Bergson et Merleau-Ponty. La perception et le corps percevant

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UNIVERSITÉ PARIS IV SORBONNE
École Doctorale V : Concepts et Langages
EA : 3252 : Métaphysique, histoires, transformations, actualité
Thèse
Pour obtenir le grade de
Docteur de l’Université Paris Sorbonne (Paris IV)
En philosophie
Présentée et soutenue publiquement par Jean-Michel Blanchet
Vendredi 26 Juin 2009
Bergson et Merleau-Ponty. La perception et le corps
percevant. Étude pour une philosophie du corps.
Directeur de thèse :
Monsieur Jean-François Courtine
Professeur à l’université Paris Sorbonne (Paris IV)
Membres du jury :
Monsieur Renaud Barbaras, Professeur à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris I)
Monsieur Frédéric Worms, Professeur à l’université Charles de Gaulle (Lille III)
2
To Martine…
3
Remerciements
Je veux exprimer, en premier lieu, toute ma gratitude à Monsieur Jean-François
Courtine qui, en acceptant de diriger mon projet doctoral, me donna la chance de mieux
comprendre certains développements de la pensée philosophique et, finalement, de mieux
me comprendre. Je souhaite également le remercier pour le soutien, toujours efficace et
perspicace, dont il a pu me témoigner au cours de l’élaboration de mon travail.
Je souhaite remercier spécialement les membres du Jury, Monsieur Renaud
Barbaras et Monsieur Frédéric Worms, qui furent, à travers leurs travaux respectifs, des
interlocuteurs essentiels à la structuration de mon travail et qui pour moi, ayant accepté
de se constituer comme les membres du Jury, rendent particulièrement réjouissants les
derniers moments de ce long parcourt doctoral.
Je souhaite également remercier ma mère, mon père et ma sœur qui, pendant ces
années doctorales, m’ont constamment soutenu. Ils furent là pour moi. J’espère seulement
que je fus de la même manière présent pour eux.
Enfin, je veux remercier l’ensemble des relecteurs de ma thèse qui, de manière
significative, ont contribué à son intelligibilité. Merci donc à Alain, à Anaïse, à Christian,
à Christophe, à Florence, à Frédérique, à Hermès, à Isabella, à Julien, à Marie-Anne, à
Pierre et papa.
4
Table des matières
Remerciements
3
Introduction
5
A) Le corps au monde comme corps du monde.
A.1) La question du corps propre en question :
A.1.1) L’expérience du corps propre et ses formulations.
A.1.1.1) Le corps au monde comme principe du monde
A.1.1.2) Dualité et dualisme
A.1.1.3) Touchant et touché
A.1.2) L’expérience du corps propre, expérience d’un paradoxe.
A.1.2.1) Le paradoxe du corps propre
A.1.2.2) De la partie au Tout et du Tout à la partie
A.1.3) L’intra-mondanéité du percevant.
A.1.3.1) Présentation et re-présentation
A.1.3.2) Première caractérisation du relationnel
A.2) La structure de la phénoménalité: apparaître e(s)t co-apparaître.
A.2.1) Considérations méthodologiques
A.2.2) La relation figure/fond comme condition de tout apparaître
A.2.3) La structure de la phénoménalité.
A.2.3.1) Le mode d’apparaître du Tout comme Totalité
A.2.3.2) La centration structurelle de la phénoménalité
A.2.3.3) Perception et incomplétude
20
42
67
106
119
135
192
204
230
255
281
310
B) Le corps du monde comme corps au monde.
B.1) Se comporter
B.2) Deuxième caractérisation du relationnel
352
482
Conclusion
496
Bibliographie
517
5
Introduction
Ce travail tente de reprendre l’effort, pour ainsi dire inaugural de la philosophie,
de saisir le sens d’être du rapport à ce qui est, à l’Être. Il reprend l’effort philosophique
de rendre compte de l’expérience (perceptive), du fait même « que « quelque chose » est
là » 1 , en prenant pour seule perspective l’expérience elle-même. Autant dire que ce
travail s’inscrit dans la perspective de la phénoménologie qui, comme les grandes
orientations de la philosophie, provient précisément de l’effort de rendre intelligible ce
qui, à l’expérience, est l’évidence même, à savoir l’expérience elle-même. L’expérience
se présente comme une évidence et, pourtant, la philosophie apparaît devant le fait
irréductible de l’expérience comme devant un problème. L’irréductibilité de l’expérience
renvoyant l’apparition même du monde à un sujet inhérent à l’apparition du monde pose
problème à la philosophie qui, donnant à l’effort de déterminer l’expérience pour ellemême des directions doctrinales différentes, même lorsque la philosophie est
phénoménologie, fait dépendre, à un moment ou à un autre, l’irréductibilité dont se
structure l’expérience sur un sujet positif, c’est-à-dire sur un sujet de l’irréductibilité ellemême. Autrement dit, la dualité intérieure de l’expérience (perceptive) qui se manifeste à
même l’expérience est ultimement soumise au partage abstrait du dualisme. Ce constat de
l’impasse dans laquelle se situe la philosophie, même lorsqu’elle se développe consciente
de l’inadéquation de l’interprétation de l’expérience à partir de son dédoublement, motive
ce travail qui, adoptant le principe phénoménologique du « retour à l’expérience même »,
reprend l’effort de penser l’expérience à partir de l’expérience, c’est-à-dire à partir de et
selon l’irréductibilité même de l’expérience.
L’expérience que la philosophie ne parvient pas à proprement penser, la pensant à
partir de l’expérience de soi du sujet de l’expérience, est l’expérience comme ouverture à
« quelque chose », à l’ouverture même du monde. Lui apparaît impensable sans le réduire
à une signification transcendantale l’ « il y a » de l’expérience perceptive, c’est-à-dire le
plan de la phénoménalité lui-même au sein duquel nous nous trouvons toujours déjà
situés. L’expérience comme expérience du donné originaire de l’expérience elle-même,
de l’extériorité irréductible du monde dont s’ouvre l’expérience perceptive ne se trouve
être déterminable pour la philosophie subjectiviste que relativement à un être
1
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 210.
6
conjoignant, en lui-même, les termes intérieurs de l’expérience, faisant ainsi du rapport à
soi du sujet de l’expérience le rapport irréductible de l’expérience. La philosophie
apparaît incapable en somme de penser la phénoménalité selon son autonomie propre,
incapacité qui se traduit symptomatiquement au niveau même de la formulation de la
problématique du corps propre qui s’opère au nom du sujet de l’expérience, et non au
mon de l’expérience comme telle, de telle sorte que la philosophie se condamne à penser
l’expérience contradictoirement au moment où elle fait de l’expérience comme rapport
l’objet de son étonnement. En d’autres mots, l’autonomie de l’expérience qui s’atteste de
l’appartenance phénoménale du sujet de l’expérience à l’expérience elle-même est
comme déplacée vers un sujet qui, à lui-même de l’immanence de son rapport à luimême, détermine, depuis la découverte du Cogito, le sens même de l’autonomie. C’est
précisément ce déplacement de l’expérience vers le sujet dont elle se structure qui,
exprimant au fond le présupposé de l’autonomie d’être du sujet de l’expérience, ressort
de la formulation même de Husserl du problème que représente l’expérience ou, plus
précisément, le rapport dont l’expérience est le rapport. Il écrit ainsi que « d’un côté la
conscience doit être l’absolu au sein duquel se constitue tout être transcendant et donc
finalement le monde psycho-physique dans sa totalité ; et d’autre part la conscience doit
être un évènement réel et subordonné à l’intérieur de ce monde » 2 . On le voit,
l’articulation interne de l’expérience est reprise par Husserl selon le même terme, la
« conscience ». Au fond, la « conscience » est elle-même le rapport de l’expérience, ce
qui est contradictoire. Chez Merleau-Ponty, le corps, comme touchant et touché ou, plus
exactement, comme ne pouvant à la fois être touchant et touché, est le sujet de
l’expérience. Ainsi, sujet de l’expérience comme ne pouvant être à la fois sujet et objet, le
corps est à la fois sujet et objet, ce qui est contradictoire. Notons que la contradiction
n’est finalement pas relative à l’expérience mais bien à la détermination du sens d’être du
sujet de l’expérience. Or, on ne peut être que frappé par le fait que Bergson, qui d’un
côté, entend supprimer « les difficultés théoriques que le dualisme a toujours
soulevées » 3 reprend cependant l’effort de penser le rapport de l’expérience en assumant,
2
Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Paris,
Col. tel, 1985, p. 178.
3
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161.
7
de l’autre, « la réalité de l’esprit et la réalité de la matière » 4 , propose, dans le premier
chapitre de Matière et mémoire, une description de l’expérience fidèle à l’expérience.
Alors que pour Bergson le problème de l’expérience se pose comme « le problème de la
relation de l’esprit au corps » 5 , se situant ainsi dans une démarche philosophique que la
phénoménologie reconnaît, à juste titre, comme « naïve », Bergson parvient à une
formulation du problème de l’expérience (du corps propre) qui répond à l’ambition de la
phénoménologie de prendre l’expérience pour seule référence de la détermination du sens
de l’expérience, ambition à laquelle, selon nous, la phénoménologie n’a pu elle-même
satisfaire, même lorsque Merleau-Ponty écrit dans Le visible et l’invisible que « Le parti
pris de s’en tenir à l’expérience de ce qui est, au sens originaire ou fondamental ou
inaugural, ne suppose rien d’autre qu’une rencontre entre « nous » et « ce qui est », – ces
mots étant pris comme de simples indices d’un sens à préciser » 6 . Autant dire que ce qui
reste « à préciser » prend appui sur une opposition implicite « entre « nous » et « ce qui
est » ». De manière significative, Merleau-Ponty écrit plus loin : « Nous interrogeons
notre expérience, précisément pour savoir comment elle nous ouvre à ce qui n’est pas
nous » 7 . L’expérience est ainsi prise dans une tension antinomique entre « nous » et « ce
qui n’est pas nous », c’est-à-dire que le rapport de l’expérience est décrit à partir de
termes qui ne témoignent pas, en eux-mêmes, du rapport dont l’expérience perceptive est
l’expérience. Tandis que le rapport de l’expérience est l’objet même de la description de
Merleau-Ponty, les termes constituant le rapport n’ont, sur le plan de la description, rien
de commun, rien en rapport. De même, en écrivant que « Notre première vérité, – celle
qui ne préjuge de rien et ne peut être contestée –, sera qu’il y a présence, que « quelque
chose » est là et que « quelqu’un » est là » 8 , Merleau-Ponty adopte alors pour point de
départ de la définition de l’expérience comme rapport une différence d’être qui, sans être
nommée comme telle, transparaît de l’usage même de termes, « quelque chose » et
« quelqu’un », qui, ne faisant pas référence l’un à l’autre de la manière même dont ils se
distinguent, témoignent d’un partage ontologique implicite de l’expérience dont, comme
4
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 163.
6
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Édition Gallimard, Col. tel, 2001, p. 209.
7
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Édition Gallimard, Col. tel, 2001, p. 209.
8
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Édition Gallimard, Col. tel, 2001, p. 210.
5
8
le dit Merleau-Ponty lui-même, « on ne revient pas ». En ce sens, la « première vérité »
merleau-pontienne préjuge déjà du sens d’être de l’expérience, contient, comme cachée,
la contradiction qui se reportera sur la définition du sujet de l’expérience. Soulignons le
fait que dire seulement « qu’il y a présence » pour décrire l’expérience elle-même, c’est
rendre compte de l’irréductibilité de l’expérience mais c’est la décrire qu’à moitié car
l’irréductibilité de l’expérience est l’irréductibilité du rapport de l’expérience, du rapport
constitutif qui la rapporte à elle-même. Or, c’est précisément l’irréductibilité de
l’expérience que Bergson, dans le cadre de « l’hypothèse de la perception pure », parvient
à formuler, formulant ainsi le rapport de l’expérience elle-même comme expérience de
« quelque chose ». En phrasant au plus près l’expérience perceptive de l’expérience,
Bergson en vient à formuler un paradoxe, non une contradiction. Bergson écrit :
« Voici un système d’images que j’appelle ma perception de l’univers, et qui se
bouleverse de fond en comble pour des variations légères d’une certaine image
privilégiée, mon corps. Cette image occupe le centre ; sur elle se règlent toutes les autres ;
à chacun de ses mouvements tout change, comme si l’on avait tourné un kaléidoscope.
Voici d’autre part les mêmes images, mais rapportées chacune à elle-même ; influant sans
doute les unes sur les autres, mais de manière que l’effet reste toujours proportionné à la
cause : c’est ce que j’appelle l’univers. Comment expliquer que ces deux systèmes
coexistent, et que les mêmes images soient relativement invariables dans l’univers,
infiniment variables dans la perception ? Le problème pendant entre le réalisme et
l’idéalisme, peut-être même entre le matérialisme et le spiritualisme, se pose donc, selon
nous, dans les termes suivants : D’où vient que les mêmes images peuvent entrer à la fois
dans deux systèmes différents, l’un où chaque image varie pour elle-même et dans la
mesure bien définie où elle subit l’action réelle des images environnantes, l’autre où
toutes varient pour une seule, et dans la mesure variable où elles réfléchissent l’action
possible de cette image privilégiée ? » 9 .
Sans porter notre attention, dans l’immédiat, sur les conséquences majeures de la vision
réaliste que Bergson se fait du monde, sur la manière même dont il appréhende, comme
par après l’hypothèse des images, le sujet de la perception 10 , notons l’essentiel, à savoir
9
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176.
Cf. chapitre A.1.3.1) Présentation et re-présentation.
10
9
que, posant le problème de l’expérience à partir des « images » et seulement des
« images », en ne présupposant donc pas du sens d’être du sujet de l’expérience, le
mettant comme entre parenthèse, Bergson explicite alors le rapport situant le sujet de
l’expérience du côté de l’expérience comme le rapport entre une « image » et
« l’ensemble des images », c’est-à-dire comme le rapport paradoxal de la partie et de la
Totalité dont elle est une partie. L’expérience n’est pas le rapport de « quelqu’un » et de
« quelque chose » mais le rapport entre les « images » elles-mêmes. Le sujet est ainsi le
sujet de l’expérience de « l’ensemble des images » comme « image ». Aussi, le rapport
que Bergson formule en suivant la ligne de partage de la phénoménalité elle-même est
l’autoréférence du rapport entre les « images ». Le problème de l’expérience est, en
prenant les « images » pour la « première vérité », celui du rapport autoréférentiel de
l’expérience à elle-même. Ainsi, traduisant le rapport de co-apparition dont l’expérience
est l’expérience à partir des seules « images », Bergson déplace la problématique de
l’expérience du sujet de l’expérience à l’expérience comme telle et, de ce fait, au lieu de
formuler une contradiction formule le paradoxe de l’autoréférence. Il y a dans
l’alternative bergsonienne de la formulation de la problématique de l’expérience (du
corps propre), dans le paradoxe même une vérité qui se formule du respect de l’être de
l’expérience (perceptive) que ce travail s’efforce de conduire, pour paraphraser Husserl,
« à l’expression de son sens propre ». La vérité de la « voie » bergsonienne est la
suspension de la référence à un sujet extérieur à l’ordre de l’expérience elle-même. Le
sujet, chez Bergson, est une « image » parmi les « images », sujet de l’appartenance à
« l’ensemble des images ». Bergson s’installe d’emblée dans le rapport irréductible de
l’expérience comme rapport de co-apparition du sujet et de ce dont il est le sujet sans
présumer du sens d’être du sujet de « l’ensemble des images » puisqu’il est lui-même une
« image ». Bergson soulève ainsi le paradoxe de l’expérience, lequel, contrairement à la
contradiction qui est impensable, est l’indice de quelque chose à penser, ici, l’autonomie
autoréférentielle de la phénoménalité.
La formulation du paradoxe du rapport de l’expérience, se constituant, pour ainsi
dire, à même l’expérience (perceptive), n’est pas sans conséquence sur la manière de
déterminer le sens d’être du rapport de l’expérience puisque le paradoxe, renvoyant le
sujet de l’expérience à un moment de l’expérience elle-même, impose, en quelque sorte,
10
de se maintenir au niveau même du rapport pour en rendre compte, de tenir l’expérience
du rapport de l’expérience comme la seule mesure possible de la détermination du sens
de l’expérience. Dès que la philosophie se libère de la référence à une intériorité positive
pour juger du sens du rapport de l’expérience, dès qu’elle fait état de l’intramondanéité
du sujet, c’est-à-dire de l’appartenance ontologique du sujet à ce dont il est le sujet, le
problème de l’expérience lui apparaît alors être celui de l’autoréférence de l’expérience à
elle-même et, de ce fait même, le seul critère de la définition du sens d’être des termes de
l’irréductibilité de l’expérience est l’irréductibilité de l’expérience (perceptive). C’est la
raison pour laquelle définir le sens d’être du sujet de l’expérience revient à définir ce qui
du sujet, c’est-à-dire du corps puisque le sujet est un apparaissant, une « image » parmi
les « images », le détermine comme sujet et détermine l’expérience (perceptive) comme
rapport. La problématisation de l’expérience à partir de l’expérience (perceptive) impose
donc de rendre compte à partir du même déterminant le sens d’être du sujet et ce qui est
constitutif de l’expérience comme rapport à « l’ensemble des images », de ressaisir le
sens d’être du sujet du rapport de l’expérience conformément à l’expérience (perceptive)
du rapport de l’expérience. C’est à l’expérience (perceptive) de l’expérience que Bergson
se conforme lorsqu’il tient le mouvement pour la spécificité d’être du sujet percevant et
« l’ensemble des images » pour le champ dont le sujet de l’expérience est le sujet. Ainsi,
ne prenant que les « apparences » pour spécifier le rapport dont elles sont l’attestation,
Bergson situe de manière cohérente au centre de « l’ensemble des images » une « image
privilégiée », c’est-à-dire, pour Bergson, une « image » capable de se mouvoir. Il n’est
pas surprenant, au sens où cela se présente comme une conséquence de la ferme décision
de s’en remettre à la phénoménalité elle-même, qu’il renvoie le sujet moteur, comme
« image », à la totalité de « l’ensemble des images », c’est-à-dire à la transcendance des
« images ». Bergson ne fait qu’accorder sa description de l’expérience au donné de
l’expérience en constatant que le mouvement corporel est le sens d’être du sujet de
l’expérience comme « image » et que « l’ensemble des images » est ce dont elle est le
sujet. La corrélation que reporte Bergson en soulignant l’impact du mouvement moteur
de « mon corps » sur le « système d’images que j’appelle ma perception de l’univers » est
proprement le donné phénoménologique de l’expérience. Aussi, le corollaire du point de
départ de Bergson, la co-apparition structurant la phénoménalité qu’il exprime en termes
11
d’ « images », est, pour peu que l’on se garde de sortir de l’ordre même de la coapparition, de se donner la possibilité de définir le sens d’être des termes en et par
lesquels l’expérience (perceptive) est fondamentalement l’expérience de « quelque
chose » à partir de l’expérience elle-même, c’est-à-dire à partir d’elle-même. La « voie »
que Bergson entrouvre pour rendre compte du sens du rapport de l’expérience, c’est-àdire la résolution de rejoindre le sens de l’expérience à partir de et selon la co-apparition
dont l’expérience est l’expérience est précisément la « voie » que nous empruntons pour
revenir à la vérité indépassable de l’expérience et, en premier lieu, pour accomplir
pleinement l’épochè bergsonienne qui, dans la perspective de l’entreprise philosophique
de Matière et mémoire, n’a pour finalité que l’introduction du sujet comme « mémoire »,
réintroduisant ainsi au sein même de l’expérience une réalité extérieure à l’expérience
que la donation des « images » avait eu pour vertu de neutraliser. Aussi, reprendre, en
vue de réaliser pleinement l’épochè bergsonienne, la « voie » bergsonienne avant qu’elle
ne commande une démarche contradictoire signifie tenir compte de l’autonomie des
« images », c’est-à-dire de l’impossibilité de transcender pour le sujet de l’expérience le
rapport à « l’ensemble des images » dont il est, comme « image », un terme intérieur.
Comme « image », le sujet de l’expérience ne peut totaliser de la manière même dont il
est le sujet de « l’ensemble des images » le rapport à « l’ensemble des images ». Dès lors,
dans la mesure où l’expérience (perceptive) est totalisante, n’ouvre que sur elle-même, le
retour au sens de l’expérience ne peut être ni un retour à un sujet de l’irréductibilité du
rapport de l’expérience ni même un retour au perçu entendu comme ensemble de choses.
Aussi, le retour à l’expérience est le retour à l’irréductibilité dont l’expérience perceptive
est l’expérience, à l’irréductibilité dont se structure l’expérience elle-même. Pour le dire
autrement, achever l’épochè, faire abstraction de l’expérience de soi à laquelle est
généralement réduite l’irréductibilité de la dualité de l’expérience sans mettre entre
parenthèse l’expérience elle-même, implique de remonter de l’irréductibilité de la
phénoménalité à la condition de l’irréductibilité, c’est-à-dire à la structure conditionnant
tout apparaître : le rapport irréductible figure/fond. Si, en effet, comme le souligne en des
termes neufs Renaud Barbaras, le « but de l’épochè est d’enrayer cette captation par
l’apparition, qui conduit toujours à la reconstituer à partir de l’étant apparaissant, pour
mettre au jour la dimension propre de la phénoménalité, de l’apparaître en son
12
autonomie » 11 , conduire l’épochè à son terme revient alors à dégager le rapport dont
dépend l’apparaître de quelque chose, à savoir le rapport de la figure et du fond dont elle
est la figure. Apparaître, c’est nécessairement apparaître sur fond de ce qui, comme fond,
ne peut apparaître comme une figure. Dire qu’il n’y a d’apparaître que sur fond du fond
revient à dire que l’irréductibilité de la phénoménalité est la phénoménalité elle-même
comme rapport figure/fond. L’épochè comme retour à la vérité de l’expérience
(perceptive) est ainsi le retour au rapport dont l’apparaître se structure, à la co-apparition
de la figure et du fond. Ainsi, la co-apparition du sujet de l’expérience à ce dont il est le
sujet perceptivement, « l’ensemble des images », neutralise la subjectivisation du rapport
de l’expérience (perceptive) et cautionne le retour sur place à la co-apparition figure/fond
comme condition de la phénoménalité. L’autonomie que l’épochè met en valeur est la coapparition figure/fond, c’est-à-dire le rapport de co-dépendance entre la figure et le fond,
entre la figure et ce qui ne peut apparaître comme une figure, c’est-à-dire ce qui demeure
fond de toute figure.
Montrant d’abord que les formulations de la problématique de l’expérience (du
corps propre) sont contradictoires parce qu’elles ne l’abordent pas à partir de l’expérience
qu’elle est, c’est-à-dire une expérience perceptive, laquelle, situant le sujet du rapport de
perception du côté du rapport dont il est le sujet, appelle une redéfinition de la manière
dont la philosophie approche la dualité dont l’expérience (perceptive) se manifeste, puis,
analysant le sens du rapport paradoxal qui s’exprime à la formulation de la problématique
de l’expérience (du corps propre) lorsqu’elle se moule sur l’expérience (perceptive) ellemême, la première section de la première partie (A.1) de ce travail, à la suite de l’examen
de la structure autoréférentielle de l’expérience, tirant les conséquences de l’autonomie
du champ de l’apparaître, c’est-à-dire de l’extériorité radicale des « images », en conclut
que l’autonomie de la phénoménalité pose deux problèmes interdépendants, celui du sens
de l’auto-structuration de la Totalité des « images » comme rapport et celui du sens de
l’autonomie du sujet de la Totalité des « images ». Autrement dit, penser le rapport dont
l’expérience est l’expérience revient à penser deux autonomies interdépendantes :
l’autonomie structurelle de la phénoménalité qui ne se structure comme autonomie que de
l’autonomie d’être du sujet de la phénoménalité qui ne se structure elle-même que de
11
Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 46.
13
l’autonomie structurelle de la phénoménalité, l’une et l’autre se structurant dans un
rapport circulaire que nous dénommons, dans la Première caractérisation du relationnel,
« rapport pronominal », lequel signifie que le sujet de l’expérience, le percevant, en tant
que corps, est soumis aux contraintes structurelles qu’il conditionne lui-même, que le
percevant et le perçu se co-définissent, que le sujet est un moment de la structuration dont
il est le sujet. Aussi, le paradoxe de la problématique de l’expérience (perceptive) traduit
l’autonomie du rapport dont le percevant est une dimension, l’appartenance du sujet au
monde, au monde dont il est le sujet, traduit ainsi un rapport de co-dépendance d’être et
de sens. Mais le cheminement de la première section de la première partie (A.1), passant
notamment par la mise en évidence du refoulé cartésien de l’expérience et le constat de la
soumission, de part en part, de la philosophie de Merleau-Ponty à la « philosophie de la
conscience », n’a finalement pour ambition que de conduire au sens de l’épochè comme
retour au rapport figure/fond, au rapport dont se structure la phénoménalité et à partir
duquel le sens des termes dont l’expérience est l’expérience pourront être proprement
pensés. Autrement dit, le « résidu » de l’épochè, le rapport figure/fond, nous situant dans
l’interdépendance du rapport de co-apparition lui-même, constitue le rapport irréductible
à partir duquel la détermination du sens du rapport lui-même trouvera un fondement,
c’est-à-dire un point de départ et l’assurance de se maintenir au niveau même des
phénomènes. C’est donc à partir du rapport figure/fond lui-même que nous entreprenons,
dans la seconde section de la première partie (A.2), de définir d’abord le sens d’être du
fond, de « l’ensemble des images », puis de la figure, le corps percevant co-apparaissant
lui-même, « image » parmi les « images », comme une figure et, enfin, celui du rapport
figure/fond selon son effectivité propre tel qu’il se manifeste à l’expérience (perceptive).
Concernant le sens d’être du fond : une opération relativement simple qui consiste
à substituer une figure par son fond, faisant du fond une figure, puis à substituer de
nouveau la figure qui fut antérieurement un fond par son fond, fait apparaître ultimement,
lorsque le processus de substitution se répète, un Fond et, par là même, la signification
ontologico-phénoménale du rapport figure/fond (Fond). En effet, la substitution de la
figure par le fond dont elle est la figure présuppose toujours et nécessairement un fond,
doit finalement sa possibilité à l’existence/présence de ce qui demeure comme fond. La
14
négation par substitution fait ainsi toujours apparaître un fond plus pro-fond que celui qui
apparaissait précédemment, et donc localement, comme fond. Elle rencontre un pla-fond,
une limite en ce qu’elle fait apparaître un Fond, c’est-à-dire ce qui ne peut apparaître
comme une figure. En somme, la négation par substitution est l’attestation de la plénitude
du Fond, la négation d’un fond l’attestation ontologico-phénoménale du Fond. Ainsi, la
possibilité même de la négation du fond comme fond, c’est-à-dire comme figure en
rapport à un fond plus pro-fond, met au jour la structure ontologico-structurale du rapport
figure/Fond dont dépend l’apparition de toute figure. Il s’ensuit qu’il y a une nécessité
eidétique entre le fait d’apparaître comme une figure/corps/apparaissant et le fait
d’apparaître sur Fond de ce qui ne peut être nié comme Fond. Une figure est donc
figure/corps/apparaissant en raison même de son appartenance au Fond. Apparaître
comme une figure, c’est apparaître sur fond du Fond et, en ce sens, toute apparition est,
par co-définition, co-apparition du Fond. Apparaître signifie co-apparaître sur fond du
Fond qui apparaît lui-même en tant que Fond de toute figure. La négation par substitution
de la figure par le fond dont elle est la figure rend visible le sens d’être/apparaître du
Fond comme Fond et, par là même, la nécessité de l’appartenance ontologique de la
figure au Fond sur fond duquel elle co-apparaît. Il apparaît donc que « l’ensemble des
images » que Bergson renvoie à ce dont le sujet est le sujet est le Fond comme condition
de l’apparition de toute figure, y compris pour l’ « image privilégiée » que constitue
« mon corps ». La condition de l’apparition de « mon corps » est donc le Fond dont il est
une figure. L’autonomie du Fond comme Fond implique la dépendance ontologicophénoménale de la figure, de « mon corps », au Fond 12 . L’appartenance de la figure au
12
Ce fond sur et par lequel co-apparaît la figure est Fond parce qu’il ne co-apparaît pas comme une figure
ou, encore, comme un fond qui, dans l’espace, serait délimitable et, de ce fait, serait, selon le point de vue
adopté, encore une figure. Par exemple, un point noir au milieu d’une page blanche co-apparaît sur le fond
de cette page blanche qui, pour cette raison, peut être tenu pour le fond de la figure que représente ce point
noir. Or, posée sur une table, cette page blanche co-apparaît sur cette table qui, pour cette raison, peut être
considérée comme le fond où la page figure comme une figure, laquelle, à l’égard du point noir, est un
fond. Selon le point de vue adopté, la page est donc soit une figure soit un fond. Comme fond, la page
blanche est « isolable » perceptivement dans l’espace. En revanche, il y a un fond dont on ne peut faire le
tour, qui n’est pas approchable perceptivement et qui, pourtant, est l’horizon constant de toute perception.
À ce fond, nous donnons le nom de Fond. Ce Fond n’est pas à part mais est constitutif de la présence
perceptive. Il est, en un mot, le Fond de toutes les figures/fonds. Nous lui donnons donc une majuscule
pour le différencier de ce fond qui, selon notre position dans l’espace et/ou la zone où se concentre notre
regard, peut devenir une figure. Le rapport figure/fond est donc contingent, arbitraire. En revanche, le
rapport figure/Fond est nécessaire, structurel. Ici, le Fond correspond, au fond, à l’invisibilité constitutive
du visible telle qu’elle est thématisée par Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible. Ce Fond est
15
Fond n’est certainement pas sans conséquence sur le sens d’être de la figure. Dans la
mesure même où le sujet de l’expérience est du côté de l’expérience, c’est-à-dire
corporel, la détermination du sens d’être de la figure constitue comme telle une première
détermination du sens d’être du sujet de l’expérience, laquelle appelle deux autres
déterminations, la seconde renvoyant, et ce conformément à l’expérience, le sujet de
l’expérience, comme corps, à la capacité de se mouvoir, la troisième référant le sens du
mouvement comme auto-mouvement au comportement, c’est-à-dire au fait même que le
sujet de l’expérience est un être vivant.
Concernant le sens d’être de la figure : la figure est un co-déterminant structurel
de la structure dont se structure la phénoménalité puisque l’apparaître est la co-apparition
de la figure au Fond dont elle est la figure. La figure est une détermination intérieure du
Fond, de la transcendance même du Fond. La figure co-apparaît au Fond qui co-apparaît
à la figure. Par conséquent, le « point de vue » dont se structure la phénoménalité est,
comme figure/corps, inhérent à la structure de la phénoménalité. La phénoménalité est
telle qu’elle se réfère à elle-même, que la référence à un sujet/figure est lui intérieur. Le
corps qui centralise le rapport dont se structure la phénoménalité est ainsi une
polarisation de la phénoménalité elle-même. Le corps polarisant le rapport de
l’expérience (perceptive) fait partie, en tant que corps/figure, de la structure de la
phénoménalité, est ainsi une dimension irréductible de l’irréductibilité du rapport dont se
structure la phénoménalité. Le sujet de l’expérience prend donc part corporellement à
l’apparition du Fond comme Fond dont il est une partie. Le sujet de l’expérience, comme
corps, est un trait interne de la phénoménalité et, de ce fait même, comme corps/figure, la
co-condition de l’apparition du Fond. Le sujet percevant, en tant que corps/figure, et le
Fond se co-conditionnent. On le voit, l’autonomie du Fond comme Fond se structure
Ouverture. Il l’est parce qu’il n’a pas lui-même de fond, c’est-à-dire qu’il ne peut devenir une figure, ou un
fond localisé, à la faveur du mouvement de mon corps, de mon regard. Je ne peux en faire le tour. De
même, je ne peux faire le tour de mon propre corps. Il y a là une impossibilité constitutive relative à la
perception comme interrelation. Le Fond est donc Ouverture parce qu’il demeure, devant le sondage de la
perception, Fond. L’Ouverture prend une majuscule parce qu’elle s’ouvre indéfiniment à la perception,
recule constamment dans sa propre pro-fond-eur. Le Fond est Ouverture, c’est-à-dire Totalité. La Totalité
est transcendance mais transcendance immanente en ce que le Fond co-apparaît, en ce que l’Ouverture est
co-dépendante du mouvement du corps vers l’Ouverture. Fond, Totalité et Ouverture désignent la même
réalité, la majuscule ne servant qu’à les différencier de la manière dont ils sont co-dépendants de la figure,
de la partie et du corps-se-comportant, ce dernier, formant indistinctement, et relativement au Fond et à la
Totalité, une figure et une partie.
16
comme un rapport autoréférentiel, c’est-à-dire comme un rapport de co-dépendance qui,
comme une première détermination, renvoie au rapport de la figure/corps au Fond dont
elle est la figure. Cela dit, si le sujet de l’expérience est, en raison même de la structure
de la phénoménalité, corporel, il ne suffit pas d’être corporel pour être le sujet de la
transcendance du Fond, de « l’ensemble des images ». Ici, comme pour la première
détermination du sens d’être du sujet de l’expérience, et ce en raison de l’autonomie
autoréférentielle du rapport dont l’expérience (perceptive) se structure, le seul moyen
d’accéder au sens d’être du sujet de l’expérience (perceptive) est l’expérience
(perceptive) elle-même. Parce que le sujet de l’expérience (perceptive) est de ce dont il
est le sujet, l’expérience (perceptive) est l’unique référence de la pensée de l’expérience
(perceptive). De ce point de vue, le mouvement moteur apparaît immédiatement, à même
l’expérience, comme ce qui spécifie en propre le sujet de l’expérience.
Concernant le sens d’être du sujet comme être capable de se mouvoir : comme
partie de la transcendance dont il est le sujet, c’est-à-dire comme moment intérieur de la
structure dont se structure la phénoménalité, le sujet de la phénoménalité est, par codéfinition, sujet de « l’ensemble des images » comme « image », corporellement. Le sujet
de la phénoménalité est nécessairement sujet de la manière dont il est une partie de ce
dont il est le sujet, est donc sujet corporellement. C’est le même corps qui est apparaissant
et détermine intérieurement le rapport à la transcendance du Fond. Autrement dit, le sujet
de la phénoménalité co-détermine la phénoménalité corporellement. Le sujet doit être le
sujet de ce dont il est le sujet, à savoir l’ouverture du Fond. À l’expérience (perceptive) le
déterminant corporel co-déterminant l’apparition du Fond est le mouvement. Comme
l’observe Bergson, qui, ici, s’inspire de l’expérience, « à chacun de ses mouvements (du
corps) tout change » 13 . La polarisation des « images » sur les mouvements du corps est
l’état de fait de l’expérience (perceptive), est un fait immanent à l’expérience. Le constat
est le même à l’analyse. Seul le mouvement moteur peut (re)conduire le Fond à sa propre
profondeur. Seul le mouvement du corps peut ouvrir le Fond à lui-même dans la mesure
même où il est lui-même du côté du Fond. Aussi, le mouvement co-conditionne la venue
du Fond à lui-même en s’ouvrant lui-même à l’Ouverture dont il est le sujet. À la rentrée
du Fond en lui-même ne peut correspondre que la sortie de soi du mouvement moteur.
13
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176.
17
Autrement dit, le recul du Fond et l’avancée du mouvement vers le Fond dont il est une
partie sont en corrélation. Le mouvement s’ouvrant à la transcendance du Fond l’ouvre à
elle-même et, en ce sens, le mouvement se réalise comme mouvement. En d’autres mots,
le Fond co-conditionne le mouvement, le réalise comme mouvement. Le mouvement du
corps percevant n’est ainsi lui-même que comme mouvement vers l’extériorité du Fond,
lequel n’est lui-même comme Fond que du mouvement qui le refoule dans son intériorité
absolue. C’est dire que le mouvement qui ouvre le Fond ouvre le Fond qui l’ouvre à luimême. L’être du mouvement phénoménalisant est inséparable du mouvement de repli du
Fond vers lui-même, ouvre comme mouvement le Fond qui, comme Fond, transcende de
manière fondamentale le mouvement qui l’ouvre à lui-même. L’impossibilité même pour
le mouvement de dépasser l’extériorité du Fond qu’il porte à l’apparaître signifie qu’il est
à lui-même de ce qui l’excède en tant que mouvement. Le mouvement est, de ce fait, luimême vers la transcendance du Fond, lui-même hors de lui-même. Se transcendant vers
ce qui le transcende totalement, le mouvement se tourne vers lui-même en se tournant
vers la Transcendance puisqu’il en est. Pour paraphraser Merleau-Ponty, la transcendance
du Fond est ce qui manque au mouvement pour fermer son circuit. La négativité
intérieure du mouvement est une négativité par co-définition. Le non-être qui travaille
intérieurement le mouvement implique le Fond que le mouvement ouvre comme Fond.
On le voit, l’autonomie du Fond comme Fond est autoréférentielle : le mouvement se
constitue de ce dont il dépend, le Fond, et le Fond se constitue de ce dont il dépend, le
mouvement. Ainsi, l’autonomie du Fond s’autonomise de l’autonomie du mouvement
moteur qui s’autonomise de l’autonomie du Fond. Le mouvement apparaît bien comme
une détermination constitutive du sujet de l’expérience (perceptive) puisqu’il le spécifie
proprement comme le sujet de la transcendance du monde comme Fond dont il est une
partie. Cela dit, le mouvement en tant qu’autonomie interrelationnelle est une
caractérisation encore abstrait dans la mesure où elle précise le sens d’être du corps en
tant qu’apparaissant/figure. De manière évidente, au sens où cela est un donné comme tel
de l’expérience (perceptive), l’apparaissant capable de se mouvoir est un être vivant, un
être dont le mouvement est orienté, vivant. Le mouvement est ainsi un auto-mouvement.
Le mouvement qualifie un être conduisant corporellement le rapport de co-apparition à
lui-même et, en ce sens, il spécifie une différence d’être fondamentale entre le sujet de la
18
phénoménalité et les autres intramondains. Le mouvement actualise la présence du Fond.
Le mouvement renvoie à un être capable de se mouvoir. L’auto-mouvement manifeste un
mode d’être, une manière de vivre. L’auto-mouvement actualise une existence en prise
avec l’environnement. L’auto-mouvement renvoie à un être capable de se comporter. Au
même titre que la détermination du sens d’être du sujet du rapport de perception comme
mouvement, la détermination du sujet comme « être vivant », intégrative de l’incarnation
et de la mobilité, est une détermination de l’expérience (perceptive) elle-même. Le vivant
se manifeste comme vivant à l’expérience (perceptive). Le vivant se manifeste donc pour
un être lui-même vivant, pour un être phénoménalisant son propre environnement. Nous
abordons ainsi, dans la seconde partie B), le sujet de l’expérience comme « vivant » de la
manière dont nous sommes parvenus à le spécifier comme un être moteur, c’est-à-dire à
partir de l’expérience (perceptive), au niveau même où le vivant est, pour le vivant, un
phénomène exprimant un sens d’être. La structure même de la phénoménalité nécessite
de revenir constamment au niveau du rapport dont elle se structure car les termes qui la
structurent sont ce dont elle est l’expérience. Aussi, les déterminations successives du
sujet, comme figure/apparaissant, mouvement et vivant, qui spécifient le même être, le
sujet du rapport dont se structure la phénoménalité, sont des déterminations objectives de
l’expérience (perceptive). Autrement dit, le sujet de l’expérience apparaissant du côté de
l’expérience (perceptive) de la manière dont il est sujet, la détermination du sujet comme
« vivant » est une détermination objective de l’expérience elle-même au sens où le vivant
est corporellement un terme intérieur de l’expérience. La détermination du sujet comme
« vivant » est une détermination intérieure à l’expérience, dont l’expérience se structure,
et donc objective à l’expérience (perceptive). C’est pourquoi l’être vivant se présente à
l’expérience (perceptive) avec l’évidence même de l’expérience (perceptive). Aussi, c’est
certain de demeurer au niveau même des phénomènes que la seconde et dernière partie de
ce travail considère le sujet de la phénoménalité comme vivant, comme une existence qui
manifestement vit intérieurement un rapport de sens à l’environnement. L’enjeu principal
est alors de montrer, en nous appuyant notamment sur la représentation que se fait du
vivant l’écologie, que le rapport dont se structure la phénoménalité est le rapport dont se
structure la vie elle-même, ce qui, évidemment, détermine une certaine définition de la
19
vie qui, seulement entrouverte ici, sans s’opposer d’ailleurs à une lecture utilitaire de la
vie, fait de l’autonomie de la phénoménalité l’origine et le ressort de sa créativité.
