue le réel, un réel se conformant avec les déterminations constituantes du « sujet ». L’introduction du « sujet » de la perception revient donc à imposer au réel un sujet. Or, en se donnant les « images », Bergson se préserve de structurer le réel à partir d’un naturant. Il n’a pas à imposer au réel un « sujet » puisqu’il appartient à l’ordre des « images ». L’acte par lequel le percevant se situe en rapport aux « images » est corporel, c’est-à-dire relatif à la définition même de l’ensemble des « images ». Le rapport perceptif, le rapport de transcendance constitutif de la perception n’est pas imputable à un « sujet », mais à une différenciation des « images » par elles-mêmes. Cependant, nous avons pu le constater, cette différenciation ne renvoie pas à un rapport entre les « images » mais à une séparation entre les « images ». Si Bergson n’a donc pas à recourir à une condition subjective constituante pour décrire la possibilité du rapport à la totalité des images, il n’en reste pas moins qu’il manque le sens du rapport de perception 309 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p.49. « Par la conversion réflexive, qui ne laisse plus subsister, devant le sujet pur, que des idéats, des cogitata ou des noèmes, on sort enfin des équivoques de la foi perceptive, qui nous assurait paradoxalement d’accéder aux choses mêmes, et d’y accéder par l’intermédiaire du corps, qui donc ne nous ouvrait au monde qu’en nous scellant dans la série de nos événements privés » ; Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 50. 310 187 en concevant les « images » comme une existence en soi. Si d’un côté, parce que Bergson part de la donation de la phénoménalité, la « représentation » ne peut apparaître comme une re-présentation, comme un traitement proprement subjectif d’un contenu prédonné 311 , de l’autre, parce qu’il se donne la phénoménalité, il est incapable de définir la 311 Au-delà du fait qu’il est difficile, pour une conception représentationaliste de l’expérience perceptive, de spécifier ce qui est proprement le « représenté » et, en ce sens, à l’égard du phénomène perceptif, elle est conduite à faire face aux mêmes difficultés que les théories de la sensation, il apparaît que l’organisation du champ perceptif se compose de « parties » non représentables. Le triangle de Kanisza en est un exemple. Un des deux triangles est perceptivement présent alors même qu’il est « objectivement » absent. Comment une telle figure pourrait-elle former une matière pour une quelconque re-présentation ? Alva Noë et les représentants de l’approche « enactive » de la perception ont, de manière convaincante, montré que les théories de la représentation se méprennent sur ce qu’est avoir accès à « quelque chose » de manière perceptive. La démarche critique à l’égard du « representationalism », en adoptant le point de vue de la phénoménologie, n’est évidemment pas nouvelle. Certains des arguments employés par la conception « enactive » de la perception le sont toutefois. Ainsi, d’un côté, Noë se situe dans la lignée Husserl/Merleau-Ponty lorsque, par exemple, il écrit: « Consider a question posed by Rensink et al (2000, p. 28): ‘why do we feel that somewhere in our brain is a complete, coherent representation of the entire scene?’ But this question rests on a false presupposition. It does not seem to us as if somewhere in our brain there is a complete, coherent representation of the scene. Perceptual experience is directed to the world, not to the brain »; Noë, Alva, « Is the Visual World a Grand Illusion », in Journal of Consciousness Studies, Vol. 9, Number 5-6, 2002, p. 6. Ou, surtout, lorsqu’il écrit: « The robust “consciousness in the head” consensus rests, I suspect, on bad phenomenology. There is a tendency to think of perceptual experiences as like snapshots, and to suppose that what is experienced, like the content of a snapshot laid out on paper, is given all at once in the head. But experiences are not like snapshots. Experienced detail is not given all at once the way detail in a picture is. In ways that I will try to explain, what we experience visually (for example) may outstrip what we actually see. From this it follows not that experience could not be in the head. What follows, rather, is that it might not be, or rather, that some aspects of some experiences might not always be. A modest conclusion, but one that allows that, at least sometimes, the world itself may drive and so constitute perceptual experience. The world can enter into perceptual experience the way a partner joins us in a dance, or – to change the image slightly – the way the music itself guides us »; Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual Experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 412. C’est Noë qui souligne. Comme le partenaire de danse s’accorde avec le pas du danseur, le monde s’accorde avec les mouvements du percevant. D’un autre côté, d’autres types d’argument contre la position représentationaliste de l’expérience perceptive est utilisé. Parmi ces arguments, on trouve le phénomène du « change blindness ». Le phénomène en question peut être présenté de la manière suivante : « Under normal circumstances any change made in a scene will provoke an eye movement to the locus of the change. This is because there are hard-wired detectors in the visual system that react to any sudden change in local luminance and cause attention to focus on the change. (…). But by inserting a blank screen or "flicker" (Rensink, O’Regan & Clark 2000), or else an eye movement, a blink, "mudsplashes" (O’Regan, Rensink & Clark 1999), or a film cut between successive images in a sequence of images or movie sequence (for a review see Simons 2000); the sudden local luminance changes that would normally grab attention and cause perceptual handling of a changing scene aspect are drowned out by the mass of other luminance changes occurring in the scene. There will no longer be a single place that the observers’ attention will be attracted to, and so we would expect that the likelihood of “handling” and therefore perceiving the location where the scene change occurs would be low. And indeed that is what is found: surprisingly large changes, occupying areas as large as a fifth of the total picture area, can be missed. This is the phenomenon of “change blindness” »; O’Regan, Kevin, Myin Erik, Noë, Alva, « Towards an Analytic Phenomenology: The Concepts of “Bodiliness” and “Grabbiness” », in Seeing, Thinking and Knowing, edited by Arturo Carsetti, Kluwer Academic Publishers, 2004, p. 105. Ainsi, au-delà du fait qu’un tel phénomène souligne particulièrement le fait que ce qui est effectivement perçu est ce dont le percevant est attentionnellement présent au sens où, par exemple, un changement dans 188 subjectivité perceptive en rapport au donné phénoménal, à partir de la manière dont ce qui apparaît apparaît. Pour mieux saisir le sens de cette lacune du premier chapitre de Matière et mémoire, revenons à Merleau-Ponty, à quelques lignes prophétiques de Le visible et l’invisible qui seront pour nous un point de repère pour la suite de notre travail : « Si la philosophie doit s’approprier et comprendre cette ouverture initiale au monde qui n’exclut pas une occultation possible, elle ne peut se contenter de la décrire, il faut qu’elle nous dise comment il y a ouverture sans que l’occultation du monde soit exclue, comment elle reste à chaque instant possible bien que nous soyons naturellement doués de lumière. Ces deux possibilités que la foi perceptive garde en elle-même côte à côte, il faut que le philosophe comprenne comment elles ne s’annulent pas. Il n’y parviendra pas s’il se maintient à leur niveau, oscillant de l’une à l’autre, disant tour à tour que ma vision est à la chose même et que ma vision est mienne ou « en moi ». Il faut qu’il renonce à ces deux vues, qu’il s’abstienne aussi bien de l’une que de l’autre, qu’il en appelle d’elles-mêmes puisqu’elles sont incompossibles dans leur littéralité, à lui-même, qui en est le titulaire et doit donc savoir ce qui les motive du dedans, qu’il les perde comme état de fait pour les reconstruire comme possibilités siennes, pour apprendre de soi ce qu’elles signifient en vérité, ce qui le voue et à la perception et aux fantasmes ; en un mot, il faut qu’il réfléchisse. Or, aussitôt qu’il le fait, par-delà le monde même et pardelà ce qui n’est qu’ « en nous », par-delà l’être en soi et l’être pour nous, une troisième dimension semble s’ouvrir, où leur discordance s’abolit » 312 . La théorie de la perception pure débouche sur une conception de la perception sans dédoublement du réel, sur une conception non contradictoire. Ne pouvant fonder le rapport de perception sur un « sujet », c’est le vivant qui porte le sens de l’intentionnalité perceptive. En revanche, avant même de réintroduire l’opposition métaphysique du sujet et de l’objet en faisant du rapport perceptif un fait de la mémoire, en restant sur le seul et une partie du champ visuel peut ne pas être perçu si l’attention du percevant est dirigée vers une autre partie, il souligne le fait même que de nombreuses données « visibles » du champ perceptif sont imperceptibles par le percevant. La perception n’est donc pas une « image » réelle du donné réel où tout est donné. Autrement dit, comme l’écrit Noë, « it seems that the brain does not build up detailed internal models of the scene »; Noë, Alva, « Is the Visual World a Grand Illusion », in Journal of Consciousness Studies, Vol. 9, Number 5-6, 2002, p. 6; En réalité, « the detail is experienced by us as out there, not as in our minds »; Noë, Alva, Action in perception, The MIP Press, 2004, p. 33. C’est Noë qui souligne. 312 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 48. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 189 unique plan ontologique des « images », Bergson se trouve dans l’obligation de penser le rapport de perception par rapport à la totalité des « images », ce qui le conduit d’emblée à une définition du sujet de la perception indépendante du fait perceptif lui-même. Le « sujet en meurt », la phénoménalité aussi. Il s’agit donc pour Merleau-Ponty de revenir au monde, à une relation se faisant à même le monde, de penser par conséquent le sens de la subjectivité du percevant comme « ouverture » au monde « sans que l’occultation du monde soit exclue ». Il s’agit finalement de penser une subjectivité perceptive conforme à ce qui se donne à la perception, laquelle est déjà le fait de ce qu’il faut penser, le rapport perceptif précédant le rapport proprement réflexif au monde. Il s’agit de penser ce qu’il y a à partir de ce qu’il y a, à partir du fait irréductible que le percevant est en rapport à un monde qui lui échappe comme Totalité, en prenant donc en compte que le perçu se donne à la perception pris dans la transcendance du monde, s’ouvrant lui-même à de nouvelles déterminations en lesquelles il apparaît indéfiniment. Il s’agit de penser le sujet percevant pour lequel précisément ce qui apparaît se manifeste « par profils », lié à un monde avec lequel il partage la transcendance, « l’occultation du monde » apparaissant à même le perçu. Ce sujet, appartenant à ce dont il est le sujet, ce sujet pour qui le monde demeure en retrait, ce sujet ne sera pas un « sujet existant en acte ». Comment pourrais-je en effet « avoir l’expérience du monde comme d’un individu existant en acte, puisqu’aucune des vues perspectives que j’en prends ne l’épuise, que les horizons sont toujours ouverts 313 , et que d’autre part aucun savoir, même scientifique, ne nous donne la formule invariable d’une facies totius universi ? Comment aucune chose peut-elle jamais se présenter à nous pour de bon puisque la synthèse n’en est jamais achevée, et que je peux toujours 313 La transcendance du perçu se présente à bon droit, pour l’approche « enactive » de la perception, comme le « problem of perceptual presence ». Nous discuterons de la manière dont elle le résout. Pour le moment, contentons-nous de la manière dont Noë le formule: « One of the results of change blindness is that we only see, we only experience, that to which we attend. But surely it is a basic fact of our phenomenology that we enjoy a perceptual awareness of at least some unattended features of the scene. So, for example, I may look at you, attending only to you. But I also have a sense of the presence of the wall behind you in the background, of its color, of its distance from you. It certainly seems this way. If we are not to fall back into the grip of the new skepticism, we mush explain how it is we can enjoy perceptual experience of unattended features of a scene. Let us call this the problem of perceptual presence »; Noë, Alva, Action in Perception, The MIT Press, 2004, p. 59. D’un côté, nous pouvons déjà dire que la réponse de Noë à ce problème traite de ce que Merleau-Ponty a manqué de considérer pleinement, à savoir le sens d’être du sujet du rapport de perception à partir de et selon le rapport de perception lui-même. Mais, d’un autre côté, il nous semble que l’approche « enactive » ne répond qu’à moitié au « problem of perceptual presence » en n’abordant le rapport de perception qu’à partir du sujet moteur du rapport de perception. Or, parce que le rapport de perception est interrelationnel, c’est corrélativement qu’il faut penser le sujet de la perception et ce dont il est le sujet. 190 m’attendre à la voir éclater et passer au rang de simple illusion ? »314 . Le sujet constituant universel ne sera pas le sujet de la transcendance du monde car un tel sujet aurait un rapport transparent au monde, un rapport sans distance et sans secret. Or, « en fait, l’Ego méditant ne peut jamais supprimer son inhérence à un sujet individuel, qui connaît toutes choses dans une perspective particulière. La réflexion ne peut jamais faire que je cesse de percevoir le soleil à deux cents pas un jour de brume, de voir le soleil « se lever » et « se coucher », de penser avec les instruments culturels que m’ont préparés mon éducation, mes efforts précédents, mon histoire » 315 . Le sujet de la perception est ainsi sujet de son inhérence au monde, de son appartenance même au monde « comme horizon de toute perception », est sujet en tant que le sujet de la finitude de la perception. Aussi, la question du sujet de la perception revient à la définition du sens de ce sujet pour qui le monde apparaît toujours à partir d’un point de vue, pour qui le monde est en se manifestant comme le « champ de tous les champs ». Autrement dit, il faut penser le sujet de la perception comme le sujet de la perception, le sujet de ce qui se présente à moi phénoménalement, comme des phénomènes indéfectibles résistant aux vérités, aux délires de l’intelligence et aux fantasmes de l’imagination. Le fait perceptif qui précède ce que j’en pense demeure ce qu’il est quoi que j’en pense. Ce sujet pensant la perception fut et est toujours déjà à ce qu’il a/est ou va penser sur un mode perceptif, relationnel. La perception est rapport originaire en et par lequel il y a monde, demeure à chaque instant facticité d’un monde. Aussi, penser le sujet de la perception signifie penser le sujet pour qui le rapport au monde se présente tel qu’il est à la perception, à l’expérience (perceptive). Or, donné l’évidence de l’appartenance phénoménale du sujet au monde, le percevant étant perceptible, il apparaît impossible de faire du sujet de la perception une subjectivité transcendantale, un sujet se rapportant au monde à partir d’un rapport de soi à soi. Il apparaît également impossible de ne pas reconnaître le corps percevant comme la dimension subjective du fait perceptif, une dimension qui renvoie indistinctement à la corporéité du corps, le corps étant un étant, et à l’intentionnalité corporelle faisant du rapport au monde un point de vue. Aussi, penser le sujet de la perception, le sujet qui est sujet du monde comme Totalité, revient à penser la manière dont se structure la 314 315 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 381. Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 74. 191 phénoménalité pour ensuite penser le mode subjectif du corps qui se rapporte au monde, qui est proprement en rapport au monde. Il nous semble que penser le sujet de la perception revient ainsi à penser deux autonomies interdépendantes : l’autonomie structurelle de la phénoménalité qui ne constitue une autonomie de structure que parce qu’elle se compose de l’autonomie individualisante du sujet, l’une et l’autre se trouvant dans un rapport en boucle, dans un rapport qui n’apparaît paradoxal que pour la pensée qui s’oublie comme point de vue. 192 A.1.3.2) Première caractérisation du relationnel. La problématique centrale de la philosophie contemporaine est certainement la problématique du corps propre lorsqu’elle se présente comme la problématique du sens du rapport circulaire sujet/monde. Une problématique majeure parce qu’elle implique une révision radicale de notre représentation du monde, une représentation devant maintenant inclure en effet le fait et les conséquences du rapport d’appartenance du percevant au monde. Ainsi, la problématique du corps propre renvoie à une ontologie tenant le rapport dont le corps vivant est le pivot comme un rapport originaire structurant le sens d’être de ce qui est. Aussi, l’enjeu de la problématique du corps propre est bien la détermination du sens du rapport dont le corps est le centre, un sens à partir duquel se structure une définition du corps qui ne réduise plus le corps à une réalité partes extra partes ou à une réalité à mi-chemin entre la « conscience » et le monde matériel. Par conséquent, un sens qui signifie l’abandon de la définition réaliste de la subjectivité qui toujours revient à un rapport de soi à soi, à un mirage sans effet. Autrement dit, penser le rapport du sujet au monde de manière non contradictoire est comme tel l’enjeu de la problématique du corps propre. Bref, le véritable enjeu est de comprendre ce que veut dire au fond le paradoxe de la formulation de la question du corps propre, une formulation qui exprime le fait que le sujet de la perception est une dimension du fait perceptif, que le sujet de la perception est donc du côté de ce dont il est le sujet. Le percevant est du monde et au monde, percevant et perçu. Penser contradictoirement le rapport qui se manifeste au niveau même du corps percevant consiste à penser le corps à partir du « sujet », ce qui implique le dédoublement du « sujet » qui dès lors a à charge tout le sens de l’articulation perceptive. C’est ainsi le sujet lui-même qui est le rapport et parce que le sujet est en lui-même l’articulation de ce dont il est en rapport, il apparaît comme le lieu de termes incompossibles, de termes qui, par définition, s’opposent, sont contradictoires. Le sujet aurait à être « sujet » et en 193 rapport au corps, c’est-à-dire au monde. Il y a contradiction dès que le sujet de la perception apparaît comme le sujet de la perception, comme une réalité devant en ellemême réconcilier des dimensions contradictoires, c’est-à-dire irréductibles l’une à l’autre. Il y a contradiction car le relationnel est pensé comme une expérience plutôt qu’à partir de l’expérience elle-même, une expérience qui, tenue pour le fondement de l’analyse, scinde le réel de lui-même, instaure un clivage structurant le rapport du corps percevant au monde comme une opposition. Il y a contradiction parce qu’il y a deux points de vue sur l’expérience, deux points de vue renvoyant finalement l’expérience à un rapport contradictoire de l’intérieur et de l’extérieur, à un rapport qui comprend le sujet de la perception dans le monde, qui rapporte ainsi le fait perceptif à un rapport de contenance. La contradiction apparaît être la contradiction du sujet de la perception, de l’intériorisation du rapport de perception qui dédouble l’expérience. Renvoyant l’expérience à une division que contredit l’expérience elle-même, le dualisme renvoie l’expérience à un rapport contradictoire, c’est-à-dire à un rapport qui souligne un primat ontologique du sujet de la perception sur le fait perceptif lui-même. Il en est ainsi dans Matière et mémoire où la durée, devant faire le liant, le lien entre la matière et la mémoire rend impensable le rapport de la matière et de la mémoire. De même, dans La Structure du comportement et la Phénoménologie de la perception, le système de l’expérience est soumis à une contradiction, à l’opposition sujet/objet dont le sujet luimême est le sujet. Enfin, dans Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty n’échappe pas à une structuration contradictoire de l’expérience en recourant à l’expérience du corps propre pour penser l’expérience elle-même. En pensant l’expérience à partir du rapport du corps à soi, Merleau-Ponty structure l’expérience sur une expérience, localisant ainsi le sens du relationnel au niveau même du sujet de la perception. En somme, parce que le rapport de perception est le rapport du sujet de la perception, Bergson et Merleau-Ponty réduisent la dualité relationnelle de l’expérience du corps à la dualité de la conscience et du corps. L’expérience du corps propre n’est alors jamais vraiment saisie comme relative à l’expérience elle-même, comme inhérence à la structuration de l’expérience au sens où il n’y a pas d’expérience sans sujet de l’expérience, sans dimension subjective. Le sujet de l’expérience appartient à l’expérience, est proprement inscrit dans l’ordre dont il est le sujet de sorte qu’il ne peut en et de lui-même supporter le là indépassable de l’expérience 194 elle-même. La dualité unitaire de l’expérience du corps propre est irréductible, est de fait le fait de l’expérience, de toute expérience. Aussi, en centrant la définition du rapport de perception sur le sujet de la perception, Bergson et Merleau-Ponty renouvellent le sens de la bipartition cartésienne de l’union du corps et de l’âme sans la dépasser, sans parvenir au fond à délocaliser le sujet de la perception vers le sujet de la perception. En somme, le sens du relationnel est pensé à partir du « sujet » lui-même, ce qui, disons-le une dernière fois, revient à penser contradictoirement. C’est la manière même dont l’expérience se manifeste elle-même qui appelle à un décentrage de notre manière de penser le rapport du corps au monde, le sujet de la perception étant percevant et perceptible, voyant et visible. Puisque le sujet de la perception est un apparaissant, le sujet de la perception est le rapport que le corps polarise lui-même comme partie de ce dont il est le sujet. Rendre compte de l’expérience, c’est d’abord prendre en compte le fait du fait perceptif, c’est-à-dire le fait irréductible de l’appartenance du corps percevant à la perception. Parce que le sujet de la perception est une dimension du fait perceptif, le sujet de la perception est sujet de la perception, sujet lui-même à la structure dont il est sujet. L’appartenance du sujet à ce dont il est le sujet impose de délocaliser, de désaxer le sujet de la perception, de le comprendre dans un rapport qui le détermine comme rapport, rapport-du-corps-au-monde. Aussi, excentrer le sujet percevant de lui-même revient à penser que le rapport dont le corps est l’articulation désigne le sujet de la perception. Le sujet est rapport, c’est-à-dire est simultanément des deux côtés du rapport perceptif. Ainsi, parce que le percevant est indistinctement perceptible, l’intériorité du sujet de la perception n’est pas une intériorité réelle, localisable, mais une intériorité relative à la structuration même de l’expérience, inhérente à la possibilité même de l’expérience. Cela signifie donc que le sujet advient au monde comme le monde advient au sujet, que le rapport et la définition des termes du rapport sont concomitants. Or, le paradoxe de la formulation de la problématique du corps propre exprime précisément cette circularité définitionnelle du corps et du monde, l’impossibilité de penser le sujet de la perception à partir du sujet de la perception. Est ainsi spécifié à travers la formulation paradoxale de la problématique du corps propre un rapport pronominal, c’est-à-dire un rapport où le corps percevant, en tant que 195 perceptible, est soumis aux contraintes structurelles qu’il conditionne lui-même, un rapport où le conditionnant et le conditionné sont en circuit, en boucle. Un tel rapport signifie que le percevant et le perçu se co-définissent, que la structuration dont le sujet est le sujet s’impose au sujet. Le paradoxe met en évidence l’autonomie du rapport dont le percevant est une dimension, l’appartenance du sujet au monde, au monde dont il est le sujet. Dire que le percevant est inséparablement objet et sujet, c’est dire qu’il n’y a pas de sujet et qu’il n’y a pas d’objet mais un rapport qui situe structurellement le sujet en rapport au monde, à une totalité qui, en tant que Totalité, est transcendance absolue. Le rapport pronominal se donne à voir au niveau même du corps parce que le corps figure lui-même le pli dont il est le sujet. Aussi, le rapport dont le corps est le rapport place le sujet en rapport à l’ensemble du monde. Autrement dit, la visibilité du corps percevant est toujours déjà celle du monde, de ce à quoi il est en rapport. Le paradoxe du relationnel désigne un rapport co-définitionnel corps/monde, un rapport par conséquent circulaire et ouvert puisque le sujet est sujet en tant que sujet en rapport au Tout comme Totalité. Le rapport est donc un rapport de co-définition parce que le rapport que le corps conditionne et qui se rend visible à travers ce conditionnement même est un rapport à la Totalité. Le rapport que le corps polarise est ainsi le rapport de la co-définition corps/monde, c’est-àdire le rapport du sujet à un monde qui demeure pour le sujet un terme indépassable dans la mesure même où le sujet au monde est mondain, du monde. Une co-définition relationnelle qui s’exprime paradoxalement. La formulation paradoxale du rapport corps/monde apparaît comme telle significative de l’appartenance du sujet au monde, l’expression du rapport d’appartenance ne pouvant en effet l’exprimer en et pour luimême puisqu’elle se forme elle-même de ce rapport. La formulation paradoxale du rapport d’appartenance qualifie le rapport d’appartenance lui-même, le fait même que l’expression est intramondaine, le fait que le relationnel renvoie à une co-appartenance. Il apparaît donc impossible de dire autre chose que le paradoxe que la formulation paradoxale souligne en elle-même pour spécifier la structure du rapport du sujet au monde puisque le langage est intérieur au rapport lui-même. Ainsi, le paradoxe du rapport du corps au monde est lui-même en jeu dans la formulation même de ce rapport. Il en est de même pour le rapport du sujet à soi, du sujet qui s’apparaît en tant que sujet de la perception. La perception de soi, le rapport à son être propre est, comme rapport, 196 rapport d’appartenance, rapport paradoxal, rapport de structure. Se percevoir, c’est percevoir. Or, percevoir, c’est être du côté de ce dont on est sujet, être percevant et perceptible. Aussi, se percevoir, c’est être à soi corporellement, être au/du monde. Dès lors, la perceptibilité du corps percevant qui est toujours déjà celle du monde apparaît indissociablement être celle du sujet. Percevoir, c’est nécessairement se percevoir et inversement. Le sujet de la perception est percevant et perceptible, cela veut dire que le sujet de la perception est à soi en étant en rapport au monde. Le rapport à soi est compris dans le rapport au monde parce que l’expérience se structure comme un renvoi circulaire. C’est vrai pour l’expression du rapport du corps au monde qui relève le paradoxe du relationnel, qui la relève en exprimant la structure dont elle est une partie constitutive. C’est vrai pour le sujet qui s’apparaît comme le monde en vient à l’apparaître, qui est à soi dans un rapport incluant le monde, dans un rapport dont le sujet est une partie constitutive. Le paradoxe du relationnel est ainsi le paradoxe de la structuration du relationnel, structuration qui revient à un rapport pronominal où le sujet de la perception est lui-même soumis à la perception dont il est le sujet. C’est parce qu’il y a une structuration propre au relationnel que le se percevoir est inhérent au rapport de perception, que le sujet co-détermine le sens du rapport dont il est une dimension ou une partie non objective. L’inhérence structurelle du se percevoir et du percevoir est relative à l’autonomie structurelle du rapport de perception, à la manière spécifique dont l’autonomie de la phénoménalité se constitue. Le fait que le percevant apparaisse sur le même plan que le monde dont il est le sujet est l’attestation phénoménale de l’autonomie du relationnel, de la nécessité par conséquent de définir le sens originaire de la subjectivité perceptive à partir de la structure même de la perception, structure se présentant comme le rapport de la figure et du fond, lequel correspond à une relation de la partie au Tout lorsque la partie est la partie-du-Tout et le Tout la Totalité. Parce que le rapport dont le corps percevant est le sujet structure le rapport du sujet à lui-même, parce que le sujet de la perception s’apparaît, le sens du rapport corps/monde est déterminable à partir de la structure dont le sujet est le sujet et, par là même, dont le sujet est le témoin, manifestant lui-même l’unité duale de l’expérience. La définition du percevant doit ainsi s’opérer en relation à une structure autonome, c’est-à-dire une structure qui se structure, c’est-à-dire finalement une structure où le structurant est structuré, une structure où le 197 structurant structure le structuré qui lui-même structure le structurant. Autrement dit, la définition du sujet de la perception doit être en rapport avec la manière dont l’expérience se manifeste elle-même à même le percevant. Il s’agit de penser la phénoménalité comme relative à un sujet et le sujet lui-même comme procédant de la phénoménalité. Il s’agit donc de comprendre la phénoménalité comme une co-définition corps/monde, comme un rapport se structurant phénoménalement, qui se structure sans médiation, sans troisième terme. Il est temps de préciser ce que signifie le relationnel comme rapport advenant à lui-même à partir de lui-même. Le percevant compose le fait perceptif, est un apparaissant comme la table qui se donne à la perception dont il est le sujet. Le corps percevant articule un rapport en en constituant une dimension. Le percevant est ainsi un déterminant du rapport et la manifestation de ce même rapport, c’est-à-dire un apparaissant. Percevant et perçu, le sujet de la perception apparaît comme la condition d’apparition du monde dont il est un aspect de sorte que le monde lui-même est la condition d’apparition du sujet. Le rapport en question ne s’ajoute donc pas à ce que pourrait être le percevant indépendamment du rapport lui-même car il lui est constitutif, constitutif de la définition même du percevant en ce que le sujet de la perception est indissociablement percevant et perceptible. Aussi, le rapport du percevant au perçu est un rapport circulaire, un rapport de co-production et donc de co-dépendance. Autrement dit, le rapport dont le corps est le sujet apparaît être un rapport systémique, un rapport qui forme un ensemble où les termes du rapport se codéterminent, forment une organisation. Se co-déterminant, aucun des termes n’apparaît réductible à l’autre. Ainsi, le rapport dont le corps percevant est la manifestation et le sujet fait apparaître l’étendue du cercle relationnel qui implique le monde lui-même, le sujet percevant étant toujours un sujet en rapport à la Totalité. L’articulation perceptive qui se déploie au niveau du corps percevant est une articulation qui renvoie à un rapport se faisant en rapport à la Totalité. Il y a une interrelation structurante corps/monde parce que le sujet percevant est le sujet de la Totalité. Le rapport corps/monde se forme comme un système parce qu’il se forme de l’appartenance ontologique du corps au monde, rapport qui de facto lie l’apparition du sujet relativement à la Totalité, ce qui fait que le rapport de perception est un rapport du sujet à ce dont il est le sujet, un rapport de totalité 198 où le sujet de la perception est sujet du visible comme de l’invisible, est sujet de l’univers phénoménal. L’expérience perceptive est globale et unitaire parce qu’elle se structure elle-même, le percevant faisant lui-même la réalité de ce dont il est le sujet comme apparaissant est comme une mesure du caractère indissociablement circulaire et totalitaire de cette structure. La structure de l’expérience est une organisation de l’expérience, c’està-dire une condition et un fait de l’expérience. Ainsi, la bipolarité structurelle de l’expérience est elle-même une réalité du fait perceptif puisque le percevant est un apparaissant. L’organisation structurelle de l’expérience est la manière spécifique dont l’expérience se constitue comme rapport, organisation qui trouve dans son actualisation même une correspondance phénoménale. Il y a une identité entre le plan structurel de l’expérience et l’expérience elle-même comme phénomène global et unitaire parce que le rapport qu’elle est se réalise comme rapport de et pour la Totalité. L’appartenance du sujet de la perception à la transcendance qu’il polarise est le pendant phénoménal de la structuration relationnelle de la Totalité à elle-même. Autrement dit, l’organisation phénoménale de l’expérience est une organisation structurelle renvoyant la possibilité du relationnel à une polarisation de la Totalité elle-même. Le relationnel introduit la Totalité à elle-même, le rapport du corps percevant au monde est l’organisation d’un système faisant référence à lui-même. Le sens circulaire du relationnel apparaît indissociable de la Totalité elle-même. Aussi, à la globalité du rapport de et pour la Totalité, il faut rapporter l’unité phénoménale de l’expérience, du rapport tel qu’il se manifeste au niveau du corps percevant. L’organisation structurelle de et pour la Totalité est donc une organisation autoréférentielle, une organisation qui, parce qu’elle est circulaire, développe son propre soi. En effet, dire que le relationnel est structurel, c’est dire qu’il se structure lui-même, que le rapport corps/monde est un rapport de co-détermination car le corps est à la condition du monde qui lui-même est à la condition du corps. L’autoréférence provient ainsi du co-conditionnement corps/monde, est le rapport qui procède du rapport de codéfinition corps/monde. Le soi est un soi de structure, un soi qui provient de la coproduction elle-même, c’est-à-dire de la co-dépendance et donc de la co-appartenance du corps et du monde. Le soi en question n’est pas la détermination de déterminants extérieurs à la détermination elle-même, mais bien une co-détermination qui n’est concevable que circulairement, le percevant déterminant le perçu détermine alors le 199 percevant. La co-détermination corps/monde apparaît par conséquent comme une autodétermination de la Totalité. C’est pourquoi nous avons parfois désigné explicitement le rapport d’appartenance du corps au monde comme un rapport pronominal. C’est pourquoi également nous avons systématiquement écrit en italique le pronom réfléchi « se » précédant chaque verbe désignant une action où le sujet est à la fois agent et patient. Un « se » dont la forme substantive est le soi, le soi comme rapport, comme forme au sens gestaltiste du terme. Le sujet de la perception qui apparaît et fait apparaître est à la fois agent et patient parce que le rapport de perception se structure lui-même, est proprement une co-définition. Percevoir est nécessairement un se percevoir, un rapport impliquant par co-définition une référence double et réciproque, mondaine et subjective, où chaque dimension du relationnel apparaît passive et active. Le soi est un produit dans lequel se maintient ce qui le produit, est ainsi un rapport autoréférentiel. L’auto de l’autoréférence figure le sujet de la perception, un soi qui n’est toutefois pas à soi sur le mode de l’identité puisque le rapport qu’il est lui-même est un rapport de Totalité. Le rapport autoréférentiel ne développe pas une identité immanente, laquelle fermerait sur lui-même le rapport circulaire et constitutif du soi, mais une identité qui se constitue de la Totalité, du fait même que le rapport situe le corps percevant en rapport à la Totalité, en rapport à ce qui demeure comme tel ouverture. Avant de décrire plus précisément la fonction organisationnelle de la Totalité comme ouverture, comme réalité indéfiniment ouverte à la définition même et à la redéfinition du rapport dont elle est une dimension, remarquons que la co-détermination structurelle corps/monde fait l’autonomie (phénoménale) du rapport corps/monde. L’autonomie est une co-définition, un état codéfinitionnel comme tel. L’autonomie correspond à une co-dépendance, c’est-à-dire à une circularité définitionnelle. L’autonomie se fonde, se structure sur une co-opération, sur une implication mutuelle corps/monde. L’autonomie revient, de ce fait, à une organisation déterminant ce qui la détermine. Paradoxalement, en un sens, il y a autonomie au sens où il n’y a pas de sujet positif de l’autonomie, au sens où l’autonomie n’a pas un sujet, une cause. L’autonomie ne renvoie pas en réalité à une réalité pleine et indivise, indépendante. Loin de coïncider avec une indépendance d’être, l’autonomie s’identifie à un rapport de dépendance, à une co-dépendance qui qualifie un système, une organisation où la cause est un effet et l’effet une cause, une organisation qui par 200 conséquent se produit elle-même. L’autodonation ne peut donc figurer le modèle du relationnel, elle ne peut en être le fondement. Le décentrage de l’analyse du sujet de la perception au profit du sujet de la perception s’appuie finalement sur une représentation structurelle de l’autonomie, c’est-à-dire sur une organisation de la partie-du-tout où la partie est du Tout et le Tout la Totalité. L’organisation partie/Tout forme un rapport qui situe la partie en rapport au Tout et le Tout en rapport à la partie, ce qui n’a de sens que phénoménalement au sens où la partie en rapport au Tout fait apparaître ce qui la fait apparaître. Le rapport partie/Totalité est la structure de la phénoménalité au sens où il rend compte de l’autonomie de la phénoménalité, c’est-à-dire de la co-définition, de la co-extensivité phénoménale entre la partie et la Totalité. La structuration partie/Totalité qui signifie une co-apparition partie/Totalité est liée à des contraintes organisationnelles. Il n’y a de partie que comme partie en rapport au Tout et de Tout que comme Totalité en rapport à la (aux) partie(s), que comme cette structuration, c’est-à-dire conséquemment au mode d’être/d’apparaître du Tout comme Totalité. L’absence de toute précession entre la partie et le Tout est structurelle, est liée à la possibilité même du rapport entre la partie et le Tout, c’est-à-dire de l’être de la partie comme du Tout. À moins de saisir abstraitement la partie et le Tout, à moins de penser la partie et le Tout comme des unités conceptuelles, existant en elles-mêmes, la réalité de la partie et du Tout se fonde sur l’interrelation de la partie et du Tout, interrelation qui se structure alors phénoménalement en raison même du mode d’être de la Totalité par rapport à la partie. Autrement dit, la Totalité n’est Totalité que relativement à la partie qui compose ontologiquement la Totalité, qu’en étant en rapport à la partie. La Totalité n’a de sens que par rapport à la partie, n’a d’être comme Totalité que phénoménalement. La partie n’a elle-même de sens, n’a de l’être, que prise dans un rapport à la Totalité, se manifestant en la manifestant. Le fondement de l’apparaître de la partie apparaît ainsi être le fondement de l’apparaître de la Totalité et, en ce sens, il y a une structure de l’apparaître, une autonomie (structurelle) de la phénoménalité. La partie ne fait paraître en son apparition la Totalité dont elle est une partie que parce qu’elle en est une partie. La partie ne fait paraître la Totalité que parce que la Totalité se retire dans le rapport qui situe la partie en rapport à la Totalité, se manifestant dans ce retrait même. Le rapport structurel partie/Totalité prend, comme interrelation, une dimension phénoménale parce 201 que la co-définition sur laquelle se fonde l’interrelation est autoréférentielle, est un rapport de la Totalité à elle-même. Ainsi, l’appartenance de la partie (corps) à la Totalité (monde) est une co-appartenance et il apparaît impossible de signifier le rapport perceptif autrement que comme une co-appartenance corps/monde, co-appartenance rendant par là même compte du rapport dont le sujet percevant est la manifestation et le sujet. Rapport qui est de structure, qui relève des contraintes organisationnelles consécutives à un rapport de Totalité autoréférentiel, à un rapport se faisant circulairement. Aussi, si le sujet de la perception est un apparaissant, cela apparaît être inhérent à la structure de l’apparaître, à la manière dont se structure un rapport comme rapport à la Totalité. Percevant et apparaissant, le sujet de la perception rend visible la structure de l’expérience, l’irréductible co-appartenance dont il est (et parce qu’il en est) le sujet et le produit. C’est en raison même de cette circularité que l’expérience du corps propre peut être comprise comme l’expérience de la structure de l’expérience, l’expérience à partir de laquelle doit par conséquent se régler et se fonder la définition du corps percevant. Préalablement à l’examen de la portée fonctionnelle de la Totalité qui, comme Totalité relativement à la partie, forme le champ de la transcendance, revenons sur l’irréductibilité de l’expérience du corps propre, de l’expérience comme telle. Le percevant se perçoit, est un apparaissant. Le sujet de la perception est à la fois percevant et perçu, perceptible. Ce n’est pas pour autant dire que la co-dépendance définitionnelle corps/monde donne au sujet de la perception une double identité. Ce serait, nous l’avons vu, dédoubler le sujet percevant, lui donner une identité métaphysique, définissant en elle-même tout le sens du subjectif, et une identité factuelle, le sujet apparaissant corporel. Le dédoublement du sujet revient en fait au dédoublement du réel, rendant incompréhensible le rapport corps/monde. En réalité, le corps percevant n’a pas une double identité mais une identité double, une identité autoréférentielle, c’est-à-dire une identité entendue comme interrelation. L’identité dont le corps percevant est la manifestation et le sujet est une identité systémique, une co-hésion corps/monde. Ainsi, le percevant est un apparaissant dans la mesure même où le percevant est constitutivement co-dépendant du monde dont il est le sujet. Quant au monde, nécessairement relatif à un sujet (au sens structurel du terme), il n’apparaît pas en lui-même mais s’apparaît. 202 Autrement dit, le monde n’apparaît qu’en s’apparaissant, qu’en se situant dans le rapport du percevant à lui-même. L’interrelation partie/Totalité (corps/monde) signifie que la partie et la Totalité sont irréductibles l’une à l’autre. L’irréductibilité est organisationnelle en ce qu’il n’y a de rapport corps/monde que comme interrelation. Le fait de l’irréductibilité corps/monde est l’identité double du sujet de la perception. Double en ce que l’identité du sujet est constitutive de l’identité ou du mode d’être du monde luimême, et inversement. On comprend donc que la description de l’être du corps percevant puisse être paradoxale. Il est en effet nécessaire de décrire une identité double sans la saisir comme une double identité, sans la dédoubler, sans instaurer deux points de vue à propos de la même question, sans comprendre l’expérience contradictoirement. Apparaît contradictoire toute réduction de l’irréductibilité de l’expérience. Idéalisme et empirisme ne représentent pas deux paradigmes différents dans la mesure où ils simplifient l’un et l’autre la question du relationnel en la redéfinissant au nom d’un principe de l’expérience. L’irréductibilité de l’expérience est pensée contradictoirement car la pensée objectiviste ne parvient pas à penser le sens paradoxal du relationnel, à concevoir le relationnel comme un système. L’expérience du corps propre n’est pas une expérience analysable, décomposable. L’unité irréductible du rapport corps/monde impose de penser ce qui est en rapport comme interrelationnel, en des termes à la fois antagonistes et mutuels. Il faut pouvoir penser que le percevant compose corporellement la perception dont il est le sujet. Il faut par conséquent pouvoir penser l’idée de Totalité et l’idée d’interrelation, c’est-àdire l’unité de l’expérience elle-même comme unité globale, autoréférentielle. L’expérience du corps propre apparaît être l’expérience de l’articulation de l’Être, du rapport de l’Être à l’Être. Comme rapport et sujet de ce rapport, le corps percevant est pareil à une « charnière » où s’articulent une appartenance et une différence, le lieu où s’organise une différenciation, où s’ouvre le temps de la vie l’espace du relationnel. La partie co-produit la Totalité qui co-produit la partie. La structure par laquelle la partie apparaît en rapport à la Totalité ou par laquelle la Totalité s’apparaît est circulaire, c’est-à-dire interrelationnelle. La portée organisationnelle de la Totalité réside ainsi dans le fait que l’interrelation est autoréférentielle, que le rapport partie/Totalité est un rapport situant la Totalité en rapport à elle-même. Il y a une structure autonome du relationnel 203 parce que le rapport de la Totalité à elle-même se déploie comme une co-appartenance, comme un rapport de co-dépendance. Autrement dit, la Totalité est systémique, n’a de réalité qu’en étant/apparaissant comme la Totalité pour une partie. En tant que telle, la Totalité est pour la partie, et parce qu’elle en est une partie, non totalisable (non contenable), hors de toute totalisation, intellectuelle ou perceptuelle. La partie n’a donc pas à l’égard de la Totalité un rapport ontique mais ontologique. Le sens organisationnel de la Totalité se tient précisément dans le fait qu’elle échappe à toute prise englobante, qu’elle est, pour la partie, transcendance pure, Ouverture. En déterminant la Totalité comme Ouverture pour la partie en raison même du mode d’être de la Totalité, nous avons ouvert le sens organisationnel du Tout à son sens existentiel. Du point de vue organisationnel, il y a une co-définition partie/Tout : la partie n’a de l’être qu’en référence à la Totalité à laquelle elle appartient de sorte que la Totalité n’a de l’être que pour la partie. L’Ouverture est inséparablement phénoménale (organisationnelle) et existentielle, horizon et condition d’existence. La Totalité n’est en effet Ouverture que si la partie s’ouvre à la Totalité. Mais la partie ne peut elle-même s’ouvrir à la Totalité que si la Totalité est Ouverture. Il y a une circularité entre le plan organisationnel et le plan existentiel car le dégagement phénoménal du rapport structurel partie/Totalité n’est significatif que pour un sujet. L’Ouverture comme rapport structurel est champ existentiel parce que la partie/sujet s’ouvre elle-même à la Totalité. C’est donc seulement en considérant l’Ouverture en fonction de sa signification organisationnelle et existentielle que l’idée de co-dépendance prend elle-même toute sa signification. Il faut relier le structurel et l’écologique/organique pour comprendre le sens de l’interrelation corps/monde. Et il est possible de les relier parce que le structurel et l’écologique se codéfinissent, sont l’un dans l’autre dans un rapport pronominal dont nous espérons dégager le sens au cours de la seconde section de ce chapitre et du second chapitre. La prochaine section s’attachera ainsi à la dimension structurelle de l’Ouverture, au comment de l’apparaître en faisant apparaître la portée phénoménologique du rapport partie/Totalité. Le versant existentiel de l’Ouverture sera l’objet du second chapitre. À partir de la définition même du relationnel, nous définirons le sens du se comporter, du s’ouvrir à. Nous essaierons de définir l’intentionnalité perceptive à partir de la vie, à partir d’une 204 définition relationnelle de la vie, en ayant à l’esprit que le rapport de perception s’ouvre pour ne jamais se refermer, sinon à la mort. A.2) La structure de la phénoménalité : apparaître e(s)t co-apparaître. A.2.1) Considérations méthodologiques. En prenant appui sur les philosophies de Bergson et de Merleau-Ponty, la première section A.1) s’est employée à montrer que les formulations de la problématique du corps propre, n’adoptant pas l’expérience (perceptive) elle-même pour fil directeur de son élaboration, préjugeant alors du sens d’être du sujet de la perception, développent une conception contradictoire du rapport de perception. Au lieu d’être caractéristiques du rapport dont l’expérience se structure, les formulations de la problématique du corps propre se trouvent organisées à partir d’un sujet positif, d’un étant. Au lieu d’exprimer la problématique de l’expérience elle-même, elles se déclinent comme la problématique de la subjectivité (métaphysique). Aussi, la description de l’expérience (du corps propre) comme relationnel, comme interrelation, le corps percevant apparaissant comme le sujet de la transcendance dont il fait partie corporellement, met singulièrement en évidence le réalisme constitutif des formulations de la problématique du corps propre qui, venant à penser le rapport de perception en fonction du sujet de la perception, pense contradictoirement. Ainsi, loin de représenter un détour inutile, examiner le cheminement philosophique des trois premières méditations des Méditations métaphysiques revenait finalement à remonter à la racine de la contradiction dualiste dont les formulations contemporaines de la problématique du corps propre se font le relais. En pensant le rapport d’expérience en pensant le fonder sur un sujet positif dont la réalité est en réalité tributaire de l’expérience elle-même, le dualisme métaphysique cartésien est l’expression typique de la contradiction sujet/objet que répètent dans leur formulation même les formulations de la problématique du corps propre qui redéfinissent l’expérience à partir du contenu vécu de l’expérience, recourant ainsi à l’expérience pour ensuite la refouler, 205 la réduire à l’activité du naturant. La contradiction, au fond, consiste à prendre l’expérience comme un moyen de la négation de l’expérience. Toujours est-il que la contradiction qui termine le dualisme révèle en retour l’irréductibilité (de l’expérience) de la dualité de l’expérience et, par conséquent, la nécessité de la penser pour elle-même. Pour beaucoup, la philosophie de Merleau-Ponty répond à cette nécessité. Cependant, si l’oeuvre de Merleau-Ponty est bien la recherche du sens de l’irréductibilité de la dualité de l’expérience, force est de constater qu’il le manque et qu’il le manque en le rapportant à un sujet, c’est-à-dire en cherchant à déterminer un sujet de l’irréductibilité elle-même. Si plus encore ce constat s’applique à Bergson, l’hypothèse des images présente, du point de vue de la phénoménologie, le mérite de reconduire l’irréductibilité de la dualité de l’expérience du corps propre à l’expérience elle-même puisque le rapport entre les images, prenant « mon corps » pour centre, est l’articulation même de l’expérience. Dans le cadre de l’hypothèse des images, l’irréductibilité de la dualité de l’expérience du corps propre est l’irréductibilité même de l’expérience comme totalité des « images ». C’est ainsi que pour Bergson le problème du rapport entre le percevant et ce dont il est le percevant se spécifie comme un paradoxe, le rapport entre les images impliquant en effet « les mêmes images » 316 . Autrement dit, en décrivant le rapport entre les images à partir des images elles-mêmes, Bergson le thématise comme un paradoxe autoréférentiel qui, comme contradiction non contradictoire, exprime un rapport d’appartenance dont le sens est rendu explicite par le rapport partie/Totalité. L’analyse du rapport partie/Totalité tire alors la première section A.1) vers une définition structurelle du rapport d’appartenance qui, en retour, permet de qualifier la signification implicite de la contradiction qui trame les formulations de la problématique du corps propre. Ainsi, le rapport partie/Totalité, apparaissant comme un rapport se structurant lui-même, se co-définissant circulairement, situant la partie et la Totalité dans un rapport de sens et d’être, renvoie le dédoublement du réel à une représentation spatiale/objective du relationnel. La co-appartenance 316 « Voici un système d’images que j’appelle ma perception de l’univers, et qui se bouleverse de fond en comble pour des variations légères d’une certaine image privilégiée, mon corps. Cette image occupe le centre ; sur elle se règlent toutes les autres ; à chacun de ses mouvements tout change, comme si l’on avait tourné un kaléidoscope. Voici d’autre part les mêmes images, mais rapportées chacune à elle-même ; influant sans doute les unes sur les autres, mais de manière que l’effet reste toujours proportionné à la cause : c’est ce que j’appelle l’univers. Comment expliquer que ces deux systèmes coexistent, et que les mêmes images soient relativement invariables dans l’univers, infiniment variables dans la perception ? » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176. 206 partie/Totalité, en tant qu’interrelation structurante, faisant de la dualité de l’expérience du corps propre une organisation du rapport de la Totalité à elle-même, suspendant la possibilité de structurer le relationnel sur un sujet objectif, nous renvoie au fondement de la position réaliste qui, pensant le rapport de perception à partir du sujet de la perception, le pense comme un rapport de contenance, concevant ainsi l’expérience comme une opposition de l’intérieur et de l’extérieur. Les formulations de la problématique du corps propre formulent donc le préjugé du sujet sur l’expérience du sujet, le préjugé du sujet sur le sujet de la perception qui, polarisant corporellement la transcendance dont il est le sujet, est impensable hors du rapport qui le rapporte à lui-même, c’est-à-dire hors du rapport qui le rapporte au monde. La première section A.1) n’avait pour but que de montrer que la philosophie préjuge du sens d’être du sujet de la perception et donc de la perception elle-même lorsqu’elle pense la Totalité à partir de la partie, l’Être à partir de l’étant, bref, lorsqu’elle pense finalement l’expérience sans l’expérience elle-même. Mais si le retour à l’expérience du rapport de perception est nécessaire à la détermination du sens du rapport de perception, le retour à l’expérience, en raison de la structure circulaire de l’expérience, ne peut revenir à un retour au sujet de la perception. Par conséquent, il ne peut pas plus s’agir de comprendre le sens même du rapport de perception à partir du perçu comme vis-à-vis à quelque chose comme une conscience. C’est là seulement un acquis « descriptif » de la première section et, dès lors, c’est ce qu’il nous faut maintenant étayer à partir de l’expérience de l’expérience en commençant par expliciter le sens originaire du rapport de perception. Parlant du rapport de perception, il n’a été essentiellement question jusqu’ici que du rapport dont le corps percevant est le pivot et une dimension et, d’une certaine façon, parler proprement de l’expérience de la perception, c’est-à-dire en parler en en préservant le caractère phénoménal, exige sans nul doute de s’en tenir à l’expérience du rapport luimême, de reporter donc que la perception est un rapport. Parler honnêtement du rapport de perception sans le décomposer pour en découvrir le sens propre, sans en présupposer le sens, cela implique seulement de parler au contact de la perception, c’est faire parler au fond l’expérience elle-même. Faire parler le donné sans lui donner un sens qu’il n’a pas, sans le déformer, sans le voir à travers le prisme de nos préjugés. Aussi, ne pas présumer 207 du sens de l’expérience, renoncer à introduire des concepts dont le statut reste incertain, transposer donc en mots l’expérience de la perception elle-même, c’est faire le constat de l’expérience elle-même, c’est se satisfaire du fait que la perception est rapport. Lorsque Bergson, au cours du premier chapitre de Matière et mémoire, s’attache à redéfinir le problème de la représentation à partir de la donation des « images », lorsqu’il s’agit pour lui de saisir le sens de la différence entre la matière et la représentation de la matière, de rendre compte donc de l’expérience de la représentation, Bergson se conforme à l’impératif de décrire l’expérience en adoptant l’expérience pour seule réalité à décrire : « Tenons-nous en aux apparences ; je vais formuler purement et simplement ce que je sens et ce que je vois : Tout se passe comme si, dans cet ensemble d’images que j’appelle l’univers, rien ne se pouvait produire de réellement nouveau que par l’intermédiaire de certaines images particulières, dont le type m’est fourni par mon corps » 317 . Décrire le donné, c’est décrire tout ce qui est donné mais seulement ce qui est donné, c’est décrire l’expérience de ce qui est et tel qu’il est et ce qui est n’est pas autre chose que le rapport entre les « images ». Autrement dit, décrire le donné lui-même, c’est ne rien pouvoir dire sinon qu’il y a un rapport impliquant « l’ensemble des images » et une image « dont le type m’est fourni par mon corps ». Aussi, décrire exhaustivement l’expérience, la décrire elle-même sans la dédoubler, c’est s’en tenir « aux apparences », à la différence (relationnelle) entre les « images ». Bergson relève à partir de l’expérience du rapport de perception un rapport entre les images, une distinction entre les images qui désigne la perception elle-même. La donation des « images » est uniquement la donation d’une différence (entre le corps et l’univers des images auquel il appartient) qui comme telle qualifie ce qu’est la perception. En s’en tenant donc au donné comme tel, Bergson relève seulement une distinction relative aux images elles-mêmes sans en présupposer le sens, sans en faire une distinction entre le sujet et l’objet, non que cette distinction soit en effet pour Bergson sans fondement mais parce qu’admise sans en recueillir le fondement, c’est-à-dire la distinction des images entre elles au sein du plan ontologique des images, la philosophie s’enfoncerait dans les impasses de l’idéalisme et du réalisme dont il s’agit précisément de se prémunir. C’est pourquoi, Bergson conjugue, dès les premières lignes 317 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 170. C’est Bergson qui souligne. 208 du premier chapitre de Matière et mémoire, la mise entre parenthèse des théories idéaliste et réaliste de la représentation et une description de l’expérience prenant pour seul parti pris de décrire l’expérience et seulement l’expérience : « Nous allons feindre pour un instant que nous ne connaissons rien des théories de l’esprit, rien des discussions sur la réalité ou l’idéalité du monde extérieur. Me voici donc en présence d’images, au sens le plus vague où l’on puisse prendre ce mot, images perçues quand j’ouvre mes sens, inaperçues quand je les ferme. Toutes ces images agissent et réagissent les unes sur les autres dans toutes leurs parties élémentaires selon des lois constantes, que j’appelle les lois de la nature, (…). Pourtant il en est une qui tranche sur toutes les autres en ce que je ne la connais pas seulement du dehors par des perceptions, mais aussi du dedans par des affections : c’est mon corps » 318 . Il va sans dire que l’image à laquelle Bergson accorde la première personne ne constitue pas une référence à un contenu psychologique, à une expérience proprement dite, mais spécifie plutôt le percevant, ce sujet indissociable du rapport de perception. Cela dit, la suspension même du vocabulaire de l’idéalisme et du réalisme entraîne une description se centrant sur le rôle du corps qui, loin de déterminer la nature même des images, pouvant faire que je ne puisse percevoir, détermine seulement leur perception. À vrai dire, Bergson ne nous parle que de la conséquence de la mise en retrait des théories de la connaissance, que de la nécessité de surseoir la distinction du sujet et de l’objet, de la conscience et de la chose, qui préfigure que trop le sens de l’être, le divisant, lui reconnaissant deux dimensions irréductibles, pour rejoindre la cohérence de l’expérience, pour renouer avec l’expérience qui ne forme qu’un unique tissu. Ainsi, à la distinction de la « représentation » et de l’objet, Bergson substitue une distinction formulant les lignes internes de l’expérience elle-même, une distinction entre le corps et l’univers, c’est-à-dire entre deux types de mouvement comme nous avons pu le voir, un rapport donc qui forme ce qui est. L’enjeu est conséquent puisqu’il s’agit de sortir des apories du réalisme et de l’idéalisme et de bien parler de l’expérience. Or, il s’agit d’un enjeu qui implique de redéfinir en premier lieu le point de départ du problème du rapport de l’esprit et du corps, redéfinition qui aux yeux de Bergson conditionne la possibilité même de résoudre « les 318 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 169. 209 difficultés théoriques que le dualisme a toujours soulevées » 319 . Un enjeu qui renvoie ainsi à la définition d’un point de départ dont la solidité et la sûreté tient essentiellement à une fidélité descriptive à l’expérience, qui finalement, et contrairement à la recherche d’un fondement absolu, clair et distinct, se présente en des termes les « plus vague(s) ». Un point de départ qui passe par la suspension de l’opposition sujet/objet, suspension qui laisse alors au jour l’expérience, les « images » qui représentent le sol pour une redéfinition de notre conception de l’expérience. Un point de départ enfin qui spécifie le caractère originaire de l’expérience perceptive, la perception nous ouvrant aux choses et aux choses mêmes (« Me voici donc en présence d’images »). C’est ainsi à une véritable épochè que Bergson s’exerce comme en témoigne clairement un passage de l’avantpropos de la septième édition : « Nous nous plaçons au point de vue d’un esprit qui ignorerait les discussions entre philosophes. Cet esprit croirait naturellement que la matière existe telle qu’il la perçoit ; et puisqu’il la perçoit comme image, il ferait d’elle, en elle-même, une image. En un mot, nous considérons la matière avant la dissociation que l’idéalisme et le réalisme ont opérée entre son existence et son apparence. Sans doute il est devenu difficile d’éviter cette dissociation, depuis que les philosophes l’ont faite. Nous demandons cependant au lecteur de l’oublier. Si, au cours de ce premier chapitre, des objections se présentent à son esprit contre telle ou telle de nos thèses, qu’il examine si ces objections ne naissent pas toujours de ce qu’il se replace à l’un ou à l’autre des deux points de vue au-dessus desquels nous l’invitons à s’élever » 320 . Sont donc inséparables le mouvement critique de la tradition et le retour à l’expérience, lequel est ni plus ni moins un retour à l’expérience perceptive, à la perception qui nous situe pour Bergson originairement en rapport à l’Être. Se réalisant sur le seul plan de l’extériorité, l’expérience perceptive est proprement l’expérience de l’Être. L’expérience perceptive est ainsi ouverture originaire à l’originaire. Dans le cadre de l’hypothèse des 319 « Ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. Il est donc nettement dualiste. Mais, d’autre part, il envisage corps et esprit de telle manière qu’il espère atténuer beaucoup, sinon supprimer, les difficultés théoriques que le dualisme a toujours soulevées et qui font que, suggéré par la conscience immédiate, adopté par le sens commun, il est fort peu en honneur parmi les philosophes » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, Avant-propos de la septième édition, p. 161. 320 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 162. 210 « images », l’expérience perceptive nous donne le monde comme présence et non plus comme « représentation ». Merleau-Ponty est ainsi en droit de penser que Bergson « veut revenir à la perception comme acte fondamental qui nous installe dans les choses » 321 . Ainsi, le retour à l’expérience comme retour à l’expérience perceptive signifie que la perception est tenue pour ce qui nous ouvre au donné lui-même tel qu’il se présente. Aussi, le décrire en faisant abstraction des concepts métaphysiques, décrire le donné tel qu’il est donné « avant la dissociation que l’idéalisme et le réalisme ont opéré entre son existence et son apparence », bref, le décrire sans a priori théorique, c’est-à-dire le décrire lui-même, c’est devoir rester dans le « vague », c’est constater simplement un rapport (de perception) correspondant au point de vue de la perception. Il y a là assez pour repenser le rapport de perception, pour faire un point de départ et reconstruire. C’est sans nul doute ce que pense Merleau-Ponty lui-même qui, plus que quiconque, a mesuré les obstacles à une description de la perception selon la perception. En un sens, le premier chapitre de Le visible et l’invisible, « Réflexion et Interrogation », ne traite que de ces difficultés, chapitre dont les premiers mots nous situent immédiatement dans le sujet, face à un propos formant comme une introduction à une ontologie : « Nous voyons les choses mêmes, le monde est cela que nous voyons » 322 . Il ajoute alors plus loin : « Il est vrai à la fois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre à le voir » 323 . Apprendre à le voir, c’est-à-dire apprendre à voir, acquérir ainsi le sens de l’expérience à partir de l’expérience. Apprendre donc en prenant pied dans l’ouverture initiale perceptive, en prenant le contre-pied de la pensée objective pour cesser de se contredire. Au fond, la décision de penser ce que nous voyons comme ce que nous voyons signifie pour Merleau-Ponty reprendre le chemin de l’expérience sans aucun préjugé ontologique, tenter de la décrire elle plutôt que nos postulats. Il écrit ainsi : « ce qui nous importe, c’est précisément de savoir le sens d’être du monde ; nous ne devons là-dessus rien présupposer, ni donc l’idée naïve de l’être en soi, ni l’idée, corrélative, d’un être de représentation, d’un être pour la conscience, d’un être pour l’homme : ce sont toutes ces notions que nous avons à repenser à propos de notre expérience du monde, en même 321 Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, 1994, p. 81. 322 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 17. 323 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 18. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 211 temps que l’être du monde » 324 . Or, prendre l’expérience comme la mesure propre du discours sur l’expérience, demander à l’expérience elle-même ce qu’est l’expérience avant qu’elle ne devienne le champ de nos praxis, s’interdire par conséquent de recourir aux concepts dans lesquelles se cristallisent la pensée exact, technique, c’est évidemment s’adresser à l’expérience elle-même, à « ce mélange du monde et de nous qui précède la réflexion » 325 , mais c’est surtout et simplement le reporter lui-même, ex-primer le constat de notre rapport au monde pour ensuite en déterminer le sens sans présupposition. Ainsi, pour Merleau-Ponty, la toute première vérité, « celle qui ne préjuge de rien et ne peut être contestée, sera qu’il y a présence, que « quelque chose » est là et que « quelqu’un est là » » 326 . La première vérité renvoie à l’irréductibilité du rapport du percevant au monde et, par conséquent, au caractère primordial du rapport de perception. Décrire l’expérience à partir de et en fonction de l’expérience revient exclusivement à prendre acte du rapport nous liant au monde, du rapport comme « ouverture » au monde. Cela veut dire au fond que décrire l’expérience comme situation totale revient à la décrire à partir de et en fonction de l’expérience perceptive. L’expérience est primordialement perceptive. Autrement dit, originairement, être en rapport à quelque chose, c’est l’être sur le mode de la perception. Percevoir, c’est être en rapport à ce qui est et ce « ce qui est » est tel qu’il est tel qu’il est à la perception. Pour Merleau-Ponty, le retour à l’expérience signifie en somme un retour à la perception, au rapport de perception préciserions-nous. Si la perception est ouverture à ce qu’il y a, si ce qu’il y a est rapport, il faudra selon nous aborder de front le sens du rapport de perception lui-même en tant qu’il prend le corps pour articulation et saisir cette tentative comme le sol de la détermination du sens de ce qui est. Quoi qu’il en soit pour l’instant de la justesse de ce point de vue, il est évident que Merleau-ponty comprend parfaitement la portée ontologique du retour à l’expérience comme retour à l’expérience perceptive. Il écrit en effet : « La perception comme rencontre des choses naturelles est au premier plan de notre recherche, non pas comme une fonction sensorielle simple qui expliquerait les autres, mais comme archétype de la rencontre originaire, imité et renouvelé dans la rencontre du passé, de l’imaginaire, de 324 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 21. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 136. 326 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 210. 325 212 l’idée » 327 . De et par la perception, je me joins au monde, je me joins ainsi à la réalité perceptivement, ce qui assure à la perception sa signification ontologique et la garantie que se tient dans le rapport de perception la vérité de l’Être. C’est l’idée à laquelle nous renvoie ces quelques mots : « le monde est cela que je perçois » 328 . La définition ontologique de la perception renvoie donc à la nécessité de situer la perception « au premier plan », au premier plan de la recherche du sens de l’Être. La « première vérité » est ainsi déjà une vérité à propos de l’Être puisque la perception est mise en rapport à au sens le plus global du terme. L’archétype du relationnel peut dès lors constituer un point de départ pour toute philosophie s’interrogeant sur le sens d’être de ce qui est : « Notre point de départ ne sera pas : l’être est, le néant n’est pas, – et pas même : il n’y a que de l’être –, formule d’une pensée totalisante, d’une pensée de survol, – mais : il y a être, il y a monde, il y a quelque chose » 329 . Aussi, et nous ne pouvons que suivre Merleau-Ponty sur ce point, « le parti pris de s’en tenir à l’expérience de ce qui est, au sens originaire ou fondamental ou inaugural, ne suppose rien d’autre qu’une rencontre entre « nous » et « ce qui est », – ces mots étant pris comme de simples indices d’un sens à préciser. La rencontre est indubitable, puisque, sans elle, nous ne poserions aucune question » 330 . Ce « nous » et ce « ce qui est » ne marquent pas une subdivision réelle de l’expérience mais bien ce qui nous est apparemment donné, donné pris pour thème de la philosophie qui, se donnant la tâche de comprendre ce que c’est que l’expérience n’a que l’expérience perceptive pour modèle et moyen. Mais, se demande Merleau-Ponty, la décision même de prendre « notre » expérience perceptive pour juge de l’expérience et sol de l’ontologie n’est-elle pas déjà un préjugé idéaliste ? La réponse de Merleau-Ponty est sans aucune ambiguïté : « Nous nous serions mal fait comprendre si on le prenait ainsi. C’est à notre expérience que nous nous adressons, – parce que toute question s’adresse à quelqu’un ou à quelque chose, et que nous ne pouvons choisir d’interlocuteur moins compromettant que le tout de ce qui est pour nous. Mais le choix de cette instance ne ferme pas le champ de réponses possibles, nous n’impliquons dans « notre expérience » aucune référence à 327 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 208. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23. 329 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 119. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 330 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 209. Nous soulignons. 328 213 un ego, ou à un certain type de rapports intellectuels avec l’être, comme l’ « experiri » spinoziste. Nous interrogeons notre expérience, précisément pour savoir comment elle nous ouvre à ce qui n’est pas nous » 331 . La référence au donné est toujours déjà une référence à un sujet ou, plus vaguement, plus précisément en réalité, à « quelqu’un ». Autrement dit, ce ne peut être que de notre expérience même que l’expérience se rend accessible et se fait expérience de sorte que mentionner le renvoi de l’expérience à un sujet revient à décrire l’expérience et à la décrire sans préjuger du nom du sujet de la perception. Aussi, parler à propos de l’expérience en la faisant parler, c’est pour tout dire reporter un rapport, c’est-à-dire l’irréductibilité de l’expérience, un rapport de perception qui, formant l’archétype de la rencontre originaire, constitue un point de départ irréductible pour une redéfinition des termes du rapport lui-même, redéfinition qui, exprimée en terme de chiasma, n’a pas toutefois trouvé sa pleine vérité, redéfinition qui, selon nous, suppose de penser la radicalité du fait même que le sujet du rapport de perception y est inscrit corporellement. Saisir le rapport de perception comme rapport originaire au monde, comme nous ouvrant à l’Être, comme mise en rapport à ce qui est qui s’indistincte de ce qui est, c’est saisir la perception comme l’archétype du relationnel et, conséquemment, comme la donation de ce qui ultimement fonde tout rapport de connaissance explicite. Revenir donc à la perception comme au sens primordial de l’expérience, c’est revenir au fondement de la définition de la connaissance se déterminant réflexivement. Autrement dit, le primat du rapport de perception sur le rapport de connaissance signifie que la connaissance est une formation de sens spécifique se réalisant sur le donné irréductible de l’expérience perceptive. Le rapport de perception, nous installant originairement en rapport à l’Être, nous installe ainsi en rapport à ce qui est au principe de toute objectivisation. Précisant la signification philosophique du primat de la perception devant la Société française de Philosophie, Merleau-Ponty s’exprime ainsi : « En parlant d’un primat de la perception, nous n’avons, bien entendu, jamais voulu dire (ce qui serait revenir aux thèses de l’empirisme) que la science, la réflexion, la 331 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. Tel, 2001, p. 209. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 214 philosophie fussent des sensations transformées ou les valeurs des plaisirs différés et calculés. Nous exprimions en ces termes que l’expérience de la perception nous remet en présence du moment où se constituent pour nous les choses, les vérités, les biens, qu’elle nous rend un logos à l’état naissant, qu’elle nous enseigne, hors de tout dogmatisme, les conditions vraies de l’objectivité elle-même, qu’elle nous rappelle les tâches de la connaissance et de l’action. Il ne s’agit pas de réduire le savoir humain au sentir, mais d’assister à la naissance de ce savoir, de nous la rendre aussi sensible que le sensible, de reconquérir la conscience de la rationalité, que l’on perd en croyant qu’elle va de soi, que l’on retrouve au contraire en la faisant apparaître sur fond de nature inhumaine » 332 , c’est-à-dire sur fond de monde. Autrement dit, toujours déjà donné avant la pensée, la pensée présuppose le monde, le présuppose en ce qu’il la conditionne ontologiquement, l’inverse ne pouvant, de ce fait, être vrai. Ni le monde de la pensée ni la pensée du monde ne forme ce qui est, la Totalité qui se donne originairement comme rapport de perception. La dépendance ontologique de la pensée vis-à-vis de la présence préalable du monde signifie qu’elle en est une expression, qu’elle en spécifie, à sa manière, la réalité. La pensée présuppose le monde comme ce à quoi elle se rapporte toujours implicitement, est toujours ainsi seconde sur le monde dont elle est, de ce fait, une détermination. Aussi, la possibilité même de tenir le monde pour un thème de la pensée présuppose l’expérience du monde, un rapport initial et total au monde. Si en effet, penser, c’est toujours penser à propos de quelque chose, ce quelque chose désigne à la fois l’antériorité radicale du monde sur l’exercice de la pensée et le principe constitutif de l’actualité de la pensée (à) elle-même. La perception « nous remet en présence » du sol sur lequel prend naissance la pensée et dont la pensée, dans son acte comme dans son résultat, est l’expression latente. En ce sens, la dépendance fondamentale de la pensée à l’égard de la Totalité est son indépendance, le lieu où elle se réalise comme pensée de quelque chose. Il ne s’agit donc pas de réduire la pensée « au sentir » mais de prendre la mesure de son inscription dans l’ordre originaire de l’expérience perceptive, de la penser à partir de son ressort ontologique, du rapport dont la pensée est toujours faîte, du rapport qui la renvoie toujours à quelque chose, du rapport qui, originairement, est ouverture au monde, à la 332 Merleau-Ponty, Maurice, Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques, Éditions Verdier, 1996, p. 67. 215 transcendance du monde. Dans le rapport de la pensée à son objet se tient le monde qui est le lieu où elle a elle-même lieu. Il s’agit de « reconquérir » le donné dont procède la pensée, de la reprendre ainsi comme l’indice de « ce monde, cet Être, facticité et idéalité indivises, qui n’est pas un, au sens des individus qu’il contient, et encore moins deux ou plusieurs, dans le même sens, il n’est rien de mystérieux : c’est en lui qu’habitent, quoi que nous en disions, notre vie, notre science et notre philosophie » 333 . Aussi, le primat du rapport de perception est un primat en vie, un primat actif participant encore au retournement de la pensée se prenant elle-même pour sujet, déterminée à se réfléchir, à découvrir son sens le plus fondamental. L’originaire n’est pas à jamais derrière nous, à jamais invisible et inopérant. Il est bien constituant de la pensée pensant, il se situe en cercle avec elle en tant que la pensée est, par définition, pensée de quelque chose. L’antériorité ontologique du monde sur la pensée opérante doit s’entendre ainsi comme une condition comprenant la possibilité même de la pensée et de ce qu’elle vise, c’est-àdire comme la possibilité de la rencontre de la pensée et son objet. Autrement dit, l’antériorité du monde est elle-même opérante, rentre dans la définition même de la pensée, la pensée faisant partie du monde qui fait partie de la pensée comme pensée de quelque chose. La pensée est en cercle avec le monde, ce qui signifie que l’antériorité de la Totalité sur la pensée ne peut correspondre à une antériorité métaphysique, à quelque chose de poser, en soi, appelant symétriquement l’autonomie entière de la pensée qui s’ouvrirait alors d’abord à soi avant de s’ouvrir au monde. L’antériorité n’a de sens que parce qu’elle est contemporaine à la pensée, la pensée advenant donc comme un possible du monde. C’est pourquoi, le retour à l’expérience perceptive n’est pas lui-même immédiat et l’immédiat se donnant ainsi à la pensée ne peut pas être intact de la pensée. Le retour à l’immédiat n’est pas un retour à un stade vierge et antérieur au mouvement même à travers lequel la pensée, se retournant sur elle-même, s’efforce de saisir, sans idéalisation interposée, cette origine qui trame ses propres opérations. Parce que la pensée initiant le retour à l’expérience se source de son rapport même au monde, n’a de sens que relativement au monde, est retour en boucle, l’immédiat est un immédiat conquis par la pensée et n’est déterminable comme tel que comme repris par la pensée. Ainsi, condition et conditionné s’organisent, se réciproquent, rendant possible comme tel un retour à 333 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 154. 216 l’expérience perceptive. Le monde « sauvage » et la pensée s’entremêlent et parce qu’ils s’entremêlent, le retour à l’expérience perceptive ne peut revenir qu’à une suspension des thèses de la pensée empêchant la pensée de se considérer de son rapport, de son appartenance au monde. Aussi, « il ne s’agit pas de mettre la foi perceptive à la place de la réflexion, mais, au contraire, de faire état de la situation totale, qui comporte renvoi de l’une à l’autre. Ce qui est donné, ce n’est pas un monde massif et opaque, ou un univers de pensée adéquate, c’est une réflexion qui se retourne sur l’épaisseur du monde pour l’éclairer, mais qui ne lui renvoie après coup que sa propre lumière » 334 . Il y a par conséquent une véritable illusion, que Merleau-Ponty juge même être l’ « illusion des illusions » 335 , que de penser que la pensée, en se pensant, ne pense qu’elle-même et que le monde a d’abord pour corrélatif la pensée. Il y a une illusion à penser que la pensée est de part en part elle-même, que le réel renvoie originairement au rapport de la pensée à elle-même, illusion consistant ainsi à renverser la relation de fondation entre le monde et la pensée du monde. Le monde n’est-il pas pourtant à lui-même ignorance de lui-même avant d’être le monde pour une pensée ? Comment après tout puis-je me savoir au monde sans le savoir, savoir qui me concerne et ne concerne que la sphère intrinsèque de ma pensée ? Mais comment pouvons-nous accorder à la pensée la prééminence absolue du sens alors que l’appréhension interne de la pensée par la pensée est dérivée, résulte du rapport au monde qu’elle emploie implicitement pour remonter à elle-même ? N’y a-t-il pas un réel contresens à suspendre la possibilité de l’expérience du monde à un rapport immanent à soi qui, comme immanent, se nie comme rapport ? « Comment ai-je pu faire appel à moi-même comme source universelle du sens, ce qui est réfléchir, sinon parce que le spectacle avait sens pour moi avant que je me fusse découvert comme celui qui lui donne sens, c’est-à-dire, puisqu’une philosophie réflexive identifie mon être et ce que j’en pense, avant de l’être ? »336 . Comment rejoindre l’expérience du monde à partir de l’expérience du « je pense » sans dès lors se mentir à soi-même, sans faire comme si finalement le « je pense » n’était pas lui-même non seulement un donné de l’expérience mais également un point d’arrivée, une pensée produite à partir de l’expérience perceptive ? Merleau-Ponty écrit encore : « Si je feins, par la réflexion, de trouver dans 334 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 56. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 58. 336 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 72. 335 217 l’esprit universel la prémisse qui depuis toujours soutenais mon expérience, ce ne peut être qu’en oubliant ce non-savoir du début qui n’est pas rien, qui n’est pas non plus la vérité réflexive, et dont il faut rendre compte aussi. Je n’ai pu en appeler du monde et des autres à moi, et prendre le chemin de la réflexion, que parce que d’abord j’étais hors de moi, dans le monde, auprès des autres, et c’est à chaque moment que cette expérience vient nourrir ma réflexion. Telle est la situation totale dont la philosophie doit rendre compte » 337 . En fait, l’illusion de juger la certitude de soi comme originaire ou sans condition en cache une autre, l’illusion que le « pur apparaître de la pensée à elle-même » puisse faire apparaître un monde. L’illusion est en fait double, double puisqu’elle pose la préexistence de la sphère subjective du vécu à la structure du rapport perceptif du sujet au monde et parce qu’elle tente de faire sortir de l’évidence même de l’expérience interne, comme rapport de soi à soi, l’expérience elle-même. Au fond, l’illusion est de ne pas voir que la pensée est elle-même un donné de l’expérience, que la pensée est à elle-même comme expérience de la pensée. De cette illusion, dont il nous faudra pleinement rendre compte, découle l’illusion que la pensée se précède elle-même dans le monde et l’illusion que le rapport au monde puisse descendre d’un « être qui est pour soi sitôt qu’il est », d’un étant dont tout l’être est de « s’apparaître » 338 . Confondre l’expérience avec la pensée de l’expérience et penser l’expérience à partir de la pensée de l’expérience, cela revient, nous dit joliment Merleau-Ponty, à « prendre une assurance contre le doute dont les primes sont plus onéreuses que la perte dont elle doit nous dédommager car c’est renoncer à comprendre le monde effectif et passer à un type de certitude qui ne nous rendra jamais le « il y a » du monde » 339 et, corrélativement, se tromper sur le sens d’être du sujet qui, réduit, à un être pensant, est sans monde. L’illusion en question apparaît être donc bien l’illusion au fondement de la formulation de la question du corps propre qui, formulant le rapport de perception à partir du sujet (de la perception), débute par la fin, oublie le commencement, oublie le fait même aussi que le rapport aperceptif n’est pas à vide, n’est pas seulement et pleinement lui-même, mais se donne en étant donné, ce que le rapport de perception ne cesse en effet de montrer, le percevant apparaissant lui-même dans le champ du monde dont il est le sujet. Aussi, si le recours au sujet de la perception 337 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 73. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 50. 339 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 58. 338 218 pour penser l’expérience (perceptive) est en définitive une omission – réduire le fait perceptif à un fait/acte de la pensée présuppose la donation du fait perceptif – et une contradiction – structurer le rapport de perception à partir du sujet dédouble le réel –, le retour aux choses mêmes implique certainement de shunter le sujet de la perception, d’opérer ainsi une dérivation entre le rapport de perception et le rapport de perception en se préservant de qualifier, de donner une détermination propre au sujet de la perception, sinon comme sujet de la perception, sinon en reconnaissant que le rapport de perception est référence double, concerne quelque chose et quelqu’un. Contourner le « sujet » de la perception en vue de rejoindre l’expérience (perceptive) signifie pour nous que le monde apparaît, que l’apparition du monde renvoie intrinsèquement à un sujet, que ce sujet est sujet du monde dont il fait phénoménalement partie. Pour Merleau-Ponty, dans Le visible et l’invisible, la nécessité de suspendre les "vérités" de la « philosophie réflexive » est relative à la manière même dont elle pense, au fait qu’elle ne pourra surmonter les impasses qu’elle s’impose en pensant le rapport au monde à partir du sujet (de la perception). Le retour au donné, au sol préalable et constitutif de la pensée ne suppose plus de substituer à la « conscience réflexive » la « conscience incarnée », de la critiquer sans la remettre fondamentalement en question, mais de se défaire littéralement de toute référence à la « conscience » qui en tant que telle fixe la manière de lire l’expérience, en prédétermine par avance le sens en se tenant pour la condition de l’appréhension du sens, ce qui n’est pas uniquement une erreur, mais un contresens. Un contresens car prendre la « conscience » pour référence de la description de l’expérience revient, si on peut dire, à mettre la charrue avant les bœufs, faire précéder le rapport réflexif sur le rapport de perception et, conséquemment, présumer de la nature du monde qui, comme corrélat de la « conscience », est conçu comme un ensemble de « choses ». Aussi, mettre de côté les idéalisations barrant l’accès à l’expérience, rompre avec toute subjectivisation de la transcendance perceptive, signifie, en premier lieu, faire abstraction de la « conscience », du « sujet », pour s’en remettre à l’expérience comme « situation totale » telle qu’elle se manifeste, l’expérience garantissant elle-même l’accès à l’expérience car l’expérience se donne à l’expérience en raison du rapport pronominal qui situe en rapport le sujet de l’expérience à ce dont il est le sujet. Avant de spécifier plus précisément le sens de l’expérience de l’expérience perceptive, revenons brièvement à la charge métaphysique 219 que comporte en lui-même le concept de « sujet ». Merleau-Ponty écrit à ce sujet : « Une philosophie réflexive, à moins de s’ignorer elle-même, est amenée à s’interroger sur ce qui la précède, sur notre contact avec l’être en nous et hors de nous, avant tout réflexion. Cependant, elle ne peut par principe le concevoir que comme une réflexion avant la réflexion, parce qu’elle se développe sous la domination de concepts tels que « sujet », « conscience », « conscience de soi », « esprit », qui enveloppent tous, même quand c’est sous une forme raffinée, l’idée de res cogitans, d’un être positif de la pensée, d’où résulte l’immanence à l’irréfléchi des résultats de la réflexion »340 . Il est certain pour MerleauPonty que le retour à l’expérience (perceptive) passe par une mise entre parenthèse de la notion de « subjectivité », de ce qui signifie une appréhension aperceptive, pour la redéfinir dans le sens même dont l’expérience se donne, selon l’ordre des choses. Toutefois, s’il est certain que Merleau-Ponty, n’adoptant nullement le « s’apparaître » de la pensée pour penser l’expérience elle-même, rend compte du sens de l’omission de la « situation totale » dont se rend elle-même victime la pensée réflexive, si pour MerleauPonty le retour à l’expérience n’est pas un retour à la « conscience transcendantale », il est beaucoup moins certain que le refoulement même de la « conscience » est suffit à Merleau-Ponty à neutraliser la corrélation sujet/objet de sa description de l’expérience. Si le sujet était la dernière opposition à un retour à la vérité perceptive, sa suspension n’a manifestement pas empêché Merleau-Ponty de subordonner, dans Le visible et l’invisible, l’expérience à une expérience, de commettre donc l’illusion de penser ce qui est à partir du vécu subjectif, ce qui mène Merleau-Ponty à penser contradictoirement le rapport corps/monde. Suivant une description du rapport de perception en prenant appui sur le rapport de perception, se gardant ainsi de préjuger du sens du rapport lui-même, ne le considérant donc pas dogmatiquement mais philosophiquement, faisant alors le constat du rapport de perception, rapport manifestant un sens à spécifier, et dans la mesure même où il reste à être proprement spécifié, Merleau-Ponty écrit : « Nous n’avons pas à choisir entre une philosophie qui s’installe dans le monde même ou en autrui, et une philosophie qui s’installe « en nous », entre une philosophie 340 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 102. 220 qui prend notre expérience « du dedans » et une philosophie, si elle est possible, qui la jugerait du dehors, par exemple au nom de critères logiques : ces alternatives ne s’imposent pas, puisque, peut-être, le soi et le non-soi sont comme l’envers et l’endroit, et que, peut-être, notre expérience est ce retournement qui nous installe bien loin de « nous », en autrui, dans les choses. Nous nous plaçons, comme l’homme naturel, en nous et en autrui, au point où, par une sorte de chiasma, nous devenons les autres et nous devenons monde » 341 . Merleau-Ponty appelle à une rupture avec les philosophies faisant prévaloir la connaissance intelligible du réel sur le réel et, du même coup, assigne à la philosophie la tâche de refondre nos catégories à partir de et selon l’expérience, ce que Merleau-Ponty pense entreprendre en thématisant l’expérience à partir de et selon l’expérience de la réversibilité du sensible, c’est-à-dire, à vrai dire, à partir et selon l’expérience du corps propre. Il ne nous est plus nécessaire de revenir sur la description du chiasme corps/monde 342 . En revanche, Il est nécessaire pour nous de se demander pourquoi le recours/retour à l’expérience même de la réversibilité du sensible n’est pas fidèle au vœu de retour à l’expérience elle-même. Nous avons pu le voir, pour Merleau-Ponty, le rapport à soi du corps est rapport du corps au monde. Mais, en déterminant le sens du rapport du corps à lui-même à partir de l’expérience du corps propre, comme unité irréductible du touchant et du touché, en rapportant l’intentionnalité perceptive au rapport indécomposable du touchant et du touché, Merleau-Ponty pense le sens de l’expérience elle-même en fonction d’une expérience, d’un vécu, c’est-à-dire, au fond, à partir d’une dimension de l’expérience. Autrement dit, en prenant le point de vue de l’expérience de la dualité du vécu, Merleau-Ponty localise, rend compte et suspend l’irréductibilité de l’expérience elle-même à une aperception, au point de vue du sujet. En un mot, MerleauPonty aborde le rapport de perception à partir du sujet de la perception. Si, d’un côté, Merleau-Ponty, certainement mieux que quiconque, fait apparaître à travers le phénomène de la réversibilité du sensible la portée ontologique de l’appartenance du percevant au monde, de l’autre, parce qu’il l’aborde ainsi, il lie dès l’abord sa démarche à une perspective dualiste. L’apparition dans le texte de la notion de « chiasme » est tout à 341 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 209. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 342 Conférer le chapitre A.1.1.3) Touchant et touché. 221 fait symptomatique de la réduction de l’expérience elle-même à l’irréductibilité du vécu de l’expérience. Le « chiasme » corrigerait le dualisme du rapport touchant/touché en le dédoublant, en faisant que chaque côté de l’expérience soit toujours déjà son autre, soit en étant ce qu’il n’est pas, « non et non-soi » correspondant ainsi à « l’envers et l’endroit » de l’expérience. Mais le « chiasme » dont le sens renvoie directement à l’introduction du double point de vue de l’analyse, le sujet de la perception étant conçu comme sujet et objet, comme un « être à deux dimensions » 343 , est un dédoublement du dédoublement de l’expérience, ce qui ne nivelle pas le dualisme mais le reconduit plutôt. Aussi, finalement, loin de dépasser le dualisme du sujet et de l’objet, Merleau-Ponty y retourne et y retourne parce qu’il en part et il en part en identifiant la dualité irréductible de l’expérience du corps propre à l’irréductibilité de l’expérience, annexant ainsi l’expérience à un sujet dont il fait partie, ce qui est caractéristique de tout dualisme qui, cherchant à expliquer le rapport de perception, l’explique à partir du sujet de la perception, cherchant en somme un sujet de l’irréductibilité de l’expérience. S’il y a sans aucun doute un sujet de la perception, s’il y a bien en toute expérience référence à un « qui », il n’y a certainement pas un sujet de l’irréductibilité de l’expérience parce que le sujet est, de fait, lui-même donné à ce dont il est le sujet. Pour Merleau-Ponty, le rapport dont le corps est sujet est en lui-même ouverture au monde. Merleau-Ponty renvoie ainsi le rapport à la Totalité à une réflexion du sensible dont le corps est le sujet, à une réflexion qui s’annule au moment de se produire, dont l’impossibilité même est « l’appréhension même de mon corps dans sa duplicité, comme chose et véhicule de mon rapport aux choses » 344 . Le sujet du rapport à la Totalité correspond à la réflexion manquée du corps sur lui-même, le renversement du rapport dont le corps est le sujet le renouvelant comme rapport, comme rapport de celui qui sent à ce qu’il sent. MerleauPonty écrit : « Qu’est-ce que cette prépossession du visible, cet art de l’interroger selon ses vœux, cette exégèse inspirée ? Nous trouverions peut-être la réponse dans la palpation tactile où l’interrogeant et l’interrogé sont plus proches, et dont, après tout, celle de l’œil est une variante remarquable. D’où vient que je donne à mes mains, notamment, ce degré, 343 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177. Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, 1995, p. 285. 344 222 cette vitesse et cette direction du mouvement, qui sont capables de me faire sentir les textures du lisse et du rugueux ? (…). Ceci ne peut arriver que si, en même temps que sentie du dedans, ma main est aussi accessible du dehors, tangible elle-même, par exemple, pour mon autre main, si elle prend place parmi les choses qu’elle touche, est en un sens l’une d’elles, ouvre enfin sur un être tangible dont elle fait aussi partie. Par ce recroisement en elle du touchant et du tangible, ses mouvements propres s’incorporent à l’univers qu’ils interrogent, sont reportés sur la même carte que lui ; les deux systèmes s’appliquent l’un sur l’autre, comme les deux moitiés d’une orange » 345 . La réponse de Merleau-Ponty au sens du rapport corps/monde se tient en un point, un point quasi métaphysique « où l’interrogeant et l’interrogé sont plus proches », sont au plus proches au point qu’ils se réfractent, au point que s’opère au niveau même du corps une « sorte de déhiscence (qui) ouvre en deux mon corps » 346 et qui « l’ouvre à luimême » 347 , au monde, puisque le corps est du monde. L’irréductibilité de l’expérience apparaît pour Merleau-Ponty être l’irréductibilité même du touchant au touché ou du touché au touchant, à une irréductibilité prenant donc le corps pour centre et réalité. Le corps apparaît ainsi dans Le visible et l’invisible le sujet de l’irréductibilité de l’expérience en étant lui-même l’irréductibilité de l’expérience. Merleau-Ponty écrit ainsi : « Encore une fois, la chair dont nous parlons n’est pas la matière. Elle est l’enroulement du visible sur le corps voyant, du tangible sur le corps touchant, qui est attesté notamment quand le corps se voit, se touche en train de voir et de toucher les choses, de sorte que, simultanément, comme tangible il descend parmi elles, comme touchant il les domine toutes et tire de lui-même ce rapport, et même ce double rapport, par déhiscence ou fission de sa masse » 348 . Ou encore : « Si le corps est un seul corps dans ses deux phases, il s’incorpore le sensible entier, et du même mouvement s’incorpore lui-même à un « Sensible en soi » » 349 . Le corps est rapport en ce qu’il en est le sujet, rapport des deux côtés de l’expérience comme corps sensible et corps sentant et, à ce titre, est tenu pour le sujet de l’irréductibilité de l’expérience. Autrement dit, c’est 345 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 173. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 162. 347 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 155. 348 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 189. C’est Merleau-Ponty qui souligne 349 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 180. 346 223 parce que le corps est compris comme sujet de la perception que sa description implique toujours une double référence à l’expérience. Lorsque Merleau-Ponty écrit : « C’est lui, et lui seul, parce qu’il est un être à deux dimensions, qui peut nous mener aux choses mêmes » 350 , il décrit le corps comme un sujet, le sujet de l’irréductibilité de l’expérience, le sujet en qui est possible le rapport du transcendantal et de l’immanence, de l’activité et de la passivité, en qui les contraires sont compossibles. Ainsi, en tant qu’ « être à deux feuillets » 351 , le corps est « sujet », c’est-à-dire la condition intrinsèque du rapport dont il est une dimension, ce qui est contradictoire. En disant donc que « le corps nous unit directement aux choses par sa propre ontogenèse » 352 , Merleau-Ponty pose une condition subjective à l’expérience, la rapporte en somme à un sujet synthétisant en lui-même des incompossibles, est ainsi le sujet même de l’irréductibilité de l’expérience, ce que en fait dément l’expérience elle-même puisque le percevant est lui-même un apparaissant, ne peut, par conséquent, être le « sujet » du rapport dont il est le sujet. Qu’il y ait expérience par le percevant du rapport que le situe toujours déjà au monde ne signifie pas qu’il en est le sujet, qu’il fait état à lui seul de la « situation totale ». En décrivant le sujet de la perception comme touchant et touché, Merleau-Ponty décrit un fait psychologique. En décrivant l’irréductibilité de l’expérience à partir de l’expérience vécue de l’expérience, Merleau-Ponty pense le rapport à l’Être à partir d’un être, le subordonne à une expérience de soi. C’est dire que Merleau-Ponty, usant de l’expérience de la réversibilité du sensible pour percer le sens de l’expérience, ne fait pas un retour à l’expérience comme telle mais à un rapport à soi du sujet dont la réalité subjective est précisément ce rapport qui, en tant que rapport, dépasse en être et en sens l’apparaître du sujet à lui-même. Aussi, le retour à l’expérience ne peut revenir à un retour à l’expérience du rapport immédiat à soi dans la mesure même où l’expérience de soi est une expérience (à propos) de soi, c’est-à-dire un fait d’expérience. Un fait d’expérience n’est assurément pas l’expérience et prendre pour condition interprétative de l’expérience une expérience, c’est, nous l’avons vu, renvoyer l’expérience à une opposition de l’intérieur et de l’extérieur, bref, à une contradiction. Autrement dit, le retour même à une région de l’expérience pour condition du retour à l’expérience structure l’interprétation de l’irréductibilité de la dualité de l’expérience sur 350 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 178. 352 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177. 351 224 une division de l’expérience, c’est-à-dire un clivage renvoyant l’expérience à un sujet, à une réalité autosuffisante. La description de Merleau-Ponty de l’expérience (perceptive) en vient à préjuger du sens de l’irréductibilité de l’expérience dès qu’il la pense comme relative à un sujet, c’est-à-dire dès qu’il la décompose, dès qu’il en cherche une condition de possibilité. En un mot, en pensant l’irréductibilité de l’expérience à partir du rapport vécu de la réversibilité du sensible, Merleau-Ponty soumet le rapport par lequel le sujet est à lui-même au sujet lui-même, soumet ainsi le rapport à la Totalité à la partie. Aussi, l’impossibilité de penser l’expérience à partir de la manière dont le sujet s’apparaît sans se contredire précise d’une certaine manière la manière dont le retour à l’expérience est possible : la mise entre parenthèse de l’expérience de soi, à l’expérience de laquelle est réduit le sens de l’irréductibilité de la dualité de l’expérience. Ne pas tenir compte de l’expérience vécue de l’expérience pour rendre compte de l’expérience revient à retenir le déplacement spontané du centre du rapport de perception du rapport lui-même au sujet de la perception, à neutraliser l’attitude naturelle d’appréhender l’immédiateté de la donation de l’expérience de soi comme une auto-donation, faisant du sujet de la perception un être autonome, comme ayant une certaine prévalence d’être sur l’Être. En d’autres mots, faire abstraction du sujet de la perception, suspendre l’expérience de la présence à soi, c’est se recentrer sur le rapport de perception lui-même en vue de s’assurer que le retour à la vie perceptive n’est pas un retour à un existant dont l’existence repose en elle-même. Pour autant, le retour à l’expérience n’est pas un retour à une expérience sans sujet, sans référence subjective, puisque l’expérience est rapport, est indissociablement rapport de « quelque chose » et de « quelqu’un ». Immobiliser la référence à l’expérience vécue de l’expérience n’annule donc pas la référence à l’expérience elle-même, c’est-à-dire au qui relatif à l’expérience et dont l’expérience est donc relative. Aussi, le retour à l’expérience est un retour à l’irréductibilité interne à/de l’expérience, à l’irréductibilité du rapport du sujet à ce dont il est sujet, à l’expérience donc en ce que l’expérience n’est pas autre chose que l’expérience de cette irréductibilité même. Or, si en effet l’expérience est l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience, l’irréductibilité de l’expérience est le point de départ et d’arrivée du retour à l’expérience. Si en effet l’expérience est structurellement circulaire, le retour à l’irréductibilité de l’expérience ne peut par définition correspondre à un retour à un sujet de l’irréductibilité de l’expérience. C’est 225 donc à partir et selon l’irréductibilité de l’expérience (perceptive) que le sens d’être du sujet de l’expérience devra s’effectuer. Le retour à l’irréductibilité de l’expérience est un retour à l’expérience parce que l’expérience est l’expérience de l’irréductibilité relationnelle de l’expérience. En ce sens, le retour à l’expérience est un retour à l’expérience (perceptive) de l’expérience, un retour à l’irréductibilité de l’expérience de l’expérience. Le retour à l’expérience se réalise donc sur place, a pour point d’arrivée son propre point de départ. Que l’irréductibilité de l’expérience soit l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience a pour signification que l’expérience est structurellement rapport, rapport qui se structure donc comme rapport. En ce sens, l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience renvoie l’expérience et le retour à l’expérience à un rapport circulaire de l’expérience à elle-même, c’est-à-dire à un rapport interrelationnel. Or, dire que l’expérience est interrelationnelle, c’est dire que le sujet de l’expérience est lui-même un fait de l’expérience au sens où l’expérience, en raison même de sa structure propre, l’implique. Autrement dit, parce que l’expérience est interrelationnelle, le sujet de l’expérience (perceptive) fait lui-même partie de la structure de l’expérience. Dès lors, en tant que sujet de l’expérience (perceptive), en tant que sujet structurel de l’expérience, le sujet de l’expérience est du côté de ce dont il est le sujet, est percevant perceptible. L’expérience est l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience de sorte que le sujet de l’expérience fait lui-même partie de l’irréductibilité de l’expérience, c’est-à-dire en est le sujet en en dépendant. Ainsi, le sujet de l’expérience ne peut l’être sans être à lui-même sujet. Le sujet de l’expérience est ainsi celui à qui apparaît le monde pour autant qu’il soit lui-même un apparaissant transcendant. L’irréductibilité du rapport de perception est telle que le sujet de la perception est sujet comme sujet corporellement pris au sein de la transcendance dont il est le sujet. Le rapport dont le sujet est le sujet est ainsi relatif à la structure irréductible de l’expérience. Cela signifie que l’expérience ellemême est indécomposable, que les termes du rapport de perception, le sujet et le monde dont il est le sujet, sont irréductibles l’un à l’autre. L’irréductibilité de l’expérience est en ce sens elle-même irréductible, indépassable. L’expérience ne délivre que l’irréductibilité de l’expérience dont le sujet en est une dimension de sorte que prendre l’expérience ellemême pour thème ne peut que se réaliser de l’expérience elle-même. Par conséquent, par 226 essence, le retour à l’expérience n’est pas un retour à un sujet extérieur à l’irréductibilité de l’expérience 353 . Il ne peut l’être puisque l’irréductibilité de l’expérience est l’irréductible interrelation du sujet de l’expérience et de ce à quoi il se rapporte perceptivement. Parce que le percevant entre corporellement dans le champ dont il est le sujet, le rapport à ce dont le sujet est le sujet ne peut être tenu, à moins de penser contradictoirement, pour un rapport se structurant sur une intériorité subjective. Si l’expérience est bien l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience, prendre l’expérience vécue pour l’expérience elle-même apparaît bien être un préjugé, une croyance non interrogée en la validité pour elle-même de la perception « intérieure ». Si l’irréductibilité de l’expérience est bien l’expérience de l’irréductibilité, soumettre l’expérience à une expérience revient à poser un sujet positif de l’irréductibilité de l’expérience et, par là même, se méprendre sur le sens d’être de l’expérience, c’est-à-dire sur la signification propre du rapport situant le percevant en rapport à ce qui se manifeste à lui perceptivement. Dès lors, négativement, le retour à l’expérience nécessite de repousser l’attitude consistant à saisir l’expérience à partir de ce qui, en et par elle, apparaît. Négativement, le retour au rapport de perception lui-même signifie contenir l’attitude naturelle trouvant comme allant de soi l’immédiateté du rapport à soi, attitude qui alors préjuge du sens de l’irréductibilité de l’expérience en se donnant pour commencement un sujet positif et un monde objectif. Plus positivement, le retour à l’expérience même est un retour au rapport dont l’expérience est l’expérience, un retour à l’irréductibilité de l’expérience comme irréductibilité du rapport du percevant et de l’ouverture perceptive. Aussi, s’il s’agit de contredire l’attitude naïve adoptant le vécu 353 C’est dire que la démarche du « retour à l’expérience » perceptive est « objective » au sens où le sujet de l’expérience perceptive est une partie de ce dont il est le sujet perceptivement. Plus précisément, dès lors que l’on reconnaît que le percevant est du côté du monde le donné de la perception peut être tenu pour « objectif » au sens où il est transcendant et, surtout, au sens où cette transcendance est irréductible. Il est donc également « objectif » au sens où le donné est publique. Aussi, le retour à un sujet de l’irréductibilité de l’expérience est structurellement impossible. Il n’y a pas, par co-définition, de sujet autonome, hors du monde. Pour cette raison, saisir l’irréductibilité de l’expérience perceptive et l’être de l’expérience revient essentiellement à ne pas la subjectiviser. C’est là le rôle de l’époché comme pratique. Le rôle de l’époché est d’apprendre à se laisser prendre par la co-dépendance du sujet à ce dont il est perceptivement le sujet au niveau même où le sujet la trouve à la perception. Dans la mesure même où l’interrelation de perception est irréductible, il est alors non seulement possible de la décrire objectivement mais il est également possible de la ressaisir selon sa structure, à savoir selon le rapport figure/Fond, sans sortir de l’ordre même du donné. C’est ce que nous ferons dans le prochain chapitre dans le but de déterminer le sens d’être, du point de vue phénoménologique, du rapport dont le sujet est un co-apparaissant, co-apparaissant en effet comme une figure sur fond de Fond. 227 pour mesure du réel, attitude qui ne se pose pas ainsi la question de savoir ce que peut vouloir dire le fait que le vécu apparaisse dans l’ordre globale et unitaire de l’expérience, il s’agit de le faire au nom du sujet de la perception qui, apparaissant, se trouve en tant que sujet, du côté de la transcendance du monde. Autrement dit, penser sans présupposer le sens d’être de l’expérience, sans me référer explicitement à la manière dont je la vis « intérieurement », présuppose un retour à l’irréductibilité de l’expérience perceptive, à l’irréductibilité qui se donne elle-même à l’expérience dans la mesure même où l’expérience est l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience, irréductibilité qui dès lors s’apparaît en se dissimulant puisque l’irréductibilité est rapport, rapport qui se polarise, qui prend pour centre le percevant. Le retour à l’expérience est ainsi pour nous en premier lieu un retour à l’expérience de l’appartenance phénoménale du sujet de la perception au rapport de perception lui-même. La neutralisation de l’attitude naturelle, du primat du sujet de la perception sur le sujet de la perception, doit se réaliser au nom du sujet de la perception, du percevant qui, comme sujet de l’expérience, manifeste la structure de l’expérience. C’est parce que l’expérience est l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience que le sujet de l’expérience fait apparaître la structure dont il fait partie. Le fait que le sujet de la perception soit perceptible, soit par conséquent lui-même soumis aux contraintes structurelles de l’expérience témoigne de la structure interrelationnelle de l’expérience, structure qui, comme structure interrelationnelle, fait référence à elle-même en chacun de ses termes. L’expérience nous initie ainsi à l’expérience de la manière dont elle se donne, perceptivement, et elle se donne ainsi à un sujet qui co-apparaît au monde dont il est le sujet de sorte que, pour nous, le rapport du percevant à ce dont il est le sujet doit être repris à partir de la structure essentielle de la perception, c’est-à-dire le rapport figure/fond, du rapport qui conditionne la possibilité de toute apparaître. Autrement dit, le percevant, apparaissant dans le champ dont il est le sujet, manifeste la structure même par laquelle il est lui-même perceptivement en rapport au monde de sorte que le rapport de co-apparition percevant/monde est déterminable à partir de la structure figure/fond. Dans la mesure où le rapport de perception s’atteste perceptivement comme rapport, comme rapport du percevant en rapport phénoménalement au monde, il apparaît être lui-même déterminable en fonction du rapport de perception lui-même, c’est-à-dire en fonction de la structure de la phénoménalité. La définition du sens du rapport du percevant au monde 228 dont il est le sujet à partir de ce qui nous en donne l’expérience, le rapport de perception, est ainsi une définition du sens de l’irréductibilité de l’expérience à partir de l’expérience de l’irréductibilité. Il y a une circularité définitionnelle de l’expérience par l’expérience perceptive nous renvoyant à la structure interrelationnelle de l’expérience, structure dont l’irréductibilité, c’est-à-dire l’autonomie, est le sens. L’irréductibilité de l’expérience est irréductible parce qu’interrelationnelle, ce que l’expérience perceptive nous donne à voir dans la mesure où le percevant se perçoit. Interrelationnel, le rapport percevant/monde se présente comme un rapport de co-définition, c’est-à-dire un rapport de co-dépendance ontologique qui, comme rapport autonome, fait apparaître l’expérience à elle-même, le sujet modulant corporellement la réalité dont il est le sujet. Le rapport de co-dépendance structurelle du sujet à ce dont il est le sujet désigne ainsi l’irréductibilité de l’expérience, c’est-à-dire l’autonomie de l’expérience. Une co-définition est un rapport qui se constitue comme rapport, c’est-à-dire qui se fonde en se co-fondant. Dès lors, la co-définition est structurellement circulaire, circularité signifiant une structure où le déterminant est parce qu’il est déterminé, où le déterminant détermine le déterminé qui lui-même détermine le déterminant. Si l’autonomie structurelle du rapport du percevant au monde, se traduisant par l’apparition du sujet de la perception au sein même du rapport de perception, est bien sans « sujet », il n’est pas sans fondement. Une structure qui, parce qu’elle est circulaire, se structure, structure qui, se structurant, se développe de manière autonome. Circularité signifiant une autonomie qui, comme co-conditionnement, est autoréférentielle, et dont le renvoi percevant/monde est la manifestation phénoménale. On comprend alors mieux que le rapport structurel/ontologique qui se manifeste phénoménalement au niveau même du percevant puisse indistinctement introduire phénoménalement le percevant en rapport au monde et que, par conséquent, nous puissions aborder le rapport percevant/monde à partir de la structure autonome de la phénoménalité dont le percevant dépend ontologiquement, structure au principe de l’apparaître de toute chose, structure d’apparaître figure/fond qui situe circulairement en rapport figure et fond. On peut ainsi également mieux saisir qu’en vertu de la structure circulaire du rapport corps/monde, l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience apparaisse relative à une condition subjective, la phénoménalité apparaissant toujours selon une perspective. Autrement dit, puisque l’irréductibilité de l’expérience est une structure autonome, elle conditionne l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience 229 de telle sorte qu’elle se dissimule ainsi à elle-même, faisant apparaître un monde selon un point de vue, un point de vue semblant ainsi prévaloir ontologiquement sur ce qui le rend possible. Du fait de la structure de la phénoménalité qui, s’organisant à partir du pôle qui la reporte à elle-même, se structure en se retirant dans ce qui apparaît et, ce qui apparaît apparaissant à un percevant, la philosophie s’est empressée de rendre compte du rapport de perception à partir du percevant, faisant de la phénoménalité son opération. Nous reviendrons sur l’effacement de l’irréductibilité de l’expérience sur l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience. Disons, dans l’immédiat et pour conclure : il apparaît que rendre compte du sens du rapport du percevant au monde nécessite de prendre en compte le fait même que le percevant fait apparaître un monde dont il fait partie corporellement, que, le rapport percevant/monde s’ouvrant à lui-même phénoménalement, le rendant ainsi irréductible aux termes qui le constitue comme rapport, c’est à partir de la structure de ce qui structure tout apparaître qu’il nous apparaît nécessaire de penser le rapport, seulement apparemment paradoxal, de perception. Prendre maintenant la structure figure/fond pour thème forme comme un préalable méthodologique à un retour à l’expérience se faisant à partir de l’expérience. Le retour à l’expérience impliquant l’expérience elle-même, le seul obstacle à la définition du sens d’être de l’expérience est finalement l’identification de la phénoménalité aux déterminations phénoménales du phénomène. Le retour à l’expérience impose un retour à l’irréductibilité de l’expérience, à la structure de la phénoménalité qui structure la phénoménalité des phénomènes. Le retour à l’expérience impose en somme une inversion de l’attitude naturelle, une inversion au terme de laquelle il nous apparaîtra que le monde de l’expérience est l’expérience du monde. 230 A.2.2) La relation figure/fond comme condition de tout apparaître. La psychologie de la forme apparaît en réaction à la psychologie du XIXe siècle qui ambitionnait alors de totalement rendre compte des comportements, des faits de la vie psychologique, en adoptant l’analyse pour méthode, la méthode de la science que la physique et la chimie appliquaient en décomposant et comprenant les corps en molécules et en atomes, la méthode à laquelle la physiologie recourait elle-même en se représentant l’organisme vivant comme un ensemble de parties élémentaires, de cellules. La science se faisait en analysant, en résolvant le réel à partir de parties, de composants atomiques pour ensuite en découvrir les relations internes, les lois. Après analyse, après décomposition de l’expérience en éléments simples et ultimes, la psychologie pris les « sensations » pour les données essentielles et irréductibles, « sensations » qui répondaient dans la conscience à l’excitation des organes des sens. La psychologie se réduisit dès lors à une entreprise de mesure objective et systématique des propriétés intrinsèques des « sensations » comme de leurs correspondances invariables avec l’excitation d’un appareil récepteur et nerveux de l’organisme, lui-même compris isolément. Comme une conséquence de la définition des « sensations » dans l’ordre spatial et temporel de la physique, il fallut pour la psychologie rendre compte de leur ordre, de l’organisation du champ perceptif, c’est-à-dire du rapport entre les éléments sensationnels et l’image perceptive. Ce problème trouva une réponse dans une théorie de l’ « association » qui, dans sa forme la plus systématique, « s’établit par la contiguïté des éléments dans le temps et se renforce par la répétition des contacts ». P. Guillaume poursuit : « La psychologie du XIXe siècle consolidait cette notion par des expériences où l’on voyait des liens stables s’établir entre des éléments quelconques, simplement juxtaposés dans l’expérience de l’individu. Dès lors on pouvait admettre que l’unité de tous les complexes psychiques avait la même origine que la liaison d’un couple de syllabes dépourvues de sens dans les expériences d’Ebbinghaus ou la liaison d’un signal conditionnel et d’une réaction dans celles de Pavlov. Les limites dans l’espace et 231 dans le temps de ces groupements complexes que nous appelons des objets ou des événements, leur signification, leur valeur résultaient de connexions établies par des contacts accidentels entre des éléments indifférents les uns aux autres » 354 . Cependant, la théorie de l’association, fonctionnel en son application restreinte, apparaissait ineffective dans sa généralisation. Ainsi, lorsque l’associationnisme concevait la perception comme une association de « sensations pures » et de souvenirs, la théorie associationiste faisait de la perception l’association de termes introuvables dans l’expérience de la perception. L’expérience perceptive ne nous donne en effet que des perceptions. Il est de ce fait impossible à partir de l’expérience perceptive elle-même de trouver des « sensations » absolues et des contenus mnésiques purs dont la perception serait le résultat puisque la perception en serait précisément l’unité. En supposant même que ces états purs aient une existence, ils apparaissent indissociables à l’expérience perceptive de la perception. Rien au niveau de l’expérience de la perception ne répondait donc au concept de « sensation ». Le point de vue de l’associationnisme, ne pouvant se constituer de l’observation de l’expérience, exprimait ainsi une hypothèse invérifiable. Si les moments distincts et élémentaires de la perception sont des moments inobservables à l’expérience perceptive, on pouvait dès lors s’interroger sur le bien-fondé de l’associationnisme comme tel, sa capacité à préciser le sens du phénomène perceptif. De fait, le manque de consistance épistémologique de la notion de « sensation » et l’impossibilité d’en vérifier la validité empirique l’invalidait scientifiquement. De fait, l’impuissance de la théorie associationiste à expliquer par le mécanisme de l’association l’organisation perceptive, le phénomène de la finalité et le sens de l’adaptation comportementale, contribua à son abandon effectif. Ce sont donc sur les insuffisances de la méthode de l’analyse fondée sur les notions de « sensations » et d’association que se construisit la Psychologie de la Forme qui tient pour originaire des complexes entendues comme contextures. L’échec de la psychologie analytique appelait un changement de paradigme, une manière neuve de poser et de penser les problèmes propres de la psychologie 355 . 354 Guillaume, Paul, La psychologie de la forme, Éditions Flammarion, Paris, 1971, p. 10. Pour une critique et une description étendue et précise de l’épistémologie de la psychologie classique, cf. Guillaume, Paul, La psychologie de la forme, Éditions Flammarion, Paris, 1971, 1er chapitre ; et : Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, Introduction ; et également : Straus, Erwin, Du sens des Sens, Éditions Millon, 1989, Partie 1, chap. 2 plus Partie 2, chap. 1. 355 232 Le donné n’est pas pour la psychologie de la forme une pure multiplicité de données indivisibles mais des formes ou des structures, c’est-à-dire des ensembles unitaires formant des ensembles irréductibles aux éléments qui cependant les déterminent comme des ensembles. Autrement dit, le donné originaire ne renvoie pas aux sensations élémentaires de la psychologie objective mais à des organisations, des touts dont l’unité n’est pas réductible à la somme des propriétés des parties qui le compose. Un Tout est en ce sens un Tout indivisible, une totalité qui ne se précède pas elle-même en ses parties, qui n’est donc pas une somme de parties, qui forme ainsi une forme en apparaissant être plus que l’agrégation des parties qui la forme pourtant comme une totalité. Autrement dit, la forme est tout autre chose ou quelque chose de plus que la somme de ses parties, c’està-dire une réalité développant un sens propre en tant que totalité, en tant que complexe. Ainsi, par exemple, une mélodie qui se forme de sons figure une unité, une individualité, une autonomie. La mélodie a un commencement qui renvoie à une fin, à des moments qui la ponctuent et l’unifie. Elle développe et se manifeste comme une unité distinctive que nous percevons pour elle-même sans que les sons environnants en modifient la nature, le charme. La mélodie est uniquement cet ensemble, n’est en rien une perception successive et individuelle des notes qui pourtant la forment. Ehrenfels met en valeur la dimension formelle de la forme en faisant référence à la différence perceptive perceptible entre la perception de la mélodie par une personne et la perception de chaque note qui la compose par une personne différente. La forme apparaît avec et selon la perception de la mélodie elle-même, est ce qui de la mélodie est en fait mélodique. Il est vrai que la succession de perceptions isolées ne rend pas la mélodie, est sans référence à l’unité qualitative qu’elle déploie. De fait, les notes sont isolables, sont des phénomènes indépendants. La forme est le rapport qui s’instaure entre les notes et qui les implique. En bref, la stricte somme des perceptions ne fait pas comme telle la perception de la mélodie qui, du reste, est analysable comme une succession de notes individuelles. Différence perceptive claire et nette entre la somme des parties dont la totalité serait la somme et la totalité elle-même que souligne Merleau-Ponty en soulignant que l’expérience même du sensible se présente dans l’expérience qui la fait apparaître : « Mais voir, c’est voir des couleurs ou des lumières, entendre, c’est avoir des sons, sentir, c’est avoir des qualités, et, pour savoir ce 233 que c’est que sentir, ne suffit-il pas d’avoir vu du rouge ou entendu un la ? – Le rouge et le vert ne sont pas des sensations, ce sont des sensibles » 356 . L’expérience de la mélodie est une expérience entière, se donne en se donnant comme une expérience immédiate de la mélodie. Seule la phrase musicale se donne à l’écoute, comme un tout qui n’apparaît comme un ensemble consécutif de notes séparées qu’à l’esprit analytique. La perception immédiate et pleine de la mélodie, que la connaissance du solfège ne perturbe pas, ne se devance pas en une perception des notes que le solfège nous donne à connaître 357 . Aussi, l’expérience de la mélodie est totalement indépendante de la connaissance technique de la musique, est totalement autre chose. L’expérience de la mélodie nous renseigne ainsi sur la nature de l’expérience elle-même, sur le caractère originaire de l’expérience perceptive comme expérience de structures organisées et totalitaires, structures qui fondent le travail de l’analyse, en conditionne la possibilité. C’est parce que le rapport de perception est originairement perception de formes que l’attitude analytique est par après en mesure de mesurer, de décomposer, bref, est capable d’opérer des distinctions et des associations. La perspective de l’analyse présuppose et s’inscrit dans un rapport de sens à l’égard de ce qui apparaît à la perception, rapport de sens qui pour la psychologie de la forme qualifie le rapport de perception comme tel 358 . À propos des deux segments de droites de Müller356 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 10. « Ecoutons une mélodie en nous laissant bercer par elle : n’avons-nous pas la perception nette d’un mouvement qui n’est pas attaché à un mobile, d’un changement sans rien qui change ? Ce changement se suffit, il est la chose même. Et il a beau prendre du temps, il est indivisible : si la mélodie s’arrêtait plus tôt, ce ne serait plus la même masse sonore ; c’en serait une autre, également indivisible. Sans doute nous avons une tendance à la diviser et à nous représenter, au lieu de la continuité ininterrompue de la mélodie, une juxtaposition de notes distinctes. Mais pourquoi ? Parce que nous pensons à la série discontinue d’efforts que nous ferions pour recomposer approximativement le son entendu en chantant nous-mêmes, et aussi parce que notre perception auditive a pris l’habitude de s’imprégner d’images visuelles. Nous écoutons alors la mélodie à travers la vision qu’en aurait un chef d’orchestre regardant sa partition. Nous nous représentons des notes juxtaposées à des notes sur une feuille de papier imaginaire. Nous pensons à un clavier sur lequel on joue, à l’archet qui va et qui vient, au musicien dont chacun donne sa partie à côté des autres. Faisons abstraction de ces images spatiales : il reste le changement pur, se suffisant à lui-même, nullement divisé, nullement attaché à une « chose » qui change » ; Bergson, Henri, La pensée et le mouvant, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 1382. 358 « Les prétendues conditions de la perception ne deviennent antérieures à la perception même que lorsque, au lieu de décrire le phénomène perceptif comme première ouverture à l’objet, nous supposons autour de lui un milieu où soient déjà inscrits toutes les explicitations et tous les recoupements qu’obtiendra la perception analytique, justifiées toutes les normes de la perception effectives – un lieu de la vérité, un monde. En le faisant nous ôtons à la perception sa fonction essentielle qui est de fonder ou d’inaugurer la connaissance et nous la voyons à travers ses résultats. Si nous nous en tenons aux phénomènes, l’unité de la chose dans la perception n’est pas construite par association, mais, condition de l’association, elle précède les recoupements qui la vérifient et la déterminent, elle se précède elle-même » ; Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 24. 357 234 Lyer, Merleau-Ponty nous rappelle que, sans apparaître égales, elles ne sont pas inégales pour autant. L’alternative en question est significative de l’attitude objective qui situe les droites en question sur un plan réel, ne prenant donc pas en compte le donné lui-même, le rapport contextuel qui organise l’ « illusion » de Müller-Lyer. Sur le plan de la perception, les droites apparaissent phénoménalement distincts, se différencient au sens même où elles sont l’une et l’autre mise en rapport, c’est-à-dire prise dans un rapport qui les différencie. Les droites sont en droit égales, mais en fait s’individualisent dans une mise en scène que la perception saisie comme un tout. Ce tout délivre autre chose que des droites réelles, il fait apparaître un rapport qui les comprend, c’est-à-dire qui les situe l’une en rapport à l’autre. Il n’y a, pour cette raison, une illusion perceptive que pour une pensée négligeant l’expérience, l’expérience qui nous montre un ensemble significatif, un univers phénoménal irréductible. En somme, les droites de Müller-Lyer nous disent deux choses corrélatives, inhérentes à la perception de la forme comme forme de la perception : pour la perception, les droites apparaissent en apparaissant phénoménalement en rapport, formant un tout ayant une réalité propre que la perception des droites sans le contexte spécifique qui les détermine comme les droites de MüllerLyer n’égale pas. En un mot, la correspondance entre les membres naturels d’une structure articulée et les éléments objectifs qu’elle fait apparaître ne se maintient que très rarement lorsque ces mêmes éléments appartiennent à un autre ensemble. Merleau-Ponty écrit à ce propos : « (…) une ligne objective isolée et la même ligne prise dans une figure cessent d’être, pour la perception, « la même » » 359 . Il faut donc dire avec la psychologie de la forme qu’une partie dans un tout est autre chose que cette partie isolée ou dans un autre tout, et cela en raison même du fait que le mode d’apparaître de la partie procède de sa place et de sa fonction dans la structure à laquelle elle appartient. Aussi, le changement d’une condition objective de la structure se traduira par un changement dans la forme de la structure. En effet, si la transposition de la mélodie en un autre ton n’en modifie pas la structure et donc la perception, le remplacement de quelques notes par quelques autres ou le changement de l’ordre original des notes de la mélodie nous place devant une nouvelle mélodie, devant une autre mélodie manifestant des qualités formelles différentes. Alors que la mélodie préserve son identité lorsque l’ensemble des notes de la mélodie – c’est-à359 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 18. 235 dire toutes les sensations pour la psychologie objective – sont jouées sur un mode tonal différent, force est de constater que les sons ou les « sensations », consécutivement à la transposition elle-même, ne sont plus les mêmes et, de ce fait même, pour la psychologie réaliste, la transposition comme telle doit donner lieu à un ensemble radicalement inédit, ce que l’expérience dément. Autant dire que la mélodie ne consiste pas en une somme de notes et qu’elle se manifeste pourtant comme une unité dont les parties sont essentielles, constitutives. La forme que la psychologie de la forme thématise correspond à un rapport structurel de la partie et du tout, un rapport dont le sens se résume en deux propositions : le tout est différent de la somme des parties et une partie dans un tout n’est pas la même dans un autre tout. Deux propositions qui sont corrélatives et qui finalement prennent le rapport partie/tout par les deux bouts, selon le tout et la partie. Au niveau de la perception visuelle, la psychologie de la forme liste des principes organisationnels qui y président, principes qui répondent aux propositions fondamentales de la Gestaltthéorie. Examinons très brièvement quelques unes de ces propositions essentielles parmi lesquelles figure la « loi de ségrégation », loi qui nous introduira alors au rapport phénoménal figure/fond à partir duquel la problématique du corps propre nous semble devoir être réexaminée et ce, préalablement à toute investigation à propos de la nature de l’intentionnalité perceptive en vue de garantir une définition de l’intentionnalité en conformité avec les conditions structurelles du relationnel. Une « loi » est ici un principe réglant l’organisation de la perception, c’est-à-dire la manifestation phénoménale du sens. La structuration des formes n’est donc pas pour la psychologie de la forme arbitraire, elle implique au contraire un système de contraintes structurelles qui régissent la manière dont ce que nous percevons est perçu, rendant ainsi compte de la manière dont le sens figural fait sens. Aussi, en rapportant la Gestalt à la notion de structure, Merleau-Ponty voit juste : « Ce qu’il y a de profond dans la « Gestalt » d’où nous sommes partis, ce n’est pas l’idée de signification, mais celle de structure » 360 . L’organisation comme organisation structurelle développe du sens, est une contexture qui représente quelque chose. Le sens est ainsi comme immanent à l’organisation elle-même. Autrement dit, l’organisation même de parties forme une 360 Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, 1990, p. 223. 