20
A) Le corps au monde comme corps du monde.
A.1) La question du corps propre en question.
A.1.1) L’expérience du corps propre et ses formulations.
A.1.1.1) Le corps au monde comme principe du monde.
Penser le fait perceptif à partir du sujet de la perception revient à surdéterminer le
clivage perceptif lui-même en le subjectivisant et, ainsi, à le défaire de sa phénoménalité.
Reprendre le pli perceptif à partir de la dimension subjective et située de la perception
revient, au mieux, à réorganiser le champ perceptif en fonction d’une dimension de la
perception, au pire, à le réduire à une expérience vécue. Tenir l’articulation perceptive
comme articulée et relative au sujet de la perception revient à subordonner la perception à
un principe d’apparition et, de ce fait, à réordonner la perception comme fait relationnel
en fonction du primat de l’étant du sujet sur l’Être. Ainsi, la perception ou, plus
précisément, l’expérience perceptive, toujours déjà polarisée, située et situant le
percevant dans une relation originaire au monde est, en tant que phénomène et donné
relationnel, condamnée par la philosophie lorsque celle-ci im-pose une prédominance
ontologique du percevant sur le perçu. En d’autres mots, réduire l’Être à un principe
d’apparaître/d’être revient à retirer le percevant de la relation perceptive elle-même car la
perception n’est plus pensée pour elle-même mais d’emblée soumise à une ontologie de
l’objet qui place le débat sur une différence ontologique oppositionnelle.
Si la philosophie règle et maintient l’avènement du sens et de l’apparaître à partir
de la double polarité du sujet (transcendantal) et de l’objet, c’est parce qu’elle ne parvient
pas à comprendre le sens ultime de l’appartenance ontologique du percevant au monde. À
vrai dire, la philosophie s’enferme dans le point de vue du naturant, le sujet de la
perception reste aperception immédiate interne ou, au mieux, subjectivité incarnée, quand
la philosophie s’installe dans l’expérience du corps propre, soit pour la tronquer d’ellemême en l’assujettissant au solipsisme du sujet transcendantal soit pour la confondre avec
la vérité phénoménologique irréductible qu’elle manifeste. Si la pensée contemporaine
formule la question du corps propre, elle en manque le sens en la ramenant soit à
21
l’intériorité d’un en-soi constituant, renvoyant ainsi la transcendance perceptive à un acte
de la pensée, soit à une expérience dont l’irréductibilité serait typique de l’être,
maintenant dès lors la question de la transcendance, entendue comme la possibilité du
rapport à, laquelle « comporte par principe la contradiction de l’immanence et de la
transcendance » 14 , dans le cadre contradictoire du dualisme. Si la question du corps
propre est ex-primée, se présente pour la pensée comme une question philosophique
essentielle, il n’est toutefois pas certain que la philosophie ait adéquatement évalué le
sens d’une question qui précise la situation mondaine du percevant, qui rappelle que le
corps au monde est du monde.
Que la question du corps propre traduise l’expérience d’une ambiguïté d’être (de
l’Être), le percevant étant en effet sujet et objet, ou qu’elle raconte la condition mondaine
du percevant, le percevant étant, d’un point de vue phénoménologique, sur le même plan
que le monde lui-même, elle formule un même fait fondamental : le percevant est une
dimension du champ perceptif, en fait partie. La problématique de la question du corps
propre est alors de rendre compte d’un renvoi circulaire des termes composant la relation
perceptive elle-même, de spécifier l’appartenance ontologique du percevant au monde
sans la doubler d’une ontologie implicite qui tire la question hors d’elle-même, hors de
son sens propre. Cela dit, faire état de cette circularité ontologique qui place le percevant
et le perçu sur une même ligne d’être pour ensuite l’étendre à l’échelle de l’Être ne
revient pas à dissoudre la difficulté posée par la question du corps propre, à savoir la
détermination du sens d’une appartenance qui ne se décline pas par un lien d’extériorité,
d’un fait qui n’est pas réductible à son irréductibilité vécue. En tant qu’interrelation, la
relation d’appartenance du percevant au monde n’est pas définissable autrement que par
elle-même car le percevant est intramondain en sorte que la subjectivité perceptive est
indissociable de son incarnation, c’est-à-dire du rapport qui la situe en rapport au monde.
Autrement dit, c’est de l’unité relationnelle perceptive elle-même que les termes de la
relation du percevant au monde se déterminent comme termes/dimensions. Aussi, s’il
fallait seulement, pour comprendre le problème du corps propre, « comprendre comment
14
Merleau-Ponty, Maurice, Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques, Éditions
Verdier, 1996, p. 42.
22
l’homme est simultanément sujet et objet, première personne et troisième personne » 15 , il
faudrait alors le comprendre comme un rapport d’inhérence relatif à l’interrelation ellemême. C’est pourquoi, situer ce rapport au niveau du sujet de la perception, c’est-à-dire
d’une des dimensions du rapport perceptif, conduit d’emblée à laisser l’expérience soit à
un idéalisme transcendantal soit à un subjectivisme radical. Au rapport de totalité du sujet
de la perception au monde est substitué l’expérience du corps propre où mon corps est
tour à tour considéré selon deux points de vue irréductibles. Il s’agit donc plutôt de partir
de l’unité phénoménale de la relation perceptive pour éviter à la fois l’alternative du
naturé et du naturant, toujours expressive d’une expérience, c’est-à-dire comme étant
implicitement celle du sujet, et les écueils/impasses philosophiques qui, en quelque sorte,
s’ensuivent naturellement. Or, ce glissement de sens de la problématique du corps propre
qui aboutit à lire l’expérience à partir de l’expérience vécue de l’expérience apparaît déjà
dans sa formulation, glissement dont il nous faudra mettre en valeur les présupposés.
Lorsque la problématique du corps propre est formulée à partir de l’expérience
perceptive elle-même, elle se formule comme un paradoxe du fait même que le percevant
est situé du côté de ce dont il est le sujet. En d’autres mots, la problématique du corps
propre, spécifiant l’expérience perceptive comme l’expérience du corps au/du monde, se
recueille en un paradoxe parce qu’elle adopte l’expérience perceptive comme sa mesure
propre. Au contraire, les formulations de la problématique du corps propre font état d’une
contradiction lorsqu’elles s’interrogent sur la référence (double) subjective et objective
du sujet de la perception lui-même. Si elles soutiennent que le sujet est sujet et objet, au
monde et du monde et s’interrogent sur la possibilité d’une « ambiguïté » qui, référant à
un « et » disjonctif, se hisse à une consistance ontologique, positionnant ainsi le sujet par
opposition à l’objet, c’est parce que la question du corps propre n’est pas comprise
comme la question de la nature de l’appartenance du percevant au monde. En prenant les
termes d’une expérience comme une ambivalence ontologique, la problématique du corps
propre devient énigmatique. En prenant les termes d’une expérience pour eux-mêmes, en
radicalisant ainsi les termes du problème, la philosophie démontre qu’elle pense le sujet
et le monde dans un rapport d’inclusion où le sujet positif est dans le monde au sens de la
15
Merleau-Ponty, Maurice, Parcours deux 1951-1961, Éditions Verdier, 2000, p. 12.
23
spatialité objective. On passe ainsi d’une position exprimant notre condition de fait à un
idéalisme transcendantal où le « constitué n’est jamais que pour le constituant » 16 . C’est
parce qu’elle laisse la question de l’appartenance du percevant au monde en suspend que
la philosophie en vient à subordonner le monde à un principe d’apparition, à réduire le
corps à un objet parmi les objets et à concevoir le monde comme un « Grand Objet ». Si
en effet derrière la formulation de l’expérience du corps propre se tient « le paradoxe de
la subjectivité humaine : être sujet pour le monde, et en même temps être objet dans le
monde » 17 , c’est parce que le sujet est implicitement compris dans le monde, dans un
rapport de contenance au monde. Mal comprise, la préposition « dans » fait la division
ontologique que synthétise la problématique du corps propre lorsqu’elle se formule
comme une contradiction qui renvoie le sujet à lui-même: la subjectivité en tant qu’objet
du monde et la subjectivité en tant que conscience pour le monde, opposition sur laquelle
est précisément fondée la relation de transcendance au monde qui devient, de ce fait,
incompréhensible. Dans Philosophie et Phénoménologie du corps, la problématique du
corps propre est également réglée par une différence ontologique absolue que doit
assumer le sujet. C’est pourquoi la question est de savoir pourquoi « l’être de notre corps
se dédouble en un être originairement subjectif et, d’autre part, en un être transcendant
qui se manifeste à nous dans la vérité du monde » 18 . Michel Henry articule la question du
corps propre en fonction du sujet de la perception, ce qui l’amène à la formulation d’une
contradiction qu’il tente de surmonter en fondant l’unité du corps objectif sur l’unité
subjective originaire de l’ego19 . Mais l’identification de l’être du corps à la vie solipsiste
16
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p.51.
Husserl, Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G.
Granel, Éditions Gallimard, Col. nrf, Paris, 1989, p. 203.
18
Henry, Michel, Philosophie et phénoménologie du corps, P.U.F., Col. Épiméthée, 4ème édition, 2001, p.
159.
19
Le traitement de la question de l’unité du corps objectif se termine par le recours à un lien de
représentation entre le corps subjectif originaire et le corps objectif. Le corps objectif serait donc une
représentation de la vie absolue de l’ego, lequel est pourtant qualifié par Michel Henry comme un mode
d’exister transparent à lui-même. Comment l’ego serait-il alors capable d’une re-présentation ? : « L’unité
du corps objectif transcendant est une unité transcendante, c’est une unité fondée. Comme telle, elle ne
doit pas être confondue avec l’unité du corps organique qui n’était rien d’autre que l’unité subjective
originaire du corps absolu. C’est sur cette dernière unité précisément que repose l’unité du corps
transcendant, en ce sens qu’elle en est la simple représentation, la projection dans la partie de l’étendue
qu’occupe le corps objectif. Quant à l’appartenance de ce corps objectif à l’ego, elle doit être comprise de
la même manière que son unité. En d’autres termes, la vie du corps objectif n’est pas la vie absolue, mais
une représentation de celle-ci et, par suite, nous devons reconnaître qu’il n’y a pas une identité absolue
entre notre corps objectif et notre corps originaire, mais qu’il existe entre eux une véritable dualité. Parce
17
24
de l’ego met à mal la possibilité même de penser les caractères phénoménologiques de
l’expérience du corps propre. Au lieu de constater que le corps (percevant) est soumis
comme apparaissant à des contraintes phénoménologiques, Michel Henry l’assimile à
l’être de l’ego et, de ce fait, il fait en sorte de penser l’expérience sans l’expérience ellemême qui délivre, dans un même mouvement, l’épreuve de soi comme indissociable de
celle du monde. En s’appuyant donc sur une subjectivité originaire donnant sens et
présence au corps objectif, Michel Henry, ne peut définir leur rapport, ne peut rejoindre
l’expérience : l’être du corps est rapporté à celui de l’ego et l’ego, du même coup, se
trouve désincarné. On le voit, la subjectivisation de l’expérience du corps propre revient à
son objectivisation qui, au fond, exprime le même préjugé : la vie subjective est
approchée comme un phénomène absolu dans un univers en soi.
Lorsque la problématique du corps propre porte à l’expression la relation du sujet
de la perception au monde comme le rapport d’un principe à lui-même ou qu’elle repose
sur l’expérience du corps propre, la forme contradictoire de sa formulation dissimule une
ontologie de l’objet, une pensée qui rapporte systématiquement la transcendance à une
certaine immanence. Cependant, lorsque la philosophie se dispense de la double
médiation du sujet, la problématique du corps propre n’articule plus une contradiction
mais un paradoxe. Et le paradoxe auquel elle parvient exprime une vérité de l’être, de
l’expérience. En identifiant le sujet de la perception à une « image » et l’univers à un
« ensemble d’images » 20 , le premier chapitre de Matière et Mémoire exemplifie le
passage du contradictoire au paradoxal. Ainsi, sans sortir du plan des images, Bergson
soulève un épineux problème, c’est-à-dire, à proprement parler, le paradoxe de la
question du corps propre : comment une « image », « image » parmi les « images », peutque notre corps objectif n’est qu’une représentation de notre corps originaire, les problèmes que posent la
dualité de ces deux corps et l’unité de signification qui les unit, sont tout à fait analogues aux problèmes qui
ont trait aux rapports de l’ego transcendant et de l’ego absolu. À l’identité réelle du corps originaire et de
notre corps organique, ou plutôt à l’identité de la vie absolue qui est l’être du corps originaire et qui retient
dans son unité le corps organique dont elle est aussi, pour cette raison, la vie, s’oppose ainsi à l’identité
représentée de notre corps transcendant objectif avec notre corps absolu, identité qui repose naturellement
sur l’identité originaire de l’être du corps subjectif, c’est-à-dire de l’ego » ; Henry, Michel, Philosophie et
phénoménologie du corps, P.U.F., Col. Épiméthée, 4ème édition, 2001, p. 185.
20
« Tout se passe comme si, dans cet ensemble d’images que j’appelle l’univers, rien ne se pouvait
produire de réellement nouveau que par l’intermédiaire de certaines images particulières, dont le type m’est
fourni par mon corps » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition,
1991, p. 170.
25
elle être le centre des « images » ? Comment une « image » peut-elle être à la fois
« image » et condition de l’ensemble des « images » ? Bergson écrit :
« D’où vient que les mêmes images peuvent entrer à la fois dans deux systèmes
différents, l’un où chaque image varie pour elle-même et dans la mesure bien définie où
elle subit l’action réelle des images environnantes, l’autre où toutes varient pour une
seule, et dans la mesure variable où elles réfléchissent l’action possible de cette image
privilégiée ? » 21
Sur le seul plan ontologique des images, la formulation du corps propre se structure
comme un renvoi polarisé d’une image parmi les images à l’ensemble des images et, pour
cette raison, la question du corps propre ne se trouve plus organisée sur une différence
ontologique initiale/implicite que le sujet de la perception, déjà sup-posé, reflèterait et
synthétiserait. Si le paradoxe comme contradiction non contradictoire demeure, il n’est
plus maintenant "localisé" au niveau même du sujet de la perception. Le paradoxe n’est
plus celui du sujet mais concerne un rapport d’ensemble du percevant au monde. La
question se déplace donc du sujet de la perception au rapport perceptif lui-même et, de ce
fait, la problématique se trouve re-formulée, se re-centre sur le sens même d’un rapport
qui n’est ni d’opposition ni d’inclusion. Ne portant plus sur le sujet mais sur un rapport
d’être entre les images, l’hypothèse de la perception pure met entre parenthèse la relation
oppositive subjet-objet puisque derrière les images il n’y a que des images et, de ce fait
même, une discussion sur la différence d’être entre les images, différence qui nomme tout
autant leur unité ontologique, portera sur la détermination d’un mode d’être propre de
l’image-corps, c’est-à-dire conduira à la reconnaissance du statut propre du corps
percevant. Toutefois, le contexte philosophique dans lequel cette re-formulation se forme
en limite considérablement la portée. Si, d’un côté, l’hypothèse de la perception pure
libère le sens de la problématique du corps propre en l’inscrivant sur un même niveau
ontologique et appelle, à titre de conséquence, une redéfinition du sens du rapport de
l’intériorité et de l’extériorité, d’un autre côté, ce nouveau point de départ réintroduit une
double définition de l’ « image » qui conduira la philosophie de Bergson, sur la question
du corps, d’une définition impersonnelle du corps comme « image » à une définition
21
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, 1991, p. 176. C’est
Bergson qui souligne.
26
dépersonnalisée du corps comme symbole corporel de l’esprit et à une conception réaliste
du monde. Parce que l’hypothèse de la perception pure vise à re-penser les conditions à
travers lesquelles la philosophie doit penser la relation du sujet à l’objet 22 , elle ne revisite
pas le sens du rapport sujet-objet comme tel.
Écrire dans Le visible et l’invisible que « reconnu un rapport corps-monde, il y a
une ramification de mon corps et ramification du monde et correspondance de son dedans
et de mon dehors, de mon dedans et de son dehors » 23 , écrire plus loin que
« simultanément, comme tangible il (le corps) descend parmi elles (les choses), comme
touchant il les domine toutes et tire de lui-même ce rapport, et même ce double rapport,
par déhiscence ou fission de sa masse » 24 , c’est exprimer un même et unique étonnement
devant la situation mondaine du percevant, une même problématique dès lors mais aussi
un même préjugé consistant à se représenter le rapport du percevant au monde comme un
Ineimander, un l’un-dans-l’autre qui nécessite de penser « l’un » en fonction de luimême et de « l’autre » et, inversement, « l’autre » en fonction de lui-même et de « l’un »,
c’est-à-dire de définir deux fois « l’un » et « l’autre » en fonction de « l’un » et de
« l’autre » de telle sorte que ce dont on parle n’est pas le sujet de la perception en tant
qu’il est lui-même sujet à la perception – ce qui impliquerait l’abandon du double renvoi
sujet-objet et donc d’une ontologie où le corps est encore un objet – mais le sujet de la
perception comme touchant et touché, c’est-à-dire l’expérience vécue du corps. En
d’autres mots, le corps percevant est encore com-pris dans une tension définitionnelle de
l’empirique et du transcendantal, dans un dualisme qui réfère le rapport au monde au
sujet du monde. Comme nous le verrons en détail 25 , pris et instituant le rapport du visible
et de l’invisible, le rapport du touchant et du touché qui caractérise l’être du corps
percevant fonde le rapport de transcendance qui compose la relation du sujet du monde
22
« Ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l’un à
l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. Il est donc nettement dualiste. Mais, d’autre part, il
envisage corps et esprit de telle manière qu’il espère atténuer beaucoup, sinon supprimer, les difficultés
théoriques que le dualisme a toujours soulevées (…) » Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition
du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161.
23
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177.
24
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 189. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
25
Cf. chapitre A.1.1.3) Touchant et touché.
27
au monde. Puisque la structure de la formulation de la problématique du corps propre est
inspirée par le rapport du corps à lui-même et que ce même rapport porte le monde à la
manifestation, la problématique du corps propre vient révéler un dualisme typique d’une
philosophie qui interroge la relation perceptive à partir du sujet de la perception. Le sujet
incarné de Le visible et l’invisible est donc pensé comme corps propre et n’est ainsi
jamais proprement identifié avec la problématique de l’expérience (du corps propre) qui
se signifie comme un paradoxe qui n’est pas celui du sujet de la perception mais du
rapport de perception. Aussi, si Merleau-Ponty a parfaitement raison de penser que « le
sujet de la perception restera ignoré tant que nous ne saurons pas éviter l’alternative du
naturé et du naturant » 26 , on ne peut toutefois pas sortir de l’alternative de l’en soi et du
pour soi en la re-formulant, en lui donnant de nouveaux épithètes. De ce point de vue, la
philosophie de la chair ne constitue pas une solution à la problématique du corps propre
mais bien plutôt une re-formulation qui ne diffère pas radicalement de celle explicitée
dans La structure du comportement lorsque Merleau-Ponty écrit, en rappelant d’abord
qu’il s’agit là d’« une contradiction » que toute théorie de la perception cherche à
surmonter : « la conscience apparaît d’un côté comme partie du monde et d’un autre côté
comme coextensive au monde » 27 . Il y a là, en effet, une « contradiction » plutôt qu’un
paradoxe car la problématique du corps propre est ici prononcée au nom du sujet de la
perception.
L’expérience du corps propre est un vécu/épreuve au sens où elle est l’expérience
de soi au sein même du monde, est ainsi l’expérience/épreuve du monde. L’intérêt
philosophique de la problématique du corps propre tient précisément dans le sens d’être
de cette relation pronominale qui se joue au niveau même de l’expérience, relation, à
travers laquelle, encore une fois, je m’éprouve comme au/du monde. Je suis corps, mon
corps m’est propre : cela veut dire que je suis à moi-même comme être corporel, comme
être du monde. Comme corps, je me situe toujours du même côté du spectacle visible, je
suis toujours du même côté de l’équation perceptive. Mon corps n’est donc pas, à
proprement parler, de mon côté, je suis ce côté lui-même qui se vit en tant que mondain.
26
27
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 241.
Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990, p. 232.
28
J’ai ainsi un point de vue en étant ce point de vue. La difficulté de la question du corps
propre est précisément ce rapport de l’être et de l’avoir qui forme la possibilité même du
rapport à. Dire que j’ai un corps et que je suis corps, c’est désigner exactement la même
réalité. Penser le contraire revient à penser, d’une manière ou d’une autre, que la
condition de l’expérience du corps propre est l’être même du sujet entendu comme un
« petit homme à l’intérieur de l’homme ». La difficulté de la question du corps propre est
donc finalement d’assumer la mondanéité du sujet, que le vécu comme expérience puisse
être du monde. Assumer le phénomène du corps propre, c’est assumer l’unité même de
son expérience par-delà l’alternative de l’être et de l’avoir, du sujet et de l’objet. Une
unité qui signifie une identité des dimensions à travers lesquelles je m’éprouve comme
moi-même étant du monde, du côté de la transcendance du monde. Je suis cette unité
même. Aussi, l’irréductibilité de l’expérience du corps propre ne peut fonder elle-même
la distinction du sujet et de la nature sans être, en retour, dénaturée, sans être explicitée en
des termes abstraits. L’expérience du corps propre est irréductible à la terminologie de la
philosophie de la conscience en tant qu’expérience. Dès lors, s’il y a une ambiguïté de la
question du corps propre, celle-ci ne nous révèle pas le mode d’être propre du sujet de la
perception mais correspond comme telle à une expression tentant de rendre compte du
fait perceptif comme un rapport d’inhérence entre l’avoir et l’être intérieur et constitutif
du sujet lui-même. Autrement dit, l’ambiguïté n’est pas de fait l’ambiguïté de
l’expérience du corps propre mais est relative à la description de l’expérience, à nos
catégories. Loin de refléter l’ordre de l’expérience même, l’ambiguïté indique un
problème encore à formuler. Aussi, en rester à l’ambiguïté descriptive de l’expérience,
c’est au fond comprendre l’expérience à partir de termes que nous lui imposons 28 . Tenu
pour une ambiguïté, l’être du corps n’est pas pensé selon sa signification propre en ce que
l’ambiguïté en question est moins l’expérience d’une ambiguïté que l’ambiguïté de la
pensée
elle-même
à
l’égard
de
l’expérience.
La
philosophie
expose
ainsi
systématiquement la question du corps propre à une alternative théorique en adoptant soit
28
Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty, faisant du corps propre un « cogito tacite » ou
un « moi naturel », situant ainsi le percevant à mi-chemin, comme interposé, entre la chose et l’idée de la
chose, entre le monde et la conscience, est amené à décrire l’expérience du corps propre comme un « mode
d’existence ambigu », c’est-à-dire comme relative et propre au corps propre lui-même : « Il y a deux sens et
deux sens seulement du mot exister : on existe comme chose ou on existe comme conscience. L’expérience
du corps propre au contraire nous révèle un mode d’existence ambigu » ; Merleau-Ponty, Maurice,
Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 231.
29
le point de vue de la conscience, comme nous l’avons déjà brièvement exposé, soit le
point de vue du corps, qui est encore finalement celui de la conscience, au risque d’ancrer
définitivement la question du corps propre dans une antinomie spéculative insoluble.
Autrement dit, au lieu d’appeler une redéfinition des termes de la question du corps
propre, l’alternative de l’être et de l’avoir figure les points d’articulation ou de médiation
de la problématique du corps propre. C’est, par exemple, le point de vue du corps (du
point de vue du sujet) qui cadre la Phénoménologie de la perception lorsque le corps est
pensé à partir d’une double référence : ni identifiable à une chose ni identifiable à un
sujet, la question revient alors à différencier le corps percevant de l’extériorité objective
sans pour autant l’assimiler à une conscience. L’intériorisation du corps signifierait le
retrait du corps du monde dont il fait pourtant partie comme corps. Mais, d’un autre côté,
l’objectivisation du corps signifierait la négation de sa subjectivité propre en tant que le
corps se comporte, ordonne lui-même le monde dont il est le sujet. Il faudrait donc tenir
compte de la mondanéité du corps sans compromettre son intériorité au sens où il n’y a
pas de perception sans un sujet de la perception. À partir de l’alternative même, nous ne
pouvons la penser sans toutefois ne pas retourner à une alternative. La Phénoménologie
de la perception et Le visible et l’invisible nous enseigne donc à leur dépens qu’il y a une
vérité dans l’alternative de la transcendance et de l’empiricité, du mesurant et du mesuré,
du sentant et du sensible, mais qu’elle ne peut se découvrir dans la formulation de
l’alternative elle-même. La vérité de l’alternative du sujet et du corps, de l’activité et de
la passivité, réside plutôt dans la formulation même de l’alternative, dans le sens de la
conjonction qui se développe au niveau de l’alternative. Une conjonction qui ne se forme
pas au niveau du sujet, mais dans un rapport de totalité, un rapport qui dépasse le sujet
lui-même alors même qu’il en est le sujet. Le type de conjonction que la philosophie
transcendantale et la philosophie de la chair associent à celui du dédoublement du sujet
lui-même force par exemple Merleau-Ponty à recourir, dans Le visible et l’invisible, afin
d’éviter les apories de la philosophie réflexive, à la figure du chiasme pour recoller, en
quelque sorte, les morceaux, les parties du réel. La conjonction intérieure de l’expérience
implique et enveloppe le sujet de la perception, elle se manifeste comme une conjonction
qui n’est pas une union mais une unité duale indécomposable. Une conjonction qui ne
porte pas l’alternative du double point de vue, qui ne s’ouvre pas elle-même sur deux
30
plans ontiques et qui, dès lors, ne peut se manifester que comme une relation
d’appartenance de totalité que figure la relation perceptive elle-même. Il faut dire que
l’irréductibilité assumée de l’expérience du corps propre ne débouche pas sur une
alternative, mais sur la pleine reconnaissance de la mondanéité du percevant.
L’enjeu de la problématique du corps propre est de comprendre le sens de la
situation mondaine du percevant, de cesser de le penser comme une chose et mon point
de vue sur les choses. Il s’agit, en d’autres mots, de déterminer le sens ontologique du
corps propre, d’assumer que l’expérience du corps propre ne soit pas un thème pour la
phénoménologie mais son point de départ que l’opposition du corps-sujet et du corpsobjet, traduisant déjà une stratification de l’expérience, ne peut représenter. Le corps
propre, le corps vivant et vécu (non au sens d’une présence à soi dans l’immanence de
soi), « mon corps », ne pouvant jamais s’identifier radicalement à l’objet, nous ne
pouvons penser l’expérience du corps propre hors d’elle-même. Même si mon corps a un
poids, occupe de l’espace comme tout étant mondain, s’il se situe bien du côté du monde,
du fait même que son être ne sera jamais réductible (phénoménalement) à l’extériorité
pure, l’expérience du corps propre comme expérience du monde constitue le fondement
et le donné phénoménologique de la question du corps propre. La véritable problématique
du corps propre n’émergera ainsi que d’une fidélité descriptive à l’ordre de l’expérience.
Que pouvons-nous donc dire de l’expérience du corps propre sans que ni le corps ni le
sujet ne soient hypostasiés ? Comment donc décrire l’expérience du corps propre sans
charger notre description de présupposés ? Ce dont il faut rendre compte, c’est de
l’expérience d’une unité et l’unité d’une expérience. Il ne s’agit pas d’un double rapport,
mais du rapport même que mon expérience perceptive délivre en tant qu’expérience. Loin
de se confondre avec l’identité du sujet à lui-même, l’expérience du corps propre fait état
d’une certaine relation de mon corps au monde que Merleau-Ponty décrit admirablement
au début de Le visible et l’invisible :
« (…) je dois constater que la table devant moi entretient un singulier rapport
avec mes yeux et mon corps : je ne la vois que si elle est dans leur rayon d’action ; audessus d’elle, il y a la masse sombre de mon front, au-dessous, le contour plus indécis de
mes joues ; l’un et l’autre visibles à la limite, et capables de la cacher, comme si ma
31
vision du monde même se faisait d’un certain point du monde. Bien plus : mes
mouvements et ceux de mes yeux font vibrer le monde, comme on fait bouger un dolmen
du doigt sans ébranler sa solidité fondamentale. À chaque battement de mes cils, un
rideau s’abaisse et se relève, sans que je pense à l’instant à imputer aux choses mêmes
cette éclipse ; à chaque mouvement de mes yeux qui balayent l’espace devant moi, les
choses subissent une brève torsion que je mets aussi à mon compte ; et quand je marche
dans la rue, les yeux fixés sur l’horizon des maisons, tout mon entourage proche, à
chaque bruit du talon sur l’asphalte, tressaille, puis se tasse en son lieu. J’exprimerais
bien mal ce qui se passe en disant qu’une « composante subjective » ou un « apport
corporel » vient ici recouvrir les choses elles-mêmes : il ne s’agit pas d’une autre couche
ou d’un voile qui viendrait se placer entre elles et moi » 29 .
L’occultation du sujet s’opère au moment même où la description de l’expérience du
corps propre s’en tient à l’expérience perceptive elle-même, c’est-à-dire au rapport dont
« mon corps » est le centre. La référence à « mon corps » n’a pas besoin de se doubler du
sujet pour se manifester comme un rapport individuel à la table. Ce qui se donne, sur le
plan de l’expérience elle-même, c’est « mon corps », une table sur fond de monde et le
recours à une « composante subjective » n’est pas nécessaire pour décrire le rapport
perceptif au monde. La subjectivité qui se dégage de la description de Merleau-Ponty est
relative à la polarisation de la perception ; « mon corps » ici n’est pas le corps comme
réalité physico-chimique, lequel n’a pas de monde, mais le sujet de la perception dont la
vision se fait d’un « certain point du monde ». Le point de vue au/sur le monde est un
certain point du monde. Il y a là en effet un « singulier rapport », un rapport d’inhérence
que « mon corps » décline lui-même en étant visible et dont la mobilité, désignant à la
description un caractère propre, achève de déterminer le rapport d’inhérence comme un
rapport effectif. C’est de la possibilité de la mobilité, de l’incidence d’une image sur
l’ensemble des images auquel il appartient comme image que « mon corps » se
singularise et singularise le rapport lui-même. La perception s’effectue de quelque part
parce que « mon corps » participe à la perception, parce qu’il en est. De ce fait, la
capacité motrice de « mon corps » vient qualifier le rapport lui-même en tant que, encore
une fois, « mon corps » est du monde. Le mouvement de « mon corps » re-définit donc le
29
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 21.
32
rapport dans sa totalité : de fait, c’est mon mouvement qui m’éloigne de la table, qui me
rapproche de la table ; mon mouvement métamorphose donc mon rapport à la table, ce
qui signifie que le rapport est sans médiation, total et englobant. En d’autres mots, le
mouvement de « mon corps » change la nature du rapport perceptif lui-même dont mon
corps est une partie et, par conséquent, le changement en question me concerne autant
que le monde lui-même. Aux « battements de mes cils, un rideau s’abaisse et se relève » :
aux mouvements des cils, de « mon corps », le rapport perceptif au monde change mais
change comme rapport. Il y a une variabilité modale ou une relativité des termes du
rapport qui n’affecte ni le sens du rapport ni même sa « solidité fondamentale ». MerleauPonty complète et termine sa description ainsi :
« Ainsi le rapport des choses et de mon corps est décidément singulier 30 : c’est lui
qui fait que, quelquefois, je reste dans l’apparence et lui encore qui fait que, quelquefois,
je vais aux choses mêmes ; c’est lui qui fait le bourdonnement des apparences, lui encore
qui le fait taire et me jette en plein monde. Tout se passe comme si mon pouvoir
d’accéder au monde et celui de me retrancher dans les fantasmes n’allait pas l’un sans
l’autre. Davantage : comme si l’accès au monde n’était que l’autre face d’un retrait, et ce
retrait en marge du monde une servitude et une autre expression de mon pouvoir naturel
d’y entrer. Le monde est cela que je perçois, mais sa proximité absolue, dès qu’on
l’examine et l’exprime, devient aussi, inexplicablement, distance irrémédiable. L’homme
« naturel » tient les deux bouts de la chaîne, pense à la fois que sa perception entre dans
les choses et qu’elle se fait en deçà de son corps. Mais autant, dans l’usage de la vie, les
deux convictions coexistent sans peine, autant, réduites en thèses et en énoncés, elles
s’entre-détruisent et nous laissent dans la confusion » 31 .
Le rapport entendu comme relationnel n’est pas autre chose que ce que Merleau-Ponty
désigne parfois dans Le visible et l’invisible comme « il y a quelque chose ». Du monde,
mon mouvement se fait donc au sein du monde, m’ouvre à la vérité perceptive de la
chose et m’enlève à l’illusion perceptive. Que je me meuve, qu’il y ait un « bougé » des
apparences, que les choses « subissent une brève torsion », cela ni ne me trouble, ni ne
30
Notons simplement que maintenant le « rapport » est le substantif qualifié par « des choses et de mon
corps ». Il y a sens ici à ce que l’on ne parle pas du rapport de mon corps aux choses ou du rapport des
choses à mon corps.
31
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23.
33
trouble ma certitude d’être au monde même et au même monde parce que mon
mouvement, se faisant du monde, est un mouvement se formant à l’être en totalité et par
rapport à la totalité de l’être. Mon mouvement, mon champ perceptif qui, en quelque
sorte, s’ajoute de mon corps, se fait et se renouvelle au sein d’un invariant qui semble se
tenir constamment à distance, comme reculant devant la progression de mon exploration.
Ainsi, le percevant s’aperçoit solidaire d’un monde qui répond à son mouvement par un
retrait. Le percevant se mouvant se perçoit au sein de ce qu’il perçoit et, si le monde est
bien ce qu’il perçoit, le percevant ne peut assister à sa propre perception sans se percevoir
de sorte que la relation perceptive au monde renverra toujours la « proximité » à une
certaine « distance », et inversement. Il y a là une vérité phénoménologique indépassable
parfaitement explicitée par Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible à partir du rapport
relationnel visible/invisible, des termes de « dimensionnalité », de « rayon du monde » ou
encore de « niveau ». Pourtant, si la description de Merleau-Ponty de la perception est
convaincante et si Merleau-Ponty est proche de nous dire en quel sens nous sommes
corps, en tenant l’expérience de la réversibilité du sensible pour une expérience ultime du
sens du rapport relationnel, le sujet de la perception reste compris dans une perspective
dualiste qui condamne définitivement la caractérisation du percevant à des termes
irréconciliables, contradictoires. Pourtant, lorsque Merleau-Ponty relie le « pouvoir
d’accéder au monde » du corps au fait qu’il peut « m’empêcher de percevoir » 32 ,
Merleau-Ponty est sur le point de formuler la véritable problématique du corps propre, de
rendre compte de l’autonomie du rapport lui-même, c’est-à-dire de la phénoménalité, et
ainsi de proprement spécifier la nature ontologico-existentielle du corps. C’est, en tout
cas, le sentiment qui se dégage de la description de Merleau-Ponty du rapport perceptif
lorsque sur une même page est écrit que « la perception nous fait assister à ce miracle
d’une totalité qui dépasse ce qu’on croit être ses conditions ou ses parties, qui les tient de
loin en son pouvoir, comme si elles n’existaient que sur son seuil et étaient destinées à se
perdre en elle » 33 et que donc « tout se passe (…) comme si l’accès au monde n’était que
l’autre face d’un retrait, et ce retrait en marge du monde une servitude et une autre
32
33
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 24.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23.
34
expression de mon pouvoir naturel d’y entrer » 34 . Mais ce qui ne fait que transparaître au
niveau de la description de la perception se dissipe au niveau de la détermination du sujet
de la perception comme touchant/touché. Aussi, si d’un côté Merleau-Ponty est sur le
point de rendre compte du rapport au/du monde sans opposition, de renouveler le sens de
la philosophie de la perception en comprenant la perception elle-même comme une
relation d’ensemble qui se constitue de la corporéité du percevant par quoi la relation
transcendantale est intérieure au rapport lui-même, de l’autre, ce rapport apparaît comme
une unité du touchant et du touché, c’est-à-dire finalement une unité de la conscience et
de son objet. Or si, comme le montre Merleau-Ponty en reconnaissant le sens de
l’incarnation du percevant, la relation de transcendance se structure elle-même, se
compose de « mon corps » comme corps du monde au sein du monde, la philosophie se
trouve alors libérée de la constitution positive du rapport du corps au monde de sorte que
ce qui du percevant l’amène à être en rapport au monde n’est pas ce qui comme tel
ordonne la structure du rapport relationnel. Dans cette perspective, la profondeur de
l’hypothèse de la perception pure est de dédoubler la question de la relation du percevant
au monde, de faire d’abord état d’un rapport entre les seules images – respectant ainsi la
phénoménalité qui seule justifie le sens problématique de la question du corps propre –
pour reprendre la question à partir du mode d’être propre à une image, reprise qui ne vise
pas à expliquer le rapport de transcendance comme tel puisqu’il se compose toujours déjà
de « mon corps », mais qui vise à expliquer que le percevant, perceptible comme tout
étant du monde, se distingue des autres mondains en tant qu’image. Or, en identifiant les
deux aspects de cette même question, Merleau-Ponty en vient à définir le percevant
comme un « prototype de l’Être », à commettre au fond le travers de la philosophie de la
conscience qui pense le rapport à comme un rapport bâti par un sujet (incarné). Entendu
comme un « sensible exemplaire » pris dans l’ordre du sensible, le percevant n’est pas
véritablement pensé pour lui-même comme si le percevant et le perçu pouvaient l’un et
l’autre être dit en leur vérité propre en les rapportant toujours à ce qui leur est commun, à
savoir le rapport de perception. Merleau-Ponty s’enfonce dans ce qui leur est commun
34
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23.
35
pour penser leur différence et, de ce fait, c’est en restant dans le cadre conceptuel d’une
philosophie de la perception que le percevant est caractérisé 35 .
L’expérience du corps propre apparaît comme un problème parce qu’elle se donne
comme un « singulier rapport » qui, abordé à partir du sujet de la perception lui-même, se
présente à l’esprit comme une « ambiguïté », s’exprime contradictoirement. En revanche,
vu à partir du sujet de la perception, en tant que le percevant est lui-même du monde, le
rapport de l’expérience s’énonce comme un paradoxe dont la formulation philosophique,
problématique, ouvre une investigation neuve à propos de la structure de la relation
d’appartenance du percevant au monde. On le sait, le sujet de la perception est lui-même
inscrit au sein du champ perceptif dont il est le centre. Le percevant est du côté du monde
dont il est une partie. Or, en étant perceptible à lui-même comme à l’autre, le sujet de la
perception est lui-même sujet à la condition de l’expérience perceptive (au sein de
laquelle le monde se déploie) qu’il polarise. Le sujet de la perception est enveloppé par ce
qu’il centralise. Le déploiement du monde est ainsi aussi le sien et, de ce fait, la
polarisation de l’expérience perceptive est déterminable comme une individuation du
monde lui-même. Du côté de ce dont il est une partie, appartenant et polarisant ce qui le
dépasse, comment le percevant peut-il impliquer ce qui l’enveloppe ? Comment une
relation d’appartenance peut-elle être constitutive d’elle-même ? Comment une image
peut-elle être en rapport à l’ensemble des images ? Comment la partie peut-elle être en
relation au Tout alors même qu’elle est du Tout ? Comment un « apparaissant », pour
reprendre la dénomination de Patoĉka, peut-il être le sujet de l’apparaître ? Comment
celui qui ne peut avoir une position de survol sur le monde peut-il en être le sujet ? On le
voit, le paradoxe réfère au renvoi intérieur de l’expérience à elle-même, au fait que le
sujet au monde est du monde. Autrement dit, la problématique du corps propre se signifie
comme une relation paradoxale de la partie-sujet du Tout au Tout qui, à première vue,
remet totalement en cause la division de la conscience et de la nature. Un tel paradoxe
appelle en somme une redéfinition de la question du corps propre en considérant le sens
d’une appartenance où le percevant n’est pas « dans » le monde puisque le percevant est
35
En traitant plus spécifiquement du phénomène de la réversibilité du sensible dans la partie A) 1.1.3, nous
essaierons de saisir l’unité, la cohérence et les conséquences de l’attachement de Merleau-Ponty à la
philosophie de la perception.
36
du monde. La dualité de l’expérience du corps propre ne peut justifier, par elle-même, la
distinction de l’intériorité et de l’extériorité mais doit, au contraire, orienter la
phénoménologie vers le sens d’une relation sur laquelle se fonde et se déploie
précisément une telle alternative. Or, que le rapport de l’expérience apparaisse
« paradoxale » à la réflexion n’annule évidemment pas le fait qu’elle figure un rapport
effectif, spécifiant ainsi en mots l’unité duale de l’expérience. Si le problème est bien la
structure d’un rapport qui s’exprime comme un paradoxe, un tel paradoxe n’en réfère pas
moins au rapport dont la phénoménalité se structure car c’est seulement du point de vue
du rapport lui-même que le rapport est déterminable, vient à l’expression. C’est du
monde que le percevant est au monde. L’appartenance au rapport caractérise la structure
du rapport lui-même qui, à la pensée, se présente comme un paradoxe. Le paradoxe n’est
pas une caractérisation abstraite du réel au sens où il n’exprime pas un point de vue
extérieur à l’expérience elle-même. Il s’agit ici, en quelque sorte, d’un paradoxe sans
prémisse, le paradoxe d’un rapport qui n’est pas totalisable mais qui forme la totalité luimême et qui, de ce fait, n’aboutit pas à une contradiction ou à une opposition d’être (à
moins de réduire la question du corps propre à celle du sujet). C’est la réalité qui est
d’elle-même duale là où elle se fait rapport à, l’expression étant une forme modale de ce
rapport à. Propre à la structure de l’expérience, le paradoxe apparaît dès lors que la
description de l’expérience s’inspire de l’expérience elle-même, sans préjugé, sans voile
ontique. Nous reviendrons évidemment en longueur sur ce point.
Toute description/définition de l’être de l’expérience est renvoyée à l’expérience.
Aussi, qu’est-ce que veut dire « avoir une expérience » ? Qu’est-ce que signifie « avoir
une expérience » ? Dire par exemple que différents aspects de mon environnement
perceptif et que certaines dimensions de ma vie psychologique qualifient et attestent ma
certitude d’avoir une expérience, c’est peu dire à propos de l’expérience elle-même.
Lister n’est pas définir. Néanmoins, le fait même de dire que « j’ai une expérience »
révèle une dimension fondamentale de l’expérience en ce sens que l’effectivité du mode
d’avoir qualifie, par définition, un mode relationnel. Aussi, dire que « j’ai une
expérience » revient à dire que je me situe moi-même en relation avec ce dont j’ai
l’expérience. Or, être-en-relation-à signifie, par définition, être-à-distance-de puisqu’un
37
mode relationnel, quel qu’il soit, implique les termes qui le définissent comme relation et,
par conséquent, ce dont j’ai l’expérience se figure comme l’expérience même en ce qu’il
constitue une référence effective constante pour le sujet, en ce qu’il n’est déjà plus
précisément sur le seul mode de l’avoir. En effet, mon expérience est définissable comme
mon expérience et l’expérience en raison du fait que je m’inscris moi-même dans une
relation de distance avec elle. C’est dire que ce dont j’ai l’expérience est situé comme je
me situe moi-même à titre de sujet de l’expérience. La distance étant constitutive de l’être
de l’expérience, l’expérience s’offre comme un monde en impliquant les termes qui la
composent, à savoir le sujet de l’expérience et ce dont j’ai l’expérience. La distance
semble ouvrir un monde et en comprendre les dimensions, elle semble être du monde.
Comme mode relationnel, l’expérience n’est pas identifiable à une expérience frontale et
totale à ce dont j’ai l’expérience. Une telle expérience s’évanouirait à titre d’expérience.
Par suite, si un état de coïncidence avec ce dont j’ai l’expérience peut être nommé une
expérience pure, un tel état n’est pas toutefois assimilable à celui de l’expérience qui, en
tant qu’expérience, est un rapport à. D’un autre côté, la distance composant l’expérience
s’anéantirait comme distance si elle n’était pas la mesure possible d’une proximité
opérante. Au niveau même de l’expérience, la distance porte une proximité comme la
proximité porte une distance. Ainsi, la distance réfère au « à » du être-en-relation-à et la
proximité réfère au « avec » du être-en-relation-avec de telle sorte que la relation
d’inhérence entre la distance et la proximité traduit comme telle la factualité de
l’expérience même. Il s’ensuit qu’être-en-relation-à signifie être-en-relation-avec, et
inversement. Cette interrelation signifie que l’expérience est toujours l’expérience de
quelque chose et de quelqu’un. Partant, l’expérience est expérience comme mode
relationnel, c’est-à-dire qu’elle implique les dimensions qui lui sont constitutives :
l’expérience se réfère indistinctement à elle-même en se référant à ses dimensions
propres, c’est-à-dire à ses pôles subjectif et objectif. Autrement dit, l’expérience en tant
qu’expérience est et se constitue elle-même en manifestant, d’une manière unitaire, le
sujet de l’expérience et ce dont j’ai l’expérience. C’est pourquoi l’expérience se constitue
elle-même comme relation de transcendance permettant une relation à sans se dissoudre
elle-même comme relation. Encore une fois, l’expérience est en étant expérience de
quelque chose, c’est-à-dire en se maintenant elle-même dans l’extension d’une
38
articulation irréductible de distance et de proximité qui spécifie l’ordre relationnel à
proprement parler. Or, puisque l’expérience est en se polarisant, en étant d’une manière
concomitante une référence à l’objectif et au subjectif, la corrélation entre la distance et
la proximité, la transcendance et l’immanence, rend compte et caractérise la corrélation
d’être entre le fait d’avoir l’expérience de quelque chose et le fait d’être présent à
quelque chose. L’expérience se manifeste donc comme un « écart » qui situe en rapport le
sujet de l’expérience et ce dont j’ai l’expérience. Un écart qui n’est pas entre eux mais un
écart qui enveloppe et porte les termes de l’expérience elle-même et, de ce fait,
l’expérience n’est pas autre chose que cet écart effectif. Un écart faisant que l’expérience
ne perd pas son inhérence à un sujet, ce dont j’ai l’expérience sa transcendance et son
opacité. Un écart laissant l’expérience ouverte à elle-même, ouverte à une certaine
indétermination ou modulation puisqu’elle n’est ni localisée ni un invariable mais est en
se positionnant toujours comme relation, c’est-à-dire, comme étant constamment sujette à
des variations ou des déterminations. Aussi, un écart comme un mode qui fonde et
structure l’être de l’expérience où l’expérience est toujours et indistinctement la
manifestation de l’identité et de la différence. La polarisation de l’expérience, laquelle
rapporte le fait d’être-en-relation-à au fait même d’être-en-relation-avec, empêche de
soutenir une représentation verticale de l’expérience. La bipolarité propre de l’expérience
s’opère toujours comme un fait de l’expérience elle-même. Les pôles de l’expérience
font, dans leur polarisation même, l’ordre de l’expérience. Il y a expérience de parce que
l’expérience est un mode relationnel qui se réalise comme relation de transcendance en
impliquant et englobant à la fois le sujet de l’expérience et ce dont j’ai l’expérience. C’est
donc parce que l’expérience est, en elle-même, mode relationnel que le sujet de
l’expérience est lui-même une dimension de ce dont j’ai l’expérience. Le sujet de
l’expérience est de l’expérience. Aussi, la structure de l’expérience comporte son pôle
subjectif au sein même de ce dont j’ai l’expérience. Autrement dit, le mode d’avoir est
d’une manière inhérente un mode d’être. Je ne peux pas « avoir une expérience » sans
être moi-même présent au niveau même de ce dont j’ai l’expérience et, par conséquent,
« avoir une expérience » est précisément « ce dont j’ai l’expérience ».
39
Voilà finalement ce qui peut se dire de l’expérience à partir de mon/l’expérience :
« avoir une expérience », c’est être à « ce dont j’ai l’expérience », c’est-à-dire être sujet
de ce qui n’est pas définissable comme un objet, de ce qui me transcende absolument ;
« ce dont j’ai l’expérience » n’est pas fait de « choses », c’est ce milieu phénoménal, de
présence, au sein duquel je suis en rapport ; « il y a quelque chose » et j’en suis présent,
voilà « ce dont j’ai l’expérience ». Aussi, « avoir une expérience », c’est simplement êtreen-relation-à, à ce qui n’est pas déterminable en soi puisque j’en suis, à ce qui demeure
irrémédiablement ouvert à mon/l’expérience. Une relation à que je suis mais que j’ai,
c’est-à-dire qui n’est déjà plus mon propre : donc une relation à qui est mon appartenance
à la relation, qui marque comme telle ma position au sein du monde et une direction vers
le monde. Être et être-à, la structuration de l’expérience étant duale, mon/l’expérience
n’est proprement définissable que de sa dualité même. Aussi parler de l’expérience, de
l’expérience perceptive, de l’expérience du corps propre ou encore de mon expérience du
monde, c’est toujours et nécessairement parler de mon/l’expérience à travers des termes
contraires qui, annulant une opposition de sens, expriment une appartenance ontologique.
Mais exprimée ou vécue, mon/l’expérience du monde est le monde de l’expérience : je ne
suis pas à moi-même, à mon/l’expérience comme sujet extra-mondain. Ce à quoi j’assiste
comme « corps propre » est indissociable du monde de mon/l’expérience qui, encore une
fois, me situe en/par rapport au monde. Autrement dit, le monde de l’expérience est
mon/l’expérience du monde 36 .
Que le percevant au monde soit du monde signifie donc que le percevant et le
monde sont les deux faces d’une même réalité, d’un même rapport. Il en découle que le
problème de la transcendance est unique car la transcendance est toujours l’expérience
d’une transcendance. Si en effet le problème de la transcendance est de savoir « comment
je peux être ouvert à des phénomènes qui me dépassent et qui, cependant, n’existent que
36
Dire : « j’ai l’expérience de cette table », c’est limiter son attention, pour des raisons pratiques, à la table
qui, à proprement parler, est une donnée individuelle parmi d’autres de mon expérience perceptive, donnée
qui s’insère dans un ordre, l’expérience elle-même, qui me comprend. De même, je n’ai jamais l’expérience
du « rouge » lui-même, mais du rouge de ce tapis de cette pièce, de quelque chose qui m’embrasse, c’est-àdire dont je suis le sujet et qui me dépasse de la manière dont je m’y rapporte. « Ce dont j’ai l’expérience »
est précisément cet ensemble qui, paradoxalement, me comporte.
40
dans la mesure où je les reprends et les vis » 37 , alors la transcendance de « mon corps »,
du monde et la transcendance perceptive sont indiscernables. Il n’y a qu’une manière de
comprendre le problème de la transcendance parce qu’il n’y a qu’un rapport au monde.
Ce rapport n’est pas un rapport qui se retourne, qu’il est possible de tenir à distance ou de
considérer de l’extérieur. C’est du monde même que la transcendance est et fait sens. La
transcendance relève ainsi du rapport à, elle correspond à une dimension de l’expérience,
à son inhérence à un qui et à un quoi. Autant dire que la transcendance est nécessairement
du registre de l’expérience, que l’expérience (perceptive) du corps propre est
indistinctement celle du monde 38 . La transcendance est l’écart que nous désignions
comme l’espace d’être relatif au rapport à. Il n’y a donc pas l’expérience interne du corps
propre et l’expérience externe du monde mais un seul et même tout qui s’organise comme
un rapport de transcendance. Un rapport de transcendance qui résume la relation même
du percevant au monde et qui renvoie l’empiricité du percevant à la transcendance du
monde. Autrement dit, l’intra-mondanéité du percevant est constitutive de son rapport au
monde, c’est-à-dire de la transcendance du monde en raison même de son appartenance
au monde. La mondanéité du percevant est coextensive à la transcendance du monde, elle
participe à la transcendance même du monde. C’est pourquoi la proximité est toujours
distance, et inversement, que mon corps est référence réciproque du subjectif et de
l’objectif.
Le percevant au monde est du monde : de ce fait relatif à la structure de
l’expérience dépend la véritable formulation de la problématique du corps propre. Il ne
s’agit plus de se demander comment la subjectivité est à la fois partie du monde et
principe du monde ni même comment le corps est à la fois sujet et objet. Il ne peut en être
ainsi puisque la phénoménalité ne se réalise pas de deux pôles positifs, puisqu’elle est
irréductible à l’une de ses dimensions. Il n’y a pas une ambivalence de l’expérience mais
bien une dualité corrélative à l’expérience même. Or, la formulation de la problématique
du corps propre rejoint la structure propre à l’expérience lorsqu’elle suit les traits de
37
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 417.
Cela signifie que l’expérience vécue du corps propre n’est pas une expérience autonome, qui s’apparaît à
elle-même indépendamment de toute chose. Le vécu comme expérience est absolument indissociable de ma
présence au monde comme totalité.
38
41
l’expérience elle-même. Ainsi, loin de la bipolarité cartésienne et en ajustant précisément
ses mots sur la ligne d’articulation de l’expérience, E. Straus écrit dans Du Sens des
Sens : « nous sommes une partie du monde et pourtant nous sommes en relation avec
l’ensemble du monde » 39 . La problématique de l’expérience du corps propre trouve ici
une formulation paradoxale – la contradiction apparaît lorsque ce même rapport est
formulé et articulé en fonction de et à partir du sujet de la perception – parce qu’elle
rapporte une situation relationnelle d’ensemble du percevant au monde. Or, exprimé plus
formellement, ce rapport global devient celui de la partie-du-Tout au Tout comme
Totalité. La problématique de la question du corps propre, donc la problématique de
l’expérience, revient alors à comprendre le sens et la possibilité d’un rapport effectif de la
partie au Tout. Il y a une problématique car le paradoxe du corps propre est celui d’un
rapport de totalité qui n’est pas observable pour lui-même. Aussi dépasser l’alternative
des points de vue antinomiques de l’en soi et du pour soi, de l’intellectualisme et de
l’empirisme, de l’idéalisme et du réalisme, c’est pour nous remonter à l’expérience à
partir du sens de la structure qui la structure. Il nous faut ainsi saisir le sens du relationnel
qui structurellement implique la partie au Tout où la partie est du Tout. Autrement dit, il
nous faut rompre avec l’opposition ontologique de la conscience et de la chose, qui
manque à la fois le phénomène du corps et l’être du monde pour penser le sens d’une
appartenance dont se compose la phénoménalité. Penser ce lien de la partie du Tout au
Tout reviendra à penser les conditions du rapport relationnel, de la manière dont
l’expérience se manifeste et s’organise, à penser enfin comme corrélative la structuration
de l’expérience et le sens d’être de l’étant référent de l’apparaître. Si le percevant est bien
de l’omnitudo realitis, le sens de son appartenance au monde et l’individualité
ontologique du percevant – car bien que du monde le percevant est au monde – sont les
deux moments d’un même problème : la possibilité même de tout rapport à, possibilité
que la philosophie, prenant le point de vue du sujet (incarné) ne pouvait rendre
intelligible.
39
Straus, Erwin, Du Sens des Sens, trad. de G. Thines et J.-P. Legrand, Éditions Jérôme Millon, 1989, p.
331.
42
A.1.1.2) Dualité et dualisme.
Lorsque la première phrase écrite par Merleau-Ponty dans La structure du
comportement annonce que « notre but est de comprendre les rapports de la conscience et
de la nature » 40 et que la première phrase écrite par Bergson dans Matière et mémoire
avance que « ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de
déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire » 41 , il y
a là exprimé, au-delà de la coïncidence, un projet philosophique commun qui porte sur
l’expérience et dont les termes apparaissent finalement comparables. Merleau-Ponty et
Bergson ne se rejoignent pas seulement ici sur le fait qu’ils traitent d’un même problème
mais aussi à travers le fait que ce problème est pour l’un et l’autre celui d’un « rapport »
ou, plus exactement, sur le fait que, pour Merleau-Ponty et Bergson, la notion de
« rapport » a au fond un sens identique. Si Merleau-Ponty et Bergson s’accordent sur la
nécessité de penser à nouveau le rapport constitutif de l’expérience, cette nécessité est
fondée sur le rapport de la conscience et de la nature pour Merleau-Ponty, de l’esprit et
de la matière pour Bergson. Le sens du rapport de la conscience et de la nature ou de
l’esprit et de la matière résultera alors de ce que l’on entend par conscience et nature, par
esprit et matière. Il n’est donc pas surprenant que Bergson, attestant de la « réalité » de
l’esprit et de la matière, ait recours à un troisième terme, la mémoire, comme liant
définitionnel commun à la matière et à l’esprit, liant représentant alors ce « rapport » luimême. Ici, le « rapport » est donc à rechercher, à re-trouver. Pensé comme un rapport de
correspondance pour Bergson, le « rapport » est finalement pensé sur une différence
d’être : la mémoire sait se tendre ou se détendre pour se faire esprit et/ou matière. Pour
Merleau-Ponty, le corps propre est toujours pour une conscience, c’est-à-dire est objet et
sujet, et si le mystère demeure, il faut alors chercher « la solution dans le rapport du corps
à lui-même : c’est là qu’il est touché-touchant » 42 . Chez Bergson et Merleau-Ponty, le
« rapport » est ainsi articulé, d’une manière ou d’une autre, au niveau même du sujet et
implique, par conséquent, des plans d’être contraires, opposés. Le sujet est ainsi le lieu
40
Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, 1990, p. 1.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du centenaire, 5ème édition, 1991, p. 161.
42
Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Col. traces
écrites, Paris, 1995, p. 285.
41
43
d’une unification, synthétise les différences. Pour Bergson et Merleau-Ponty, le rapport
lui-même est un sujet, le sujet est rapport, comme si le sujet de la perception
n’apparaissait pas lui-même soumis à ce rapport, ce qui en effet, reconnu pleinement le
fait de l’appartenance du percevant au monde, exclut de comprendre le « rapport »
comme un point d’équilibre, un entre-deux ou une déhiscence. Ainsi en pensant le
« rapport », c’est-à-dire le problème lui-même, à travers le rapport de l’esprit et de la
matière, de la nature et de la conscience, on en vient à définir le « rapport » sans le
prendre lui-même pour thème alors qu’il devrait être la mesure de notre définition de ce
que peut vouloir dire « conscience », « esprit », « matière » et « nature ». Or, penser le
« rapport » comme le rapport du sujet à l’objet, c’est d’emblée s’engager dans un lignage
philosophique cartésien et, dès lors, se rendre la tâche de penser l’expérience et ses
« déformations cohérentes » difficile. Autrement dit, le sens du rapport qui se dégage des
textes de Merleau-Ponty et de Bergson est celui de l’union de l’âme et du corps. Il est
ainsi significatif que Merleau-Ponty et Bergson aient d’abord à situer leur position
philosophique respective par rapport aux orientations philosophiques qui se forment des
distinctions cartésiennes, à savoir l’ « empirisme » et l’ « intellectualisme » pour
Merleau-Ponty, le « réalisme » et l’ « idéalisme » pour Bergson. Mais si cet héritage est
soumis à une investigation philosophique critique qui, pour Bergson, aboutira à une
redéfinition des termes du problème de l’expérience et, pour Merleau-Ponty, à la
nécessité de dépasser les termes en lesquels l’expérience est comprise par la tradition, ni
Bergson ni Merleau-Ponty ne parviendront à s’affranchir complètement de l’empreinte de
Descartes. Il ne suffit pas de gérer les distinctions métaphysiques du passé d’une façon
non métaphysique pour les défaire de leur dimension métaphysique.
La dualité de l’expérience du corps s’atteste comme une ouverture irréductible du
sujet au monde. Elle est irréductible car le sujet de l’expérience ne peut avoir à l’égard de
l’expérience un rapport d’extériorité. Du fait même de cette irréductibilité, le subjectif est
toujours déjà un terme objectif de l’expérience et inversement. Aussi, la négation de cette
dualité à partir d’un de ses termes constitutifs implique en même temps l’institution d’un
rapport d’extériorité radical entre l’objet et le sujet et la réduction de l’objet au sujet, ce
qui est contradictoire. Autrement dit, la réduction du rapport d’inhérence propre à
44
l’expérience au nom du sujet entraîne d’emblée l’adoption à la fois de l’exclusion de
l’expérience et sa reconnaissance, ce qui est, encore une fois, contradictoire. Il y a là une
contraction indépassable, la pensée est toujours ramenée à la factualité de l’expérience
car le point de départ du dualisme ne peut être que l’expérience elle-même. Le dualisme
ne peut se constituer qu’en adoptant l’expérience pour point de départ de telle sorte
qu’une fois établie comme dualisme, comme opposition substantielle du sens et du fait,
c’est-à-dire une fois que la contradiction dualiste est réalisée, l’expérience devient
impensable. Le dualisme théorique doit assumer le fait que la relation sujet-objet puisse
équivaloir à l’un de ses termes, ce que l’expérience dément en tant que fait relationnel. Le
dualisme substantiel est intenable car la contradiction qu’il développe, visant pourtant à
rendre compte de l’ordre de l’expérience, est contredite par l’expérience elle-même. C’est
dire que le problème du dualisme est de vouloir penser une relation sans correspondance,
une relation qui ne soit pas relationnelle. Au moment même où l’expérience est rejetée,
elle réapparaît : réduite à l’unité vécue ou représentationnelle de l’expérience, l’unité de
l’expérience se rappelle à la vie solipsiste du sujet dont l’existence mondaine résiste à la
réduction de la sphère aperceptive de l’ego. Si le dualisme se fonde sur une expérience,
sur l’adhésion naturelle à l’expérience de soi par soi, conçue comme une relation de
connaissance, il est finalement réfuté par un retour de l’expérience elle-même qui
reconduit le sujet à l’expérience même du corps propre, du corps mien.
Le dualisme sujet-objet qui conduit à penser la relation au monde sans lieu et sans
lien n’échappe pas à l’irréductibilité de mon expérience et, de ce fait, de sa radicalité
même, le dualisme participe à une revalorisation ontologique de l’expérience. Autrement
dit, l’impasse théorique du dualisme, l’impossibilité de comprendre ou de réconcilier les
oppositions de la pensée objective entraîne une réhabilitation de l’expérience sur laquelle
se construit l’antithèse idéaliste, l’empirisme. L’idéalisme qui identifie l’unité du rapport
au monde à l’unité transparente de l’ego dégage le champ d’un point de vue contraire. Or,
ce point de vue antinomique ne cherchera pas tant à redéfinir le sens de l’expérience qu’à
neutraliser la notion de subjectivité constituante. Au lieu de remettre en cause l’ontologie
idéaliste pour ouvrir le « rapport » à une nouvelle intelligibilité en prenant pour point de
départ ce qui ne peut se donner que par elle-même, l’expérience, l’empirisme adopte une
45
position symétrique à la pensée d’entendement en renversant l’ordre du rapport du primat
ontologique du sujet sur le monde. Ce renversement revient alors à l’inversion de la
problématique idéaliste : si parvenu à l’idée qu’il n’y a rien de plus dans la réalité que ce
qui apparaît à la conscience, l’idéalisme doit rendre compte de la possibilité du rapport
de connaissance, en revanche, l’empirisme situant le sujet au sein de la nature, comprise
sur un mode réaliste, doit à son tour rendre compte du rapport de connaissance, du fait
même que le rapport au monde puisse se composer de la possibilité de l’objectivation.
D’un côté, l’idéalisme a à justifier de la transcendance du monde, de l’autre, l’empirisme
a à élucider le fait de la provenance mondaine de la pensée. Autrement dit, le point de
départ de l’un est le point d’arrivée de l’autre, le point d’achoppement de l’un est le
présupposé de l’autre. Le retournement de la problématique du rapport du sujet au monde
n’offre donc pas une solution comme tel, il montre toutefois qu’il y a deux manières de
penser la même réalité, que prise pour elles-mêmes elles s’excluent. Il exprime donc
surtout une vérité sur une opposition qui n’advient comme telle qu’en tenant l’expérience
pour juge. Aussi, si, comme le dit Merleau-Ponty, l’idéalisme a raison contre l’empirisme
et l’empirisme a raison contre l’idéalisme, ce n’est qu’à l’aulne de la phénoménalité. Bien
que suivant des chemins antagonistes, l’idéalisme et l’empirisme usent de l’expérience
phénoménale à la fois pour se construire et comme témoin du contresens de la position
adverse. Ainsi, la dualité de l’expérience du corps propre a donné lieu à deux types de
formulation du rapport du sujet au monde, à deux « systèmes de notation » 43 qui, à
travers leur opposition dogmatique, affirme l’unité irréductible de l’expérience, c’est-àdire l’impossibilité de dépasser la structure duale de l’expérience. Rompre avec le
dualisme métaphysique ne veut pas dire nier la dualité de l’expérience mais penser le
sens d’une dualité unitaire, d’une dualité qui ni ne peut se dissoudre ni se décomposer,
c’est-à-dire d’une dualité relationnelle. Dès lors, en effet, « prendre la mesure de la
« diplopie » ontologique revient à dégager une vérité de l’unité contre l’opposition, mais
de telle sorte qu’au sein de cette unité la vérité de l’opposition demeure » 44 . Une unité qui
ne naît pas d’une « union », une unité qui plutôt se différencie d’elle-même pour se
constituer comme rapport relationnel. Une unité qui se réalise d’elle-même, qui devient
43
44
Bergson, Henri, L’énergie spirituelle, P.U.F., Édition du centenaire, 5ème édition, 1991, p. 961.
Barbaras, Renaud, De l’être du phénomène, Éditions Jérôme Millon, 2001, p. 107.
46
elle-même en advenant à elle-même parce qu’elle n’est pas isolable en soi, parce qu’elle
est un tout. Une unité enfin qui, comme rapport de/à soi, c’est-à-dire comme rapport
totalitaire, forme la réalité bipolaire de l’expérience elle-même. Pour comprendre que le
rapport au monde puisse être une auto-référence se faisant, il nous faut d’abord reprendre
le chemin de l’entreprise cartésienne, un cheminement qui dépossède le sujet de son
corps mais qui, pour se faire, présuppose une certitude tacite du monde. Du dualisme
cartésien peut se lire non seulement le développement de la philosophie moderne mais
aussi la manière dont s’opère la décomposition de l’expérience. C’est précisément ce
processus qui nous intéresse car il nous renverra à la vérité de l’expérience phénoménale
et à la manière dont l’être du corps est écarté tout en représentant un chaînon implicite de
l’ « ordre des raisons ». Il ne s’agit donc pas pour nous de resituer les Méditations
métaphysiques dans l’architecture systématique de connaissance de l’œuvre de Descartes.
L’explicitation de la continuité et de la cohérence totale de l’entreprise cartésienne
dépasse infiniment notre intention qui se limite à l’examen de la méthodologie
cartésienne de la validation des connaissances objectives claires et distinctes. Ce n’est pas
tant la doctrine du texte des Méditations métaphysiques qui structurera notre propos que
l’examen des conditions qui rendent possible, pour Descartes, la connaissance certaine de
la vérité.
Provisoire, la méthodologie du doute a pour but l’établissement du fondement
indubitable de la connaissance à partir duquel, suivant un ordre analytique, le savoir se
constituera en totalité d’une manière aussi irrécusable que patente. Le doute est un
préalable nécessaire à la constitution de la vérité en ce sens que de son application même
découle la première des certitudes, le cogito. À ce titre, l’exercice du doute appartient
pleinement au dispositif de connaissance sans lequel la philosophie ne pourrait « établir
quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » 45 . Pour Descartes, douter
signifie rejeter du champ de la connaissance tout ce qui se présente comme incertain,
si minime que puisse être mon incertitude. Seront ainsi tenues pour fausses toutes les
choses qui suscitent le moindre doute. La radicalité même du doute en détermine le
caractère méthodologique puisque tant que le doute n’est pas radicalement impossible, la
45
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 57.
47
pratique du doute se poursuit. Ce qui résistera au doute pourra dès lors être légitimement
reconnu pour vrai. La certitude ainsi obtenue sera certaine d’elle-même. Il n’est toutefois
pas utile que mes « opinions » subissent individuellement l’examen du doute puisque la
revue de leur fondement est assez pour juger de leur véracité ou de leur fausseté. Le
premier principe de connaissance auquel s’applique le doute méthodique est celui des
sens. Si l’on pense communément et spontanément que la connaissance procède et puise
sa nature des sens, Descartes dénie aux sens la qualité de « connaissance » en vertu de
l’indice de sélection correspondant à l’expérience du doute, au moins lorsque le doute est
naturel. Annexant toutes les choses sensibles au doute, le doute enveloppe l’existence des
choses matérielles comme mon corps :
« (…) encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu
sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres, desquelles on ne
peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par
exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier
entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier
que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? » 46 .
Si l’évidence factuelle des donnés mondaines des sens est ainsi questionnée au nom de
l’illusion perceptive, pour surmonter l’expérience du corps propre qui se donne sans point
de vue, Descartes invoque plus loin l’argument du rêve, l’argument des Sceptiques, les
perceptions sensibles et actuelles ne pouvant être en effet que des rêves. Cependant, pour
qu’une chose extérieure puisse nous apparaître comme une illusion, l’illusion ne peut être
le propre de la chose elle-même, ce qui nous empêcherait autrement de la reconnaître
comme une illusion. Autrement dit, l’illusion m’apparaît et ne peut m’apparaître que
parce que celle-ci advient ou se dissipe comme illusion. Aussi, par exemple, à la faveur
d’un mouvement, l’illusion se trouve dépassée, mais cet écart ne me laisse pas un vide. Il
me faut un certain recul pour voir une illusion, du temps également. De plus, si la chose
sensible se décline comme une illusion, sa présence n’est pas pour autant niée. L’illusion
se réalise donc d’une vérité perceptive qu’elle n’annule pas de sorte qu’elle en est une
possibilité. Il y a littéralement une apparition de l’illusion, laquelle apparaît en étant
toujours un thème de la perception qui la détermine comme illusion. La reconnaissance
46
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 59.
48
de l’illusion est une reconnaissance perceptive, c’est-à-dire que l’illusion est elle-même
un donné de l’expérience perceptive. Ainsi, en résumé,
« lorsqu’une illusion se dissipe, lorsqu’une apparence éclate soudain, c’est
toujours au profit d’une nouvelle apparence qui reprend à son compte la fonction
ontologique de la première. (…). L’éclatement et la destruction de la première apparence
ne m’autorisent pas à définir désormais le « réel » comme simple probable ; puisqu’ils ne
sont qu’un autre nom de la nouvelle apparition, qui donc doit figurer dans notre analyse
de la dés-illusion. La dés-illusion n’est la perte d’une évidence que parce qu’elle est
l’acquisition d’une autre évidence » 47 .
Comme phénomène perceptif, l’illusion revient à une dimension réelle et inhérente du
rapport perceptif au monde, une modalité possible de l’expérience qui atteste de son
appartenance au même monde comme tout évènement perceptif. De fait, que l’illusion
perceptive ait été d’abord réelle, qu’elle puisse aussi se dissoudre empêche de la tenir
pour fausse ou improbable et sans contexte. Or, puisque pour Descartes l’expérience
perceptive ni ne métamorphose ni ne rectifie elle-même l’illusion, puisque l’illusion est
une illusion de l’expérience sensible, le rejet du sensible dans sa totalité impose
l’introduction du rêve, c’est-à-dire d’une illusion généralisée qui puisse alors justifier de
l’exclusion des choses sensibles extérieures et de l’expérience du corps propre du champ
de la certitude inébranlable. En effet, comment pourrions-nous « nier que ces mains et ce
corps-ci soient à moi » à moins de considérer cette expérience même comme une pure
illusion ? Il n’y a pas de demi mesure possible pour mettre en doute l’expérience. Si
Descartes est en mesure de refouler la perception extérieure en prenant cette même
perception pour témoin, en revanche, une telle démarche apparaît inapplicable au niveau
de l’expérience du corps propre. C’est pourquoi Descartes se réfère au plan du rêve qui,
pour lui-même et au même titre que l’expérience perceptive, est un absolu, c’est-à-dire
qui se vit d’un seul point de vue, celui du possible et du réel, celui en l’occurrence, du
rêveur. Ainsi, le vivre d’expérience, parfois rêve, parfois veille, ne résiste pas au doute.
Cela dit, pour pouvoir opposer la veille au rêve et inversement, il faut déjà avoir pu
distinguer le rêve de la veille, il faut avoir déjà le sens de cette distinction pour en tirer
47
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 62. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
49
une opposition et un rapprochement. Autant dire que la distinction est déjà faite avant
d’être discutée. Nous ne pourrions ainsi reconnaître le rêve si nous ne pouvions le
discerner de la veille. Si je puis vivre le rêve, je ne puis vivre le rêve pour lui-même en
rêvant, c’est-à-dire que le rêve ne peut lui-même se prendre pour thème du rêve. Le rêve
ne peut donc se vivre comme la veille, à moins d’être un rêve qui, se laissant introduire
par le monde, est ramené à l’état de veille. Mais, du point de vue du doute méthodique, il
n’y a « point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse
distinguer nettement la veille d’avec le sommeil » 48 . Cette conclusion est d’autant plus
surprenante qu’elle ne se fonde pas sur une discussion portant sur la possibilité de
l’identification du rêve et de la veille, mais sur le témoignage de la mémoire. Ainsi, écrit
Descartes, « (…) ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que
tout ceci (l’état de veille). Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir
été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions » 49 . Entre le rêve et la
veille, Descartes insère le souvenir du rêve pour permettre la production du doute.
Comment Descartes peut-il croire à la véracité de son souvenir sinon en le situant
implicitement par rapport au présent, c’est-à-dire par rapport à l’état de veille ? Or, l’état
de veille n’est-il pas lui-même sujet au doute, n’est-il pas lui-même une « illusion » ? Dès
lors, comment ne pourrions-nous pas tenir le contenu de mon souvenir comme
possiblement invalide ? En dehors du fait que le souvenir n’est souvenir que du présent et
est, par conséquent, « douteux », notre mémoire n’est-elle pas pour elle-même parfois
faillible ? Notre mémoire ne nous a-t-elle jamais porté à croire le faux pour le vrai ? De
plus, puisqu’il n’y a « point d’indices concluants » manifeste entre le songe et la veille,
qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de croire que, certain d’être éveillé, je rêve pourtant
que « je me ressouviens d’avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de
semblables illusions » ? Et si je devais en douter, je peux même penser que je me
ressouviens du rêve de me ressouvenir « d’avoir été souvent trompé » sans obtenir de
l’évocation de ce souvenir un moyen de penser qu’il n’y a pas de « marques assez
certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil » puisque le
fait même de se ressouvenir peut être celui du rêve et, par conséquent, le ressouvenir du
48
49
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 61.
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 61.
50
ressouvenir n’est pas non plus une garantie de la certitude de mon état de veille. En
somme, à travers la convocation du souvenir, Descartes annule non seulement le pouvoir
suspensif du doute, mais ne pensant pouvoir ne pas se savoir ou songeant ou éveillé, il
expose la méthodologie du doute à un arbitrage. En effet, dans la mesure où la confusion
est générale, c’est-à-dire invérifiable, l’application du doute, qui nécessite le recours à
notre mémoire, apparaît maintenant injustifiée à moins peut-être… à moins peut-être
d’abandonner le plan du fait pour celui du droit, à moins d’abandonner nos
représentations données, apparemment trompeuses, pour déterminer les conditions
essentielles et propres de toute représentation possible, réelle ou imaginaire. S’il n’y a
« point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer
nettement la veille d’avec le sommeil », en revanche, que je rêve ou que je veille, mes
représentations se forment de constituants nécessaires qui échappent au vertige du doute.
Le raisonnement de Descartes va alors de nos représentations particulières, dont le statut
est indécidable, aux éléments constitutifs de nos représentations, c’est-à-dire pour
Descartes du complexe au simple, du composé à l’indécomposable :
« (…) pensons que peut-être nos mains, ni tout notre corps, ne sont pas tels que
nous les voyons. Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui nous sont
représentées dans le sommeil sont comme des tableaux et des peintures, qui ne peuvent
être formées qu’à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable ; et qu’ainsi,
pour le moins, ces choses générales, à savoir, des yeux, une tête, des mains, et tout le
reste du corps, ne sont pas des choses imaginaires, mais vraies et existantes » 50 .
Nos représentations en général sont de nature équivoque, imaginaire et, de ce fait,
contingente en tant que composition qui, par définition, implique des constituants plus
simples et plus généraux qui eux, du fait même de leur simplicité, sont incontestables et
véritables. D’un côté, nos idées composées forment des connaissances relatives que parce
qu’elles sont des compositions. D’un autre côté, les éléments composant ces idées étant
simples et indivisibles, ils s’excluent eux-mêmes de l’arbitraire des compositions et, dès
lors, sont tenus pour véritables. Ainsi, si peu douteuse que puisse être une idée composée,
elle devra son obscurité au fait même qu’elle est une composition. Mais ces « choses
générales » que sont les yeux et les mains sont cependant pour Descartes elles-mêmes des
50
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 61.
51
idées composées d’éléments plus simples et plus généraux qui, par là même, se dérobent
à l’incertitude possible de la composition. Ces « choses encore plus simples et plus
universelles, qui sont vraies et existantes, du mélange desquelles, (…), toutes ces images
des choses qui résident en notre pensée, soit vraies et réelles, soit feintes et fantastiques,
sont formées » sont l’étendue, la quantité, le nombre, le lieu et le temps qui, à titre de
composants simples et universels correspondent aux conditions nécessaires de toute
composition possible. Étant le ce sans quoi une idée, réelle ou non, ne peut se constituer,
ces natures absolument « simples et générales » échappent, par définition, au doute.