236 structure complexe qui comme telle dégage du sens, se charge de sens. Encore une fois, le sens ne s’additionne pas à l’organisation, il lui est consubstantiel. Ainsi, la forme est la manifestation phénoménale du sens. En thématisant des principes au principe même de l’organisation de la perception, la psychologie de la forme tire de l’expérience elle-même la structure et l’organisation dont elle est faite, suivant ainsi un principe essentiel à la phénoménologie selon lequel la vérité de la perception n’est pas extérieure à l’expérience perceptive elle-même. La structure de la perception effective est seule en mesure de nous démontrer la manière dont se structure l’expérience, structure qui répond à des lois de groupement qui elles-mêmes répondent à une condition d’apparaître, à savoir la distinction figure/fond qui apparaît constitutive de la possibilité même de la perception de la forme, la forme qui par exemple se manifestant dans la saisie visuelle unitaire de constellations, s’organise sur un fond, comprend ainsi le fond dont elle est comme une émergence. La distinction figure/fond est ainsi elle-même une forme, mais une forme inhérente à toute forme, conditionnant son apparition qui, par ailleurs, peut avoir pour principe de structuration formelle la proximité ou la symétrie, ou bien encore à la fois la symétrie et le destin commun. Considérons succinctement les lois de groupement que la psychologie de la forme voit à la base de l’organisation perceptive : la « loi de proximité » affirme que pour tout champ perceptif contenant un nombre d’unités individuelles, les unités présentant une proximité spatiale ou temporelle seront perceptivement perçues/organisées comme une totalité unitaire. Cette organisation est aussi consistante et stable que, par exemple, l’articulation liant un point noir sur un fond blanc. Les unités distinctes, du fait même de leur relative proximité, forment ainsi une forme, un ensemble qui pour le percevant est une seule réalité se détachant du reste du champ lui-même. Une distance spatiale ou temporelle importante entre les unités les rend toutefois à leur individualité. C’est dire que la proximité comme telle est un principe ou une « force » au principe de la forme. Un autre principe est la « loi de clôture » qui stipule que, si une forme fermée apparaît immédiatement identifiée comme une figure, une forme ouverte tend à être perceptivement appréhendée comme une forme fermée, ce qui revient à dire que la perception termine la figure qui objectivement est incomplète. La loi de clôture nous renvoie ainsi à la dimension organisationnelle de la perception rendant compte ici du fait que ce que l’expérience perceptive nous donne à saisir comporte autre 237 chose et plus que ce qui est explicitement, objectivement donné. Une ligne tendant à se refermer sur elle-même n’est pas pour la perception une ligne sur un fond homogène mais un contour d’une surface à part entière que la ligne comme telle délimite. La « loi de bonne continuité » part de l’idée qu’une ligne droite est perceptivement plus stable qu’une ligne faite d’éléments, certes en ligne mais discontinus. Ainsi, par exemple, une ligne droite, visible selon sa longueur, coupée en son centre par une courbe elle-même entièrement visible apparaîtra à la perception comme une droite continue au même titre que la courbe alors même que le rapport visuel de la droite et de la courbe s’offre comme un ensemble lui-même. Cette loi désigne un ordre, une priorité formelle sur une autre. Concernant la « loi de similarité », celle-ci montre que des entités présentant une similarité de forme, de couleur, de taille et ou de luminosité se structurent formellement, s’offrant ainsi à la perception comme un collectif unitaire. Autrement dit, si la proximité ne préside pas au rassemblement de certaines entités, le groupement structurel peut cependant s’opérer en suivant le principe de la similarité. La « loi de symétrie » précise le caractère formel inhérent au rapport de symétrie, rapport qui groupe en un ensemble stable les figures se trouvant les unes par rapport aux autres dans un rapport de symétrie, la distance spatio-temporelle entre les percepts ne constituant pas un facteur déterminant en soi. La loi de symétrie dessine une cohérence relative à la perception ordonnant les choses comme si elles se plaçaient en rapport à un centre spatial. Un exemple typique de la loi de symétrie est un dessin représentant un ensemble de parenthèses. À la perception, les parenthèses apparaissent comme trois paires symétriques de parenthèses. La loi de symétrie s’applique, domine ainsi en un sens sur une organisation qui positionnerait les parenthèses sans lien, sans rapport. La loi en question peut d’ailleurs avoir lieu en dépit du fait que les parenthèses présentent une proximité spatiale ou temporelle. La « loi de la bonne forme » est une loi principielle en ce qu’elle énonce qu’un ensemble de parties informes, par exemple, un groupement arbitraire de points, se manifeste originairement à l’expérience perceptive comme une bonne forme, c’est-à-dire une forme extériorisant simplicité, symétrie et stabilité. En d’autres mots, la forme privilégiée à la perception est généralement la forme la plus régulière, la plus simple et présentant de la symétrie. Cependant, il existe de nombreuses exceptions à la « loi de prégnance » où, par exemple, la loi de continuité prévaut. Enfin, la « loi de destin commun » signifie que les 238 apparaissants montrant la même trajectoire, comme en mouvement vers la même direction, apparaissent à la perception comme faisant partie de la même forme, ce qui est plus vrai encore lorsqu’ils sont effectivement en mouvement, le mouvement lui-même les situant en rapport. En d’autres mots, lorsque des éléments présentent des mouvements de même direction et de même vitesse, ceux-ci sont perçus globalement comme une unité structurale. On le voit, les « lois » structurelles de l’organisation perceptive qui agissent ensemble sont parfois antagoniques et le sont de manière inhérente à l’organisation perceptive, l’antagonisme ne désignant finalement que la prévalence d’un principe d’unification ou de groupement spontané sur un autre. Pour la psychologie de la forme, ces lois de la Gestalt constituent des principes premiers, où les caractéristiques du tout sont déterminantes sur les parties, et naturels dans la mesure où elles s’imposent au sujet de la perception. L’immédiateté de processus globaux, le facteur global comme prévalant naturellement sur les parties le formant signifie que la perception de l’organisation est directe, qu’il n’y a pas de perception isolée, que toute perception est originairement prise dans une organisation globale qui la structure elle-même comme une organisation, toute forme ayant en effet une structure interne. Cela signifie également que l’organisation perceptive n’est pas tributaire de l’expérience (antérieure). Point essentiel, si les lois peuvent parfois elles-mêmes organiser la différentiation figure/fond, si en effet la structure interne de la forme l’implique elle-même, la forme comme totalité la suppose en apparaissant dans un champ qui la comprend. Autrement dit, si la forme est en elle-même la distinction figure/fond, en vertu de son articulation interne, elle en est dépendante ellemême puisqu’elle apparaît, puisqu’elle se trouve, comme totalité unitaire, figure en rapport à un fond. La forme qui se détermine elle-même comme une plage visuelle organisant le rapport figure/fond est ce qu’elle est phénoménalement en apparaissant comme une figure sur un fond. En ce sens, la forme figure/fond est bien la forme de la forme, la condition nécessaire à l’apparition de toute forme, laquelle peut d’ailleurs de manière contingente avoir pour principe d’organisation tel ou tel principe. Il est temps maintenant de discuter du rapport figure/fond pour lui-même et pour lequel Koffka, dans les Principes de la psychologie de la Forme, accorde un chapitre à part. C’est en effet « à part » qu’il faut traiter de ce rapport que les fondateurs de la psychologie de la forme n’ont toutefois pas saisi selon sa propre possibilité, n’ayant pas en effet interrogé le sens 239 d’être du fond comme Totalité. Cela nous apparaîtra bientôt évident. C’est de ce « point de vue » à propos de la Totalité que la structuration figure/fond et la phénoménalité s’articulent. L’articulation figure/fond est la condition de tout apparaître, proposition qui se fonde sur un argument expérimental. Invoquons tout d’abord l’expérience sonore qui met en valeur le rapport figure/fond, le fait même que les sons se prononcent sur un fond luimême sonore, perceptible ou imperceptible (au percevant). Le « silence » est déterminable en fonction de la sensibilité auditive de l’homme qui se situe entre 20Hz et 20000Hz. Dans cette perspective, le silence est le domaine des infrasons et des ultrasons. Le silence est également mesurable à partir de son intensité. Ainsi, pour l’homme, un signal audio en deçà de 40dB est « silencieux », c’est-à-dire n’est pas perçu. Il apparaît donc que le silence ne signifie pas objectivement l’absence de son (ou de bruit), mais spécifie un seuil. Or, un silence pur ou parfait est une limite théorique correspondant à 0dB, une limite qui renvoie à un milieu sans atmosphère (ou sans eau) puisque le son a besoin pour se propager d’un milieu, milieu qui porte et relaie la vibration de « l’objet sonore ». Aussi, au-delà du seuil perceptif de l’homme, l’absence totale de fond sonore n’a pas comme telle de sens dans le milieu atmosphérique terrestre où l’enregistrement du silence bute à 10dB, ne descend jamais en deçà. C’est dire qu’il n’y a pas sur terre de vide sonore. Dès lors, la perception auditive humaine est toujours déjà objectivement dans un milieu sonore qui forme le fond imperceptible fondamental à la perceptibilité des sons, qui correspond à l’arrière-plan que nous éprouvons en entendant un son particulier, en écoutant une mélodie qui, si elle nous détache quelques instants de la réalité, ne se détache jamais elle-même radicalement du fond sonore d’où elle naît et meurt. Le fond est en effet lui-même sonore puisqu’il n’y a, a priori, pas de vide sonore. Autrement dit, l’absence de non-son fait de l’expérience sonore une expérience de différentiations sonores se tenant dans l’amplitude auditive de l’homme. Au sein d’une chambre étanche aux sons extérieurs, formant en elle-même un monde, le sujet n’entend plus que luimême, le travail de son corps, de ses organes, ce qui est par ailleurs un supplice et, pour cette raison et de fait, une méthode de torture. Dans ce cadre artificiel, l’univers sonore est en quelque sorte reproduit, implique un certain silence sur le fond duquel se révèle 240 sans interférence la vie du corps. Ainsi, l’expérience subjective du son implique ellemême le rapport qui la situe objectivement en rapport à un fond sonore sans location. Notons donc pour le moment que la perceptibilité du son s’articule avec une certaine imperceptibilité, une imperceptibilité en jeu par exemple en musique où le silence est une note, une phase sonore comme telle. Le rapport figure/fond, comme condition de tout apparaître, trouve sur le plan visuel une preuve expérimentale, preuve répondant à la question de savoir si une perception différenciée peut effectivement avoir lieu dans un champ absolument homogène. La question revient ainsi à savoir si percevoir est nécessairement ou non percevoir une figure en prise sur un fond. Question à laquelle il est possible de répondre positivement en créant expérimentalement un champ lumineux homogène, c’est-à-dire en produisant un Ganzfeld. Le Ganzfeld revient à l’expérience de quelque chose comme un pur fond. L’expérience phénoménale la moins articulée possible est au fond l’expérience d’un fond sans figure, parfaitement compact et régulier 361 . Or, dans les expériences de Metzger, « les sujets, nous dit P. Guillaume, sont placés en face d’un écran blanc faiblement éclairé par un projecteur et qui remplit tout leur champ visuel. Dans ces conditions, l’écran lui-même n’est pas vu comme une surface localisée à une certaine profondeur. La couleur paraît remplir tout l’espace. Si l’on augmente l’intensité lumineuse, cette couleur semble d’abord se condenser, mais encore sous une certaine épaisseur et à une distance qui est d’abord sous-estimée ; enfin, quand l’intensité augmente encore, l’impression de surface se précise en même temps que celle de distance. Ce progrès de la perception dépend d’une première différenciation de la texture superficielle du papier de l’écran, dont le grain est devenu visible ». P. Guillaume en conclut : « Il n’y a donc de perception d’objet que si des différences d’intensité existent entre les excitations provenant de plusieurs parties du champ » 362 . Ainsi, l’objet sensible apparaît concomitamment avec la différenciation du fond luimême, comme en contraste. Le différentiel dans le stimulus par lequel une surface 361 Évidemment, il ne s’agit pas de dire que l’expérience du champ lumineux homogène n’est pas une expérience perceptive. Une telle expérience est, précisément, l’expérience perceptive d’un champ global indifférencié et opaque. En ouvrant les yeux, le sujet fait face à un plan total, homogène et dense. De même, fermer les yeux, pour une personne capable de percevoir, n’est pas ne rien voir. Fermer les yeux ne revient pas à se priver de tout contenu visuel. C’est plutôt se rendre ainsi aveugle à tout contenu visuel différencié. 362 Guillaume, Paul, La psychologie de la forme, Éditions Flammarion, Paris, 1971, p. 58. Nous soulignons. 241 émerge du fond est un différentiel de luminosité au sein du fond. La condition de la perception visuelle n’est pas la lumière elle-même puisque la perception d’un champ visuel éclairé de manière homogène est une perception indifférenciée, mais un différentiel de la stimulation au sein même du champ visuel qui se signifie comme une présence. En bref, dire que « tout objet sensible n’existe (…) qu’en relation avec un certain « fond » » 363 revient à dire que la différenciation du fond s’organise comme un rapport figure/fond. Une autre façon de conduire l’expérience du Ganzfeld est décrite par Delorme de la manière suivante : « Le sujet porte une « paire de lunettes » hémisphériques construite au moyen de deux demi-balles de ping-pong qui laissent voir la lumière sans permettre la perception des formes ou des surfaces. L’impression d’abord ressentie dans un Ganzfeld est de baigner dans une « mer de lumière » sans profondeur déterminée. Cette vision lumineuse ne dure guère cependant ; elles s’émousse rapidement et fait place à une cécité temporaire. (…). On parle à ce propos d’une « myopie du vide » (Dember et Warm, 1979). (…). La cécité produite par les lunettes translucides disparaît dès qu’on introduit une source de contraste minimale (par exemple, une petite ombre) dans le champ visuel. Cela confirme un principe défendu par les théoriciens de la Gestalt, qui soutenaient que pour qu’il y ait perception, il faut qu’il y ait inhomogénéité dans le stimulus, donc du contraste » 364 . On le voit, comme pour le son qui se donne à l’expérience auditive sur un fond sonore, une figure est figure en se différenciant d’un certain fond informe, différenciation qui correspond à une différence perçue par le système visuel. La perception est cette différence même. De ce fait, la distinction figure/fond est déterminable comme un déséquilibre dans le champ de perception, déséquilibre justifiant le fait de dire que la figure présente un degré supérieur de différenciation par rapport au fond, fond qui peut être homogène ou non. Le fond de l’expérience perceptive de notre environnement quotidien est souvent complexe, hétérogène. Par exemple, une table de jardin apparaissant perceptivement saisie en relation à un jardin fleuri qui, bordé par quelques pins maritimes, s’ouvre sur une plage où de vieux bateaux de pêche se trouvent échoués, 363 364 Guillaume, Paul, La psychologie de la forme, Éditions Flammarion, Paris, 1971, p. 58. Delorme, André, Perception et réalité, De Boeck Université, 2003, p. 227. 242 la mer, retiré au loin, semble avoir rejoint le ciel, est un « percept » inscrit dans un complexe visuel, un ensemble qui peut d’ailleurs faire que la table n’ « apparaisse » pas comme telle, l’œil pouvant se focaliser sur autre une partie du champ visuel en sorte que la « table » apparaisse en marge, présente perceptivement mais absente à l’attention du percevant. Même homogène, le fond n’est jamais à la perception visuelle inexistant mais le phénomène visuel le plus simple. Le fond n’est jamais invisible, l’expérience du fond uniforme n’est pas rien. Si les expériences de Metzer font du rapport figure/fond la condition structurelle de l’expérience de « quelque chose », elles font du fond ce qui ne peut être absent du fait perceptif au sens même où si l’expérience du fond ne nécessite pas l’expérience de la figure, la perception ne peut être en aucun cas la perception de « choses » seulement, de figures (côte à côte) qui seraient que des figures. Proposition qui ensuite a un argument logique en sa faveur, argument que Merleau-Ponty use au dépend de la théorie atomiste de la perception : « Soit une tache blanche sur un fond homogène. Tous les points de la tache ont en commun une certaine « fonction » qui fait d’eux une « figure ». La couleur de la figure est plus dense et comme plus résistante que celle du fond ; les bords de la tache blanche lui « appartiennent » et ne sont pas solidaires du fond pourtant contigu ; la tache paraît posée sur le fond et ne l’interrompt pas. Chaque partie annonce plus qu’elle ne contient et cette perception élémentaire est donc déjà chargée de sens. Mais si la figure et le fond, comme ensemble, ne sont pas sentis, il faut bien, dira-t-on, qu’ils le soient en chacun de leurs points. Ce serait oublier que chaque point à son tour ne peut être perçu que comme une figure sur un fond. Quant la Gestaltthéorie nous dit qu’une figure sur un fond est la donnée sensible la plus simple que nous puissions obtenir, ce n’est pas là un caractère contingent de la perception de fait, qui nous laisserait libres, dans une analyse idéale, d’introduire la notion d’impression. C’est la définition même du phénomène perceptif, ce sans quoi un phénomène ne peut être dit perception. Le « quelque chose » perceptif est toujours au milieu d’autre chose, il fait toujours partie d’un « champ » » 365 . L’argument logique porte sur le sens même de l’organisation perceptive, sur le rapport qu’elle est si elle est perception de « quelque chose ». L’argument en question statue la 365 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 9. 243 manière même dont se structure la perception comme rapport, comme rapport structurel figure/fond dont dépend la perception de la forme et des éléments dont elle est faîte. Aussi, les gestaltistes répondent par la négative à la question : est-ce que la distinction figure/fond provient de l’unification des éléments qui forment la figure ? Cependant, l’unification des éléments constituant la forme sur le principe de la similitude n’impliquet-elle pas logiquement elle-même la perception préalable des éléments ? Mais, pour les gestaltistes, du fait même que même la perception des éléments pris individuellement renvoie à la structure figure/fond, ils renvoient l’organisation primitive de la perception à une structuration spontanée de la forme, du global. Autrement dit, la structure figure/fond est à la condition de la perception de « quelque chose » parce qu’il n’y a pas de donation perceptive de « choses », parce que « le « quelque chose » perceptif est toujours au milieu d’autre chose, (…) fait toujours partie d’un « champ » ». La perception est par définition originairement contextuelle, un complexe. Supposons même qu’il n’en soit rien, que la priorité de l’organisation dans la perception de la forme se réalise par étapes, supposons que la discrimination figure/fond ait pour principe des « quarks perceptifs », supposons que la forme soit un donné secondaire, supposons donc qu’il en soit ainsi, le fait est que l’approche computationnelle ne prend position qu’à l’égard du comment de l’organisation perceptive, que la question est bien de rendre compte de la discrimination figure/fond, de la perception dont nous avons phénoménalement l’expérience. Encore une fois, si encore aujourd’hui, et plus que jamais, les points de vue diffèrent quant à la manière même dont se structure fondamentalement l’organisation perceptive, il ne s’agit pour les théories de la perception que de déterminer objectivement le processus qui préside à la structuration figure/fond, structuration dont nous avons l’expérience. Aussi, qu’il soit immédiat ou non, que le rapport figure/fond s’origine lui-même ou non, l’expérience immédiate de la perception se donne comme l’expérience phénoménale du rapport ségrégatif figure/fond, ce sur quoi se rejoignent et s’accordent les différentes conceptions de la perception, et c’est là pour nous ici l’essentiel. C’est sur ce plan phénoménal que repose la validité de l’argument logique qui prend la perception effective pour seul fondement de l’interprétation de l’expérience perceptive de la perception, l’expérience de laquelle partent pour déterminer le sens de l’expérience (perceptive) gestaltistes et cognitivistes. Lorsque les cognitivistes proposent une solution au phénomène des « contours 244 subjectifs », elle ne concerne que la possibilité même de la distinction figure/fond sans contour produit par une discontinuité lumineuse, c’est-à-dire n’est à propos que de ce que nous donne perceptivement l’expérience de la perception. Les diverses interprétations de l’organisation perceptive ne remettent pas en question la structuration figure/fond, elles la tiennent plutôt pour ce qui est à expliquer. Insistons, la question pour la psychologie est de finalement savoir comment de manière primitive le système visuel peut avoir accès à la perception d’une forme apparaissant sur un fond. Le rapport figure/fond est factuel, les modalités opérationnelles du rapport sont en question, sont à discuter. Revenons dès lors au fait, à la manière dont nous avons l’expérience perceptive du rapport figure/fond pour comprendre la structure figure/fond, rapport dont peut-être la forme la plus élémentaire et patente se manifeste en une région qui se distingue de son milieu en raison du contour qui la délimite. Que la perception du contour comme ligne ne suffise pas à différencier la figure du fond, qu’elle ne permette d’ailleurs pas plus la détermination de ce qui apparaîtra à la perception comme figure ou comme fond, et si, de plus, la différenciation figure/fond peut se faire en l’absence de contour déterminé par une discontinuité de luminosité, le rapport de la figure au fond n’en apparaît alors que plus essentiel, comme relatif à tout apparaître. Aussi, l’expérience « ambiguë » du vase de Rubin dont les contours objectifs ne permettent pas une définition définitive de la figure par rapport au fond, la figure et le fond pouvant en effet apparaître alternativement comme fond ou comme figure, met particulièrement en valeur l’inhérence de l’apparaître au rapport de la figure au fond. Que le fond prenne la fonction de la figure, et inversement, de fait, et de manière constitutive, le changement de polarisation maintient la polarisation figure/fond. Si les rôles sont transposables, ni la figure ni le fond ne jouent un double rôle. Or, le fait même que la figure et le fond puissent alterner montre la différence phénoménale entre la figure et le fond. L’impossibilité même de l’identification figure/fond sans l’anéantissement de la figure atteste de la nécessité du rapport qui les lie et les oppose, c’est-à-dire du rapport qui les met en rapport. Examinons le vase de Rubin qui illustre à la fois la réversibilité figure/fond comme une mesure du sens phénoménal du rapport figure/fond et la manière dont la figure et le fond apparaissent en rapport l’un à l’autre : 245 Fig. 1 Fig. 2 Fait significatif, il apparaît impossible de percevoir à la fois la figure et le fond avec la même acuité, c’est-à-dire de percevoir le fond comme je peux percevoir la figure, et inversement. La simultanéité perceptive figure/fond annulerait le rapport figure/fond et par conséquent le fait de percevoir « quelque chose ». La simultanéité est la simultanéité de l’apparition de la figure et de la non-apparition du fond comme figure. Dans le premier modèle (Fig. 1), le « vase » a pour fond la page blanche à laquelle les profils semblent appartenir, profils qui de fait, dans le second modèle (Fig.2), se donnent en premier plan. Les modèles ci-dessus font apparaître le rapport figure/fond comme déterminant la possibilité de percevoir « quelque chose », possibilité renvoyant à l’impossibilité de saisir perceptivement sur un même plan le vase et les profils se faisant face. L’apparition du vase comme tel enfonce les profils dans le fond et l’apparition des profils entraîne dans le fond le vase qui lui-même devient fond, perdant ainsi ses caractéristiques phénoménales. Il y a donc en quelque sorte deux « cas de figure » qui présentent phénoménalement la même stabilité, qui manifestent « quelque chose » en rapport à un fond, l’un faisant du vase une figure et, par là même, conduisant les profils à l’arrière plan, l’autre escamotant le « vase » au profit de deux profils. Phénoménalement, ces « cas de figure » n’ont pas la 246 même signification. En revanche, ils sont structurellement identiques en ce qu’une figure apparaît en rapport à un fond dans les deux cas, deux cas qui s’imposent alternativement au sujet de la perception. Objectivement parlant, la surface correspondant au vase est la même alors même qu’elle est phénoménalement différente selon les « cas de figure », selon sa place, en avant ou en arrière. Dans un cas, elle est un « vase », dans l’autre, elle n’est pas un vase ni à vrai dire autre chose mais un fond. Idem pour les profils. Aussi, l’alternative figure/fond pour une même partie du champ visuel, le vase ou les profils, n’annule pas le rapport figure/fond, il en révèle plutôt la nécessité, c’est-à-dire la codépendance, la co-apparition figure/fond relative à tout apparaître. Figure et fond coapparaissent mais, en raison du fait qu’ils co-apparaissent, figure et fond se différencient. Par exemple, à l’expérience perceptive, le « vase » apparaît se profiler sur un fond, sur une réalité moins articulée que la figure. Ce rapport s’affirme particulièrement lorsque le « vase » devient figure, se manifeste comme une présence significative, ce qui est vrai aussi pour les profils qui, advenant au devant de la scène figurale, se montrent en une unité naturelle qu’ils n’avaient pas en tant que fond. Cette différence singulière définissant phénoménalement le rapport figure/fond s’associe à un ensemble de différenciations phénoménales entre la figure et le fond qui furent le thème de travaux menés par E. Rubin, travaux que nous pouvons résumer et commenter en quelques propositions. Tout d’abord, souvent, lorsque deux champs ont un bord commun, c’est celui qui se trouve enclos qui prend figure au contraire du fond qui se retire comme fond. La figure qui s’individualise au dépend du fond est ainsi généralement enveloppée par un fond qui ne comporte pas ou peu de parties distinctes. Cependant, si la partie du champ enveloppée est couramment à la perception la figure, et le champ enveloppant le fond, cela n’est pas systématique comme en atteste l’expérience du vase de Rubin. Mais un carré encerclé par un cercle qu’il touche de l’intérieur par ces quatre angles apparaîtra d’emblée comme une figure. La taille de la figure est en effet un facteur déterminant de l’articulation de la figure/fond comme rapport enveloppé/enveloppant. Contrairement au fond, la figure s’extériorise par rapport au fond, se distingue du fond comme un objet même si la figure renvoie à une forme abstraite. C’est dire que la figure a une forme alors que le fond en est dépourvu. Plus précisément, la forme du fond est définissable en opposition à la définition de la forme de la figure. Si la figure possède une forme, c’est-à- 247 dire contour et organisation, le fond cependant réalise une forme informe, amorphe, sans relief. Autrement dit, la figure présente les caractères spécifiques et phénoménales de la chose (individualité, cohésion, dessin) alors que le fond, ne bénéficiant pas de l’effet individualisant du contour, se fond en un fond indéfini. Le fond a donc une forme, une unité. Concernant le contour : le contour, ligne objective commune au fond et à la figure, semble être la propriété de la figure. Perceptivement, le contour est assurément le contour de la figure, lui appartient. Perceptivement, le fond n’a donc pas de contour. En effet, dès que le « fond » se métamorphose en une « figure », le contour se fait celui de la nouvelle figure. Le contour est ainsi invariable dans le changement du rapport figure/fond. Aussi, l’alternance figure/fond signifie que le contour n’est phénoménalement pas commun à la figure et au fond, que le contour demeure toujours le contour de la figure. La fonction du contour est fondamentale à la délimitation et donc à la démarcation de la figure à l’égard du fond. En ce sens, le contour qui caractérise la figure est un facteur organisationnel. Le contour ouvre ainsi le champ à un « intérieur » vis-à-vis duquel il est « extérieur ». Aussi, si le fond se forme comme une étendue relativement homogène passant sous la figure, c’est parce que la figure comporte une certaine frontière, laquelle pouvant du reste être « subjective », c’est-à-dire le résultat d’une discontinuité lumineuse au sein du champ. À la différence de la figure, le fond paraît en effet s’étendre derrière et sous la figure. Relativement indifférencié, le fond paraît être derrière la figure, être au fond un fond et, à ce titre, être en se continuant uniformément sous la figure. Que la figure puisse devenir le fond, et inversement, qu’il y ait une rotation figure/fond n’annule pas l’impression que le fond, potentiellement figure, apparaît comme fond. Le rapport est donc organisationnel. Dès lors, et c’est une autre tendance mise en lumière par Rubin, le fond tend à être perçu comme « éloigné » et la figure comme « plus proche » par rapport à l’observateur même si la figure et le fond sont objectivement à la même distance, c’est-à-dire sur un plan à deux dimensions. Le rapport figure/fond lui-même forme un indice de profondeur, la couleur de la figure intensifiant le phénomène. La couleur de la figure semble plus substantielle que la couleur du fond. Cela signifie que la figure montre une stabilité qualitative plus grande que le fond, que l’unité subjective de la figure se préserve et se renforce en sa couleur. La figure est plus substantielle que le fond, c’est-à-dire qu’elle offre, en tant que partie du champ, une densité propre par rapport au champ lui-même. Si 248 toute partie homogène du champ tend à se déterminer comme une forme, la couleur de la figure peut accentuer le contraste, c’est-à-dire le rapport entre la figure et le fond. À ce sujet, Koffka écrit : « This difference in articulation between figure and ground is universal, and appears not only in their shapes but also in their colours. We have previously encountered the connection between high degree of articulation and colouring. Therefore we should expect the same field to look more coloured when it is figure than when it is ground. And that is confirmed by fact » 366 . Pour finir, la figure prédominant phénoménalement sur le fond est plus aisée à se remémorer que le fond. Ces propositions qui portent sur la manière dont la figure et le fond sont phénoménalement en rapport portent donc sur la réalité structurelle de la totalité figure/fond, réalité qui, se structurant, développe phénoménalement un sens que le percevant recueille perceptivement. Le rapport phénoménal figure/fond ne doit ni à la connaissance ni à l’imagination sa forme. Le fond qui paraît se continuer sous la figure est une vérité perceptive, une vérité structurelle immanente au fait perceptif que le savoir ni ne précède ni ne fonde. Le rapport figure/fond s’impose à la perception comme fait perceptif, c’est-à-dire comme une structuration qui ne peut avoir pour condition préalable une condition subjective. De quoi le savoir pourrait-il être la constitution alors même que les parties du champ qui, objectivement ne changent pas, change perceptivement, le fond devenant figure, la figure devenant fond ? Pareillement à l’expérience perceptive du vase de Rubin, le « pattern de Marroquin » qui apparaît immédiatement à la perception comme des organisations circulaires changeantes et se superposant fait apparaître une autonomie organisationnelle de la perception, autonomie qui s’impose que ce modèle ait été vu de nombreuses fois ou, au contraire, pour la première fois. Comme le « pattern de Marroquin » 367 , le vase du Rubin déborde le plan objectif et échappe au contrôle du percevant, le changement de polarité figure/fond pouvant se faire soudainement. De quoi le savoir serait-il donc la constitution alors que finalement il a fallu que le rapport figure/fond apparaisse une première fois à la perception ? De quoi le savoir aurait-il la connaissance face à un pattern inconnu qui, comme pattern et en tant que pattern articule le rapport figure/fond ? On peut vouloir voir à nouveau la figure qui nous apparaissait avec tant d’évidence sans y 366 Koffka, K., Principles of Gestalt Psychology, Ed Routlege & Kegan Paul LTD, London, 1950, p. 186. Pour une représentation du « pattern de Marroquin », se reporter à l’ouvrage de Delorme, André, Perception et réalité, De Boeck Université, 2003, p. 237. 367 249 parvenir. On peut également vouloir garder la figure stable, toujours « figure » sans le pouvoir. L’oscillation spontanée entre la figure et le fond n’a pas pour condition une condition subjective, elle s’opère perceptivement, c’est-à-dire, au niveau même du champ perceptif et comme une organisation perceptive. Le mouvement alternatif figure/fond du vase de Rubin renvoie l’instabilité du rapport figure/fond à une stabilité du rapport figure/fond, à un « ordre » ou une structure essentielle à l’apparaître de tout pattern, structure qui se structure et qui, à ce titre, n’est pas une forme subjective. L’organisation perceptive s’opère du côté de ce qui se donne à la perception, du côté de la « nature » dirait Koffka qui écrit : « Thus we accept order as a real characteristic, but we need no special agent to produce it, since order is a consequence of organization, and organization the result of natural forces. In this way our discussion has made manifest how nature produces order » 368 . Il n’est toutefois pas certain que Koffka appréhende l’ordre de la « nature » comme un ordre incluant structurellement le sujet lui-même, c’est-à-dire qu’il n’est pas certain que Koffka pense le sujet à partir des termes mêmes à travers lesquels il thématise l’ordre dont la nature serait la manifestation. Le sujet de la perception, comme dimension du champ perceptif, est pourtant un déterminant structurel de l’organisation perceptive en raison même de sa mondanéité. L’ « ordre » auquel fait référence Koffka comprend de fait le percevant en tant qu’il est perceptible, est lui-même une partie du champ perceptif. Quoi qu’il en soit pour l’instant, Koffka présente une filiation intérieure entre « ordre », « organisation » et contraintes structurelles ou « forces » dont les « lois » principielles de la psychologie de la forme ont pour but de décrire le sens. Relative à une organisation structurelle, l’ « ordre » est, comme manière dont s’ordonne le champ perceptif, formel. Or, toute forme se forme comme une interrelation complexe, une interrelation que Koffka et les gestaltistes ont thématisé à travers le rapport partie/Tout. L’ « ordre » comme tel développe du sens et l’organisation dont le sens est le produit et l’attestation phénoménale est déterminable à partir de la relation de la partie au Tout : « Our discussion has dealt with very elementary objects, objects which as such are far removed from those manifestations of the mind in which the « understanding » psychologists are justly interested. But even these humble objects reveal that our reality is 368 Koffka, K., Principles of Gestalt Psychology, Ed Routlege & Kegan Paul LTD, London, 1950, p. 175. C’est K. Koffka qui souligne. 250 not a mere collocation of elementals facts, but consists of units in which no part exists by itself, where each part points beyond itself and implies a larger whole. Facts and significance cease to be two concepts belonging to different realms, since a fact is always a fact in an intrinsically coherent whole. We could solve no problem of organization by solving it for each point separately, one after the other; the solution had to come for the whole. Thus we see how the problem of significance is closely bound up with the problem of the relation between the whole and its parts. It has been said: the whole is more than the sum of its parts. It is more correct to say that the whole is something else than the sum of its parts, because summing is a meaningless procedure, whereas the whole-part relationship is meaningful » 369 . Le sens apparaît comme une qualité émergeante de l’organisation partie/Tout, est ce qui apparaît de l’organisation elle-même. L’organisation produit une unité non additive mais complexe, une unité liée à la totalité partie/Tout, une unité faisant que le Tout est quelque chose d’autre que la somme de ses parties. Autrement dit, Koffka décrit une réalité qualitative relative à la totalité elle-même qui n’a pas de correspondance au niveau des parties qui la compose. Pour Koffka, les parties sont ce qu’elles sont en raison de leur appartenance au Tout, le sens apparaissant comme la propriété phénoménale et globale de l’organisation partie/Tout. Cependant, Koffka propose une définition de l’organisation partie/Tout en fonction du Tout, ne propose pas dès lors une définition interrelationnelle du rapport partie/Tout, c’est-à-dire une définition qui comprend la partie et le Tout dans un rapport circulaire, de co-détermination. Koffka rapporte ainsi le sens des parties au Tout sans reprendre le sens du Tout en fonction des parties. La qualité, l’apparition du sens est plus une caractéristique de la totalité partie/Tout que du rapport partie/Tout luimême. Aussi, Koffka lie l’émergence qualitative, ce quelque chose d’autre qui n’est pas une somme, à une relation renvoyant le Tout à lui-même plutôt qu’à une interrelation codéfinissant la partie et le Tout. Autrement dit, Koffka rend compte du rapport partie/Tout en prenant pour seul point de vue le point de vue holiste, ne considère donc pas le Tout comme rapport, c’est-à-dire comme une interdépendance partie/Tout. Or, que nous ne puissions réduire le Tout aux parties signifie que nous ne pouvons réduire les parties au Tout. L’impossibilité même de la réduction du Tout aux parties, et inversement, implique 369 Koffka, K., Principles of Gestalt Psychology, Ed Routlege & Kegan Paul LTD, London, 1950, p. 175. 251 de concevoir le Tout et les parties en rapport, dans un rapport de réciprocité circulaire, c’est-à-dire comme des réalités interrelationnelles. Il ne suffit pas de dire que le Tout est plus que la somme de ses parties, de dire par conséquent que les parties sont plus qu’elles-mêmes de par et dans le Tout car l’irréductibilité partie/Tout est réciproque, est par définition irréductible au Tout comme à la partie. La définition de la partie à partir du Tout appelle une définition du Tout à partir de la partie. Koffka limite le sens de l’émergence (du sens) à la globalité en ce qu’il ne spécifie pas l’unité globale du Tout à partir de la structuration partie/tout elle-même. L’émergence n’est pas pour Koffka un produit de la structuration partie/Tout mais une organisation du Tout qui se compose de parties. L’émergence ne peut être immanente au Tout que si le Tout est lui-même une émergence, un Tout en rapport à ce qui le détermine comme Totalité, à savoir la partie. Si, comme l’écrit Edgar Morin, « on peut appeler émergences les qualités ou propriétés d’un système qui présentent un caractère de nouveauté par rapport aux qualités ou propriétés des composants considérés isolément ou agencés différemment dans un autre type de système », si le sens émergeant du Tout est une qualité par rapport aux constituants du Tout, alors le sens n’est pas une propriété du Tout lui-même mais une qualité du Tout comme produit d’organisation, comme réalité dont la réalité se structure en rapport à la partie (du Tout). Ce qui pose problème n’est pas de lier le Tout à la définition du sens mais de dissocier le Tout de l’organisation par laquelle le Tout advient à lui-même et tire sa factualité. Penser la globalité sans la structuration dont elle se forme revient à enlever à l’émergence son caractère factuel. Le Tout n’a pas de sens en soi, n’est pas comme tel formel. Le Tout n’est un fait que relativement à l’organisation dont il est une dimension, c’est-à-dire que le Tout est interrelationnel. Encore une fois, le Tout s’identifie au sens de par et dans son rapport à la partie comme la partie est plus qu’elle n’est individuellement dans et par le Tout. Le Tout n’est pensable que comme interrelation du Tout à lui-même, le Tout étant alors en rapport à ce qui le détermine comme Tout, en rapport à la partie car il en est une dimension. Autrement dit, le Tout est un état organisationnel, un complexe relationnel faisant du rapport partie/Tout la réalité du Tout. Aussi, ce qui fait évènement est l’irréductibilité partie/Tout, irréductibilité faisant l’interdépendance du structurel et de la phénoménalité. Irréductibilité qui fait état en elle-même de l’interrelation partie/Tout, qui renvoie la factualité phénoménale de 252 l’émergence à la structuration organisationnelle partie/Tout. L’émergence de la forme comme « émergence », globale et unitaire, est le versant phénoménal et corrélatif de la structure relationnelle et irréductible partie/Tout. Le Tout ne peut apparaître comme quelque chose de plus que les parties qui le forment que si le Tout est moins que ce qu’il serait sans les parties qui le renvoient à sa globalité. En d’autres mots, ce quelque chose de plus faisant que le Tout est phénoménalement quelque chose est le rapport dont le Tout se structure. Comme le Tout et les parties (du Tout) sont ontologiquement indissociables, phénoménalité et structuration le sont. Or, la caractérisation de ce plus n’est pas pour Koffka relationnel au sens co-définitionnel du terme parce que la totalité de ce tout qui est quelque chose de plus que ses parties est compris régionalement, est elle-même une partie du champ perceptif. Le sens relationnel du Tout n’apparaît pas pour lui-même parce que le tout de la psychologie de la forme est une totalité. Koffka ne parvient pas à une définition structurelle/organisationnelle du Tout car la totalité du tout qu’il thématise dépend de l’expérience de patterns, de modèles. La totalité du tout correspond en fait à une zone visible du champ perceptif, à un ensemble local figurant lerapport-de-la-figure-en-rapport-au-fond-immédiat. Ainsi, par exemple, une plage visuelle sur un plan homogène constitue une distinction au sein du champ, une articulation qui présente les caractéristiques formelles de la totalité. Toutefois, une figure relativement simple en relation avec un fond uniforme, bien que représentant un sens, ne concerne qu’une portion du champ visuel. Alors que l’expérience perceptive du pattern le rapporte dans un rapport englobant, dans un rapport qui excède le fond que Koffka pense à partir de sa relation à la figure, Koffka concentre sa définition du tout à la totalité qui situe le pattern dans son environnement immédiat. C’est donc, selon nous, parce que Koffka approche l’organisation perceptive à partir de patterns qu’il néglige au fond l’expérience perceptive, expérience qui revient à la donation de ce qui apparaît comme à une figure en rapport à un fond, à un fond qui apparaît perceptivement comme inhérent à l’expérience de la figure, à un fond qui ne comprend pas seulement la figure mais le percevant, dont le percevant est le sujet et une dimension. Prenons donc pour thème l’expérience perceptive, l’articulation dont elle est l’expérience pour l’irréductibilité du rapport figure/fond en vue de déterminer le caractère structurel du fond. L’irréductibilité de l’expérience perceptive, l’irréductibilité de l’appartenance du percevant à ce dont il est 253 le sujet ne correspond-elle pas à l’irréductibilité du rapport figure/fond, à l’irréductibilité de l’apparaître ? Parce que le percevant est du côté de ce dont il est le sujet, fait lui-même partie comme apparaissant de ce dont il a l’expérience (perceptive), l’irréductibilité de l’expérience perceptive n’est-elle pas structurellement l’irréductibilité du rapport figure/fond, du rapport conditionnant tout apparaître ? Le sujet de la perception apparaissant, le rapport du sujet à ce dont il se rapporte perceptivement n’est-il pas le fait de la structure dont dépend l’expérience perceptive, à savoir le rapport figure/fond ? Que l’expérience perceptive soit l’expérience du sujet de la perception en rapport à ce dont il est le sujet ne signifie-t-il pas que le sujet percevant est lui-même soumis à la structure de la perception et que, par conséquent, c’est en fonction de la structure de la perception que dépend la détermination du sens de l’irréductibilité de l’expérience perceptive ? En bref, l’intramondanéité du percevant qui se décline perceptivement ne nous impose-t-elle pas de la saisir à partir de la condition de l’expérience (perceptive) ? Prenons donc plus précisément pour thème l’irréductibilité du rapport figure/fond dans le but de comprendre le sens de l’irréductibilité de l’expérience, du rapport faisant du sujet percevant un apparaissant, c’est-à-dire structurellement parlant, une figure en rapport à un fond. L’irréductibilité elle-même du rapport figure/fond nous apprendra en quoi le rapport figure/fond est interrelationnel, en quoi la phénoménalité est structurelle. Un apparaissant apparaît en apparaissant en relation avec l’ensemble du champ visuel dont il fait partie, champ qui au sens global du terme forme le fond, c’est-à-dire ce qui ne peut apparaître comme une figure ou encore comme une partie du champ en vertu du fait que la figure et le fond forment ensemble un rapport de différenciation du champ, un rapport phénoménal qui, du point de vue structurel, est l’articulation de la partie (du Tout) et du Tout comme Totalité. En ce sens, le rapport phénoménal figure/fond est structurellement le rapport partie/Totalité. Si la phénoménalité est ce qu’elle est en raison même de la structure qui la conduit à elle-même, la structure partie/Totalité structurant la phénoménalité se détermine elle-même phénoménalement. Aussi, comme interrelation, la structure partie/Totalité est immanente à la phénoménalité elle-même, le sujet percevant (partie) apparaissant en rapport au monde au sens de Totalité (Fond). C’est la raison pour laquelle, et c’est l’objet du prochain chapitre, la Totalité est/apparaît comme l’expérience 254 du Fond (Totalité). Nous allons le montrer en tâchant de montrer que le mode d’être de la Totalité est un mode d’apparaître. Acquis alors le fait de la correspondance interne entre l’être et l’apparaître, nous serons mieux à même de comprendre le fait que d’être en rapport à est nécessairement rapport de Totalité, rapport connaissant des variations modales relatives aux différents sens mais qui demeure structurellement ce qu’il est, chaque sens se déterminant en effet par rapport à un unique rapport au monde, sur fond de monde. Ce qui advient sensiblement aux sens répond au rapport de Totalité, se situe nécessairement et toujours sur fond de Totalité. Que la perception advienne, elle advient comme rapport de perception, c’est-à-dire interrelationnellement. Établi le fait que l’être est d’apparaître et que l’apparaître est d’être rapport interrelationnel corps/monde, nous comprendrons alors « why we see things and not the holes between them » 370 . 370 Koffka, K., Principles of Gestalt Psychology, Ed Routlege & Kegan Paul LTD, London, 1950, p. 208. 255 A.2.3) La structure de la phénoménalité. A.2.3.1) Le mode d’apparaître du Tout comme Totalité. Si en effet « il est vrai que le monde est ce que nous voyons » 371 , comment dire « ce que c’est que (…) monde » 372 sinon en revenant à l’expérience perceptive du rapport de perception, à l’expérience d’où s’articule l’expérience elle-même puisque l’expérience est l’expérience irréductible de l’irréductibilité de l’expérience corps/monde ? Comment déterminer le sens d’être du monde sinon en le déterminant à partir du rapport dont l’expérience elle-même se structure, rapport qui place le sujet de la perception en tant que corps (figure) du côté de ce dont il est en rapport, en rapport au monde ? Du même côté de ce dont il est le sujet, l’expérience du sujet de l’expérience ne peut correspondre à un rapport à soi du vécu. Prise dans le rapport dont il est le sujet, l’expérience du percevant est bien plutôt l’expérience du rapport qui caractérise l’expérience comme expérience, en et par lequel se donne l’expérience (du monde) comme rapport au « monde vu dans l’inhérence à ce monde » 373 . L’expérience comme rapport est un caractère structurel de l’expérience. Dès lors, la détermination de la signification ontologique du monde est bien un retour à la vérité de l’expérience (perceptive), à l’expérience même de l’ouverture au monde comme ouverture du monde lui-même. En raison de la structure de l’expérience – l’expérience apparaît être l’expérience du rapport dont elle se structure – la définition de ce que veut dire « monde » revient à la définition du monde dont l’expérience est l’expérience. Le monde dont l’expérience (perceptive) est l’expérience est le monde de l’expérience (perceptive), le monde comme rapport à la transcendance du monde. Il ne peut donc s’agir de chercher l’être du monde hors du rapport de l’expérience (perceptive), « de s’installer en deçà de toute expérience, dans un ordre pré-empirique où elle ne mériterait plus son nom » 374 . « Savoir ce que c’est que l’être-monde » 375 ne peut revenir à sortir de l’ordre ontologique de l’expérience pour déterminer un sol plus convaincant et plus sûr que l’expérience elle-même car on ne peut en sortir, l’expérience ne débouchant 371 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 18. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 372 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 17. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 373 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 276. 374 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 27. 375 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 21. 256 que sur de l’expérience, l’expérience s’ouvrant continuellement à de l’expérience (perceptive). Que l’expérience (perceptive) ouvre toujours et encore sur de l’expérience (perceptive), cette expérience nous apprend, mieux qu’aucune autre, ce qu’est la présence (perceptive) du monde : le monde comme présence absolue, comme condition « effective » de toute présence. Or, si l’expérience est l’expérience du monde, si l’expérience perceptive est ce à quoi nous avons ouverture, alors l’explicitation du mode d’être du monde passe par la description de la « transcendance du monde comme transcendance » 376 , transcendance du monde qui ne peut donc avoir de sens dans un ordre de l’en soi, qui ne peut donc figurer un monde hors du rapport qui le situe en rapport à sa propre transcendance. « La vraie solution, nous dit Merleau-Ponty, Offenheit d’Umwelt, Horizonhaftigkeit » 377 . La solution est de partir d’où l’on ne peut que partir, c’est-à-dire de l’expérience du monde. Partir de l’expérience (perceptive) du monde pour dire ce qu’est le monde, cela signifie le décrire à partir de et selon l’expérience comme rapport de perception. Autrement dit, l’expérience est la solution du « problème du monde » parce que le monde et l’expérience (perceptive) du monde s’identifient, ce qui signifie que décrire le monde pour dire ce que c’est que le monde revient à décrire l’expérience (du monde) elle-même, le rapport dont l’expérience est l’expérience. Si l’expérience perceptive est en effet la solution alternative à la pensée qui pense contradictoirement, « toute négation du monde, mais aussi toute neutralité à l’égard de l’existence du monde a pour conséquence immédiate qu’on manque le transcendantal. L’épochè n’a le droit d’être neutralisation qu’à l’égard du monde comme en soi effectif, de l’extériorité pure : elle doit laisser subsister le phénomène de cet en soi effectif, de cette extériorité » 378 . L’épochè doit rendre la perception à sa vérité, à ce plan qui ne concerne que le rapport qui articule les « images ». Elle « doit laisser subsister » le rapport dont la perception est le rapport, neutraliser simplement une histoire du savoir qui plaque sur l’expérience ce que l’on peut en penser, recouvrant ainsi sa phénoménalité. Le travail de l’épochè ne consiste qu’à rendre l’expérience perceptive à sa phénoménalité en suspendant la reformulation de l’expérience à partir du sujet de l’expérience uniquement, reformulation 376 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 60. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 247. 378 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 223. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 377 257 qui substitue au rapport originaire de perception un rapport réel entre des étants : le sujet qui pose le monde comme son corrélat subjectif, le monde devenant alors ni plus ni moins qu’une « sublimation de l’Étant » 379 . L’épochè garantit que le retour à l’expérience est bien un « retour » à ce dont l’expérience est l’expérience, à savoir un rapport (perceptif) à un seul monde, à l’ouverture du monde qui implique le sujet dont le monde est l’ouverture. Autrement dit, épochè libère la voie à un retour au rapport dont la phénoménalité se structure, rapport qui se structure comme rapport figure/Fond. Il n’y a de (rapport de) phénoménalité que comme rapport figure/fond, cela nous le savons. Or, la négation par substitution de la figure par le fond dont elle est la figure permet en fait de faire apparaître le sens d’être de la présence du fond dont la figure est la figure, ce qui revient à faire apparaître le mode d’être du monde lui-même et le sens de son implication vis-à-vis du rapport qui le situe en rapport à un corps percevant. Un exercice relativement simple qui consiste à substituer une figure par son fond, faisant du fond une figure, puis à substituer de nouveau la figure qui fut antérieurement un fond par son fond, faire apparaître ultimement, lorsque le processus de substitution se répète, un Fond et, par là même, la signification ontologico-phénoménale du rapport figure/fond (Fond). En effet, la substitution de la figure par le fond dont elle est la figure présuppose toujours un fond, doit finalement sa possibilité à l’existence/présence de ce qui demeure fond. Ainsi, la substitution de la figure par le fond dont elle est la figure ne laisse pas un vide, laisse nécessairement la place à un fond. En d’autres mots, le remplacement même de la figure par le fond entraîne en quelque sorte l’émergence ou la venue de ce qui forme le fond de la figure. Or, le fond devenant figure se décline de nouveau dans un rapport figure/fond. C’est dire que le fond ne peut devenir une figure qu’en apparaissant en rapport à un fond dont il est la figure. La négation par substitution de la figure par le fond dont elle est la figure implique l’apparition du fond du fonddevenu-figure. Dès lors, puisque l’opération de remplacement de la figure par le fond de la figure maintient le rapport organisationnel figure/fond, elle apparaît applicable au fond du fond-devenu-figure, faisant alors du fond du fond-devenu-figure une figure. Le rapport de substitution peut se répéter, il se réitère toujours et nécessairement comme le 379 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 238. 258 rapport figure/fond. La négation par substitution fait ainsi toujours apparaître un fond plus pro-fond que celui qui apparaissait précédemment comme fond, faisant de ce fait même apparaître le rapport figure/fond comme le rapport conditionnant l’apparaître de « quelque chose ». De plus, la négation par substitution rencontre un plafond, une limite en ce qu’elle fait apparaître un Fond, c’est-à-dire ce qui ne peut apparaître comme une figure. En effet, un apparaissant, apparaissant sur un fond, est lui-même possiblement un fond sur fond duquel peut apparaître une figure. Toutefois, la figure qui a pour fond ce qui apparaît être une figure sur un fond plus profond apparaît en rapport à un Fond sans fond. Une feuille de papier repose sur une table, une table qui apparaît comme un fond pour cette feuille de papier et une figure en apparaissant dans la pièce dont elle est un meuble, une pièce elle-même en prise avec un entourage plus large et moins distinct qui lui-même s’inscrit phénoménalement en rapport à ce qui n’apparaît pas comme tel, à ce qui se présente comme le fond de tous les fonds, le Fond. Aussi, la négation par substitution de la figure par le fond est l’attestation de la plénitude du Fond, la négation d’un fond l’attestation du Fond. En d’autres mots, la possibilité même de la négation du fond comme fond, c’est-à-dire comme une figure en rapport à un fond plus pro-fond, met au jour la structure ontologico-phénoménale du rapport figure/Fond dont dépend l’apparition de toute figure, structure dont la phénoménalité est la manifestation. Il en ressort qu’il y a une nécessité eidétique entre le fait d’apparaître comme un apparaissant et le fait d’apparaître sur Fond de ce qui ne peut être nié comme Fond. Une figure est figure en raison même de son appartenance au Fond. Apparaître comme une figure, c’est apparaître sur fond du Fond et, en ce sens, toute apparition est, par co-définition, coapparition du Fond. L’appartenance figure/Fond figure par conséquent un rapport qui, loin de correspondre à une relation contingente, correspond à « la définition même du phénomène perceptif » 380 . Aussi, la négation par substitution de la figure par le fond dont elle est la figure fait ressortir le Fond comme ce qui ne peut apparaître autrement, Fond ultime et indépassable de toute figure et qui, de ce fait, représente la condition d’apparaître de toute figure. Le Fond, en tant que ce qui ne peut être une figure, c’est-àdire, un apparaissant sur fond de « quelque chose », en tant que ce qui ne peut se manifester phénoménalement en rapport à un fond plus pro-fond, est ce dont précisément 380 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 10. 259 la figure ne peut se différencier comme apparaissant. Apparaître signifie co-apparaître sur fond du Fond qui n’apparaît pas lui-même en tant que Fond, Totalité. Le rapport de coapparition renvoie à une interrelation figure/Fond, à une co-dépendance d’être/apparaître et de sens. Le rapport d’appartenance de la figure/Fond signifie que l’apparition de la figure est structurellement indissociable de l’apparition du Fond, que l’apparition de la figure est une modulation de la Totalité. Le Fond n’est donc constitutif de l’apparaître de la figure qu’en co-apparaissant à même la figure dont il est le Fond, le Font étant de ce fait même la condition ontologico-phénoménale de l’apparition de la figure. Le Fond comme Totalité prend ainsi forme concomitamment à l’apparition de la figure, se constitue en elle. Le rapport figure/Fond est interrelationnel, c’est-à-dire que le rapport figure/Fond est un rapport structurel, de co-détermination entre la figure et le Fond. La co-détermination ontologique figure/Fond renvoie ultimement à l’appartenance de la figure au Fond comme Totalité, faisant du rapport figure/Fond un rapport autoréférentiel, un rapport se structurant lui-même. Il faut saisir l’appartenance figure/Fond comme structurel, l’appartenance comme structure, appartenance qui de fait se manifeste comme un renvoi phénoménal figure/Fond 381 . Dès la Phénoménologie de la perception, MerleauPonty réfère la problématique de la perception à la question du sens de la Totalité, c’està-dire à l’expérience du monde. Il écrit ainsi : « Le problème classique de la perception de l’espace et, en général, de la perception doit être réintégré dans un problème plus vaste. Se demander comment on peut, dans un acte exprès, déterminer des relations spatiales et des objets avec leurs « propriétés », c’est poser une question seconde, c’est donner comme originaire un acte qui n’apparaît que sur le fond d’un monde déjà familier, 381 On peut aborder le rapport figure/Fond en prenant pour point de départ le Fond. Le Fond est ce qui ne peut co-apparaître comme figure au sens où il apparaît impossible de saisir le Fond de la manière dont on saisit perceptivement la figure. Le Fond n’est donc pas substituable à une figure. Autrement dit, le Fond ne peut jamais devenir, à la perception, une figure. Il co-apparaît toujours et nécessairement comme Fond. L’exercice mental de substitution que nous proposons suppose la présence d’un observateur, lequel ne peut faire que le Fond, à la perception, apparaisse comme une figure. En revanche, ce même observateur, selon le déplacement de son corps et/ou de son attention, est en mesure d’appréhender perceptivement toute figure comme un fond. Par exemple, selon le mouvement de mon attention, un panneau publicitaire dans une rue changera perceptivement de statut, passant de figure sur fond de rue/monde à un fond sur lequel apparaît tel ou tel mot, ce dernier ne cessant pas toutefois de co-apparaître sur fond de rue/monde. Toute figure perceptible est possiblement un fond, et inversement, selon le point de vue de l’observateur. Mais, qu’une figure puisse apparaître comme un fond, et inversement, suppose la co-apparition de ce qui n’est ni une figure ni un fond, à savoir le Fond. C’est à la fois la contingence du rapport local de substitution figure/fond et l’inaliénabilité perceptive du Fond que cet exercice veut mettre en valeur. 260 c’est avouer que l’on a pas encore pris conscience de l’expérience du monde » 382 . Le retour à l’expérience (perceptive) est bien un retour à « l’expérience du monde » et c’est à partir de cette expérience qui situe le percevant (figure) en rapport à ce dont il est le sujet (le Fond) qu’il s’agit de comprendre l’expérience elle-même, le rapport autoréférentiel dont l’expérience se structure se manifestant à même l’expérience. Il est vrai et nécessaire de rapporter la problématique de l’expérience perceptive à l’expérience perceptive ellemême, c’est-à-dire à la détermination du sens du rapport dont l’expérience est l’expérience. Il est ainsi nécessaire de penser l’expérience selon l’expérience en vue de proprement penser l’expérience qui comprend le sujet qui la pense, et ainsi éviter les écueils du dualisme, ce dont Merleau-Ponty, ni dans Phénoménologie de la perception ni dans Le visible et l’invisible, ne parvient au final à faire. L’expérience (perceptive) situe le sujet de la perception en rapport au Fond, c’est-à-dire au monde. Le monde de l’expérience est l’expérience du monde. De la négation par substitution de la figure par le fond dont elle est la figure ressort, corrélativement à la structure interrelationnelle figure/Fond dont la phénoménalité se structure, la primordialité du Fond comme Totalité. En effet, la négation par substitution fait apparaître un Fond sans fond, une réalité primordiale et préalable à l’apparition de toute figure et, en ce sens, condition de toute apparition. Elle le met au jour en ne pouvant s’appliquer sur lui en ce que l’opération même de négation par substitution le présuppose. Ce que fait apparaître la négation par substitution est sa propre possibilité. Non seulement la négation par substitution n’altère pas l’être du Fond mais elle en révèle la profondeur, l’inaltérabilité en tant que ce qui comprend tout, qui dès lors se comprend en comprenant sa propre possibilité, la figure. La négation par substitution fait apparaître ce qui ne peut se manifester comme une figure en tant que Fond, Totalité. Autrement dit, le Fond est ce qui ne peut avoir de fond, ce qui apparaît en co-apparaissant. L’antériorité absolue du Fond est ainsi indissociable de l’appartenance figure/Fond comme rapport structurel. Le Fond est ontologiquement à la condition de l’apparition de la figure en la co-conditionnant, en ce que l’apparition de la figure est une détermination phénoménale de la Totalité elle-même. L’appartenance est structurelle dans la mesure où le rapport ontologique figure/Fond (corps/monde) est intraontologique. La primordialité est au fond la primordialité de la Totalité elle-même au sein 382 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 325. 261 de laquelle se développe le relationnel. Aussi, dire que le Fond est Totalité, c’est dire en premier lieu qu’il est le fait originaire et indéfectible, dimension de ce qui fut, est et sera. Le Fond est le fond de toute chose et, à ce titre, n’est pas lui-même une chose (figure). Patočka écrit au sujet du monde, de ce qui ne souffre donc pas de la négation parce qu’il la rend possible : « Le monde n’est pas somme, mais totalité. On ne peut pas en sortir, s’élever audessus de lui. Le monde est, par tout son être, milieu, à la différence de ce dont il est le milieu. Pour cette raison, il n’est jamais objet. Pour cette même raison, il est unique, indivisible. Toute division, toute individuation est dans le monde, mais n’a pas de sens pour le monde. Lieu de toute indivision : milieu de tous les lieux de tous les instants, de toutes les époques et durées » 383 . La Totalité n’est ni saisissable comme une chose ni comme un ensemble de choses parce qu’elle est transcendance absolue, « omni-englobante et donc intotalisable » 384 . Ni chose ni ensemble de choses, la Totalité désigne donc la Forme, ce dont toute chose est un mode, « dimensionnalité ». Le rapport dont l’appartenance se structure est un rapport au Fond, à une réalité qui n’est pas totalisable, incontenable en ce qu’il fonde tout point de vue. Dire enfin que le Fond est Totalité, c’est dire qu’en raison de son incontenabilité, le Fond ne peut apparaître lui-même comme un apparaissant (figure), que ce qu’il est implique son inapparition comme figure (chose singulière, contenu particulier, réalité individuée). Car la Totalité est tout ce qui est, son être est de n’apparaître qu’en coapparaissant. Le Tout comme Totalité co-apparaît car l’apparaître se structure sur fond du Fond, du fond même du Fond, se constitue interrelationnellement, comme rapport autoréférentiel. Il faut ainsi saisir le sens du rapport structurel figure/Fond (corps/monde) comme indivisible du mode d’être du Fond qui, comme Totalité, n’apparaît pas lui-même comme figure et, pour cette raison, est au principe de l’apparition de la figure en tant que la figure appartient au Fond, est une partie du Tout. La possibilité même du rapport interrelationnel figure/Fond faisant de la co-définition figure/Fond ce qu’est l’apparaître est une possibilité de la Totalité elle-même, une possibilité immanente à la Totalité en ce 383 384 Patočka, Jan, Papiers Phénoménologiques, Éditions Jérôme Millon, 1995, p. 114. Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 81. 262 qu’elle la rend possible, la Totalité contenant ainsi sa propre possibilité, sa propre visibilité. Aussi, le rapport dont se structure la phénoménalité apparaît à même la phénoménalité, ne peut lui être extérieur dans la mesure même où la transcendance de la Totalité annule tout rapport d’extériorité. La transcendance du monde est la facticité du monde, transcendance d’où se structure le rapport qui le rapporte à sa propre transcendance puisqu’il s’effectue à partir du monde lui-même et, dès lors, comme modulation du monde. Il s’agit de penser le rapport structurel figure/Fond en rapport à l’appartenance ontologique de la figure au Fond. Dès lors, la non-présentabilité du Fond en tant que Totalité, en raison même de l’appartenance de la figure au Fond, est constitutive de la présentabilité de la figure. L’appartenance est structurelle en ce que l’inapparition de la Totalité, en raison même de son incontenabilité, est indivisible de l’apparition de la figure. L’inapparition de la Totalité est impliquée par l’apparition de la figure, et inversement. Inapparition et apparition se structurent, c’est-à-dire qu’ils coapparaissent, co-apparition qui compose la phénoménalité et que Merleau-Ponty thématise à travers le rapport visible-invisible. Il faut ainsi comprendre que la correspondance entre le rapport figure/Fond et le rapport partie/Tout est structurelle, c’est-à-dire que la structure autoréférentielle se détermine phénoménalement, le monde s’ouvrant ainsi à lui-même. Revenons au rapport partie/Tout pour voir se dégager le sens phénoménal du rapport lui-même. En identifiant, dans Matière et mémoire, le percevant à une « image » et la matière à « un ensemble d’images », Bergson proposait de rendre compte de l’articulation perceptive à partir de et selon l’expérience (perceptive), la perception apparaissant alors comme un rapport. Ayant à spécifier le sens du rapport apparemment paradoxal situant une « image » en rapport à « l’ensemble des images », Bergson élevait la problématique de la perception à son sens propre, c’est-à-dire en correspondance à la structure dont se structure la phénoménalité. Bergson soulevait par là même un problème au sens propre du terme : comment en effet une image (partie/corps percevant) parmi les images peutelle être (apparaître) le centre des images (Totalité/monde) ? Merleau-Ponty nous rappelle dans Le visible et l’invisible que l’attitude naturelle comprend spontanément le sens du rapport corps/monde comme un rapport d’inclusion, la partie étant alors contenu 263 dans le Tout : « Il nous faut rejeter les préjugés séculaires qui mettent le corps dans le monde et le voyant dans le corps, ou, inversement, le monde et le corps dans le voyant, comme dans une boîte » 385 . Que disons-nous en effet en disant que la partie est dans le Tout ? Dire que la partie est dans le Tout revient à dire que la partie est contenue dans un conteneur dans la mesure où la relation d’inclusion correspond à une relation spatiale, c’est-à-dire une relation où les termes de la relation sont visibles eux-mêmes, visibles comme l’est la relation qui les lie. Pour le dire autrement, la relation d’inclusion partie/Tout réfère à un rapport où la partie et le Tout apparaissent l’un et l’autre, l’un dans l’autre. Ils sont de la même manière dans l’espace, occupent l’un et l’autre de l’espace dans l’espace. Ils indiquent l’un et l’autre une place, composent un espace de leur position respective. La partie et le Tout, dans le rapport d’inclusion, sont un rapport entre des étants au sein d’un espace ontologique qui lui n’apparaît pas comme un espace. C’est la raison pour laquelle, la partie contenue est une partie à l’intérieur du Tout et une partie qui elle-même est, en tant que contenue, spécifiable comme un conteneur, faisant dès lors du Tout lui-même, en tant que conteneur, une réalité contenable. Le conteneur est ainsi, en droit, contenu et le contenu est, en droit, conteneur car la relation d’inclusion, perceptible elle-même, implique des réalités totalisables, c’est-à-dire des réalités qui sont perceptivement saisissables pour elles-mêmes, indépendamment de la relation qui les situent en rapport l’un à l’autre. Aussi, la définition du statut de la partie ne renvoie pas à une co-définition partie/Tout, et vice versa, mais à un point de vue extérieur qui, en tant que point de vue extérieur à la relation elle-même, surimpose à des réalités perceptivement indépendantes un rapport de l’extérieur, c’est-à-dire finalement un rapport qui n’est pas constitutif de ce qu’elles sont individuellement. Dans la relation d’inclusion, la partie et le Tout sont l’une et l’autre des apparaissants et, de ce fait, partagent en droit le même statut, faisant que la partie est un Tout, un conteneur. Le Tout, contenant la partie, parce qu’il apparaît comme conteneur, est phénoménalement une partie, une réalité entièrement localisable au sein du champ de la perception et, pour cette raison, le Tout est lui-même contenable, contenu ou une partie. Le Tout n’est ni une propriété du Tout lui-même ni une propriété inhérente à la relation qui le situe en rapport à la partie. Dire que la partie est dans le Tout, c’est voir un rapport qui n’appartient ni à la 385 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, 180. 264 partie ni au Tout, c’est voir la relation elle-même, voir ainsi une organisation perceptive d’inclusion isolable du champ de la perception, champ qui ne la contient pas puisqu’il n’est pas lui-même saisissable de l’extérieur, qui n’est pas lui-même de ce fait un conteneur. En bref, le rapport d’inclusion est un rapport ontique. On comprend alors que Merleau-Ponty ne tienne pas le rapport de contenance pour un rapport rendant compte de l’expérience (perceptive), c’est-à-dire du rapport corps/monde, bref de l’intra-mondanéité du percevant. Or, l’expérience (perceptive) est l’expérience du rapport de perception, rapport du percevant au monde qui se réalise selon le mode qui situe le percevant en rapport au monde, le percevoir étant en effet indistinctement un se percevoir, rapport de perception qui se réalise perceptivement, rapport impliquant le seul plan des « images » et qui, dès lors, situe la partie (corps) en rapport au Tout comme Totalité (le monde). Or, que pouvons-nous dire du rapport entre la partie et le Tout comme Totalité ? Être une partie du Tout comme Totalité, ce n’est pas entretenir un rapport de contenance mais un rapport d’appartenance à l’égard du Tout. Le rapport partie/Totalité est ainsi un rapport sans extériorité au sens où la Totalité n’est pas perceptible de l’extérieur de la Totalité elle-même. Le rapport d’appartenance correspond ainsi à un rapport interrelationnel, c’est-à-dire co-définitionnel. C’est pourquoi, le rapport partie/Totalité (figure/Fond) nous apparaissait comme un rapport d’être et de sens, ce qui signifie que la partie et la Totalité se présupposent l’un l’autre, entendu que le rapport de co-définition s’opère comme un rapport de la Totalité à elle-même, sans dissociation ontologique. En raison même de la structure autoréférentielle du rapport d’appartenance, la partie apparaît en rapport à la Totalité, à ce qui est comme tel incontenable. Par co-définition, la Totalité ne peut apparaître comme une partie. Le mode d’être de la Totalité réfère spécifiquement à la Totalité elle-même, c’est-à-dire est relatif à ce qui ne peut, par co-définition, être et apparaître comme une partie (figure). Le rapport de co-définition est indivisiblement lié à la Totalité, à son incontenabilité. La Totalité n’est donc ni une réalité contenue ni même un conteneur en vertu du fait qu’il est incontenable. En tant que conteneur incontenable, la Totalité est ce qui se contient elle-même et, pour cette raison, est indéterminable comme une réalité contenue. La Totalité est condition de toute partie en tant qu’il contient toute partie possible et, c’est pourquoi, il n’est pas lui-même spécifiable spatialement. Il est ainsi nul part et partout parce qu’il est incontenable. Aussi, la co- 265 apparition figure/Fond (corps/monde) renvoie en premier lieu à l’incontenabilité de la Totalité, c’est-à-dire à son invisibilité constitutive, à son mode d’être/apparaître constitutive de l’apparition même de la figure (corps) qui, appartenant à la Totalité, coapparaît (le voyant est visible). Or, la définition de ce qu’est la Totalité en tant que Totalité revient à la définition du mode d’être de la Totalité comme mode d’apparaître. L’analyse de la relation partie/Tout où le Tout est Totalité, inintelligible comme rapport de contenance, induit une description phénoménologique de la Totalité. C’est sur une caractérisation du mode d’apparaître de la Totalité que se termine l’examen du rapport partie/Tout. Autrement dit, en considérant le rapport partie/Tout comme un phénomène unitaire, la définition du rapport se porte sur le mode d’apparaître de la Totalité. L’opposition définitionnelle partie/Tout du rapport de contenance laisse place à une définition structurelle du rapport partie/Totalité. C’est à une définition structurelle du rapport partie/Totalité que l’analyse du rapport partie/Tout mène lorsque le Tout est reconnu tel qu’il est/apparaît, Totalité. La Totalité (Fond, monde), en tant que Fond (Totalité, monde), a ainsi de l’être en n’apparaissant pas comme une figure (partie, corps), mais en co-apparaissant. Pour résumé, l’être de la Totalité est de co-apparaître. La co-apparition n’est pas l’apparition d’un contenu dans un autre, mais bien un rapport dont l’apparaître se structure. Pour cette raison, la co-apparition (figure/Fond, partie/Totalité, corps/monde), est rapport et ce qu’il y a n’est pas autre chose que rapport, rapport qui n’est pas produit mais co-produit, rapport dont l’expérience est l’expérience. L’expérience est ainsi le rapport dont elle est l’expérience parce que l’expérience est un rapport interrelationnel. C’est pourquoi le sujet de l’expérience est lui-même en rapport à l’expérience elle-même, que le rapport au monde se fait du monde et donc selon le monde lui-même, que le monde de l’expérience est l’expérience du monde. Que le monde recule toujours devant le sondage de la perception, que l’expérience ne puisse embrasser le monde de l’expérience lui-même, c’est que le monde est l’expérience elle-même en tant que le monde n’est à lui-même qu’en rapport à lui-même, c’est-à-dire rapport à sa propre transcendance. Le monde est ainsi inaccessible à une expérience le transcendant car il fonde la transcendance de toute expérience. Autrement dit, l’incontenabilité du monde est la transcendance dont l’expérience est l’expérience et l’appartenance à ce qui demeure transcendance la condition de toute expérience. Autant dire que l’expérience se forme de 266 ce que ne peut apparaître pour soi, qu’une opacité constitutive la renvoie à elle-même. C’est pourquoi l’expérience du monde (comme monde de l’expérience) est inconvertible en un rapport transcendant au monde lui-même. Et c’est en tant que transcendance absolue que le monde est impliqué dans la co-apparition de la figure (partie/corps), coimplication qui se spécifie en rapport, rapport de l’invisible et du visible, de l’absence et de la présence. L’invisibilité du monde comme Totalité est l’avers du rapport structurel de co-apparition s’opérant comme rapport autoréférentiel. Aussi, l’invisibilité dont le monde s’apparaît ne figure pas « un invisible de fait, comme un objet caché derrière un autre, et non pas un invisible absolu, qui n’aurait rien à faire avec le visible, mais l’invisible de ce monde, celui qui l’habite, le soutient et le rend visible, sa possibilité intérieure et propre » 386 . Le rapport de structure dont la phénoménalité se structure, rapport qui implique que le monde, en raison même de « sa structure ontologique qui enveloppe tout possible et à laquelle tout possible reconduit » 387 , n’apparaisse pas lui-même, n’apparaissant en effet qu’en co-apparaissant, et qui dès lors implique une dimension d’invisibilité constitutive du visible, a pour nom la « chair » dans la philosophie de Merleau-Ponty. Merleau-Ponty, comprenant le rapport à l’Être comme intérieur à l’Être, c’est-à-dire comme un rapport à la Totalité elle-même, à ce qui ne peut apparaître comme tel, comprenant ainsi mieux que personne que l’inapparition du monde conditionne toute présence, décrit la phénoménalité comme une interrelation visible/invisible : « l’invisible n’est pas le contradictoire du visible : le visible a lui-même une membrure d’invisible, et l’in-visible est la contrepartie secrète du visible, il ne paraît qu’en lui, il est le Nichturpräsentierbar qui m’est présenté comme tel dans le monde – on ne peut l’y voir et tout effort pour l’y voir, le fait disparaître, mais il est dans la ligne du visible, il en est le foyer virtuel, il s’inscrit en lui (en filigrane) – » 388 L’invisible s’inscrit dans le visible comme le visible s’inscrit dans l’invisible. L’invisible qualifie la transcendance dont le visible est la manifestation, est le renvoi phénoménal du 386 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 196. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 278. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 388 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 265. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 387 267 visible à son appartenance au monde. L’invisibilité du visible se présente en la visibilité du visible, en la visibilité qui lui est immanente, en une reconduction inépuisable de sa visibilité qui situe le visible irrémédiablement à distance, en rapport au monde qu’il fait paraître et dont il est une émergence. La co-apparition du visible et de l’invisible veut dire que le visible est « Urpräsentierbarkeit du Nichturpräsentierten » 389 , que « l’invisible est là, sans être objet, c’est la transcendance pure », sans masque ontique » 390 . Aussi, lorsque Merleau-Ponty écrit que « le visible, qui est toujours « plus loin », est présenté en tant que tel, il est l’Urpräsentation du Nichturpräsentierbar » 391 , il fait au fond dépendre le mode de donation phénoménale du visible à son appartenance au monde qui, comme transcendance pure, est invisible. Ainsi, en reconnaissant l’appartenance ontologique du visible à l’invisible, à ce qui excède toute perspective, Merleau-Ponty place le monde au fond de toute apparition, toute présence manifestant dès lors un « défaut de présence » 392 , c’est-à-dire l’inapparition fondamentale du monde lui-même. L’absence non objective du monde est ainsi à la condition de la présence du visible, c’est-à-dire ce qui en détermine le mode de donation. Merleau-Ponty écrit ainsi : « Un certain rapport du visible et de l’invisible, où l’invisible n’est pas seulement non-visible (ce qui a été ou sera vu et ne l’est pas, ou ce qui est vu par autre que moi, non pas moi), mais où son absence compte au monde (il est « derrière » le visible, visibilité imminente ou éminente, il est Urpräsentiert justement comme Nichturpräsentiebar, comme autre dimension) où la lacune qui marque sa place est un des points de passage du « monde ». C’est ce négatif qui rend possible le monde vertical, l’union des incompossibles » 393 L’apparaissant et le monde co-apparaissant, l’apparaissant, en raison de son appartenance au monde, fait paraître en son apparition même une absence, la transcendance dont il est une partie, le monde s’apparaît lui-même par conséquent en chaque apparition. L’absence au principe de la présence signifie que toute présence reporte une appartenance dont elle 389 Merleau-Ponty, Maurice, La nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, 1994, p. 271. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 278. 391 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 266. 392 Barbaras, Maurice, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 96. 393 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 277. 390 268 est l’attestation et la négation, c’est-à-dire figure une co-appartenance. La négativité qui marque toute apparaissant, qui l’inscrit dans la « profondeur » du monde, se réalise donc comme une négation de l’Être lui-même, une négation en laquelle l’Être se différencie, se phénoménalise. Ce « négatif qui rend possible le monde vertical » s’indistincte du monde lui-même, c’est-à-dire de sa transcendance si bien que la négativité dont l’apparition se constitue ne peut être à elle-même pleinement, se nie elle-même en étant indissociable de ce qu’elle nie. Ce « négatif » est donc autoréférentiel : « Le négatif ici n’est pas un positif qui est ailleurs (un transcendant) – c’est un vrai négatif, i. e. une Unverborgenheit de la Verborgenheit, une Urpräsentation du Nichtürpräsentierbar, autrement dit un originaire de l’ailleurs, un Selbst qui est un Autre, un Creux ». La négativité dont l’apparition est la manifestation dissimule et rend présent ce qui ne peut être présent comme tel, ce qui donc ne peut être absent de l’apparition elle-même. La dimension de non-être qui caractérise la présence de l’apparaissant procède ainsi de l’absence du monde lui-même, l’apparaissant s’excédant de son appartenance au monde, le « défaut de présence » renvoyant alors à un excès de présence. L’apparaissant co-apparaît, s’excède par conséquent vers ce dont il est la co-apparition, présente ainsi une certaine absence dont il puise indéfiniment sa propre présence. En co-apparaissant, l’apparaissant fait donc apparaître beaucoup plus que luimême : « Dire qu’il y a transcendance, être à distance, c’est dire que l’être (au sens sartrien) est gonflé de non-être ou de possible, qu’il n’est pas ce qu’il est seulement » 394 . Modulant le monde lui-même, chaque apparition se dépasse elle-même comme une possibilité de ce qui englobe toutes les possibilités et, en ce sens, la co-apparition est une référence au cœur de l’apparaissant de sa propre possibilité, une référence qui s’implique dans la transcendance même du monde. La co-apparition signifie que l’apparaissant n’apparaît que comme présence de ce qui ne peut par principe être visible. On peut ainsi comprendre que Merleau-Ponty en vienne à écrire : « Quand je dis donc que tout visible est invisible, que la perception est imperception, que la conscience a un « punctum caecum », que voir c’est toujours voir plus qu’on ne voit, – il ne faut pas le comprendre dans le sens d’une contradiction – Il ne faut pas se figurer que j’ajoute au visible parfaitement défini comme en Soi un non394 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 232. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 269 visible (qui ne serait qu’absence objective) (c’est-à-dire présence objective ailleurs, dans un ailleurs en soi) – Il faut comprendre que c’est la visibilité même qui comporte une non-visibilité – Dans la mesure même où je vois, je ne sais pas ce que je vois, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait là rien, mais que le Wesen dont il s’agit est celui d’un rayon de monde tacitement touché » 395 La donation phénoménale de l’objet comporte donc nécessairement une « non-visibilité » qui le phénoménalise, qui pourvoit à sa mondanéité. Aussi, le « défaut de présence » dont le visible est l’expérience est l’expérience même de sa présence. Autrement dit, ce dont le visible est l’absence assure sa donation en chair, l’absence comme référence à l’absence du monde « en entier » constituant ainsi le mode de donation du visible. Par conséquent, apparaître, c’est nécessairement co-apparaître. Si la présentation en personne de la chose est faite en effet de la non présence du monde, l’apparaître est l’unité interrelationnelle de l’absence et de la présence, une unité relative à la structure du relationnel comme rapport d’appartenance partie/Totalité. Le visible ne peut donc apparaître que de la « profondeur » même du monde qui l’installe dans une distance nécessaire à son expérience, une distance qui se manifeste dès lors comme une proximité. Distance et proximité s’identifient dans le rapport qui place le monde en rapport à lui-même, se correspondent phénoménalement dans le rapport qui ouvre le monde lui-même 396 . Le monde « en entier » ne peut dès lors apparaître qu’en co-apparaissant, se dévoilant dans la présence même du visible comme présence de l’Absent. L’expérience du visible est indivisiblement l’expérience du monde comme ce dont le visible est constamment un renvoi, un renvoi qui l’ouvre à sa visibilité et qui rend le monde à sa propre possibilité. Le monde se phénoménalise en augmentant le visible de son rapport au monde, se profile dans ce rapport dont le visible est le rapport, un des « points de passage du monde ». 395 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 295. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 396 « La révélation sensible nous met en présence d’un terme qui ne peut être approché davantage, qui est son « terminus », tout en étant son contraire en tant qu’elle est révélation, qu’elle « repose en soi » et en son opacité. Elle est donc 1) aussi proche que possible, ce qu’il y a de plus proche, et 2) aussi distance que possible, séparée de nous par toute la distance de sa coïncidence avec soi, par sa viscosité. Elle est donc à la fois proche et distance. Sa proximité (il n’y a rien entre la révélation sensible et elle), c’est d’être à distance, justement parce qu’elle est terme dernier ou premier, celui qui s’avise d’elle en est à cent lieues, elle est ce qui n’a jamais été dévoilé, ce qui reste intact après le dévoilement » ; Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, p. 159. 270 L’invisibilité qui phénoménalise l’apparaissant est la phénoménalité du monde car l’invisibilité du visible qui phénoménalise le monde a pour condition le monde lui-même. Le rapport visible/invisible n’a au fond de sens que comme rapport d’appartenance du monde à lui-même, rapport en lequel se spécifie le monde lui-même. La négation qui porte au visible le visible n’est un « vrai négatif » que comme un négatif autoréférentiel, un négatif qui s’appliquant à lui-même ne peut se réaliser comme négation de soi, un négatif qui alors remplit le monde de lui-même. La phénoménalité se structure comme rapport interrelationnel, rapport qui se possibilise sur l’impossibilité même de la donation du monde comme Totalité. Autant dire que l’apparaître se structure à partir de la donation originaire du monde, d’une profondeur inépuisable et donc « imprésentable » à l’horizon de laquelle chaque apparition se constitue. Nous disions que la détermination du visible à partir de son appartenance au monde fait de la transcendance du visible la transcendance même de l’invisible, rapport interrelationnel qui se présente en chaque apparition. Comme le souligne Renaud Barbaras dans Vie et intentionnalité, l’horizon est certainement le terme le plus approprié pour spécifier cette co-extensivité apparaissant/monde qui s’articule au niveau du visible, le visible dont la visibilité est un rapport constitutif à l’horizon dont il provient. En ce sens, l’horizon qualifie un rapport à soi du visible comme rapport à l’extériorité incontenable du monde. Il ouvre et ferme le visible à lui-même, articule le visible de l’intérieur comme sa propre possibilité. C’est toujours à l’horizon du monde que le visible est visible, il en est une puissance. Les variations phénoménales du visible sont toujours une figuration de la même transcendance. Le monde comme horizon du visible signifie que le monde est le ressort du visible, ce qui apparaît en chaque visible et ses explicitations phénoménales. L’horizon est une origine et une perspective. Aussi, « l’horizon n’est pas plus que le ciel ou la terre une collection de choses ténues, ou un titre de classe, ou une possibilité logique de conception, ou un système de « potentialité de la conscience » : c’est un nouveau type d’être, un être de porosité, de prégnance ou de généralité, et celui devant qui s’ouvre l’horizon y est pris, englobé » 397 . L’horizon n’est pas visible lui-même, il est ce sens qui perce en chaque visible, la visibilité comme visibilité de l’invisible. L’horizon trame et sustente le visible, le visible qui n’est à sa visibilité qu’en co-apparaissant, qu’en 397 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 193. 271 se faisant toujours l’explicitation du même thème, de l’Incontenable. Dans une note de Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty insiste de nouveau sur la dimension ontologique de l’horizon, de ce dont chaque apparition est l’expression : « Nous sommes dans l’humanité comme horizon de l’Être, parce que l’horizon est ce qui nous entoure, nous non moins que les choses. Mais c’est l’horizon, non l’humanité qui est l’être – Comme l’humanité (Menschheit) tout concept est d’abord généralité d’horizon, de style – Il n’y a plus de problème de concept, de la généralité, de l’idée quand on a compris que le sensible luimême est invisible » 398 . L’horizon est la référence phénoménale du visible à ce qui le transcende, l’empreinte de l’invisible sur le visible. Intérieur à l’Être, le visible n’apparaît qu’en faisant apparaître ce qui ne peut apparaître comme tel. Le monde est ainsi ce qui se manifeste à même le visible comme sa propre absence. Aussi, l’horizon est l’expérience de cette présence en retrait du monde en chaque visible et dont la visibilité du visible est dépendante. L’horizon est ainsi derrière le visible et donc à l’unité du visible, à l’unité du rapport qui situe la variation phénoménale du visible en rapport à une expérience qui ellemême renvoie à un percevant. L’horizon est ainsi l’expérience (perceptive) de l’unité de l’expérience du monde comme monde de l’expérience. Autrement dit, l’expérience est l’expérience de l’horizon, du rapport de perception comme rapport de co-apparition. La dimension lacunaire du visible correspondant à l’absence du monde comme Totalité est pour Patočka ce qui précisément réalise l’unité de l’expérience. L’horizon est ainsi la phénoménalité du monde : « L’horizon demeure stationnaire à l’intérieur du changement des objets. Par ailleurs, n’importe quel objet, si lointain soit-il, peut être atteint par un mouvement du centre vers la périphérie, par un déplacement dans le cadre de l’horizon : chaque singularité présuppose l’horizon, chacune en est une « explication », mais peut aussi, au contraire, y être simplement impliquée, contenue dans l’horizon en une guise non intuitive. C’est précisément dans sa partie non intuitive, non individuée, que l’horizon stationnaire est le plus englobant. L’horizon est la présence en personne de ce qui n’est pas présent en personne ; il en est la limite, montrant en même temps, de façon 398 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 286. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 272 indubitable, que ce qui n’est pas présent en personne est néanmoins là et peut être atteint par un cheminement légal » 399 . La présupposition même du monde sur toute individuation du monde se signifie comme un rapport du visible à l’invisible, un rapport qui signifie que le visible doit ultimement sa détermination à son rapport à l’horizon, au monde. Patočka résume ainsi ce que nous avons pu écrire à propos du monde comme horizon : « Si l’horizon est phénomène, c’est en un tout autre sens que les choses qui l’expliquent. Celles-ci sont des phénomènes, des apparaissants au sens propre du terme : ce qui se montre, autant que possible, pleinement, en original, de façon que cela ne saurait se montrer mieux ou davantage. Le phénomène est ici la donation de la chose ellemême qui se dévoile, sa présence en personne. L’horizon en revanche n’est phénomène qu’en ce sens qu’il est là, qu’il nous montre sa présence – en tant que présence de ce qui n’est pas présent, donation du non-donné. Le phénomène de l’horizon ne peut être formulé qu’en de tels paradoxes, frisant la contradiction. Si l’on réserve le titre de phénomène, apparaissant, à ce qui se montre, l’horizon n’est pas un phénomène, mais le retrait à découvert des phénomènes. En tant que l’horizon est au-dessus des choses qui l’expliquent, il signifie donc : les phénomènes sont toujours le dévoilement du voilé, l’être-voilé est originaire, la mise à découvert et le dévoilement ne sont possibles que sur son fondement » 400 Comme expérience du renvoi de toute perception à son appartenance à un même monde, comme possibilité de la même transcendance, l’horizon est l’expérience de ce qui est à la condition de toute expérience, c’est-à-dire l’expérience de l’ « a priori » de l’expérience. Il n’y a pas d’apriorité à l’expérience de l’expérience puisque le monde de l’expérience est l’expérience du monde. L’a priori structure l’expérience (de l’a priori) car le rapport dont l’expérience se structure est rapport d’appartenance, rapport autoréférentiel qui situe le monde en rapport à lui-même. L’apriorité de l’expérience est l’horizon de l’expérience au sens où l’horizon désigne l’expérience de l’absence, de ce surplus d’être qui structure 399 400 Patočka, Jan, Papiers Phénoménologiques, Éditions Jérôme Million, 1995, p. 63. Patočka, Jan, Papiers Phénoménologiques, Éditions Jérôme Million, 1995, p. 63 273 l’apparition de l’apparaissant comme co-apparition du monde. L’a priori de l’expérience comme horizon de l’expérience est ainsi le renvoi constant de l’expérience à elle-même, à des modalités qui figurent toujours et encore le monde comme Totalité. C’est dire que l’a priori de l’expérience est l’expérience de l’a priori immuable et fondamental de toute expérience. Patočka écrit au sujet de l’a priori du monde, de l’a priori de l’a priori logique : « Or, cet a priori (…) signifie qu’il doit y avoir une connexion unique à l’intérieur de laquelle est tout ce qu’il y a. Cette connexion unique est au sens propre ce qui est. Prise en vue dans l’optique de ce que nous avons déjà dit, elle est la condition de toute expérience. Mais elle est également la condition de tout étant singulier dans son être singulier. Ainsi la forme-du-monde (Weltform) de l’expérience est à la fois ce qui rend possible une expérience du monde » 401 L’a priori de l’expérience qui unifie le flux de l’expérience et en assure la cohérence est l’expérience de l’a priori que parce que l’expérience est co-apparition, rapport structurel de l’apparaissant à ce qui n’est pas lui-même un horizon, le monde n’apparaissant qu’en co-apparaissant, le monde n’apparaissant qu’à l’horizon du monde. Synthétiquement, disons que l’a priori de l’expérience est l’expérience de la donation originaire du monde, de ce qui comme « omni-englobant » ne peut apparaître lui-même de sorte que le monde se phénoménalise à l’horizon de lui-même, l’apparition qui alors n’apparaît que sur fond du monde n’apparaît qu’en faisant apparaître « une profondeur qui ne se présente en elle que comme sa propre absence ». Disons enfin que le monde est l’a priori de l’expérience que parce que le rapport du monde à lui-même est rapport autoréférentiel, rapport qui ne se dissociant pas des termes dont il est le rapport est structurel. La co-apparition procède ainsi de l’appartenance comme structure, c’est-à-dire comme co-appartenance. On ne peut mieux dire : « Mettre au jour l’appartenance comme structure constitutive de l’apparaître, c’est saisir le monde lui-même comme a priori de la phénoménalité »402 . Comme a priori de l’expérience, le monde est l’absolu phénoménologique. Dès que le monde est compris 401 Patočka, Jan, Papiers Phénoménologiques, Éditions Jérôme Million, 1995, p. 214. C’est Patočka qui souligne. 402 Barbaras, Jan, Vie et intentionnalité, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2003, p. 122. 274 comme tel, comme horizon de tous les horizons, toute apparition est, en raison même de son appartenance au monde, co-apparition du monde. Aussi, l’avènement du relationnel (figure/Fond, percevant/monde, apparaissant/monde) n’annule pas la transcendance du monde puisque le relationnel en procède, transcendance qui n’advient alors à elle-même que relationnellement, ce que précisément spécifie la co-apparition (du monde). Dès lors, ce dont l’apparition (figure/corps/apparaissant) est structurellement la co-apparition est la transcendance même du monde, ce qui signifie que le monde lui-même n’apparaît qu’en co-apparaissant. La transcendance du monde n’a donc de réalité qu’en rapport à ce qui la manifeste, à ce qui en atteste la transcendance, à savoir l’apparition (figure, apparaissant, corps). Par conséquent, l’avènement du relationnel n’est possible que comme rapport d’appartenance qui ne se structure que parce qu’il s’opère sur un seul plan, le plan même du monde. C’est pourquoi l’expérience de la transcendance du monde est constitutive de l’expérience elle-même, est ainsi toujours à la mesure de l’expérience puisqu’elle se confond avec le Fond, l’épaisseur du monde. Le monde n’advient ainsi à lui-même phénoménalement que dans la mesure où l’expérience ouvre sur le monde, s’ouvre sur la transcendance du monde, ouvre donc le monde en s’ouvrant sur une Eröffnung fondamentale. Autrement dit, le rapport d’appartenance dont l’expérience se structure est un rapport « à un registre ouvert » 403 , à ce qui est et demeure toujours et nécessairement ouvert. De ce point de vue, l’ouverture au monde est l’ouverture à l’ouverture du monde si bien que l’expérience (perceptive) ne peut, par co-définition, crever le Fond dont elle se constitue. L’expérience fait ainsi seulement place à de l’expérience, c’est-à-dire à un rapport qui place toujours le monde au-delà de lui-même. Le monde de l’expérience comme expérience du monde est pour cette raison l’expérience d’une évidence opaque. Parce que l’expérience ne trouve le monde que comme ce qui fondamentalement la transcende, la clarté de l’expérience est toujours déjà chargée de l’obscurité originaire du monde. Merleau-Ponty a raison, le monde est « ce qui reste intact après le dévoilement ». De ce point de vue, la dimension lacunaire de l’apparition recouvre une déterminabilité phénoménale inexhaustible qui co-existe avec le monde comme ouverture totale, comme distance absolument irréductible. La différenciation constamment ouverte de l’apparition de l’apparaissant ne fait sens que relativement à l’ouverture même du monde. Aussi, si 403 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 256. 275 l’apparition de l’apparaissant s’identifie à l’horizon du monde, si elle est de fait prégnante du monde, c’est parce qu’elle est à elle-même de son inhérence au monde, à ce qui reste à jamais ouverture en raison même de la structure interrelationnel de la co-apparition. De ce point de vue enfin, il apparaît que le corps percevant est nécessairement lui-même en rapport à la Totalité du monde, c’est-à-dire en rapport à une ouverture qui prend alors une dimension existentielle en ce que le percevant est effectivement en rapport au monde comme centre de l’expérience d’où elle s’articule, d’où en effet le monde est en rapport à lui-même. Aussi, si l’expérience est bien l’ouverture à l’ouverture du monde, ouverture au monde comme horizon de toute perception, l’ouverture de l’expérience sur le monde implique un centre qui actualise l’ouverture (à) elle-même, c’est-à-dire un centre ouvrant une perceptive sur l’ouverture du monde. Décrivant dans Le visible et l’invisible le sens de l’ouverture au monde à l’appartenance même du percevant au monde, Merleau-Ponty écrit : « Cette sorte de diaphragme de la vision qui, par compromis avec le tout à voir, donne mon point de vue sur le monde, il n’est certes pas fixe : rien ne nous empêche, par les mouvements du regard, de franchir les limites, mais cette liberté reste secrètement liée ; nous ne pouvons que déplacer notre regard, c’est-à-dire transporter ailleurs ses limites. Mais il faut qu’il y ait toujours limite ; ce qui est gagné d’un côté, il faut le perdre de l’autre. Une nécessité indirecte et sourde pèse sur ma vision. Ce n’est pas celle d’une frontière objective, à jamais intraversable : les contours de mon champ ne sont pas des lignes, il n’est pas découpé dans du noir ; quand j’en approche, les choses se dissocient plutôt, mon regard se dédifférencie et la vision cesse faute de voyant et de choses articulées. Même sans parler de mon pouvoir moteur, je ne suis donc pas enfermé dans un secteur du monde visible. Mais je suis assujetti tout de même, comme ces animaux dans les jardins zoologiques sans cages ni grilles, dont la liberté finit en douceur par quelque fossé un peu trop grand pour qu’ils puissent le franchir d’un bond. L’ouverture au monde suppose que le monde soit et reste horizon, non parce que ma vision le repousse au-delà d’elle-même, mais parce que, de quelque manière, celui qui voit en est et y est » 404 . 404 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 134. 276 L’ouverture au monde « suppose » que le monde demeure ouverture nous dit MerleauPonty. Cela est vrai comme est vrai le fait que le monde est et « reste horizon (…) parce que (…) celui qui voit en est et y est », vrai si l’inhérence percevant/monde est toutefois comprise comme structure autoréférentielle du rapport d’appartenance. Cela dit, dire que le « point de vue sur le monde » est structurellement intramondain ne permet pas de saisir le sens du monde comme ouverture au sens où l’ouverture du monde sur le monde n’a de sens que pour celui qui s’y ouvre, pour qui l’ouverture du monde est sa propre possibilité d’être. L’ouverture au monde comme ouverture du monde dont la condition ontologique est l’appartenance du percevant au monde est indissociable de ce mouvement du corps percevant qui simultanément, l’introduisant à l’ouverture du monde repousse le monde dans sa propre ouverture, transcendance. L’appartenance du percevant au monde fait que le percevant s’ouvrant au monde, le monde s’ouvre lui-même à sa propre possibilité. Ce « registre ouvert » que Merleau-Ponty thématise comme du dedans est bien indiscernable de ce qui l’actualise, de ce qui l’amène à son propre dévoilement. L’ouverture du monde est ouverture au monde, est ainsi référence à la dimension existentielle de l’expérience de l’ouverture du monde. L’ouverture du monde signifie donc l’expérience de l’ouverture du monde, renvoie par co-définition au sujet de l’expérience. L’ouverture du monde appelle une actualisation qui est l’actualisation de l’expérience de l’ouverture au monde. Il faut alors certainement saisir le sens de l’actualisation de l’ouverture du monde comme ce qui rend l’ouverture effective, ouverture dont la possibilité est ontologiquement garanti par le monde comme Totalité. Or, l’ouverture est à saisir pour ce qu’elle désigne, c’est-à-dire comme quelque chose qui se dispose de façon à permettre une avancée, une entrée. L’ouverture fait elle-même présence, est ouverture au sens où elle indique un vers possible, accessible. Il s’agit de comprendre l’ouverture à partir de ce qui la rend possible, à partir de ce trait existentiel rendant l’ouverture ouverte à elle-même. L’ouverture appelle une action par laquelle elle s’ouvre. À première vue, ce par quoi l’ouverture se réalise comme « superficie d’une profondeur inépuisable » 405 est le mouvement moteur. Pour ouvrir l’ouverture à elle-même, il faut s’y ouvrir, c’est-à-dire être capable de se mouvoir. L’ouverture au monde conduit le monde à son horizon, à une profondeur qui se découvre et se recouvre au mouvement. L’ouverture au monde est ainsi 405 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 186. 277 indivisible de l’ouverture du monde, de sa transcendance. En d’autres mots, l’ouverture au monde suppose l’ouverture du monde qui suppose l’ouverture au monde. L’ouverture au monde a pour condition ontologique le monde comme Totalité, au mouvement répond le monde qui s’ouvre au mouvement comme ouverture. Le mouvement s’ouvre au monde qui lui-même s’ouvre comme ouverture, ouverture qui s’ouvre au mouvement. Il y a ainsi un rapport structurel de co-conditionnement ontologico-existentiel qui fonde l’expérience de l’ouverture au monde comme ouverture du monde, rapport autoréférentiel en ce qu’il se structure comme rapport de la Totalité à elle-même, ce qui au fond revient à dire que la Totalité se structure comme rapport. En ce sens, le point de vue de Merleau-Ponty ne peut être que le notre lorsqu’il rend compte de la phénoménalité comme rapport du visible à l’invisible, comme rapport intra-ontologique. En effet, comme rapport intraontologique, la Totalité porte la « négation » qui la porte à la visibilité : « L’Être-vu, c’est un Être qui est éminemment percipi, et c’est par elle qu’on peut comprendre le percipere : ce perçu qu’on appelle mon corps s’appliquant au reste du perçu i.e. se traitant lui-même comme un perçu par soi et donc comme un percevant, tout cela n’est possible en fin de compte et ne veut dire quelque chose que parce qu’il y a l’Être, non pas l’Être en soi, identique à soi, dans la nuit, mais l’Être qui contient aussi sa négation, son percipi » 406 Le mouvement moteur apparaît ce qui différencie la dédifférenciation de la Totalité, la négation ouvrant le rapport de la Totalité à elle-même, l’ouvrant ainsi à ce qu’elle ne peut pas ne pas être en raison même de son incontenabilité, à savoir ouverture sans fermeture, ce que le mouvement moteur l’ouvrant ne peut dépasser. Le monde se phénoménalise, cela signifie que le monde ne devance pas sa propre phénoménalité, le mouvement s’inscrivant dans le monde reconduit le monde à son propre horizon, c’est-à-dire à sa visibilité. La Totalité du monde comme Totalité ne peut être présence qu’en reculant au sein même de sa propre et totale transcendance, recul qui, sans que cela soit de l’ordre de la métaphore, implique le mouvement. Aussi, dire que le monde se phénoménalise, c’est dire qu’il se phénoménalise comme rapport qui se fait en se faisant, comme rapport de 406 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 299. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 278 co-définition. Le monde est ainsi toujours là, là comme rapport, rapport qui structure la phénoménalité et qui, dès lors, est immanent à ce qui est, à la phénoménalité elle-même qui, phénoménalement parlant, est le rapport du percevant en rapport à ce qu’il perçoit, le corps percevant apparaissant comme un apparaissant dans le rapport de perception dont il est le sujet, est ainsi du côté de ce dont il est le sujet. Dès lors, si le rapport dont se structure la phénoménalité est bien le rapport co-définitionnel de l’ouverture du monde et de l’ouverture au monde, le rapport est irréductible et s’ouvre à lui-même de son irréductibilité même. La co-apparition percevant/monde est ce rapport en rapport à luimême, c’est-à-dire comme un rapport qui n’est réductible qu’à lui-même, un rapport en lui-même irréductible. C’est pourquoi, l’ouverture s’ouvre au mouvement comme à sa propre distance fondamentale et inhérente au rapport autoréférentiel de la Totalité. Se phénoménalisant, le monde ne se différencie donc pas de ce qui apparaît en lui, il coapparaît. Se phénoménalisant, le monde ne se dissocie pas du rapport qui le rapporte à lui-même, n’est ainsi jamais une réalité positive, en soi. Le rapport structurel dont se structure la phénoménalité n’implique pas des termes extérieurs à ce dont ils sont, étant seulement ce qu’ils sont par co-détermination. Se phénoménalisant, le monde est sa propre origine, est ainsi à l’origine du rapport de transcendance qui le situe en rapport à lui-même. Aussi, comme « identité originaire de l’ontologique et du transcendantal » 407 , le monde se phénoménalise en se différenciant, différenciation dont la possibilité est une dimension structurelle de la phénoménalité puisqu’elle est le fait de la transcendance du monde, transcendance qui conduit le monde à sa présence comme à sa propre absence. La phénoménalité du monde passe par une différenciation qui l’implique ontologiquement et qui implique une détermination existentielle le faisant effectivement passer à l’horizon de lui-même. Le mouvement différencie l’Être en l’ouvrant à lui-même parce qu’il s’exerce du côté de la transcendance qu’il phénoménalise, transcendance qui ainsi est la condition de possibilité de la motricité. La différenciation de l’Être n’est donc pas l’instauration d’une différence ontologique dans l’Être, d’un rapport d’extériorité scindant l’Être de luimême. Elle le phénoménalise, l’introduit par là à un rapport autoréférentiel qui, par codéfinition, se signifie comme une distance, une ouverture dans le profondeur du monde. 407 Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 86. 279 Aussi, la différenciation de l’Être s’opère comme une « identité dans la différence » 408 , comme un rapport ontologique, rapport de co-appartenance corps/monde. Dans la mesure où le monde se phénoménalise, le rapport dont se structure la phénoménalité apparaît impensable sur fond de dualité ontologique. Le rapport corps/monde fait sens sur fond de la Totalité du monde de sorte que l’indivision ontologique du monde est au fondement du rapport ontologique du corps au monde, rapport qui s’apparaît, en tant que rapport codéfinitionnel, comme une relation de distance dans la « Distance » 409 , c’est-à-dire comme une différenciation, une co-apparition. Autrement dit, contenant sa propre « négation », le monde se co-appartient, ce qui exclut la possibilité de le penser comme le rapport du pour soi et de l’en soi, selon une distinction ou une autre dont la possibilité même se structure nécessairement sur l’unité ontologique du monde. Aussi, penser la co-apparition du corps et du monde comme une opposition ontologique corps/monde, c’est finalement penser de manière contradictoire. La contradiction a lieu dès que le rapport corps/monde est pensé sans l’expérience (perceptive), sans l’évidence de l’appartenance du percevant à ce dont il est le sujet, c’est-à-dire sans prendre en compte le fait même que le corps percevant et le monde co-apparaissent, co-apparition qui, correspondant à une différenciation de l’Être lui-même, correspondant dès lors à un rapport qui se structure lui-même, est l’attestation phénoménale de l’autonomie de la phénoménalité. Reconnaître l’autonomie de la phénoménalité revient ainsi à reconnaître que l’expérience du rapport de perception comme rapport de co-définition corps/monde (figure/Fond, partie/Totalité) reconduit constamment la phénoménalité à elle-même, la rendant de ce fait impensable à partir de la distinction immédiate et dualiste du transcendantal et de l’empirique. Puisque le corps (figure/partie) est en rapport – comme une figure apparaît en rapport au Fond, comme le rapport de la partie en rapport à la Totalité – à la transcendance dont il est le sujet, rapport en rapport à lui-même qui caractérise la phénoménalité comme autonomie, alors l’autonomie de la phénoménalité signifie que le corps percevant a une signification ontologique, a une fonction structurelle à l’égard de la phénoménalité en tant que corps (figure/partie). S’il s’agit de décrire la phénoménalité comme une « différence sans 408 409 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 274. Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 101. 280 contradiction » 410 , il s’agit de la comprendre comme autoréférentielle et, en conséquence, déterminer le sens d’être du sujet de l’expérience, c’est le déterminer en fonction du rapport dont il est un co-déterminant, en fonction de l’autonomie de la phénoménalité qui se donne comme l’expérience irréductible de l’irréductibilité de l’expérience corps/monde. L’autonomie de la phénoménalité doit être comprise comme rapport interrelationnel corps/monde, rapport dont l’autonomie signifie que le percevant et le monde co-apparaissent, que l’apparition est structurellement co-apparition de sorte que la référence au sujet de la perception est constitutive de la manière dont se structure la phénoménalité, l’expérience (perceptive). Il est temps maintenant de tirer les conséquences du sens de la co-définition corps/monde, de mettre en valeur tout d’abord le fait que le sujet de l’expérience fait partie de l’expérience, que le rapport de perception est inhérent à une co-détermination structurelle du rapport lui-même en tant qu’il implique le monde comme Totalité, comme réalité incontenable. 410 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 179. 281 A.2.3.2) La centration structurelle de la phénoménalité. L’autonomie de la phénoménalité n’est pas une auto-nomie auto-subsistante mais une auto-nomie auto-référentielle, c’est-à-dire une auto-nomie qui se structure du rapport dont elle procède. Autrement dit, comme rapport autoréférentiel, l’autonomie signifie une auto-nomie qui se co-produit, est ainsi interrelationnelle. L’autonomie de l’autonomie de la phénoménalité est une co-dépendance qui se boucle, c’est-à-dire un rapport où ce qui apparaît fait apparaître ce qui le fait apparaître. L’auto-nomie et générativité s’identifient comme rapport, comme rapport du monde à lui-même. Aussi, ce qui est autonome est l’interrelation dont la phénoménalité se structure, dont elle est par conséquent la manifestation. De quoi est-elle la manifestation, sinon du rapport de co-apparition du corps percevant et du monde ? Par autonomie, il faut ainsi comprendre l’irréductibilité du rapport dont la phénoménalité est le rapport, le rapport irréductible de l’apparition du monde et du sujet de l’apparition du monde. L’apparition du monde en et pour elle-même est absurde. L’autonomie signifie qu’elle contient, par co-définition, le sujet de l’apparition du monde comme la référence aux « images » est toujours déjà une référence au sujet des « images ». L’interrelation de l’apparition du monde et du sujet de l’apparition du monde est ce qu’il y a au sens où dès qu’il y a quelque chose, il y a interrelation, rapport du monde à lui-même, référence double du sujet à ce dont il est le sujet. Ce qui est, le donné phénoménologique comme tel, c’est la phénoménalité qui ne se précède que d’elle-même, qui ne s’ouvre que sur elle-même. L’unique donné, ce dont on part et ce dont on ne se sépare pas, ce qui articule toute présence est la phénoménalité, le rapport qui la caractérise. Rapport et donc distance, distance ouverte par l’interrelation, distance, c’est-à-dire appartenance et séparation, appartenance ontologique du corps au monde et séparation dont l’appartenance est la corrélation, séparation inhérente au rapport lui-même de l’apparition du monde et du sujet de l’apparition. Appartenance dans la séparation et séparation dans l’appartenance, l’autonomie de la phénoménalité est une autonomie par co-dépendance. Par autonomie, il faut donc comprendre que les termes de l’irréductibilité de la phénoménalité font l’irréductibilité de la phénoménalité et que, de ce fait, « monde et sujet ne sont pas ici des choses mais des moments ou des pôles non 282 ontiques de la phénoménalité » 411 . L’irréductibilité du rapport corps/monde fait le rapport dont la phénoménalité est la manifestation, rapport qui, comme co-production, implique des termes qui sont ce qu’ils sont par co-dépendance, ne sont dès lors jamais eux-mêmes que par la médiation de ce qui les conditionne. Ne se distinguant donc pas de ce qu’ils codéterminent, le corps percevant et le monde co-déterminent le rapport dont ils sont codépendants. L’autonomie de la phénoménalité s’axe autour de ce rapport en circuit du monde et du sujet du monde, du rapport où l’individualité se forme par co-définition de sorte que le monde et le percevant ne sont pas des « choses » mais les « moments » dont se structure la phénoménalité. Dans le chapitre précédent, nous nous sommes attachés à la description du mode d’être/apparaître du monde pour faire apparaître la structure de la phénoménalité à partir du rapport d’appartenance du corps au monde. Il s’agit maintenant de prendre en compte l’autonomie de la phénoménalité pour déterminer les conditions de la description du sens d’être du sujet du rapport de perception. Après la description du sens d’être du monde, l’enjeu est maintenant de montrer en quoi la définition du sens d’être du sujet de la perception dépend du sens d’être du monde, de l’autonomie même de la phénoménalité. Ce chapitre s’achève sur une première caractérisation du sens d’être du corps percevant, une caractérisation devant s’accorder avec le rapport dont se structure la phénoménalité. Conformément à l’autonomie de la phénoménalité qui se structure comme rapport, rapport co-définitionnel corps/monde, le corps en tant que « figure » est un codéterminant structurel de la structure dont se structure la phénoménalité. Autrement dit, le corps comme « centre » de l’apparaître est une détermination de la structure dont se structure la phénoménalité. Le « point de vue » dont se structure la phénoménalité est ainsi inhérent à la structure même de la phénoménalité, est une caractéristique définitionnelle/ontologique de la phénoménalité elle-même. La structure de la phénoménalité est telle qu’elle contient en elle-même la référence à un sujet. Le corps qui centralise la phénoménalité en est ainsi une centration. Le corps qui polarise le rapport de perception fait partie, en tant que corps visible, de la structure de la phénoménalité, est en ce sens une dimension irréductible de l’irréductibilité du rapport dont se structure la 411 Barbaras, Renaud, Vie et intentionnalité, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2003, p. 85. 283 phénoménalité. Dire que la structure de la phénoménalité implique le pôle qui la centralise revient à dire que le corps de sa masse même est constitutif de l’apparaître, prend part corporellement à l’apparition du monde dont il est une partie. Le corps est luimême un trait de la phénoménalité, l’est comme une figure en rapport au Fond, Fond dont l’apparition implique l’apparition de la figure (corps) qui elle-même implique l’apparition du Fond (monde), et ce en raison même de la structure dont se structure la phénoménalité. Aussi, toute apparition est apparition du monde qui renvoie à l’apparition du sujet de l’apparition du monde. L’apparition est ainsi la co-apparition du monde et du corps/figure, une co-apparition rapportant l’inapparition même du monde comme Totalité à l’apparition du corps et l’apparition même du corps à l’inapparition du monde. Le corps (figure) et le monde (Fond) sont donc les termes irréductibles du rapport structurel qui conditionne tout apparaître : le rapport de la figure (corps) au Fond (monde) dont elle est la figure. Dès lors, la phénoménalité se structure comme une co-apparition parce qu’elle spécifie un rapport autoréférentiel de la Totalité (Fond) à elle-même. Pour le dire autrement, la co-apparition corps/monde est structurelle parce qu’elle est une polarisation du monde lui-même. De fait, le rapport de perception est impensable sans un sujet, sans un centre polarisant le champ perceptif. Une apparition en soi n’a pas de sens, toute apparition comprend le sujet à qui elle apparaît. Pour autant, cet état de fait est structurel, est inhérent à la possibilité même d’être en rapport au monde en tant que le monde est Totalité incontenable. La perspective subjective relative à l’apparition même du monde forme donc une dimension du rapport rapportant le monde à lui-même, est du côté de ce dont elle est le sujet, est elle-même dépendante de la structure pronominale qui structure la phénoménalité. En bref, que le sujet du rapport de perception en soit un terme interne est une structuration propre à la phénoménalité, structuration pronominale du monde qui inscrit le sujet de l’apparaître en son cœur. C’est dire que le sujet qui constitue le centre de la phénoménalité ne peut être que corporel. Le positionnement subjectif de la phénoménalité compose lui-même la phénoménalité, est ainsi nécessairement corporel en vertu de l’appartenance du sujet au monde comme Totalité, appartenance qui en effet le situe du côté de ce dont il est le sujet, appartenance qui dès lors implique que le sujet soit corporel, incarné. Le sujet percevant est une nécessité intérieure à l’apparition du monde mais, puisque toute apparition est du monde, l’apparition même du sujet de l’apparition 284 du monde est nécessairement du monde, c’est-à-dire corporel. En somme, la structure de la phénoménalité dont elle se structure implique que le sujet de la perception fasse luimême corporellement partie du rapport dont il est le sujet. Parce que toute apparition est, par essence, co-apparition (du monde), le côté subjectif de la présence phénoménale du monde est, par essence, corporel. Le sujet de la perception est corporel, est sujet (figure) en co-apparaissant au monde. Cependant, la co-apparition du corps au monde signifie que le corps co-détermine la phénoménalité corporellement. Le corps ne peut co-apparaître, se situer du côté de la transcendance dont il est le sujet, que s’il est lui-même sujet, que si la nature de la détermination du corps au principe de la co-apparition du corps au monde est elle-même spécifique de la définition même du corps. La co-apparition du corps au monde est indissociable de la détermination subjective du corps, la subjectivité inhérente à la structuration de la phénoménalité renvoyant ainsi à une détermination qui s’identifie spécifiquement au corps. La subjectivité structurelle de la phénoménalité faisant du corps lui-même une partie visible de la phénoménalité renvoie conjointement à une subjectivité corporelle, une subjectivité qui assure l’entrée du corps dans l’ouverture ouverte du monde, une subjectivité qui détermine la co-apparition du corps au monde. Quoi qu’il en soit pour l’instant, il apparaît que ce sont des contraintes propres à la manière dont se structure la phénoménalité elle-même que le sujet de la perception est co-apparaissant au monde, est condition co-déterminante de la phénoménalité et intramondain, est sujet de la phénoménalité et dépendant de la structure de la phénoménalité. On ne peut plus dès lors s’étonner de décrire paradoxalement le corps percevant, de constater en effet que le sujet du rapport de perception est perceptible, est comme apparaissant du côté de ce qu’il fait lui-même apparaître. Aussi, comprendre le sens structurel de l’appartenance du percevant au monde dont il est le sujet, comprendre que la condition subjective du monde double le monde de sa présence corporel revient à comprendre que l’appartenance corps/monde est en elle-même constitutive de la phénoménalité. Le corps articule le rapport de perception dont il est corporellement le centre absolu, apparaît et fait apparaître, parce que le rapport en question est un rapport se structurant au niveau même de la transcendance du monde, transcendance qui est par conséquent elle-même constitutive du rapport dont le percevant est le sujet. Le corps et le monde co-apparaissent, procédant et co-déterminant le rapport qui les structure, qui structure la phénoménalité. On ne peut donc pas plus s’étonner de 285 voir que le corps percevant comme apparaissant soit lui-même soumis à la structure de la phénoménalité, fasse par conséquent lui-même apparaître le rapport de co-apparition dont se structure la phénoménalité. Le percevant co-apparaît au monde, fait ainsi apparaître le rapport dont il est le sujet, rend manifeste l’articulation structurelle dont il est lui-même dépendant comme sujet. Le sujet de l’expérience est un fait de l’expérience, percevant et apparaissant, le corps percevant rend visible la structure de la phénoménalité comme fait de la structure de la phénoménalité elle-même. Ultimement, la structure dont se structure la phénoménalité ne peut être immanente à la phénoménalité que parce que le rapport qui la structure et la caractérise est un rapport à ce qui ne peut, par co-définition, apparaître indépendamment de ce qui le polarise, c’est-à-dire est un rapport au/du monde. C’est dire que la structure de la phénoménalité se rend elle-même apparente parce qu’elle s’opère à même le monde, est rapport pronominal. Au vu de ce qui précède, il semble que la dualité structurelle de l’expérience apparaisse inhérente à la possibilité même de l’expérience et, pour cette raison, la problématique du corps propre ne peut plus se présenter pour nous comme proprement problématique. Apparaître et faire apparaître se structurent au sens même où apparaître signifie co-apparaître. Il y a quelque chose, il y a dès lors rapport, rapport irréductible structurant alors le rapport lui-même. Rapport irréductible parce que pronominal, rapport qui désigne la structure même du rapport de perception. L’expérience est un rapport interrelationnel, un rapport de co-dépendance corps/monde qui désigne comme telle l’irréductibilité duale de l’expérience, irréductibilité dont l’expérience est l’expérience. Irréductible, qui est en somme indécomposable, le monde est ainsi irréductiblement une référence au sujet à qui le monde apparaît. L’irréductibilité corps/monde (figure/Fond, partie/Totalité) structure la possibilité même d’être en rapport à quelque chose, structure irréductible qui en régit la possibilité : « La loi fondamental de l’apparaître, écrit Patočka, c’est qu’il y a toujours la dualité de ce qui apparaît et de ce à quoi cet apparaissant apparaît. Ce n’est pas ce à quoi l’apparaissant apparaît qui crée l’apparition, qui l’effectue, la « constitue », la produit en quelque façon que ce soit. Au contraire, l’apparaître n’est apparaître que dans cette 286 dualité » 412 . L’expérience est structurellement duale, dualité d’appartenance du corps au monde. Dualité dont l’irréductibilité est constitutive de l’expérience même au sens où elle est, du fait même du rapport d’appartenance corps/monde, l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience. L’expérience (perceptive) est ainsi l’expérience de l’irréductibilité même de l’expérience. Le rapport dont se structure l’expérience est le rapport dont l’expérience est l’expérience. Il n’y a de rapport que dual pour autant que la dualité du rapport soit ce dont le rapport est le rapport, c’est-à-dire le rapport de la dualité du rapport. Autrement dit, le rapport de l’expérience est l’expérience de la dualité du rapport qui structure l’expérience. Se tient dans la dualité du rapport de l’expérience le rapport de l’expérience à l’expérience, à savoir l’irréductibilité même de l’expérience. Par conséquent, la dualité de l’expérience est irréductible que dans la mesure où l’irréductibilité de l’expérience est structurellement duale. Aussi, l’expérience est ou n’est pas, mais s’il y a expérience, elle est l’expérience de l’irréductibilité même de l’expérience. Pour tout dire, l’irréductibilité de l’expérience signifie que le rapport dont elle se constitue est autoréférentiel. De ce fait, l’expérience est l’expérience de l’irréductibilité dont elle se structure. Le sujet de l’expérience ne peut être un terme intérieur du rapport dont il est le sujet que si et seulement si l’expérience est un renvoi à l’expérience, que si l’expérience est interrelationnelle. Le sujet ne peut lui-même dépendre structurellement de la structure dont il est le sujet que parce que l’expérience est l’expérience du rapport qui la rapporte à elle-même. C’est pourquoi, dire que l’expérience est l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience revient à dire que l’apparaître est co-apparaître, que le sujet de l’expérience et le monde sont les termes structurels de l’expérience elle-même. Il s’ensuit que le sujet de l’expérience ne peut être à lui-même sans l’être de la manière même dont se structure l’expérience et, en ce sens, le sujet ne peut être lui-même le sujet de l’expérience, le sujet du rapport dont il est le sujet. L’aperception n’échappe pas à la structure de l’apparaître, le rapport à soi, en tant que rapport, est tributaire de la structure du rapport de perception. L’expérience de soi est une expérience (perceptive) et, à ce titre, elle répond à la structure dont se structure la perception. Le rapport du sujet à lui-même n’est pas une aperception égologique mais percevoir. Or, percevoir, c’est être du côté de ce dont on est sujet et, en Patočka, Jan, Papiers Phénoménologiques, Éditions Jérôme Millon, 1995, p. 127. C’est Patočka qui souligne. 287 ce sens, percevoir signifie par essence se percevoir. Percevoir est, par co-définition, se percevoir. Le sujet percevant est un apparaissant, ne s’apparaît que de son rapport à ce dont il est le sujet. Le sujet percevant co-apparaît à la transcendance dont il est le sujet. Il y a une inhérence subjective au rapport de perception dont dépend toute perception. Cela veut dire que le rapport à soi du percevant qui est à lui-même un transcendant n’est pas le sujet du rapport qui le situe en rapport à lui-même comme au monde au sens où percevoir signifie se percevoir. Comme le corps qui s’apparaît en tant que corps percevant, le vécu ne peut être à lui-même son propre fond. Se percevoir, c’est être à soi perceptivement. Se percevoir, ce ne peut donc être à soi dans l’immanence de soi. Le vécu apparaît, est ainsi à lui-même de la distance phénoménologique du rapport au monde. Autrement dit, en tant que rapport, le vécu ne peut être à lui-même son propre fondement. Comme rapport, le vécu s’apparaît en co-apparaissant au monde. Autant dire que le vécu, « le sujet dans son apparaître est un « résultat » au même titre que tout le reste » 413 . Patočka ajoute : « Cela ne signifie pas, dans le cas du moi, indépendant de tout apparaître, car il ne peut y avoir un moi que pour autant que quelque chose lui apparaît, pour autant qu’il se rapporte à lui-même à travers l’apparition d’un autre ; mais ce se-rapporter-à-soi-àtravers-l’apparition, c’est-à-dire cet apparaître à soi, est une structure d’être tout aussi indépendante de la conscience que celles qui n’apparaissent pas à elles-mêmes. Ce n’est pas la conscience qui rend possible la structure d’être, mais la structure d’être qui rend possible la conscience » 414 L’appartenance du percevant à ce dont il est le sujet signifie que ce dont il est le sujet est à la condition du rapport du sujet à lui-même de sorte que le sujet co-conditionne ce dont il est le sujet. L’appartenance du percevant au monde règle le sens du rapport du corps au monde, le détermine comme co-détermination corps/monde de telle sorte que le sujet du rapport de perception ne peut, par co-définition, produire le monde dont il est le sujet. Le sujet dépend du monde qui dépend du sujet du monde. Encore une fois, parce que le sujet percevant est du monde, le monde ne peut être le produit du rapport du sujet à soi. Mais 413 Patočka, Jan, Papiers Phénoménologiques, Éditions Jérôme Millon, 1995, p. 127. Patočka, Jan, Papiers Phénoménologiques, Éditions Jérôme Millon, 1995, p. 127. C’est Patočka qui souligne. 