L’impossibilité de douter résulte de l’impossibilité même de poursuivre la décomposition
de nos idées. Descartes sort ainsi du doute naturel en passant du complexe au simple, ce
dernier tirant son évidence de lui-même. Les idées sont alors considérées dans leur réalité
propre « sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature, ou si elles n’y sont
pas » 51 . Aussi, que je dorme ou bien que je veille, les idées indécomposables restent ce
qu’elles sont, c’est-à-dire des vérités irréductibles. À ce stade des Méditations
métaphysiques, la distinction entre les sciences coïncide avec la différenciation entre les
idées : les sciences de la nature, comme la physique et l’astronomie, qui dépendent de
leur objet dépendent donc de la considération d’idées composées et les sciences
objectives, comme l’arithmétique et la géométrie, qui dépendent de nécessités formelles
dépendent d’idées simples. Aussi, le passage de nos idées à leur condition de possibilité
est le passage de l’existant à l’existence pensable. De la mise en valeur des éléments
premiers de nos représentations, Descartes spécifie les idées de l’endentement et introduit
dès lors une distinction entre le constituant et le constitué qui préfigure la distinction
ontologique de l’âme et du corps. L’entendement trouve donc en lui-même les idées par
lesquelles il (se) pense, c’est-à-dire les idées qui se donnent en une intuition claire et
distincte. Par là, seul l’entendement peut percevoir la vérité car la vérité lui est
consubstantielle. L’application du doute méthodique limite l’ordre de la connaissance
vraie à l’intuition de l’entendement par/de lui-même. Les idées de l’entendement existent
donc en soi et, c’est pourquoi, l’illusion du rêve n’altère pas la connaissance intuitive des
vérités certaines que les vérités mathématiques exemplifient le mieux et, en effet, « soit
que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre
51
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 63.
52
de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés » 52 . En résumé, le doute sur
l’existence des choses matérielles a entraîné la certitude de l’existence des idées claires et
distinctes. Pour Descartes, seule la certitude engendre de la certitude. À la fin de la
première méditation cartésienne, si l’existence du monde demeure indéterminée, malgré
notre inclination naturelle à adhérer à l’existant, en revanche, l’existence objective des
idées simples que constituent les idées inhérentes à l’acte de penser apparaissent comme
vraies et immuables. Cependant, une certitude de cette nature demeure vulnérable car il
est possible de vouloir en douter. Du fait même que je puisse vouloir douter de ce qui se
présente à moi comme nécessaire et certain est suffisant pour suspendre totalement notre
jugement, notre croyance en la certitude de ce qui est pourtant certain. De cette possibilité
même naît l’hypothèse du « malin génie », un doute qui ne se fonde plus sur l’existant
pour se justifier mais sur un pouvoir « malin » à la hauteur de notre volonté de douter de
l’indubitable et qui peut vouloir que « je me trompe toutes les fois que je fais l’addition
de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque
chose encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela » 53 . Dans la
mesure où ce sont les vérités d’entendement qui sont soumises à l’action du doute, le sens
du « doute métaphysique » excèderait sa portée méthodologique s’il ne devait être
considéré pour lui-même, c’est-à-dire comme révélateur d’une pensée et de ma pensée.
Puisque la radicalité et l’universalité du « doute hyperbolique » annulent son
applicabilité, l’objet du doute métaphysique est le doute lui-même, c’est-à-dire la relation
interne et d’inhérence entre le doute et ma pensée. En effet, le fait de douter du réel et du
possible met en valeur la condition même du doute, à savoir l’existence de ma pensée. En
d’autres mots, le rapport entre le doute et ma pensée est celui de la pensée à elle-même si
bien que douter du monde, de soi et de tout réitère la relation intrinsèque entre le doute et
ma pensée et retire au doute sa fonctionnalité. Le doute radical et total que l’hypothèse du
« malin génie » incarne assure le fondement ontologique de ma pensée car si le « malin
génie » peut s’employer continuellement à me tromper, cette éventualité même doit à ma
pensée son actualité et, dès lors, il faut que je sois moi-même. Ainsi, l’identification de la
possibilité du doute à ma pensée est la certitude de mon être même. Douter, c’est penser
52
53
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 63.
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 65.
53
et pour douter il faut nécessairement que je sois au moment même où je doute 54 . Mon
acte de douter atteste donc la certitude indiscutable de ma pensée pensante, le Cogito.
Aussi, le premier jugement indubitable est impliqué dans le doute lui-même et il suffit de
radicalement douter pour parvenir à la certitude de soi, ce qui signifie que la certitude de
son existence propre comme pensée est la condition même du doute. Ainsi, l’enjeu de
l’hypothèse du « malin génie » est la validité ontologique du sujet pensant, de la certitude
que le Cogito représente la vérité première et fondatrice de toute connaissance possible.
Le rapport entre mon existence et ma pensée forme une évidence absolue parce qu’il se
donne en une aperception aussi claire que distinct. C’est dire que la vérité du Cogito est
le Cogito lui-même, que la connaissance entière et complète qu’il manifeste se limite à sa
manifestation même. C’est pourquoi d’ailleurs Gueroult écrit que la découverte du Cogito
n’introduit qu’une « exception » dans le dispositif du doute et que « le doute universel,
fondé sur le Malin Génie, subsiste en droit » 55 . Une exception factuelle et nécessaire car
l’indéfectible relation entre l’existence et la pensée s’extrait de l’ordre existentiel sensible
et de ce que le sujet reconnaît pour des vérités essentielles hors de soi comme celles de la
géométrie et de l’arithmétique. Aussi, le Cogito ne se connaît que comme sujet pensant,
comme un être développant en lui-même le sens intrinsèque et universel du sens. Le
Cogito exprime donc une intériorité dont le contenu revient à une identité à soi. Il s’ensuit
alors que le Cogito, comme vérité essentielle et condition première de toute
représentation possible n’est pas la condition de possibilité du contenu même des
représentations. En effet, provenant de la suspension même de tout contenu sensible et du
contenu idéel des sciences objectives, le Cogito n’a pour contenu que lui-même, c’est-àdire le fait de (se) penser. Aussi, en droit, le Cogito figure la condition originaire de toute
représentation possible et, de fait, la dimension subjective irréductible de toute
représentation particulière. Un contenu représentatif particulier sera alors nécessairement
54
« Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune
terre, aucun esprit, ni aucun corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes,
j’étais sans doute, si je ne suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais
quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc
point de toute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire
que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir
soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition :
Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon
esprit » ; Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 73.
55
Gueroult, Martial, Descartes selon l’ordre des raisons, Tome I, Éditions Aubier, 1975, p. 50.
54
celui du Cogito sans pour autant lui être réductible puisque, contrairement au Cogito, ce
donné particulier ne résiste pas au doute. Autrement dit, si le doute bloque le contenu de
la pensée, celui-ci n’atteint pas la plénitude ontologique de l’être de la pensée de sorte
que le contenu particulier de la connaissance n’est pas en soi un terme objectif interne au
Cogito. En somme, s’il est possible de nier tous les contenus représentatifs de la pensée,
il est impossible de douter de la pensée et, à ce titre, le Cogito constitue bien la condition
originaire de toute représentation possible, c’est-à-dire un pur Je constituant de toute
représentation possible, c’est-à-dire encore une substance pensante. À la question de
savoir qui suis-je moi qui suis, Descartes écrit alors : « je ne suis donc, précisément
parlant, qu’une chose qui pense » 56 . Avec le Cogito, est délimitée la première vérité, celle
qui se connaît en et par elle-même, quelque chose qui tire d’elle-même son évidence
absolue. La certitude immanente au Cogito forme une mesure inaltérable de la vérité et
doit sa validité objective à son appréhension immédiate, au fait même de pouvoir être
pensé clairement et distinctement indépendamment de tout autre chose. Avec le Cogito,
Descartes délimite donc une réalité impersonnelle, une réalité qui, à la fin de la seconde
méditation, ne se connaît pas comme devant au corps, à la matérialité, le sens de sa nature
propre. Mon existence individuelle et empirique renvoie ainsi à l’imagination et aux sens,
à ce qui demeure soumis au doute, et l’existence de mon moi pur ne s’atteint que par une
intuition purement intellectuelle indépendante de tout donné empirique. Le moi de
l’expérience est ainsi refoulé de/par l’ordre des raisons, ne se manifeste dans la seconde
méditation que par opposition à la définition de la substance pensante. Chose pensante, le
Cogito est une réalité en soi matérialisant l’extrémité d’un mouvement de pensée, c’est-àdire précisément le résidu nucléique d’un processus radical d’exclusion des existences et,
pour cette seule raison, il représente le point d’ancrage certain pour la fondation de la
connaissance. Aussi, le Cogito qui se connaît lui-même intuitivement n’est pas pour luimême connaissable sinon comme ce qui subsiste au travail du doute, au rejet
systématique des modes ou des contenus représentatifs de la pensée que la pensée
conditionne. Le Cogito se connaît comme le résultat d’un procédé rigoureux, par une
mise à l’écart de ses modes accidentels par lesquels il s’apparaît à lui-même. Comme
condition originaire et universelle de la connaissance en général, la chose pensante rend
56
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 77.
55
possible et se donne en chacune de ses modalités, celles précisément que le doute a écarté
pour saisir et délimiter le Cogito. Il y a donc, d’un côté, un rapport de constitution de la
substance pensante à ses formes particulières et, de l’autre, un rapport de réciprocité de
connaissance entre ces termes si bien que les représentations particulières, comme formes
de connaissance, sont nécessairement celles de ma pensée. Si ces représentations doivent
être suspendues dans une démarche de fondation certaine de la connaissance, puisqu’elles
apparaissent factuelles, elles n’en apparaissent pas moins comme relatives à ma pensée.
Si elles n’appartiennent pas à ma nature essentielle, celle que je partage avec tout homme,
elles sont toutefois des facultés modales de mon être pensant. Ainsi, il est certain à la fois
que ce dont je doute est dubitable et que le doute même démontre un indubitable, une
condition du doute. De même, il est indubitable que ce que j’imagine et je puis sentir est
ouvert au doute et aussi que cette certitude même rapporte les facultés d’imaginer et de
sentir à celle de ma pensée puisque je ne puis douter que j’imagine ou que je sente. Ce
dont je doute est dubitable, l’objet du doute est incertain mais le sujet du doute ne l’est
pas. Pareillement, les objets de mon imagination comme de mes sens sont certainement
des phénomènes douteux mais les facultés d’imaginer et de sentir caractérisent également
le sujet qui pense car pour imaginer ou pour sentir, il faut être. Ainsi, la distinction entre
le contenu du sentir et l’acte de sentir correspond à la distinction d’entendement entre le
contenu représentatif d’une connaissance particulière et l’acte de la pensée pensante,
laquelle est unité d’être invariable et condition de possibilité de la connaissance. Le
contenu des facultés de sentir et d’imaginer est différencié des facultés elles-mêmes qui,
quoique non pures, sont des pensées, c’est-à-dire des réalités indissociables du « je
pense ». Descartes constate dès lors, dans l’Abrégé des Méditations métaphysiques, à la
fois la contingence des « accidents » de l’âme mais le fait aussi qu’ils soient inséparables
de l’âme : « l’âme humaine, au contraire, n’est point ainsi composée d’aucuns accidents,
mais est une pure substance. Car encore que tous ses accidents se changent, par exemple,
qu’elle conçoive de certaines choses, qu’elle en veuille d’autres, qu’elle en sente d’autres,
etc., c’est pourtant toujours la même âme » 57 . De l’invariabilité de l’être du sujet qui
pense découle la certitude de la pensée de sentir, de la pensée d’imaginer sur le contenu
du sentir et de l’imagination. Les modalités de la substance pensante sont donc des
57
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 51.
56
pensées se présentant avec l’évidence de la pensée: « il est certain qu’il me semble que je
vois, que j’ouis, et que je m’échauffe ; et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir,
et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser »58 . Imaginer, sentir,
vouloir, c’est donc penser. La perception aussi est renvoyée à l’acte de la pensée qui
pense, qui se connaît par elle-même. L’analyse du morceau de cire intervient précisément
pour discuter de la croyance empiriste qui tient le sensible extérieur pour comptable de
ma connaissance du sensible. La cire serait connue par nos sens, elle formerait un
contenu de connaissance immédiat et complet que nos sens recueilleraient. Si, pour les
empiristes, les propriétés extérieures et changeantes de la cire forment comme telles la
connaissance de la cire, pour Descartes, c’est la connaissance de l’invariant idéal sous les
changements de figure de la cire qui constitue la connaissance de la cire. Adoptant alors
la règle d’analyse du composé au simple, la détermination des réalités individuelles
empiriques s’effectue par une soustraction des qualités proprement empiriques du donné
pour en obtenir une pensée claire et distincte. Ainsi, la description cartésienne de
l’expérience de la variation perceptive du morceau de cire à l’approche d’une source de
chaleur débute par une décomposition réaliste des qualités sensibles de la cire comme si
la cire était une chose en soi, analysable selon les éléments que le langage constitué
trouve incarné dans la chose. Porté à proximité du feu, le morceau de cire perd
l’ensemble des propriétés sensibles répertoriées initialement. Or, puisque « toutes les
choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps » 59 par le seul moyen des sens
disparaissent à l’issue de la variation phénoménale et que, pour autant, il faut constater
que la même cire « demeure », il faut naturellement en conclure que l’appréhension de
l’identité de la cire ne doit pas aux sens son sens et sa raison 60 . Il n’est pas toutefois
possible de soutenir que la connaissance de la cire puisse revenir au seul pouvoir de mon
imagination car la cire à la capacité de recevoir une infinité de changements de figure qui
58
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 51.
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 85.
60
« Qu’est-ce donc que l’on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut
être rien de tout ce que j’y ai remarqué par l’entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient
sous le goût, ou l’odorat, ou la vue, ou l’attouchement, ou l’ouïe, se trouvent changées, et cependant la
même cire demeure » ; Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979,
p. 85.
59
57
dépasse son pouvoir d’appréhension 61 . Ne connaissant la cire ni par les sens ni par
l’imagination, je ne peux la connaître comme telle que par une idée de l’entendement.
Aussi, seul ce qui « demeure » au cours du changement perceptif qualifie la cire et seul le
pouvoir d’appréhension de ce qui « demeure » qualifie la pensée de percevoir. Sans
aucune qualité sensible, la véritable cire est l’idée de la cire, c’est-à-dire finalement
« quelque chose d’étendu, de flexible et de muable » 62 et l’entendement ce qui connaît
clairement et distinctement l’unité d’être de la cire qui traverse l’infinité de ses
métamorphoses possibles. Ainsi, la vérité perceptive du morceau de cire est une vérité
d’entendement. La conception de la perception qui se développe à la fin de la seconde
méditation cartésienne ne s’attache donc pas à la perception elle-même puisqu’elle exclut
le perçu de son analyse. En « éloignant toutes les choses qui n’appartiennent point à la
cire » 63 , à savoir les différentes aspects sensibles par lesquels il y a réellement une
donation perceptive, on obtient quelque chose d’identique et de permanent ou bien encore
une substance qui, à proprement parler, ne figure pas la cire perçue, mais un objet abstrait
dont la réalité satisfait à l’expression de l’intelligence pure poursuivant ce qui, dans les
choses, est indubitable. La démarche méthodologique de Descartes vide ainsi la cire de
ses particularités sensibles pour en dégager un noyau conceptuel, elle en retire les
apparitions pour en déterminer une essence, un invariant reconnaissable par la pensée et
par toute pensée. Ce qui apparaît comme indubitable ici est l’existence de ma pensée et
aussi l’idée d’étendue, laquelle demeure la même dans la cire seule au contraire de la cire
comme étant du monde. En pensant que l’accès vrai ou réel à la chose relève d’un acte de
pensée, non seulement Descartes nie l’extériorité phénoménale du monde mais élève
aussi la pensée à un seuil transcendantal qui l’exempte d’un rapport au monde car, dans
les Méditations métaphysiques, l’être-en-relation-à se veut être une relation de
connaissance qui se connaît en et par elle-même, c’est-à-dire une relation à soi sans
référence au monde. La perception de la cire est une aperception de la pensée de sorte
61
« N’est-ce pas que j’imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré
en une figure triangulaire ? Non certes, ce n’est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une
infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon
imagination, et par conséquent cette conception que j’ai de la cire ne s’accomplit pas par la faculté
d’imaginer » ; Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 85.
62
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 85.
63
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 85.
58
que la connaissance de la cire revient seulement à une « inspection de l’esprit » 64 et, par
conséquent :
« puisque c’est une chose qui m’est à présent connue, qu’à proprement parler
nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point
par l’imagination ni par les sens, et que nous ne les connaissons pas de ce que nous les
touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée, je connais
évidemment qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit »65 .
Trois vérités cadrent et introduisent la troisième méditation cartésienne. En vertu même
de l’ordre méthodologique rationnel, nous le savons, la vérité naît de la vérité. Aussi, si
mon existence est en effet celle d’une substance pensante, de cette première vérité
découle nécessairement la seconde qui rapporte mon essence à celle d’une pure pensée
absolument indépendante de l’étendue corporelle, laquelle n’est ni connue d’après son
existence ni d’après sa nature. Il s’ensuit donc, et telle est la troisième vérité, que l’âme
est plus compréhensible que le corps. La connaissance du corps étant dépendante de celle
du Cogito, de la vérité indépassable du Cogito est consécutive la connaissance du corps.
Je me connais mieux en moi-même que le corps et mon corps car de la connaissance de
mon âme à la connaissance du corporel, il y a la distance et l’être de la condition au
conditionné. Trois vérités qui apparaissent toutefois, et en fait, comme le résultat d’un
processus d’abstraction ou de dépersonnalisation du rapport vivant du sujet au monde.
C’est, de ce fait, la démarche de validation dont résulte l’ego cogito et qui mène ensuite à
la certitude que l’« esprit » se connaît sans le « corps » que nous devons considérer pour
elle-même afin de mettre en valeur le sens du monde comme le revers de la négation du
doute et le contresens que l’ego Cogito représente en raison même de son origine
mondaine qui constitue une prémisse oubliée de l’ordre des raisons et à partir de laquelle
le sujet pensant parvient à se penser lui-même et à se penser comme pensée pure, c’est-àdire sans monde. Si « l’ordre consiste en cela seulement que les choses qui sont
proposées les premières doivent après être connues sans l’aide des suivantes, et que les
suivantes doivent être disposées de telle façon qu’elles soient démontrées par les seules
64
65
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 87.
Descartes, René, Méditations métaphysiques, Éditions Garnier-Flammarion, 1979, p. 91.
59
choses qui les précèdent » 66 , alors le caractère nécessaire de la progression déductive
nécessite un point de départ absolu qui l’ouvre sans devoir être lui-même un terme d’un
enchaînement de vérités antérieures. Or, ce « point de départ », ce sol de la connaissance
indubitable et donc certaine n’est pas arbitrairement posé par Descartes, il se situe plutôt
sur une ligne de recherche qui prend l’expérience comme point de départ. Si selon l’ordre
des raisons, la première vérité est la connaissance de soi par soi, le Cogito est toutefois
obtenu par l’exclusion même du donné de l’expérience. Comment donc la première vérité
de l’ordre des raisons, qui nécessite les dispositifs successifs du doute méthodique et
métaphysique, pourrait-elle être tenue pour inconditionnée, comme valant pour ellemême indépendamment même de sa détermination comme première vérité ? Puisque, en
effet, le Cogito ne s’institue pas lui-même comme première vérité certaine mais à partir
de la pensée même de quelque chose, de l’expérience dont est faite abstraction les
déterminations phénoménales, comment de ce fait l’ordre des raisons pourrait-il s’exclure
du donné qu’il exclu ? Si, selon l’ordre des raisons, une vérité sort en effet d’une autre, la
première vérité des Méditations métaphysiques n’apparaît pas comme autosuffisante
précisément parce qu’elle est obtenue de la négation de l’expérience, qu’elle se détermine
de ce qui la détermine comme vérité de sorte que le fondement de la connaissance
immédiate et apodictique emprunte sa certitude à celle du sensible, doit à l’expérience sa
vérité. La métaphysique de Descartes ne va pas exactement du doute à la certitude, d’une
vérité d’entendement à l’autre, mais du doute à propos du sensible à la certitude de l’idée
du sensible ou du fait de se représenter (quelque chose). L’évidence du « je pense », en
tant que résultante d’un travail sur l’expérience pour en exprimer la teneur purement
subjective, n’apparaît qu’en prenant l’expérience pour thème. Si, en droit, l’ordre
analytique débute avec l’ego cogito, en fait, l’ordre de droit se fait de l’ordre de fait, des
réalités d’existence dont la négation délimite et atteste un sujet de la négation. Or,
comment est-il possible de séparer une vérité des conditions qui en rendent possible la
connaissance ? S’il est vrai en effet que « chaque chose par ordre doit être considérée
différemment, selon qu’on se réfère à l’ordre de notre connaissance ou à celui de
66
Descartes, René, Réponses aux IIème Objections, IX, Œuvres philosophiques, Éditions Garnier, Col.
Classiques Garnier, Paris, 1997, Tome 2, p. 121.
60
l’existence réelle » 67 , s’il est vrai en effet que la consécution des vérités certaines n’est
pas l’enchaînement des réalités, pour autant, l’ordre rationnel se positionne par rapport à
l’ordre des choses, ne peut se déployer de lui-même sans l’amorce de l’expérience et, par
conséquent, l’expérience rendant possible la détermination de la connaissance du Cogito,
entendu comme condition de possibilité de la connaissance, est la condition même de la
validité du Cogito lui-même. L’ego cogito ne s’élève donc à la connaissance de soi qu’en
s’appuyant sur l’expérience, que par la médiation de l’expérience. Pour se placer au
niveau de l’ordre analytique, le point de vue de l’expérience est incontournable en tant
que référence originaire de l’analyse. Aussi, insistons de nouveau, comment pourrionsnous dissocier l’évidence intrinsèque du Cogito du procédé de sa découverte, d’une
méthodologie qui s’initie avec la négation de l’expérience, c’est-à-dire, au fond, avec
l’affirmation implicite de la solidité ontologique de l’expérience ? Si le Cogito apparaît
pour lui-même indubitable, cette évidence même est inscrite cependant dans une
démarche dont la validité s’inspire du donné du sensible et corrélativement du monde.
Pour pouvoir établir que l’intelligence pure se connaît par l’intelligence pure ou encore
que la connaissance du corporel procède d’une connaissance de la pensée pure, la
seconde précédant la première, il faut pouvoir établir que la pensée pure est en soi, en soi
séparée du corps, en soi antérieure au corporel et en soi condition totale de la
connaissance du corps. Mais pour pouvoir établir que la pensée pure est, en droit,
radicalement distincte du corps et qu’elle se connaît par elle-même avant tout autre chose,
il faudrait pouvoir établir, en fait, la primauté ontologique de la connaissance de la pensée
sur la connaissance du sensible. Or, les Méditations métaphysiques ne parviennent à la
connaissance du Cogito et de sa nature que de la position de mon existence, de la vie de
mon expérience. À vrai dire, le primat de la connaissance sur l’être est le résultat de
l’inversion de l’ordre de la réflexion qui, parvenant à l’identification de l’être et de la
connaissance à l’aide de l’élimination du sensible, se renverse pour s’établir selon un
ordre analytique où le droit coïncide avec le fait. Cette inversion est donc inséparable de
la procédure du doute radicalisé qui m’apprend que je ne suis que du moment où je pense
et qui, par après, m’apprend tel que je suis, c’est-à-dire une chose pensante de sorte que
67
Descartes, René, Regulae, Regula 12, Oeuvres Philosophiques, Éditions Garnier, Col. Classiques
Garnier, 1997, Tome 1, p. 418
61
j’en viens à me connaître clairement et distinctement en excluant de moi-même ce qui est
corporel, ce qui appartient à l’étendue. L’inversion est imposée par une disqualification
du sensible qui détermine symétriquement le primat du sujet pensant sur l’être si bien que
la définition de la substance pensante est conditionnée par l’exclusion même des données
de l’imagination et des sens. Autrement dit, s’« il est impossible que je me pose comme
incorporel sans me poser en même temps comme purement intellectuel » 68 , il est alors
impossible de tenir le « je pense » comme une vérité indépendante, exclusive en soi du
donné corporel. En résumé, les deux premières méditations cartésiennes vont du monde
de la vie à la connaissance de l’essence puis, de là, à la distinction réelle de l’âme et du
corps. Mais comment ne pas voir que l’ordre des raisons se hausse à son intelligibilité
propre sur une vérité toujours implicitement sollicitée lorsque la négation se fait doute
radical ? Comment est-il possible de soutenir que la première vérité est ce qu’elle est
abstraction faite de ce qu’elle n’est pas alors même que l’idée de mon moi fondamental
est une idée de laquelle est supprimée les caractères corporels ? La difficulté majeure que
pose ainsi les deux premières Méditations est la légitimité d’une conclusion énonçant que
la définition de mon existence et de ma nature est une connaissance absolument distincte
de toute position d’existence individuelle comme si la méthode par laquelle je me connais
rationnellement ne déterminait pas elle-même le sens et la portée de sa conclusion. Cela
est particulièrement évident lorsque de la certitude de mon existence, au moins lorsque je
doute, Descartes déduit que ma nature n’est concevable que comme pure intelligence. Le
passage du Cogito à la détermination de ma « nature » résulte ainsi des contraintes que le
procédé d’exclusion des existants impose à la réflexion. Après avoir mis totalement hors
jeu le monde de la vie, lorsque Descartes s’interroge sur ce qu’est le Cogito, il ne lui reste
plus que le pur esprit pour réponse. Aussi, de la découverte du Cogito à la déduction de
l’âme comme substantiellement distincte du corps, il y a un mouvement de pensée devant
au contexte épistémologique de l’analyse son droit et sa validité, un contexte qui s’édifie
de la négation du sensible de telle sorte que la seconde et la troisième vérité des deux
premières méditations cartésiennes doivent leur caractérisation définitionnelle de ce dont
elle nie, par après, l’existence comme existence débordant les limites idéelles de l’esprit
68
Gueroult, Martial, Descartes selon l’ordre des raisons, Tome I, Éditions Aubier, 1975, p. 66.
62
pur, ce que précisément le « composé » imaginatif ou sensible est reconnu pouvoir réalisé
et incarné.
De la troisième vérité, il est impossible de revenir au donné de l’expérience. On
peut dire ainsi que
« Descartes ne se rend pas clairement compte que l’ego, son « je » démondanéisé
par l’épochè, dont les cogitationes forment par leur opération tout le sens d’être que le
monde puisse jamais posséder, ne peut entrer en jeu dans le monde, qu’il est impossible
en tant que thème lui-même mondain, puisque tout ce qui est mondain puise justement
son sens dans ses opérations – y compris par conséquent l’être psychologique propre, le
« je » au sens habituel » 69 .
Le projet cartésien de suspension volontaire de mon assujettissement à la chose qui
s’identifie à la recherche d’un fondement absolu de la connaissance revient ainsi à la
thématisation d’un sujet a-mondain, c’est-à-dire d’un sujet pensant à qui seulement et
pour qui ce qui apparaît peut apparaître. La méthodologie du doute qui ressert le sens de
l’être à l’être du sujet engendre l’extra-mondanéité de l’esprit et, par conséquent,
l’incompréhensibilité du phénomène du corps propre pour l’entendement. Plus
précisément, puisque l’ordre des raisons se compose d’une référence constitutive à
l’expérience, la détermination du sujet comme res cogitans entraîne un double point de
vue sur l’être du corps, à savoir le point de vue de l’entendement où le corps est conçu
comme une res extensa et le point de vue de l’existence qui m’enseigne que ce même
corps m’est propre. Ainsi, l’opposition dualiste entre l’expérience qui m’assure que l’âme
est unie au corps et l’entendement qui me convainc que l’âme est substantiellement
distincte du corps se forme à partir de la définition du critère absolu de la vérité claire et
distincte 70 . Autrement dit, la réduction réalisée par l’abstraction du sensible débouche sur
69
Husserl, Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G.
Granel, Paris, Éditions Gallimard, 1989, p. 95. C’est Husserl qui souligne.
70
« Et partant, de cela même que je connais avec certitude que j’existe, et que cependant je ne remarque
point qu’il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature ou à mon essence, sinon que je suis
une chose qui pense, je conclu fort bien que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui
pense, ou une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. Et quoique peut-être (ou
plutôt certainement, comme je le dirai tantôt) j’ai un corps auquel je suis très clairement conjoint ;
néanmoins, parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement
une chose qui pense non étendue, et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est
seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par
63
une dualité de nature entre d’un côté l’ordre de la connaissance d’entendement et, de
l’autre, l’ordre de la connaissance commune à partir de laquelle se fondent deux points de
vue irréductibles sur le corps. Obtenus à travers une exclusion réciproque, le plan de
l’idée et le plan de la vie présentent chacun une valeur intrinsèque. L’intelligence ne
connaît alors le corps propre que comme une chose partes extra partes, appartenant à
l’étendue ou, plutôt, à la pure idée d’étendue. La connaissance de la nature du corps,
identifiable à un contenu représentatif, s’inverse en une évidence de soi comme être
corporel et vivant que l’intelligence est, à proprement parler, incapable de penser. Devant
la force du fait, de l’expérience du corps propre, l’intelligence rappelle le principe de
l’idée, sa simplicité comme critère de vérité, c’est-à-dire en définitive le point de vue de
l’intelligence sans pouvoir réduire le sens du corps propre à ses catégories. En d’autres
termes, la vie du corps propre échappe à l’intelligence pure et de son irréductibilité même
la définition moderne du corps subjectif inséparable du moi trouve son fondement. Aussi,
en réponse et symétriquement à la découverte du Cogito la conception du corps-objet
donne lieu à une explicitation du corps propre comme union de l’âme et du corps. Dès
que le corps est conçu comme un objet, l’expérience du corps propre est alors comprise
en terme d’union. En rapportant le corps à l’extériorité de la chose étendue, Descartes se
voit condamner à rendre compte du fait même que ce corps puisse être mien. Or, ce
problème est pour la pensée une énigme car elle revient à penser l’extériorité pure à partir
de l’intériorité pure, c’est-à-dire à penser une relation à partir d’une opposition d’être et
de sens. L’expérience du corps propre est insoluble dans une philosophie qui structure
l’être sur l’être du sujet, qui renvoie dès lors le corps à l’ordre des choses et qui, face à la
densité de l’expérience, mobilise finalement les sens pour dire l’impensable, c’est-à-dire
l’harmonie de l’âme et du corps. Les sens nous apprennent que j’ai un corps, nous
donnent le sentiment d’avoir un corps mais ce corps n’est jamais un mode existentiel
pour Descartes, une marque de mon appartenance au monde en tant que sujet percevant.
Le corps de l’union demeure impersonnel, n’est qu’à contre raison mon corps. C’est dire
que la vérité du phénomène du corps propre ne trouve pas sa pleine expression dans la
laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être
ou exister sans lui » ; Descartes, René, Méditations métaphysiques, trad. Duc de Luynes, Ed Livre de
poches, 1990, p. 220.
64
perspective de l’union substantielle qui recompose une expérience décomposée par le
dispositif méthodologique du doute métaphysique.
Le dualisme métaphysique cartésien se termine par la formulation de la
problématique du corps propre, par une double lecture de l’expérience. L’expérience
réapparaît donc dans l’analyse cartésienne comme le refoulé de l’ordre des raisons, ordre
qui lui impose une place qui place la raison devant une contradiction. L’expérience étant
toujours celle du corps vivant au monde, l’expérience se présente uniquement
problématique comme l’expérience de mon corps. La contradiction se centralise ainsi sur
ce corps que la raison ne connaît pas comme mon corps. Que la vie contredise
l’intelligence ou que l’intelligence ne puisse inclure le phénomène du corps propre dans
l’ordre analytique, il y a là manifestement un débordement du donné sur la
compréhension du donné. La contradiction ne vient donc au jour que parce qu’elle naît de
l’intelligence elle-même. La contradiction n’est pas celle du fait mais de la raison qui,
face au sensible, ne renouvelle pas son sens propre mais exclut puis réhabilite
l’expérience toujours au nom de la raison et de son primat ontologique. Aussi, s’il y a en
effet « deux façons de comprendre l’homme, une double nature de l’homme : ma nature
au sens large, comme étant l’entendement pur et tout ce qu’il conçoit et ma nature au sens
restreint, au sens de composé âme-corps » 71 , celles-ci caractérisent l’échec de la raison
épistémologique qui se désavoue en reconnaissant une valeur ontologique à l’expérience.
En d’autres mots, la doctrine de l’union substantielle de l’âme et du corps qui vise à
dénouer la tension interne de la raison est en réalité significative de cette même tension
qui renvoie la raison à la pression de l’expérience. Il y a ainsi contradiction car la raison
ne peut à la fois soutenir que le corps est objet et sujet. Elle ne peut soutenir que le corps
appartient en même temps à l’ordre de l’entendement et à l’ordre du sensible. La raison
se contredit lorsqu’elle pense que l’âme et le corps sont comme une seule et même chose
ou lorsqu’elle les pense comme distincts. En bref, on ne peut à la fois exclure et admettre
l’expérience. Or, cette contraction ne serait pas une contradiction de la raison si l’union et
la distinction n’étaient pas exigées par la raison elle-même qui, prenant en compte
71
Merleau-Ponty, Maurice, La nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, 1995, p.
34.
65
l’expérience dans la sixième méditation, reste toutefois celle de la troisième méditation,
celle qui avait retiré à l’expérience son sens d’être. On le voit, la distinction impose
l’union à la raison quand la raison parvenue à sa définition propre par la négation de
l’expérience reprend l’expérience pour thème de la raison. Mais si la distinction et
l’union sont des étapes nécessaires à la raison pensante, elles sont toutefois
incompatibles. Une telle contradiction est constitutive d’un idéalisme qui pense la
relation au monde à partir du sujet et qui, dès lors, obtient sur le corps propre les deux
points de vue possibles de la relation du sujet du monde au monde, à savoir le point de
vue du sujet qui ne se connaît que par lui-même et le point de vue du même sujet qui se
sait existant, lié à un corps et au monde. La dualité de l’expérience ne pouvant ici être
relative à l’expérience elle-même puisqu’elle est une mesure du sujet, l’expérience rentre
dans une opposition définitionnelle caractéristique de la pensée dualiste qui, quant à la
question du corps propre, s’achève en une contradiction qui la place dans une impasse.
Une impasse qui souligne ainsi l’irréductibilité de l’expérience à la pensée d’entendement
et l’impossibilité de dépasser la dualité de l’expérience elle-même. Une impasse qui met
également en valeur le sens de la dualité de l’expérience qui, étant en elle-même
irréductible, figure une relation d’être du sujet au monde, une relation selon laquelle le
sujet est son corps comme dimension du monde. Le sens de l’expérience du corps propre
ne saurait donc avoir dans la perspective du rationalisme métaphysique une portée propre
à ouvrir la philosophie à une redéfinition du sens même de l’expérience dont dépend
pourtant la détermination de la spécificité ontologique du corps.
Assumer l’impossibilité de réduire la dualité de l’expérience du corps propre
consiste à questionner l’opposition ontologique de la conscience et du corps en pensant la
structure de l’expérience qui implique nécessairement le corps, en prenant en compte la
mesure de la situation mondaine du sujet de la perception 72 . Le dualisme emprisonne
72
Une alternative au dualisme et à la phénoménologie qui, pour beaucoup, s’est construite sur la critique de
la métaphysique dualiste, est le matérialisme, lequel voit le mental/subjectif réductible à un phénomène
physique. Cependant, comme le souligne Robert Hanna et Evan Thompson, il est loin d’être certain que
réduire le mental/subjectif au monde physique permette d’appréhender adéquatement la problématique du
phénomène de l’expérience subjective dans la mesure même où nous n’avons pas une connaissance assurée
de la nature du monde physique. Ils écrivent ainsi: « There are at least three distinct philosophical problems
about the mind and the body: (1) the Traditional Mind-Body Problem; (2) the Body-Problem; and (3) the
Mind-Body-Body Problem. The Traditional Mind-Body Problem is how to account for the existence and
66
l’expérience du corps propre dans une définition contradictoire de l’être parce qu’il
identifie l’être et le connaître, parce que cette identification même qui se réalise sur le
terrain de l’expérience en rétablit la valeur et le sens. L’expérience est pour le dualisme
une prémisse originaire mais masquée à un travail de déduction et une énigme
consécutive à cette même chaîne de déduction. Aussi, prendre la mesure de la
mondanéité du corps propre signifie prendre en compte la primauté de l’expérience sur
l’analyse de l’expérience, saisir par conséquent la dualité de l’expérience pour ellemême, c’est-à-dire comme pleinement constitutive de l’expérience de sorte qu’elle ne soit
plus rapportée à un sujet réel. L’enjeu est de déplacer le centre du rapport duel et propre à
l’expérience du sujet de la perception au sujet de la perception afin d’éviter les difficultés
philosophiques du dualisme métaphysique. Or, l’analyse de la phénoménalité dans Le
visible et l’invisible vise précisément à reprendre le sens de l’expérience à partir de
l’expérience pour se défaire de l’ontologie oppositive qui trame encore la
Phénoménologie de la perception. L’ontologie de l’objet, encore actuelle en 1945, évolue
en une intra-ontologie dépassant l’opposition du transcendantal et de l’empirique par une
implication réciproque non dialectique du transcendantal et de l’empirique. Si « nous
sommes le composé d’âme et de corps, écrit Merleau-Ponty dans L’Oeil et l’Esprit, il faut
donc qu’il y en ait une pensée » 73 . Considérons donc le Le visible et l’invisible pour
évaluer une pensée qui ne se donne pas pour objectif de penser un composé de l’âme et
du corps mais sa genèse et son sens, une pensée qui place les termes de la question de la
subjectivité perceptive sur le terrain de l’ontologie pour reconstruire la philosophie sur un
terrain plus fertile, plus intégratif, moins équivoque.
character of the mental – specifically, consciousness, in the sense of subjective experience, and whatever
includes or entails consciousness – in a physical world. The Body Problem is that neither materialism nor
dualism, nor indeed the Traditional Mind-Body Problem itself, can be intelligibly formulated because no
one has a true theory of the nature of the physical world. In other words, given the Body Problem, the
Traditional Mind-Body Problem dissolves »; Hanna, Robert, Thompson, Evan, « The Mind-Body-Body
Problem », in Theoria et Historia Scientiarum: International Journal for Interdisciplinary Studies, Vol. 7,
Number 1, 2003, p. 23. Ainsi, aussi longtemps que nous ne serons pas en mesure de spécifier ce qu’est
ultimement une réalité matérielle/physique, la réduction matérialiste de l’expérience de soi du sujet
apparaîtra incohérente.
73
Merleau-Ponty, Maurice, L’œil et l’esprit, Éditions Gallimard, Col. Folio/Essais, 2003, p. 34.
67
A.1.1.3) Touchant et touché.
Toute l’œuvre de Merleau-Ponty est la reprise d’une même problématique, d’une
problématique qui, dans l’introduction à La structure du comportement, se présente
comme un « but », celui de « comprendre les rapports de la conscience et de la nature »74 .
Comprendre donc, mais en ayant pour « but » d’éviter le réalisme objectiviste des
sciences de la nature, lequel rapporte les « rapports de la conscience et de la nature » à
des rapports de causalité, et le réalisme de l’idéalisme de la philosophie critique qui
ramène la structure du fait à l’exercice du sens 75 . D’emblée, l’objet et l’étendue de
l’investigation philosophique merleau-pontienne se détermine par rapport à une ontologie
qui maintient le débat sur le sens du relationnel dans les limites problématiques du
dualisme, débat qui, de ce fait, est clos avant même de débuter. La méthode et la solution
de Merleau-Ponty, qui consiste à neutraliser le réalisme de l’attitude naturelle, dont
découlent les oppositions de la conscience et de la nature, de l’idée et de la chose, se situe
sur le terrain même de la pensée objective en réexaminant la notion de comportement qui,
bien comprise, apparaît « neutre à l’égard des distinctions classiques du psychique et
du physiologique » 76 , c’est-à-dire qui est ni réductible au sujet transparent des actes
objectivants ni à l’objet. Le sujet du comportement présente un mode d’être, un rapport
effectif au monde qui échappe à l’alternative de l’intériorité et de l’extériorité, de
l’intellectualisme et du mécanisme. L’organisme se comporte, forme une relation interne
et de sens avec son milieu qui impose à la philosophie de reconsidérer sa représentation
du monde, de reconsidérer le point de vue selon lequel la pensée pensante épuise le sens
de la subjectivité et le point de vue, corrélatif du premier, selon lequel « mon corps » est
un point de vue sur le monde comme l’un des objets de ce monde. Autrement dit, à partir
des propres résultats de la psychologie de la forme et de la physiologie de Golstein,
Merleau-Ponty parvient dans un même mouvement à dépasser le réalisme de la pensée
objective et à renouveler le sens de la subjectivité qu’il caractérise comme subjectivité
74
Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990, p. 1.
« Ainsi se trouve juxtaposées chez les contemporains, en France, une philosophie qui fait de toute nature
une unité objective constituée devant la conscience, et des sciences qui traitent l’organisme et la conscience
comme deux ordres de réalités, et, dans leur rapport réciproque, comme des « effets » et comme des
« causes » » ; Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990,
p. 2.
76
Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990, p. 2.
75
68
incarnée, une conscience qui est en se tournant elle-même vers la transcendance du
monde. L’être du comportement manifeste en vérité un mode d’être où les oppositions
s’effacent, où la « conscience » et la « nature » ne font pas alternative. Aussi, en deçà des
clivages de la pensée oublieuse du perspectivisme de son expérience, le sujet incarné,
indistinctement vivant et percevant, se vit au monde dans un monde perçu, indépassable,
toujours déjà horizon de son intentionnalité motrice. Incarnée, la conscience perceptive se
réalise de son inhérence au monde, s’échappe à elle-même dans le monde, exemptant
ainsi la conscience de se re-présenter le monde et préservant dès lors la transcendance du
monde qui s’identifie à l’ouverture perceptive elle-même. L’incarnation de la subjectivité
signifie une inscription du sujet au monde, une inscription qui figure le monde à la
conscience comme monde perçu. Pour autant, la découverte du sujet incarné, situé au
monde et du monde, sert essentiellement à un infléchissement du sens de la philosophie
réflexive au lieu de susciter une révision convaincante de son ontologie. Le corps
demeure alors le corps du sujet plutôt que corps subjectif, c’est-à-dire un corps situé entre
la conscience et le monde donnant ainsi au sujet une perspective, la pesanteur du monde
et un horizon. Il y a ainsi la conscience connaissante et la conscience vécue, incarnée,
c’est-à-dire finalement une unité rompue qui réitère la problématique du corps propre, qui
l’installe de nouveau dans un ordre contradictoire. Si la conscience est un évènement
corporel, naturel, elle demeure structurellement celle de l’homme, de la pensée
symbolique. Tentant de penser l’émergence du sens au sein du monde afin de dépasser le
double point de vue sur l’expérience, l’ordre du sens persiste à être celui de la
conscience, de « l’attitude catégoriale », ordre antinomique à un enracinement naturel, à
un sens qui, inhérent à la nature, trouverait en l’esprit un développement modal. Au final,
la réelle reconnaissance de l’incarnation de la conscience qui délivre la conscience d’un
rapport transcendantal au monde laisse Merleau-Ponty dans un certain embarras, un
embarras relatif à la position philosophique de son travail vis-à-vis des solutions
classiques et de l’idéalisme critique. En effet, les analyses amenant le comportement à
son sens propre conduiraient à « l’attitude transcendantale, c’est-à-dire à une philosophie
qui traite toute réalité concevable comme un objet de conscience » 77 . Une conclusion qui
serait « avec une philosophie d’inspiration criticiste dans un rapport de simple
77
Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, 1990, Paris, p. 217.
69
homonymie » 78 . Une « homonymie » dont le sens est toutefois tu par Merleau-Ponty, une
filiation homonymique ou d’esprit qui apparaît difficile à articuler avec la perspective
philosophique ouverte par le point de vue de La structure du comportement, le point de
vue extérieur à la conscience. Une filiation malaisée à assumer mais une filiation réelle
qui ramène en effet Merleau-Ponty à un primat de la conscience, à un ordre de
l’expérience structuré en rapport à une définition humanisante du sens et, en
conséquence, à une stratification réaliste de l’expérience : « Il nous a semblé que matière,
vie, esprit ne pouvaient être définis comme trois ordres de réalité ou trois sortes d’êtres,
mais comme trois plans de signification ou trois formes d’unité » 79 . Merleau-Ponty écrit
alors un peu plus loin qu’
« entre trois plans de signification, il ne peut être question d’une opération
causale. On dit que l’âme « agit » sur le corps, quand il se trouve que notre conduite a
une signification spirituelle, c’est-à-dire quand elle ne se laisse comprendre par aucun jeu
de forces physiques et par aucune des attitudes caractéristiques de la dialectique vitale.
En réalité l’expression est impropre : nous avons vu que le corps n’est pas un mécanisme
fermé sur soi, sur lequel l’âme pourrait agir du dehors. Il ne se définit que par son
fonctionnement qui peut offrir tous les degrés d’intégration. Dire que l’âme agit sur lui,
c’est supposer à tord une notion unique du corps et y surajouter une seconde force qui
rende compte de la signification spirituelle de certaines conduites. Il vaudrait mieux dire
dans ce cas que le fonctionnement corporel est intégré à un niveau supérieur à celui de la
vie et que le corps est vraiment devenu corps humain. Inversement, on dira que le corps a
agi sur l’âme si le comportement se laisse comprendre sans reste dans les termes de la
dialectique vitale ou par des mécanismes psychologiques connus. Là encore on n’a pas le
droit, à proprement parler, d’imaginer une action transitive de substance à substance,
comme si l’âme était une force constamment présente dont l’activité serait tenue en échec
par une force plus puissante. En somme l’action réciproque prétendue se ramène à une
alternance ou à une substitution de dialectiques. Puisque le physique, le vital, l’individu
psychique ne se distinguent que comme degrés d’intégration, dans la mesure où l’homme
s’identifie tout entier à la troisième dialectique, c’est-à-dire dans la mesure où il ne laisse
78
79
Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, 1990, Paris, p. 223.
Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, 1990, Paris, p. 217.
70
plus jouer en lui-même de systèmes de conduite isolés, son âme et son corps ne se
distinguent plus » 80 .
D’un côté, en établissant l’idéalité participative de la forme physique et biologique à la
forme du psychique, Merleau-Ponty évite l’impasse des oppositions substantielles. De
l’autre, en l’établissant, Merleau-Ponty organise le réel verticalement, par rapport à un
plan référence du sens où le plan vital constitue dialectiquement « une reprise et une
« nouvelle structuration » » 81 du plan physique, où le plan spirituel est « une reprise et
une « nouvelle structuration » » du plan physico-vital de sorte que finalement MerleauPonty réinstaure une opposition d’être entre le fondant et le fondé sur le principe même
de sa négation et reproduit le « double aspect de l’analyse » 82 que la thématisation de la
conscience perceptive comme évènement corporel avait pour but de neutraliser. Aussi,
lorsqu’il est écrit que « l’homme s’identifie tout entier à la troisième dialectique, (…),
son âme et son corps ne se distinguent plus », cela signifie que le corps n’appartient pas à
l’espace physique en tant qu’il est intégré à une conscience, qu’il est corps humain, c’està-dire encore corps dont le sens propre est indissociable de la définition intégrative de la
conscience humaine. Ainsi, sans être un corps matériel, a-subjectif, le corps propre n’est
pas pour autant un corps subjectif, c’est-à-dire un mode d’être propre rendant compte du
mode relationnel, qui comprend l’avènement de l’apparaître, comme mode originaire du
relationnel, et la possibilité du développement réflexif de la subjectivité qui correspond
encore à un mode du relationnel. Le corps dans La structure du comportement qualifie
une dimension de la conscience même ; c’est la conscience qui est incarnée de sorte que
la question du corps propre s’identifie au problème « des relations de l’âme et du corps »,
que la dualité du rapport au monde est relative à la conscience. Dire que la conscience est
incarnée, c’est dire que la dualité de l’expérience lui est nécessairement intérieure et que
le corps en est le principe : puisque l’incarnation de la conscience interdit de concevoir le
rapport au monde comme un rapport entre une conscience constituante et le monde, la
définition de la conscience doit comprendre une référence à l’extériorité qui signifie une
passivité intérieure à la conscience, une référence que le corps incarne. Autant dire que le
dépassement de l’antinomie de la conscience et de la nature signifie un déplacement de
80
Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990, p. 218.
Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990, p. 199.
82
Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990, p. 199.
81
71
l’antinomie qui renvoie la conscience à elle-même, la conscience corporelle comme flux
d’événements individuels à la conscience comme tissu de significations idéales. Si la
conscience incarnée réalise le rapport de la conscience et de la nature, si elle intègre en
elle-même deux « formes d’unité », alors la conscience incarnée concentre en elle-même
la contradiction de l’intérieur et de l’extérieur, de l’activité et de la passivité, c’est-à-dire
qu’elle recueille en elle-même les difficultés caractéristiques de la pensée d’entendement.
Autrement dit, La structure du comportement substitue à une opposition substantielle une
opposition, au sein même du champ comportemental, entre la conscience naturante et la
conscience naturée qui exprime de nouveau et sous un autre jour l’antinomie de l’âme et
du corps.
Pareillement à La structure du comportement, l’irréductibilité de l’expérience du
corps propre signifie, dans la Phénoménologie de la perception, l’irréductibilité de
l’expérience à l’opposition de l’en soi et du pour soi. Pareillement à La structure du
comportement, il s’agit de revenir au sens primordial du relationnel, au monde en deçà du
monde objectif et au sein duquel l’activité objectivante se réfléchie, bref, à l’expérience
des phénomènes comme à l’expérience qui « fonde pour toujours notre idée de la
vérité » 83 . Pareillement à La structure du comportement, le corps propre est « une
certaine manière d’être au monde » 84 , un être qui se détermine de sa relation même au
monde, qui projette lui-même les normes de son environnement. Or, écrit Merleau-Ponty,
« c’est parce qu’il est une vue préobjective que l’être au monde peut se distinguer de tout
processus en troisième personne, de toute modalité de la res extensa, comme de toute
cogitatio, de toute connaissance en première personne, – et qu’il pourra réaliser la
jonction du « psychique » et du « physiologique » » 85 . Autrement dit, si l’être du corps
propre est irréductible à l’objet, à une série de relations causales, le corps propre n’est pas
pour autant conscience de part en part. L’être-au-monde ne manifeste donc pas une
relation transparente au monde, une relation dont le sens serait entièrement déterminé,
possédé. Il signifie plutôt un rapport intentionnel et pratique au monde dont le sens est
corporel, une intentionnalité vitale se déployant corporellement et dont le terme
83
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. XI.
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 67.
85
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 95.
84
72
téléologique est le monde. En ce sens, « le corps est le véhicule de l’être au monde, et
avoir un corps c’est pour un vivant se joindre à un milieu défini, se confondre avec
certains projets et s’y engager continuellement » 86 . Pareillement à La structure du
comportement, la Phénoménologie de la perception se réfèrent à des phénomènes qui
transcendent l’alternative abstraite du physiologique et du psychique. S’ajoute à l’analyse
du phénomène de suppléance le cas du « membre fantôme » qui, discuté dans la
perspective de l’être au monde, devient intelligible. L’être-au-monde est un mouvement
d’être qui se réalise en se portant vers le monde, qui trouve donc dans le monde une
réponse à une question que le rapport au monde suscite lui-même. Le corps propre forme
au monde un rapport circulaire, un « circuit de l’existence » 87 constamment ouvert que
seule la mort rompt. L’irréductibilité de ce système pratique à la dichotomie du sujet et de
l’objet est exprimée, dans la Phénoménologie de la perception, par la notion équivoque
d’ « existence » 88 . Dire que le corps existe signifie pour Merleau-Ponty que la
détermination du sens d’être du corps vivant se décèle latéralement, à travers une
exclusion symétrique des attitudes explicative et réflexive accomplie au nom de la vérité
phénoménale, du sens d’être unitaire des phénomènes. L’existence nomme donc cette
vérité – toujours déjà réalisée comme relation intentionnelle au monde – que les points de
vue objectif et du vécu sondent diagonalement ou indirectement. Ainsi, au point de vue
objectif commun à La structure du comportement et à la Phénoménologie de la
perception, consistant à retrouver l’expérience à partir des questions et des réponses de la
pensée objective, succède l’ « analyse existentielle » qui rejoint l’expérience à partir du
86
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 97.
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 102.
88
« Ce qui nous permet de relier l’un à l’autre le « physiologique » et le « psychique », c’est que, réintégrés
à l’existence, ils ne se distingue plus comme l’ordre de l’en soi et l’ordre du pour soi, et qu’ils sont tous
deux orientés vers un pôle intentionnel ou vers un monde » ; Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de
la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, p. 103. Un peu plus loin Merleau-Ponty écrit, passant de
l’examen du comportement animal à la dialectique proprement humaine : « L’homme concrètement pris
n’est pas un psychisme joint à un organisme, mais ce va-et-vient de l’existence qui tantôt se laisse être
corporelle et tantôt se porte aux actes personnels. Les motifs psychologiques et les occasions corporelles
peuvent s’entrelacer parce qu’il n’est pas un seul mouvement dans un corps vivant qui soit un hasard absolu
à l’égard des intentions psychiques, par un seul acte psychique qui n’ait trouvé au moins son germe ou son
dessin général dans les dispositions physiologiques » ; Ibid, p. 104. Ce dernier passage mérite d’être
comparé avec un passage de La structure du comportement qui, sur un ton spiritualiste, reprend le thème du
« va-et-vient de l’existence », c’est-à-dire, au fond, le va-et-vient du « corps » et de l’ « âme » ; MerleauPonty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, 1990, p. 226.
87
73
vécu de l’expérience 89 . Le point de vue phénoménologique (qui ici reste subordonné à
une philosophie la conscience) complète alors l’approche objective de l’expérience pour
un même objectif : suspendre le réalisme naturel et l’idéalisme transcendantal pour une
reconnaissance de la « nature énigmatique du corps propre » 90 . Parallèlement et en
complément du point de vue objectif, le point de vue descriptif du vécu de l’expérience
explicite le rapport interne du corps au monde comme un « schéma corporel », c’est-àdire comme un savoir corporel de l’espace, une connaissance entendue comme une
coexistence à l’espace. L’espace corporel forme un système de significations qui fait sens
pour le corps vivant, que le corps connaît sans représentation. L’espace corporel est
l’espace du corps, un rapport organique au monde qui rapporte le monde au corps comme
à la structure de son action, réel et possible. L’espace corporel est donc un renvoi de sens
du corps à lui-même, la mesure de la « portée variable de nos visées ou de nos gestes » 91
et le monde le milieu modulable de l’existence. L’habitude atteste du possible et du sens
corporel du corps au monde, elle révèle de la possibilité de la métamorphose du schéma
corporel, d’une nouvelle appropriation du monde sous une forme motrice nouvelle. Or, la
possibilité même de cette modulation est, insiste Merleau-Ponty, relative au caractère
relationnel du schéma corporel qui, correspondant à un « invariant immédiatement donné
par lequel les différentes tâches motrices sont instantanément transposables (…) n’est pas
seulement une expérience de mon corps, mais encore une expérience de mon corps dans
le monde » 92 . Autrement dit, loin de signifier un rapport de positions objectives du corps
au monde, la motricité n’est pas plus une « servante de la conscience qui transporte le
corps au point de l’espace que nous nous sommes d’abord représentés » 93 . L’examen de
la spatialité du corps s’ajoute à la critique de la représentation objectiviste de la
psychologie classique de l’expérience du corps propre, ce qui place ainsi l’analyse
existentielle sur le plan de l’expérience comme mienne. Au-delà de la lecture critique de
la psychologie réaliste que permet l’analyse du phénomène de la réversibilité du sensible,
89
Se rapporter au premier chapitre de Nature et humanité, le problème anthropologique dans l’œuvre de
Merleau-Pony, Librairie Philosophique J. Vrin, 2004, d’Étienne Bimbenet pour une description détaillée et
comparative des points de vue méthodologiques qui structurent les deux premiers ouvrages de MerleauPonty.
90
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 230.
91
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 168.
92
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 165.
93
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 161.
74
le phénomène lui-même met en évidence la condition corporelle de ma situation
mondaine, l’invariabilité de mon point de vue dans la mesure même où mon corps
m’impose un point de vue sur le monde. Si, en effet, la présence phénoménale de la chose
perçue se signale comme une absence possible, à la faveur du mouvement de mon corps,
mon corps se présente comme la condition de toute perspective sur le monde de sorte que
le rapport originairement corporel au monde forme le sens même de la présence à et sa
permanence :
« La permanence du corps propre (…) n’est pas à la limite d’une exploration
indéfinie, il se refuse à l’exploration et se présente toujours à moi sous le même angle. Sa
permanence n’est pas une permanence dans le monde mais une permanence de mon côté.
Dire qu’il est toujours près de moi, toujours là pour moi, c’est dire que jamais il n’est
vraiment devant moi, que je ne peux pas le déployer sous mon regard, qu’il demeure en
marge de toutes mes perceptions, qu’il est avec moi » 94 .
L’ordre de la présence étant indéfectiblement l’ordre primordial du rapport du corps au
monde, l’expérience est nécessairement située, toujours déjà prise dans le mouvement de
mon corps au monde, ce qui rend précisément impensable une perspective a-mondaine.
Or, l’expérience de la réversibilité du sensible, l’expérience de mon corps comme lieu du
touché et du touchant, offrant des qualités sensibles et capable de sensibilité, est
proprement l’expérience de la modalité et de la polarité corporelle de toute expérience,
c’est-à-dire de l’impossibilité d’identifier le corps à un étant du monde. Être une chose,
c’est être sans rapport à, être toujours du monde, toujours et nécessairement du côté
mondain de l’équation perceptive, toujours touchée, jamais touchante, toujours vue,
jamais voyante, toujours sentie, jamais sentante. En revanche, le corps propre est en étant
toujours en rapport à, est au monde en étant du monde, est en étant des deux côtés de
l’équation perceptive. Parce que de nature corporelle, la condition de l’expérience
perceptive se situe du côté de ce dont elle est la condition de sorte que le sujet est
toujours déjà objet et, par conséquent, l’identité de la condition à ce dont elle conditionne
est impossible. Autrement dit, comme condition corporelle de l’expérience, le corps ne
coïncide jamais à soi, est toujours déjà autre que lui-même ; « il n’est pas où il est, il n’est
94
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 106.
75
pas ce qu’il est » 95 écrit Merleau-Ponty. Aussi, l’expérience de la réversibilité révèle et
rend tangible la double polarité du corps propre comme inhérente à sa situation
mondaine, c’est-à-dire à son appartenance au monde. Lorsque le corps se touche, lorsque
le corps se rend lui-même objet d’une action dont il est le sujet, le corps ne s’absorbe
jamais en lui-même dans son action. Il y a là une impossibilité que Merleau-Ponty pense
comme un « trait de structure du corps lui-même » 96 . Ainsi, Merleau-Ponty écrit : « si je
peux palper avec ma main gauche ma main droite pendant qu’elle touche un objet, la
main droite objet n’est pas la main droite touchante : la première est un entrelacement
d’os, de muscles et de chair écrasé en un point de l’espace, la seconde traverse l’espace
comme une fusée pour aller révéler l’objet extérieur en son lieu. En tant qu’il voit ou
touche le monde, mon corps ne peut donc être vu ni touché ». Le corps se touche, se
renvoie à lui-même alternativement comme touché et touchant, alternativement subjetobjet et objet-sujet, ne pouvant dès lors jamais être pleinement sujet ou pleinement objet.
En bref, le phénomène de la réversibilité du sensible caractérise de nouveau le mode
d’existence du corps propre comme un mode d’existence ambigu, un mode irréductible à
la dualité entre l’immanence constituante et la transcendance constituée.
Cependant, pareillement au point de vue objectif, le point de vue de la conscience
ou du vécu est commandé par une opposition de sens implicite qui enracine
l’investigation de Merleau-Ponty dans ce qu’il jugera lui-même, dans Le visible et
l’invisible, un réalisme naïf. Ainsi, pareillement à La structure du comportement, la
description de l’expérience du corps propre est dans la Phénoménologie de la perception
structurée par la distinction implicite de la conscience et de la nature si bien que le sujet
de la perception en vient à être thématisé comme « conscience incarnée », c’est-à-dire
comme « l’être à la chose par l’intermédiaire du corps » 97 . Le sujet a donc conscience du
monde « par le moyen de son corps » 98 . Or, étant spécifié par rapport à l’être de la
conscience, le corps propre est conséquemment pensé comme « médiateur d’un
95
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 230.
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 111.
Nous soulignons.
97
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 161.
98
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 97.
96
76
monde » 99 de sorte que le corps est situé sur le parcours d’une opposition, celle du sujet
et de l’objet, de l’esprit et de la nature. Le renvoi définitionnel de la conscience au corps
et du corps à la conscience est dû au dualisme implicite qui trame la Phénoménologie de
la perception. La naturalisation de la conscience est ainsi symétrique d’une intériorisation
du corps, une implication marquant la dépendance de l’analyse de Merleau-Ponty à
l’opposition dogmatique qu’il critique, de la pensée dualiste qu’il tente de dépasser.
Autrement dit, la « conscience incarnée » et le « cogito tacite » constituent des
propositions réciproques, l’une appelant l’autre dans une démarche qui s’inscrit dans le
sillage des perspectives idéaliste et réaliste pour se définir elle-même. Le travail de
Merleau-Ponty se trouve donc tributaire d’une représentation bivalente du monde qui
détermine la philosophie à penser la relation du corps percevant au monde en termes
oppositifs. Les définitions de la conscience et du corps se forment alors d’une référence
incompatible à l’autre. Si la notion de « conscience incarnée » témoigne de la lucidité de
Merleau-Ponty quant à la nécessité d’abandonner l’ontologie réaliste, elle représente d’un
autre côté l’échec de son entreprise. En effet, si la « conscience incarnée » spécifie une
intentionnalité corporelle et originaire au monde, doit nous aider à comprendre la
subjectivité comme inhérence au monde, sa définition est problématique car « ou bien
l’on est attentif au sens d’être corrélatif de l’incarnation, mais une refonte ontologique est
alors indispensable, au terme de laquelle le concept de conscience est abandonné, ou bien
l’on tente de référer le monde perçu à un pôle subjectif, mais l’on se trouve alors ramené
à une conscience qui, par essence, ne permet pas de penser la spécificité de ce monde et
dont l’incarnation demeure dès lors incompréhensible » 100 . La notion de « conscience
incarnée » contredit donc la reconnaissance de l’irréductibilité du rapport du corps au
monde à la distinction de la conscience et de l’objet, contradiction attestant par là même
de l’impossibilité de penser la vie perceptive en recourant à cette même distinction. La
subjectivisation du corps et l’incarnation de la subjectivité résultent, pour ainsi dire, de
l’intégration même dans le cadre d’une philosophie de la conscience de l’expérience du
corps propre. La « conscience » et l’ « objet » sont les jalons impensés du positionnement
philosophique de Merleau-Ponty, les termes auxquels ils se rapportent systématiquement
99
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 165.
Barbaras, Renaud, Le tournant de l’expérience : recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty,
Librairie Philosophique J. Vrin, 1998, p. 44.
100
77
pour penser l’irréductibilité du corps propre qui, de ce fait, n’est pas pensé pour ellemême : dans la mesure même où le corps propre n’est pas un « objet », puisque son
mouvement n’est pas un simple déplacement dans l’espace objectif, le corps est dès lors
pensé comme la dimension passive de la « conscience », étant entendu qu’il est exclut
que l’intentionnalité corporelle soit de l’ordre de la conscience constituante. D’un autre
côté, puisque « l’Ego méditant ne peut jamais supprimer son inhérence à un sujet
individuel, qui connaît toutes choses dans une perspective particulière » 101 , puisque la
conscience ne peut jamais devenir toute entière conscience, la conscience est dès lors
elle-même pensée selon le corps, sans quoi en effet la conscience ne pourrait être
conscience de quelque chose. Le corps est ainsi l’angle mort de la conscience, ce « néant
actif » qui l’empêche de se clôturer sur elle-même. Autrement dit, la conscience est
corporelle, c’est-à-dire se rejoint dans la transcendance du monde, est à elle-même en
s’échappant dans les choses. C’est donc précisément comme intentionnalité motrice,
comme « adhésion prépersonnelle à la forme générale du monde, comme existence
anonyme et générale » 102 que le corps correspond à la face opaque de la conscience, ce
qui réalise et en même temps irréalise la conscience. Ainsi, pour que la conscience soit
« incarnée », il est nécessaire que le corps soit « impersonnel » 103 et, en vertu même du
cercle définitionnel dans lequel Merleau-Ponty situe la conscience et le corps,
l’incarnation revient à une « dépersonnalisation au cœur de la conscience » 104 . Notre
corps n’est pas un objet pour un « je pense » et il ne l’est pas dans l’exacte mesure où
l’attitude catégoriale se constitue dans une certaine attitude corporelle, c’est-à-dire est un
« je peux » non thétique, est elle-même de l’ordre du comportemental ou de la vie. Or, le
« je peux » qualifie lui-même le corps propre pour autant qu’il s’agisse d’un « je peux »
sur le mode du « on », comme « au-dessous de ma vie personnelle » 105 . On le voit,
derrière le nivellement conceptuel de la description consistante et vivante du corps propre
qui anime la Phénoménologie de la perception, la distinction de la « conscience » et de l’
« objet » se renouvelle et se masque à travers une terminologie prenant la dimension du
101
Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 74.
Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 99.
103
Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 99.
104
Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p.
159.
105
Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 99.
102
78
pour soi pour référant et où le corps propre joue le rôle de « moi naturel » ou de « cogito
tacite » pour l’avènement au monde de « l’existence personnelle », de la conscience
incarnée. Un passage de la Phénoménologie de la perception souligne particulièrement
l’esprit réaliste du texte de 1945, mais aussi la distance qu’il reste à couvrir pour parvenir
à une pensée du corps où le corps est abordé sans « conscience » interposée :
« L’existence corporelle qui fuse à travers moi sans ma complicité n’est que
l’esquisse d’une véritable présence au monde. Elle en fonde du moins la possibilité, elle
établit notre premier pacte avec lui. Je peux bien m’absenter du monde humain et quitter
l’existence personnelle, mais ce n’est que pour retrouver dans mon corps la même
puissance, cette fois sans nom, par laquelle je suis condamné à être. On peut dire que le
corps est « la forme cachée de l’être soi » ou réciproquement que l’existence personnelle
est la reprise et la manifestation d’un être en situation donné » 106 .
Rappelant la nécessité pour la philosophie de prendre pour point de départ l’expérience
elle-même afin de suspendre le naturalisme des approches empiriste et idéaliste, MerleauPonty note au début de la Phénoménologie de la perception que le « Moi empirique est
une notion bâtarde, un mixte de l’en soi et du pour soi, auquel la philosophie réflexive ne
pouvait pas donner de statut » 107 . Merleau-Ponty reproche alors à la philosophie réflexive
de penser contradictoirement, de comprendre à la fois le sujet comme « sujet » et chose
au sein du système de l’expérience. Cette critique inspirée s’applique aussi à la notion de
« conscience incarnée » qui enveloppe en elle-même la même contradiction, celle même
qui caractérise la formulation de la problématique du corps propre lorsqu’elle articule la
relation perceptive à partir d’un étant. Si la subjectivité n’est pas dans la Phénoménologie
de la perception sans corps et n’est donc pas une « spectatrice impartiale », le corps reste
un extérieur intérieur à la conscience de sorte que la référence au corps dans la définition
de la conscience est celle de l’attribut. Manifestement, dans la Phénoménologie de la
perception, la question du corps propre est encore soumise à une attitude réflexive.
Lorsque Merleau-Ponty achève la Phénoménologie de la perception en écrivant qu’ « il
s’agissait pour nous de comprendre les rapports de la conscience et de la nature, de
l’intérieur et de l’extérieur », c’est-à-dire qu’ « il s’agissait de relier la perspective
106
Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p.
193.
107
Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 68.
79
idéaliste, selon laquelle rien n’est que comme objet pour la conscience, et la perspective
réaliste, selon laquelle les consciences sont insérées dans le tissu du monde objectif et des
événements en soi » 108 , il ne reprend pas seulement les mots qui commencent La
structure du comportement, témoignant ainsi de l’unité d’esprit de La structure du
comportement et de la Phénoménologie de la perception, il reprend les mots de la
philosophie pensant le monde comme un ensemble de choses et, corrélativement, la
conscience comme l’une d’entre elles. Cependant, Merleau-Ponty promet dans Le visible
et l’invisible une refonte de nos catégories, l’élaboration d’une philosophie consciente des
insuffisances qui limitent ses deux premiers ouvrages. L’objectif de Le visible et
l’invisible, écrit Merleau-Ponty à plusieurs reprises, est de finalement reprendre dans la
perspective de l’ontologie les questions traitées jusqu’ici dans une perspective positive,
perspective pour une ontologie, nous promet Merleau-Ponty, à même de re-créer la
philosophie, de renouveler notre compréhension du phénomène du corps propre, de nous
conduire à penser « l’union des incompossibles » 109 , le rapport du corps du monde au
monde, sans se contredire.
Le visible et l’invisible ouvre une perspective neuve sur le sens d’être du corps
propre car la problématique de la relation perceptive au monde est comprise comme
inhérente à l’appartenance ontologique du percevant au monde 110 . L’appartenance
perceptive du corps percevant au monde signifie que le percevant s’inscrit dans le monde
qu’il déploie, qu’il appartient à la transcendance qu’il polarise. La mondanéité même du
percevant empêche ainsi de comprendre la perception à partir d’une opération du sujet.
La relation perceptive précède donc son analyse, forme l’archétype du relationnel dont le
rapport réflexif adopte la structure. La perception figure l’appartenance du percevant au
monde comme relation, comme implication circulaire du corps et du monde : le corps au
monde est du monde, cela signifie : le monde s’individualise, advient à lui-même dans le
devenir du corps. La position de Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible revient donc
108
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 489.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 277.
110
Pour une description détaillée de la métamorphose de la problématique du corps propre dans la
philosophie de Merleau-Ponty, de la Phénoménologie de la perception à Le visible à l’invisible, de la
psychologie à l’ontologie, se rapporter aux chapitres 3, 4 et 5 de De l’être du phénomène, Renaud Barbaras,
Éditions Jérôme Millon, Col. Krisis, 2001.
109
80
à prendre la mesure de l’appartenance ontologique du corps du/au monde, c’est-à-dire de
déplacer le centre de l’analyse du sujet de la perception au sujet de la perception, ce qui
revient à assumer la dualité de l’expérience du corps propre pour lui-même, de le
comprendre comme une identité au sein de l’Être comme relation d’appartenance.
L’appropriation philosophique de la relation originaire au monde comme relation
d’appartenance est véritablement une prise de conscience de l’irréductibilité de
l’expérience perceptive à la dualité du « sujet » et de l’ « objet », de l’écart
symptomatique entre la conceptualité mise en œuvre dans la Phénoménologie de la
perception et la réalité phénoménologique et l’enjeu théorique de l’expérience du corps
propre. Que le percevant soit perceptible appelle comme tel une rupture avec les
idéalisations introduisant dans le rapport au monde une surdétermination conceptuelle, un
clivage étranger à l’expérience elle-même. Réaliser que la perceptibilité du percevant ne
fait pas alternative à un se percevoir, qu’au sein même de se percevoir se donne le monde
exclut la possibilité de traduire le relationnel en des termes oppositifs qui ne s’imposent à
une pensée que lorsque celle-ci se pense elle-même comme point de vue absolu. En bref,
l’appartenance du corps au monde signifie qu’il n’y a pas de vue sur le monde en dehors
du monde, que l’espace entre le corps et le monde n’est pas une distance insurmontable
mais une appartenance qui se décline comme relationnelle où l’être du corps vivant, sa
pénétration du monde est indiscernable de la phénoménalisation du monde lui-même.
Autrement dit, la relation du corps au monde ne laisse pas d’espace à la différence de
l’essence et du fait. Pour autant, renoncer au traitement réaliste de l’expérience perceptive
revient moins à rejeter les divisions métaphysiques au nom de l’expérience, puisque
celles-ci trouvent en celle-là de quoi se formuler, qu’à les considérer comme étant une
traduction abstraite de cette même expérience dont elles tirent leur sens et une certaine
vérité. Il ne s’agit donc pas de récuser la tradition sur son sol idéologique, comme dans la
Phénoménologie de la perception, mais bien de « montrer que l’être-objet, et aussi bien
l’être-sujet, conçu par opposition à lui et relativement à lui, ne font pas alternative, que le
monde perçu est en deçà ou au-delà de l’antinomie » 111 . Donc, contrairement à la
Phénoménologie de la perception, Le visible et l’invisible investit ce que les idées de
« sujet » et d’« objet » expriment tacitement et d’une manière contradictoire, ce rapport
111
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 40.
81
d’appartenance avec le monde que la perception rend visible. Aussi, le retour à la vérité
perceptive s’impose de lui-même, est au bout du constat d’une impossibilité théorique, de
l’incompossibilité des termes qui composent la solution de la pensée réflexive. C’est dire
que le dépassement des antinomies de la pensée ne repose plus sur une discussion critique
des antinomies de la pensée, renvoyant dos-à-dos l’intellectualisme et l’empirisme, mais
sur un dépassement, au sens littéral du terme, des antinomies de la pensée au profit de ce
à quoi elles se réfèrent implicitement – car la pensée ne se fait antinomique qu’en prenant
pied dans l’expérience –, de ce au niveau de quoi l’incompossibilité est dépassée,
réalisée, de ce au niveau de quoi enfin les termes antinomiques dans lesquels le réalisme
enferme la relation du corps au monde ne s’annulent pas. Ainsi, le retour à l’expérience
signifie le retour au donné de l’expérience perceptive sans lequel précisément une pensée
à propos de l’expérience est impossible. « Toute l’analyse réflexive, écrit Merleau-Ponty,
est non pas fausse, mais naïve encore, tant qu’elle se dissimule son propre ressort, et que,
pour constituer le monde, il faut avoir notion du monde en tant que pré-constitué et
qu’ainsi la démarche retarde par principe sur elle-même » 112 . Le dépassement du primat
de la pensée sur le pensé n’est donc pas le dévoilement d’une strate inférieure de
l’expérience, d’un niveau de l’expérience encore informe et seulement définissable par
rapport à l’univers de la connaissance objective, un dépassement qui ne revient pas pour
autant au primat de l’expérience perceptive sur la réflexion mais un retour à l’expérience
elle-même comme « situation totale », comprenant dans un rapport circulaire le réfléchi
et l’irréfléchi. Le retour à l’immédiat n’est pas un retour à un monde avant la réflexion
parce que, de toute évidence, le retour lui-même implique la pensée et s’opère au sein
même de l’expérience. Le mouvement de retour est donc pareil à un « retournement sur
place » dans la mesure où la pensée s’inscrit au monde comme dans un cercle, toute
pensée prenant le monde pour objet étant nécessairement elle-même enveloppée par le
monde qu’elle pense. Un cercle « où la condition et le conditionné, la réflexion et
l’irréfléchi, sont dans une relation réciproque (…) et où la fin est dans le commencement
tout autant que le commencement dans la fin »113 . Aussi revenir à l’expérience elle-même
ne consiste pas à mettre entre parenthèse ce qui de l’expérience serait du concept mais à
112
113
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 55.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 56.
82
suspendre ce qui du concept met entre parenthèse l’expérience. Or, suspendre le
doublement de l’expérience par le concept ne suppose pas autre chose que de prendre
pour point de départ la relation perceptive elle-même parce qu’elle est relation
d’appartenance où « « objectif » et « subjectif » sont reconnus comme deux ordres
construit hâtivement à l’intérieur d’une expérience totale »114 . C’est au sein de
l’expérience que l’expérience est déterminable, je ne puis obtenir une vérité sur le monde
« qu’en interrogeant, (qu)’en explicitant ma fréquentation du monde, (qu)’en la
comprenant du dedans » 115 . S’en tenir à l’expérience elle-même signifie s’en tenir au
donné phénoménal lui-même qui s’impose à moi comme je m’impose à lui, « comme si
l’accès au monde n’était que l’autre face d’un retrait, et ce retrait en marge du monde une
servitude et une autre expression de mon pouvoir naturel d’y entrer » 116 . L’expérience
elle-même est ainsi l’expérience dont je suis le centre, qui reculant devant mon
mouvement se forme pourtant de mon mouvement. La référence à l’expérience même
dans Le visible et l’invisible est la référence à l’expérience comme totalité. Or, une telle
référence n’implique pas une référence à une « conscience » car celle-ci n’est elle-même
qu’une dimension de l’expérience. En d’autres termes, parce que le retour à l’expérience
ne sera jamais qu’un retour s’effectuant de l’expérience, le retour à l’expérience est un
retour à l’ouverture perceptive au monde, au fait même que le sujet de la perception est
perceptible, c’est-à-dire comme étant à soi hors de soi. La tâche de la philosophie est, par
conséquent, de décrire cette « situation totale » 117 , c’est-à-dire le fait qu’« il y a être, il y
a monde, il y a quelque chose » 118 , que ce quelque chose s’implique lui-même puisque le
percevant est du côté du monde dont il est le sujet.
Dire qu’ « il y a quelque chose », c’est dire qu’il y a relation. Le contenu de Le
visible et l’invisible est à vrai dire totalement contenu dans la détermination du sens de la
relation comme présence et de la présence comme relation. Décrire l’appartenance
perceptive du corps au monde, c’est décrire une relation primordiale, typique. En effet,
l’appartenance est relationnelle, c’est-à-dire qu’elle structure en elle-même la relation
114
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 37.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 52.
116
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23.
117
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 73.
118
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 119.
115
83
perceptive qui noue indéfectiblement le percevant au monde. L’enjeu est bien la
description de cette relation pour elle-même sans introduction d’un sens que l’expérience
phénoménale ne comporte pas. En tant que relation relationnelle, la relation
d’appartenance implique des termes propres puisqu’il y a quelque chose, c’est-à-dire un
qui à qui ce quelque chose se rapporte. Pour autant, renvoyer ce « qui » à un « Je » ou
bien à une « conscience » et ce « quelque chose » à un monde objectif et objectivable, ce
n’est déjà plus décrire, mais expliquer, analyser, manipuler l’expérience. Il s’agit de se
préserver de l’introduction de concepts renvoyant l’expérience à elle-même comme à une
opposition. À ce sujet, Merleau-Ponty écrit :
« puisque la science et la réflexion laissent finalement intacte l’énigme du monde
brut, nous sommes invités à l’interroger sans rien présupposer. Il est désormais entendu
que nous ne saurions recourir, pour le décrire, à aucune de ces « vérités » établies dont
nous faisons état chaque jour, qui, en réalité, fourmillent d’obscurités et ne sauraient
justement en être délivrées que par l’évocation du monde brut et du travail de
connaissance qui les a posées en superstructure sur lui »119 .