414 288 parce que le sujet percevant est du monde, le sujet co-détermine l’apparition du monde qui co-détermine l’apparition du sujet. Dans le rapport pronominal de co-détermination corps/monde se tient donc le rapport du percevant à soi, ce qui interdit de saisir le rapport de perception à partir du sujet de la perception. C’est ce que résume fort bien R. Barbaras qui, rendant compte de la manière la plus précise de la philosophie de Patočka, écrit : « Le monde renvoie bien à un sujet, mais celui-ci ne peut en aucun cas se rapporter au transcendant à travers des « vécus ». (…). Il faut en effet se souvenir que l’appartenance caractérise l’essence de l’apparition et que, par conséquent, le sujet pour qui il y a un monde fait lui-même partie du monde : c’est la raison pour laquelle sa participation à l’apparition du monde ne peut impliquer quelque intériorisation ou constitution que ce soit » 415 . L’expérience de soi n’est donc pas son propre fond en ce qu’elle s’apparaît sur fond du Fond, du monde. L’autonomie de la structure de la phénoménalité signifie que la phénoménalité se structure, que l’épreuve de soi en procède comme toute apparition. Dès lors, lorsque Merleau-Ponty thématise le sujet de la perception à partir de l’expérience du corps propre, il thématise un sujet de la dualité structurelle du rapport de perception dont il est pourtant corporellement un membre. Si le percevant apparaît nécessairement pour Merleau-Ponty un intramondain, si l’apparition du monde et l’apparition du percevant se confondent en raison même de l’appartenance ontologique du corps au monde, MerleauPonty centralise le rapport dont le sujet est le sujet sur l’expérience vécue du rapport à soi du corps de telle sorte que le corps percevant est sujet de ce dont il est ontologiquement dépendant, ce qui est contradictoire avec la reconnaissance de l’appartenance du corps au monde. D’un côté en effet, puisque le touchant est tangible, tangible en tant que touchant, l’appartenance du sujet de la perception au monde apparaît à Merleau-Ponty comme une condition ontologique à la perception du monde, se donnant ainsi la possibilité de penser le sens de l’incarnation à partir du rapport de perception, de l’autre, l’irréductibilité de la perception est réduite à l’irréductibilité de l’expérience du corps propre, c’est-à-dire à la dualité du vécu, ce qui compromet la possibilité de rendre compte de la dualité du vécu et de la possibilité du rapport hors du rapport dont le vécu est le vécu sans que la « Chair » ne se sente comme le sujet de la perception se sent, sans annuler totalement la différence 415 Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 90. C’est Renaud Barbaras qui souligne. 289 phénoménale entre le sujet du monde et le monde. Aussi, en abordant le rapport dont se structure la perception à partir du rapport à soi du vécu, Merleau-Ponty aborde le rapport de perception à partir de l’opposition de l’intérieur et de l’extérieur parce que le rapport à soi vécu du corps comme voyant et visible, comme touchant et touché, est une définition du sujet seul et une définition contradictoire, c’est-à-dire une définition qui implique des termes irréductibles. Ainsi, en abordant le rapport de perception à partir de l’expérience du corps propre, le corps a à charge de son rapport à soi le rapport de l’expérience dont il fait pourtant partie corporellement. Autrement dit, en abordant le rapport de perception à partir de la distinction de la conscience et de l’objet, Merleau-Ponty le dédouble de sorte qu’il le renvoi à un sujet qui, parce qu’il est sujet en tant que voyant et visible, unifie les incompossibles, l’intérieur et l’extérieur. Autant dire que le sujet percevant est percevant comme sujet de l’irréductibilité du rapport de perception, comme conscience incarnée. Il apparaît donc que la définition du rapport de perception à partir de l’expérience même du corps propre, c’est-à-dire de l’expérience de soi, rend finalement la phénoménologie de Merleau-Ponty vulnérable aux critiques qu’il adresse à la philosophie de la conscience. La démarche de Merleau-Ponty nous apprend en somme que le vécu en tant que rapport à soi du corps revient au point de vue de la conscience, que l’expérience du corps propre ne peut par conséquent représenter le point de départ pour une phénoménologie du corps. Aussi, abandonner le point de vue de la conscience signifie abandonner l’expérience du rapport en moi de l’expérience, c’est-à-dire de l’expérience comme (corps) propre. Le corps est un point de départ pour la phénoménologie que lorsqu’elle comprend l’expérience à partir de l’expérience (perceptive) de l’expérience, à partir du rapport du corps au monde dont il est une partie, c’est-à-dire à partir du rapport de perception comme tel. Autrement dit, le seul point de départ pour la phénoménologie est la phénoménalité, le rapport dont le sujet est corporellement une dimension. Aussi, ni le corps comme visible, comme partie de l’étendue, ni l’expérience du corps ne peuvent pour la phénoménologie représenter des vérités phénoménologiques. La tâche de la phénoménologie est ainsi de comprendre tout le sens du rapport de perception, du rapport dont se structure la perception elle-même, du rapport dont la perception est, par définition, indissociable. La phénoménologie répond à son idéal lorsqu’elle débute son entreprise à partir de la structure de la phénoménalité, de ce rapport qui conditionne tout 290 apparaître : le rapport figure/Fond. De là, de cette relation constitutive à tout apparaître, il apparaît possible de rendre compte sans contradiction du rapport dont se structure la phénoménalité, du sens même du corps qui, pour des raisons structurelles, centralise le rapport de perception. En somme, lorsque la phénoménologie adopte l’expérience du corps propre pour le centre de son analyse, elle débouche alors sur une contradiction. En revanche, lorsque son investigation a pour objet la structure dont se structure la phénoménalité, elle en vient à une caractérisation de l’apparaître conforme à l’apparaître. Dès lors, la phénoménologie se voit en mesure de dire et de justifier que la problématique du corps propre est un « faux problème ». La problématique du corps propre apparaît problématique dès que le rapport à la transcendance du monde, transcendance qui comme transcendance implique le sujet qui la détermine comme transcendance, est compris à partir du rapport à soi du sujet et comme tel. La transcendance du monde est alors la problématique du transcendantal faisant du sujet percevant la condition de possibilité du monde, le sujet même de l’irréductibilité de l’expérience. Il s’ensuit une contradiction entre le sujet qui s’apparaît, le sujet qui est sujet qu’en tant qu’il est rapport à soi dans l’immanence de soi et l’apparaître, l’ordre même de la transcendance où le sujet prend lui-même place corporellement. On le voit, la problématique du corps propre se fonde sur une préconception du sens d’être de la subjectivité, sur une définition qui renvoie le sujet à un rapport immanent à soi. De fait, l’expérience demeure, demeure présent à l’expérience du sujet la transcendance même du monde dont il est le sujet. Dès lors, la détermination du rapport à la transcendance à partir du sujet comme intériorité qui est à soi immédiatement à soi revient à la question de la possibilité du rapport à l’extériorité comme telle. En pensant donc la subjectivité comme rapport vécu, rapport solipsiste, le philosophe dédouble l’expérience, la structure sur une opposition de sens, sur le dualisme de la conscience et du corps de la conscience qui fait partie de l’extériorité du monde. La formulation husserlienne de la problématique du corps propre est symptomatique du point de vue subjectiviste, du point de vue prenant à l’égard de l’expérience une perspective abstraite dans la mesure où, de fait, je m’éprouve corporellement au monde, c’est-à-dire sur le même plan que le monde. Husserl écrit ainsi dans la Krisis : « Le paradoxe de la subjectivité humaine : être sujet pour le monde, et en 291 même temps être objet dans le monde » 416 . À proprement parler, il ne s’agit pas d’un « paradoxe » mais d’une contradiction. De manière évidente, dire que la subjectivité est à la fois « sujet » et « objet », c’est dire qu’elle est ce qu’elle n’est pas, ce qui est contradictoire. L’a priori qui rapporte le sens de la subjectivité à la condition du rapport de perception en tant qu’elle en est le centre, qu’elle l’aperçoit intérieurement, revient à prendre en compte l’expérience pour l’exclure. Pour définir la subjectivité perceptive contradictoirement, il faut tenir compte de l’expérience (perceptive) qui renvoie le pôle de l’apparaître à la situation mondaine du percevant, reconnaître par conséquent que le percevant est incarné, est du même côté que de ce que l’expérience (perceptive) est l’expérience, la nier ensuite pour le saisir comme la condition de possibilité de l’expérience (perceptive). La contradiction ici s’origine avec le préjugé selon lequel le rapport à soi du sujet du rapport de perception n’est pas lui-même un phénomène perceptif, que le vécu est à soi son propre ressort. Le préjugé est de penser que la perspective subjective inhérente à l’apparition même du monde est pour ainsi dire localisable dans le rapport à soi spontané du vécu, l’apparition du monde dépendant ainsi de l’apparition du sujet à lui-même. En d’autres mots, « le monde renvoie bien à un sujet, mais celui-ci ne peut en aucun cas se rapporter au transcendant à travers des « vécus » » 417 en raison de l’appartenance ontologique du sujet à ce dont il est le sujet et, pour cette raison, R. Barbaras peut ajouter : « Le vécu est un phénomène illusoire » 418 . Si le vécu désigne un contenu définissant comme tel ce qui est proprement subjectif, le vécu est bien un mythe. Il ne l’est certainement pas s’il renvoie à l’expérience (perceptive) de l’expérience, à l’expérience du percevant pris corporellement dans le rapport dont il est le sujet. Je (me) perçois, je m’épreuve ainsi au monde comme du monde, du monde comme au monde. Je suis, je m’appréhende (au monde) perceptivement, corporellement. Le vécu n’est pas un contenu subjectif, mais un rapport de perception, un vivre, c’est-à-dire une perspective sur le monde, une perspective que l’apparition même du monde implique puisque le sujet de l’apparition du monde est mondain, intramondain. Le sujet n’est pas la condition de ce dont il est le sujet, il en est, en raison même de son appartenance 416 Husserl, Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Éditions Gallimard, 1989, p. 203. 417 Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 90. 418 Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 90. 292 ontologique au monde, co-dépendant, co-conditionne ainsi l’apparition du monde qui coconditionne l’apparition du sujet du monde qui « n’est rien d’autre que ses apparitions » 419 . Aussi, l’appartenance du corps au monde rend contradictoire la dépendance du rapport de perception au vécu (comme contenu subjectif) en ce qu’il est une apparition, est lui-même dépendant du rapport dont il est le centre, est par conséquent centre comme centre du rapport dont se structure la perception. Formulée à partir du sujet de la perception, la problématique du corps propre apparaît insolvable. En revanche, dès que la phénoménologie prend pour mesure de son analyse l’expérience (perceptive) de l’expérience, elle en vient à formuler un paradoxe qui appelle comme tel un recentrage de l’analyse sur le sens du rapport dont le sujet est le sujet, sur le rapport de perception, et ce conformément au donné (de l’expérience) lui-même. Le paradoxe en question est le paradoxe de l’autoréférence exprimant le sens du rapport de l’expérience perceptive selon l’expérience (perceptive), rapport qui place en effet une « image » au centre de toutes les « images ». La solution de la problématique du corps propre se prononce dans sa formulation qui, faisant apparaître le sens autoréférentiel du rapport qui structure ce qui est, les images et les images seulement, appelle une détermination du rapport à partir des images seulement, à partir de la possibilité même des images qui revient à la possibilité de la perception des images, c’est-à-dire à la possibilité même de percevoir. Et percevoir quelque chose, c’est percevoir une figure en rapport au Fond dont elle est la figure. Aussi, le point de départ de l’investigation phénoménologique n’est pas le sujet de la perception mais le rapport de perception, le rapport qui, situant le percevant du côté de ce dont il est le sujet, est ce qu’il est tel qu’il se donne (perceptivement). L’ambition de l’entreprise phénoménologique du retour à l’expérience trouve donc sa légalité dans le fait même que le rapport à l’expérience (perceptive) est le rapport dont se structure l’expérience. Dans la mesure où l’expérience est le rapport (de perception) dont elle se structure, l’expérience du corps propre, comme expérience (perceptive), répond à la structure du rapport dont la perception se structure, rapport dont la structure est le rapport figure/Fond. Il s’ensuit que la problématique du corps propre est la problématique de l’expérience, problématique qui ne fait plus problème lorsque le phénoménologue adopte l’expérience pour déterminer le sens de l’expérience, lorsque la phénoménologie voit le rapport de perception pour le seul 419 Barbaras, Renaud, Vie et intentionnalité, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2003, p. 123. 293 donné phénoménologique. Problématique qui disparaît à la détermination de la structure du rapport de perception, de la structure dont se structure la perception. Autrement dit, si ce qui fait problème est la présence du sujet de la perception du côté de ce dont il est le sujet, ce problème disparaît dès que la définition de l’expérience prend l’expérience pour seule référence, dès que l’expérience est comprise comme ce qu’elle est, comme rapport qui situe le percevant du côté de la transcendance du monde, comme rapport structurel de la figure en rapport au Fond dont elle est la figure. La problématique du corps propre se dénoue donc lorsque l’expérience du corps propre est saisie à partir de la structure dont se structure l’expérience, à partir de la reconnaissance de l’autonomie de la phénoménalité, de l’autonomie comme rapport autoréférentiel. Le sujet percevant apparaît comme figure/image sur Fond du monde, c’est-à-dire comme le centre dont se polarise le monde comme Fond. Le corps percevant qui centre le rapport de perception est indistinctement une polarisation dont se structure le rapport luimême en raison de son appartenance au Fond/monde, le sujet percevant apparaissant par conséquent du côté de ce dont il est le sujet, co-apparaissant au monde co-apparaissant. Que le percevant co-apparaisse, c’est là, nous l’avons vu, une détermination propre à la structuration de la phénoménalité, structuration qui renvoie la transcendance du monde à une perspective, à un centre qui centralise toutes les « images ». Autrement dit, comme dimension structurelle du rapport dont se structure la phénoménalité, le sujet percevant se présente comme une figure sur fond du Fond. Structurellement, être corporellement sujet est la condition pour être sujet du rapport qui structure la phénoménalité. Pour être sujet du rapport au monde, pour être un co-déterminant de la phénoménalité, il faut être corps, c’est-à-dire au fond, dans le rapport dont se structure la phénoménalité, une « image » au sens bergsonien du terme. Or, nous le savons, la phénoménalité comme rapport du corps au monde dont il est une partie est, par co-définition, irréductible. Pour le dire autrement, le donné phénoménologique est le rapport irréductible qui inscrit le percevant du côté du monde. L’irréductibilité est l’irréductibilité de la co-apparition du percevant et du monde. Aussi, compte tenu de l’irréductibilité du rapport de perception, de l’impossibilité même de se donner un monde sans le sujet du monde, la caractérisation du sens d’être du corps percevant doit prendre la structure dont se structure la phénoménalité pour fil conducteur, 294 pour contrainte définitionnelle. Comment pourrions-nous définir en effet le sens d’être du sujet de la perception sans tenir compte de son intramondanéité, de son appartenance au monde ? Il n’a été question jusqu’ici que du corps de la structure de la phénoménalité, du sujet de la perception comme corps, « image ». Que la dimension subjective de la phénoménalité co-apparaisse au monde, que le corps percevant soit apparaissant ne signifie évidemment pas que tous les apparaissants soient percevants. Si percevoir les « images » a pour condition d’être corporel, la condition d’être corporel ne suffit pas à percevoir les « images ». Les choses sont, on le sait, sans monde. Du point de vue structurel, le percevant est un corps, une figure. Cependant, comme sujet de la perception, comme condition de l’apparition des « images », le corps percevant ne peut pas être selon le même mode d’être que les « images » dont il est le sujet. Aussi, si le corps percevant est co-déterminant de l’apparaître, il l’est corporellement au sens où le corps percevant fait corporellement partie de la transcendance du monde dont il est le sujet et au sens où le corps se différencie corporellement des autres corps, s’en différencie en tant que le corps existe selon un mode d’être qui le spécifie comme corps percevant. Le corps percevant est percevant corporellement, selon une détermination relative au corps qui le détermine comme percevant, entendu que être sujet percevant, c’est être du côté du monde dont on est le sujet. Il faut donc pouvoir penser en même temps le fait que le percevant est intramondain et, comme intramondain, co-déterminant de l’apparition du monde. Aussi finalement, la définition du sens d’être du corps en tant que percevant doit être conforme à la phénoménalité, au donné. Parce que le corps percevant est lui-même apparaissant, est comme corps soumis à la loi structurelle de la phénoménalité, définir le sens d’être du percevant revient à définir ce qui le distingue corporellement des autres corps, corporellement dans la mesure où, structurellement, le sujet de la perception est corporel. C’est en tant que corps que le percevant est dépendant de la structure propre de la phénoménalité, c’est donc en tant que corps que le percevant doit en être constitutif. C’est le même corps qui est à la fois dépendant de la phénoménalité et en est le sujet. S’il est vrai que l’autonomie de la phénoménalité se structure par co-dépendance du monde et du corps percevant, le co-conditionnement du corps de l’apparition du monde est bien ce 295 qui le rend tributaire, en tant que corps, de la phénoménalité. Aussi, ce qui différencie le corps des autres corps, ce qui détermine corporellement le corps comme corps percevant, doit être ce qui le rend dépendant de ce dont il est le sujet, et ce en raison de la structure du rapport dont se structure la phénoménalité. Le corps ne peut être la condition de ce qui conditionne son apparition que s’il se rend corporellement, c’est-à-dire de la même façon, sujet et co-apparaissant, corps percevant et corps percevant. Comme co-déterminant de la phénoménalité, le corps l’est comme corps, l’est comme sujet phénoménalisant et comme apparaissant. Il s’agit donc de comprendre l’unicité de l’implication du corps à l’égard de l’apparition du monde. À cet égard, l’ « hypothèse des images » de Bergson nous apprend beaucoup quant à la nécessité de faire correspondre la définition du sens d’être du sujet de la perception et la description de la perception comme telle. Dans le premier chapitre de Matière et mémoire, l’hypothèse est faîte que nous sommes « en présence d’images » et d’images seulement. C’est là certainement la manière la plus juste de décrire ce qu’il y a, la phénoménalité. Bergson se donne un rapport qui ne concerne que les « images », un rapport qui prend une « image particulière » pour centre. De là, comment penser le sujet percevant sinon en reconnaissant que l’image qui centralise le rapport de perception est une image parmi les images qui comme image centralise les images ? L’image qualifiant le centre des images comme une image parmi les images qualifie également une modalité existentielle qui le particularise, qui le distingue des autres images. L’image qualifie donc un mode d’être qui l’individualise, le rapporte aux autres images, et le fait même d’être apparaissant. Être sujet et être corps ne font pas alternative, le corps est sujet en tant que corps (vivant). On le sait, Bergson fera du mouvement la spécificité de l’image polarisant le champ phénoménal. L’essentiel nous semble être la cohérence du point de vue de Bergson : si « ce qui est » est un ensemble d’images, le sujet des images doit être une image. Bergson se demande alors comment l’image qui centralise toutes les images se spécifie comme image (qui centralise toutes les images). Plus précisément, parce qu’il ne se donne que le rapport renvoyant une image à l’ensemble des images, désigner le sens d’être de l’image (qui centralise toutes les images) revient à désigner une détermination essentielle du rapport de perception lui-même. Or, de manière cohérente, Bergson s’en tient « aux apparences », à ce qu’il s’est donné pour point de départ pour définir le déterminant qui spécifie l’image centralisant les images, c’est-à-dire qui spécifie comme 296 tel le rapport de perception. Force est de constater de l’expérience (perceptive) de l’expérience que le mouvement est ce déterminant. Bergson écrit : « Voici un système d’images que j’appelle ma perception de l’univers, et qui se bouleverse de fond en comble pour des variations légères d’une certaine image privilégiée, mon corps. Cette image occupe le centre ; sur elle se règlent toutes les autres ; à chacun de ses mouvements tout change, comme si l’on avait tourné un kaléidoscope » 420 . C’est une image (le corps) et une image capable de mouvements (sens d’être du corps) qui est sujet du rapport de perception. L’activité motrice du corps transforme de fond en comble l’horizon perceptif et exprime le sens d’être du corps. Le mouvement souligne la spécificité du percevant en tant que corps, détermination corporelle du corps qui le différencie des autres corps, c’est-à-dire qui est fondamentale à l’actualisation du rapport de perception. Bergson parle donc du même corps lorsqu’il renvoie la perception à un rapport adoptant une « image » pour centre. Il en est ainsi parce que Bergson formule proprement la problématique du rapport de perception. En abordant la perception à partir des « images », Bergson se devait alors nécessairement de décrire « ce qui se passe », c’est-à-dire de renvoyer le sujet de la perception à une « image », à un déterminant corporel à la fois intérieur et constitutif de la perception. Et c’est ce qu’il fait de fait en écrivant : « Voici les images extérieures, puis mon corps, puis enfin les modifications apportées par mon corps aux images environnantes » 421 . Nous avons, dans un chapitre précédent, mis en valeur les insuffisances qui, du point de vue de la phénoménologie, mine le premier chapitre de Matière et mémoire pour une détermination satisfaisante du sens du rapport de perception 422 . Néanmoins, du point de vue de la phénoménologie, la cohérence de la démarche bergsonienne vaut pour elle-même en ce que la caractérisation du sens d’être du sujet percevant est conforme à (la description de) la perception. Comment pourrionsnous décrire la phénoménalité comme un rapport de co-apparition corps/monde sans en tenir compte pour définir le sens d’être du sujet percevant qui en tant que sujet est du côté de la transcendance dont il est la condition subjective ? Dans les premières pages si originales de Matière et mémoire, Bergson subordonne la définition de ce qui fait du corps une « image particulière » à la phénoménalité, c’est-à-dire à l’expérience du rapport 420 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176. Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171. 422 Cf. le chapitre A.1.3.1) Présentation et représentation. 421 297 toujours déjà réalisé de l’ensemble des « images » et de cette « image particulière ». À bien y penser, il ne peut en être autrement car la transcendance irréductible du monde est l’irréductibilité du rapport de perception, du rapport situant le sujet percevant du côté de ce dont il est le sujet. Puisque la phénoménalité est cela, la définition du corps percevant doit se régler sur le donné phénoménal qui donne et ne donne que le rapport dont se structure la phénoménalité. Il s’agit en somme de s’assurer que le sens d’être du sujet s’accorde avec la phénoménalité parce que la phénoménalité est le rapport irréductible de l’apparition du monde et de l’apparition du sujet du monde, irréductible au sens où le corps percevant est du côté du monde, est au monde en étant du monde. Le fait irréductible de la co-apparition corps/monde doit guider notre définition de l’être du corps percevant. Aussi, que pouvons-nous dire du sens d’être du sujet de la perception sachant que le corps percevant est du côté de ce dont il est le sujet, intramondain ? Nous le savons déjà, en raison même de l’intramondanéité du percevant, le rapport de perception est absolument impensable à partir de ce qui pourrait être une intériorité, un vécu ou une faculté de représentation. Si le sujet de la perception est corporellement du côté de la transcendance du monde, il est contradictoire de vouloir lui prêter le pouvoir de se représenter le monde, de penser qu’une apparition puisse naître du rapport à soi du sujet. Pour reprendre l’idée de Bergson : c’est le sujet qui fait partie du monde, et non pas le monde qui fait partie du sujet. Ajoutons que si la phénoménalité se structure comme rapport, ce rapport est précisément le rapport renvoyant le percevant à la transcendance du monde si bien qu’il serait absurde de le penser de l’immanence du vécu. Par co-définition, il n’y a pas de rapport dans l’immanence à soi, toute expérience implique une certaine distance, une distance ouvrant l’expérience à elle-même. Distance irréductible, distance témoignant de l’inscription à la transcendance du monde de ce dont on a l’expérience. Autrement dit, le sujet de la perception ne peut être le « sujet » de la perception. Maintenant, dire que le percevant est du côté de ce dont il est le sujet, c’est dire que le percevant est sujet, sujet de quoi ? De ce dont il est le sujet, c’est-à-dire de ce à quoi il se rapporte perceptivement en tant que percevant. Le corps percevant, comme figure, se rapporte au Fond dont il est la figure. Autrement dit, le percevant est en rapport perceptivement au Fond, à la Totalité imprésentable du monde. Le rapport de perception 298 se structure de la possibilité de toute apparaître, du rapport qui situe en rapport une figure au Fond dont elle est la figure, au Fond qui, comme Fond, ne peut apparaître comme une figure. Perceptivement parlant, le percevant est en rapport à la Totalité toujours ouverte du monde. Le percevant est ainsi sujet de son appartenance même à ce dont il est le sujet. La subjectivité est bien impensable comme une intériorité. Or, dans la mesure où le sujet percevant est sujet du rapport à la transcendance du monde, le sujet est comme le lieu d’où s’articule le rapport dont il est le sujet. Nous nous sommes ainsi représentés le sujet percevant comme un « centre ». Si le rapport dont se structure la phénoménalité est bien un rapport au monde comme Totalité, alors le rapport à la Totalité appelle un centre par rapport auquel le rapport à la Totalité est possible. Il s’agit là de la corrélation qui renvoie l’apparition du monde à l’apparition du sujet du monde. Que pouvons-nous dire du corps percevant comme centre sachant qu’il est centre relativement à la transcendance indéfinie du monde ? Tout d’abord, comme centre, le corps est entouré par le monde, situe ainsi le monde qui le situe comme centre. La situation du corps percevant est ainsi la situation du monde, le corps de son positionnement positionnant le monde qui l’enveloppe. Le centre centralise le monde qui se centralise. Le centre articule un rapport au monde qui le centre comme centre dont se centre le monde, qui situe le monde lui-même. Cette réciprocité de sens et d’être se fonde sur le sens d’être du monde qui conditionne tous les points de vue possibles, conditionnant ainsi le point de vue qui le conditionne. Le centre occupe donc le centre du monde, le centre d’où le monde se positionne. Mon corps est ainsi « comme interposé entre ce qui est devant moi et ce qui est derrière moi, mon corps debout devant les choses debout, en circuit avec le monde » 423 . Le corps percevant qui centre le champ phénoménal, positionnant corporellement le monde dont il est une partie, s’interpose au milieu du monde, est ainsi le sujet du visible et de l’invisible. Comme point de vue (sur le monde), le corps actualise et spécifie le rapport au monde comme Totalité, c’est-à-dire le monde lui-même. Par conséquent, si le corps détermine corporellement le sens de ce que signifie « être quelque part », ce sens s’enracine dans la relation d’appartenance du corps au monde. La station debout du corps devant le monde est une station qui s’appuie sur le monde, prend pied dans le monde. Dire « être quelque part », c’est dire « être de quelque part », faire ainsi indissociablement référence au corps percevant et au monde. Aussi, la 423 Merleau-Ponty, Maurice, La nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, 1995, p. 271. 299 hauteur, la profondeur et la distance, la gauche et la droite qui forment un seul système de références spatiales du corps est une formation dont le monde est constitutif comme le centre se constitue de son appartenance au monde. Autrement dit, l’ « ici » et le « là-bas » forment un même rapport, une seule correspondance dans le rapport qui rapporte le corps comme centre à ce dont il est le sujet, le monde comme Totalité. Un même rapport car le rapport est irréductible, implique que l’ « ici » implique le « là-bas » qui l’implique. C’est dire que les définitions du percevant et de ce dont il est le sujet ne peuvent se superposer. Pour définir le sens d’être du centre percevant, la référence au monde est inévitable, et inversement. C’est de cette implication que nous voulions introduire la description de l’être du percevant car la phénoménalité se structure comme rapport. C’est donc à elle que nous revenons. Centre du rapport de perception, le centre se structure par rapport au rapport dont il est le centre, se structurant donc comme « centre » comme le rapport le structure comme « centre ». Le centre du rapport de perception n’est donc absolu que relativement au rapport dont il est le sujet, qu’il forme et qui le forme. Notons un point important : la description du rapport structurel de la phénoménalité ne peut être neutre quant au sens d’être du centre qui centralise la phénoménalité puisqu’il co-détermine le rapport qu’elle décrit. Aussi, ce qui transparaît à la description de la structure propre de la phénoménalité est un mode d’être spécifique du centre de la Totalité qui le situe au centre du rapport à la Totalité. Perce de la description du rapport de co-détermination dont se structure la phénoménalité le sens de la détermination subjective du corps percevant, sens correspondant à un agir, à une intentionnalité corporelle ouvrant le percevant à l’espace ouvert par la co-détermination elle-même. C’est la modalité existentielle constitutive de la phénoménalité qui ressort de la description de sa structure, description qui s’enracine dans le rapport de la phénoménalité, ce qui signifie que la phénoménalité elle-même, en tant que rapport de co-détermination, donne accès elle-même à ce qui spécifie en propre les termes qui la codétermine. De la co-détermination structurelle de la phénoménalité, nous disions : la coapparition qui renvoie le centre à la Totalité et la Totalité au centre se centre, situe la Totalité par rapport à un centre d’où le rapport à la Totalité se structure. Mais comment comprendre le sens du rapport structurel de la phénoménalité sans implicitement le 300 comprendre comme un rapport intentionnel, comme une relation existentielle du corps au monde ? De quel rapport est le rapport qui structure la phénoménalité sinon de l’irréductibilité de la dualité du rapport à quelque chose ? Si la structure du rapport dont se structure la phénoménalité est l’irréductibilité de la dualité du rapport à quelque chose, la description du rapport structurel n’est-elle pas toujours déjà la description de la dualité du vivre, de la dualité de l’ « ici » et du « là-bas » qui exprime en creux l’intentionnalité, qui renvoie le corps à son pouvoir de s’orienter, de se rendre « là-bas » ? Le centre que structurellement appelle la Totalité apparaît consubstantiellement une détermination existentielle puisqu’il n’y a de centre que relativement à la Totalité, c’est-à-dire orienté vers la Totalité. Le rapport à la Totalité renvoie ainsi le centre qui la centralise à un mode d’être, au vivant. La phénoménalité est telle que le rapport qui la structure se fait de quelque part, se centre. Cela dit, le fait d’être quelque part implique de pouvoir ne pas l’être, de pouvoir être « là-bas » ou « ailleurs » de sorte que le rapport qui structure la phénoménalité prend pour centre un centre dont le sens d’être est d’être capable de se rapporter corporellement vers la Totalité, d’exister de son orientation vers la Totalité. Le rapport à la Totalité implique donc un se-rapporter à la Totalité qui la centralise. Le sens du rapport qui situe le corps percevant parmi les choses se précise un peu puisque la définition du rapport structurel de la phénoménalité est implicitement dépendante de la signification existentielle du centre centralisant la phénoménalité. La description de la codétermination dont se structure la phénoménalité ne peut finalement apparaître comme une relation au monde que parce que la référence au centre de la phénoménalité est déjà significative de son mode d’être, le centre de la Totalité actualisant, par co-définition, un rapport à la Totalité. Autrement dit, sans que le sens de la modalité existentielle du corps percevant ait besoin d’être explicitement exprimé pour faire apparaître la structure dont se structure la phénoménalité, en revanche, la description de cette structure la présuppose en renvoyant la relation au monde à un centre qui en détermine le sens comme centre, centre qui comme corps se distingue des autres apparaissants. On comprend qu’il puisse en être ainsi en vertu du fait que c’est le même corps qui co-détermine la structure de la phénoménalité comme structure autonome et qui se rapporte au monde. Le corps est bien de la même manière partie de la Totalité et centre du rapport à la Totalité. Le structurel et l’existentiel s’impliquent dans le rapport qui inscrit le corps percevant du côté de ce dont 301 il est le sujet. Aussi, conformément à la structure de la phénoménalité, c’est de l’expérience même du rapport de phénoménalité que nous apprendrons ce qui corporellement sépare le corps percevant des autres corps apparaissants. Il faut que ce qui singularise corporellement le corps de l’ensemble des corps actualise proprement un rapport à la Totalité, c’est-à-dire le rapport de perception comme tel. Qu’est-ce qui est distinctif du corps percevant et simultanément distinctif du rapport de perception ? De quelle détermination corporelle le rapport de phénoménalité se constitue-t-il ? Quel est le mode d’être du corps qui puisse rendre compte de son rapport à la Totalité, à ce qui ne peut, par co-définition, apparaître comme une figure ? Quel est l’existential pouvant rendre en même temps compte de l’autonomie de l’apparaître et de l’autonomie du percevant, c’est-à-dire de la co-détermination même qui structure la phénoménalité ? Autrement dit, comment rendre compte de la ségrégation de la figure et du Fond dont elle est la figure, du rapport qui les espace pour les rendre à eux-mêmes et donc à l’autre ? Et qu’est-ce qui réalise corporellement le corps comme corps percevant ? Il apparaît que seul le mouvement du corps vivant permet de dire en quoi le corps est percevant, de rendre compte de la différenciation percevant/monde (figure/Fond), c’est-à-dire de l’actualisation du monde comme Fond. Bergson, dont la démarche revient à décrire le sens du rapport de perception à partir de l’expérience perceptive elle-même, identifie d’emblée le pouvoir moteur du corps comme déterminant constitutif du rapport de perception. Dans la mesure où la phénoménalité elle-même est son point de départ, il écrit : « (…) je vais formuler purement et simplement ce que je sens et ce que je vois : Tout se passe comme si, dans cet ensemble d’images que j’appelle l’univers, rien ne se pouvait produire de réellement nouveau que par l’intermédiaire de certaines images particulières, dont le type m’est fourni par mon corps » 424 . Or, puisque « mon corps » est une « image » parmi les « images », il est exclu de faire du corps « la condition de l’image totale » 425 . Si par principe le corps ne peut produire des « images », il produit en revanche du changement parmi les « images ». L’introduction du changement par le corps vivant dans le plan des « images » est une vérité qui se constate. Comme le dit 424 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 170. C’est Bergson qui souligne. 425 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171. 302 clairement Bergson, si l’univers correspond à « un ensemble d’images gouvernées dans leurs rapports mutuels par des lois immuables, où les effets restent proportionnés à leurs causes, et dont le caractère est de n’avoir pas de centre, (…) force est bien de constater qu’en outre de ce système il y a des perceptions, c’est-à-dire des systèmes où ces mêmes images sont rapportées à une seule d’entre elles, s’échelonnent autour de celle-ci sur des plans différents, et se transfigurent dans leur ensemble pour des modifications légères de cette image centrale » 426 . Sans que le corps n’apparaisse être la cause de la présence des « images », il s’avère que l’ensemble des « images » se positionne en fonction du situs du corps. Mieux, « à chacun de ses mouvements, tout change » 427 . Au mouvement du corps répond un changement dans le plan des « images ». Nous sommes donc seulement « en présence d’images », et si de fait quelque chose « de réellement nouveau » se passe, il prendra pour vecteur le mouvement du corps. Aussi, le mouvement du corps qui ordonne et centralise les « images » caractérise le corps lui-même. Il n’est certainement pas inutile de mentionner un autre passage du premier chapitre de Matière et mémoire où Bergson se réfère de nouveau à l’expérience (perceptive) elle-même pour décrire la signification du rapport de perception : « De fait, j’observe que la dimension, la forme, la couleur même des objets extérieurs se modifient selon que mon corps s’en approche ou s’en éloigne, que la force des odeurs, l’intensité des sons, augmentent et diminuent avec la distance ». La (re)définition du champ perceptif dépend de la motricité. La distance comme variable du mouvement corporel exprime et mesure pour Bergson la puissance d’action du vivant. Il poursuit son propos ainsi : « enfin que cette distance représente surtout la mesure dans laquelle les corps environnants sont assurés, en quelque sorte, contre l’action de mon corps ». Bergson en conclut donc que les objets « renvoient à mon corps, comme ferait un miroir, son influence éventuelle ; (…). Les objets qui entourent mon corps réfléchissent l’action possible de mon corps sur eux » 428 . Le mouvement comme agir corporel intercale entre les images une vie qui les polarise, les images manifestant alors un côté qui sied à son action vitale. Toutefois, la définition de Bergson de la vie comme besoin ne s’accorde pas avec la puissance qu’il accorde au mouvement du corps. Bergson impose 426 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 177. C’est Bergson qui souligne. 427 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176. 428 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172. C’est Bergson qui souligne. 303 en somme à la corrélation interne du mouvement et de l’organisation du champ phénoménal qu’il tire de l’expérience perceptive elle-même une définition de la vie sans correspondance avec l’être du mouvement vivant, du mouvement qui ouvre l’horizon perceptif. Pour autant, le constat qui s’impose consécutivement à l’ « hypothèse des images » demeure pleinement pertinent en ce qu’il résulte de la description fidèle de l’expérience. Bergson se rend donc en mesure de découvrir la corrélation mouvement/perception et de la définir à partir de ce qui différencie corporellement le corps des objets. C’est ce point en particulier qui nous apparaît très intéressant pour nous qui tenons l’appartenance du corps percevant à ce dont il est le sujet pour fil conducteur de la définition du sens d’être du sujet. Dans le cadre de l’ « hypothèse des images », seule une « image » peut être sujet de la perception de sorte que c’est comme « image » que le percevant centralise toutes les images. Il s’ensuit que le mouvement qui coordonne la disposition des « images » nomme de part en part le centre de la perception. Le mouvement est l’attribut du corps, ce qui corporellement détermine le corps comme percevant. Autrement dit, le mouvement est l’être du corps se rapportant au monde perceptivement, ce qui détermine donc une autonomie, un soi. Aussi, lorsque Bergson écrit que « Mon corps, objet destiné à mouvoir des objets, est donc un centre d’action » 429 , il renvoie le corps à un se-mouvoir, c’est-à-dire à un se-rapporter au monde sur le mode du mouvement. La condition d’être corporel s’identifie donc à la possibilité de se-mouvoir, d’agir et donc d’être capable d’exercer une « influence réelle » sur le réel. Le corps est percevant en ce qu’il opère corporellement des changements dans les choses. C’est là ce qu’il faut entendre par perception pour Bergson. On est maintenant en mesure de mieux mesurer l’importance du point de départ que se donne Bergson, point de départ qui le conduit à identifier le corps percevant et le mouvement, identification qui permet à Bergson de penser le percevoir sans le confondre avec le connaître. Retenons de Bergson ces quelques lignes : « (…), donnons-nous ce système d’images solidaires et bien liées qu’on appelle le monde matériel, et imaginons çà et là, dans ce système, des centres d’action réelle représentés par la matière vivante : je dis qu’il faut qu’autour de chacun 429 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172. C’est Bergson qui souligne. 304 de ces centres se disposent des images subordonnées à sa position et variables avec elle ; je dis par conséquent que la perception consciente doit se produire » 430 . Retenons d’abord que ce n’est que relativement à l’ensemble des images que le corps est « centre ». Ensuite, ce n’est également que relativement à la Totalité que l’activité motrice du corps vivant est pouvoir de manifestation. Finalement, et développons quelque peu ce point, le mouvement qui qualifie le percevant est un semouvoir, c’est-à-dire un auto-mouvement. Or, comme auto-mouvement, le mouvement du corps vivant se forme comme un rapport pronominal. C’est donc en fonction même de la structure de ce rapport que nous aurons à définir la motricité du corps vivant. En raison de l’appartenance ontologique du percevant au monde, le se-mouvoir est un semouvoir-vers-la-Totalité, c’est-à-dire un se-rapporter-à-la-Totalité sur le mode du mouvement. La Totalité est ainsi constitutive du se-mouvoir puisqu’il est à soi en se rapportant à la Totalité. Comme auto-mouvement, le mouvement s’origine en lui-même. Comme auto-mouvement, il s’origine de son appartenance même à ce dont il vise. Un mouvement est mouvement en trouvant dans son avancée ce vers quoi il se tourne, à savoir le monde. Ainsi, le mouvement comme mouvement du corps est lui-même, subsiste comme mouvement de son orientation vers le monde. L’auto-mouvement est un mouvement se déterminant comme mouvement par co-détermination, c’est-à-dire comme rapport. Le se-mouvoir s’excède donc vers le monde que parce que son excès sur soi le ramène à soi du fait même qu’il s’excède vers ce qui l’excède, vers le monde. Ainsi, le mouvement vers le monde s’excède sans se vider de lui-même puisqu’il se tourne vers le monde comme vers lui-même en raison de son appartenance au monde. Le mouvement est donc à soi par co-détermination, par médiation du monde qui le renvoie à lui-même du fait même qu’il est intramondain. Aussi, l’auto-mouvement se vide en s’orientant vers le monde et, en s’orientant vers le monde, se remplit lui-même. Il apparaît donc que le semouvoir se réalise de sa co-dépendance au monde. L’autonomie se développe dans la codépendance. Un mouvement autosuffisant est donc impensable. 430 Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 182. C’est Bergson qui souligne. 305 La disposition corporelle du corps à se-mouvoir s’accorde précisément avec le rapport dont se structure la phénoménalité, rapport qui situe le percevant du côté de la transcendance dont il est le sujet. Autrement dit, l’auto-mouvement du corps est le déterminant subjectif convenant à l’ouverture perceptive, est conforme à l’expérience (perceptive) du rapport se centrant sur un être dont le mode d’être est déterminant du phénomène perceptif comme tel. Seul un être dont l’être est de se-mouvoir peut codéterminer la phénoménalité, peut actualiser la présence de la Totalité, la conduire à ce qu’elle est, Fond pour toute figure possible. Il y a actualisation de la phénoménalité parce qu’elle est rapport qui se co-constitue. Aussi, le percevant rend actuel une présence qui le présentifie lui-même de sorte que ce qui advient par auto-mouvement ne le précède pas. La phénoménalité n’est pas en attente de ce corps qui vit, n’est pas un « ensemble d’images » qui devance son actualisation par une image. C’est parce que la phénoménalité s’actualise, est rapport pronominal, que le corps qui est intramondain peut l’actualiser. Aussi, le corps qui actualise la phénoménalité s’actualise. Ce qui signifie que la phénoménalité s’actualise elle-même. Si en effet l’auto-mouvement est bien un mouvement qui se réalise comme mouvement de son entrée vers la Totalité, se portant ainsi toujours vers son point de départ, vers lui-même, alors le mouvement est lui-même en se tournant vers ce qu’il n’est pas, vers ce dont il est le terme. C’est dire que le mouvement du corps vivant caractérise au mieux le percevant, lequel est du côté de la transcendance dont il est le sujet. En s’ouvrant ainsi à soi en s’ouvrant à l’extériorité du monde, l’auto-mouvement du corps est bien ce qui à la fois le différencie des choses et le situe corporellement en rapport à la Totalité, à ce qui à la fois transcende l’expérience du sujet percevant et la co-constitue. L’autonomie de l’auto-mouvement se structure donc de l’autonomie du monde qui se structure de l’autonomie de l’auto-mouvement du corps. La circularité renvoyant le corps et le monde à un rapport de co-définition a pour fondement ontologique l’appartenance du corps au monde, appartenance ontologique qui ultimement rend compte du sens du rapport qui identifie l’auto-mouvement à une dédifférenciation à soi correspondant toujours déjà à une différenciation du monde lui-même, c’est-à-dire à son actualisation phénoménale. 306 Qu’est-ce qu’actualise cet être dont l’auto-mouvement est l’être ? Comme référence corporelle à autre chose que soi, l’auto-mouvement qui spécifie dans un même mouvement le percevant et la perception actualise le rapport de perception lui-même, une différenciation se structurant selon les lois structurant l’autoréférence. C’est la codétermination dont se structure la phénoménalité que le corps actualise. Autrement dit, en co-conditionnant l’irréductibilité que le monde co-conditionne, le mouvement corporel actualise l’irréductibilité de la phénoménalité. L’irréductibilité ne se structure pas comme le pense Merleau-Ponty de l’impossibilité même de l’identité du rapport à soi du corps mais de l’ouverture du corps vers l’ouverture du monde. L’écart ne se source pas de la « réflexivité du corps », du « fait qu’il se touche touchant »431 mais de l’impossibilité de réduire la distance ouverte par le mouvement qui s’ouvre à l’ouvert, à ce qui demeure, par co-définition, ouvert au mouvement qui l’ouvre en ce que le monde est Totalité, Ouverture. Le mouvement s’origine de son vis-à-vis, s’ouvre au monde qui s’ouvre au mouvement. On voit bien comment se dégage l’espace du relationnel, c’est-à-dire comment se structure circulairement l’autonomie du corps percevant et l’autonomie ontologique du monde, son apparaître. Le percevant est à autre que lui-même, est donc un co-déterminant de la phénoménalité en s’ouvrant, ouverture dont s’ouvre le monde. C’est dire que la perception est cette irréductibilité comme rapport du corps vers le monde, du mouvement qui s’ouvre vers l’ouverture ouverte du monde. L’irréductibilité du rapport de perception est l’irréductibilité du monde lui-même, demeure donc irréductible comme irréductibilité du monde, irréductibilité que le mouvement opérant et explorateur du corps ne peut réduire, irréductibilité qui dès lors maintient le mouvement ouvert vers le monde. L’auto-mouvement qui s’ouvre à ce qui l’ouvre à lui-même rend compte de la possibilité du dévoilement du monde de l’appartenance même au monde. Pour répondre autrement à la question, le mouvement du corps actualise le rapport de la phénoménalité, le rapport figure/Fond qui renvoie toute apparition de la figure à l’inapparition du Fond comme figure, le Fond de ce fait n’apparaissant qu’en co-apparaissant. Le Fond est l’ouvert, ce qui ne se ferme pas en une apparition, en une figure. Le mouvement comme entrée dans l’ouverture même du monde reconduit le monde à son ouverture, à ce qui est ouvert à toute détermination perceptive comme fond de toute déterminabilité, c’est-à-dire comme 431 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 298. 307 Fond. Aussi, le corps actualise le Fond sur fond duquel il s’apparaît, c’est-à-dire apparaît comme une figure/corps sur fond du Fond. Il actualise le repli du monde comme Fond, l’apparition même du monde et par là même sa propre apparition comme figure dont le mode d’être est de se-mouvoir. Si le corps est un « metteur en scène de la perception » 432 , il l’est donc comme être qui corporellement (s)’ouvre (au)/le monde. C’est dire que comme sujet corporel de la transcendance du monde, le corps subjectif actualise la présentation perspective du perçu, la présence absente du monde que l’apparition de l’apparaissant fait apparaître, faisant donc apparaître en son apparition même une absence, la transcendance du monde dont elle est une dimension, un moment. Actualisant le Fond, le corps actualise une absence constitutive de toute figure, que toute apparition figure, co-apparaissant alors au monde qu’elle spécifie, esquissant ainsi le même monde, le même horizon. De facto, à la perspective du corps sur le monde correspond l’apparition en perspective de la chose. Concrètement : « Du point de vue de mon corps je ne vois jamais également les six faces du cube, même s’il est en verre » 433 . De facto, le rapport perceptif du corps et de la chose varie, aux mouvements du corps correspond une variation des aspects de la chose. Ainsi, « à mesure que je tourne autour de lui (le cube), je vois la face frontale, qui était un carré, se déformer, puis disparaître, pendant que les autres côtés apparaissent et deviennent chacun à leur tour des carrés » 434 . Comme pour le rapport de co-détermination structurant l’être de l’auto-mouvement corporel, le rapport factuel entre le pouvoir phénoménalisant du corps et la donation perspective de la chose se structure de l’appartenance du corps au monde ou, pour être plus précis, de l’intentionnalité corporelle qui se constituant de son mouvement vers le monde conduit le monde à sa propre transcendance, à son inapparition que toute apparition, du fait son appartenance au monde, rend manifeste, manifestant de ce fait elle-même un excès d’être, une transcendance qui la rend indéfiniment ouverte aux mouvements dont elle procède. C’est pourquoi, l’exploration active du cube par le sujet de la perception n’épuise pas l’être perceptif du cube qui figure constamment le même cube, la même appartenance au monde dont il tire indéfiniment ses déterminations. En un mot, le cube co-apparaît au monde, fait apparaître l’horizon dont sa transcendance propre procède, s’excédant ainsi 432 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23. Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 235. 434 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 235. 433 308 vers ce dont il est la co-apparition. Pour conclure, il ne nous est pas nécessaire de développer plus avant le sens de la corrélation du mouvement subjectif du corps et du mode de présentation de la chose qui sera l’objet du prochain chapitre. Concluons donc. La problématique de l’expérience du corps propre n’est pas la problématique de l’expérience du corps propre qui se manifeste comme le rapport du sujet de l’expérience à l’expérience du sujet. Le rapport comme fait d’expérience ne fait pas lui-même problème. La problématique en question apparaît dès que l’expérience du corps propre est comprise comme l’expérience du corps propre, comme une expérience propre, définissant ainsi en propre le sujet de l’expérience. La philosophie se doit de ce fait de penser l’expérience à partir de l’expérience du corps propre, du Tout à partir de la partie, ce qui, nous l’avons vu, revient à penser contradictoirement. Sur l’impossibilité de penser proprement le rapport de l’expérience du corps propre en le pensant contradictoirement se fonde l’appel de la phénoménologie à un retour à l’expérience comme telle, à un retour que nous comprenons comme à un retour au rapport dont se structure la phénoménalité, rapport qui situe le corps percevant du côté de ce dont il est le sujet. Si l’expérience (perceptive) est l’expérience de l’appartenance du corps percevant à ce dont il est le sujet, qu’elle estelle sinon l’expérience du rapport qui la structure, qui la renvoie à elle-même ? Autrement dit, si l’expérience (perceptive) est l’expérience du rapport dont elle se structure, alors le sujet de l’expérience est ni plus ni moins qu’une dimension interne de l’expérience en sorte que la définition du mode d’être du sujet de l’expérience doit s’aligner sur la structure dont se structure l’expérience, structure co-dépendante du sujet co-dépendant de la structure dont il est le sujet. Le sujet de l’expérience l’est comme centre dont se centre l’expérience en raison de l’appartenance du sujet à ce dont il est le sujet. Mais, pour la même raison, c’est-à-dire en raison du rapport de co-dépendance structurant la phénoménalité, le percevant en tant que sujet centralise lui-même l’expérience. Aussi, le corps co-déterminant l’apparition même du monde co-apparaît au monde qui co-détermine la co-apparition du corps percevant. Le corps dont se centralise la phénoménalité est donc le corps qui la centralise. C’est bien le même corps qui est soumis à la structure de la phénoménalité comme apparaissant et qui la co-conditionne, rapport de co-définition dont précisément l’expérience est l’expérience puisque le corps 309 percevant est corporellement inscrit au monde dont il est le sujet. Il suit de là que c’est corporellement que le corps centralise le rapport dont il co-dépend. En tant que percevant, le corps est corps selon un mode d’être propre qui le spécifie comme sujet, qui le situe en rapport au monde. Le corps est lui-même sujet, c’est-à-dire indivisiblement soumis à une autonomie et développant une autonomie. Il est donc percevant, a pour être d’être perceptivement en rapport au monde. Or, co-déterminant corporellement le rapport dont se structure la phénoménalité, le sens de la co-détermination du corps percevant de la phénoménalité est nécessairement une détermination que la phénoménalité manifeste elle-même comme rapport, une détermination co-déterminante du corps qui ainsi à la fois l’individualise des autres corps et détermine le rapport de perception lui-même, le rapport à l’ouverture indéfinie du monde. Autrement dit, en vertu de la structure interrelationnelle de la phénoménalité, seule l’expérience (perceptive) peut nous montrer le sens d’être du corps percevant, sens d’être le définissant et définissant la perception comme rapport. Et ce que la phénoménalité fait apparaître est un rapport se réglant sur le mouvement du corps percevant. De fait, à l’action motrice du corps répond symétriquement une redéfinition du champ perceptif. Comment pourrait-il en être autrement alors même que le percevant est intramondain ? Sans que le sens vital du mouvement du corps doive être pour lui-même déterminé, de fait, la caractérisation du sens d’être du percevant à partir du mouvement s’accorde avec la manière dont la phénoménalité se donne à l’expérience, au mouvement. Tenir la motricité pour le nom de l’intentionnalité perceptive permet ainsi de comprendre comment est possible le rapport dont se structure la phénoménalité, la coapparition du monde. Le mouvement du corps qui l’autonomise réalise une puissance de manifestation qui amène le monde à la présence, à son (in)apparition. Le mouvement qui s’ouvre au monde l’ouvre à lui-même, à son propre horizon, le monde apparaissant alors en co-apparaissant. Rapport de co-apparition qui installe donc définitivement le monde à distance, distance irréductible dont chaque apparaissant, co-apparaissant au monde, se structure. La correspondance interne entre le mouvement du corps et le recul phénoménal du monde en lui-même est la correspondance en jeu dans la présentation perspective des apparaissants. C’est ce qu’il nous reste toutefois à montrer de l’intérieur, c’est-à-dire en se fiant au rapport dont l’expérience (perceptive) est le rapport. 310 A.2.3.3) Perception et incomplétude. Par perception, nous entendons rapport de perception, rapport dont elle se structure et dont elle est l’expérience perceptive. Comme expérience du rapport dont elle se structure, la perception est l’expérience perceptive de l’irréductibilité même du rapport du sujet de l’expérience à ce dont il est perceptivement le sujet, du rapport qui le rapporte perceptivement au monde comme Totalité de telle sorte que le percevant est percevant en apparaissant lui-même du côté de la transcendance dont il est perceptivement le sujet, est ainsi percevant comme corps, corporellement. Aussi, par perception, il faut entendre un rapport de co-apparition, le corps percevant co-apparaissant au monde qui co-apparaît en co-apparaissant ainsi à l’horizon de lui-même. Or, puisque la condition intramondaine du sujet de l’expérience est relative à la structure dont se structure le rapport de perception, dès lors que le percevant est percevant en co-apparaissant à ce dont il est le percevant est un fait de structure, le retour aux choses comme retour à la perception est de ce fait retour au rapport structurant la perception et dont l’expérience perceptive est l’expérience. Dans cette perspective, reconnu le sens interrelationnel du rapport qui structure la perception, la donation perceptive est comme telle donation sans détour du monde, situe le percevant en rapport aux choses mêmes. Autrement dit, puisque le percevant est du même côté que ce dont il est le percevant, ce dont il est le percevant se donne sans voile, tel qu’il est, tel qu’il se donne précisément à la perception. Si le sujet de l’expérience perceptive est bien lui-même une dimension de l’expérience dont il est le sujet, alors le rapport de perception installe sur-le-champ le percevant dans un rapport qui le met en présence du monde, qui présente donc le monde lui-même. La perception est le rapport qui place le percevant « en pleine vérité », le monde étant ce que nous percevons puisque le percevant co-apparaît au monde. Aussi, comme l’écrit Husserl, dans le rapport de perception, « l’objet se tient là comme présent en chair et en os, il se tient là, à parler plus exactement encore, comme actuellement présent, comme donné en personne dans le Maintenant actuel » 435 . Ainsi, le rapport de perception ouvre immédiatement le percevant aux choses qui sont ce qu’elles sont telles qu’elles se donnent à la perception. La perception présentifie la chose qui ne se donne donc « en personne » que perceptivement. Donnant la chose « en personne », être 435 Husserl, Edmund, Chose et espace Leçons de 1907, P.U.F., trad. J.F. Lavigne, Paris, 1989, p. 36. 311 perçu et être s’identifiant, le rapport de perception est rapport originaire au monde. Aussi, à l’origine même de la donation de la chose qui se donne en se donnant perceptivement, la perception est donc au fondement du rapport de connaissance théorique qui, prenant le monde pour champ naturel de son exercice, s’inscrit dans un rapport toujours déjà là, se tenant là. La donation perceptive est un mode de présence de la chose comme telle et, dès lors, pour reprendre les mots de Husserl lui-même, mots qui inaugurent la démarche phénoménologique, « l’expérience donatrice originaire est la perception » 436 . Autrement dit, « c’est une seule et même chose qu’une réalité naturelle nous soit originairement donnée et que nous nous « en apercevions » (gewahren) ou que nous la « percevions » dans une intuition simple (schlicht) » 437 . En bref, « toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance » 438 . Or, si le rapport de perception est bien l’archétype du relationnel, le retour aux choses mêmes est bien un retour à l’expérience perceptive, expérience que la théorie husserlienne des esquisses vise à décrire en prenant l’expérience perceptive elle-même pour seul thème. Ce que la théorie des esquisses thématise est un rapport, un rapport entre l’esquisse qui esquisse la chose et la chose qui s’esquisse en elle. En effet, d’un côté, la chose se donne à la perception par esquisses, esquisses qui manifestent une seule et même chose et la chose « en personne ». De l’autre, l’esquisse ne préfigurant que de nouvelles esquisses ne figure que de manière incomplète la chose qu’elle fait pourtant paraître. Aussi, si l’esquisse délivre la chose elle-même, elle reste cependant un aspect de la chose en sorte que la chose ne se donne jamais en elle-même, transcende à jamais les esquisses qui la présentifie pourtant. Soyons plus précis. D’un côté, la donation perceptive me met en présence de la chose perçue par esquisses, c’est-à-dire que mon accès à la chose s’opère de biais, latéralement. Ce que me donne la perception est une perspective sur la chose qui me l’expose « en chair et en os ». Percevoir la chose elle-même, c’est la percevoir de telle ou telle façon, de « côté » en ce que la chose s’expose elle-même que sous la forme de « faces » l’esquissant de manière unitaire. À la faveur de mon mouvement ou de celui de la chose, les esquisses qui font 436 Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col. tel, 1985, p. 15. C’est Husserl qui souligne. 437 Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col. tel, 1985, p. 15. 438 Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col. tel, 1985, p. 78. C’est Husserl qui souligne. 312 apparaître la chose glissent continûment les unes dans les autres et s’intègrent ainsi dans un cours ininterrompu d’apparitions qui, l’exposant sous des déterminations nouvelles et pouvant par là l’amener à une donation toujours plus complète, n’épuise toutefois pas la chose qu’il esquisse, apparaissant impuissant à la faire apparaître définitivement en une exposition pleine, une pour toutes. Si toutes les esquisses du cube font apparaître le cube en chair, si le flux des esquisses donne accès à des déterminités encore inexpérimentées qui enrichissent notre appréhension perceptive du cube, il apparaît que les esquisses sont exposantes de la chose sans que cette exposition latérale des esquisses puisse se terminer en une exposition adéquate du cube, du cube en idée, à six faces égales. Aussi, de l’autre, faisant apparaître le cube lui-même, l’esquisse, ne donnant toutefois que sur de nouvelles esquisses, repousse en esquissant la chose la chose à l’esquisse qu’elle est. Autrement dit, en exposant la chose elle-même, l’esquisse la cache, cache ce qui s’esquisse continûment et indéfiniment à l’esquisse. Inversement, l’esquisse, conduisant la chose à son apparition disparaît dans l’apparition même de la chose. Dans l’esquisse, la chose est là et plus loin, présente et absente à la fois. Dans la chose qu’elle esquisse, l’esquisse se retire elle-même à même la chose qu’elle esquisse. Ainsi, ce que l’esquisse esquisse ne l’esquisse toutefois que partiellement, qu’incomplètement. L’esquisse ne donne pas à l’intuition perceptive la chose en bloc, d’un trait, la donne donc « par esquisses ». Or, que l’apparaissant se donne phénoménalement de manière oblique, qu’il apparaisse comme se transcendant lui-même dans l’esquisse qui l’esquisse, cela, pour Husserl, est une « nécessité d’essence » relative à la donation perceptive : « il appartient donc à l’essence de la perception que la chose se tienne là sur le mode de la présence en chair et en os » 439 écrit-il. Cela revient à dire que « la chose en tant que donnée dans la perception implique (qu’elle) ne soit par principe perceptible qu’au moyen de perceptions (…) procédant par esquisses » 440 . C’est donc dire que la « perception de la chose implique (…) une certaine inadéquation. Par principe une chose ne peut être donnée que « sous une face », ce qui signifie non seulement incomplètement, imparfaitement en tous les sens du mot ; le mot désigne une forme 439 Husserl, Edmund, Chose et espace Leçons de 1907, P.U.F., trad. J.F. Lavigne, Paris, 1989, p. 155. Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col. tel, 1985, p. 140. C’est Husserl qui souligne. 