Il s’agit donc de demander à l’expérience elle-même ce qu’est le sens du relationnel, de
tenir le donné phénoménal comme référence du discours sur l’expérience. La description
du donné sera déjà une expression du sens des phénomènes, une mesure de sens du
relationnel à même le relationnel. Il peut en être en effet ainsi, la description peut
rejoindre l’expérience sans présumer du sens de l’expérience parce que le langage forme
système avec l’expérience, dispose ainsi de l’expérience comme une mesure de son
pouvoir signifiant. Comme mode de l’expérience, le langage se module lui-même sur
l’expérience, extrait de l’expérience le sens de ses formules pour parfois questionner nos
évidences les plus habituelles. Parce que le langage est capable de parler et de parler de
ce qu’il ne sait pas encore, le langage se faisant peut correspondre à ce qu’il veut dire. Le
langage appartient lui-même à ce à quoi il se rapporte, parle et peut donc parler parce
qu’il se rapporte à plus que lui-même, à ce qui est ultimement le sens de toute question.
Aussi, l’abandon des concepts positifs de la tradition ne se présente pas seulement
négativement, comme le constat de l’échec d’une certaine parole constituée mais
également positivement comme la recherche d’un renouvellement du sens de l’expérience
119
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 205.
84
à partir de l’expérience elle-même car parler de l’expérience signifie au fond que
l’expérience parle à elle-même. Il n’y a donc pas de contradiction à attendre de la
description de l’expérience une réponse de l’expérience parce que la parole s’opère au
sein de ce qu’elle articule par les mots. C’est dire que « nous avons avec notre corps, nos
sens, notre regard, notre pouvoir de comprendre la parole et de parler, des mesurants pour
l’Être, des dimensions où nous pouvons le reporter » 120 . En raison même de la nature
relationnelle de la relation d’appartenance, où le rapport figure lui-même ce qu’il est, la
description du donné phénoménal prenant pour repère la perception trouvera à même la
relation perceptive et à l’état unitaire les déterminants constitutifs du relationnel, ce qui se
présente et se dissimule en même temps à même le il y a. Décrire la relation
d’appartenance pour déterminer le sens du relationnel, c’est là précisément ce que tente
Merleau-Ponty lorsqu’il souligne la corrélation d’être entre le mouvement corporel et la
vision, soulignant ainsi l’appartenance du monde à la vision et de la vision au monde.
Revenons sur un passage de Le visible et l’invisible que nous commentions plus tôt :
« Maintenant donc que j’ai dans la perception la chose même, et non pas une
représentation, j’ajouterai seulement que la chose est au bout de mon regard et en général
de mon exploration ; sans rien supposer de ce que la science du corps d’autrui peut
m’apprendre, je dois constater que la table devant moi entretient un singulier rapport avec
mes yeux et mon corps : je ne la vois que si elle est dans leur rayon d’action ; au-dessus
d’elle, il y a la masse sombre de mon front, au-dessous, le contour plus indécis de mes
joues ; l’un et l’autre visibles à la limite, et capables de la cacher, comme si ma vision du
monde même se faisait d’un certain point du monde. Bien plus : mes mouvements et ceux
de mes yeux font vibrer le monde, comme on fait bouger un dolmen du doigt sans
ébranler sa solidité fondamentale. À chaque battement de mes cils, un rideau s’abaisse et
se relève, sans que je pense à l’instant à imputer aux choses mêmes cette éclipse ; à
chaque mouvement de mes yeux qui balayent l’espace devant moi, les choses subissent
une brève torsion que je mets aussi à mon compte ; et quand je marche dans la rue, les
yeux fixés sur l’horizon des maisons, tout mon entourage proche, à chaque bruit de talon
sur l’asphalte, tressaille, puis se tasse en son lieu. J’exprimerais bien mal ce qui se passe
en disant qu’une « composante subjective » ou un « apport corporel » vient ici recouvrir
120
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 138.
85
les choses elles-mêmes : il ne s’agit pas d’une autre couche ou d’un voile qui viendrait se
placer entre elles et moi » 121 .
Qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qui se dit lorsque « ce qui se passe » est tenu pour la vérité
première ? Au lieu de présumer du sens du relationnel, de prédéfinir le rapport au monde
comme un rapport du « sujet » à lui-même, la description se centre sur ce qui se passe, ce
qui la renvoie proprement à une relation. Autrement dit, ne prenant plus que l’expérience
phénoménale comme point d’appui, la description, si elle doit dire quelque chose, ne peut
que souligner l’interdépendance entre le mouvement et la perception. La description est,
d’une certaine manière, cadrée par l’expérience, ne peut que noter une relation dont le
point d’articulation est le mouvement. Il y a véritablement quelque chose à dire parce
qu’il y a quelque chose qui se manifeste, se présente de lui-même. Or, le donné se donne
comme une relation, ce que la description est condamnée à dire si elle se limite à
l’expérience elle-même. Insistons, ce qui se passe véritablement n’impose pas à la
description de reporter une opposition impliquant le percevant et le perçu ou, pour le dire
autrement, ce qui se passe n’est pas au-delà du rapport du corps au monde que le
mouvement du corps rend lui-même visible. À vrai dire, il ne se passe qu’une chose : une
relation d’ensemble qui se présente d’une manière bien singulière puisque la vision se
présente comme appartenant au monde qu’elle dévoile. La description de Merleau-Ponty
recueille l’inhérence de mon expérience du visible aux mouvements de mon corps ou, dit
autrement, la relation du mouvement de mes yeux aux changements qui s’ensuivent au
dedans du tissu serré du visible. Cette relation est précisément le donné. L’appartenance
de ma vision en tant que mouvement à un « certain point du monde » signifie donc que le
visible est vu du milieu de lui-même, que le voyant est visible. En d’autres mots, dire que
la vision s’ouvre sur une visibilité dont elle fait partie revient à dire que la visibilité vient
à elle-même dans le mouvement du corps. La relation circulaire du mouvement à la
vision et de la vision au mouvement est clairement énoncée dans un chapitre du Le visible
et l’invisible dans lequel Merleau-Ponty explicite la notion de chiasme : « C’est une
merveille trop peu remarquée que tout mouvement de mes yeux – bien plus, tout
déplacement de mon corps – a sa place dans le même univers visible que par eux je
détaille et j’explore, comme, inversement, toute vision a lieu quelque part dans l’espace
121
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 21.
86
tactile » 122 . Aussi, si la circularité de la vision et du visible met en valeur la dimension
ontologique du mouvement, celle-ci doit être comprise comme une inscription de la
vision au sein même d’une Visibilité toujours déjà ouverte à la définition perceptive du
mouvement corporel. Autrement dit, le mouvement phénoménalisant du corps trouve
toujours du perceptible dans le monde dont il est une partie. Le mouvement corporel
s’inscrit au sein de la transcendance du monde qu’il amène au paraître. Le visible que le
mouvement porte au paraître apparaît donc indissociable d’une invisibilité constitutive du
visible lui-même. La structure de la perception apparaît ainsi paradoxale puisque l’accès
au monde implique son retrait et, à ce titre en effet, « la perception nous fait assister à ce
miracle d’une totalité qui dépasse ce qu’on croit être ses conditions ou ses parties, qui les
tient de loin en son pouvoir, comme si elles n’existaient que sur son seuil et étaient
destinées à se perdre en elle » 123 . Parce que prise, enveloppée dans le visible, la vision du
voyant ne perce jamais le visible qui recule immuablement devant la pression du regard.
Le retrait du visible nécessaire à la visibilité du visible, c’est-à-dire au fond l’invisibilité
du visible correspond exactement à l’identité entre le voyant et le visible, au fait même
que pour posséder le visible, le voyant doit en être lui-même possédé 124 . L’ordre de
l’appartenance qui se dissimule dans le repli du monde est par conséquent sans
intermédiaire : la vision touche littéralement les choses visibles comme si elle était « avec
elles dans un rapport d’harmonie préétablie, comme si elle les savait avant de les
savoir » 125 . Situé sur le plan unitaire du visible, le voyant et les visibles sont à euxmêmes dans un rapport sans prévalence. L’appartenance du monde à la vision et de la
vision au monde renvoie le visible à lui-même, contrarie la possibilité de proprement
nommer un sujet de la perception. Il y a là nous dit Merleau-Ponty quelque chose comme
une « prépossession du visible » 126 , un rapport d’appartenance du visible à lui-même.
122
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 175.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23.
124
« Car le présent visible n’est pas dans le temps et l’espace, ni, bien entendu, hors d’eux : il n’y a rien
avant lui, après lui, autour de lui, qui puisse rivaliser avec sa visibilité. Et pourtant, il n’est pas seul, il n’est
pas tout. Exactement : il bouche ma vue, c’est-à-dire, à la fois, que le temps et l’espace s’étendent au-delà,
et qu’ils sont derrière lui, en profondeur, en cachette. Le visible ne peut ainsi me remplir et m’occuper que
parce que, moi qui le vois, je ne le vois pas du fond du néant, mais du milieu de lui-même, moi le voyant, je
suis aussi visible » ; Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p.
150.
125
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 173.
126
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 173.
123
87
Cette intimité de la vision au visible, de quelque chose comme une vision avant la vision
s’atteste mieux encore dans l’expérience du toucher, dans « la palpation tactile où, écrit
Merleau-Ponty, l’interrogeant et l’interrogé sont plus proches » 127 . Précisant sa pensée,
Merleau-Ponty se demande alors :
« D’où vient que je donne à mes mains, notamment, ce degré, cette vitesse et cette
direction du mouvement, qui sont capables de me faire sentir les textures du lisse et du
rugueux. Il faut qu’entre l’exploration et ce qu’elle m’enseignera, entre mes mouvements
et ce que je touche, existe quelque rapport de principe, quelque parenté, selon laquelle ils
ne sont pas seulement, comme les pseudopodes de l’amibe, de vagues et éphémères
déformations de l’espace corporel, mais l’initiation et l’ouverture à un monde tactile.
Ceci ne peut arriver que si, en même temps que sentie du dedans, ma main est aussi
accessible du dehors, tangible elle-même, par exemple, pour mon autre main, si elle
prend place parmi les choses qu’elle touche, est en un sens l’une d’elles, ouvre enfin sur
un être tangible dont elle fait aussi partie. Par ce croisement en elle du touchant et du
tangible, ses mouvements propres s’incorporent à l’univers qu’ils interrogent, sont
reportés sur la même carte que lui ; les deux systèmes s’appliquent l’un sur l’autre,
comme les deux moitiés d’une orange » 128 .
Pour Merleau-Ponty, le rapport du percevant au monde forme, pour reprendre des
mots de Bergson, un « tout sympathique à lui-même ». Aussi, si l’ouverture au monde
s’accomplit comme un rapport d’Einfühlung au monde, c’est parce que le rapport du
corps au monde n’est jamais une référence à autre chose que du corps à lui-même ou,
corrélativement, du monde à lui-même en ce sens que le corps est du monde. Le rapport
au monde est intime à lui-même parce que le monde convient à lui-même dans le rapport
du corps à soi. C’est pourquoi Merleau-Ponty peut écrire que « le rapport avec le monde
est inclus dans le rapport du corps avec lui-même » 129 . De même que le voyant se voit, se
rapporte au visible en étant lui-même visible, le corps se touche, c’est-à-dire est ouvert à
lui-même comme à un tangible du monde. En effet, lorsque ma main droite touche ma
main gauche, la main touchée est du côté du palpable, est appréhendée comme une chose
127
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 173.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 173.
129
Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, 1995,
p. 279.
128
88
parmi les choses. Mais la main touchante ne renvoie à la main touchée que parce que la
main touchante est elle-même susceptible d’être touchée de sorte que la main touchante
n’est jamais touchée en tant que touchante et inversement. Le toucher est comme une
réflexion manquée du corps sur lui-même, une réflexion qui s’annule au moment de se
produire au sens où au moment même où la main touchante devient elle-même touchée,
elle cesse d’être touchante et inversement. Le renversement du rapport maintient donc le
rapport lui-même, le rapport de celui qui sent à ce qu’il sent. L’unité du toucher est
l’unité même du corps au/du monde, c’est-à-dire de l’expérience du corps propre. Cela
signifie que le corps ne peut être simultanément touchant « et » touché, que le toucher se
loge dans cette impossibilité qui « est justement l’appréhension même de mon corps dans
sa duplicité, comme chose et véhicule de mon rapport aux choses » 130 . Le touchant ne
peut donc se saisir comme touché car se faisant il perdrait son rapport à lui-même comme
son emprise sur le monde. Une réflexion totale neutraliserait le sens relationnel du
toucher, désincarnerait le toucher du corps lui-même, bref, supprimerait le toucher. Ainsi,
l’« échec » de la réflexion corporelle porte en elle-même la cohésion du corps, le fait
qu’il soit une des choses et en rapport avec les autres choses, qu’il soit à lui-même et,
comme le dit si bien Merleau-Ponty, « en circuit » avec les choses. La réversibilité
constitutive du toucher renvoie le sujet à lui-même comme à son incarnation, c’est-à-dire
au fait qu’il est en étant lui-même du monde, « accessible du dehors ». Le toucher,
comme la vision, se déploie circulairement puisque la main ne peut prendre « place parmi
les choses qu’elle touche » que parce qu’elle « ouvre sur une être tangible dont elle fait
partie ». Le voyant s’aperçoit lui-même dans l’extériorité du visible et le corps percevant
qui se touche se touche dans l’extériorité du tangible, ce qui fait dire à Merleau-Ponty que
la réversibilité du sentir « n’ôte pas toute vérité à ce pressentiment que j’avais de pouvoir
me toucher touchant : mon corps ne perçoit pas, mais il est comme bâti autour de la
perception qui se fait jour à travers lui » 131 . Le recouvrement impossible des mains
signifie que les mains appartiennent au même monde, que de la main touchante à la main
touchée s’insère le monde lui-même. Que la vision émerge du visible dont elle fait
pourtant partie, que le toucher naisse du monde qu’il fait paraître tactilement signifie que
130
Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, 1995,
p. 285.
131
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 24.
89
le corps articule un rapport qui le dépasse, que dans l’expérience du corps propre le sujet
s’apparaît comme monde et, à ce titre, n’est pas à proprement parler l’expérience du
corps propre. Pris dans l’ordre même dont il est le centre, le corps n’est pas à proprement
parler une « réalité » localisable, quelque chose d’à part de l’horizon auquel il appartient.
Le voyant est un certain visible participant à la visibilité du monde. L’individualité du
voyant s’inscrit dans la généralité du visible, le corps en tant que visible forme une
contexture avec le monde, une même chair. Du corps au monde et du monde au corps, il
y a une appartenance, un devenir du corps au monde et du monde au corps. Il n’y a donc
rien entre le corps et le monde, sinon un rapport ontologique d’où se forme une Visibilité
qui n’appartient en propre ni à l’un ni à l’autre. Entre le corps et le monde, il n’y a pas un
rapport d’inclusion parce que le monde n’est pas une réalité faite de parties ou, tout du
moins, l’enracinement originaire du corps au monde donne sens à toute distinction, à
toute individualisation. C’est dire qu’« il nous faut rejeter les préjugés séculaires qui
mettent le corps dans le monde et le voyant dans le corps, ou, inversement, le monde et le
corps dans le voyant, comme dans une boîte. Où mettre la limite du corps et du monde,
puisque le monde est chair ? Où mettre dans le corps le voyant, puisque, de toute
évidence, il n’y a dans le corps que des « ténèbres bourrées d’organes », c’est-à-dire du
visible encore ? Le monde vu n’est pas « dans » mon corps, et mon corps n’est pas
« dans » le monde visible à titre ultime » 132 . C’est dès lors en fonction de l’appartenance
du corps au monde, de la situation mondaine du corps que le sens d’être du corps propre
doit être compris. Autrement dit, la référence au monde du corps doit fonder la définition
du corps lui-même. Il en est ainsi parce qu’il n’y a pas de vision qui ne soit incarnée, qui
ne soit du monde, c’est-à-dire comme présence effective du monde. Aussi, l’immersion
du voyant au sein même du visible est proprement un redoublement du visible lui-même
si bien que le corps n’est pas en effet « dans » le visible, mais en son sein, le relève de sa
propre visibilité et, par conséquent, la vision incarnée est visible d’une visibilité qui lui
est consubstantielle. Il s’ensuit que la définition du monde est elle-même renvoyée au
rapport ou à la Visibilité qui le lie ontologiquement au corps comme à lui-même et que
Merleau-Ponty nomme la Chair, un rapport qui n’est ni extérieur au monde ni au corps
mais qui se déploie lui-même comme rapport, c’est-à-dire qui forme système ou renvoi
132
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 180.
90
unitaire et circulaire du corps au monde et du monde au corps de sorte qu’ « il n’y a plus
d’essences au-dessus de nous, objets positifs, offerts à un œil spirituel, mais il y a une
essence au-dessous de nous, nervure commune du signifiant et du signifié, adhérence et
réversibilité de l’un à l’autre, comme les choses visibles sont les plis secrets de notre
chair, et notre corps, pourtant, l’une des choses visibles » 133 , de sorte encore que « notre
chair tapisse et même enveloppe toutes les choses visibles et tangibles dont elle est
pourtant entourée, le monde et moi sommes l’un dans l’autre » 134 , c’est-à-dire que « mon
corps voyant sous-tend ce corps visible, et tous les visibles avec lui. Il y a insertion
réciproque et entrelacs de l’un dans l’autre » 135 . L’avènement du monde sensible est tout
autant l’avènement à soi du corps parce que dans le rapport à soi qui ne survient qu’en se
manquant s’introduit le monde. La négativité qui trame le toucher réalise un rapport, le
rapport de mon corps comme touchant à mon corps comme touché, c’est-à-dire au fond
mon corps comme en rapport aux choses comme à lui-même. En tant qu’imminente, la
réflexivité du corps s’effondre en rapport à, rapporte le corps à autre chose que lui-même
de sorte que le corps sent le monde en se sentant. La réflexion du corps reflète le monde,
est indissociablement l’avènement du monde lui-même. Autrement dit, la réflexivité est
ouverture au monde parce qu’il scinde le monde lui-même, l’ouvre d’un écart dans lequel
il peut se refléter. Le monde s’infiltre dans le rapport du corps à soi. Cela signifie donc
que l’imminence même de la réflexivité corporelle laisse un intervalle où le monde peut
s’apparaître, un intervalle où s’articulent les côtés de l’expérience. Il y a rapport à, il y a
monde parce qu’« une sorte de déhiscence ouvre en deux mon corps » 136 , parce que cette
déhiscence est déjà celle du monde. S’impose dès lors l’idée que « reconnu un rapport
corps-monde, il y a ramification de mon corps et ramification du monde et
correspondance de son dedans et de mon dehors, de mon dedans et de son dehors » 137 . Il
y a donc correspondance dans l’écart du corps à lui-même, dans l’écart où précisément se
glisse le visible. Le dedans est ainsi l’envers du dehors, et inversement, au même titre que
se toucher, c’est toucher, et inversement. La réversibilité du sensible est comme un point
de retournement de mon dedans en son dehors et de son dehors en mon dedans de sorte
133
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 156.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 162.
135
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 180.
136
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 162.
137
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177.
134
91
que « l’insertion du monde entre les deux feuillets de mon corps » signifie
indistinctement « l’insertion de mon corps entre les deux feuillets de chaque chose et du
monde » 138 . Le monde reflète le soi du corps, c’est-à-dire que le soi du corps se réfléchit
comme étant du monde. Le corps se réfléchit, se rapporte donc à soi de l’épaisseur du
monde à laquelle le corps participe de sorte que le mouvement par lequel le corps est à
soi est inséparable de son échappement dans les choses. Le soi du corps se compose donc
de son appartenance au monde, est à soi de l’écart qui le sépare de soi, est à soi en étant
hors de lui-même, est donc à soi en comprenant le monde comme une dimension de son
être. Aussi, le monde s’insère entre les deux feuillets de mon corps en ce sens que le
monde s’insère dans le rapport du corps à soi, le dédouble de lui-même de sorte que la
coïncidence à soi est écart de soi au sein du monde. En s’insérant dans le rapport du corps
à soi, le monde insère le corps lui-même dans un rapport au monde, c’est-à-dire
intériorise le corps de son rapport à l’extériorité du monde. D’une manière corrélative, il
y a une « insertion de mon corps entre les deux feuillets de chaque chose et du monde »
puisqu’en effet l’avènement du monde phénoménal correspond avec le dédoublement du
corps lui-même, puisqu’en d’autres termes la réflexivité du monde se concentre, s’axe en
une de ses parties. Autrement dit, l’épaisseur du corps est à la fois constitutive de sa
propre visibilité comme celles des choses du monde qui manifestent le monde. Aussi, le
corps s’insère entre les deux feuillets de chaque chose et du monde parce que le corps est
lui-même visible et polarise le rapport aux choses, c’est-à-dire la présentation même du
monde. Le corps en tant que mondain se situe du même côté des choses qui par lui font
paraître le monde dont ils sont enveloppés, dépassés. Le corps n’est donc chose parmi les
choses qu’ « en un sens plus fort et plus profond qu’elles » 139 . Son insertion entre les
deux feuillets de chaque chose et du monde correspond donc à la référence double que le
corps articule en tant que vu et voyant. Inscrit au sein du monde qu’il fait paraître, le
corps se trouve séparé du monde de l’épaisseur de sa propre chair de sorte que les choses
sont comme une extension de sa chair, visibles en effet comme le corps par qui elles sont
visibles. Aussi, le corps entre les deux feuillets de chaque chose et du monde n’est ni une
chose ni devant les choses, comme en surplomb. Il est charnel, est en rapport à en étant
138
139
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 312.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 179.
92
de ce rapport lui-même, est en d’autres termes un « sensible exemplaire, qui offre à celui
qui l’habite et le sent de quoi sentir tout ce qui au-dehors lui ressemble, de sorte que, pris
dans le tissu des choses, il le tire tout à lui, l’incorpore, et, du même mouvement,
communique aux choses sur lesquelles il se ferme cette identité sans superposition, cette
différence sans contradiction, cet écart du dedans et du dehors, qui constituent son secret
natal » 140 . Parce qu’il est en effet au sensible en tant que sentant et est sentant en tant que
lui-même sensible, le corps est proprement sensible, c’est-à-dire « sensible pour soi » 141 .
Cela signifie que
« je ne puis poser un seul sensible sans le poser comme arrachée à ma chair,
prélevé sur ma chair, et ma chair elle-même est un des sensibles en lequel se fait une
inscription de tous les autres, sensible pivot auquel participent tous les autres, sensibleclé, sensible dimensionnel. Mon corps est au plus haut point ce qu’est toute chose : un
ceci dimensionnel. C’est la chose universelle – Mais, tandis que les choses ne deviennent
dimensions qu’autant qu’elles sont reçues dans un champ, mon corps est ce champ
même, i.e. un sensible qui est dimensionnel de soi-même, mesurant universel » 142 .
En effet, puisque le sentir émerge au sein du monde qu’il porte à la présence, le sentir est
en lui-même constitutivement une référence à un monde sensible, à un senti. Il n’y a donc
pas de senti, d’apparition d’un monde sensible qui ne soit lui-même l’envers d’un sentir,
c’est-à-dire d’un soi du corps qui est à soi en s’appliquant à autre que lui-même. Est de
fait donné dans le senti un sentir de sorte qu’en effet « je ne puis poser un seul sensible
sans le poser comme arraché à ma chair, prélevé sur ma chair ». Corrélativement, le sentir
est lui-même sensible au sens de ce qui est senti puisqu’il est lui-même une dimension de
ce qui se déploie en lui. Le sentir est donc éminemment un se sentir, un sentant sensible.
C’est pourquoi le toucher n’advient que comme corps, c’est-à-dire que comme lui-même
tangible. Le sentant est du monde, participe lui-même à la dimension qui le rapporte au
monde et par laquelle le monde se reporte. Par exemple, le toucher manifeste tactilement
le monde parce que le corps touchant est lui-même tangible, parce que sa tangibilité est
celle du monde, celle-là même qui advient tactilement. Dès lors, si « ma chair elle-même
140
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 176.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 176.
142
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 308. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
141
93
est un des sensibles en lequel se fait une inscription de tous les autres », c’est parce que le
corps sentant est par définition sensible, est lui-même inscrit dans le monde qu’il porte au
paraître. Précédemment, nous disions que le toucher ne peut procéder que d’un sujet qui
est sa propre absence, que l’absence du sentir à lui-même renvoi à son incarnation, à son
appartenance au monde. Nous pouvons maintenant en comprendre véritablement le sens :
le toucher n’est effectif, ne manifeste tactilement un monde que parce qu’il s’oublie luimême comme monde. Le toucher se fait monde, cela veut dire que dans l’ouverture au
monde du toucher se tient le monde lui-même, que le toucher touche avec le monde, que
la tangibilité est donc une dimension par laquelle le corps est en rapport au monde et par
laquelle le monde vient lui-même à paraître. Autrement dit, le mouvement du toucher qui
rapporte le corps au monde est le mouvement par lequel le monde se reporte à lui-même.
La négativité du toucher est très précisément l’autre côté du mouvement qui rapporte le
corps au monde (par le toucher) de sorte que ce qui se donne dans l’ouverture perceptive
instituée par le toucher remplit l’ouverture elle-même, l’accomplit véritablement comme
toucher de quelque chose. Pareillement au toucher, la vision ne manifeste un monde
visible que dans la mesure où elle s’emporte elle-même dans le visible, qu’elle s’ignore
donc comme vision. L’invisibilité de la vision est l’autre côté de la vision, ce qui
s’apparaît en elle, à savoir l’unique visibilité au sein même de laquelle s’inscrit un certain
visible, le voyant. La visibilité est, comme la tangibilité, dimensionnalisation du monde,
c’est-à-dire encore une mise en rapport du monde à lui-même qui se module toujours
comme rapport et sous un même rapport. Nous pouvons ainsi dire que le toucher est
tangible au sens où le corps touchant polarise de sa tangibilité même la tangibilité du
monde, une tangibilité dont les modalités sont infinies. De même, la vision est visible au
sens où le voyant ramène à lui-même la visibilité dont est faîte le monde et à laquelle il
appartient, une vision dont la visibilité se donne partout, ailleurs et autrement. Aussi, si le
soi du corps « communique avec les choses sur lesquelles il se ferme cette identité sans
superposition », c’est que le rapport du corps au monde s’opère sur le seul et unique plan
du sensible, un rapport qui n’est donc rien d’autre que la phénoménalité même entendue
comme ouverture de l’Être à lui-même, ouverture qui se comble d’elle-même, qui
s’entoure d’elle-même puisque le percevoir ne porte un monde qu’en étant lui-même pris
dans l’épaisseur de ce monde. Aussi, si le corps est un « sensible pivot auquel participent
94
tous les autres », un « sensible-clé » ou encore un « sensible dimensionnel », c’est parce
le corps, de sa masse sensible, comme être charnel, est le lieu où s’articule la dimension
commune au monde et à lui-même et dont, à ce titre, le monde et le corps sont comme
des variantes, des formes possibles. Aussi, le corps est de lui-même « dimensionnel » en
ce sens que sa propre visibilité ou tangibilité est une modalité de la dimension qu’il
déploie. Mais il est aussi en lui-même « dimensionnel », au sens où il dimensionnalise le
monde, qu’il déploie un monde, car le corps n’est lui-même, forme un soi qu’en étant
hors de lui-même, est toujours déjà du côté du monde. Aussi, si la dépossession du soi
par le monde, en tant qu’il est incarné, est ce qui le ramène à soi, le soi ne possède le
monde qu’en en étant possédé, enveloppé. On voit alors mieux en quoi la dimensionnalité
du corps est déjà celle du monde et comment le monde et le corps participent l’un et
l’autre à une même dimension qui constitue une possibilité universelle d’être. Le corps
est de et en lui-même « dimensionnel », c’est-à-dire à la fois un « ceci dimensionnel » et
un « dimensionnel de soi-même », à la fois, c’est-à-dire « mesurant universel » ou bien,
précise Merleau-Ponty dans une note de Le visible et l’invisible, le « Nullpunkt de toutes
les dimensions du monde » 143 . En effet, dans la mesure où la dimension est l’être de tout
être, qu’elle forme pour chaque être perçu une « structure ou un système d’équivalences
autour duquel il est disposé » 144 et que le corps est à lui-même en s’enracinant au cœur de
ce dont il est le sujet, le corps est éminemment dimensionnel en ce qu’il déploie le champ
au sein duquel les choses deviennent elles-mêmes dimensionnelles, représentatives du
monde. Le soi du corps se déploie au sein du monde comme il déploie un monde, est
donc lui-même « qualité prégnante, la surface d’une profondeur » 145 à laquelle les choses
elles-mêmes appartiennent en tant que mondaines, sont donc elles-mêmes plus qu’ellesmêmes, manifestent elles-mêmes ce au sein de quoi elles apparaissent, à savoir le monde.
Aussi, d’un côté, chaque chose sensible – ce qui inclut le soi du corps – est « être de
latence », présentation d’une certaine absence au sein de laquelle la chose s’inscrit.
Inversement, cette absence, ce qui ne se présente pas de soi, se présente à la « surface »
de la chose sur laquelle le monde se mire, se reflète et se montre. D’un autre côté,
« puisque le visible total est toujours derrière, ou après, ou entre les aspects qu’on en voit,
143
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 297.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 257.
145
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177.
144
95
il n’y a accès vers lui que par une expérience qui, comme lui, soit toute hors d’ellemême : c’est à ce titre, et non comme porteur d’un sujet connaissant, que notre corps
commande pour nous le visible, mais il ne l’explique pas, ne l’éclaire pas, il ne fait que
concentrer le mystère de sa visibilité éparse » 146 . À vrai dire, l’inscription du corps au
sein du monde et le renvoi modal ou dimensionnel du corps au monde et du monde au
corps forment un même système, un même ordre ou une même texture qui se creuse
d’elle-même, qui « revient à soi et convient à soi-même » 147 . La déhiscence du corps
inscrit une différenciation au sein de l’Être, le rend sensible à lui-même, l’inscrit alors
dans un rapport dont les modalités sont des moments dimensionnels. La visibilité, la
tangibilité forment ainsi des vecteurs relationnels, des dimensions où les termes
intrinsèques du relationnel se rapportent et se reportent à la fois, où le touchant et le
touché, le voyant et le vu sont coextensifs, sont l’un à l’autre en empiétant l’un sur
l’autre, sont par là même chacun allusion à l’autre. Il y a seulement relation, rapport du
corps au monde sans frontière, transposition dimensionnelle circulaire parce que ce
rapport est le rapport de l’Être à lui-même, parce que la déhiscence dont le corps propre
est le lieu est intérieure à l’Être.
Avant de conclure, ajoutons d’abord que la scission dont l’Être se forme, qui
assure la correspondance et la convenance ontologique du monde et du corps, ne se forme
comme rapport relationnel que parce que « la chair du monde n’est pas se sentir comme
ma chair – Elle est sensible et non sentante » 148 . On le sait, le voyant étant visible et le
touchant étant tangible, le sentir est, par définition, un se sentir. Cependant, un tel rapport
d’inhérence n’est pas transposable au niveau même de la chair du monde, à moins de voir
l’hylozoïsme comme le juste nom de la philosophie de la chair, à moins en effet de
niveler la différence intérieure à l’Être de laquelle le corps et le monde sont en rapport,
forment rapport. L’inscription du percevant au sein de ce dont il est le percevant ne
signifie pas que le mode d’être du percevant est celui de ce dont il est le percevant.
Comment en effet pourrions-nous prêter au monde la définition du percevant sans annuler
la relation qui les rapporte l’un à l’autre. Qu’ils soient l’un à l’autre ou, plus précisément,
146
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 178.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 190.
148
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 298.
147
96
parce qu’ils sont l’un à l’autre, ils ne peuvent l’un et l’autre être à la fois l’un et l’autre.
Identifier la chair du corps et la chair du monde reviendrait ainsi à supprimer le sens
relationnel de la notion de « chair ». Si la « chair » est bien comme un « phénomène de
miroir » 149 , il devient incompréhensible si le voyant et le vu sont l’un et l’autre les deux à
la fois. Aussi, soit il y a à la fois la « chair du corps » et la « chair du monde » et, dès lors,
la relation du corps et du monde devient une énigme parce qu’elle apparaît alors
impossible, parce qu’elle se pose en des termes incompossibles, soit la chair désigne un
mode d’être du corps et, dans ce cas, elle n’est plus définissable comme « le dedans et le
dehors articulés l’un sur l’autre » 150 . C’est dire que la notion de « chair » est
problématique. Merleau-Ponty écrit ainsi en soulignant la contexture de visibilité dont est
faite la chair du monde :
« C’est par la chair du monde qu’on peut en fin de compte comprendre le corps
propre – La chair du monde, c’est l’Être-vu, i.e. c’est un Être qui est éminemment percipi,
et c’est par elle qu’on peut comprendre le percipere : ce perçu qu’on appelle mon corps
s’appliquant au reste du perçu i.e. se traitant lui-même comme un perçu par soi et donc
comme un percevant, tout cela n’est possible en fin de compte et ne veut dire quelque
chose que parce qu’il y a l’Être, non pas l’Être en soi, identique à soi, dans la nuit, mais
l’Être qui contient aussi sa négation, son percipi » 151 .
Si la fission intérieure à l’Être est celle de l’Être et si elle débouche sur une « adhérence à
soi » 152 de l’être et de l’être perçu, on ne voit pas comment l’Être pourrait alors contenir
« sa négation » sans que le corps et le monde soient situés sur le seul et unique plan de la
Chair, sans que le point de vue du corps soit le point de vue du monde, annulant ainsi la
différence ou la dissymétrie intérieure à l’Être dont dépend un percipere effectif. En
conséquence, s’il y a percipere, si le corps propre est au monde et du monde, si la
subjectivité du corps n’est pas, à proprement parler, celle du monde, alors l’identité de
l’être et de l’être perçu n’est plus pensable comme celle de l’Être à lui-même. Ce qu’il
reste à comprendre est donc ce passage – sa nécessité – de la chair du corps entendue
comme « ce fait que mon corps est passif-actif (visible-voyant), masse en soi et geste » à
149
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 303.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 311.
151
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 299.
152
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 304.
150
97
la chair du monde comprise comme « son horizon intérieur et extérieur » 153 . C’est ce
qu’il nous reste à comprendre et c’est précisément sur quoi portera notre conclusion.
Dans une note de Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty expose succinctement la
raison principale qui place la problématique générale de la Phénoménologie de la
perception sur une voie sans issue : « Les problèmes posés dans Ph.P. sont insolubles
parce que j’y pars de la distinction « conscience » – « objet » » 154 . Une distinction qui,
comme nous l’avons vu, entérine l’approche réflexive qui renvoie la détermination du
corps au sens d’être de la conscience à soi de telle sorte que le corps est compris comme
un moyen terme entre la conscience constituante et le monde. Une distinction qui fait
alors du corps le lieu de la contradiction de l’intérieur et de l’extérieur, c’est-à-dire le
corps d’une opposition du sens et du fait. La distinction débouche sur une contradiction,
se rend ainsi impensable. Devant la contradiction de la chose et de l’idée, Le visible et
l’invisible répond par la formulation d’un paradoxe de l’Être qui, faisant état de la
coappartenance du monde et du corps, de la situation totale que forme le renvoi de l’un à
l’autre du corps et du monde, met au jour ce qui fonde la distinction/opposition du fait et
de l’essence. La contradiction dans laquelle s’achève la Phénoménologie de la perception
est la contradiction du sujet et de l’objet ou, plus précisément, rapporté au rapport du
sujet à l’objet le rapport du corps au monde est contradictoire et, par là même,
incompréhensible. Or, « si nous pouvons montrer que la chair est une notion dernière,
qu’elle n’est pas union ou composé de deux substances, mais pensable par elle-même, s’il
y a un rapport à lui-même du visible qui me traverse et me constitue en voyant » 155 , alors
le rapport du corps au monde n’est ni plus ni moins que le rapport de l’Être à lui-même
de sorte que se trouve surmonté dans ce rapport et comme rapport l’opposition séculaire
de l’empirique et du transcendantal. La chair est « pensable par elle-même » parce qu’elle
n’est que rapport, rapport qui n’implique pas des éléments ou des composants. La chair
est rapport, c’est-à-dire que le rapport se constitue de lui-même, qu’il comporte en luimême la référence qui le reporte comme rapport. Un tel rapport, rapportant, se rapporte à
lui-même, renvoi la facticité du monde au corps par qui elle vient à paraître et, le rapport
153
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 309.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 250.
155
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 183.
154
98
de transcendance se faisant au sein même du monde ou, se faisant comme monde, la
transcendance du monde est l’envers de son empiricité. C’est dire que la chair, comme
rapport d’implication des « termes » qui forment rapport, réfute la possibilité d’une
dualité constitutive du rapport du corps au monde et, corrélativement, la contradiction du
double point de vue sur ce même rapport. En tant que rapport total ou de totalité, le
rapport du corps au monde se présente comme un paradoxe structurel, lié au comment de
la possibilité du rapport à. Si en effet il n’y a de rapport à que par enveloppement mutuel
de ce qui est en rapport, le rapport du corps au monde dépasse et fonde la contradiction
des points de vue en étant ce qui fixe le point de vue de tous les points de vue, le point de
vue qui se retrouve en chacun des points de vue et au-delà. Le rapport à étant toujours un
rapport à l’Être et se faisant toujours à l’intérieur de l’Être, en lui l’empirique et le
transcendantal ne se contredisent plus, en lui l’individualité et l’universalité ne se
contredisent plus, en lui le fait et l’essence ne se contredise plus « et c’est bien d’un
paradoxe de l’Être, non d’un paradoxe de l’homme, qu’il s’agit ici » 156 . De la
contradiction au paradoxe, il n’y a pas un changement de paradigme philosophique mais
un changement d’échelle de l’analyse qui, au lieu de saisir le sens du rapport du corps au
monde à partir d’un étant, d’un des deux termes du rapport lui-même, risquant ainsi de
rapporter le rapport au monde à une positivité, aborde le rapport pour lui-même, comme
valant pour soi, c’est-à-dire comme faisant sens en tant que rapport. La chair nomme ce
qui est en lui-même rapport sans devenir positivité, ce qui renvoie à soi sans cesser d’être
toujours déjà autre sans devenir contradictoire. La chair est rapport paradoxal parce qu’il
n’y a pas de rapport qui ne soit pas rapport d’appartenance, qui ne soit déjà ce à quoi il se
rapporte comme rapport.
Cependant, la démarche de Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible qui vise à
penser le rapport du corps au monde pour lui-même comme phénomène d’appartenance,
comme rapport venant à soi phénoménalement, est ordonnée par l’expérience de la
réversibilité du toucher de telle sorte que le moyen par lequel Merleau-Ponty structure sa
critique de la pensée objectiviste est aussi celui qui fixe définitivement son approche dans
un cadre dualiste. En effet, l’expérience de la réversibilité du toucher permet à Merleau156
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 178.
99
Ponty de faire apparaître que le touchant est tangible et, corrélativement, l’appartenance
du corps à ce qui se manifeste tactilement, le monde. Le touchant est intentionnel, est
ainsi à ce qu’il touche car le touchant est à soi en s’ouvrant au tangible auquel il
appartient, c’est-à-dire en se faisant lui-même monde. Comprise à partir de sa double
appartenance à l’ordre du monde et à l’ordre du subjectif, l’intentionnalité corporelle est
l’intentionnalité de l’être. Aussi, cette double référence qui caractérise le corps lui-même
caractérise également, en raison même de l’appartenance ontologique du corps au monde,
le sens d’être du rapport du corps au monde. Rapport à soi au monde du toucher que la
vision, comme « dimension » ou mode relationnel, met elle-même en valeur, le voyant
étant toujours un visible parmi les visibles. Exprimant clairement la corrélation de
l’activité du percevant à la passivité du monde dont il est lui-même une dimension,
Merleau-Ponty réfère le corps à la condition du rapport perceptif au monde : « le corps
nous unit directement aux choses par sa propre ontogenèse, en soudant l’un à l’autre les
deux ébauches dont il est fait, ses deux lèvres : la masse sensible qu’il est et la masse
sensible où il naît par ségrégation, et à laquelle, comme voyant, il reste ouvert. C’est lui,
et lui seul, parce qu’il est un être à deux dimensions, qui peut nous mener aux choses
mêmes » 157 . L’expérience de la réversibilité du sentir permet donc à Merleau-Ponty de
montrer que l’unité profonde du sentir et de son inscription au sein du monde est
inhérente à la structure de l’apparaître. Mais si en effet l’expérience de la réversibilité
démontre que le touchant et le touché sont comme « deux segments d’un seul parcours
circulaire » 158 , si elle prépare à la reconsidération des « notions solidaires de l’actif et du
passif de telle sorte qu’elles ne nous placent plus devant l’antinomie d’une philosophie
qui rend compte de l’être et de la vérité, mais ne tient pas compte du monde, et d’une
philosophie qui tient compte du monde, mais nous déracine de l’être et de la vérité »159 , il
n’en reste pas moins vrai qu’elle ancre la pensée et l’expérience dans un rapport oppositif
du sujet et de l’objet 160 . En définissant le percevant comme touchant et touché, voyant et
vu, en fondant l’intentionnalité perceptive sur une expérience, Merleau-Ponty rive son
analyse à la dualité de la conscience et du corps. Il en est ainsi parce que le point de
157
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 180.
159
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 66.
160
Sur le point de départ de la définition merleau-pontienne de l’expérience, cf. Barbaras, Renaud, Vie et
intentionnalité, Librairie Philosophique J. Vrin, 2003, pp. 12 & 13.
158
100
départ de l’analyse de Merleau-Ponty, de son remaniement de l’ontologie réaliste est
l’expérience du corps propre, c’est-à-dire la dualité du vécu. Si, d’un côté, Merleau-Ponty
parvient à mettre en évidence le caractère mondain du rapport au monde, de l’autre, il
s’avère être relatif à un rapport à soi du corps, c’est-à-dire à un rapport d’immanence
propre au vécu si bien que l’expérience est de nouveau organisée sur une expérience, sur
une opposition de l’intérieur et de l’extérieur. Parce que Merleau-Ponty décrit un mode
d’être du corps percevant en adoptant l’expérience du corps propre comme un
phénomène-clé, il impose à la perception un sujet de la perception, un être qui en luimême synthétiserait des dimensions opposées, contradictoires. Le percevant n’est certes
jamais à la fois touchant et touché car en étant l’un et l’autre le corps serait trop à soi et
jamais au monde. Bien qu’il soit au monde en n’étant jamais à la fois touchant et touché,
cette non-coïncidence qui forme l’unité d’être du rapport au monde est toutefois encore
une non-coïncidence de deux plans qui suppose la reconnaissance implicite d’une réalité
bivalente à partir de laquelle cette non-coïncidence est significative. Aussi, lorsque
Merleau-Ponty écrit que « le corps est un être à deux feuillets, d’un côté chose parmi les
choses et, par ailleurs, celui qui les voit et les touche » 161 , le corps est finalement décrit
comme un être qui réaliserait ou surmonterait en lui-même l’incompossibilité dont serait
fait l’être, est précisément le sujet de la perception en tant qu’il articule ou est lui-même
la réalisation des plans contraires et constitutifs du transcendantal et de l’empirique. En
somme, au moment même où Merleau-Ponty pense disqualifier la dichotomie du sujet et
de l’objet au nom de l’expérience il la réintroduit en structurant son analyse à partir de
l’expérience du corps propre, à partir de la dualité niée du rapport à soi du corps. De ce
fait, Merleau-Ponty ne parvient pas à remettre en question le dualisme de la pensée
réflexive parce qu’il part lui-même de la dualité qu’il cherche à dépasser. La signification
ontologique du corps est donc tirée d’une expérience, d’une expérience qui pose en douce
un sujet, c’est-à-dire un certain sens de la transcendance au rapport à soi du corps, rapport
qui pose alors le primat d’un mode d’apparaître à soi sur la structure de l’apparaître.
Le concept de « chiasme » prend racine dans la description du percevant comme
touchant et touché, il vient aplanir les deux points de vue antagoniques sur le corps en les
161
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 179.
101
corrélant à l’appartenance du corps au monde, c’est-à-dire en les pensant comme relatifs
au rapport au monde. Il y a une symétrie définitionnelle du corps et du monde à partir du
moment où le monde lui-même est constitutif de l’intentionnalité perceptive. Puisque le
touchant est tangible, le percevant est une partie du monde et puisqu’en tant que partie du
monde il est touchant, c’est bien le monde lui-même qui s’apparaît dans le toucher.
Aussi, la définition de l’être du corps est intégrative du monde parce qu’elle est comprise
comme rapport, rapport comprenant la référence à l’extériorité du monde comme
l’envers de l’intériorité du percevant. Il est ainsi impossible de comprendre la nécessité
du concept de chiasme sans reconnaître le sens définitionnel de l’appartenance du corps
au monde dont le corps tire précisément sa propre signification ontologique. Il y a donc
un chiasme entre le corps et le monde parce que le corps est fondamentalement compris
comme touchant et touché, parce que dans le rapport du touchant au touché se tient le
rapport au monde. Dès lors, le double caractère du corps est, en raison même de
l’appartenance du corps au monde, une double caractérisation du monde lui-même. C’est
pourquoi la relation perceptive forme une relation à quatre membres : « chiasme mon
corps-les choses, réalisé par le dédoublement de mon corps en dedans et dehors, – et le
dédoublement des choses (leur dedans et leur dehors). C’est parce qu’il y a ces deux
dédoublements qu’est possible : l’insertion du monde entre les deux feuillets de mon
corps, l’insertion de mon corps entre les deux feuillets de chaque chose et du monde » 162 .
Aussi, le monde devient l’ « horizon intérieur et extérieur » du corps que parce que ce
dernier est initialement dédoublé, la dualité du corps se reportant alors du côté du monde
en vertu de la mondanéité du corps. Le passage à la définition de la chair comme rapport
spéculaire débute donc avec le dédoublement du corps, dédoublement qui dans l’esprit de
la philosophie qui s’esquisse dans Le visible et l’invisible procède ultimement de la
reconnaissance de l’appartenance du corps au monde. De là un dédoublement qui ne
revient pas à une opposition frontale du sujet et de l’objet mais à un croisement double, à
une réversibilité de chaque côté de l’expérience. Le corps n’est plus le lieu d’une
contradiction mais celui d’une double application l’un à l’autre du dedans et du dehors. Il
apparaît finalement que Merleau-Ponty transcende le dualisme objectiviste en dédoublant
les termes du rapport perceptif, exorcise en quelque sorte le dualisme en dédoublant le
162
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 311.
102
dualisme. Autant dire que Merleau-Ponty recrée l’unité perceptive, la recompose à partir
des termes qui imposent d’emblée à l’expérience une structure dualiste, la recompose à
partir de ces mêmes termes de telle sorte que l’expérience ne soit plus prise dans une
tension contradictoire. Ainsi, la philosophie de la chair reconduit à un dualisme (puisque
le corps qui articule le rapport perceptif « est un être à deux feuillets ») qui, impliquant un
être à deux feuillets (le dédoublement de mon corps « en dedans et dehors » étant
respectivement le dehors et le dedans du monde), dépolarise la perception. Autrement dit,
en pensant la déhiscence de la chair sur le modèle de l’expérience du corps propre, la
perception se trouve conditionnée par un sujet de la perception. Mais, d’un autre côté, en
pensant ainsi, la perception se trouve paradoxalement sans condition, sans véritable sujet
de la perception car le double chiasme n’en fait qu’un seul du fait même de
l’appartenance du percevant au monde. La portée ontologique accordée au vécu du corps
à partir de laquelle la définition de la chair est tirée entraîne deux perspectives qui se
neutralisent : l’une où le corps est, en tant que touchant et touché, comme unité de la
conscience et de son objet, la condition réelle de la phénoménalité, instaurant ainsi un
dualisme dont « on ne revient pas » et l’autre où, l’extériorité du monde impliquant une
intériorité, le corps et le monde sont membres d’une même chair si bien que la différence
ontologique entre le vivant et le champ perceptif est supprimée. Ce conflit qui se présente
comme une conséquence de la définition de l’être à partir de l’expérience du corps propre
apparaît dans quelques notes de Le visible et l’invisible : pour Merleau-Ponty en effet,
dire qu’entre le percevant et le perçu il y a Einfühlung, « cela veut dire que mon corps est
fait de la même chair que le monde (c’est un perçu), et que de plus cette chair de mon
corps est participée par le monde, il la reflète, il empiète sur elle et elle empiète sur lui (le
senti à la fois comble de subjectivité et comble de matérialité), ils sont dans un rapport de
transgression ou d’enjambement » 163 . Pour autant, l’ « indivision de cet Être sensible que
je suis et de tout le reste qui se sent en moi » 164 ne peut que vouloir dire que « La chair du
monde n’est pas se sentir comme ma chair – Elle est sensible et non sentant – Je l’appelle
néanmoins chair (…) pour dire qu’elle est prégnance de possibles, Wetmöglichkeit » 165 .
D’un côté, le senti est « à la fois comble de subjectivité et comble de matérialité », c’est163
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 297.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 303.
165
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 298.
164
103
à-dire lui-même sentant, et de l’autre, Merleau-Ponty est d’accord pour reconnaître
l’impossibilité de transférer les propriétés de la chair du corps à la chair du monde. Cette
discordance qui implique à la fois le point de vue transcendantal qui subordonne le perçu
à un sujet de la perception, c’est-à-dire qui renvoie la perception à une condition positive
de la perception, et le point de vue ontologique qui situe le percevant dans une relation
d’appartenance au monde, voyant en tant que visible et voyant parmi les visibles, ne
trouve aucun dénouement parce qu’elle s’initie sur une structuration de la phénoménalité
à partir de l’expérience du corps propre de sorte que la définition de la chair est
nécessairement équivoque. Parce que l’autonomie de la phénoménalité est déterminée à
partir du phénomène du corps propre, parce qu’elle est dès lors nécessairement tributaire
de la distinction de la conscience et de l’étendue, la phénoménalité est finalement pensée
comme « prégnance de possibles », et même de sa propre possibilité puisque le corps est
du monde de sorte que de nouveau resurgit le double sens de la chair. Aussi, la
détermination du sujet de la perception comme touchant/touché débouche sur une
naturalisation de la perception mais, celle-ci provenant de la distinction en question, la
réduction de la différence du sujet et du monde reconduit elle-même au dualisme dont
elle procède. Au fond, si tout le sens du projet de Le visible et l’invisible est bien
d’abandonner le dualisme, l’ambiguïté même dans laquelle la notion de chair est
finalement prise en trahit la portée. Comment, du reste, la signification de la notion de
chair aurait-elle pu être univoque en se constituant de l’expérience du vécu ? À vrai dire,
reconduisant à un dualisme, l’ambition de réexaminer les notions co-dépendantes de sujet
et d’objet en montrant que « ce qu’on pourrait considérer comme « psychologie » est en
réalité ontologie » 166 démontre que les points de vue qui structurent Le visible et
l’invisible sont irréconciliables. Le visible et l’invisible offre deux approches du corps et,
par là même, deux définitions du sens du rapport du corps au monde, qui ne peuvent être
soutenues ensemble sans produire une contradiction. Ou bien le corps est pensé comme
sujet de la perception, risquant ainsi de réduire et de former le relationnel sur deux ordres
de réalité, ou bien le corps est pensé comme sujet de la perception, c’est-à-dire d’après ce
qui du corps le rapporte au monde comme percevant. Ou bien le corps est compris dans le
sens oppositif du sujet de la perception à la perception ou bien, reconnue l’appartenance
166
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, p. 228.
104
du corps au monde, la philosophie s’attache à déterminer ce qui du corps le positionne en
rapport au monde. Les deux façons de pensée qui animent Le visible et l’invisible, l’une
contradictoire et l’autre soulevant un « paradoxe de l’Être » ne se réconcilient pas dans la
notion de chair, laquelle en reporte plutôt l’incompatibilité.
Si l’expérience du corps propre est bien une expérience, c’est-à-dire un rapport à,
une relation sans distance dont je fais partie comme sujet de l’expérience, en revanche, sa
détermination philosophique dans l’œuvre de Merleau-Ponty nous reconduit toujours à un
dualisme, à une contradiction, au point de vue de la philosophie de la conscience, lequel
domine Le visible et l’invisible. Est toujours réintroduit dans l’analyse de Merleau-Ponty
le double point de vue de l’analyse sur le corps, le corps étant toujours finalement
compris dans un rapport, comme le moyen terme entre l’intérieur et l’extérieur, même et
surtout finalement lorsque le corps est lui-même caractérisé comme touchant et touché.
Aussi, corps de la conscience incarnée ou corps de l’expérience de la réversibilité du
sensible, pensé comme la dimension négative de la conscience ou selon les termes de la
philosophie de la perception, le corps est toujours un « être à deux dimensions » 167 , à la
fois passif et actif, si bien que Merleau-Ponty ne parvient jamais à une formulation de la
problématique du corps propre qui formule la nature paradoxale du rapport du corps au
monde, qui, au lieu de rapporter le rapport en question à un « trait de structure du corps
lui-même » 168 , ce qui d’emblée impose à la définition de l’expérience unitaire du corps
propre une structure contradictoire, le tient pour relatif aux contraintes structurelles du
rapport relationnel lui-même, du rapport d’appartenance du corps au monde. Pourtant,
lorsque Merleau-Ponty met en évidence la situation mondaine du percevant, son
inscription au sein du monde en vue de thématiser le sens du rapport du corps au monde,
il est proche de dépasser une fois pour toute l’opposition séculaire du sujet et de l’objet,
de la conscience et de l’étendue, car le rapport d’appartenance, comme rapport
d’ensemble, ne laisse aucun espace pour un terme extérieur et neutre au rapport lui-même
– comme pourrait l’être le point de vue de la pensée qui pense le rapport du corps au
monde s’il n’était lui-même une dimension de ce rapport – de sorte que le dualisme
167
168
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177.
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1991, p. 111.
105
comme la philosophie de la conscience, ramenant ce rapport à un primat du sujet sur
l’objet et, par conséquent, à une opposition de l’intérieur sur l’extérieur, adopte un point
de vue abstrait et contradictoire sur le rapport du corps au monde. Aussi, parvenant à la
reconnaissance de la signification ontologique du corps à partir de l’expérience du corps
propre, demeurant par là même tributaire du dualisme de la pensée objective, la
spécificité ontologique du corps échappe à Merleau-Ponty. En un mot, pour ne pas avoir
correctement formulé la problématique du corps propre, prenant le point de vue du vécu
pour rendre compte de l’articulation perceptive, Merleau-Ponty se trouve dans
l’impossibilité de décrire proprement ce en quoi le corps propre se distingue des autres
corps pour autant que ce mode d’être propre détermine en lui-même le sens du rapport
dont il est lui-même un terme comme percevant. Il s’agit donc de renoncer au point de
vue de la conscience, de mesurer pour lui-même le rapport en jeu dans le rapport qui situe
le percevant du côté de ce dont il est le sujet, c’est-à-dire, au fond, de comprendre ce
qu’est le rapport d’appartenance, ce qu’est une appartenance sans lien d’extériorité et, de
ce fait, sans lien d’intériorité.
106
A.1.2) L’expérience du corps propre, expérience d’un paradoxe.
A.1.2.1) Le paradoxe du corps propre.
Inaugurant le cheminement philosophique de Matière et mémoire, l’hypothèse des
« images » qui a-subjectivise le percevant, lui enlevant la mémoire, ce qui du fait
perceptif correspond pour Bergson à la subjectivité, offre certainement le cadre le plus
approprié pour la formulation de la problématique du corps propre. Le percevant étant en
effet une « image », la perception et le rapport qui lui est inhérent prenant le nom de l’
« ensemble des images », comprendre le fait perceptif revient alors à déterminer le sens
d’être de l’image-corps 169 , de l’image qui en tant qu’image se situe en rapport à
l’ensemble des images. En libérant la description du rapport perceptif de l’assistance
d’une intériorité, d’un soi qui soit caractéristique d’un vécu, l’hypothèse des « images »
place la caractérisation de l’articulation perceptive sur le seul plan des images, renvoyant
ainsi l’analyse à la nature propre de l’image-corps. L’unique plan ontologique des images
qui entraîne la suspension du point de vue interne de l’expérience du corps propre limite
la détermination de la subjectivité du corps à ce qui du corps le rapporte et le différencie,
en tant qu’image, de l’ensemble des images. Autrement dit, l’impossibilité même du
recours à l’aperception vécue du corps propre resserre la définition de la perception à la
spécificité d’être de l’image-corps, à ce qui du corporel est constitutif de la perception.
L’hypothèse des « images » permet donc de considérer le fait perceptif sans présupposer
un apport proprement « subjectif » du sujet de la perception de sorte que la subjectivité
du percevant est circonscrite au caractère proprement corporel impliqué dans la
perception et dont le percevant tire sa spécificité par rapport aux autres images. Aussi,
169
L’ « image-corps » ne correspond pas ici à l’image que peut se faire un sujet à l’égard de son propre
corps, laquelle est largement déterminée par des facteurs socio-culturels et implique que le sujet porte son
attention sur lui-même comme être corporel. En d’autres mots, l’ « image-corps » n’est ni l’expérience
« subjective » du sujet de son propre corps ni même la conception « intersubjective » qu’il peut s’en faire.
Sur la différence de signification entre la « body image » et le « body schema », cf. Gallagher, Shaun,
« Phenomenological and experimental research on embodied experience », Presented at Atelier
Phénoménologie et Cognition, Phenomenology and Cognition Research Group, C.R.E.A., Paris, December
2000. Si la notion d’ « image » renvoie, dans le premier chapitre de Matière et mémoire, à une réalité « à
mi-chemin » entre la chose et la représentation de la chose, elle réfère, dans notre travail, au fait que le
corps percevant, en train de percevoir, est lui-même perçu/perceptible. Le corps qui perçoit est du côté de
ce qu’il perçoit. L’ « image-corps », en ce sens, constitue la partie apparaissante, et/ou qui apparaît à
l’autre, du corps percevant dans le champ de la perception. C’est pourquoi l’ « image » du corps sera
notamment comprise comme une « figure » sur fond du Fond. Le corps comme « image » est comme une
« figure » sur le fond de ce donc il a accès perceptivement.
107
relativement à l’hypothèse de la perception pure, la manière dont Bergson comprend la
question du sens d’être du corps, de l’intentionnalité perceptive, apparaît étroitement liée
à la reconnaissance de l’appartenance du corps percevant comme image à l’ensemble des
images. Ne pouvant tenir le rapport à l’ensemble des images dans un rapport de
représentation, le corps étant « l’image de mon corps seulement », il serait en effet
« absurde d’en vouloir tirer celle de tout l’univers » 170 de sorte que la question de la
perception se porte sur le mode d’être du corps lui-même. Sont intimement liées pour
Bergson la prise en compte de la situation mondaine du percevant, laquelle débouche sur
la question spécifique de la possibilité du rapport de toutes les images à la perception des
images, et l’identification de la perception à l’action possible d’une image déterminée, le
corps vivant. Le corps comme image est le lieu où se croisent deux questions, l’une qui
concerne l’inscription ontologique du corps au sein des images, renvoyant la philosophie
à un paradoxe (comment une image peut-elle être le sujet de l’ensemble des images ?) et
l’autre prenant l’image-corps selon ce qui l’individualise par rapport aux autres images
(qu’est-ce qui en étant propre au corps le particularise des autres corps ?). Pour Bergson,
sans se confondre, ces questions se complètent, se rejoignent en abordant le corps selon le
double sens du rapport, selon le sens de l’appartenance de la partie au Tout et selon le
sens du rapport effectif à. Dans la mesure où le corps comme image est une partie du
Tout des images – « C’est le cerveau qui fait partie du monde matériel, et non pas le
monde matériel qui fait partie du cerveau » 171 – le problème de la relation perceptive se
pose en des termes paradoxaux :
« Voici un système d’images que j’appelle ma perception de l’univers, et qui se
bouleverse de fond en comble pour des variations légères d’une certaine image
privilégiée, mon corps. Cette image occupe le centre ; sur elle se règlent toutes les autres ;
à chacun de ses mouvements tout change, comme si l’on avait tourné un kaléidoscope.
Voici d’autre part les mêmes images, mais rapportées chacune à elle-même ; influant sans
doute les unes sur les autres, mais de manière que l’effet reste toujours proportionné à la
cause : c’est ce que j’appelle l’univers. Comment expliquer que ces deux systèmes
170
171
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171.
108
coexistent, et que les mêmes images soient relativement invariables dans l’univers,
infiniment variables dans la perception ? » 172 .
Il y a un paradoxe parce que l’image qui forme la référence commune au percevant et au
champ perceptif se fait rapport, est donc impliquée à la fois sur deux plans. Ainsi, le
phénomène même de l’appartenance est paradoxal parce qu’il apparaît lui-même comme
rapport d’une image à l’ensemble des images. Le paradoxe ne concerne donc pas tant le
sujet de la perception que la perception qui en elle-même figure un rapport
d’appartenance de la partie au Tout. S’il est vrai que la mondanéité du percevant est
inhérente à la perception, il n’en reste pas moins vrai que le percevant lui-même est au
monde, que son mode d’être propre appelle et implique un examen spécifique. Sans
considérer pour l’instant la manière dont Bergson traite les deux dimensions du
relationnel 173 , il convient de tenir pour définitive la nécessité de les penser en relation
l’une à l’autre sans se méprendre sur leur différence. Qu’une image soit en rapport à
l’ensemble des images nous enjoint à réfléchir sur l’autoréférence en jeu dans le rapport
perceptif. Pour autant, la détermination du sens de la relation de la partie au Tout comme
telle ne répond pas à la question du mode d’être de la partie, mode qui, rendant compte
du fait qu’elle soit en rapport au monde, doit être identifié et explicité pour lui-même. En
revanche, doit correspondre ontologiquement le mode d’être du corps à la manière dont la
partie, en tant que partie du Tout, est structurellement au Tout. Au fond, la possibilité de
faire apparaître la corrélation entre la structure autonome de l’apparaître et
l’intentionnalité du percevant procède du fait que le sujet de la perception est perceptible,
est lui-même soumis en tant que percevant aux contraintes qui structurent le fait
perceptif. Adoptons donc pour méthode de saisir tout d’abord le comment du relationnel
qui se formule paradoxalement avant de mesurer en quoi le mode d’être du percevant est
conforme à la structure du rapport de perception. Partons alors de la formulation de la
problématique du corps propre dans le but de mettre au jour la signification ontologique
de sa forme paradoxale.
172
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176.
La position de Bergson sera explicitée et commentée dans le chapitre A.1.3.1) intitulé : Présentation et
re-présentation.
173
109
Posée en fonction des images et seulement des images, la problématique du corps
propre se présente comme un paradoxe, signifiant ainsi le rapport d’appartenance du
corps au monde. Bergson écrit : « D’où vient que les mêmes images peuvent entrer à la
fois dans deux systèmes différents, l’un où chaque image varie pour elle-même et dans la
mesure bien définie où elle subit l’action réelle des images environnantes, l’autre où
toutes varient pour une seule, et dans la mesure variable où elles réfléchissent l’action
possible de cette image privilégiée ? »174 . Par contre, formulant la problématique du
corps propre en prenant le sujet comme l’articulation des termes de la perception,
qualifiant par là même deux fois le sujet, Husserl parvient à une contradiction qu’il
désigne comme le « paradoxe de la subjectivité humaine » : « être sujet pour le monde, et
en même temps être objet dans le monde » 175 . Une contradiction puisque le sujet ne peut
en lui-même être sujet et objet, conscience et partie de l’étendue, et être comme tel en
rapport à. S’il y a donc en effet « dans la simultanéité des deux propositions :
« subjectivité en tant qu’objet dans le monde » et « sujet d’une conscience pour le
monde » une question théorique nécessaire » 176 , celle-ci en de tels termes est proprement
insoluble. Il en est ainsi car est prêtée conjointement à la « subjectivité humaine » des
qualités contraires qui annulent la possibilité même du rapport à. Loin de spécifier le
sens d’une appartenance ontologique du corps au monde, la contradiction en jeu dans la
formulation de la problématique du corps propre est la contradiction du dualisme où,
d’une manière ou d’une autre, le sujet concentre en son être propre des incompossibles.
La contradiction en question exprime l’impossibilité de fait comme de droit de penser le
rapport perceptif en faisant du sujet lui-même l’unité de deux ordres de réalité, le pivot
positif de termes qui se définissent par opposition. Aussi, la forme contradictoire de la
formulation de la problématique du corps propre qui exprime sur le sujet de la perception
des propositions s’excluant mutuellement fait moins état d’une spéculation à vide, sans
référence à l’expérience de la perception, qu’une caractérisation de la perception à partir
des idéalisations solidaires du sujet et de l’objet. Or, c’est précisément en prenant le fil de
174
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176.
Nous soulignons.
175
Husserl, Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G.
Granel, Éditions Gallimard, Col. nrf, 1989, p. 203.
176
Husserl, Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G.
Granel, Éditions Gallimard, Col. nrf, 1989, p. 205.
110
l’expérience que la formulation de la problématique du corps propre se présente
paradoxalement, c’est-à-dire sans traduire le rapport perceptif comme le rapport du sujet
à lui-même. Par delà la logique dualiste, par delà la contradiction de l’objet et du sujet, le
paradoxe du corps propre reporte un rapport, c’est-à-dire une relation où les termes ne
sont pas l’un à l’autre en chiasme mais simplement en rapport, s’impliquant l’un l’autre
dans la mesure même où la référence à l’un est simultanément une référence à l’autre. Le
rapport du corps au monde forme ainsi un système faisant référence à lui-même, se fait
rapport dans cette référence même. Il y a autoréférence, appartenance du corps au monde
en tant que le corps est du monde. L’autoréférence se structure elle-même, comme dans
l’image spéculaire, de la différence même qui apparente l’image à l’image réfléchie. Le
rapport autoréférentiel ne se présente donc pas comme une tautologique mais s’articule
du moyen même par lequel il se reporte de sorte qu’il forme de lui-même une référence à
lui-même. Si l’autoréférence recours à la même dimension pour signifier l’identité et la
différence, elle est à proprement parler une autoréférence en comprenant un soi, un point
référent à partir duquel la réflexion entre l’identité et la différence est possible. En
somme, l’autoréférence comporte en elle-même un point de vue, une polarité à partir de
laquelle elle s’opère, se constitue comme rapport. Dès lors, la double référence de
l’autoréférence étant toujours relative à un pôle conditionnant l’ordre de la référence ellemême, à un « sujet » au sens le plus neutre du terme, la correspondance relationnelle en
jeu dans l’autoréférence figure l’appartenance du sujet à ce dont il est la référence, sans
que la réciproque soit vraie car, par définition, l’autoréférence est polarisée. Il s’ensuit
alors que l’implication réciproque des termes de l’autoréférence, où la référence de l’un
est la référence de l’autre, le réfléchissant et le réfléchi participant à une même
dimension, ne signifie pas pour autant leur appartenance réciproque. Au sens même où le
corps appartient au monde, est proprement du monde, le monde n’appartient pas au corps,
ou seulement métaphoriquement. La polarisation propre à l’autoréférence est à ce prix.
Or le paradoxe du corps propre, de la relation du corps au monde se fonde précisément
sur cette différence, sur l’écart entre la mesure commune au corps et au monde,
permettant de parler de la mondanéité du corps, et le phénomène de l’appartenance du
corps au monde qui se réalise comme rapport de l’impossibilité même de son inversion.
De manière évidente, le monde n’appartient pas au corps au sens où le corps est au sein
111
du monde. Le paradoxe désigne une appartenance, une inscription plutôt qu’une inclusion
du corps au monde et le fait concomitant d’une référence identique à ce qui les
différencie.
En prenant un autre biais pour rendre compte du paradoxe du rapport
d’appartenance du percevant au monde, on peut dire que ce rapport ne trouve ni dans le
principe d’identité ni dans le principe du tiers exclu des principes intelligibles puisqu’il y
a rapport, rapport qui se décline comme rapport d’appartenance irréversible du corps au
monde. Cependant, en tant que paradoxe, c’est-à-dire comme contradiction réalisée qui
exprime une réalité qui enveloppe les opposés et les transcende à la fois, le rapport
corps/monde ne peut que se penser, et donc s’exprimer, à travers la complémentarité de
concepts opposés, ceux mêmes qui conduisent l’esprit à se contredire lorsqu’il s’aligne
sur une logique duelle. Finalement, l’adoption implicite des principes d’identité et du
tiers exclu décide de la forme contradictoire de la problématique du corps propre. Cela
dit, si l’inclusion de ces principes est révélatrice de l’assujettissement de l’expérience à
une ontologie dualiste, en revanche, leur exclusion ne procède pas tant d’un choix que
d’une adhésion descriptive à l’expérience elle-même qui se présente à nous sous la forme
d’un vivant paradoxe. Ce que le paradoxe exprime est la forme (Gestalt) relationnelle de
la réalité, le « il y a » que manifeste l’expérience et qui ne trouve dans l’opposition
sujet/objet qu’une dénaturation. Autrement dit, la forme paradoxale de la formulation de
la problématique du corps propre figure en elle-même le type du relationnel, le fait même
que l’expérience venant à être exprimée – le langage est lui-même un mode du relationnel
– s’apparaît paradoxalement. Le paradoxe autoréférentiel du phénomène du corps propre
est comme une butée contre laquelle l’expression est arrêtée, touchant pour ainsi dire son
ressort ultime. La forme paradoxale est celle même de l’expérience, une forme en place
dans le fait irréductible que le sujet de la perception est lui-même sujet à la perception. Il
y a expérience parce qu’il y a autoréférence, rapport en boucle qui, repris par les mots, ne
peut que se fixer en des termes paradoxaux. Si d’un point de vue descriptif, l’expérience
apparaît comme une contradiction réalisée, c’est-à-dire comme un paradoxe, d’un point
de vue théorique, le rapport autoréférentiel se présente comme une contradiction
démontrée, c’est-à-dire encore comme un paradoxe. Qu’est-ce que cela veut dire ?
112
L’édification de la théorie des ensembles fût jalonnée d’antinomies et de diverses
réponses pour les éviter. Alors que Frege achevait son ouvrage sur les fondements de
l’arithmétique, Russell lui adressa, en 1902, le paradoxe suivant :
« Considérons l’ensemble E des ensembles qui ne sont pas des éléments d’euxmêmes. E est-il un élément de lui-même ? S’il l’est, il devra posséder la caractéristique
de ses éléments et donc n’être pas un élément de lui-même. S’il ne l’est pas, il vérifie la
condition d’auto-appartenance et est donc un élément de lui-même ».
Plus formellement, le paradoxe qui concerne l’ensemble E de tous les ensembles qui ne
se contiennent pas eux-mêmes comme élément s’énonce ainsi :
« Soit E cet ensemble. Supposons que :
1) E se contienne lui-même.
Alors, en vertu de la définition de E, E ne se contient pas lui-même.
Donc, par réduction à l’absurde (c’est-à-dire en réfutant l’hypothèse 1)), nous avons
démontré :
2) E ne se contient pas lui-même.
D’où, d’après la définition de E.
3) E se contient lui-même.
La conjonction de 2) et de 3) constitue une contradiction démontrée, c’est-à-dire un
paradoxe » 177 .
Ce raisonnement par l’absurde répond à la question suivante: l’ensemble E des ensembles
n’appartenant pas à eux-mêmes appartient-il à lui-même ? 178 Si l’ensemble E appartient à
lui-même, alors, puisque les membres de cet ensemble n’appartiennent pas à eux-mêmes,
il n’appartient pas à lui-même, ce qui est une contradiction. Si l’ensemble E n’appartient
pas à lui-même, alors il a la propriété requise pour appartenir à lui-même, ce qui est
également une contradiction. En d’autres mots, l’ensemble de tous les ensembles qui ne
sont pas membres d’eux-mêmes, est membre de lui-même si et seulement s’il ne l’est pas.
Quel est alors le statut de cet ensemble E dont il est formellement démontré qu’il ne peut
177
Kleene, Stephen, Logique Mathématiques, trad. Jean Largeault, Éditions Armand Colin, Paris, 1971, p.
194.
178
Cette même question, dans le chapitre suivant, prendra la forme suivante : est-ce un rapport de
contenance ou d’appartenance qui caractérise la relation de la partie au Tout comme Totalité dont elle est
une partie ?
113
être ni vrai ni faux ? Comment par conséquent comprendre l’impossibilité de concevoir
sans contradiction l’ensemble E ? Faut-il en conclure la non-existence de l’ensemble E ?
Si les ensembles qui ne sont pas des éléments d’eux-mêmes sont logiquement consistants,
pourquoi l’ensemble E de tous les ensembles qui ne sont pas des éléments d’eux-mêmes
apparaît-il comme un ensemble paradoxal ?
Le paradoxe du barbier expose d’une manière plus imagée le paradoxe de l’ensemble
E en en adoptant la même structure. Sous cette forme apparaîtra plus aisément le sens
ontologique de la différence de signification entre la contradiction et le paradoxe compris
comme une contradiction démontrée ou comme une contradiction non contradictoire. Sur
l’enseigne du barbier d’un village, on peut lire : « je rase tous les hommes qui ne se
rasent pas eux-mêmes ». Deux réponses possibles découlent de la question « qui rase le
barbier ? » :
1) S’il devait se raser lui-même, le barbier serait en contradiction avec ce que
prétend son enseigne car alors, en se rasant, au moins un homme du village se
raserait.
2) S’il ne devait pas se raser pas lui-même, alors le barbier serait de nouveau en
contradiction avec ce qui est affirmé par son enseigne car, dans ce cas, il ne
raserait pas tous les hommes du village 179 .
Conclusion : le barbier ne se rase que si et seulement s’il ne se rase pas, ce qui est, en un
sens, un non-sens. La réponse est donc du type : si c’est vrai alors c’est faux, et
inversement. En réalité, il y a là une contradiction irréductible qui remet en cause le
principe de tiers exclu selon lequel deux propositions contradictoires ne peuvent pas être
toutes les deux fausses (A v ¬A) où A signifie « action de raser » et ¬A signifie « ne pas
179
Il est peut-être plus intéressant encore de reformuler un tel paradoxe ainsi : un honnête homme prétend
qu’il perçoit tous les hommes qui ne se perçoivent pas eux-mêmes. La question est, bien entendu, de savoir
qui perçoit le percevant de tous les hommes qui ne se perçoivent pas eux-mêmes. À cette question, deux
réponses (contradictoires) sont possibles :
1) Si le percevant (qui perçoit tous les hommes qui ne se perçoivent pas eux-mêmes) se perçoit, il est
alors en contradiction avec ce qu’il prétend car il percevrait un homme qui se perçoit.
2) Si le percevant ne se perçoit pas, il est encore en contradiction avec ce qu’il prétend car, dans ce
cas, il ne percevrait pas tous les hommes qui ne se perçoivent pas eux-mêmes.
L’exemple est un peu alambiqué mais le raisonnement auquel il renvoie est valide. Il met bien en valeur le
problème, à savoir le rapport autoréférentiel relatif, ici, au se percevoir, au fait que le percevant, pour être
percevant, doit se percevoir/être perceptible.
114
raser » au sens de « ne pas être l’objet de l’action de rasage ». Il apparaît logiquement
impossible que le barbier puisse être à la fois un homme qui se rase lui-même et
appartenir à l’ensemble des hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes. Autrement dit, il
apparaît impossible qu’il puisse être à la fois le barbier « qui rase tous les hommes qui ne
se rasent pas eux-mêmes » et être lui-même sujet à l’action dont il est le sujet, c’est-àdire qu’il ne peut pas se raser lui-même sans être en contradiction avec lui-même. D’un
côté, si le barbier se rase lui-même alors il n’appartient pas à l’ensemble « des hommes
qui ne se rasent pas eux-mêmes ». De l’autre, on peut dire que si le barbier ne se rase pas
lui-même alors il appartient à l’ensemble « des hommes qui ne se rasent pas euxmêmes ». Mais, dans les deux cas, le barbier est successivement en contradiction avec les
deux termes de l’énoncé initial (je rase tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes),
d’abord à l’égard de « l’ensemble des hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes » et
ensuite à l’égard de lui-même. Aussi, du point de vue de la logique binaire, le barbier,
comme homme du village, ne peut pas à la fois être raseur et rasé. Autrement dit, et en
usant le vocabulaire de Bergson, l’énoncé du paradoxe du barbier, appuyant sur le double
statut du barbier, énonce le problème du rapport d’une « image » – au sens situationnel
du terme car il n’y a pas de rapport sans point de vue – à l’ensemble des images auquel
elle appartient. En un mot, le paradoxe du barbier caractérise le paradoxe de
l’appartenance du sujet à ce dont il est le sujet. Or, l’irréductibilité même de la
contradiction démontrée signifie finalement que le principe du tiers exclu, entendu
comme le corollaire nécessaire des principes d’identité et de non-contradiction dans le
cadre de la logique binaire, ne s’applique pas au paradoxe du barbier. Autrement dit, (A
et ¬A) ne sont des propositions contradictoires que dans le cas où l’on adopte le principe
de tiers exclu pour le seul principe susceptible de traduire le réel. On ne peut pas penser
que « raseur et rasé » est une proposition vraie si, en somme, l’on pense que seule la
proposition « raseur ou rasé » est vraie. Dès lors, ce que vérifie la proposition « A si et
seulement si ¬A » est l’idée que la contradiction (A et ¬A) est vraie. Le paradoxe affirme
que la proposition A et sa négation sont des propositions vraies ou, en d’autres termes,
constituent une contradiction non contradictoire. Le paradoxe met donc finalement en
suspend le principe du tiers exclu. De fait, le paradoxe du barbier ne se termine pas en
une alternative du type A ou ¬A (raseur ou rasé) au sens où il ne s’ouvre à aucune option
115
possible comme : le barbier se rase ou le barbier ne se rase pas. Par conséquent, il y a une
différence entre dire « A est A seulement et seulement si A est ¬A », ce à quoi revient le
paradoxe du barbier, et plus généralement le paradoxe de l’autoréférence, et dire, par
ailleurs, donné A et ¬A, l’un est vrai et l’autre est faux, et inversement, ce précisément à
quoi une contradiction revient. Si le paradoxe est bien une contradiction, il s’agit d’une
contradiction sans solution, pure ou vraie qui, comme telle, questionne le sens du principe
du tiers exclu, lequel exclu par définition un rapport où A et ¬A sont en rapport.