440 313 d’inadéquation requise par la figuration au moyen d’esquisses » 441 . Autant dire qu’il n’y a pas de perception de la chose qui ne soit lacunaire, défectueuse. La chose est transparente en apparaissant donc en perspective, l’est dès lors qu’elle est esquissée. En d’autres mots, une donation intuitive effective sans esquisse est absolument impossible, est contraire à la manière dont se structure la phénoménalité. Une donation intuitive complète de l’être du perçu est impossible « par principe ». En ce qui concerne la donation à la perception de la chose, « par principe, il subsiste toujours un horizon d’indétermination susceptible d’être déterminé, aussi loin que nous avancions dans le cours de l’expérience, et aussi importantes que soient déjà les séries continues de perceptions actuelles auxquelles nous avons soumis la même chose. Nul Dieu ne peut y changer quoi que se soit ; pas plus qu’il ne peut empêcher que 1+2 ne fasse 3, ou que toute autre vérité d’essence ne subsiste » 442 . Penser que Dieu ne percevrait pas lui-même « par esquisses » serait donc « une erreur de principe » 443 , une erreur car la condition même de la perception de la chose perçue est sa transcendance mondaine qui assure sa présence phénoménale. À la perception, la chose est présente de son étendue propre, « dans sa corporéité. Ce n’est ni une image ni un signe qui est donné à sa place. On n’a pas le droit de substituer à la perception une conscience de signe ou d’image » 444 , à moins de penser que la perception ne nous situe pas « devant la chose debout devant moi », à moins de penser que, de fait, si l’ « image » perceptive est encore imparfaite à une conscience finie, en droit, elle est atteinte en elle-même, en droit uniquement, c’est-àdire en droit pour Dieu. Pour résumer, l’inadéquation de la donation perceptive est la condition même de sa donation, est la manière même dont se donne ce qui se donne à la perception, est ainsi caractéristique de toute présence « en chair et en os ». Cela est une vérité eidétique qui s’impose même à Dieu, ce qui, de notre point de vue, nous apparaîtra avec la même évidence. 441 Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col. tel, 1985, p. 140. 442 Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col. tel, 1985, p. 142. 443 Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col. tel, 1985, p. 138. 444 Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col. tel, 1985, p. 138. C’est Husserl qui souligne. 314 La théorie des esquisses de Husserl met en évidence le rapport qui structure le fait de perception, le rapport renvoyant les esquisses à ce qui s’esquisse en elles, l’esquissé. Or, en définissant le rapport entre l’esquisse et la chose esquissée, entre l’apparition « par esquisses » de la chose et son retrait dans l’apparition qui l’esquisse, comme un rapport de nature eidétique, Husserl reconnaît ainsi que la transcendance de la chose à l’esquisse qui l’esquisse est inhérente à la possibilité même de la percevoir et, par conséquent, il fait du rapport en question un rapport irréductible. En considérant que l’exposition adéquate de la chose même est une exposition « par esquisses » et donc « par principe » lacunaire, toujours ouverte à la prospection perceptive, Husserl considère que l’essence même de la perception est un rapport, un rapport irréductible qui s’articule comme l’apparition de l’apparaissant et de l’apparaissant apparaissant en elle, c’est-à-dire comme un rapport de co-apparition. Pour le dire autrement, Husserl comprend la différence entre les esquisses manifestant en chair et en os la chose et la chose que les esquisses qui la manifestent ne peuvent par définition épuiser comme un rapport qui caractérise en propre la manifestation perceptive, c’est-à-dire comme un rapport qui structure la phénoménalité elle-même. À travers la théorie des esquisses, Husserl spécifie la structure qui structure le rapport de perception, c’est-à-dire le différentiel ou l’écart entre l’esquisse et l’esquissé, écart qui se signifie comme ouverture à la chose même, comme l’écart irréductible entre la chair et l’idéal qui pointe en elle et qui me place en rapport à la chose perçue, jamais cristalline, à cette « chose prête à être vue, prégnante, par principe aussi bien qu’en fait, de toutes les visions qu’on peut en prendre » 445 . Ainsi, en faisant entrer dans la définition même de la perception un rapport de transcendance de la chose à elle-même, excluant de cette manière de l’essence de la perception de la chose l’idée de perception adéquate, Husserl spécifie les contraintes phénoménologiques de la définition même du rapport de perception. Puisque la chose « en personne » que l’esquisse rend à la présence en se retirant elle-même dans la chose qu’elle esquisse est continuellement ouverte à l’intuition perceptive, puisque les déterminités qui la définissent ne cessent de s’offrir à l’exploration perceptive, la problématique de la perception revient finalement à déterminer proprement le sens du rapport de perception, du rapport ou de l’écart entre la chose même et son inexhaustivité constitutive, constitutive puisque essentielle à son 445 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 163. 315 expérience. Ce dont il faut donc rendre compte pour rendre compte de la perception est du rapport dont elle est l’expérience, l’expérience qui me renvoie à la chose comme à sa transcendance. C’est donc précisément le rapport de la présence perceptive et de l’impossibilité de la saisir de façon adéquate qu’il s’agit de penser pour penser la phénoménalité. Or, si Husserl la caractérise bien « en personne », si sa description de la perception est fidèle à la perception elle-même, cependant, comme le montre de manière extrêmement perspicace R. Barbaras dans Le désir et la distance et Vie et intentionnalité, l’interprétation de Husserl du sens du rapport de perception n’est elle pas fidèle à la description de la perception que vient accomplir la théorie des esquisses dans la mesure où le donné de l’intuition perceptive se trouve finalement pensé « sur le terrain des vécus, conçus comme des « contenus » accessibles dans une intuition adéquate » 446 , c’est-à-dire sur un terrain dont le sens d’être est au fond incompatible avec le sens d’être du perçu, du perçu conçu comme ce qui se donne, par une nécessité eidétique, de manière inadéquate à l’intuition empirique. En effet, si d’un côté, la théorie des esquisses renvoie la déficience ou l’inadéquation de la donation perceptive à la possibilité de la présence perceptive, de la présence en chair et en os de la chose, de l’autre, Husserl fonde finalement le sens des esquisses, de la donation même de la chose même, sur le subjectif, c’est-à-dire sur ce qui se donne adéquatement, sur le mode de l’immanence. Alors que l’incomplétude de ce qui se donne à l’intuition perceptive a une signification eidétique, est spécifique à la présence de la chose même, reconnaissant ainsi que l’esquisse est bien l’esquisse de l’objet comme tel, de l’objet présent dans la transcendance du monde, l’inadéquation qui est constitutive du perçu est cependant comprise dans la perspective du « vécu » qui, « par principe », se donne adéquatement en ce sens qu’il est de l’essence du « vécu » d’ « être perçu dans une perception immanente » 447 . Husserl opère ainsi une « subjectivisation de l’apparaître » 448 qui est contradictoire avec la théorie des esquisses qui rapporte la variation perceptive de la chose à la donation de la chose, et comme se déroulant du côté de la chose. Autrement dit, d’un côté, l’impossibilité même de percevoir adéquatement la chose est pour Husserl à la condition de la donation de la chose, de l’autre, trahissant la filiation de Husserl à une 446 Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 36. Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col. tel, 2005, p. 135. 448 Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 50. 447 316 conception rationaliste de l’objet, la transcendance de la chose, l’impossibilité de la saisir adéquatement, est comprise à partir de la possibilité de la saisir adéquatement comme si la chose était autre chose que les esquisses qui l’esquissent. L’impossibilité de penser sur le plan de la transcendance le rapport de l’esquisse à ce qu’elle esquisse repose au fond sur l’impossibilité de penser l’autonomie du rapport dont le perçu est l’attestation en chair et en os, impossibilité qui a pour fondement l’impossibilité pour Husserl de se défaire d’une conception réaliste de l’objet le conduisant à penser à la possibilité d’une donation sans esquisse de la chose, d’une donation de la chose en soi : « Dès les Recherches Logiques, écrit R. Barbaras, apparaît la tension entre deux définitions de l’objet : l’une, issue de la phénoménologie de la perception, qui le comprend comme ce dont une donation adéquate est par principe impossible ; l’autre, issue de la phénoménologie de la raison et soumise au principe de l’absence de limites de la raison objective, qui le conçoit comme ce qui est en droit susceptible d’une détermination exhaustive. On le voit, la subjectivation de la phénoménalité est la contrepartie de la soumission de l’objet aux exigences de la raison. L’esquisse est confondue avec un vécu dans la mesure exacte où ce qui est esquissé est conçu comme un objet susceptible d’une connaissance adéquate : l’apparaître est référé à la région de la conscience car l’apparaissant est, en dernière analyse, l’objet rationnel. Par là même, la fonction ostensive de l’esquisse s’efface derrière son pouvoir déformant. Ainsi se trouve brisée l’unité originaire de la phénoménalité où le caractère lacunaire de l’apparition ne faisait pas alternative avec la présence « en chair » de l’objet (quoique partielle, l’esquisse peut montrer l’objet lui-même car le propre d’un objet transcendant est précisément d’être inépuisable) » 449 . Puisque la chose que le « divers ininterrompu des esquisses » donne à voir correspond à une réalité présentable en elle-même, les esquisses ne sont plus constitutives de la chose qui apparaît mais significatives de la conscience à qui elle apparaît. La dimension de nonêtre qui caractérise la présence « en personne » de la chose est ainsi moins caractéristique du mode de présence de la chose que de la présence même de la conscience, c’est-à-dire de la présence de l’esquisse à la conscience « sur le mode spécifique d’une visée ». En un 449 Barbaras, Renaud, Vie et intentionnalité, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2003, p. 119. 317 sens, il incombe à la conscience de soutenir intentionnellement les aspects de la chose car la chose qui se montre par aspects est l’invariable, l’en soi dont la possession adéquate est possible en droit, possible pour autant que le critère même de la présence soit compris « en termes chosiques » 450 . Autrement dit, puisque la présence même de la chose n’est pensable que comme donation adéquate, l’indétermination de la donation perceptive est moins un mode de présence de la chose même que celui de la présence de la chose à la conscience. Comme l’écrit R. Barbaras : « Husserl comprend spontanément l’absence comme l’envers d’une présence plutôt que comme constitutive de la présence » 451 . On le voit, en dissociant le flux des esquisses de la chose qui s’esquisse en lui, la chose est alors dissociée de la chose qui apparaît, est tenue pour une essence pleinement perceptible en droit et, corrélativement, les esquisses sont rapportées à la conscience. L’impossibilité de saisir pour Husserl l’incomplétude de l’apparaissant comme constitutive de l’apparition de l’apparaissant revient ainsi « à l’impossibilité de penser un « objet » qui demeure le même dans ses propres variations, c’est-à-dire de concilier, au plan même du transcendant, la variété des aspects avec l’unité de ce qui s’esquisse en eux » 452 et, corrélativement, au « refus de reconnaître un sens du subjectif qui ne soit pas exclusif de la transcendance mondaine et n’impose donc pas l’inscription dans l’immanence de la conscience » 453 . Le rapport de l’esquisse à ce qu’elle esquisse est donc rompu parce que l’absence de ce qui s’esquisse à l’esquisse est comprise, en raison même de l’attachement de Husserl à une conception rationaliste de l’objet, comme une présence de l’esquisse à la conscience. En d’autres mots, corrélativement à l’idée de la possession intuitive adéquate de l’objet, la référence à la « conscience » qui s’impose à la définition husserlienne du rapport de perception entraîne sa décomposition, renvoyant l’esquisse à une cogitatio et la chose qui se profile à l’horizon de l’esquisse à un cogitatum, créant ainsi un espace infranchissable entre l’immanence et la transcendance. Aussi, si la division de « l’unité originaire de la phénoménalité » correspond à une « subjectivisation de l’apparaître » qui a pour origine une dépendance de Husserl à une interprétation rationaliste de la présence, 450 Barbaras, Renaud, Vie et intentionnalité, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2003, p. 83. Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 49. 452 Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 39. C’est Renaud Barbaras qui souligne. 453 Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 43. 451 318 il s’agit, par conséquent, de revenir à un niveau descriptif du rapport de perception qui en en présuppose pas la nature, niveau qui est celui de la théorie des esquisses lorsque, prenant appui sur le donné phénoménologique, elle fait état du rapport entre l’apparition et l’apparaissant comme d’un rapport de co-apparition eidétique. Si l’intuition perceptive est l’intuition donatrice originaire, si la manière dont la chose se donne à la perception est la chose même, l’analyse de la perception doit en conséquence se régler sur la perception elle-même pour éviter de dédoubler le rapport dont elle se structure, dédoublement qui est symptomatique de toute démarche philosophique qui impose à la perception un sens que pourtant l’expérience (perceptive) contredit. Lorsque Husserl thématise la chose perçue à partir de la possibilité de sa donation adéquate, il ne reste pas en contact avec le donné de l’intuition perceptive, il lui impose une déterminabilité extérieure, c’est-à-dire ici un préjugé qui en préfigure le sens, déterminabilité pourtant impossible à recueillir de l’expérience perceptive elle-même. Il s’agit donc de prendre l’expérience perceptive pour seul repère de l’analyse du rapport de perception. La détermination du sens du rapport de perception doit se conformer au rapport de perception puisque le donné de la donation perceptive est originaire, doit ainsi « être simplement reçu pour ce qu’il se donne, mais sans non plus outrepasser les limites dans lesquelles il se donne alors » 454 . En d’autres mots, il s’agit de penser la phénoménalité à partir de sa propre transcendance, respecter « les limites » de ce qui se donne sans la reconstituer, sans lui imposer un visage qu’elle ne nous montre pas, ce que Husserl ne parvient pas à faire en passant du rapport de l’esquisse à l’esquissé et de l’esquissé à l’esquisse au rapport du vécu à ce qu’il vise, le perçu. La référence à la « conscience » n’est pas une référence à l’expérience perceptive. La référence au « vécu » comme ce qui « n’est possible que comme vécu et non comme spatial » 455 est étrangère à ce dont l’expérience est l’expérience, est ainsi une déformation du sens d’être du rapport de perception, soumet ici précisément l’expérience à « un sens d’être de la subjectivité qui, non seulement interdit de rendre compte de l’apparaître, mais encore réactualise des 454 Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col. tel, 2005, p. 78. 455 Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col. tel, 2005, p. 134. 319 présupposés que toute l’analyse phénoménologique a pour objectif de déraciner » 456 . Or, prendre l’expérience perceptive pour le premier et le dernier critère de la définition de ce qu’elle est comme expérience perceptive, c’est d’abord, selon nous, constater que la perception est un rapport, un rapport particulier en ce que le sujet de la perception est un apparaissant, est du côté de ce dont il est le sujet, pour ensuite le penser, c’est-à-dire penser un rapport qui s’opère sur un même plan ontologique, le plan de la phénoménalité. Maintenant, prendre acte de l’appartenance même du percevant à ce dont il est perceptivement le sujet revient à désamorcer toute entreprise de « subjectivisation de l’apparaître ». Il s’ensuit alors que la détermination de l’être du percevant ne peut « outrepasser les limites dans lesquelles il (le donné) se donne », doit, pour le dire autrement, être compatible avec ce qui se donne tel qu’il se donne à l’expérience perceptive. Partir du rapport de perception lui-même pour en rendre compte nous détourne de l’identification du sujet de la perception avec un sujet extérieur au rapport dont il est le sujet, c’est-à-dire un sujet a-corporel. En partir permet alors de reconnaître que le « côté » subjectif du rapport de perception lui est intérieur, est donc corporel en sorte qu’il se détermine comme « sujet » corporellement, et ce en vertu du fait que l’expérience perceptive ne me donne pas autre chose qu’un corps centralisant un rapport au monde. La reconnaissance d’un « sens du subjectif qui ne soit pas exclusif de la transcendance mondaine » commence donc avec la reconnaissance de l’inscription phénoménale du percevant au monde dont il est le sujet. Aussi, la caractérisation du mode d’être du percevant sera déjà, en raison même de l’appartenance du percevant au monde, caractéristique de la perception elle-même. Le percevant l’est ainsi comme corps, comme une « image » en rapport au Fond puisqu’il est un apparaissant parmi les apparaissants et l’est comme corps puisqu’il polarise le champ de la perception corporellement, comme être capable de se mouvoir, le mouvement définissant le terme qui le distingue des autres corps et qui détermine le rapport de perception comme rapport. Aussi, en partant de l’expérience perceptive pour en saisir le sens permet de définir un sens de la subjectivité perceptive conforme à ce dont elle est le sujet, à l’expérience de la transcendance dont elle est le sujet, c’est-à-dire à l’expérience du rapport dont l’expérience se structure, du rapport qui rapporte l’apparition de l’apparaissant à une perspective, à un point de vue, à 456 Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 36. 320 un sujet qui est sujet corporellement, comme apparaissant et vivant. Ainsi, si le rapport de perception est bien un rapport interrelationnel, la différence entre l’esquisse et la chose qui s’esquisse en elle, loin de correspondre à la dualité du vécu et du perçu, est la dualité structurelle de l’apparaître, renvoie à une co-définition du corps et du monde, à un mode d’être du corps qui actualise le rapport dont l’expérience est l’expérience, le rapport qui situe tout apparaissant co-extensivement en rapport au monde, toute figure se profilant en effet sur fond du Fond, du Fond qui s’esquisse en chaque figure qui, figurant le monde, ce qui demeure par co-définition Fond, invisible comme une figure, figure elle-même une transcendance constitutive qui témoigne de ce dont elle est l’esquisse, le monde. Au fond, il n’est pas surprenant que la caractérisation de la perception apparaisse inséparable de la définition du sens d’être du sujet à qui apparaît la chose qui apparaît puisque le sujet de la perception est un apparaissant. La question de la perception est inséparablement celle du sens d’être du percevant, de celui à qui apparaît la transcendance dont il est une partie car il en est une partie et l’est, de ce fait, corporellement, comme une « image », en sorte que déterminer le sens d’être du sujet de la perception revient à déterminer ce qui spécifie en propre le corps lui-même comme un co-déterminant du rapport de co-apparition dont se structure la phénoménalité. Autrement dit, dans la mesure même où le percevant est un apparaissant, la détermination de la manière dont le corps co-détermine comme corps le rapport de perception doit s’effectuer en adéquation avec l’expérience perceptive comme rapport de co-apparition corps/monde. Le sujet de la perception doit ainsi être le sujet de l’absence de la chose à l’esquisse qui l’esquisse, de la transcendance de l’apparaissant sur ses apparitions, parce qu’il est lui-même du côté de l’apparaissant, du monde. Husserl qui pense l’irréductibilité de la chose à l’esquisse qui la manifeste à partir de la possibilité de la saisie adéquate de la chose l’hypostasie et, corrélativement, pensant la chose perçue sur le modèle de l’objet, l’apparition de la chose qui apparaît est référée à une subjectivité dont l’être est de se saisir adéquatement. Si pour rendre compte de la perception comme rapport, il est nécessaire de définir la nature de la correspondance entre la subjectivité ou l’intentionnalité et la manière dont se donne la perception à l’expérience, pour autant, la définir implique de prendre l’expérience elle-même pour modèle. L’échec de l’entreprise de Husserl repose ultimement sur la non-observation du principe fondateur de l’entreprise phénoménologique du retour aux choses mêmes, manquement qui, nous avons pu le voir, 321 répond à une soumission de l’entreprise husserlienne à une conception rationaliste de l’objet. Aussi, définir adéquatement le sens de la correspondance de l’intentionnalité et de l’expérience de la transcendance du perçu implique, négativement, l’abandon du point de vue sur lequel se fonde l’analyse husserlienne de la perception, positivement, de revenir à l’expérience pour qualifier l’expérience, ce que mène précisément à bien Merleau-Ponty qui mesure, dans Le visible et l’invisible, les limites de la philosophie de l’essence pour comprendre le rapport de l’apparition et de l’apparaissant comme un rapport incluant le monde lui-même, l’esquisse esquissant beaucoup plus que la chose qui s’esquisse en elle en raison même de son appartenance au monde. Husserl qui reconnaît que la donation de la chose perçue m’ouvre à une transcendance irréductible la réfère à un horizon interne de la chose, l’esquisse esquissant ainsi une essence, la chose en soi, et la variation perceptive exprimant la référence purement subjective du rapport de perception. Adoptant le rapport de perception pour seul juge de la détermination de l’être même du perçu, Merleau-Ponty l’assigne à la transcendance même du monde. Pour Merleau-Ponty, l’identité de la chose à elle-même et l’impossibilité de la saisir adéquatement n’est plus seulement la donation de la chose même, mais la donation co-extensive de la chose et du monde. L’esquisse ne manifeste pas une essence mais esquisse le monde lui-même, en est un profil. En prenant l’expérience perceptive pour critère de la détermination du sens du rapport de l’esquisse à l’esquissé, Merleau-Ponty ne se donne pas seulement la possibilité de thématiser mieux que personne le rapport de perception, ce qu’il fera d’ailleurs, il se donne également la possibilité de penser le sens de l’intentionnalité perceptive à partir de et selon l’expérience perceptive elle-même puisque le plan de l’expérience perceptive englobe le percevant, ce qu’il ne fera pas toutefois dans la mesure où Merleau-Ponty aborde le sens d’être du sujet de la perception à partir de l’expérience vécue du corps propre, thématisant ainsi un sujet percevant à partir de la dualité oppositive de la conscience et du corps. Si Merleau-Ponty forme sa description de la perception à partir des phénomènes, le sujet des phénomènes est toutefois manquant. Pareillement à la démarche de Husserl, celle de Merleau-Ponty se trouve compromise par des présupposés que l’analyse du rapport de perception à partir de la description fidèle de la perception permet de neutraliser. En ce sens, la percée merleau-pontienne manque encore de radicalité, progresse certes sur l’avancée husserlienne en ce qu’elle renvoie la donation de la chose à 322 son appartenance au monde. Toutefois, elle reste en deçà de son ambition dans la mesure où Merleau-Ponty ne thématise pas le sujet de la perception à partir de la description de la perception comme rapport, rapport de la chose qui co-apparaît au monde, rapport impliquant le percevant lui-même, non pas comme un observateur, mais comme apparaissant. La théorie des esquisses, décrivant adéquatement la perception, comme rapport de l’esquisse à ce qu’elle esquisse, est finalement déviée du sens immanent à sa description, du rapport effectif de la proximité et de la distance, de la donation « en personne » et de la transcendance, lorsque l’esquissé est pensé du point de vue de l’observateur objectif comme si la chose pouvait être pleinement observable. Sur fond de donation parfaitement adéquate de la chose qui apparaît, le rapport qui trame la perception est pensé comme un rapport sans lien au monde, ne concernant que la chose et la chose en elle-même. En revanche, Merleau-Ponty ouvre l’apparition de la chose au monde dont elle est une partie et, en ce sens, modèle sa description du rapport de perception sur le modèle de l’expérience. La chose perçue n’est alors plus une « chose », mais une « dimension » du monde, chaque perception vérifiant ainsi « l’appartenance de chaque expérience au même monde, leur égal pouvoir de le manifester, à titre de possibilités du même monde » 457 . Si le rapport que Merleau-Ponty thématise atteint le donné même, si le rapport du visible et de l’invisible décrit de la manière la plus juste le rapport de perception comme rapport, la détermination merleau-pontienne du rapport de perception laisse cependant la place à une définition du sujet de la perception inconséquente du rapport lui-même parce que la détermination du rapport de perception n’est finalement et paradoxalement pas inclusive du percevant lui-même, adaptant en effet le point de vue de l’observateur extérieur en partant de l’expérience vécue du corps propre pour spécifier l’être du percevant et le rapport de perception. Ainsi, en initiant l’analyse de la perception à partir de l’expérience vécue du corps propre, Merleau-Ponty est en mesure de penser le rapport du corps dans son rapport au monde puisqu’il est reconnu comme visible, comme étant corporellement de ce dont il est le percevant, de sorte que la description du rapport de perception correspond à ce que l’expérience perceptive nous donne à constater, mais en l’initiant ainsi, il se donne une définition de 457 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 63. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 323 l’être du percevant sans correspondance avec l’expérience perceptive comme expérience globale, qui comprend le corps lui-même en raison de l’appartenance ontologique du percevant à ce dont il est le sujet. En somme, si Husserl concentre le sens du rapport de perception sur le rapport de la chose à elle-même, Merleau-Ponty concentre le sens du rapport de perception sur le rapport du sujet à lui-même. De ce point de vue, le projet merleau-pontien manque de radicalité en ce qu’il ne se plie pas totalement à l’expérience perceptive pour en rendre compte. Alors que Merleau-Ponty sait décrire le rapport de perception, il ne parvient pas à assumer pleinement l’approche si caractéristique de la phénoménologie lorsqu’elle appelle à un retour aux choses mêmes. Merleau-Ponty réalise la démarche fondamentale de la phénoménologie lorsqu’il écrit au début de Le visible et l’invisible : « Maintenant donc que j’ai dans la perception la chose même, et non pas une représentation, j’ajouterai seulement que la chose est au bout de mon regard et en général de mon exploration ; sans rien supposer de ce que la science du corps d’autrui peut m’apprendre, je dois constater que la table devant moi entretient un singulier rapport avec mes yeux et mon corps : je ne la vois que si elle est dans leur rayon d’action ; au-dessus d’elle, il y a la masse sombre de mon front, au-dessous, le contour plus indécis de mes joues ; l’un et l’autre visibles à la limite, et capables de la cacher, comme si ma vision du monde même se faisait d’un certain point du monde. Bien plus : mes mouvements et ceux de mes yeux font vibrer le monde, comme on fait bouger un dolmen du doigt sans ébranler sa solidité fondamentale. À chaque battement de mes cils, un rideau s’abaisse et se relève, sans que je pense à l’instant à imputer aux choses mêmes cette éclipse, à chaque mouvement de mes yeux qui balayent l’espace devant moi, les choses subissent une brève torsion que je mets aussi à mon compte ; et quand je marche dans la rue, les yeux fixés sur l’horizon des maisons, tout mon entourage proche, à chaque bruit du talon sur l’asphalte, tressaille, puis se tasse en son lieu. J’exprimerais bien mal ce qui se passe en disant qu’une « composante subjective » ou un « apport corporel » vient ici recouvrir les choses elles-mêmes » 458 . 458 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 21. 324 Il s’agit là d’une description de l’expérience perceptive sans présupposés, c’est-à-dire une description inspirée par l’expérience elle-même. Merleau-Ponty prend acte du rapport du corps et du monde, du rapport définissant en lui-même la perception. Il souligne ainsi que le rapport de perception est un rapport de co-apparition, le corps co-apparaît au monde. La perspective sur le monde semble donc s’accomplir au sein même du monde, le corps composant comme corps le champ phénoménal dont il est le sujet. Autrement dit, le corps lui-même m’ouvre au monde et me le dissimule, corrélation que le mouvement du corps met particulièrement en valeur. Il faut ainsi imputer au corps la métamorphose du champ phénoménal, du monde, lequel demeure le même monde. Ainsi, le rapport de perception varie sans que les termes du rapport varient. En somme, Merleau-Ponty consigne « ce qui se passe » à partir de et selon l’expérience perceptive, en vient alors à simplement constater l’unité du rapport de perception, unité que les mouvements du corps percevant n’affectent pas. Le corps qui co-apparaît au monde est percevant comme le prouve le mouvement des cils qui entraîne un changement du rapport lui-même. Cependant, lorsque Merleau-Ponty écrit que : « Le corps interposé n’est pas lui-même chose, matière interstitielle, tissu conjonctif, mais sensible pour soi, (…) sensible exemplaire, qui offre à celui qui l’habite et le sent de quoi sentir tout ce qui au-dehors lui ressemble, de sorte que, pris dans le tissu des choses, il le tire tout à lui, l’incorpore, et, du même mouvement, communique aux choses sur lesquelles il se ferme cette identité sans superposition, cette différence sans contradiction, cet écart du dedans et du dehors, qui constituent son secret natal. Le corps nous unit directement aux choses par sa propre ontogenèse, en soudant l’une et l’autre les deux ébauches dont il est fait, ses deux lèvres : la masse sensible qu’il est et la masse sensible où il naît par ségrégation, et à laquelle, comme voyant, il est ouvert. C’est lui, et lui seul, parce qu’il est un être à deux dimensions, qui peut nous mener aux choses mêmes, qui ne sont pas elles-mêmes des être plats, mais des êtres en profondeur, inaccessibles à un sujet de survol, ouvertes à celui-là seul, s’il est possible, qui coexiste avec elles dans le même monde » 459 . 459 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177. C’est Merleau-Ponty qui souligne. Merleau-Ponty avait inséré, entre crochets, dans le cours même du texte, à la 325 il impose à l’expérience perceptive un « sujet » de la perception, un être « soudant » en lui-même les dimensions irréductibles du rapport structurant l’expérience. Ici, les termes irréductibles de l’expérience ne sont plus le corps et le monde, mais les « deux côtés » du corps. Le point aveugle du rapport de perception n’est donc plus le corps de sa « masse » propre, comme « image », mais l’impossibilité même pour le corps d’être simultanément, comme nous avons pu le voir 460 , actif et passif. Cela dit, pour que cette impossibilité même soit possible, il faut déterminer le percevant comme actif et passif, c’est-à-dire comme un « être à deux dimensions », détermination qui n’appartient pas à l’expérience perceptive. À la dualité du rapport de perception, Merleau-Ponty substitue le dualisme du sujet et de l’objet qui, de l’aveu même de Merleau-Ponty, rend tout à fait « insoluble » la question du rapport de perception. Si, d’un côté, Merleau-Ponty dépasse le côté subjectiviste de la philosophie de Husserl, de l’autre, il y retourne sous la forme d’un subjectivisme sur la base du fait de l’incarnation. Or, se préserver des présupposés qui minent finalement le niveau analytique de la description de la perception impose, selon nous, de déterminer le sens du rapport de perception à partir du rapport de perception, position que cautionne l’expérience perceptive elle-même car le percevant co-apparaît au monde qui co-apparaît puisque le percevant est une partie du monde. L’expérience est l’expérience du rapport dont elle se structure parce que le percevant est lui-même du côté de ce dont il est le sujet, c’est-à-dire du côté de la transcendance du monde. À proprement parler, décrire la perception à partir de et selon la perception revient ni plus ni moins à voir que l’expérience perceptive est rapport de co-apparition qui, variant, varie toujours comme rapport. Or, si la perception est fondamentalement le rapport irréductible de coapparition corps/monde, c’est, par conséquent, à partir du rapport lui-même qu’il faut déterminer le sens d’être des termes qui le compose, le monde et le sujet du monde. C’est en prenant pour seul point de départ de la définition de la perception le rapport lui-même, comme rapport irréductible, que le rapport dont l’expérience perceptive est l’expérience nous est apparu comme un rapport interrelationnel, un rapport de co-définition. Plus précisément, en observant l’idée essentielle à la phénoménologie du retour à l’expérience, suite de « son secret natal », ces lignes : « on peut dire que nous percevons les choses mêmes, que nous sommes le monde qui se pense – ou que le monde est au cœur de notre chair. En tout cas, reconnu un rapport corps-monde, il y a ramification de mon corps et ramification du monde et correspondance de son dedans et de mon dehors, de mon dedans et de son dehors ». 460 Cf. le chapitre A.1.1.3) 326 on ne peut alors que constater le rapport dont se structure l’expérience, le rapport de coappartenance corps/monde. Mais, en l’observant scrupuleusement, on doit alors comprendre le sens du rapport en question à partir de la perception elle-même, c’est-àdire à partir de ce qui structure la perception elle-même, à savoir le rapport de la figure et du Fond. De ce point de vue, le rapport qui situe le percevant du côté de ce dont il est corporellement le sujet n’apparaît plus comme un étrange paradoxe mais conditionne la possibilité d’être en rapport au monde en tant que Tout comme Totalité, c’est-à-dire d’être perceptivement en rapport au monde. De ce point de vue, le corps percevant est le sujet de la perception parce qu’il est corporel, fait du même tissu que le monde, visible comme le monde l’est, visible comme une figure sur fond du Fond, de la Totalité. De ce point de vue, le sujet de la perception l’est structurellement, en tant que la possibilité du rapport à la Totalité implique une polarisation de la Totalité elle-même marquant conjointement une continuité et une discontinuité ontologique. Aussi, le sujet de la perception est un corps en rapport à la Totalité au sens où le rapport au Tout comme Totalité est un rapport procédant de la manière spécifique dont se structure la phénoménalité, rapport structurel figure/Fond rendant compte que le corps est comme apparaissant/visible/figure un intramondain, pris dans un rapport à la Totalité qui, comme Totalité, est transcendance irréductible, est ainsi insaisissable comme un apparaissant, un visible ou une figure parce que le rapport à la Totalité se fait de la Totalité, est interrelationnel, pronominal. Autrement dit, le sujet de la perception est corporel par codéfinition. Ce point de vue sur le corps est structurel, statique en quelque sorte, ne permet donc pas en lui-même de dire ce qui détermine le sujet du rapport de perception à être corporellement percevant, à se différencier des autres apparaissants/corps. Il permet toutefois de se garder de déterminer abstraitement le sens d’être du percevant et somme de reprendre les « lignes de fait » pour unique moyen de le déterminer puisque le corps (percevant) est du côté de la transcendance du monde dont il est le sujet. Ainsi, le point de vue statique appelle de lui-même une détermination positive de l’être du (corps) percevant à partir de l’expérience perceptive elle-même, débouchant dès lors sur un point de vue dynamique qui est en réalité celui de l’expérience elle-même. Le corps qui se trouve être le centre du rapport à la Totalité est corporel, l’expérience perceptive en est l’attestation. Ce même corps, et l’expérience nous le montre avec la même évidence, est 327 capable de se mouvoir, capacité motrice qui co-détermine le rapport lui-même, constat que Merleau-Ponty fait lui-même lorsqu’il s’attache dans Le visible et l’invisible à seulement décrire la perception. Le sujet de la perception est donc corporel et se distingue du monde corporellement puisque seul un corps peut se mouvoir. De fait, le mouvement apparaît correspondre à la détermination corporelle du corps co-déterminant le rapport de perception. Cela se comprend puisque le percevant est du côté de ce dont il est le sujet. Autrement dit, parce qu’il est corporellement une partie du monde dont il est le sujet, l’incidence corporelle du corps qui le réalise comme percevant est une incidence qui réalise le rapport de perception lui-même, qui caractérise indistinctement le sujet de la perception et la perception. De fait, la manière dont le corps est sujet et la manière dont le rapport de perception s’organise se correspondent unitairement. L’organisation du rapport de perception renvoie ainsi indissociablement à l’appartenance du corps au monde et à la manière dont le corps est sujet, se différencie du monde. Comme « il nous faut apprendre à le voir » 461 , apprendre à voir que ce que nous voyons n’est pas autre chose que le monde, il nous faut également apprendre à voir que la détermination du sens du rapport de perception, comme rapport pronominal, est uniquement déterminable à partir de luimême. L’expérience perceptive nous apprend ainsi que le corps percevant est du côté du monde, condition intramondaine du percevant que l’analyse nous montre être relative à la structuration de la phénoménalité, à la manière dont s’organise la figure et le Fond. Elle nous apprend que le mouvement du corps le singularise des autres corps, le fait être sujet de la perception, mouvement que l’analyse reconnaît être la détermination du corps seule compatible avec l’organisation du rapport de perception, avec l’ouverture du monde. En raison de la structure circulaire du rapport de perception, seule l’expérience est en mesure de nous préciser le sens d’être du percevant. L’analyse ne pointe alors que l’obligation de penser ensemble l’être du corps et la structure de la phénoménalité en raison du fait que le percevant est intramondain, c’est-à-dire au fond de s’en remettre à l’expérience en vue de constater quelle est la dimension corporelle du corps qui le distinguant du monde est toujours déjà une détermination du rapport de perception lui-même. L’expérience nous montre qu’il s’agit du mouvement. L’analyse nous l’apprend de l’expérience. Autrement dit, de l’expérience perceptive, l’analyse apprend que le corps percevant est du monde en 461 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 18. 328 sorte que, de l’expérience perceptive, elle apprend que le sujet de la perception est sujet corporellement, l’est donc de telle manière que ce qui le conditionne comme percevant conditionne la perception elle-même. L’analyse doit dès lors se tourner vers l’expérience pour trouver une réponse, doit s’en remettre en sachant que ce qui conduit le percevant à l’être conduit indistinctement la perception à être un rapport. L’expérience nous montre qu’il s’agit du mouvement, l’analyse nous l’apprend de l’expérience. L’expérience est au principe de notre étonnement du sens du rapport de perception, elle doit être également à la source de notre réponse du sens même du rapport de perception. Examinons pour finir comment s’accorde le mouvement du corps avec la structure de la phénoménalité, avec la manière dont le rapport de perception s’organise, rapport renvoyant le sujet percevant à ce dont il est le sujet, le monde comme ouverture. Nous avons brièvement rendu compte de la logique qui mène Husserl à thématiser la structure de la phénoménalité comme un rapport eidétique de l’esquisse à ce dont elle est l’esquisse, faisant ainsi apparaître la dimension lacunaire inhérente à l’apparaître de la chose que l’esquisse esquisse, puis à se renier en renvoyant les esquisses à des vécus, les pensant, par conséquent, comme des données de nature subjective. Ce qui, d’un côté, est la marque de la donation de la chose même est, de l’autre, « l’indice du subjectif » 462 . Husserl pose alors la problématique du rapport de perception, du rapport de la chose in persona et des esquisses qui l’esquisse, esquisses qui la manifestent de manière non exhaustive, en des termes contradictoires. Or, en reconnaissant la chose apparaissante comme intramondaine, comme appartenant ontologiquement au monde dont elle est une partie, Merleau-Ponty est en mesure de rendre compte du rapport entre l’incomplétude de la chose et sa donation intuitive, rendant donc compte du fait que toute présence implique une incomplétude, une invisibilité constitutive. Au lieu de comprendre l’esquisse dans la perspective de la donation adéquate de la chose comme le fait Husserl, l’esquisse pointant alors vers une essence, Merleau-Ponty comprend l’esquisse comme relative à la donation de la transcendance même du monde, l’esquisse pointant vers ce dont elle est une partie en sorte que la différence entre la chose qui apparaît et les esquisses qui la manifeste renvoie à la mondanéité de la chose. Le déplacement du sens de l’esquisse de l’objet vers 462 Barbaras, Renaud, Vie et intentionnalité, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2003, p. 83 329 le monde permet donc à Merleau-Ponty d’identifier la transcendance de la chose comme la transcendance même du monde, montrant ainsi que la donation de la chose suppose sa transcendance, l’impossibilité de la saisir adéquatement, pleinement. Ce déplacement qui, chez Merleau-Ponty, s’origine en partie de l’analyse de la structure du rapport du signe et de la signification, semble comme se superposer au déplacement que la psychologie de la forme effectue lorsqu’elle oppose à la psychologie objectiviste qui recompose le perçu à partir de donnés élémentaires la relation complexe partie/Tout qui structure l’organisation perceptive. Le déplacement en question dont procède l’originalité de la psychologie de la forme revient à un dépassement du point de vue objectiviste de la perception. De même, prendre toute la mesure de l’appartenance de la chose qui apparaît au monde qui apparaît figure un dépassement de l’approche husserlienne de la perception. Un passage de Principles of Gestalt Psychology de Koffka fait apparaître la position de la psychologie de la forme quant au statut de la « chose » perçue, passage qui contribua sans aucun doute au développement de la pensée du "dernier" Merleau-Ponty : « Our discussion has dealt with very elementary objects, objects which as such are far removed from these manifestations of the mind in which the « understanding » psychologists are justly interested. But even these humble objects reveal that our reality is not a mere collocation of elemental facts, but consists of units in which no part exists by itself, where each part points beyond itself and implies a larger whole. Facts and significance cease to be two concepts belonging to different realms, since a fact is always a fact in an intrinsically coherent whole. We could solve no problem of organization by solving it for each point separately, one after the other; the solution had to come for the whole. Thus we see how the problem of significance is closely bound up with the problem of the relation between the whole and its parts. It has been said: The whole is more than the sum of its parts. It is more correct to say that the whole is something else than the sum of its parts, because summing is a meaningless procedure, whereas the whole-part relationship is meaningful » 463 . 463 Koffka, K., Principles of Gestalt Psychology ; Routledge & Kegan Paul Ltd, London, Third impression, 1950, p. 175. 330 La perception ne nous donne pas des « pures choses, identiques à elles-mêmes et toutes positives » 464 , mais des choses apparaissant sur fond de monde, ouvertes et inépuisables. Comme une conséquence de l’abandon de la définition de la chose même à partir de la chose en soi, Merleau-Ponty écrit sans ambiguïté : « Si nous réussissons à décrire l’accès aux choses mêmes, ce ne sera qu’à travers cette opacité et cette profondeur, qui ne cessent jamais : il n’y a pas de chose pleinement observable, pas d’inspection de la chose qui soit sans lacune et qui soit totale » 465 . La transcendance de la chose se présente ainsi comme la condition même de sa donation, de sa présence en chair et en os. Une note de Le visible et l’invisible met ainsi précisément en relation la partialité de la donation de la chose et la condition même de sa perceptibilité : « La transcendance de la chose oblige à dire qu’elle n’est plénitude qu’en étant inépuisable, c’est-à-dire en n’étant pas toute actuelle sous le regard – mais cette actualité totale elle la promet, puisqu’elle est là… » 466 . On le voit, c’est seulement en se détachant de la représentation objectiviste de l’objet, le renvoyant ainsi à son inscription au monde, que l’inexhaustivité de la chose qui apparaît peut être pensée pour elle-même, c’est-à-dire en rapport à son appartenance à ce dont elle est une partie. En suivant les traits de la phénoménalité elle-même, en resituant ainsi l’apparaissant au cœur du monde, Merleau-Ponty parvient à saisir comme eidétique le rapport des déformations perspectives continues et l’appréhension perceptive unitaire de la chose même. Les négations, les aspects qui parcourent la donation perceptive de la chose ne sont pas contradictoires avec la donation de la chose même, donation adéquate de la chose et l’ouverture ouverte de la chose se structurant sur fond du monde, du Fond. L’unité de la chose perçue et de la « perpétuelle prégnance » 467 qui trame son apparaître n’est plus corrélative à un fond intrinsèque à la chose mais à son appartenance au monde, c’est-à-dire à un Fond qui, comme Fond, est invisible. Dès que la chose est saisie à partir de son inhérence ontologique au monde, le non-être change de polarité, de sens, référant chez Husserl à l’absence de la chose en elle-même à l’esquisse qui l’esquisse, elle réfère en revanche chez Merleau-Ponty à la présence du monde à l’esquisse esquissant la chose en sorte que l’invisibilité constitutive de la visibilité de la chose est l’invisibilité même du 464 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 114. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 107. 466 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 242. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 467 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 153 465 331 monde comme Fond. Ainsi, l’esquisse n’apparaît plus comme une absence de la chose en soi mais comme la présence absente du monde, esquissant par conséquent beaucoup plus que la chose même, esquissant le monde lui-même. La reconnaissance de l’appartenance de la chose au monde dont elle est une partie revient ainsi à reconnaître le monde comme constitutif de la présence de la chose qui apparaît, la transcendance de la chose que les esquisses manifestent nommant indistinctement la transcendance du monde. Le flux sans fin des esquisses signifie que la chose est mondaine, c’est-à-dire est en co-apparaissant au monde qui, en vertu même de ce qu’il est, Fond sans fond, co-apparaît en co-apparaissant à l’esquisse qui esquisse la chose, s’esquissant ainsi lui-même. C’est ensemble qu’il faut alors considérer ces deux passages de Le visible et l’invisible, l’un fondant l’impossibilité d’opposer la variation inépuisable des esquisses et la donation de la chose même au nom de l’appartenance la chose au monde et l’autre s’appliquant à décrire la chose perçue en prenant en compte le fait même de sa mondanéité : « Fait et essence ne peuvent plus être distingués, non que, mélangés dans notre expérience, ils soient dans leur pureté inaccessibles et subsistent comme idées-limites audelà d’elle, mais parce que l’Être n’étant plus devant moi, mais m’entourant et, en un sens, me traversant, ma vision de l’Être ne se faisant pas ailleurs, mais au milieu de l’Être, les prétendus faits, les individus spatio-temporels, sont d’emblée montés sur les axes, les pivots, les dimensions, la généralité de mon corps, et les idées donc déjà incrustés à ses jointures » 468 . Le rapport dont le perçu est l’articulation impose de le définir de nouveau, de renoncer à l’idée de la chose comme objet parfaitement individué, occupant un emplacement local et temporel unique, pour la qualifier comme le lieu où facticité et idéalité ne s’opposent pas, où individualité et généralité s’articulent, où finalement le réel et le possible adhèrent l’un à l’autre. La chose perçue est alors elle-même en étant plus qu’elle-même, elle-même en se différenciant, en puisant une identité de l’inépuisable présence du monde : 468 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 151. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 332 « Ce qu’on appelle un visible, c’est, disions-nous, une qualité prégnante d’une texture, la surface d’une profondeur, une coupe sur un être massif, un grain ou corpuscule porté par une onde de l’Être » 469 . Autrement dit, « il faut passer de la chose (spatiale ou temporelle) comme identité, à la chose (spatiale ou temporelle) comme différence, i.e. comme transcendance, i.e. comme toujours « derrière », au-delà, lointaine » 470 , c’est-à-dire comme étant à soi en étant à soi absent, c’est-à-dire en étant à soi en co-apparaissant au monde. Aussi, « Le « Monde » est cet ensemble où chaque « partie » quand on la prend pour elle-même ouvre soudain des dimensions illimitées, – devient partie totale » 471 . Le monde n’est donc pas une somme de choses, mais l’invisible dont se structure le visible et, corrélativement, le visible n’est pas une chose mais une modalité de l’invisible, de la même transcendance. Les esquisses qui se renouvellent en de nouvelles esquisses se renouvellent en empruntant au monde un trait, un aspect qui décline le monde lui-même en sorte que le monde ne se manifeste qu’en co-apparaissant à la chose qui l’esquisse, se manifeste dès lors en s’effaçant de la chose qui le manifeste en étant ce qu’il est, invisible. L’invisible qui structure la chose perçue la situe donc à distance en la structurant comme le rapport irréductible de la chose elle-même et de ce qu’elle esquisse, c’est-à-dire comme l’ « écart » entre la chose même et les apparitions qui la figurent en figurant le monde lui-même. Il n’y a pas d’alternative entre la transcendance de la chose et son incomplétude puisque son incomplétude désigne la transcendance du monde. La perception de la chose perçue est donc la perception du rapport structurant sa donation, de l’écart qui ouvre indéfiniment la chose vers le même horizon, vers le monde dont elle est une partie, une petite déclinaison. En d’autres termes, comme expérience du rapport entre la chose et les variations perspectives illimitées qui la déploie perceptivement, la perception de la chose même est l’expérience du monde, c’està-dire du rapport de co-apparition de la chose qui apparaît et de l’horizon où elle se fond, se profile. 469 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 246. 471 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 267. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 470 333 La critique de la conception objectiviste de la « chose » la libère du sens positif à laquelle communément la philosophie l’associe, critique conduisant Merleau-Ponty à un vocabulaire neuf capable de signifier l’impossibilité de saisir ce que la chose nous montre indépendamment de son rapport au monde. La chose perçue est un « rayon du monde », le visible, une « qualité prégnante » de l’invisible. Cependant, alors que Merleau-Ponty parvient à formuler sa description de la perception à partir de l’expérience perceptive, la détermination du sens d’être du sujet de la perception s’opère au fond indépendamment de ce qu’il décrit être le rapport de perception, comme si finalement écrire que « la transcendance de la chose oblige à dire qu’elle n’est plénitude qu’en étant inépuisable, c’est-à-dire en n’étant pas toute actuelle sous le regard – mais cette actualité totale elle la promet, puisqu’elle est là » 472 n’obligeait pas à penser un sujet percevant en rapport avec ce dont il est le sujet, la transcendance de la chose, un sujet qui soit le sujet de cette transcendance. Nous avons déjà examiné la raison majeure de ce désaccord de sens entre la description du rapport de perception et du sujet du rapport en question tel qu’il apparaît dans le travail philosophique magistral qu’est Le visible et l’invisible ; n’y revenons donc pas. Ce qu’il nous faut maintenant examiner est la conformité structurelle entre la description du rapport de perception comme rapport de co-apparition et le sujet percevant dès lors qu’il est reconnu lui-même comme un terme du rapport de perception, c’est-àdire lui-même pris du côté de la transcendance du monde dont il est le sujet. En effet, si la chose perçue se manifeste nécessairement comme une modalité de la même transcendance mondaine, si la chose est elle-même en co-apparaissant au monde, celui à qui le rapport apparaît, co-apparaissant lui-même au monde, doit donc être lui-même tel que pour lui la donation de la chose même s’identifie avec l’impossibilité de la percevoir adéquatement. Puisque le percevant est du côté de la chose qui apparaît, et aussi puisque la chose même est à elle-même en s’excédant vers le monde, il doit lui-même répondre de la structure qui la structure, doit ainsi être à lui-même en s’excédant vers le monde. Ainsi, parce que le corps percevant est lui-même un apparaissant, est du côté de la chose dont il est le sujet, l’expérience de la transcendance de la chose est seulement possible pour un être capable de l’actualiser, qui est ainsi lui-même hors de lui-même. Autrement dit, dans 472 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 242. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 334 la mesure où le percevant est corporel, le mode d’être du sujet à qui apparaît la chose qui apparaît doit correspondre à la manière dont la chose apparaît, doit dès lors permettre à la chose de le transcender, de se différencier indéfiniment, bref, au monde de s’ouvrir à un rapport qui le rapporte à lui-même. En raison de l’appartenance du percevant à ce dont il est le sujet, la négativité constitutive de la chose même nous indique finalement qui est le sujet de la perception, à savoir l’être la co-rendant possible, co-rendant possible la présence de ce qui est, par essence, absent. Encore une fois, si la transcendance de la chose même est « l’identité dans la différence » 473 , le percevant, percevant du côté de la transcendance de la chose, du monde, est un être dont l’identité requiert la médiation du monde, une sortie vers la différence, vers la transcendance du monde. Du fait même que l’apparaissant est lui-même en se dépassant vers l’horizon du monde, le percevant doit être lui-même en se transcendant vers la transcendance du monde. En réalité, décrire le rapport de perception comme rapport de co-apparition chose/monde (figure/Fond) revient à introduire dans la description puis dans la définition du rapport de perception le percevant qui est percevant corporellement. Sur le plan descriptif, le percevant est une figure parmi les figures. Or, en décrivant la donation de la chose même (une figure parmi d’autres) comme un rapport de co-apparition au monde, on extrait alors la chose de l’isolement que lui soumet l’analyse objective pour la réinsérer dans l’expérience perceptive elle-même, laquelle à proprement parler, implique le percevant qui, en effet, comme corps percevant, est côte à côte avec la chose dont il est le sujet. Aussi, dire que le percevant est lui-même un apparaissant, c’est dire, comme pour la chose perçue, qu’il co-apparaît au monde, qu’il se porte ainsi vers la transcendance dont la chose (figure) est une partie et dont il fait lui-même partie comme corps (figure). Par conséquent, en décrivant le rapport de perception comme rapport de co-apparition, on décrit simultanément le rapport de la présence et de l’absence dont la chose est le rapport et le rapport, que Merleau-Ponty disait être « singulier », entre le percevant et ce dont il est sujet comme être intramondain. Cela se comprend en ce que le percevant comme corps est soumis comme la chose dont il le sujet au rapport de perception. D’autre part, cela signifie que le rapport de perception est un rapport de co-détermination. En tant que rapport de co-apparition, le corps percevant détermine donc ce dont il est le sujet comme 473 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 274. 335 ce dont il est le sujet, le monde lui-même et non pas une chose toute en soi, le détermine. Il n’y a pas entre le percevant et le perçu de moyen terme puisque le percevant est du côté du perçu. Le rapport de co-détermination signifie que le rapport du percevant et du perçu est à vif, sans aucune extériorité. Dès lors, la manière dont la chose apparaît est codéterminée par le percevant, c'est-à-dire qu’il co-définit le non-être dont la chose est la manifestation. La dimension d’absence structurant la présence du perçu parle autant du perçu que de celui pour et par qui le perçu apparaît tel qu’il apparaît. Comme codéterminant des traits eidétiques du perçu, particulièrement saillants au niveau même de la chose même, le percevant est donc un être pour et par qui l’ « écart » qui organise le rapport de perception est ce qu’il est, ouvert et demeurant comme tel. Or, quel peut être le co-déterminant qui, sachant qu’il est du même bord que de ce qu’il co-détermine, réalise la transcendance de la chose, la conduit à se manifester sous des aspects toujours neufs ? Quel est le nom de la co-détermination du corps du rapport de perception, de l’expérience du recul du monde devant la progression du percevant vers le monde ? La réponse est immanente à l’expérience elle-même comme expérience du rapport de co-apparition, en raison même donc de la structure de l’expérience. Le co-déterminant co-définissant le rapport de perception est de fait le mouvement corporel en ce que le mouvement du corps qui le singularise des autres corps redessine simultanément l’horizon perceptif. La codétermination du rapport de perception par le corps réfère ainsi à un mode d’être du corps qui corporellement le détermine comme percevant et qui aussi conditionne l’actualité de la perception. De fait, le mouvement de la main manipulant une chose l’ouvre à des déterminités nouvelles qui en reconduisent la présence indéfiniment. De fait, le corps percevant, se mouvant constamment, s’ouvre constamment à un même monde, le pénètre de son mouvement sans le dépasser, sans le transcender. Celui qui marche droit devant fait l’expérience de la même transcendance, ne peut en avançant combler la distance que la marche ouvre. Comment expliquer que le recul du monde égale son dévoilement sinon parce que le mouvement est corporel, est du monde ? En vertu de l’appartenance du corps percevant au monde, toute avancée motrice est avancée vers le monde comme transcendance en sorte que toute avancée revient en même temps à un renouvellement de la transcendance du monde. Le sujet de la perception est comme corps interposé entre le monde et le monde puisque le monde est Totalité. Le mouvement du corps vers le monde 336 débouche donc toujours sur le monde. Aussi, si le mouvement du corps ouvre le monde, il ouvre le monde à sa propre transcendance, ouverture. C’est donc un rapport du monde à lui-même que le mouvement actualise, rapport qui se structurant du mouvement du corps s’actualise dans le mouvement, le mouvement ouvrant le monde comme ouverture. Comme rapport pronominal, le rapport du monde à lui-même implique que le monde se retire dans l’horizon que le mouvement co-détermine corporellement. Le monde luimême co-détermine le rapport de perception en répondant à l’avancée du corps en se repliant sur lui-même, en se faisant Fond, c’est-à-dire en co-apparaissant au cœur de toute apparition. C’est pourquoi le mouvement comme mouvement du corps ne va pas vers une explicitation totale du monde mais vers le monde lui-même, vers le rapport de coapparition, du visible et de l’invisible. Comme l’écrit Merleau-Ponty, « L’ouverture au monde suppose que le monde soit et reste horizon, non parce que ma vision le repousse au-delà d’elle-même, mais parce que, de quelque manière, celui qui voit en est et y est » 474 . Le rapport de perception nous place ainsi dans un rapport irréductible à la transcendance du monde, nous met ainsi en présence « d’un terme qui ne peut être approché davantage, qui est son « terminus », (…), qui est 1) aussi proche que possible, ce qu’il y a de plus proche, et 2) aussi distant que possible » 475 , proximité et distance s’accordant comme s’accordent la figure et le Fond. On le voit, la co-détermination du rapport de perception signifie que la structuration du monde comme horizon de toute perception et l’actualisation de la structuration pronominale du monde par le mouvement du corps forment les deux dimensions d’un même rapport. Le monde est ouverture mais il l’est pour autant que le mouvement s’ouvre luimême vers le monde. Le mouvement du corps est en ce sens un auto-mouvement, c’est-àdire un mouvement dont le corps est le sujet. Cela dit, le mouvement du corps est luimême en ce qu’il ouvre le monde comme ouverture qui s’ouvre alors au mouvement qui l’ouvre. L’auto-mouvement s’ouvre à ce qui s’ouvre indéfiniment en sorte qu’il revient à lui-même en s’ouvrant vers le monde. Le mouvement se constitue de la transcendance du monde, se tourne ainsi vers lui-même en se tournant vers le monde. L’impossibilité pour le mouvement du corps de couvrir la distance qu’il ouvre le renvoie à lui-même. Il s’agit 474 475 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 134. Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours Collège de France, Éditions du Seuil, 1995, p. 159. 337 de saisir que le mouvement est auto-mouvement en se structurant comme rapport. Nous le savons, le corps percevant est une chose (visible, figure) sans en être une puisqu’il a la capacité de se mouvoir. Le mode d’être de la chose est d’être à soi sans rapport à soi, de coïncider avec soi-même. Nous le savons également, le pouvoir moteur spécifie le corps (visible, figure) corporellement, c’est-à-dire le mode d’être du corps. Ayant pour mode d’être le mouvement, le corps n’est pas à lui-même sur le mode de l’identité comme la chose mais l’est en étant autre que soi, est ainsi à lui-même comme négativité. Or, être à soi en ne l’étant pas, c’est être en étant ouvert ou, plus précisément, en s’ouvrant. Mais si le corps est ouvert, s’il s’ouvre, ce n’est pas, comme le pense Merleau-Ponty, parce qu’il s’ouvre en deux, parce qu’ « il se voit, (qu’) il se touche » 476 . Tangible, écrit MerleauPonty, le corps est parmi les choses, touchant, « il les domine toutes et tire de lui-même ce rapport (…) par déhiscence ou fission de sa masse » 477 . Tirant de lui-même le rapport qui le situe en rapport au monde, le corps est dès lors au monde sans avoir à sortir de luimême, sans avoir à s’orienter vers le monde. Comment pourrait-il être alors le percevant du perçu dont la manifestation est chargée de l’invisibilité même du monde, est pleine de non-être ? Il y a rapport « par déhiscence » parce que le rapport du corps à lui-même est impossible, le corps ne pouvant être à lui-même à la fois touchant et touché, le corps ne pouvant donc être à lui-même sur le mode de la coïncidence à soi. Mais, pour Merleauponty cette « non-coïncidence » 478 , cet « écart » qui scinde en deux le corps lui-même, est précisément l’impossibilité pour la main touchant la main touchée de se confondre avec la main touchée. La « non-coïncidence » définissant le soi du corps est ainsi saisie à partir du rapport du corps à lui-même, comme se faisant à l’intérieur du corps. Aussi, il n’est pas surprenant que Merleau-Ponty, constatant que « la réflexion du corps sur luimême avorte toujours au dernier moment » 479 , écrive : « mon corps ne perçoit pas, mais il est comme bâti autour de la perception qui se fait jour à travers lui » 480 . Merleau-Ponty a raison, et il faut le prendre au mot, le corps qu’il thématise « ne perçoit pas » et ne le peut dans la mesure où le corps se constitue lui-même comme corps percevant de son rapport à soi, est finalement autonome. Le percevant du Le visible et l’invisible est à lui476 Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours Collège de France, Éditions du Seuil, 1995, p. 279. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 189. 478 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 163. 479 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 24. 480 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 24. 477 338 même la dualité du rapport du perception et, en ce sens, l’intentionnalité perceptive par déhiscence est stérile, est une intentionnalité introvertie. L’extase est ainsi l’envers d’une implosion, du repliement à la limite de la coïncidence à soi. Cependant, on ne voit pas comment la perception peut naître du rapport à soi du corps, comment au fond l’intentionnalité serait proprement définissable dans ce sens, du corps vers le corps. Autrement dit, on ne voit pas comment du rapport circulaire du corps à lui-même le corps peut être ouvert à des phénomènes qui le dépassent, qui sont eux-mêmes ouverts. Ainsi, s’il est vrai que le sujet de la perception n’existe pas sur le mode de l’identité à soi, la non-identité à soi du corps n’est pas à « chercher dans le rapport du corps à lui-même » 481 mais au niveau plus global du rapport du corps au monde. Le corps n’est pas percevant par déhiscence mais par co-définition. Le rapport de perception est « un seul parcours circulaire » qui va du monde à lui-même, non pas du corps à lui-même. Le corps est unitairement un pôle du rapport de perception, n’est pas comme percevant un être à « deux phases » 482 . La dualité du rapport de perception naît du rapport du monde à luimême en tant qu’il est transcendance pure. En d’autres termes, l’ « écart » n’est pas à chercher du côté du corps mais de la structure pronominale relative à un rapport se structurant au sein même de l’extériorité absolue du monde. Dans l’ordre du rapport interrelationnel structurant la phénoménalité, le corps qui le centralise est un corrélat structurel du rapport du monde à sa propre transcendance. Dès lors, la non-identité à soi du corps percevant est indissociable du rapport du monde à lui-même, se constitue de la transcendance même du monde. C’est pourquoi le corps comme pôle structurel du rapport du monde à lui-même et le corps comme être percevant forment le même corps, le corps percevant. Un seul et même corps est donc le corps percevant, le corps du rapport qui le situe du côté de la transcendance inépuisable du monde. C’est unitairement que le corps est percevant. C’est donc unitairement que le rapport dont la phénoménalité se structure se structure. Il s’ensuit que le soi du corps se ferme de son rapport au monde, que le monde, pour reprendre les mots de Merleau-Ponty est « ce qui manque à mon corps pour fermer son circuit » 483 . L’ouverture vers le monde n’est pas une dilution de soi parce qu’elle boucle la boucle du rapport pronominal dont se structure la 481 Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours Collège de France, Éditions du Seuil, 1995, p. 285. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 180. 483 Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours Collège de France, Éditions du Seuil, 1995, p. 281. 482 339 phénoménalité et, comme nous le verrons, la vie. L’ouverture du corps se tournant vers le monde est fermeture parce que le corps rejoint par co-définition le monde dont il fait partie, rejoint ainsi son point de départ, le monde même où la chose y est sur le mode de l’inertie. Autrement dit, la fermeture comme ouverture du corps vers l’ouverture ouverte du monde est la fermeture du cercle interrelationnel du corps et du monde. En ce sens, la fermeture procédant du mouvement, de l’ouverture vers le monde, correspond à la fois à la constitution de l’ipséité du percevant et à l’ouverture même du monde. La fermeture de l’auto-mouvement est ainsi l’ouverture du monde. Aussi, dire que l’auto-mouvement se structure comme rapport, c’est dire que l’identité du percevant passe par le monde, se constitue de la Transcendance qui le relance comme mouvement. Le mouvement appelle le mouvement parce qu’il s’ouvre à l’ouverture ouverte du monde, est ainsi mouvement qui phénoménalise le monde de son rapport à la transcendance du monde. La non-identité constitutive du mouvement n’est pas par conséquent intérieure au mouvement lui-même mais relative à l’irréductibilité de l’extériorité du monde comme ouverture. La négativité du mouvement est ainsi au-devant de lui-même, est ainsi l’horizon qu’il ouvre lui-même. La négativité n’est pas intérieure au mouvement lui-même mais à l’Être même puisque le mouvement est corporel, intramondain. La « non-coïncidence » à soi du mouvement est ainsi constitutive du mouvement parce qu’elle provient de ce vers quoi il se tourne en tant que mouvement, le renouvelle indéfiniment comme mouvement. En somme, l’intériorité du mouvement lui est extérieure. Une intériorité intérieure au mouvement serait au fond contradictoire, ouvrirait « en deux » le mouvement. Le mouvement du corps se structure donc lui-même comme rapport en tant que terme intérieur du rapport pronominal du monde à lui-même. Les termes qui servent à définir l’être de l’auto-mouvement ne sont pas contradictoires parce qu’ils se co-définissent, se co-déterminent. Autrement dit, ils ne sont pas contradictoires parce que le mouvement ne se dédouble pas, parce que la polarité du mouvement se constitue de la présence de ce dont il est la co-détermination, de ce qui demeure absent. La dimension négative du mouvement se constitue dans le mouvement, c’est-à-dire dans la « présentation originaire de l’imprésentable » 484 . Comme l’envers de ce qu’il co-détermine, la polarité du mouvement n’est donc pas positivité. Il s’ensuit que la présence à soi du mouvement du corps se constituant de la présence absente du monde 484 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 253. 340 est indissociablement absence de soi. Le « sortir de soi » est « rentrer en soi » parce que le mouvement se nie comme mouvement, c’est-à-dire comme ouverture vers l’ouverture du monde. Dans la mesure où l’être du mouvement du corps se forme de son rapport au monde, le non-être qui l’anime ne lui est pas contraire. Dès lors, l’autonomie de l’automouvement est une autonomie co-dépendante du monde. L’auto-mouvement s’actualise donc en actualisant le monde comme Ouverture. La dimension négative du mouvement renvoie ainsi à la dimension négative et lacunaire de l’apparaissant. Actualisant le monde à sa propre transcendance, le mouvement actualise donc la différenciation qui organise le rapport de perception, l’excès d’être de la chose sur l’esquisse qui l’esquisse. En d’autres termes, à la finitude constitutive du percevant et l’incomplétude constitutive du perçu exprime le même rapport situant le percevant du côté de ce dont il est le sujet. C’est dire que l’autonomie de l’auto-mouvement se constitue comme un terme de l’autonomie de la phénoménalité qui elle-même, dès lors, en dépend. Si l’auto-mouvement se structure bien comme rapport à la Totalité, si en effet il s’ouvre au monde en ouvrant le monde à luimême, alors l’auto-mouvement et l’auto-nomie de la phénoménalité forment un même système, une même structure, une même Gestalt. Or, l’auto-mouvement qui dissocie le percevant des autres corps, des corps indifférenciés de la masse du monde, est de toute évidence la marque du vivant. Si le mouvement est le nom de l’intentionnalité perceptive, il faut alors certainement la voir comme caractéristique de la vie. Seul un être vivant peut se mouvoir. Être-en-vie signifierait perceptivement être-en-rapport-au-monde. L’unité systémique du mouvement du corps et de la perception serait celle de la vie. D’un côté, seul un être vivant peut se mouvoir. Être-en-vie signifierait perceptivement être-enrapport-au-monde. L’unité systémique du mouvement du corps et de la perception serait celle de la vie. D’un autre côté, l’auto-mouvement du vivant apparaît dirigé, s’insère dans un rapport de sens à un milieu dont il se rend lui-même sensible. Autrement dit, le se mouvoir du vivant est toujours déjà un se comporter. Le corps vivant se comporte, cela signifie-t-il que le corps vivant, comme le corps percevant, se structure relationnellement ? S’il devait en être ainsi, nous serions alors certainement en mesure de définir le sens le plus profond de l’auto-mouvement du percevant et, par là même, de définir, pour eux-mêmes, le sens de l’autonomie des termes co-déterminants intérieurement le rapport de perception. 341 Avant de fermer complètement ce chapitre et, par là même, cette première partie, revenons une dernière fois sur la question du rapport de perception en examinant la manière dont Noë thématise et spécifie le rapport du percevant à ce dont il est le sujet. Selon Noë, prenant la phénoménalité pour mesure du rapport qui la constitue, proprement rendre compte du phénomène perceptif implique de penser le rapport de la chose ellemême à l’esquisse qui l’esquisse. Autrement dit, pour reprendre les termes en lesquels Barbaras exprime le rapport en question, la tâche de la philosophie de la perception est de penser le rapport de l’apparaissant à l’apparition de l’apparaissant. En cela, Noë se situe dans le lignage de la phénoménologie et l’assume. Dans Action in perception, Noë écrit ainsi : « Perceptual content – what philosophers call representational content, or how the experience presents the world as being – is two-dimensional. It can vary along a factual dimension, in regard to how things are. And it can vary along a perspectival dimension, in regard to how things look (or appear) from the vantage point of the perceiver. Visual experience always has both these dimensions of content. This corresponds to the fact that perception is, at once, a way of keeping track of how things are, and also of our relation to the world. Perception is thus world-directed and self-directed ». 485 L’expérience perceptive nous délivre les choses telles qu’elles sont au sens où elles sont ce qu’elles sont perceptivement de la manière dont elles apparaissent de tel ou tel point de vue, c’est-à-dire de telle ou telle position au sein de l’environnement. Ainsi, d’un côté, la perception nous donne la chose même. Par exemple 486 , la perception me donne accès à une pièce de monnaie, à sa rondeur, à ses inscriptions les plus nettes et à d’autres aspects. De l’autre, et de façon inhérente, la donation de la chose même est la donation d’aspects, de figures qui sont de multiples manières pour la même chose d’être perceptivement présente. La pièce de monnaie peut ainsi apparaître elliptique et être cette même pièce de monnaie qui, selon la manière dont je la manipule, peut apparaître circulaire. Autant dire que « you experience its circularity in its merely elliptical shape. (De même), When you look at a tomato, you experience it as full-bodied and three-dimensional even though you 485 486 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 168. C’est Noë qui souligne. Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 172. 342 don’t see its sides or back; you experience its three-dimensionality in its visible parts » 487 . Aussi, pour Noë, les moments corrélatifs de la chose perçue renvoient à la chose elle-même et à son être perçu dans la mesure même où en faire l’expérience perceptive revient à la fois à faire l’expérience de la chose comme un apparaissant et à partir de et selon son apparition 488 . On le voit, l’approche « enactive » de la perception propose une caractérisation des contraintes relatives à la détermination philosophique du perçu qui en respecte l’être et, en ce sens, elle prend appui sur la phénoménalité même des phénomènes pour en spécifier le sens. Mais, on le sait, aujourd’hui, pour la phénoménologie, le problème est moins la description du perçu conformément à la donation perceptive du perçu que la détermination du sens d’être du sujet de ce qui est effectivement perçu. Or, concernant ce dernier point, pour Noë, c’est le mouvement moteur du corps qui noue les moments corrélatifs de la perception. Plus exactement, c’est la compréhension pratique de l’impact du mouvement sensorimoteur du percevant sur le perçu qui définit en propre le percevant. Aussi, le mouvement dont parle Noë est le mouvement d’une existence en relation à un environnement. Comme l’écrit Noë, « To be a perceiver is to understand, implicitly, the effects of movement on sensory stimulation » 489 . Par exemple, « When you experience something cubical, you experience it as presenting a definite sensorimotor profile. That is, you experience it as something whose appearance would vary in precise ways as you move in relation to it, or as it moves in relation to you. You have an implicit practical mastery of these patterns of change. It is this implicit practical mastery in which, for the most part, your eventual appreciation of the observational concept cubical consists » 490 . C’est, en ce sens, moins le mouvement que la possession du sens du mouvement sensorimoteur sur le donné perceptif qui caractérise le sujet de la perception. 487 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 167. C’est Noë qui souligne. « Importantly, in so far as the world is available to me now in my visual experience, it is available to me both as it is in itself apart from my perspective, and as reflecting my perspective. Perceptual experience retains those two dimensions of content »; Noë, Alva, « Real Presence », in Philosophical Topics, Vol. 33, Number 1, p. 12. 489 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 1. 490 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 117. C’est Noë qui souligne. 488 343 L’appréhension perceptive est intrinsèquement une « appreciation » perceptive de la position spatiale du sujet à l’égard de ce dont il est le sujet. Il le possède comme il se possède, comme il se sait être l’agent du mouvement portant le perçu à sa présence. Dire que le sujet de la perception a une connaissance sensorimotrice du perçu signifie que le corps fait lui-même le lien entre les mouvements dont il est capable, se sachant en être le sujet, et les perspectives sur le perçu dont il se rend ainsi capable. Ce savoir du corps est « purely practical » 491 . Un tel savoir est propre au corps (vivant) et, de ce fait, « it belongs to our pre-intellectual habits, skills, anticipations, forms of readiness » 492 . Aussi, « There is no sense in which the enactive approach is committed to the idea that perceivers have cognitive access to the content of experience prior to their grasp of sensorimotor knowledge. Sensorimotor knowledge is basic » 493 . Le corps saisit ainsi préréflexivement que la perspective sur la chose est la perspective qu’il se donne. La corrélation entre la chose et les esquisses l’esquissant est, de ce point de vue, une corrélation que le corps opère lui-même, il l’« enacts ». Dans cette perspective, la présence perceptive est une présence agie, c’est-à-dire une présence qui est conduite corporellement à la présence. Plus précisément, les parties de la chose « non vues » sont, comme les parties « vues », à la disposition du corps lui-même en ce qu’il reconnaît dans la dimension d’absence du perçu une présence possible. L’action du corps assure la présence de la chose, c’est-à-dire, au fond, le rapport ouvert de l’esquisse à ce dont elle esquisse dont il contrôle la progression. Autrement dit, la présence perceptive est indissociable de sa mise en présence corporelle. Le corps s’attend à ce que l’invisible devienne visible et le visible invisible, et ce relativement à son devenir propre. Noë écrit: « In particular, the detailed world is not given to consciousness all at once in the way detail is contained in a picture. In vision, as in touch, we gain perceptual content by active inquiry and exploration. When we see, for example, we are not aware of the whole scene in all its detail all at once. We do enjoy a sense of the presence of a whole detailed scene, but it is no part of our phenomenology that the experience represents all the detail all at once in consciousness. The detail is experienced by us as out there, not as in our 491 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 120. Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 120. 493 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 120. 492 344 minds » 494 . La présence perceptive est ainsi présence par rapport à la portée du mouvement sensorimoteur. Percevoir est se savoir avoir corporellement accès au monde. Ce qui se donne à la perception du percevant est présent comme « accessible », toujours disponible à l’active prospection corporelle. Ainsi, dans la mesure même où la question de la « représentation » apparaît comme inintelligible, dès lors que, corrélativement, ce à quoi nous avons accès perceptivement nous apparaît comme « out there », il apparaît alors que seul le mouvement comme auto-mouvement permet de rendre compte du rapport dont se constitue la présence perceptive. Si la perception n’est en rien comparable à une « picture », c’est-à-dire si le contenu de la perception se conquiert au sens où la donation perceptive n’est jamais, par essence, donation « all at once », alors le mouvement sensorimoteur apparaît comme le sujet de la perception. Aussi, si le « puzzle of perceptual presence » 495 revient à savoir comment nous pouvons « explain our sense, now, of the presence of the whole scene » 496 alors même que « we do not actually represent the scene now in full detail the way a picture does »497 , alors, en effet, « our sense of the presence of detail is to be understood in terms of our access to detail thanks to our possession of sensorimotor skill » 498 . Mais est-ce que « the solution of the problem of perceptual presence » 499 est seulement de déterminer que le « sense of the perceptual of the detailed world » 500 est dépendant du mouvement sensorimoteur? En d’autres termes, est-ce que le « problem of perceptual presence » 501 est le problème du « sense of the perceptual presence » 502 ? Est-ce que dire que the « sense of the perceptual presence of the detailed world does not consist in our representation of all the detail in consciousness now. Rather, it consists in our access now to all of the detail, and in our knowledge (itself practical in character) that we have this access » 503 permet, à vrai dire, 494 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 33. C’est Noë qui souligne. Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 33. 496 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 33. Nous soulignons. 497 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 33 498 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 33. C’est Noë qui souligne. 499 Noë, Alva, « Is the Visual World a Grand Illusion », in Journal of Consciousness Studies, Vol. 9, Number 5-6, 2002, p. 8. 500 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 63. Nous soulignons. 501 Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 414. 502 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 63. Nous soulignons. 503 Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 423. Nous soulignons. 495 345 «To solve the problem of perceptual presence »504 ? Nous ne le pensons pas. Au mieux, renvoyer la constitutive « virtual presence » 505 de la présence perceptive à l’action sensorimotrice du percevant revient à résoudre le problème du « sense of the perceptual presence » mais probablement pas le « problem of perceptual presence » 506 si, en effet, comme l’écrit Noë, le problème du « perceptual content is (…) two-dimensional » 507 . S’il nous apparaît certain que le mouvement est une dimension essentielle du rapport de perception, en revanche, il est moins certain que le mouvement sensorimoteur puisse, en lui-même, rendre compte du problème de la présence perceptive si, comme l’écrit Noë, la « perception has two moments, the encounter with how things appear and the encounter with how things are » 508 . « My expectation that by movements of the body I can produce » 509 mon accessibilité à la chose ne peut résoudre, selon nous, que le problème de « my sense of perceptual presence ». Le « problem of perceptual presence » ne renvoie pas seulement à la question de l’acquisition du contenu perceptif qui implique, sans aucun doute, le mouvement sensorimoteur. Aussi, d’un côté, nous sommes pleinement en accord avec Noë lorsqu’il écrit: « according to the enactive approach, perceptual content becomes available to experience when perceivers have practical mastery of the ways sensory stimulation varies as a result of movement » 510 . Mais, d’un autre côté, le « problem of perceptual presence » implique une autre question en ce que, comme le reconnaît pleinement Noë lui-même, le « Perceptual content has a dual aspect »511 . Autrement dit, dans la mesure même où le percevant ni ne produit le monde ni ne se le représente, la dualité constitutive de la présence perceptive, en tant que dualité, est indéterminable à partir du seul mouvement du corps. Parce que le corps percevant est luimême du côté de ce dont il est perceptivement le sujet, le rapport dont la présence perceptive est la manifestation implique nécessairement ce qui répond au mouvement. Quelque chose varie au mouvement qui, au même titre que le mouvement, est constitutif 504 Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 422. 505 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 67. 506 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 67. 507 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 168. 508 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 85. 509 Noë, Alva, « Is the Visual World a Grand Illusion », in Journal of Consciousness Studies, Vol. 9, Number 5-6, 2002, p. 10. 510 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 119. 511 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 163. 346 de la présence perceptive. En d’autres termes, le mouvement sensorimoteur ne peut assumer à la fois les dimensions « factual and perspectival » 512 de la présence perceptive parce qu’il est, en tant que corps, du côté du « factual ». Le mouvement sensorimoteur ne détermine que la dimension « perspectival » de la présence perceptive parce qu’il est luimême du côté du monde. Le perçu est du côté du monde en sorte que l’autre dimension de la présence perceptive est le monde lui-même. De ce fait, il nous semble que Noë ne répond pas comme tel au problème de la présence perceptive ou, tout du moins, il n’y répond que partiellement lorsqu’il écrit que « The scene is present to me now as detailed, even though I do not now see all the detail, because I am now able – by the exercise of a repertoire of perceptual skills – to bring to detail into immediate perceptual contact. For example, I need but move my eyes, or move about, or direct my attention here or there, to bring the relevant detail to focus. The detail is present because it is, as it were, within reach » 513 . Ce n’est pas parce que les « perceivers know how to gain access, to make contact, with the environment around them » 514 que la présence perceptive est ce qu’elle est, à savoir le rapport de co-apparition de la chose sur fond de monde. Pour être plus juste, ce n’est là que faire référence à un des deux aspects du même problème. En écrivant que « The detail is present now, though absent (unseen, out of view, partially occluded, etc.), because we now possess the skills needed to bring the relevant features into view » 515 , Noë ne traite que de la question du « sense of the presence of a richly detailed world » 516 . Traiter du problème de la présence perceptive comme telle implique de tenir compte de ce qui est présent bien qu’absent, à savoir ce que le mouvement présente sans toutefois épuiser la présence de ce qu’il « brings into view ». Le mouvement « enacts » la présence comme présence absente mais l’absence constitutive de ce qu’il amène à la présence lui échappe pleinement et, en ce sens, la présence perceptive appelle, outre le mouvement, ce que le mouvement rencontre, à savoir le monde. Parce que le percevant 512 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 205. Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 422. Nous soulignons. 514 Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 422. C’est Noë qui souligne. 515 Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 422. Nous soulignons. 516 Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 422. Nous soulignons. 513 347 est intramondain, dire que le « perceptual content (…) is two-dimensional » 517 , cela signifie que la présence perceptive est l’interrelation du sujet de la perception comme sujet sensorimoteur et de ce dont il se rend ainsi le sujet, c’est-à-dire la transcendance du monde dont l’esquisse qui esquisse la chose elle-même est une esquisse. Aussi, encore une fois, nous nous sentons proche de Noë quand il écrit que l’« Experience presents us with how things are – for example, with deer grazing on the meadow – and it presents us with the world as it appears from here » 518 . Beaucoup moins proche sommes-nous de l’approche « enactive » lorsqu’il écrit ensuite: « If the argument of this book is right, it presents how things are because we understand the relation between how things are and the way how things appear changes as we move. This understanding is sensorimotor, but it is crucially, a form of understanding » 519 . Noë passe ainsi du problème de la présence perceptive au problème du « sense of perceptual presence » si bien qu’il ne tente pas, pour cette raison, de résoudre le problème de la perception comme tel, c’est-à-dire le problème de la dimension de non-être qui parcourt le perçu à l’exploration du mouvement. De la même manière, après une explicitation satisfaisante du problème de la présence perceptive comme un problème comportant deux dimensions 520 , à savoir la dimension de présence et celle d’absence du perçu, ce qui impose de s’interroger à la fois sur le sens d’être du percevant et de ce dont il est le sujet, Noë écrit cependant ensuite : « (…) the task for the theory of perception, as I understand it, is to explain the sense in which we are able to encounter the world of mind-independent things out there when we only have ready access to limited bits of things. To explain this, I believe, we need to draw on our understanding. To gain the world as it is apart from us in terms of how the world is given to us, we need to understand what we see » 521 . De deux choses l’une: soit Noë n’a pour but que de rendre compte du « sense in which we are able to encouter the world of mind-independent things out there when we only have ready access to limited 517 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 168. Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 205. C’est Noë qui souligne. 519 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 205. C’est Noë qui souligne. 520 « This is the point of my extended discussion, at the outset of this paper, of the two-dimensionality of perceptual content. It is no less rock bottom in our phenomenology that we take ourselves, when we make perceptual contact with the world, to do so from a standpoint or viewpoint. When we encounter the world, we do so by encountering how it perceptually appears from here. We experience how things are, and we experience how they merely seem to be »; Noë, Alva, « Real presence », in Philosophical Topics, Vol. 33, Number 1, p. 45. C’est Noë qui souligne. 521 Noë, Alva, « Real presence », in Philosophical Topics, Vol. 33, Number 1, p. 46. Nous soulignons. 518 348 bits of things » et, dans ce cas, il explique comment il en est ainsi (mais, dès lors, il ne nous dit pas pourquoi la présence est constitutivement absence); soit Noë ambitionne de rendre compte du problème de la perception à proprement parler et, dans ce cas, encore une fois, en spécifiant la présence perceptive à partir de la compréhension intime du corps à l’égard de son environnement, Noë n’approche le problème de la présence perceptive qu’à moitié, laissant ainsi le statut phénoménologique du monde en suspend. Bien sûr le mouvement apporte le monde sous une nouvelle figure. Mais ce que le mouvement conduit à l’apparaître reconduit constamment une dimension d’absence qui, dès lors, n’est pas le fait du mouvement mais du rapport du mouvement à ce dont il se donne comme mouvement. Il faut donc penser que le monde lui-même est constitutif de la présence perceptive ou, pour le dire autrement, que la présence perceptive est inintelligible si elle n’est pas conjointement un mouvement répondant à un autre, une avancée et un recul. Le mouvement est, en ce sens, co-conditionnant de la présence perceptive. La présence perceptive est ce qui est perceptivement, c’est-à-dire rapport totalisant dont le sujet est une partie et, de ce fait même, on ne peut en rendre compte sans prendre en compte ce qui co-conditionne le mouvement comme mouvement (s’)ouvrant (au)le monde. Les « sensorimotor profiles » sont des profiles du monde. La présence que le mouvement rend présent est, comme nous avons pu le montrer au cours de cette première partie, ainsi constitutivement absence. Noë nous dit comment le perçu est, en quelque sorte, disponible à l’exploration du mouvement mais il ne nous dit pas ce qui est proprement disponible au mouvement. Il s’ensuit que nous ne savons pas pourquoi une disponibilité se maintient comme pleine à la recherche du mouvement. On peut le constater dans ce passage : « (…) the apple, as an individual substance, is beyond what we can take in at a glance, from a perspective. In so far as the apple as an individual substance is experienced as present in our experience, it can only be as present but absent, that is, as absent, but available. And the nature of the apple’s availability is determined by practical knowledge of the sensorimotor relations in which we stand to the apple » 522 . Il nous semble, au contraire, que la disponibilité phénoménologique de la pomme et de tout apparaissant n’est que co-déterminée par le mouvement sensorimoteur 522 Noë, Alva, « Real presence », in Philosophical Topics, Vol. 33, Number 1, p. 43 . C’est Noë qui souligne. 349 parce que le mouvement corporel prend place du côté de ce dont il est perceptivement le sujet. La présence perceptive, cette « disponibilité » toujours ouverte au mouvement, est émergente à une interrelation qui n’est, par conséquent, ni réductible à la familiarité dont le corps percevant témoigne dans son rapport à l’environnement ni à ce qui co-apparaît inlassablement comme « disponible ». Or, c’est certainement parce que le statut ontologico-phénoménologique du monde n’est pas discuté par l’approche « enactive » de la perception que, pour Noë, assez symptomatiquement, « your sense of its (« the room next door ») presence is not a sense of its perceptual presence » 523 . Dans la mesure même où le problème de la présence perceptive est finalement celui du « sense of perceptual presence », ce dernier impliquant une relation à ce qui est perçu « mediated by patterns of sensorimotor dependence », Noë ne regarde pas la relation à la « room next door » comme une relation de nature perceptive. Autrement dit, n’abordant pas le rapport de perception comme un rapport totalisant, la « room next door » n’apparaît pas constitutivement dans le rayon de ma perception actuelle. Noë écrit : « You also have a sense of the presence of the room next door, for example. But your sense of its presence is not a sense of its perceptual presence. It doesn’t seem to you now, for example, as if you see the space on the other side of the wall. This is explained by the fact that your relation to the room next door is not mediated by the kinds of patterns of sensorimotor dependence in the way that your relation to the tomato and the cat and the detailed environment is (O’Regan and Noë 2001a). For example, you can jump up and down, turn around, turn the lights on and off, blink, and so on, and it makes no difference whatsoever to your sense of the presence of the room next door » 524 . On le voit, c’est parce que Noë restreint le sens de la présence perceptive à une relation de dépendance à l’exercice sensorimotrice du corps que la présence de la « room next 523 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 64. C’est Noë qui souligne. Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 64. C’est Noë qui souligne. On pourrait déjà rétorquer à Noë qu’il ne dit rien de la nature « of the presence of the room next door ». Ensuite, disons que la non présence perceptive de la « room next door » ou son inexistence et, par là même, la non présence perceptive du monde, aurait un impact indéniable sur ce qui est perceptivement et effectivement présent à la perception. Dans ce cas de figure, à vrai dire, la perception ne pourrait pas avoir lieu et, de ce fait même, la « room next door » doit, d’une manière ou d’une autre, intervenir dans ce qui fait la présence perceptive ce qu’elle est. Ce qui revient à dire que la « room next door » doit déterminer, d’une manière ou d’une autre, le « sense of perceptual presence ». 524 350 door » n’est pas perceptive. Cela apparaît plus clairement encore lorsque Noë ajoute que la relation de dépendance sensorimotrice au perçu n’est pas seulement « movementdependent » mais également « object-dependent » 525 . Noë, en somme, comprend le sens de la présence perceptive à partir de la présence de l’objet perçu, ce qui montre qu’il n’est que question, pour définir la présence perceptive comme telle, du « sense » de la présence perceptive et, pour cette raison, « the key to the problem of perceptual presence » 526 semble bien être celle de l’expérience vécue du sujet de l’expérience perceptive 527 . C’est pourquoi, corrélativement, articulant la solution du problème de la présence perceptive à partir de l’expérience de l’objet perçu, ou de l’expérience vécue, ce n’est pas seulement la « room next door » qui est exclue de la présence perceptive mais le monde comme tel, le statut phénoménologique duquel, de fait, n’est jamais abordé par Noë. Ainsi, l’exclusion du monde comme Totalité de la définition de la présence perceptive et, consécutivement, du « sense » de la présence perceptive, résulte du resserrement de la détermination de la présence perceptive à la dépendance sensorimotrice en ce qu’elle renvoie à deux types de relation, le premier correspondant au mouvement du percevant et le second au mouvement de l’objet perçu. Aussi, écrire que « your relation to the room next door is not perceptual, even though it is movement-dependent, because the relation is not objectdependent » 528 , revient, au fond, à écrire que la relation perceptive est “worldindependent”, ce que Noë, nous pensons, trouverait absurde. De fait, à la perception, du fait même que le sujet du rapport de perception est du côté du monde, ce n’est que 525 « In general, sensorimotor dependencies can be characterized as having two important features. The first of these, which I have been emphasizing, is that they are movement-dependent. The slightest movements of the body modulate my sensory relation to the object of perception. But they are also object-dependent. Suppose I am looking at you and someone off to the side gets up to leave. In normal circumstances I will notice the movement and turn my eyes to it. Part of what my sense of the perceptual presence of the periphery of my visual field consists in is just this fact that movements there grab my attention. (Indeed, this in part explains our sense of the unboundedness of the visual field) »; Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 424. C’est Noë qui souligne. 526 Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 423. 527 « It is true, then, there are movements of my body that will bring me into visual contact with the room next door, but it is generally not the case that movements or changes in the room next door will produce sensory changes in me. The sensorimotor contingencies mediating me and the room next door are not object-dependent (in the sense described here) »; Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 424. 528 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 65. 351 relativement au mouvement du percevant que le champ perceptif change. Le donné de la perception n’est jamais un objet mais un objet pris dans l’horizon même du monde. Ce qui est perçu, comme le reconnaît Noë lui-même 529 , et donc, ce qui fait la présence du perçu, n’est pas réductible à une relation à un objet, que celui-ci apparaisse comme une conséquence de mon mouvement ou qu’il se donne à moi perceptivement sous une nouvelle perspective en raison même de son mouvement par rapport à moi. Le/la donné/présence perceptif/perceptive implique le monde comme horizon, lequel ne se meut pas. Le monde n’apparaît pas. Il co-apparaît en sorte que l’horizon sur fond duquel tout apparaissant apparaît n’est pas « object-dependent ». Les « sensory effects produced by environmental changes » 530 sont locaux, c’est-à-dire qu’ils ont lieu sur fond de monde. Le rapport de perception, nous l’avons vu, est un rapport à la transcendance irréductible du monde, fait cercle avec le monde. Comment pourrions-nous exclure, dès lors, le monde de la présence dont l’objet est la perception et, par conséquent, du « sense » de toute présence perceptive ? 529 « Now it is true that we have access to more than we take ourselves to experience perceptually »; Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 424. 530 Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 65. 352 B) Le corps du monde comme corps au monde. B.1) Se comporter. Le vivant est indéfinissable sans l’environnement au sein duquel il vit, c’est-à-dire se comporte, parce que le comportement du vivant est indissociable du lieu où il a lieu, parce qu’il prend pour scène de son action l’environnement. Le comportement fait sens comme rapport à un environnement en sorte que l’environnement compose lui-même intérieurement le sens du comportement. L’environnement est alors le fond et au fond de l’agir du vivant. Aussi, si le comportemental manifeste une vie déterminant le sens de son rapport au monde, le monde est lui-même au coeur du comportemental, agit lui-même sur le vivant en structurant son comportement. L’environnement pénètre le comportement, le comportement intériorise l’environnement, en adopte la réalité en comportement. Certes, nombreux sont les organismes vivants qui développent une autonomie d’être à l’égard de l’environnement dont ils configurent les limites et le sens. Cependant, si notamment les vivants capables de se mouvoir peuvent se soustraire à un environnement et échapper à certaines pressions de l’environnement, ces mêmes organismes ne peuvent certainement pas se soustraire de l’environnement comme tel. Aussi, au même titre que les végétaux et les invertébrés, les organismes dont le comportement a pour possibilité le mouvement ne peuvent se dispenser de vivre dans un environnement, lequel détermine alors en un certain sens la nature du comportement. La dimension environnementale du comportement est l’intériorisation de l’environnement dans le vivant, le comportement témoignant de l’intégration du Tout au-dedans de la partie. Il y a comme une incorporation de l’environnement dans le comportement du vivant. Avant de définir ce qui différencie le vivant de l’environnement dont il vit, c’est d’abord à partir de ce pôle environnemental/mondain du comportemental que nous examinerons l’être même du comportement pour mettre en évidence l’assimilation intestine du milieu dans le corps qui se comporte, c’est-à-dire pour faire apparaître le sens bipolaire du comportement et, par là même, l’impossibilité de dissocier la définition du sens du comportement de l’environnement lui-même. Autrement dit, le vivant vivant de sa dépendance même à l’environnement, l’environnement est constitutif du comportement. Aussi, nous aurons à montrer que l’organisme vivant forme le milieu qui le forme, que le vivant et le milieu 353 forment ensemble un rapport de co-dépendance, que le vivant tire son indépendance d’être de sa dépendance même à l’environnement dont il nous faut maintenant spécifier la signification. Aucun être vivant ne vit isolé de l’environnement, du monde. Par exemple, dans sa coquille, tout au long de la phase embryonnaire, l’organisme est constamment exposé aux variations qui s’opèrent dans l’environnement. Il est vrai que l’action de l’environnement s’exerce plus vivement sur le jeune poussin que lorsqu’il était, à l’état embryonnaire, enfermé dans une coquille qui précisément a pour fonction de le protéger de l’environnement. Et la protection est telle que l’embryon ne subit de l’environnement que des changements de température et des fluctuations quant à l’approvisionnement en oxygène 531 . Imperméable à presque l’ensemble du monde, la coquille apparaît perméable à la température et à l’oxygène de l’environnement, perméabilité de la coquille essentielle au développement embryonnaire de l’organisme. Autant dire que l’œuf est en relation à beaucoup plus que lui-même en ce qu’il est en rapport à l’atmosphère terrestre qui comprend l’oxygène nécessaire à la vie et à la croissance de l’embryon. Dans sa cellule protectrice, l’embryon vit de l’apport en oxygène, vit donc du rapport à l’atmosphère terrestre dont la pression et la température varient principalement en fonction de l’altitude, de l’ensoleillement, de la saison et de conditions météorologiques locales 532 , paramètres qui dépendent eux-mêmes de la position de la terre dans le système solaire à un moment déterminé, c’est-à-dire de la position de la terre par rapport au soleil dans sa révolution annuelle autour du soleil, de la rotation sur elle-même de la terre, de la rotation du système terre/lune et enfin des interférences gravitationnelles de la lune et du soleil. Le « besoin » vital de l’oxygène situe donc l’œuf dans un vaste ensemble qui se structure à partir du phénomène de gravitation, de l’interrelation physique des planètes en orbite autour du soleil. Or, l’énergie que dégage le soleil par rayonnement, dispensant de la chaleur et de la lumière, est à l’origine de trois cycles biogéochimiques interdépendants nécessaires au développement et au maintien de la vie sur terre : le cycle hydrologique ainsi que les cycles du carbone et de l’oxygène (les cycles de l’azote, du souffre et du 531 « Behavior (animal) », in The New Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 757. 532 Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Écosystèmes », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 902. 354 phosphore sont également vitaux)533 . L’eau de l’hydrosphère et, en particulier, l’eau des océans, s’évaporant sous l’effet du rayonnement solaire, rejoint l’atmosphère sous forme de vapeur d’eau dont la condensation provoque des précipitations, lesquelles tombent soit sur la surface des océans soit sur le sol où l’eau s’infiltre pour gonfler les nappes phréatiques ou s’écoule à sa surface vers les fleuves pour rejoindre finalement les océans 534 535 . Or, une partie des précipitations est absorbée par les végétaux qui libèrent de l’eau par évapotranspiration, l’eau repassant ainsi dans l’atmosphère et donc à terme dans l’océan. On le voit, le monde végétal en tant que monde biologique contribue à un cycle physique de l’eau que le soleil reconduit sans cesse à lui-même 536 . Le cycle de l’eau intervient constitutivement dans le cycle biologique puisque les végétaux, trouvant dans l’eau un élément nutritif essentiel, forment le premier maillon de la chaîne tropique en nourrissant les herbivores qui nourrissent les carnivores primaires qui nourrissent les carnivores secondaires 537 . Ainsi, l’eau du milieu physique qui parcourt le vivant qui le pompe ou le boit pour des raisons vitales retourne dans le milieu physique par l’évapotranspiration, la transpiration et l’urine, ce qui signifie que le circuit hydrologique est à la fois un phénomène physique et biologique et, de ce fait même, un phénomène transversal aux cycles corrélatifs du carbone et de l’oxygène qui organisent la chaîne alimentaire où l’embryon qui respire par l’intermédiaire de sa coquille a sa place et son 533 « Toute chaîne écologique n’est en fait qu’un fragment de cycle, les décomposeurs présents dans le sol assurant le retour des matériaux constitutifs de la biomasse aux végétaux, organismes autotrophes ; ce n’est d’ailleurs qu’ainsi que peuvent être évitées les conséquences néfastes de toute consommation, à savoir l’accumulation des déchets et l’épuisement des matières premières ; ces différentes circulations mettent en jeu divers composants chimiques, métaux ou métalloïdes, supports de la biomasse et de la bioénergie ; on qualifiera de biogènes ces éléments constitutifs de la matière vivante ainsi soumise à ces recyclages purificateurs et régénérateurs : au premier chef, le carbone, l’oxygène, l’hydrogène et l’azote, qui suffisent à définir les composés organiques les plus ordinaires (glucides, lipides, protides), mais aussi des constituants moins communs bien qu’indispensables, comme le soufre, le phosphore, le calcium et le potassium. On nomme cycles biogéochimiques l’ensemble des processus de circulation de ces éléments au niveau des grands compartiments de l’écosphère (atmosphère, hydrosphère, lithosphère, biosphère), lesquels ne sont que le degré supérieur d’intégration de l’ensemble des écosystèmes terrestres et marins » ; Lebreton, Philippe, « Cycles biogéochimiques », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 6, p. 1014. 534 Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 44. 535 Chapin Francis, Matson Pamela, Principles of Terrestrial Ecosystem Ecology, Springer, 2002, p. 350. 536 Delaporte François, Margenot Georges, Chadefaud Marius, Boudeau Edouard Portères Roland, « Végétal », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 23, p. 388. 537 Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 869 355 rôle 538 . Les végétaux chlorophylliens constituent la base de la chaîne tropique parce qu’ils rejettent de l’oxygène dans l’atmosphère qui est nécessaire au fonctionnement des cellules des animaux aérobies et parce qu’ils représentent une source indispensable de carbone organique pour les hétérotrophes qui se nourrissent de constituants organiques préexistants d’origine végétale ou animale, c’est-à-dire végétale encore 539 540 . La chlorophylle intercepte l’énergie solaire et l’utilise pour former des glucides à partir du gaz carbonique de l’air, d’eau et de sels minéraux disponibles dans le sol541 . Ce processus bioénergétique qui permet aux végétaux de synthétiser leur propre matière organique pour se nourrir, pousser et se reproduire, produit aussi de l’oxygène qui est rejeté dans l’atmosphère 542 . Ainsi, la photosynthèse place les végétaux à la fois à la base du cycle du carbone parce qu’ils absorbent le dioxyde de carbone de l’air pour l’intégrer dans leur biomasse (feuilles, tiges, fruits, etc.), biomasse qui représente la matière organique dont les hétérotrophes ont fondamentalement besoin, et à la base du cycle de l’oxygène en en produisant, en donnant aux formes de vie, comme l’embryon enfermé par sa coquille, l’oxygène qui leur sont substantiel. C’est pourquoi les écologistes considèrent les végétaux comme des « producteurs », des producteurs de carbone organique et d’oxygène que les animaux consomment 543 . Or, respirant, les « consommateurs » expirent dans l’air du gaz carbonique (correspondant à la combustion de composés organiques ingérés et de l’oxygène inspiré) qui alimente les « producteurs » qui alimentent les « consommateurs » 538 De manière générale, « les processus physiques et biologiques sous-tendent les modes d’organisations que nous observons dans la nature » ; Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 17. 539 Rappelant ce qui différencie, du point de vue du métabolisme, l’autotrophie de l’hétérotrophie, Baillaud conlut : « Ici pourrait se situer un large développement sur des notions clairement définies par René Heller : le rôle des plantes dans l’installation et la maintien de la biosphère, le rôle pionnier des végétaux dans la conquête des territoires, leur rôle dans la vie aérobie du fait de leur émission d’oxygène, la restauration (abstraction faite des activités humaines) du niveau énergétique de notre planète constamment abaissé par les activités vitales et que seul permet de réaliser le captage de l’énergie solaire par les plantes » ; Baillaud, Lucien, « Critères généraux de la délimitation du monde végétal et rapports entre structures, physiologie et milieu de vie : mise en évidence d’un réseau de déterminismes ? », Laboratoire de physiologie et génétique végétales, département de biologie, U.F.R. de recherche scientifique et technique, Université Blaise Pascal (Clermont II), http://physiome.ibisc.fr/~sfbt/site/fr/baillaud.htm 540 Notons que « L’énergie de la vie provient en fin de compte de l’environnement non vivant, via le processus de la photosynthèse » ; Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 172. 541 Hopkins William, Evrard Charles-Marie, Physiologie végétale, De Boeck Université, 2003, p. 133. 542 Delaporte François, Margenot Georges, Chadefaud Marius, Boudeau Edouard Portères Roland, « Végétal », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 23, p. 392. 543 Lavergne Didier, Duvigneaux Paul, Lamotte Maxime, Pérès Jean-Marie, « Biocénoses », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 4, p. 130. 356 (les végétaux aussi respirent et, par conséquent, rejettent du dioxyde de carbone) 544 . L’œuf qui ne laisse percer de l’environnement que l’oxygène apparaît ainsi pris dans un ensemble de cycles générateur d’énergie et de déchets 545 546 qui se recycle parce qu’il englobe ultimement le soleil, s’ouvre constamment à l’énergie solaire soutenant les cycles interdépendants de l’eau, du carbone et de l’oxygène. Les échanges permanents en boucle de matière et d’énergie qui s’opèrent entre la biomasse végétale et les animaux impliquent une autre grande catégorie de vivants que constitue les « décomposeurs » tels que les bactéries, les champignons et les insectes invertébrés du sol qui ensemble décomposent les matières organiques en éléments minéraux (oxyde de souffre, phosphore, carbone, eau) qui sont alors assimilés par les végétaux, les « décomposeurs » fermant la boucle tropique. Les « décomposeurs » s’occupent des débris végétaux et animaux, sont saprophytes, nécrophages, coprophages, sont aussi des micro-organismes bactériens qui, à l’aide de l’oxygène, dégradent en substances minérales simples la matière organique morte 547 . Ainsi la production de l’énergie se nourrit de déchets, intègre la mort comme un facteur de vie puisque les composants minéraux provenant de la décomposition de la matière organique forment des éléments nutritifs essentiels aux végétaux qui sont essentiels aux herbivores qui sont eux essentiels aux carnivores qui sont essentiels à eux-mêmes 548 549 . Même pendant la période d’incubation, l’œuf est pris dans un maillage de vies et de morts dont son existence dépend pleinement. Plus précisément, la coquille qui englobe l’embryon étant elle-même englobée dans un réseau de vies en constante interaction, il en dépend vitalement en en étant un composant. La chaîne tropique est une boucle qui se recycle et se reproduit en se nourrissant d’ellemême, le vivant mort ou vivant nourrissant ainsi le vivant 550 . Par exemple, l’œuf du faisan est une source alimentaire pour le furet qui, de son côté, contribue aux cycles bio544 Delaporte François, Margenot Georges, Chadefaud Marius, Boudeau Edouard Portères Roland, « Végétal », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 23, p. 392. 545 Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Écosystèmes », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 903. 546 Raven Peter, Evert Ray, Eichhorn Susan, Biologie végétale, De Boeck Université, 2003, p. 780. 547 Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 867. 548 Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 867. 549 Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 9. 550 Lebreton Philippe, « Cycles biogéochimiques », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 6, p. 1014. 357 géo-chimiques de la vie dont dépend finalement la vie de l’oeuf. Aussi, l’organisme enclos dans sa coquille s’inscrit dans un tissu de relations intraspécifiques et interspécifiques (comme la prédation, le parasitisme, la symbiose, etc.) qui forment son environnement biotique 551 . Comme l’ensemble des organismes vivants, le poussin du faisan a un besoin vital d’eau, d’un comburant qui est l’oxygène et, en tant qu’animal et spécifiquement à son espèce, de matières organiques provenant de fourmis, de coléoptères, de pucerons et de chenilles. Dans l’ordre même du cercle tropique, le jeune poussin est à la fois un « consommateur » prédateur et une proie pour un organisme appartenant à un niveau trophique supérieur tel que le furet, cercle qui, nous l’avons vu, commence et recommence avec les végétaux dans le milieu terrestre et le phytoplancton dans le milieu marin 552 553 . En un mot, l’environnement biotique représente un déterminant continuel des différentes phases de la vie du faisan et de tous les vivants. C’est là l’action du vivant sur le vivant 554 . Mais l’environnement de l’œuf du faisan auquel il appartient n’est pas seulement le jeu des relations tropiques qui trament une biocénose en ce qu’il est vitalement dépendant de facteurs climatiques (rayonnement solaire, eau, vent, température), chimiques (concentrations en gaz de l’air, compositions minérales du sol) et topographiques qui dépassent la sphère d’un seul écosystème, qui renvoie plutôt à la biosphère 555 556 et, dès lors, à une structuration plus globale que 551 Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Écosystèmes », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 902. 552 Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Écosystèmes », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 905. 553 Chapman J.L., Reiss M.J., Ecology Principles and Applications, 1999, Cambridge University Press, 1999, p. 136. 554 « Le monde naturel est caractérisé par des interactions complexes qui font que les différentes espèces sont dépendantes les unes des autres » ; Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 17. 555 « La biosphère stricto sensu, c’est-à-dire l’ensemble des êtres vivants, végétaux, animaux et microorganismes, ne représente quantitativement qu’une masse insignifiante à l’échelle de la planète, puisque trois cents fois plus petite que celle de l’atmosphère et soixante-dix mille fois plus petite que celle de l’hydrosphère. Par sa composition comme par son activité chimique, elle offre en revanche une originalité exceptionnelle » ; Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Biosphère », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 4, p. 193. 556 « Le fonctionnement de la biosphère est la résultante du fonctionnement de tous les êtres vivants qui la composent, et il se manifeste par des transferts continuels de matière et d’énergie entre le milieu physicochimique ambiant et les organismes d’une part, entre les organismes d’autre part. Ce transferts correspondent à quelques grands mécanismes qui caractérisent divers groupes fonctionnels entre lesquels se répartissent les êtres vivants » ; Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Biosphère », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 4, p. 194. 358 représente l’Univers au sens cosmologique du terme 557 . C’est là l’action du non vivant sur le vivant, action qui apparaît constitutive du vivant, de la manière même dont il se comporte. En bref, de sa prison de calcaire, l’embryon est inséré dans une contexture biotique et abiotique qui se présente comme une organisation globale biogéochimique représentant l’environnement de tous les vivants. Cet environnement se reconstitue par recyclage incessant des mêmes éléments chimiques qui appartiennent au cours du temps à différentes combinaisons moléculaires (minérales ou organiques). De notre point de vue, le point de vue écologique souligne particulièrement la dimension relationnelle du vivant au monde compris comme l’ensemble des êtres vivants (des êtres qui se comportent) et des constituants géologiques, monde lui-même en prise avec un ensemble des ensembles, l’Univers, le Fond comme horizon de tous les horizons. Quoi qu’il en soit pour l’instant, il apparaît que le vivant s’incorpore au sein d’une totalité systémique dont il vit et qu’il fait vivre, est vivant en vivant en interrelation avec la biosphère entendue comme rapport interrelationnel du biotique et de l’abiotique 558 . Les dimensions productrice et structurante, c’est-à-dire dynamique et régulatrice, du système écologique en sont les caractéristiques les plus significatives selon Edgar Morin qui écrit : « (…) l’environnement conçu comme l’union d’un biotope et d’une biocénose est pleinement un système, c’est-à-dire un tout s’organisant à partir des interactions entre constituants (biologiques et géophysiques) ; c’est pleinement une Unité complexe ou Unitas multiplex, qui comporte une extraordinaire diversité d’espèces, unicellulaires, végétaux, insectes, poissons, oiseaux, mammifères (2 millions d’espèces d’insectes, 1 million d’espèces de plantes, 20000 espèces de poissons, 8700 espèces d’oiseaux dans la biosphère) ; c’est un système qui produit ses émergences, non seulement au niveau global, mais aussi au niveau des êtres qui le constituent, lesquels manifestent des qualités dont ils ne disposeraient pas isolément. C’est un système qui produit ses contraintes en réprimant des potentialités de vie ou d’action, en éliminant ou détruisant ce qu’il ne peut intégrer, en instituant la loi d’airain de la dévoration mutuelle. Comme nous le verrons, les rapports entre le tout et les parties sont d’une extrême ambiguïté et complexité, ce qui 557 Lebreton Philippe, « Cycles biogéochimiques », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 6, p. 1014. 558 Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 861. 359 illustre le principe (formulé en Méthode 1, p. 106-115 et 126-128) que le tout est à la fois plus et moins que la somme des parties, que le tout est plus et moins que le tout, que les parties sont plus et moins que les parties, qu’il y a scissions, trous noirs, zones d’ombre à l’intérieur du tout et aussi dans les interrelations entre parties. Comme tout système actif, l’éco-système est à la fois constitué et déchiré par ses interactions internes » 559 . En décrivant brièvement la cohésion interrelationnelle de la chaîne tropique à partir des cycles biogéochimiques du carbone et de l’oxygène, il nous est apparu que les vivants se trouvent en symbiose avec l’ordre même de l’Univers. Sans que nous ayons directement à nous intéresser au problème de la spontanéité organisationnelle de la vie, le caractère systémique de la relation du vivant et du monde nous apparaîtra comme structurel à la vie au terme d’un travail qui, dans un premier temps, prendra pour objet l’inscription du Cosmos dans l’ordre du comportement, du vivant, en étudiant la force organisationnelle de l’environnement sur le comportement, de l’environnement en tant que Tout, de l’environnement comme biotope dans un second temps, de l’environnement comme biocénose dans un troisième et enfin de l’environnement comme ensemble évoluant dans le temps. Ensuite nous aurons à déterminer la marge d’être qui différencie le vivant du non vivant proprement dit. Mais avant de rendre compte de la nature de l’impact du Tout sur le comportemental, disons tout de suite que l’environnement qui fait sens pour le vivant, tel qu’il est pour le vivant, n’est pas le Tout. Le monde du vivant est un monde qui lui est relatif, qui répond à son « essence » au sens où l’entend Goldstein. C’est pourquoi il est nécessaire de comprendre le monde du vivant en fonction du vivant luimême. Ce monde correspondant à une vie n’est certainement pas un espace géographique. Et le Tout structurant la formation de l’activité du vivant n’est pas un monde formel, un autre monde, un monde à part du monde dans lequel vit, s’oriente et se réalise le vivant. Il est vrai que la plupart des êtres vivants « ne laissent pénétrer en eux que ce qui a un intérêt pour leur vie », constituant alors avec leur monde « un sorte de cohésion, d’unité fermée » 560 . Se fermant au monde « extérieur », ne filtrant du monde que ce qui est caractéristique de leur existence, ils vivent leur vie dans un environnement 559 Morin, Edgar La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1980, p. 20. C’est Edgar Morin qui souligne. 560 Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, 1994, p. 224. 360 auquel ils semblent se confondre. L’étroitesse de leur monde respectif ne signifie pas, pour autant, qu’ils entretiennent un rapport d’adéquation parfait à l’environnement. Ils ont à l’intérieur même de ce monde, en tant qu’êtres vivants, à déterminer eux-mêmes le sens du leur rapport à ce monde. Si réduit qu’il puisse être, le monde de l’oursin reste un espace dans et par lequel il doit gérer sa vie. Si, d’un côté, comme l’écrit très justement Merleau-Ponty, l’oursin « ne mène pas une lutte brutale pour l’existence, il vit dans un Umwelt qui représente des choses souvent dangereuses mais auxquelles il est tellement adapté qu’il vit vraiment comme s’il n’y avait qu’un monde et qu’un oursin » 561 , de l’autre, il se rend lui-même apte à agir dans le monde qui lui est propre. L’oursin ne vit pas aux aguets, ne vit pas en se sachant la proie de l’étoile de mer et de certains crabes. Il est, comme la tique qui n’est sensible qu’à trois excitants dans le monde, dans un rapport parfaitement identitaire non pas au monde qui s’impose parfois fatalement à eux, notamment par la prédation ou des changements climatiques anormaux, mais à un monde qui ne comporte que ce qui pour l’oursin et la tique est conforme à leur être. Mais, l’oursin et la tique, au sein même de leur monde, sont actifs, travaillent à se réaliser. Le monde de l’oursin et de la tique est plein, est adéquat à ce qu’ils sont, à ce qu’ils font et font manifestement ce qu’ils font sans marge comportementale, sans, en tous cas, cette spontanéité qui, chez les vertébrés, s’extériorise à même le corps. Cela dit, le microcosme propre de l’oursin est dans un rapport constant et constituant à un monde dont l’oursin (et son univers à lui) est une dimension, une partie. Tout vivant se situe en rapport à un environnement spécifique et propre qui se trouve lui-même en rapport à un grand ensemble à l’égard duquel il est co-dépendant parce qu’il en vit et parce qu’il le fait vivre en tant que maillon d’un réseau tropique. Du point de vue de la tique, cet ensemble macroscopique n’existe pas, est invisible, même si, ou parce qu’il n’existe pas pour elle, celui-ci décide souvent de sa vie et de sa mort. Or, de la même manière, pour le vivant pour qui le rapport à l’environnement est un rapport de sens, l’environnement qu’il « se taille » est bien un environnement indissociable de l’environnement prenant le soleil pour centre. Pour le vivant qui s’ouvre au monde, qui le configure alors à sa mesure et pour qui un évènement du monde est immédiatement le ressort de plusieurs comportements possibles, l’environnement pour un tel vivant se présente perceptivement avec des traits 561 Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, 1994. p. 224. 361 qui appartiennent à l’environnement global, à l’environnement dont s’imprime, dans une certaine mesure comme nous allons le voir, le vivant. Par exemple, nombreux sont les animaux pour qui perceptivement le soleil compose leur environnement sans que, pour autant, cette présence recueille un sens appelant (constamment) un comportement 562 . Le soleil est une présence qui ne compte pas du point de vue de l’animal et, pour autant, son environnement s’ouvre à ce dont il est une partie, à un ensemble qui permet la vie. Dans l’environnement où le vivant est (un) acteur, l’Univers est seulement entrouvert. Mais par cette entrouverture s’engouffre l’Univers dans sa totalité, est un acteur et la scène de la vie du vivant. C’est par cette entrouverture que passent les nécessités et les contingences, l’actuel et le possible, le prédateur et l’accident. Si nous sommes en accord avec Goldstein lorsqu’il écrit que : « Chaque organisme vit dans un monde qui est loin de ne contenir que des excitations adéquates à cet organisme, il ne vit point dans son seul « environnement », mais au contraire dans un monde où toutes les autres excitations possibles se font sentir et agissent sur lui. C’est de cet environnement en quelque sorte négatif qu’il doit venir à bout. En réalité il se fait sans cesse un choix parmi les évènements du monde selon qu’ils « appartiennent » à l’organisme ou qu’ils n’appartiennent pas à l’organisme. L’environnement d’un organisme n’est point du tout quelque chose d’achevé, mais il se forme sans cesse à nouveau dans la mesure où l’organisme vit et agit. On pourrait dire que l’environnement est extrait du monde par l’existence de l’organisme ou bien, pour s’exprimer plus objectivement, qu’un organisme ne peut exister que s’il réussit à trouver dans le monde, à s’y tailler un environnement adéquat (à condition naturellement que le monde lui en offre la possibilité) »563 . Il nous faut toutefois ajouter que ce n’est pas seulement parce que « l’organisme vit et agit », c’est-à-dire ordonne lui-même son environnement, que son environnement « n’est 562 On sait que les oiseaux migrateurs utilisent, le jour, le soleil pour s’orienter. Cependant, le soleil n’existe, est perçu, à proprement parler, que lors de la période de migration. Hors de cette période, le soleil est, sans nul doute, un donné du champ de la perception de l’oiseau migrateur mais un donné sans sens biologique. Dans ce cas, le soleil n’est pas l’occasion du comportement migratoire. Cf. « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 790. 563 Goldstein, Kurt, La structure de l’organisme, Éditions Gallimard, Col. tel, 1983, p. 76. C’est Goldstein qui souligne. 362 point du tout quelque chose d’achevé », c’est également parce que le vivant « vit dans un monde qui est loin de ne contenir que des excitations adéquates à cet organisme ». Ce monde lui-même « vit et agit », ce monde qui contient l’environnement que l’organisme se modèle est en effet fait de vies qui ne lui « appartiennent » pas et de mouvements interplanétaires, vies et mouvements le condamnant à un ordre qui ordonne constamment son existence, qui la régule. Si « le fait qu’un organisme n’est en ordre que dans un environnement défini, le seul dans lequel il puisse vivre, n’implique pas nécessairement que ce soit l’environnement qui crée cet ordre » 564 , il n’en reste pas moins vrai que c’est précisément parce que le monde existe, qu’il est pleinement lui-même vecteur d’ordres et de désordres que l’organisme a besoin de s’organiser un monde et, à ce titre, l’ « ordre » apparaît comme un rapport, une co-organisation et, pour cette raison, ne peut être une réalité « achevée ». De ce point de vue, un être parfaitement adapté à son environnement est un organisme sans monde. Il est adapté à son environnement, il vit dans un rapport à la totalité qui organise son existence, décide de part en part, ou pour beaucoup, de sa vie. En revanche, pour un organisme qui s’adapte au monde pour se constituer un environnement, le rapport au monde est un rapport inachevé, à reconduire constamment comme rapport. Plus un être a à s’adapter au monde, plus l’organisme préside à l’élaboration de son environnement, plus l’inadéquation conditionne la nature du rapport qui le rapporte au monde. Pour l’être vivant solidement encastré dans son monde, le rapport à l’environnement est un rapport au monde comme tel, à un ordre molaire déterminant presque entièrement son existence. C’est la raison pour laquelle de nombreuses espèces sont extrêmement sensibles aux changements s’opérant dans leur environnement. L’inadéquation, ou l’écart à l’égard du donné, apparaît dès que l’environnement est différencié du monde comme ensemble des ensembles, dès que l’être vivant détermine un ordre dans l’ordre/désordre global du monde. Mais, distance éprouvée ou non à l’égard du monde à travers l’aménagement ou non d’un environnement, le monde constitue comme monde ambiant un terme constant de son existence, un ordre (biotique et abiotique) qui module l’ordre du comportemental en ce que le vivant se comporte toujours dans un monde, dans un monde qui s’inscrit dans le monde. Le vivant se comporte, vit dès lors pronominalement, c’est-à-dire dans un rapport 564 Goldstein, Kurt, La structure de l’organisme, Éditions Gallimard, Col. tel, 1983, p. 75. 363 au monde qu’il constitue et qui le constitue. Le vivant se comporte, cela signifie donc certainement que la vie est un rapport de co-détermination du vivant et du monde, c’està-dire un rapport interrelationnel dont le comportement est l’émergence, ce que souligne notamment l’assimilation par l’organisme des changements périodiques géophysiques, intégration qui organise le comportement, qui le forme, le monde entrant ainsi dans la définition même de son être. Sans prétendre proposer une définition exhaustive de la notion de comportement, il peut être dit sans se méprendre que le comportement est la manifestation phénoménale de la manière d’être distinctive du vivant comme individu et comme individu appartenant à une espèce dans son rapport à l’environnement qui lui est naturel à un moment donné. Le comportement comme phénomène observable renvoie donc au corporel, à un agir qui se détermine en relation à un contexte particulier. Le comportement est ainsi l’expression d’un être capable de s’extérioriser en (ré)actions qui le caractérise lui et son milieu. Pour le dire autrement, le comportement traduit une activité exprimant un soi mais un soi dont le mode d’être exprime une manière de vivre le monde, selon le monde. Aussi, loin d’être un terme extérieur au comportement, l’environnement détermine l’être du vivant comme le vivant se détermine en fonction de l’environnement. Le faire, le pouvoir d’être qui rend manifeste un comportement correspond dès lors à une interaction continue entre le vivant et le monde. Interaction dont de nombreux comportements sont l’évidente attestation. Interaction qui signifie que des changements apériodiques dans l’environnement géophysique comme des variations irrégulières de la lumière, de la température et de l’humidité appellent/organisent des réponses comportementales elles-mêmes apériodiques 565 . Interaction qui signifie aussi que des variations périodiques du système solaire correspondant à des changements se répétant à des intervalles de temps régulier structurent nombre de comportements. Sont par exemple périodiques les phénomènes naturels des marées et l’alternance jour/nuit qui rythment le comportement de l’animal et du végétal 566 . Les corrélats comportementaux des mouvements géophysiques, de la rotation de la terre sur elle-même qui tourne autour du soleil, ont une périodicité fixe et, 565 Reinberg Alain E., Vanden Driessche Thérèse, « Rythmes biologiques », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 20, p. 439. 566 Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Biosphère », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 4, p. 193. 364 pour cette raison précise, ils doivent être distingués des phénomènes biologiques rythmiques relatifs au métabolisme tels que les battements du cœur ou encore le rythme respiratoire dont la fréquence varie en réponse par exemple à des changements survenus dans l’environnement immédiat, en fonction de la variation de la température du corps. Les variations périodiques de notre système planétaire forment une organisation cyclique qui décide, à travers le rythme nycthémérale et la rotation des saisons, de l’alternance imperturbable de la lumière, de l’obscurité et des climats, de l’organisation temporelle des êtres vivants et détermine ainsi l’ordre du comportemental 567 568 . L’inscription des cycles géophysiques dans la matière vivante est profonde 569 . L’ancrage comportemental des constances géophysiques est tel que le vivant soumis à un milieu constant ne cesse pas de manifester le biorythme qu’il manifeste dans son milieu naturel 570 571 . Il apparaît que les rythmes biologiques circadiens, septénaires ou même encore circannuels perdurent dans un environnement privé des synchronisateurs environnementaux sur lesquels se règle la biopériodicité. Ainsi, par exemple, le rythme circadien qui ordonne la vie de la plupart des organismes unicellulaires, des mammifères ainsi que des végétaux persiste dans des conditions homogènes de lumière et de température 572 . La persistance même des biocycles en l’absence des facteurs exogènes de l’environnement souligne la dimension endogène des rythmes biologiques, c’est-à-dire de leur conditionnement 567 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 759. 568 Duvigneaux Paul, Lamotte Maxime, « Biocénoses », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, Vol. 4, p. 128. 569 Il en est ainsi, par exemple, sur l’activité sexuelle de nombreuses espèces qui se reproduisent à une période precise de l’année. Cette localisation dans le temps « reflète l’effet du rythme lumineux sur l’activité hormonale. L’action de la durée d’éclairement sur le fonctionnement hypophysaire se retrouve dans de nombreuses espèces. L’influence de la saison passe donc pas les variations d’activité sécrétoire des glandes endocrines » ; Signoret Jean-Pierre, « Sexuel (comportement) », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, Vol. 20, 1993, p. 960. 570 Reinberg Alain E., Vanden Driessche Thérèse, « Rythmes biologiques », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 20, p. 439. 571 McFarland David, d’Huart Jacqueline, Zayan René, Le comportement animal, De Boeck Université, 2001, p. 320. 572 « This extraordinary stability of the periods of the biological rhythms with geophysical correlates is not dependent upon direct responses to light and temperature rhythms. It was demonstrated more than two centuries ago that the capacity of plants to display their daily rhythm in sleep movements, the daytime raising and nighttime lowering of their leaves, persisted even when the plants were shielded from light changes and maintained in a relatively constant temperature. More recently, daily rhythms in a wide variety of living things, from single-celled forms to mammals and flowering plants, have been shown similarly to continue under constant conditions of light and temperature »; cf. « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 759. 365 génétique et, par là même, en prenant en compte la question du temps, de l’influence de l’environnement dans la constitution génétique des espèces et des individus en sorte que les biorythmes ont pour fondement des facteurs indissociablement endogènes et exogènes 573 . Les chronobiologistes considèrent donc que les rythmes biologiques renvoient ultimement à une adaptation des êtres vivants aux cycles cosmiques 574 . Autrement dit, les organismes vivants se sont adaptés au rythme du monde pour devenir eux-mêmes périodiques. L’exemple le plus évident est le cycle quotidien du jour et de la nuit qui prédestine la vie quotidienne de la plupart des espèces animales et végétales diurnes à une période de veille et à une période de sommeil correspondant en revanche à une période de sommeil puis à une période de veille pour les espèces nocturnes. L’évolution de la vie ayant conduit à l’emploi optimum des rythmes et des configurations spatiales de l’environnement 575 , certaines espèces se sont spécifiquement adaptées à la période nocturne. D’autres espèces se sont orientées vers une adaptation à la période diurne, en particulier plus chaude et plus sèche. Les différentes phases et niches de l’environnement ont été mises à profit par les organismes qui, comme nous avons pu l’entrevoir, entretiennent ensemble des rapports de complémentarité comme acteur et moment des cycles biogéochimiques. Les végétaux travaillent le jour essentiellement à la production de glucides qui nécessite le rayonnement solaire comme source d’énergie et, la nuit, se concentre sur l’assimilation de la matière organique ainsi produite 576 577 . Certains végétaux connaissent une période de sommeil quotidienne, les feuilles se détendent alors la nuit et se redressent le jour. Des plantes n’ouvrent leurs fleurs que la nuit, d’autres que le jour en se synchronisant d’ailleurs le plus souvent avec les animaux qui les pollinisent. Il y a les plantes dites de jours courts comme les chrysanthèmes et les bégonias qui ne fleurissent que si l’épisode lumineux n’excède pas 10 heures par période de 24 heures. Il y a aussi les plantes de jours longs comme les pétunias et les dahlias qui 573 Folkard S., Rosen S. D., « Circadian Performance Rhythms: Some Practical and Theoretical Implications », in Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol. 327, Number 1241, 1990, p. 543. 574 Reinberg Alain E., Vanden Driessche Thérèse, « Rythmes biologiques », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 20, p. 437. 575 Duvigneaux Paul, Lamotte Maxime, dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, Vol. 4, p. 128. 576 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 760. 577 Raven Peter, Evert Ray, Biologie végétale, De Boeck Université, 2003, p. 128. 366 ne s’ouvrent que si la phase lumineuse quotidienne est supérieure à 12 heures 578 . La « descente de sève » et la « montée de sève », la tombée et la renaissance des feuilles des arbres feuillus montrent une régularité s’alignant sur le cycle circadien comme tel et le changement de la durée du jour au cours de l’année. Or, l’influence des phénomènes photopériodiques ne touche pas seulement les végétaux. De fait, les comportements les plus caractéristiques du règne animal comme les comportements de migration, de prédation, de reproduction 579 ainsi que les phénomènes de changements physiologiques comme la mue sont directement liés à des cycles saisonniers qui, du point de vue de l’animal, réfèrent à des changements dans la durée du jour. La détermination de la variation cyclique de la lumière sur la manière d’être d’une multitude d’animaux a pu être mise en valeur en recréant artificiellement l’allongement ou la réduction de la longueur du jour. En captivité, les comportements de migration et de reproduction peuvent être ainsi déclenchés hors des cycles des saisons en reproduisant un changement qui, dans l’environnement naturel, fait sens pour l’animal. Par exemple, avant de migrer au printemps vers les régions de reproduction, les oiseaux vivent un changement physiologique conséquent dû à une augmentation de l’activité des organes reproducteurs et de la masse de graisse. Or, il est possible expérimentalement de reproduire, en hiver, le changement de l’état physiologique qui précède le comportement de migration en exposant simplement les oiseaux à un étirement graduel de la durée du jour. Le changement parvenu à son terme naturel, les oiseaux libérés migrent alors l’hiver vers un lieu de reproduction qu’ils (re)découvrent naturellement/normalement au printemps 580 . Il est également possible de faire apparaître l’effectivité de la variation de la durée de la lumière sur le comportement de reproduction de certains oiseaux et mammifères en les 578 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 760. 579 Ball Gregory F., Ketterson Ellen D., « Sex differences in the response to environmental cues regulating seasonal reproduction in birds », in Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol. 363, Number 1490, 2008, p. 231. 580 « The most conspicuous activities of animals closely correlated with certain seasons of the year, and hence with changes in day length, and bird migration, reproduction, and changes in coat and plumage. Each of these occurs with marked regularity at a particular time each year. By retaining animals in captivity and subjecting them to artificial increases and decreases in day length, bird migration, reproduction, and other activities have been induced out of season. It has been concluded, therefore, that in nature the changing daily periods of light and darkness determine to a great extent when many seasonal activities occur »; « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 765. 367 déplaçant de l’hémisphère sud vers l’hémisphère nord. En général, les oiseaux, les mammifères et presque l’ensemble des vertébrés se reproduisent en suivant la loi des saisons 581 . Pour les espèces se reproduisant normalement au début de l’automne, la diminution de la durée de la lumière du jour ouvre la saison de la reproduction. Au contraire, son augmentation au printemps annonce pour l’étourneau et le furet par exemple le début de la période de reproduction 582 . Au niveau de la ceinture équatoriale où la durée du jour ne varie que peu au cours de l’année, la saison des pluies amorce le comportement de reproduction 583 . Un autre facteur périodique géophysique circadien déterminant le comportemental est le flux et le reflux des marées qui se produisent sous l’action gravitationnelle sur la terre du soleil et de la lune 584 585 . Dans la zone intertidale, certains organismes comme les bernacles, les crabes verts, les huîtres et les anémones équines rentrent réellement en action lorsqu’ils sont recouverts par la marée haute alors que les oiseaux marins et les crabes violonistes profitent plutôt de la zone à marée basse pour se nourrir 586 . À chaque marée haute, certaines algues unicellulaires diatomées s’enfoncent dans le sable ou la vase. À chaque marée basse, elles remontent à la surface pour tirer de la lumière l’énergie qui leur est nécessaire par photosynthèse 587 . Ainsi, les oiseaux marins et les diatomées présentent un rythme biologique qui est simultanément circadien et circatidal. Or, les cycles géophysiques qui leur correspondent ne coïncidant que tous les quinze jours, la réponse comportementale varie elle-même d’un jour à l’autre en fonction de la convergence/divergence des cycles 588 . Innombrables sont également les exemples de phénomènes biologiques qui s’accordent conjointement avec les cycles circamensuels et circannuels. Le cycle menstruel de certains primates débute ainsi avec la 581 McFarland David, d’Huart Jacqueline, Zayan René, Le comportement animal, De Boeck Université, 2001, p. 323. 582 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 765. 583 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 798. 584 Reinberg Alain E., Vanden Driessche Thérèse, « Rythmes biologiques », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 20, p. 440. 585 Koukkari Willard, Sothern Robert, Introducing Biological Rhythms, Springer, 2006, pp. 217-220. 586 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 760. 587 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 760. 588 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 760. 368 nouvelle lune, c’est-à-dire tous les 28 jours 589 . Un autre cas encore est celui du cycle de reproduction de l’algue brune qui se règle sur l’évolution du rapport entre les rythmes géophysiques du jour lunaire et du jour solaire 590 , cas qui, comme les autres, fait apparaître « un ordre cyclique que le monde vivant incorpore comme ordre organisationnel » 591 . Il apparaît que la vie de l’organisme n’est pas isolable de l’ordre de l’Univers, de la Totalité, ordre dont l’organisme s’imprègne et qui rythme son univers. Les biorythmes comme corrélats biologiques des rythmes géophysiques signifient que le comportemental comme mode d’être et la vie comme ensemble des cycles biogéochimiques appartiennent à un ensemble structurant et un ensemble qui se structure. Autrement dit, la structuration des cycles biologiques sur les cycles du système cosmique signifie finalement qu’il y a une structuration biocosmique, une structuration impliquant un seul et même ensemble. C’est pourquoi les organismes, les biocénoses comme les biotopes qui lui sont intérieurs en sont structurés de l’intérieur. Il y a un ensemble se structurant et dont le biologique est une dimension. Il y a un ensemble se constituant comme « un grand cycle éco-organisateur, totalement physique et totalement biologique » 592 . Le comportement de l’orientation qui ne dépend pas de l’environnement comme un ensemble de cycles géophysiques en dépend toutefois comme « paysage ». Aussi, sans que le monde comme facteur cyclique soit « derrière » le comportement de l’orientation il en au fond est au cœur. Il ne sera donc pas surprenant que l’examen du comportement de l’orientation nous place de nouveau dans le maillage serré des relations biocosmiques qui composent l’Univers, cette fois comme déterminant a-périodique du comportemental. Les animaux migrent notamment pour retourner précisément là où ils sont nés en vue de se reproduire. La raréfaction annuelle de la nourriture dans une région se présente également comme une raison prépondérante de la migration vers une autre région plus tempérée 593 . Le mouvement migratoire qui se déploie communément sur plusieurs 589 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 759. 590 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 765. 591 Morin, Edgar, La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1980, p. 26. C’est Edgar Morin qui souligne. 592 Morin, Edgar, La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1980, p. 26. 593 Berthold Peter, Bauer Hans-Günther, Bird Migration, Oxford University Press, 2001, p. 1. 369 milliers de kilomètre maximise pour certaines espèces la possibilité de vivre et de se reproduire 594 . Or, chez les oiseaux en particulier, la migration, s’opérant généralement sur de longues distances et globalement du nord vers le sud-est ou le sud-ouest à l’automne, selon les espèces des pays tempérés, puis du sud vers le nord au printemps 595 , implique une capacité de s’orienter dans « l’espace du paysage » 596 . En délocalisant des oiseaux de leur habitat vers des lieux les situant à diverses distances de leur espace de vie, en analysant la vitesse et le pourcentage de retour, cette disposition à se diriger dans l’environnement a pu être ainsi mise en valeur expérimentalement. Par exemple, les étourneaux peuvent retourner à leur nid en leur imposant une distance de 800 kilomètres à parcourir. Sans connaître le lieu où elles sont transportées contre leur gré, les hirondelles peuvent couvrir 1800 kilomètres pour rejoindre leur lieu de vie. Plus étonnant encore, laissé dans l’État du Massachussets, un puffin des Anglais est retourné directement en Angleterre, volant alors pendant près de treize jours et franchissant une distance de près de 5000 kilomètres. Des expériences avec certains poissons et des mammifères ont également permis de découvrir des capacités similaires 597 598 599 . Il est indubitable que les animaux utilisent pour s’orienter des repères particulièrement caractéristiques de leur environnement. Le mode de recherche de ces marques dans l’environnement est à la fois ordonné et aléatoire600 . Par exemple, l’observation du fou de bassan depuis le point de vue que procure un avion a permis de montrer que ces oiseaux, après avoir été relâchés, et avant de prendre une direction précise, explorent d’abord la zone, comme si précisément ils étaient désorientés, à la recherche de repères familiers pour s’orienter. Les traits distinctifs de l’environnement servant à l’animal pour se 594 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 784. 595 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 788. 596 « D’autres migrateurs traversent l’équateur et bénéficient ainsi de l’inversion des saisons dans les deux hemispheres. Telle la cigogne d’Abdim (Sphenorhychus Abdini), qui niche au Sénégal à la mer à la mer rouge, pendant les pluies, et « hiverne » dans la majeure partie de l’Afrique australe. D’autres se livrent à des déplacements en sens inverse » ; Dorst, Jean, « Migrations animales », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 15, p. 349. 597 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 789. 598 Dorst, Jean, « Migrations animales », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 15, p. 351. 599 Berthold Peter, Bauer Hans-Günther, Bird Migration, Oxford University Press, 2001, p. 2. 600 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 789. 370 retrouver et se déplacer de manière déterminée peuvent être topographiques (montagnes, réseaux de rivière ou encore formes du littoral), écologiques (différences dans l’ordre de la végétation) et climatiques (variations de température et d’humidité de l’air qui dépendent des vents dominants) 601 602 . Les odeurs peuvent également intervenir603 . Les poissons s’orientent de manière comparable dans leur propre écosystème 604 . Mais l’exploration de signes parlants de l’environnement relativement proche ne permet pas de rendre compte du comportement de migration qui suppose que l’animal définit sa route sur une longue distance. Il apparaît que la plupart des oiseaux parviennent à lier l’endroit où ils sont relâchés et le lieu de leur habitat naturel en usant de repères célestes comme le soleil ou les étoiles 605 606 . Les oiseaux apparaissent capables en effet de corriger constamment la direction de leur vol en fonction du mouvement du soleil par rapport à l’horizon 607 . Un facteur endogène intervient également ici : l’horloge interne des oiseaux contribue à les positionner dans l’espace sur la base du décalage temporel entre le rythme du cycle circadien de leur résidence naturelle et celui d’où ils sont relâchés. Pour ceux dont les habitudes migratoires se déroulent la nuit, seules les étoiles les orientent. Les oiseaux sont ainsi en mesure de se positionner, de déterminer leur longitude et leur latitude à partir de la position des étoiles et de la leur 608 . La projection de la voûte céleste d’une nuit d’automne sur la voûte d’un planétarium amena les fauvettes à tête noire à prendre la direction migratoire automnale, vers le sud-ouest, et les fauvettes grisette à se tourner vers le sud-est qui correspond à la direction prise normalement l’automne. Une 601 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 789. 602 Dorst, Jean, « Migrations animales », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 15, p. 349. 603 Dorst, Jean, « Migrations animales », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 15, p. 347. 604 « Experiments suggest that topographical clues are also used by fishes to recognize their range, particularly their spawning grounds. Visual bearings in this respect have great importance. It is possible that chemical substances also provide clues »; « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 790. 605 Alerstam T., Gudmundsson G.A., « Bird orientation at high latitudes: flight routes between Siberia and North America across the Artic Ocean », in Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol. 266, Number 1437, 1999, pp. 2499-2505. 606 Berthold Peter, Bauer Hans-Günther, Bird Migration, Oxford University Press, 2001, pp. 145-159. 607 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 790. 608 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 790. 371 telle expérience montre que les oiseaux ne prennent appui que sur les étoiles (en temps clair) pour se diriger 609 610 . L’orientation spatiale à partir du soleil a pu être démontrée aussi chez de nombreux crustacés et la puce de sable. Divers insectes, particulièrement les abeilles et plusieurs espèces de scarabées, emploient le soleil pour faire route avec précision 611 612 . La lune peut également représenter un point de repère 613 . On le voit, l’environnement, sans être ici un déterminant cyclique, habite l’organisme qui s’oriente et qui cherche à se retrouver. L’environnement qui gouverne l’organisme qui se dirige est l’environnement à son échelle, l’environnement au sein duquel il peut se retrouver, vivre. L’environnement qui compte pour la grive à dos olive contient le soleil comme point de repère. Le soleil est à la dimension de la vie de l’animal qui s’oriente, qui se comporte. Ici, le pouvoir du milieu sur le comportemental s’effectue à l’échelon du comportemental. Il n’agit pas comme une force souterraine, invisible. Il est agissant en rentrant dans le champ de vie de l’animal, comme partie signifiante de son champ de perception. C’est donc du point de vue de l’animal que l’environnement exerce une influence sur son comportement. L’environnement qui opère au niveau du comportement est ici « l’espace du paysage » pour reprendre les mots de Straus. La grive ne connaît que le soleil qui compose l’environnement dans lequel elle (ré)agit. Elle ne connaît que l’environnement à son image. Aussi, le même et seul soleil s’implique passivement dans le comportement de la grive à dos olive lorsqu’il figure un point dans l’environnement où elle s’oriente et activement lorsqu’il régit les biorythmes. Le comportement de migration montre donc la 609 « Migrant birds that travel at night are also capable of directional orientation. Studies have shown that these birds use the stars to determine their bearings. In clear weather, captive migrants head immediately in the right direction using only stars. They are even able to orient themselves correctly to the arrangement of night skies projected on the dome of a planetarium; true celestial navigation is involved because the birds determine their latitude and longitude by the position of the stars. In a planetarium in Germany, blackcaps (Sylvia atricapilla) and garden warblers (S. borin), under an artificial autumn sky, headed “southwest”, their normal direction; lesser whitethroats (S. curruca) headed “southeast”, their normal direction of migration in that season »; « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 790. 610 La même expérience conduisant aux mêmes conclusions fut conduite sur le Passerin indigo par Emlen ; cf. Berthold Peter, Bauer Hans-Günther, Bird Migration, Oxford University Press, 2001, p. 153. 611 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 790. 612 Kennedy J.S., « The Migration of the Desert Locust (Schistocerca gregaria Forsk.). I. The behavior of Swarms. II. A Theory of Long-Range Migrations », in Philosophical Transactions of the Royal Society of London, Vol. 235, Number 625, 1951, pp. 163-290. 613 Dacke Marie, Marcus Byrne, Scholtz Clarke, Warrant Eric, « Lunar orientation in a beetle », in Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol. 271, 2004, p. 361-365. 372 complémentarité de l’action de l’environnement comme milieu de vie qui fait sens pour l’oiseau, comme milieu qui change à l’automne à vue d’œil, et comme force cosmique assurant la saisonnalité de ce changement. Ce même rapport articule le comportement de dormance qui permet en quelque sorte à l’organisme de passer au travers de changements critiques de l’environnement. L’état de dormance est un état d’inactivité de l’organisme. Il s’accompagne d’un ralentissement du taux normal du métabolisme qui entraîne notamment une diminution de la température du corps et du rythme respiratoire 614 615 616 . La croissance est elle stoppée. Pour les animaux vertébrés, la graisse accumulée au cours des mois actifs sert à vivre la période de dormance qui varie selon les espèces. La plupart des classes animales et végétales ont des représentants qui peuvent devenir dormants. Il est vrai qu’il y a peu d’environnements dans lesquels les organismes ne soient pas exposés régulièrement à un « stress ». L’état de dormance est précisément induit par ce « stress » qui correspond souvent à un changement de la température et de la photopériode. La disponibilité en nourriture, le tarissement de l’eau et l’appauvrissement de l’oxygène sont également des facteurs déclenchant la dormance. En général, dans la mesure même où l’existence normale de certains organismes se déroule dans une faible amplitude de température, les températures au-dessous ou encore au-dessus de celle-ci les endorment. Les changements de température affectant la disponibilité en nourriture, en eau et en oxygène, s’adjoignent par conséquent à la variation de la température des paramètres environnementaux qui favorisent le comportement de dormance. Dans les régions arctiques par exemple, il est fréquent que les animaux deviennent dormants pendant les rudes mois d’hiver, c’est-à-dire lorsque la nourriture se raréfie. Dans les zones désertiques, lors des mois d’été, pendant la période d’extrême aridité, c’est-à-dire lorsque les ressources de nourriture sont incertaines, des animaux rentrent en dormance. Une multitude de protozoaires se préservent des variations de température, de la pollution, du manque de ressources nutritives en s’enveloppant d’une membrane 614 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 792. 615 McFarland David, d’Huart Jacqueline, Zayan René, Le comportement animal, De Boeck Université, 2001, p. 324. 616 Roots Clive, Hibernation, Greenwood Publishing Groups, 2006, p. XII. 373 protectrice 617 . Les insectes comme la cigale répondent aux pressions de l’environnement en réduisant leur activité métabolique et en cherchant dans leur environnement le lieu le plus protecteur (certains s’enfuissent dans le sol, d’autres se cachent sous des pierres) 618 . Les poissons également réagissent parfois à l’évolution de leur habitat par un comportement de dormance. Un exemple est celui du dipneuste d’Afrique qui, anticipant la période de sécheresse, creuse profondément un trou dans la vase, s’y loge, s’enveloppe d’un mince cocon et devient ensuite inactif. Les branchies cessent alors de fonctionner. Une vessie d’air permet la respiration. La réserve d’énergie est la réserve de graisse. Pour conserver l’eau, le dipneuste excrète de l’urée plutôt que de l’ammoniaque 619 . L’ensemble de ces comportements de dormance, au même titre que les comportements de migration, implique des variables environnementales que les organismes sont pleinement en mesure de « comprendre » comme, par exemple, la chute de la température, variables qui, par ailleurs, sont cycliques, se manifestant en effet le plus souvent annuellement. Le comportement de l’organisme dans le cas de la dormance est une solution à un problème qui se pose pour autant qu’il puisse en saisir le sens, c’est-à-dire être un évènement de l’environnement auquel il est « sensible » ; problème dont la périodicité a toutefois pour condition l’interrelation de mouvements impliquant le soleil, huit planètes dont la terre et 165 satellites naturels dont la lune ; mouvements qui, du reste, exercent une influence sur plusieurs plans de la vie de l’organisme. Mais l’organisme se comporte devant ce-qui-esten-train-de-se-passer, à des signes, à des phénomènes seulement. Autrement dit, l’organisme n’est pas réactif au changement annuel de température mais au changement de température. C’est la raison pour laquelle il est possible de le « tromper », de vérifier expérimentalement au mois de décembre un comportement qui naturellement a lieu au mois de septembre. De fait, au-delà de l’action possible sur l’organisme comme tel, les biologistes n’ont de pouvoir que sur le niveau phénoménal de l’environnement. Il leur est impossible de changer l’ordre du système solaire qui englobe et structure ce qui fait agir et réagir l’organisme. Pour autant, l’environnement qui « stresse » le vivant est bien 617 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 793. 618 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 793. 619 « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 793. 374 l’environnement qui le stresse chaque année. Il n’existe qu’un unique ensemble, qu’un monde. Le comportemental se réalise donc dans un même environnement dont les dimensions phénoménale et cosmique sont interdépendantes. Mais l’environnement est également régulateur du comportement comme biocénose. Le vivant vit parmi les vivants qui constituent la dimension biotique de l’environnement. Le monde investit intérieurement la vie de l’organisme qui apparaît également l’être par les vivants. Pour rendre explicite le paramètre biotique du comportemental, nous ne prendrons pour exemple que le cas du comportement de prédation. Les constantes interactions biologiques qui tissent l’environnement en tant que milieu biotique sont multiformes. Selon la classification d’Edgar Morin, les interactions qui structurent dynamiquement la biocénose « sont de caractère soit complémentaire (associations, sociétés, symbioses, mutualismes), soit concurrentiel (compétitions, rivalités), soit antagoniste (parasitismes, phagies, prédations) » 620 . Interactions du vivant sur le vivant qui organisent la biocénose et, de ce fait, l’unité systémique et évolutive de la chaîne tropique où le comportement de prédation joue une fonction organisationnelle 621 . Dans l’écosystème qui fonctionne comme un ensemble, les vivants co-existent, c’est-à-dire qu’ils vivent tous de rapports de complémentarité, de concurrence et d’antagonisme 622 . Directes ou indirectes, les interdépendances biologiques entre les êtres vivants concernent l’ensemble des organismes 623 . C’est pourquoi les interactions entre les espèces peuvent être neutres, nuisibles ou bénéfiques sans qu’elles se rencontrent nécessairement. Il n’y a pas de vide dans la biocénose, toute vie est en rapport à une autre, ce qu’Edgar Morin rapporte à un « besoin existentiel de 620 Morin, Edgar, La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1980, p. 21. Dreux Philippe, Lamotte Maxime, « Ecogénétique », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, Vol. 7, p. 859. 622 « Au sein d’une biocénose, il y a trois types fondamentaux d’interactions entre espèces. L’exploitation d’une population d’une population par une autre correspond aux rapports entre prédateurs et proies, animales ou végétales, aussi bien qu’entre parasites et hôtes, toutes les transitions existant entre ces deux types. La compétition résulte du fait qu’en exploitant une même catégorie de ressources deux ou plusieurs populations se nuisent mutuellement. Au contraire, lorsqu’il y a symbiose, les partenaires tirent chacun bénéfice de l’activité de l’autre » ; Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 869. C’est l’auteur qui souligne. 623 Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 193. 621 375 l’autre » 624 . L’unité régulatrice des interrelations biologiques signifie donc finalement qu’ « antagonisme et complémentarité ne s’excluent pas l’un l’autre » 625 . Et Edgar Morin ajoute : « Rien n’est plus complémentaire que les interactions qui constituent la chaîne tropique ». Autrement dit, l’hétérotrophie n’est pas seulement un vecteur de rapports antagoniques entre les individus, elle est également un vecteur de rapports de complémentarité entre les niveaux tropiques dont les vivants sont co-dépendants 626 627 comme acteurs et moments de l’environnement global. C’est ce que vérifie précisément la prédation en tant que mode de nutrition 628 . Il est indubitable que la relation interspécifique de prédation entre deux espèces est interrelationnelle et, par conséquent, interdépendante, dans la mesure où la population des prédateurs détermine la population des proies qui détermine la population des prédateurs. Comme l’écrit E. Morin : « La prédation n’est pas que la pure et simple destruction d’une vie animale par une autre. Les courbes démographiques à longue période, dans le cas limite et exemplaire où une espèce de prédateur vit exclusivement d’une espèce de proie, montrent que la diminution du nombre des proies entraîne, par disette, la diminution du nombre des prédateurs, dont la raréfaction permet alors l’accroissement du nombre des proies, accroissement qui accroît à son tour la progéniture des mangeurs et ainsi de suite dans une causalité rétroactive que seul peut briser un accident extérieur au cycle. Ainsi donc, la relation antagoniste extrême, celle du prédateur à sa proie, produit sa propre régulation et devient facteur organisationnel. La prédation, sans cesser d’être facteur de destruction, devient aussi facteur de conservation du mangeur et du mangé, facteur de conservation de la diversité, et apparaît du même coup comme facteur de conservation de cet antagonisme organisationnel lui-même » 629 . Mais, si entre deux espèces, la fonction de régulation démographique de la prédation est fonction de rapports antagoniques, en revanche, entre l’ensemble des espèces composant 624 Morin, Edgar, La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1980, p. 25. Morin, Edgar, La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1980, p. 25. 626 Duvigneaux Paul, Lamotte Maxime, « Biocénoses », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, Vol. 4, p. 129. 627 Eckert Roger, Randall David, Warren Burggreen, Physiologie animale, De Boeck Université, 1999, p. 627. 628 Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 177. 629 Morin, Edgar, La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1980, p. 23. 625 376 un écosystème, la prédation est la condition de rapports de complémentarité parce que le prédateur est généralement une proie et la proie un prédateur. La régulation est ainsi généralisée. De plus, la prédation fait un lien entre les niveaux tropiques par la mort et la consommation et donc la production de déchets organiques, lie ainsi les producteurs aux consommateurs et aux décomposeurs. L’interdépendance entre toutes les espèces dont dépend la vie des espèces dépend notamment de la prédation et, en ce sens, elle est un vecteur de complémentarité 630 . La prédation est donc aussi un « facteur organisationnelle » en assurant que l’énergie circule le long de la chaîne tropique qui commence et recommence avec les végétaux comme organismes autotrophes. En somme, le rapport de prédation comme mode de nutrition joue un rôle déterminant dans l’équilibre biologique des écosystèmes comme moyen de régulation des populations et comme moyen de circulation de la matière organique 631 . Aussi, dans le monde de la vie, l’antagonisme et la complémentarité semblent bien faire sens ensemble. Du point de vue comportemental, la prédation varie selon les espèces et le contexte environnemental, s’effectue en groupe ou solitairement. Chez les mammifères, le comportement de prédation met en jeu une série de comportements : la détection de la proie, l’attaque, la capture et enfin l’acte de consommation. Selon les espèces, les stratégies mises en place diffèrent. La chasse à l’affût, chez les invertébrés, est une technique de chasse fréquente. Certaines araignées chassent à l’affût dans un trou. D’autres font comme l’homme l’affût en construisant des pièges, des pièges en soie. Mais des araignées optent également pour le mouvement, pour la recherche active de leurs sources de nourriture 632 . Certaines espèces de poisson, de serpent et d’oiseau usent aussi de l’affût comme tactique. Plus courante chez les vertébrés, la chasse en groupe est également une méthode employée par les invertébrés, en particulier chez les insectes sociaux 633 . Par exemple, les fourmis légionnaires comme les dorylus chassent en colonie lorsque la vie de la colonie est en jeu, lorsque la disponibilité en nourriture est insuffisante. Ainsi, plus de 20 millions de fourmis peuvent se répandre comme une nappe sous un arbre qu’elles vont prospecter. 630 Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 871. 631 Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 185. 632 Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 120. 633 Chauvin, Rémy, « Prédation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 18, p. 889. 377 Une colonne de fourmis longe le tronc pour progresser vers l’extrémité des branches. Elle déloge ainsi la faune de l’arbre qui tombe sur le sol, le reste de la colonie se chargeant alors de la capturer 634 635 . Les loups et les lions chassent aussi en coopérant, en meute. Les loups adaptent leur stratégie de chasse en fonction de la taille de la proie. Ils se comportent donc différemment si la proie est un bison ou un mouton. Pour ce dernier, les loups divisent et subdivisent le troupeau pour isoler un individu identifié comme faible, l’encerclent et resserrent la ronde avant de le tuer 636 . Le mode de prédation solitaire est également présent chez les mammifères. Le tigre s’attaque seul à des proies sur lesquelles il s’abat rapidement, brise la nuque des petites proies et étouffe les plus grosses en les saisissant par la gorge 637 . Sans devoir multiplier les exemples, il apparaît que les modes collectifs et solitaires de la prédation sont variés et complexes. Sont donc variés et complexes les réponses phénotypiques des proies 638 639 . Si la prédation est à l’avantage immédiat du prédateur sur la proie, elle « bénéficie » indirectement à l’espèce à laquelle appartient la proie en la « poussant » à évoluer, à s’adapter à la « pression » de l’environnement que représente la prédation 640 641 . Au même titre que les prédateurs, les proies développent des stratégies, mais des stratégies visant à les protéger des « menaces » de l’environnement. La prédation en tant que phénomène constant de l’environnement est un facteur de la « sélection naturelle », de l’adaptation des espèces à 634 Chauvin, Rémy, « Prédation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 18, p. 890. 635 Passera Luc, Aron Serge, Les fourmis : comportement, organisation sociale et évolution, NRC Research Press, 2005, p. 128. 636 Chauvin, Rémy, « Prédation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 18, p. 890. 637 Chauvin, Rémy, « Prédation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 18, p. 890. 638 « Animals possess a range of defensive markings to reduce the risk of predation, including warning colours, camouflage, eyespots and mimicry »; Stevens, Martin, « Predator perception and the interrelation between different forms of protective coloration », in Proceedings of the Royal Society, Vol. 274, 2007, pp. 1457-1464. 639 « Mimicry is a biologic phenomenon characterized by the superficial resemblance of two or more organisms that are not closely related taxonomically. This resemblance confers an advantage – such as protection from predation – upon one or both organisms through some form of “information flow” that passes between the organisms and the animate agent of selection »; « Mimicry », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., Vol. 17, 1985, p. 144. 640 Dreux Philippe, Lamotte Maxime, « Ecogénétique », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, Vol. 7, 1993, p. 861. 641 Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 117. 378 leur milieu 642 . Aussi, comme relation interspécifique, la relation de prédation est au principe de la co-évolution des espèces qui, comme relation circulaire, a une influence rétroactive sur le prédateur 643 . Par la prédation, le prédateur détermine donc partiellement les contraintes de l’environnement le conduisant à évoluer lui-même 644 . Ainsi, si le phénomène du mimétisme est une réaction à la pression de sélection du prédateur sur la proie, le prédateur peut également adopter le mimétisme en réponse à l’évolution de la proie 645 . Le mimétisme se présente comme une trace présente de l’influence réciproque prédateur/proie. Diverses, les stratégies adaptatives mimétiques visent généralement à tromper l’opérateur de la pression sélective, le prédateur. La proie se modèle alors corporellement pour ressembler visuellement à un organisme ou un détail de l’environnement présentant un intérêt nutritif limité pour le prédateur ou un danger 646 . Par exemple, des phasmes se sont mimétisés en prenant l’apparence d’une petite branche qui rend leur présence inintéressante pour une insectivore ou, au mieux, indécelable dans l’environnement 647 . Autre exemple : en ressemblant à des guêpes, les syrphes se protègent de leur prédateur connaissant la virulence du venin des guêpes 648 . Derrière les différentes formes du mimétisme, de ce qui l’inspire, il y a l’aposématisme. Omniprésente chez les invertébrés, l’aposématisme est une autre manière de réagir à la prédation et une manière qui s’oppose d’ailleurs diamétralement à la stratégie mimétique du camouflage puisque les caractéristiques adaptatives qui protègent l’organisme contre 642 « Il est classique de distinguer différents effets de la sélection naturelle. Elle peut être stabilisante lorsque un équilibre étant établi entre une population et son environnement, la sélection élimine les individus les moins adaptés à celui-ci. Avant que cet équilibre ne soit atteint, la sélection naturelle modifie progressivement la population jusqu’à ce qu’elle soit ajustée à son environnement : la sélection est alors directionnelle ou novatrice. Lorsque l’espèce est répartie entre des biocénoses isolées, soit par fragmentation d’une biocénose initiale, soit du fait de la colonisation d’autres biocénoses, les différentes populations ainsi formées peuvent subir des sélections directionnelles différentes et diverger peu à peu : globalement, la sélection naturelle est alors diversifiante » ; Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 871. C’est l’auteur qui souligne. 643 Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 117. 644 Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 121. 645 « Mimicry », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., Vol. 17, 1985, p. 144. 646 « Mimicry », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., Vol. 17, 1985, p. 145. 647 Maginnis Tara L., « Leg regeneration stunts wing growth and hinders flight performance in a stick insect (Sipyloidea sipylus) », in Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol. 273, Number 1595, 2006, pp. 1811-1884. 648 Franks Daniel W., Noble Jason, « Batesian mimics influence mimicry ring evolution », in Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol. 271, Number 1535, 2004, pp. 191-196. 379 les prédateurs sont ici particulièrement ostensibles (couleurs vives, odeurs nauséabondes, sons stridents) 649 650 . Les couleurs vives de l’organisme signalent souvent une qualité indigeste, infecte 651 . C’est le cas par exemple de la coccinelle et de la chenille bourrue qui laisse au prédateur un goût détestable dont il se protégera lui-même ensuite en l’évitant 652 . L’odeur est aussi efficace que la couleur. La moufette qui projette un liquide malodorant l’imprime de cette façon dans la mémoire du prédateur 653 . Les couleurs particulièrement voyantes communiquent également une puissance toxique possible qui suscite le recul, la méfiance et parfois la peur. Certaines grenouilles de la famille des dendrobatidae sécrètent sous leur peau une toxique virulente qui se voit à même la peau, en couleurs 654 . Les couleurs des mutillidae expriment également la présence du dard, de la piqûre et donc du venin 655 . Mais l’impératif de l’évolution a conduit certaines espèces à une réponse collective pour se protéger des prédateurs en avertissant les progénitures de l’approche du prédateur et/ou en l’attaquant pour le blesser, et mais parfois en attirant le prédateur du prédateur 656 657 . L’attaque est une solution adaptative courante chez les oiseaux 658 . Par exemple, en vue de préserver leurs progénitures de l’attaque de prédateurs, les mouettes n’hésitent pas à attaquer les intrus, les hommes compris. L’attaque peut être précédée d’un appel spécifique au regroupement qui maximise alors la force de la charge. C’est le cas de la mésange charbonnière qui appelle ses congénères à ordonner leur effort pour repousser les rapaces. Les exemples sont nombreux où l’association intraspécifique apparaît comme le moyen le plus certain pour certaines 649 « Mimicry », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., Vol. 17, 1985, p. 145. 650 Stevens, Martin, « Predator perception and the interrelation between different forms of protective coloration », in Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol. 274, Number 1617, 2007, pp. 1457-1464. 651 Papaj Daniel R., Newsom Ginny M., « A within-species warming function for an aposematic signal », in Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol. 272, Number 1580, 2005, pp. 2519-2523. 652 Speed Michael, Ruxton Graeme, Broom Mark, « Automimicry and the evolution of discrete prey defenses », in Biological Journal of the Linnean Society, Vol. 87, Number 3, 2006, p. 394. 653 « Mimicry », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., Vol. 17, 1985, p. 145. 654 Avise John, Nicholson Trudy, Evolutionary Pathways in Nature, University of Chicago Press, 2006, p. 69. 655 Williams, Hernest, The Nature Handbook, Oxford University Press, 2005, p. 147. 656 Campan, Raymond, Éthologie : Approche systématique du comportement, De Boeck Université, 2002, p. 438. 657 Boyd Robert, Silk Joan, L’aventure humaine : Des molécules à la culture, De Boeck Université, 2003, p. 162. 658 Krause Jens, Ruxton Graeme, Living in groups, Oxford University Press, 2002, p. 23. 380 espèces de se sauvegarder de la prédation 659 . On le voit, au même titre que l’environnement abiotique, l’environnement biotique forme un facteur environnemental déterminant le comportemental. La « pression sélective » du vivant sur le vivant est ainsi productrice de comportements qui cristallisent des adaptations à l’environnement comme environnement biophysique, qui, en ce sens, ont pour signification le rapport du vivant à l’environnement. Au même titre que le milieu physique, le milieu biologique invente des « crises » que le vivant intériorise, régule en comportement. Mais le vivant ne forme un « stress » pour le vivant que parce que le vivant est pour le vivant une dimension de cet environnement qui se transforme perceptiblement à l’automne et qui s’orchestre comme système bio-cosmique. Autrement dit, le vivant agit sur le vivant parce que le vivant est pour l’autre une partie et un moment de l’environnement indissociablement phénoménal et biocosmique. La co-évolution qui s’opère dans l’environnement phénoménal, là où le prédateur et la proie peuvent se reconnaître, interagir, est l’environnement qui détermine les saisons comme le vent détermine le mouvement des feuilles. Or, avec le phénomène de co-évolution interspécifique apparaît la dimension évolutive de l’interaction de l’organisme et de l’environnement comme cycles biogéochimiques et donc, de nouveau, la question de la nature de l’influence de l’environnement sur le comportemental. La mise en perspective évolutive du comportement sera également une mise en perspective du rôle de l’environnement au niveau de l’évolution biologique. L’évolution biologique est un fait présentant la même évidence scientifique que, par exemple, le caractère sphérique de la terre. En termes généraux, l’évolution signifie que les espèces existantes actuellement ont une même origine, un rapport de parenté que la comparaison des alignements de séquence d’ADN entre les espèces a permis d’établir définitivement 660 . Les premiers vivants – certainement des procaryotes – sont apparus il y a 3.8 milliards d’années. Aujourd’hui, deux millions d’espèces, présentant des caractères phénotypiques extrêmement différents, sont connues. L’évolution est le processus qui a progressivement conduit la vie des premières cellules vivantes à la biodiversité actuelle, c’est-à-dire à l’apparition, la transformation et au développement des espèces vivantes au 659 Caro Timothy, Girling Sheila, Antipredator Defenses in Birds and Mammals, University of Chicago Press, 2005, p. 387. 660 Campbell Neil, Reece Jane, Biologie, De Boeck Université, 2006, p. 540. 381 fil des générations 661 662 . L’évolution se caractérise donc par la formation de nouvelles formes de vie, d’espèces qui se différencient au fil du temps. Autrement dit, la biodiversité est le résultat de la différenciation des espèces dans le temps. Globalement, les modalités de l’évolution biologique repose sur des mécanismes qui modifient la fréquence des allèles dans une population ou un pool génétique, modification transmissible d’une génération à l’autre 663 . Les facteurs au principe de la variabilité des gènes dans une population sont la migration, les mutations/dérives génétiques, la recombinaison génétique et la sélection naturelle664 . Plus précisément, la diversité génétique renvoie à une variation des caractères génétiques dans une population, c’est-àdire à l’apparition aléatoire, par mutation ou recombinaison, de traits nouveaux héréditaires qui, si sélectionnés, renouvellent la population. Autrement dit, les différentes variations des caractères, dont l’individu était héréditairement porteur ou non, forment des évolutions possibles qui sont ensuite soumises à une « sélection naturelle » qui retient les caractères favorisant l’adaptation de l’organisme à l’environnement 665 . C’est au fond l’environnement abiotique et biotique qui canalise les potentialités évolutives, qui sélectionne les changements de la fréquence des allèles 666 . En somme, consécutivement aux mutations et recompositions, il y a l’apparition aléatoire de déterminations nouvelles possibles de la vie dont la sélection et, par conséquent, la propagation, ou l’élimination, dépend principalement de la sélection naturelle667 . Aussi, le polymorphisme génétique dépendant de l’action de la sélection naturelle dépend du mécanisme qui, génération 661 Grassé Pierre-Paul, Petit Claudine, « Évolution », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 9, p. 132. 662 Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Biosphère », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 193. 663 Ricklefs Robert et Miller Gary écrivent que « Le but de la théorie évolutive est de déterminer la façon dont les fréquences génotypique changent au cours du temps » ; Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 53. 664 Boyd Robert Thomas, Silk Joan, L’aventure humaine Des molécules à la culture, De Boeck Université, 2003, p. 54. Nous nous intéresserons surtout au rôle combiné de la sélection naturelle et de la recombinaison et de la migration sur les fréquences génétiques. Les rôles des mutations et des dérives génétiques, bien que non négligeables dans la constitution du polymorphisme génétique, n’ont pas besoin d’être explicitées pour notre propos. 665 Grassé Pierre-Paul, Petit Claudine, « Évolution », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 9, p. 138. 666 Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 621. 667 Une autre manière de le dire est de dire : « La sélection ne peut pas produire de changement sans qu’il y ait de la variation dans la population » ; Boyd Robert Thomas, Silk Joan, L’aventure humaine Des molécules à la culture, De Boeck Université, 2003, p. 59. 382 après génération, conserve les variants génétiques présentant un avantage adaptatif pour une population donnée dans un environnement donné 668 669 670 . Avec le temps, l’adaptation de la population s’accentue, sélection cumulative et continue rendant compte de la possibilité de l’émergence, par exemple, de phénomènes complexes comme le mimétisme, l’organe de l’œil et les différents traits phénotypiques qui émerveillent l’esprit. Avec le temps, les mutations retenues se fixent dans le génome de l’espèce à laquelle appartient une population qui constitue proprement l’unité de l’évolution 671 . Avec le temps donc, un caractère extra-ordinaire devient ordinaire, se dissémine au sein même de la population, éventuellement de la population à l’espèce. Or lorsque des populations appartenant à une même espèce sont géographiquement isolées, elles vivent des pressions environnementales différentes, c’est-à-dire un processus de sélection naturelle différent, en sorte qu’elles acquièrent, avec le temps, des caractères biologiques qui les distinguent comme des espèces différentes672 . L’isolement géographique des populations entraîne ainsi la différenciation génétique et donc phénotypique des populations, c’est-à-dire le phénomène de spéciation que la sélection naturelle organise en fonction du principe de l’adaptabilité à l’environnement 673 . Ainsi, l’environnement encadre dans le temps et l’espace l’évolution des êtres vivants, opère une sélection de caractères variants et/ou neutres ayant une valeur adaptative. Le rôle constitutif de l’environnement à l’égard de l’évolution nous apparaîtra plus encore en examinant plus en détail l’interdépendance sélection/adaptation. « L’évolution des fréquences génétiques au sein d’une population, la meilleure adaptation des génotypes et des populations aux conditions du milieu sont autant de preuves immédiatement perceptibles de l’action permanente de la sélection naturelle. 668 Génermont, Jean, « Variation (biologique), dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 23, p. 338. 669 Lamotte Maxime, L’Héritier Philippe, « Populations (génétique des) », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 18, p. 729. 670 Bocquet, Charles, « Adaptation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 1, p. 253 671 Bocquet, Charles, « Spéciation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 21, p. 410. 672 Bocquet, Charles, « Spéciation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 21, p. 408. 673 Boyd Robert Thomas, Silk Joan, L’aventure humaine Des molécules à la culture, De Boeck Université, 2003, p. 96. 383 L’une des fonctions de celle-ci consiste dans l’élimination d’un excès de variabilité qui aurait fait du monde vivant, si la sélection n’avait pas joué, un véritable chaos. En continuant à chaque génération d’éliminer certains gènes et d’en promouvoir d’autres, elle assure une sorte de normalisation des populations et des espèces, dans la mesure où les conditions de l’environnement ne subissent pas d’altérations trop marquées » 674 . Il est essentiel de souligner que l’intervention de la sélection naturelle s’opère en rapport à une variabilité relative à une population, c’est-à-dire en rapport à une différence relative qui aurait pu être autre ou ne pas être 675 . Aussi, ce ne sont pas seulement les populations qui évoluent, ce sont indistinctement les termes qui président au processus de sélection 676 . C’est pourquoi la « normalisation » n’a pas de sens absolu, évolue comme telle et diffère pour une même espèce vivant dans des environnements différents. Nous reviendrons plus loin sur ce point. On le sait, les modifications du génome par recombinaison, mutation et dérive s’effectuent de manière aléatoire. En revanche, le processus de sélection est un processus « mécanique » en ce qu’il conserve systématiquement les traits héréditaires qui favorisent la survie et la reproduction 677 , leurs porteurs ayant de ce fait plus de descendants. Autrement dit, les êtres vivants qui présentent dans un environnement donné un avantage sélectif, c’est-à-dire un caractère phénotypique qui les rend plus apte que les autres à survivre et à se reproduire, engendrent une plus grande descendance que les autres 678 . L’avantage ainsi transmis à la génération suivante se propage d’une génération 674 Charles, Bocquet, « Adaptation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 1, p. 252. 675 Charles, Bocquet, « Adaptation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 1, p. 253. 676 L’introduction de la perche du Nil dans le lac Victoria illustre parfaitement et dramatiquement la variabilité des règles de la sélection naturelle ici déterminée par l’homme. Cf. Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 16-18. 677 « Il est évident que si la sélection, au cours de toute spéciation, est novatrice, le choix qu’elle exerce ne s’effectue que sur des combinaisons génétiques présentes dans les populations qui évoluent. Les Lépidoptères du genre Kallyma possèdent des ailes dont la face inférieure, de même couleur que les feuilles d’automne, montre une ligne sombre joignant l’apex de l’aile antérieure à la queue de l’aile postérieure, mimant une nervure principale prolongée par une pétiole foliaire ; des reflets ou des taches rappellent même, chez certains individus, des nervures secondaires ou des altérations mycologiques. Cette adaptation de camouflage est sans aucun doute le résultat d’une action sélective ; mais encore fallait-il que l’arsenal génétique des pré-Kallyma, au hasard des mutations, permît la réalisation d’un tel phénotype à « pseudonervures », que la sélection a seul maintenu, parce qu’il était plus favorable à l’espèce, entre beaucoup d’autres phénotypes possibles » ; Bocquet, Charles, « Adaptation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 1, p. 253. 678 Boyd Robert Thomas, Silk Joan, L’aventure humaine Des molécules à la culture, De Boeck Université, 2003, p. 7. 384 à l’autre de manière exponentielle à l’ensemble de la population alors même que les êtres vivants dont la mutation présente un désavantage ne se reproduisent pas ou peu, mutation qui meurt alors avec les porteurs eux-mêmes ou après quelques générations successives. La « fonction » de la sélection naturelle est au fond de permettre la transmission de gènes permettant à la vie de se diversifier, de s’adapter, bref, de se continuer. Nous verrons cependant que le point de vue fonctionnel de la vie n’est pas autosuffisant. L’adaptation est une adaptation à l’environnement abiotique et biotique, celui-là même qui dirige le sens de la sélection naturelle 679 680 . La sélection naturelle est de ce fait le processus d’adaptation à l’environnement, elle produit des adaptations. L’adaptation correspond donc à un résultat, émerge du mécanisme de la discrimination des potentialités génétiques par l’opération de la sélection naturelle, c’est-à-dire par l’environnement comme tel 681 . Autrement dit, puisque l’environnement est l’agent de la sélection naturel, il « sélectionne » les mutations qui lui sont les plus adaptées. Pour être plus précis, l’environnement sélectionne par élimination les variations qui lui sont les moins adaptées, élimine les possibilités mutantes les moins aptes à permettre la survie et la reproduction de l’individu. Ce n’est donc pas tant le plus adapté qui est « sélectionné », c’est le moins adapté qui est « éliminé ». Edgar Morin écrit : « (…) nos ancêtres hominiens, australanthropes, homo habilis, homo erectus, homo neanderthalensis n’ont nullement été éliminés par une insuffisante adaptativité : ces espèces ont duré, les unes des millions d’années, les autres des centaines de milliers d’années, toutes beaucoup plus que jusqu’à présent homo sapiens. C’est l’arrivée d’une espèce hominienne nouvelle, supérieure en pensée, en stratégie et praxis, à la fois concurrente et chasseresse à l’égard des espèces cousines ou souches, qui a entraîné l’élimination de ces espèces, jusqu’alors en tête du hit parade de l’adaptabilité. Aussi 679 « La force et la direction de la sélection dépendent de l’environnement » ; Boyd Robert Thomas, Silk Joan, L’aventure humaine Des molécules à la culture, De Boeck Université, 2003, p. 59. 680 Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 625. 681 « L’action sélective des facteurs du milieu qui, dans certains cas favorables à l’observation, peut être déjà mise en évidence à l’échelle d’une seule génération se manifeste évidemment avec infiniment plus d’ampleur lorsqu’elle a pu s’accumuler au cours des générations successives. On peut même dire que toutes les espèces sont la résultante obligatoire de cette influence du milieu sur le patrimoine héréditaire de l’espèce. La survie même des populations, qui est la manifestation de leur adaptation, ne fait que traduire la réponse génétique qu’elles ont su donner aux conditions ou, pour reprendre l’expression de T. Dobzhansky, au défi du milieu » ; Dreux Philippe, Lamotte Maxime, « Écogénétique », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 858. 385 faut-il élargir encore un peu plus la notion d’adaptation et dire qu’il ne suffit pas d’être adapté, adaptatif, adaptateur, il faut aussi être adapté à la concurrence et à la compétition » 682 . Il n’y a pas de sélection positive, mais négative, par négation de l’environnement comme ensemble biophysique. C’est seulement relativement à la venue de l’homo sapiens que l’homo neanderthalensis apparaît moins adapté. C’est donc seulement un changement de l’environnement qui change les critères de l’adaptabilité, qui entraîne une « sélection » par élimination. L’environnement ne peut d’ailleurs procéder que par élimination puisqu’il évolue constamment. Il n’y a pas une adaptation en soi, le sens de l’adaptation évolue avec l’évolution de l’environnement. Un avantage sélectif, et donc adaptatif, est seulement relatif à un environnement donné à un moment donné. De toute évidence, les pressions sélectives de l’environnement change en fonction de l’environnement comme écosystème, change en fonction du temps. Aussi, les adaptations varient comme varient l’environnement 683 . Il y a, par exemple, l’ours brun et il y a l’ours polaire, blanc. Il y a aujourd’hui, par exemple, l’ours brun et l’ours polaire et il y avait l’ours des cavernes qui a disparu en raison des « altérations trop marquées » de son environnement. D’autre part, l’environnement présentant des constances, des espèces peuvent présenter des « solutions adaptatives » homologues 684 . L’exemple le plus étonnant de convergence évolutive est peut-être celui de l’organe de l’œil qui structurellement, chez les vertébrés et les céphalopodes, est similaire 685 . De plus, pour un même milieu écologique, une même 682 Morin, Edgar, La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1985, p. 49. « La survie d’une population dépend à la fois des stratégies des individus qui la composent et de la façon dont ils sont renouvelés: l’ensemble de ces moyens constitue la stratégie démographique de la population. Vis-à-vis d’une population, un changement de l’environnement se traduit par un nouveau contexte sélectif : il y a sélection d’individus en partie différents de ceux que retenait le contexte sélectif antérieur, à condition évidemment que ces nouveaux individus soient produits par la population. La capacité de celle-ci à réaliser un brassage génique important et rapide joue donc un rôle essentiel : elle est d’autant plus grande que l’espèce se reproduit plus souvent et en plus grand nombre. Il s’agit donc d’une caractéristique de la population, système autoproducteur, qui, avec les moyens propres aux individus, concourt à la survie de l’espèce » ; Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 870. C’est l’auteur qui souligne. 684 Dreux Philippe, Lamotte Maxime, « Écogénétique », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 859. 685 Boyd Robert Thomas, Silk Joan, L’aventure humaine Des molécules à la culture, De Boeck Université, 2003, p. 18. 683 386 réponse adaptative est possible indépendamment du temps 686 . Par exemple, la forme profilée permettant de se mouvoir rapidement dans un milieu aquatique a évolué identiquement au moins trois fois de manière indépendante : d’abord chez les stenopterygius et les reptiles de la période mésozoïque, ensuite chez le thon, lequel est un poisson et, enfin, chez le dauphin qui est un mammifère 687 . Les mêmes contraintes environnementales conduisent donc bien, pour un même problème, ici la possibilité même de se mouvoir rapidement dans l’eau, à des solutions identiques. Les pressions de sélection de l’environnement renvoient aux dimensions de l’environnement lui-même. L’environnement, pour le vivant, exerce donc des pressions intraspécifiques (sélection sexuelle, compétition pour l’accès aux ressources notamment nutritives, etc.), des pressions interspécifiques (prédation, parasitisme, etc.) et des pressions abiotiques (compositions physico-chimiques, conditions climatiques, etc.). Ces pressions influencent le sens de la sélection et donc le sens de l’adaptation, et déterminent favorablement, dans une niche écologique déterminée ou une autre, hier ou aujourd’hui, la capacité de (sur)vivre et de se reproduire. La pression de sélection se manifeste notamment comme une tendance dans l’évolution d’une ou plusieurs espèces, évolution qui semble alors prendre une direction particulière (nous avons déjà discuté du cas de la co-évolution). L’évolution est particulièrement manifeste et relativement rapide lorsque des individus colonisent un nouvel environnement offrant des niches inexploitées, lequel imprime une sélection dans une direction qui lui correspond, qui les adapte et aussi auquel ils s’adaptent rapidement si le génome de la population comprend déjà les allèles qui correspondent aux caractères « sélectionnés »688 . L’activité de l’homme donne un exemple de l’évolution génétique de certains insectes due à l’usage de pesticides, évolution les rendant de plus en plus résistants, c’est-à-