Reprenons l’énoncé initial du paradoxe du barbier : « Je rase tous les hommes qui ne se
rase pas eux-mêmes ». Le commun dénominateur entre « Je » et « tous les hommes qui ne
se rase pas eux-mêmes » est l’action de raser en tant qu’elle est l’action d’un homme
parmi tous les hommes. Il y a un homme qui rase, le raseur, et les hommes rasés, c’est-àdire, ici, les « hommes qui ne se rase pas eux-mêmes ». On voit bien donc que le
paradoxe se fonde sur le dénominateur commun entre le raseur et les rasés. En d’autres
mots, l’enjeu est de savoir qui rase le raseur ou, plus exactement, si le même homme peut
être à la fois raseur et rasé (ou percevant et perceptible). Or, tout le monde le sait, un
homme à la fois raseur et rasé, c’est un homme qui se rase ! Le paradoxe souligne donc la
tension du rapport pronominal qui, ici, rend le barbier à la fois sujet de son action et
l’objet de son action. La conclusion du paradoxe du barbier était : « le barbier ne se rase
que si et seulement s’il ne se rase pas ». Cela ne signifie pas que le barbier est soit raseur
soit rasé mais qu’il se rase qui si et seulement si, en se rasant, il est rasé. Aussi, si la
contradiction logique implique une opposition mutuellement exclusive de A et ¬A,
vérifiant que, pour toute proposition logique A, la proposition A ou ¬ A est vraie, le
paradoxe, comme contradiction insoluble, rend inapplicable le principe du tiers exclu et,
par là même, le principe d’identité qui, dans la logique binaire, représente un axiome.
Alors que le raseur est un homme et le rasé est un homme, pour la logique binaire, on est
soit A ou ¬ A. Pour le dire autrement, on est soit sujet, soit objet. On est res cogitans ou
res extensa. On ne peut, par conséquent, dans une telle logique, être à la fois sujet et
objet, être, de ce fait même, sujet à l’action dont on est le sujet et, à vrai dire, cela revient
à dire que l’on ne peut être sujet, c’est-à-dire acteur 180 . Ainsi, en tant que contradiction
180
C’est pourquoi un je pense qui n’est pas fondamentalement un je peux est contradictoire. Cela, pour
nous, a pour conséquence que le je pense est fondamentalement comportemental. Ce point sera traité dans
116
non contradictoire le paradoxe ne vérifie pas les principes selon lesquels (A = A) et (¬A
= ¬A), et corrélativement (A ou ¬A). Cela signifie que la contradiction qui spécifie le
paradoxe n’est pas une contradiction relative à une opposition où l’un des termes est ou
bien A ou bien ¬A. Dès lors, si le paradoxe ne développe pas une opposition sur des
termes qui s’excluent réciproquement, comme contradiction, il fait état à la fois de A et
¬A de sorte que le paradoxe fait comme tel état d’un rapport autoréférentiel qui rapporte
A et ¬A à un rapport d’inhérence ou d’appartenance. C’est dire que la conjonction qui
articule la proposition paradoxale A et ¬A ne renvoie pas à un rapport oppositif, lequel
présuppose que A et ¬A puissent être les deux dimensions symétriques d’une seule et
unique réalité. Un état paradoxal autoréférentiel est ainsi un état correspondant à la fois à
A et ¬A, un état qui fait référence à lui-même (être raseur et être rasé n’ont font pas
alternative et, de la même manière, percevoir est constitutivement se percevoir, être
percevant et être perçu). Sans que le rapport A et ¬A représente en lui-même un rapport
binaire, il n’équivaut pas plus à une relation ternaire unifiant une opposition sous-jacente
dont, précisément, une telle relation tirerait son sens. À vrai dire, il n’y a que le rapport A
et ¬A et si ce qu’il y a est A et ¬A sans que ce rapport implique une troisième dimension,
comme cause ou comme fin, en dessous ou au dessus, sans que ce rapport vérifie le
principe d’identité et du tiers exclu, alors la conjonction dont est fait le rapport A et ¬A
n’est pas contradictoire ou, pour le dire autrement, est une contradiction vraie. Aussi :
1) A est en rapport à ¬A, (et inversement).
2) Étant en rapport, le tout A et ¬A se reporte toujours lui-même comme rapport en
se rapportant toujours à lui-même, identité et différence nommant ainsi un même
processus.
3) Le rapport A et ¬A figure un rapport d’appartenance, c’est-à-dire un rapport où A
et ¬A marque une appartenance. Cela ne veut pas dire que A appartient à ¬A ou le
contraire mais que tout rapport effectif comprend nécessairement ce double renvoi
paradoxal. Ainsi, quand la formulation de la problématique du corps propre prend
pour appui sur la relation du corps au monde, elle formule un paradoxe relatif à la
relation elle-même. Qu’est-ce qu’il y a ? Il y a rapport. Il y a rapport du corps au
la seconde partie B) de ce travail.
117
monde, lequel est du monde. Il n’y a de rapport au monde que du monde, ce que
le rapport non additif (A et ¬A) exprime en lui-même.
Résumons : L’ensemble des ensembles n’appartenant pas à eux-mêmes appartient-il à
lui-même ? Pour réponse, nous obtenions : E se contient lui-même si et seulement si E ne
se contient pas lui-même, ce qui signifie que l’ensemble E est paradoxal. Que pouvonsnous donc dire de l’ensemble E de tous les ensembles, du fait que E est lui-même si et
seulement si E n’est pas lui-même ? De deux choses l’une : soit le paradoxe est lui-même
la démonstration de la non-existence de l’ensemble E de sorte qu’il fonde, une fois pour
toute, l’impossibilité de la caractérisation de l’ensemble E, c’est-à-dire du Tout, soit le
paradoxe est la démonstration de l’existence de l’ensemble E et, dans ce cas, revenant à
une contradiction non contradictoire, le paradoxe qualifie le rapport autoréférentiel de
l’ensemble E à lui-même. Autrement dit, soit le paradoxe est une contradiction vérifiant
le principe de non-contradiction selon lequel E ne peut être à la fois lui-même et sa
négation et, dans ce cas, l’ensemble E est indéterminable, soit au contraire le paradoxe ne
vérifie pas le principe du tiers exclu, principe corrélatif du principe de non-contradiction
et, dès lors, l’ensemble E est en lui-même rapport, c’est-à-dire qu’il forme une totalité en
rapport à elle-même. L’alternative en question présente en opposition au point de vue de
la logique binaire une explicitation ontologique du paradoxe du rapport autoréférentiel.
Or, en analysant le paradoxe à partir des axiomes sur lesquels la logique binaire se fonde,
l’ensemble E apparaît être une contradiction non contradictoire, c’est-à-dire un ensemble
démontrant que deux propositions contradictoires peuvent être vraies toutes les deux, ce
qui en fait et de fait échappe à la logique binaire. Ainsi, en raison même de sa définition,
l’ensemble E se forme de ce que le principe du tiers exclu exclut, à savoir la possibilité de
vérifier pour A, (A et ¬A). En ce sens, l’ensemble E, comme l’ensemble des ensembles
qui ne sont pas des éléments d’eux-mêmes, est un ensemble pronominal, un ensemble qui
est un élément de lui-même. Le paradoxe autoréférentiel qualifie un état où le Tout est
sujet de/à lui-même, se contient, est Tout/Totalité dans un rapport d’appartenance à luimême. Le paradoxe de l’ensemble E, ne nommant pas autre chose que cette interrelation,
soulève la question du caractère intotalisable ou englobant de l’ensemble E. Comment en
effet le Tout peut-il se creuser d’une relation qui le rapporte à lui-même comme Tout ? Il
118
n’y a qu’une seule manière de le savoir, celle par laquelle le Tout se rapporte à lui-même
précisément comme Tout, à savoir la partie. Le long de cette voie, le paradoxe du rapport
d’appartenance ou autoréférentiel nous apparaîtra comme le paradoxe du rapport de la
partie-du-Tout au Tout comme Totalité. C’est seulement sous cette forme que la
signification ontologique de la formulation paradoxale du rapport du corps au monde se
présentera à nous de manière intelligible. C’est là ce qui nous reste cependant à montrer,
à voir, en examinant la manière dont la partie et le Tout peuvent s’organiser l’un par
rapport à l’autre.
Si, comme nous le pensons, saisir proprement le sens du rapport de l’expérience
(perceptive) revient, en premier lieu, à le saisir comme un rapport autoréférentiel, il
n’était certainement pas inutile de faire, en quelque sorte, un détour par l’examen du
paradoxe de Russell, lequel exprime, formellement, le paradoxe auquel parvient Bergson
à partir de l’« hypothèse des images » : comment une « image », parmi les « images »,
peut-elle être le sujet de « l’ensemble des images ». Cet examen nous a appris un point
essentiel : la logique, si je puis dire, de l’expérience (perceptive) n’est pas binaire. Le
paradoxe décline une logique structurelle annulant le clivage (ontologique) du tiers exclu
A v ¬A. Elle appelle donc une refonte de nos catégories ou, plus exactement, un réemploi
de nos catégories. Il nous faut pouvoir comprendre que A et sa négation désignent l’ordre
même de la réalité comme interrelation. Il faut, en somme, affronter l’expérience
(perceptive) à partir de et selon l’expérience en tant qu’elle s’atteste comme rapport
pronominal. Le paradoxe du rapport autoréférentiel de l’expérience doit donc nous
donner à penser le fait que le percevant est, en tant que percevant, perçu/perceptible. Ce
qui revient à penser qu’un être percevant qui ne se percevrait pas lui-même, qui n’aurait
pas l’expérience de ce qu’il expérience perceptivement, et/ou qu’il ne serait pas lui-même
l’objet d’une autre perception, ne serait pas un être percevant 181 .
181
Nous verrons dans la seconde partie B) que la perception est un phénomène de la vie et que la vie est
fondamentalement intersubjective. Plus exactement, nous verrons que la vie est intersubjective comme le
rapport de perception est interrelationnel.
119
A.1.2.2) De la partie au Tout et du Tout à la partie.
La forme paradoxale du rapport du corps au monde nous renvoie au paradoxe du
rapport de la partie au Tout où la partie du Tout est au Tout, démontrant ainsi un rapport
non contradictoire de la partie et du Tout parce que la partie est du Tout, que le Tout,
rapporté par la partie, se rapporte à lui-même. Autrement dit, le paradoxe du rapport du
corps au monde est le paradoxe de l’appartenance de la partie au Tout, du rapport qui se
forme de cette appartenance même. Étant entendu que la partie ne peut être elle-même le
Tout, et inversement, car il n’y aurait alors ni partie ni Tout, le rapport de la partie et du
Tout trouve deux formes possibles. La partie et le Tout sont l’un à l’autre soit dans un
rapport de contenance soit dans un rapport d’appartenance.
Le rapport de contenance signifie que la partie appartient au Tout mais, en
revanche, le Tout n’appartient pas à la partie, c’est-à-dire que la partie est contenue dans
le Tout. Dans ce cas, il semble qu’il y ait entre la partie et le Tout un rapport d’inclusion,
la différence entre la partie et le Tout apparaissant alors comme un rapport matériel
d’appartenance. Dès lors, en quoi un rapport d’inclusion constitue-t-il un rapport ? Est-ce
que être dans le Tout c’est être une partie du Tout ? Être dans le Tout, c’est être dans un
Tout, dans ou au-dedans d’un contenant. Le rapport en question est ainsi un rapport de
nature spatiale dans la mesure où les termes du rapport sont visibles dans leur rapport
même. Aussi, dans le rapport de contenance, la partie et le Tout sont l’un à l’autre et se
distingue l’un de l’autre spatialement. Autrement dit, ce qui fait le rapport de la partie et
du Tout, lorsque la partie est dans le Tout, est un rapport de visibilité entre la partie et le
Tout. Le rapport est pour lui-même visible, donnant ensemble la partie-contenue-dans-leTout. Une partie contenue dans le Tout étant une partie à l’intérieur du Tout, entretenant
un rapport spatial au Tout, la partie est elle-même en droit déterminable comme un
contenant, incluant ainsi en elle-même une partie dont elle est le Tout, l’un et l’autre
apparaissant alors dans le rapport qui situe l’une à l’intérieure de l’autre, dans l’autre. Par
120
conséquent, le Tout contenant la partie est en droit lui-même une partie, visible lui-même
ainsi à l’intérieur d’un Tout l’englobant dont il est une partie. En effet, parce que les
termes du rapport d’inclusion ne sont pas absolus, la partie est, en droit, un Tout, et
inversement. Autant dire que la partie et le Tout sont traitables comme des éléments
séparables et indépendants et que le rapport en question est un rapport dérivable et
transitif. La partie peut ainsi être ce qu’elle est sans être en rapport au Tout, et
inversement. La partie et le Tout, se rapportant l’un à l’autre dans un rapport de
contenance, sont des objets déterminables pour eux-mêmes et forment un rapport qui,
d’une certaine manière, s’ajoute à ce qu’ils sont individuellement. Il en est ainsi parce
que le Tout est perceptible pour lui-même, indépendamment de son lien à la partie, qu’il
peut être vu comme une partie par rapport à un autre Tout, lui-même perceptible comme
Tout. Le rapport qui lie les poupées russes illustre bien le caractère spatial du rapport
d’inclusion où chaque partie, sans être interchangeable avec le Tout pour lequel elle est
une partie, est un Tout pour une partie dont elle est comme l’enveloppe extérieure.
Considérons, par exemple, un bocal contenant une balle : le bocal est le contenant et la
balle est le contenu en vertu du fait que l’un et l’autre sont visibles dans leur relation de
contenant à contenu. Le rapport bocal/balle constitue un rapport d’inclusion parce qu’ils
sont aussi visibles eux-mêmes que leur rapport. Je vois le bocal comme je vois la balle,
l’un et l’autre apparaissant comme l’un contenu dans l’autre, c’est-à-dire tenus par un
rapport dont les limites sont délimitables, circonscrites. C’est dire que le rapport
d’inclusion a comme termes des choses du monde et, de ce fait, le rapport implique un
troisième terme, celui du sujet à partir duquel la séparation spatiale qui unit et désunit la
partie et le Tout apparaît pour elle-même, comme faisant sens. Étant des étants, des
choses en elles-mêmes localisables et isolables, le rapport de la partie et du Tout n’est un
rapport d’un espace inclusif à un espace inclus que pour un point de vue extérieur, un
point de vue saisissant le rapport de contenance comme une seule réalité. Le rapport de
contenance suppose donc non seulement la médiation d’un point de vue extérieur au
rapport lui-même pour le qualifier comme un rapport mais également un Tout incluant le
rapport de contenance comme un ensemble donné et délimité et le terme par lequel il
apparaît comme un rapport. Autrement dit, la relation de contenance n’est pas une
relation à deux termes mais une relation ternaire, engageant littéralement un point de vue
121
appréhendant le rapport pour lui-même, l’ensemble ne pouvant apparaître comme tel et
comme un rapport ternaire unitaire que sur fond d’un Tout englobant. Quelles qu’elles
soient, les entités visibles A, B et C ne peuvent être en rapport que par rapport à un
Tout, que pris dans un rapport plus global les enveloppant. Il apparaît ainsi que le rapport
de contenance forme un rapport isolé, isolable au sein d’un Tout qui lui ne l’est pas. Or,
précisément, le rapport qui se manifeste entre le Tout embrassant la relation entre les
entités A, B et C figure l’autre mode du rapport de la partie au Tout, le rapport
d’appartenance.
Dans le cas du rapport d’appartenance de la partie au Tout, la partie est du Tout,
c’est-à-dire que le rapport en question implique la partie-du-Tout et le Tout lui-même, ou,
plus exactement, la partie-du-Tout au Tout lui-même. Du Tout, la partie est en rapport au
Tout en tant que le Tout, dans ce rapport, fait référence à lui-même. L’appartenance place
la partie et le Tout auquel elle appartient dans un rapport circulaire et transitif, c’est-àdire dans un rapport autoréférentiel de sorte que le rapport de la partie-du-Tout au Tout
présente, pareil à « l’ensemble E des ensembles » un structure relationnelle paradoxale.
Supposons, au contraire, que « l’ensemble E des ensembles qui ne sont pas des éléments
d’eux-mêmes » constitue un rapport de contenance. Supposons donc que « le contenant E
des contenants qui ne se contiennent pas eux-mêmes » ne se contient pas lui-même. Or, si
E ne se contient pas lui-même, si E n’est pas le contenant des contenants, alors E est
contenu, ce qui, en vertu même de la définition de E, est contradictoire. Dès lors, si E est
ce qu’il est, si E est conforme à ce qui le définit comme le contenant des contenants qui
ne se contiennent pas eux-mêmes, alors E est incontenable. En d’autres mots, en tant que
le contenant des contenants qui ne se contiennent pas eux-mêmes, le contenant E s’exclut
lui-même d’un rapport de contenance de sorte qu’il n’est pas déterminable comme un
contenant. E est, par conséquent, le contenant qui, se contenant lui-même, n’est pas à ce
qu’il contient dans un rapport de contenance mais d’appartenance. Le Tout du rapport de
contenance est un Tout relatif dans la mesure où il est, en droit, réductible à une partie si
bien qu’il doit ce qu’il est, dans son rapport même à la partie dont il est le Tout, à son
appartenance à un Tout non sujet au rapport de contenance, c’est-à-dire au Tout comme
Totalité. Au niveau de la relation de la partie à un Tout, la corrélation de la partie au Tout
122
et du Tout à la partie s’adjoint à la partie et au Tout, renvoie à un sujet de la relation ellemême. Il suit de là que la partie ne présuppose pas le Tout, et inversement. L’être du Tout
ne dépend pas de l’être de la partie que le Tout contient car la partie et le Tout
entretiennent un rapport d’extériorité. En revanche, la relation de la partie au Tout en tant
que la partie est du Tout est définissable comme une corrélation de sens et d’être, ce qui
signifie que l’être de la partie présuppose celui du Tout, que la partie qualifie déjà le
Tout, que la partie n’a de sens qu’en raison de son appartenance au Tout, que la partiedu-Tout et le Tout sont des termes corrélatifs. Parce que le rapport corrélatif de la partiedu-Tout au Tout est de l’ordre du Tout lui-même, lui est intérieur, la structure de la
relation est déterminée, fixe la structure du relationnel. En effet, la partie-du-Tout, étant
du Tout, ne peut être elle-même le Tout. Si la partie-du-Tout peut désigner un Tout, elle
ne peut toutefois pas se substituer à ce à quoi elle appartient, le Tout. Aussi, le sens de la
relation de la partie-du-Tout au Tout ne pouvant être réversible en raison de la
correspondance structurelle inhérente au rapport d’appartenance, le Tout comme tel n’est
pas identifiable à un Tout mais constitue en lui-même la Totalité, le Tout comme Totalité.
En d’autres mots, l’implication réciproque de la partie-du-Tout au Tout rend impossible
une inversion du sens du rapport de la partie-Tout. Une impossibilité qui entraîne alors
une redéfinition de la signification du Tout. Encore une fois, le Tout ne pouvant être
comme telle une partie, le mode d’être du Tout ne peut se confondre avec celui de la
partie. Le mode d’être/d’apparaître du Tout lui est ainsi spécifique, c’est-à-dire relatif à
ce qui ne peut être par définition une partie.
Dans la mesure où la relation de la partie-du-Tout au Tout est d’appartenance, la
relation se décline comme une relation d’implication au sens où l’être même de la partiedu-Tout présuppose le Tout, et inversement. Cependant, la tentative de désigner le
rapport de la partie-du-Tout au Tout comme relation d’implication implique de saisir le
Tout comme Totalité, c’est-à-dire de saisir au cœur du rapport partie-Tout une asymétrie
constitutive entre la partie et le Tout. C’est pourquoi l’être du Tout est indéfinissable à
partir de ses parties, contrairement à la partie-du-Tout dont la définition dépend du Tout
auquel elle appartient. C’est dire que le Tout comme Totalité n’est pas définissable
comme une collection de parties en ce sens qu’il n’est pas réductible à une somme
123
d’entités simples, indépendantes. Il s’ensuit de là que la partie-du-Tout n’est pas
connaissable pour elle-même, indépendamment de son rapport au Tout comme Totalité.
De même, le Tout comme Totalité n’est pas saisissable pour lui-même, étant ce qui ne
peut être contenu, ce qui englobe sans être englobé. En somme, alors que la partie-duTout caractérise le Tout comme la partie-du-Tout, le Tout n’est ni définissable par un
dénombrement de parties ni par lui-même puisqu’il est incontenable, insaisissable comme
une partie ou un Tout localisable. Il est ainsi impossible de faire l’inventaire des parties
du Tout comme Totalité, un recensement exhaustif impliquerait des parties prises dans un
rapport de contenance, c’est-à-dire des choses n’ayant entre eux aucune connexion inter
se. La partie-du-tout est dérivative et, par là même, définissable à travers le rapport qui la
rapporte, et qui la constitue, au Tout. Corrélativement, la détermination du Tout ne dérive
pas de sa relation à ses parties car le Tout comme Totalité est Totalité, intotalisable. Or, si
le Tout comme Totalité n’est pas une addition de parties, si le rapport d’appartenance lui
est intérieur, alors chaque partie-du-Tout est représentative du Tout, décline le Tout luimême. Étant dérivable du Tout comme Totalité, la partie-du-Tout qualifie le Tout à
travers son appartenance au Tout, le Tout se rapportant dès lors à lui-même. La structure
du rapport d’appartenance est donc asymétrique : si la partie-du-Tout qualifie le Tout
auquel elle appartient, le Tout comme Totalité n’est pas lui-même qualifiable par ses
parties : ce n’est pas la Totalité en elle-même qui se ramasse et se présente en chaque
partie. Il peut être dit ainsi que la partie-du-Tout est un constituant du Tout en ce sens
qu’elle se double de certaines caractéristiques immanentes à son appartenance au Tout,
renvoyant uniquement au fait d’appartenance et donc au Tout lui-même. Si les parties
n’existent qu’en référence au Tout – une référence qui lui est consubstantielle –, s’il est
donc impossible de rendre compte du Tout comme une collection d’entités individuelles
et autonomes, alors le Tout prouve être inhérent et présent en chaque partie en ce que
chacune réalise le Tout à la place où elle co-existe au Tout. Le Tout doit qualifier et être
qualifié par ses parties en raison même du rapport d’appartenance qui rapporte la partie et
le Tout dans un rapport à la fois asymétrique et autoréférentiel ou, plus précisément, le
rapport est autoréférentiel parce qu’il est asymétrique, la partie-du-Tout ne pouvant être
du Tout qu’au sein du Tout et le Tout jamais en conséquence extrinsèque à la partie-duTout.
124
À la fois différent de chacune de ses parties et de l’ensemble de ses parties – en
supposant encore que l’ensemble de ses parties puisse être dénombrées, que l’opération
même de dénombrement fasse sens – le Tout est indéfini, est fait d’une infinité
d’ouverture, une infinité à la mesure de la partie, relative à la partie. Il s’agit d’une
infinité relative au rapport d’appartenance, qui s’opère lorsqu’il y a rapport, inscription
de la partie au sein du Tout comme Totalité. Il s’agit ainsi d’une infinité qui renvoie au
fini, qui articule et détermine le fini, la partie comme la partie-du-Tout. L’infinité du Tout
comme Totalité n’excède la partie que dans la mesure où elle est une partie-du-Tout,
comme participant à ce qui l’excède. C’est dire que l’infinité en question se compose du
fini, n’est même elle-même que dans sa relation au fini de sorte que le fini n’est lui-même
que de sa relation à l’infinité. Merleau-Ponty écrit ainsi à propos de la qualité mondaine
de l’infinité : « Le véritable infini ne peut être celui-là (Infini figé ou donné à une pensée
qui le possède au moins assez pour le prouver) : il faut qu’il soit ce qui nous dépasse ;
infini d’Offenheit et non pas Unendlichkeit – Infini du Lebenswelt et non pas infini
d’idéalisation – Infini négatif, donc – Sens et raison sont contingence » 182 . L’infinité est
infinité en étant de l’ordre du fini, comme une dimension inhérente au fini et dont, en
conséquence, le fini tire ses propres déterminations. Aussi, dans le rapport
d’appartenance de la partie-du-Tout au Tout comme Totalité, le rapport est bien le
rapport de la partie à ce qui ne peut être posé pour lui-même, à ce qui reste champ,
ouverture, c’est-à-dire Tout comme Totalité. L’infinité est ainsi inintelligible si elle n’est
pas une mesure du fini, une définition ontologique du fini. Lorsque Merleau-Ponty écrit
qu’il « est contre la finitude au sens empirique, existence de fait qui a des limites » 183 ,
contre aussi l’ « infini positif », abstrait par définition, il délimite un sens de l’infinité qui
spécifie le fini, qui en spécifie l’opacité ou le possible, c’est-à-dire le rapport opérant à la
Totalité. Autrement dit, l’infinité ne signifie rien dans l’en soi, l’infinité n’a de sens, n’est
présente ou effective que comme rapport, rapport où la partie est au sein du Tout comme
Totalité. L’infinité qui ne peut être vu comme chose demeure active en toute chose, non
pas comme ce qui dépasse infiniment toute présentation mais comme ce qui s’y couple,
182
183
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 221.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 300.
125
comme cette transcendance qu’elle est déjà. Aussi, le rapport de la partie au Tout est un
rapport unitaire à la Totalité elle-même, un rapport qui implique la partie-du-Tout et la
Totalité comme rapport, comme rapport de transcendance ou d’appartenance. Ce qui est,
est ainsi toujours une modalité de la même transcendance, toujours une variation
« cohérente » du même monde. La Totalité n’est pas un contenant mais un milieu qui se
différencie lui-même car la partie est du Tout, où tout rapport – renvoyant nécessairement
la partie à la Totalité – forme un axe sur lequel s’opère une différenciation qualitative de
la Totalité elle-même. Merleau-Ponty décrit parfaitement le sens de l’unicité du monde
lorsqu’il écrit qu’elle « signifie non qu’il est actuel et que tout autre monde est
imaginaire, non qu’il est en soi et tout autre monde pour nous seulement, mais qu’il est à
la racine de toute pensée des possibles, qu’il s’entoure même d’un halo de possibilités qui
sont ses attributs, qui sont Möglichkeit an Wirklichkeit ou Weltmöglichkeit, que, prenant
de soi la forme du monde, cet être singulier et perçu a comme une destination naturelle à
être et à embrasser tout ce qu’on peut concevoir de possible, à être Weltall ». MerleauPonty ajoute alors : « Universalité de notre monde, non selon son « contenu » (nous
sommes loin de le connaître tout), non comme fait enregistré (le « perçu ») mais selon sa
configuration, sa structure ontologique qui enveloppe tout possible et à laquelle tout
possible reconduit » 184 . Unicité et universalité du monde nomment ce qui n’est pas
totalisable, ce qui demeure toujours transcendant, ce dont le mode de présence est cette
transcendance même. Aussi, le rapport de transcendance décline un rapport se faisant au
sein du Tout comme Totalité, porte à la présence ce Tout en tant et comme rapport. Dès
lors, le rapport en question ne peut correspondre à un rapport oppositif, à une opposition
frontale de l’esprit fini face à un Être infini, incommensurable. La question du rapport au
monde n’est pas d’abord une question de nature épistémologique mais ontologique. En
effet, l’appartenance dont je suis le sujet me possède, m’excède parce que j’en suis, parce
qu’un rapport est de fait un rapport de transcendance. Je ne peux être à la fois le sujet du
rapport qui me rapporte au monde et en disposer pleinement, le tenir à distance comme
quelque chose de pleinement déterminable parce qu’il n’y a de monde que de l’inhérence
du monde et en raison même de cette inhérence. La transcendance du monde, de la chose,
est le fait de l’appartenance ontologique sujet/objet, est due au fait qu’il n’y a de rapport
184
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 278.
126
que comme rapport d’appartenance au monde. De ce fait, la transcendance de la chose
« oblige à dire qu’elle n’est plénitude qu’en étant inépuisable, c’est-à-dire en n’étant pas
toute actuelle sous le regard » 185 . Autrement dit, la chose n’est jamais observable en ellemême, est pour cette raison même objectivement indéterminable au sens où elle se dérobe
à toute formule exhaustive, globale. L’incomplétude de la chose – au sens où la chose ne
peut jamais être pleinement constituée – participe à l’être de la chose. La présence
perceptive d’un cube renvoie au fait même qu’il m’excède et il m’échappe précisément
au moment où il se donne lui-même. À bon droit, Merleau-Ponty écrit : « le cube même,
à six face égales, n’est que pour un regard non situé, pour une opération ou inspection de
l’esprit siégeant au centre du cube » 186 . Ce n’est donc pas malgré mais bien plutôt en
raison même de sa donation inadéquate, c’est-à-dire dont la détermination est toujours
ouverte, que le cube est présent, c’est-à-dire est un être transcendant. Le cube en chair et
en os, le cube charnel est donc pour un regard situé, pris soi-même au sein même de la
transcendance du monde, de ce qui reste à jamais comme mon horizon et l’horizon de
toute chose. Si l’inadéquation est constitutive de la donation du cube, il s’agit là d’une
inadéquation inscrite dans l’ordre du monde, indissociable d’un rapport englobant qui me
lie paradoxalement au cube, qui me situe paradoxalement sur le même plan mondain que
le cube. « C’est donc finalement l’unité massive de l’Être comme englobant et moi et du
cube, c’est l’Être sauvage, non épuré, « vertical », qui fait qu’il y a cube » 187 . Or, si la
reconnaissance de la transcendance de la chose est corrélativement la reconnaissance de
l’émergence du percevant du milieu dont il est le sujet, alors la critique de la perception
comme connaissance d’un ob-jet est corrélativement la critique du sujet comme le « petit
homme qui est dans l’homme » 188 , du sujet constituant. Que le percevant soit perceptible
oblige de tenir le rapport du percevant au monde comme un rapport d’appartenance, un
rapport qui est structurellement assimilable à une relation de la partie au Tout où la partie
est du Tout, ce qui revient à dire corrélativement que le Tout est Totalité. En d’autres
mots, que le percevant soit perceptible signifie finalement que l’appartenance du
percevant au monde constitue une structure relationnelle autonome, que le relationnel se
185
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 242.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 252.
187
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 253.
188
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 252.
186
127
structure lui-même comme appartenance, que le percevant en est ainsi une dimension en
tant qu’être corporel, en tant que partie-du-Tout. C’est le sens de cette autonomie, relative
à la structure du relationnel, qu’il s’agit de mettre en valeur pour elle-même. C’est en
ayant à l’esprit cette structure ontologique du rapport de la partie au Tout que la question
du corps propre doit être reprise, en pensant par conséquent que la « « subjectivité » et l’
« objet » sont un seul tout, que les « vécus » subjectifs comptent au monde, font partie de
la Weltlichkeit de l’ « esprit », sont portés au « registre » qui est l’Être, que l’objet n’est
rien d’autre que la touffe de ces Abschattungen… » 189 . Il n’a pas été assez observé que la
corporéité du corps augmente la présence du monde de sa présence. Il n’a pas été assez
remarqué que le corps est mondain, qu’il est toujours en situation, qu’il n’a donc aucun
sens hors du rapport de transcendance auquel il participe comme partie de la Totalité.
Encore une fois, cela doit signifier que la question du corps propre débute avec la
reconnaissance de l’unité originaire du corps et du monde, que le corps charnel est une
« partie » du Tout et, qu’à ce titre, il tient en partie son sens de ce rapport au Tout, de la
structuration inhérente à une partie en rapport au Tout. Qu’est-ce qui spécifie la partie et
qui pourtant est imputable au rapport structurel de la partie au Tout ? Le corps étant
indissociablement du monde en tant qu’il est sujet à la perception, perceptible lui-même
comme tout étant mondain, et en rapport au monde comme Totalité en tant qu’il est sujet
de la perception, le monde peut être qualifié comme « cet ensemble où chaque « partie »
quand on la prend pour elle-même ouvre soudain des dimensions illimitées, – devient
partie totale » 190 . Le corps en rapport au monde est, pareil à l’ « image » bergsonienne au
sein de « l’ensemble des images », représentatif de toute partie, de ce qui est de l’ordre du
Tout, parce qu’il est du Tout. Il faut comprendre la partie comme coextensive au Tout,
c’est-à-dire comme une Gestalt. Dans une note de Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty
précise comment se correspondent le particulier et l’universel au niveau même de la
partie en tant que partie-du-Tout :
« Or cette particularité de la couleur, du jaune, et cette universalité ne sont pas
contradiction, sont ensemble la sensorialité même : c’est par la même vertu que la
couleur, le jaune, à la fois se donne comme un certain être et une dimension, l’expression
189
190
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 236.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 267.
128
de tout être possible – Le propre du sensible (comme du langage) est d’être représentatif
du tout non par rapport signe signification ou par immanence des parties les unes aux
autres et au tout, mais parce que chaque partie est arrachée au tout, vient avec ses
racines, empiète sur le tout, transgresse les frontières des autres. C’est ainsi que les
parties se recouvrent (transparence), que le présent ne s’arrête pas aux limites du visible
(derrière mon dos) » 191 .
La partie n’est pas entre le particulier et l’universel mais l’un et l’autre se correspondent
au niveau même de la partie dans la mesure où la partie est du Tout. Il n’y a donc pas un
rapport entre la partie et le Tout mais un rapport qui, renvoyant le Tout à lui-même,
implique la partie du Tout et le Tout sans principe de distinction autre que celui par
lequel la partie et le Tout s’apparentent. L’individualité de la partie en tant que partie-duTout est ainsi une individualité dimensionnelle, c’est-à-dire une individualité dont
l’individualité se caractérise par sa généralité, par sa référence à ce dont elle appartient. Il
n’y a à vrai dire d’individualité que comme généralité au sens où l’individualité de la
partie est indéfinissable en elle-même, procède de son appartenance au Tout.
L’individualité de la partie n’est pas réductible à des coordonnés objectifs, n’est pas un
point fixe sur le plan d’un monde en soi, mais émerge de sa participation au monde, à un
thème général dont elle manifeste une variance et la présence. La partie n’a
d’individualité que selon son appartenance à « ce λóγoς qui se prononce silencieusement
dans chaque chose sensible » 192 . Cela signifie que l’individualité de la partie emprunte
son individualité à « une structure ou un système d’équivalences autour duquel elle est
disposée » 193 , que la partie s’individualise en l’articulant, en en étant le « pivot ». Inscrite
dans la profondeur du monde, tirant son individualité de son commerce avec le monde, la
partie « ouvre des dimensions illimitées », est transcendance. « C’est ce qu’on exprime
encore en parlant de sa généralité, de sa Transponierbarkeit » 194 . L’individualité de la
partie se formant de son « inscription à un registre ouvert, à une Eröffnung » 195 , la partie
n’est elle-même que parce que son individuation est inépuisable, indéfinissable. L’unité
191
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 267. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
192
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 258.
193
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 258.
194
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 255.
195
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 256.
129
du rapport de l’individualité et de la généralité n’a ainsi de sens que relativement à un
rapport se structurant comme l’appartenance de la partie au Tout où la partie est du Tout,
où le sens de l’individualité renvoie au milieu dans lequel il puise ses déterminations
individuelles. La partie est donc elle-même en étant dimension du monde,
dimensionnalité qui paradoxalement spécifie le propre de l’individualité de la partie, une
individualité qui n’advient dès lors que comme individuation du monde lui-même. Il faut
saisir l’individualité comme une individuation du Tout pour comprendre que la partie est
individuelle en tant que « partie totale ». Il faut par là même saisir les différences
phénoménales inexhaustibles dont précisément l’individualité de la partie se compose et à
travers lesquelles elle se montre comme la manifestation même de l’appartenance de la
partie au Tout, du rapport qui renvoie le Tout à lui-même. Insistons sur ce point, sur la
variation modale du monde dont la partie est l’articulation, une « charnière ». MerleauPonty écrit à propos de l’unité dimensionnelle de la partie : « Généralité des choses :
pourquoi y a-t-il plusieurs exemplaires de chaque chose ? Cela est imposé par la
définition même des choses comme êtres de champ : comment y aurait-il champ sans
généralité ? » 196 . En vertu du rapport d’appartenance, la question s’inverse : comment y
aurait-il champ sans individualité ? Généralité et individualité se réciproquent que parce
que la généralité, toujours impliquée dans une individualité, se rejoint dans la différence,
et que l’individualité, toujours prise dans une généralité, ne s’absorbe pas dans l’identité.
Autrement dit, la transcendance de la partie recueille, phénoménalise le rapport circulaire
de la généralité et de l’individualité. Il n’y a donc pas de précession de l’un à l’égard de
l’autre, il n’y a pas d’individualité pleinement individuée comme il n’y pas de généralité
totalement générale. Aussi, il n’y a pas de parties ni même un Tout, mais seulement un
rapport total qui se différencie. C’est pourquoi Merleau-Ponty décrit la transcendance
comme « l’identité dans la différence » 197 . Le rapport de la partie-du-Tout au Tout est, en
tant que rapport dimensionnel, pareil au rapport que tisse le fond par rapport à la figure :
le fond mondain dont provient la partie, au sein duquel elle paraît elle-même, n’est le
fond de la partie que dans la mesure où il la manifeste. Le fond est celui de la partie en
tant que la partie fait elle-même apparaître le fond. En raison de son appartenance au
196
197
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 269.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 274.
130
Tout, l’unité d’être de la partie n’est pas distincte des différences dimensionnelles par
lesquelles elle passe. Pour autant, ces différences dont la partie est l’unité n’excèdent
jamais ce dont elles sont l’unité car la partie est du Tout, car l’écart entre les différences
qui phénoménalisent la partie individuellement est intérieur au Tout lui-même. La partie
se donne dès lors comme les différences en lesquelles elle paraît et ces différences ne se
disposent que par rapport à un ordre dont elles sont la manifestation – puisque la partie
est du Tout – de sorte que l’unité de la partie, encore une fois, n’est pas dissociable de ce
à quoi elle renvoie, de ce qu’elle unifie. L’unité de la partie n’advient qu’en se faisant
autre, différence, et la différence n’advient qu’en prenant la partie pour axe dimensionnel
de sorte que la partie est présente elle-même en chacun de ses aspects dimensionnels. Or,
puisqu’il n’y a pas de différence entre l’individualité de la partie et la multiplicité
phénoménale par laquelle elle (se) manifeste son individualité ou son unité, le caractère
factuel de la partie, sans résider ailleurs qu’au niveau de la partie elle-même, n’est pas
pour autant assignable à la partie elle-même. L’unité de la partie doit ainsi être rapportée
à son inscription dans le monde, à l’ouverture de ses propres aspects à ses aspects
possibles, à « tout être possible ». Dire que la partie est du Tout, est coextensive au Tout,
c’est donc dire que la partie n’apparaît jamais en elle-même, que la partie est « rayon du
monde » 198 , qu’elle montre en ses aspects beaucoup plus qu’elle-même parce qu’elle est
le lieu où le monde a lieu. Comme dimension, la partie est dimension du monde, «un
des points de passage du « monde » » 199 , monde elle-même. Il n’y a pas de rapport de
subordination entre la partie et le monde car il y a « au total un monde qui n’est ni un ni 2
au sens objectif – qui est pré-individuel, généralité » 200 . Il y a plutôt un rapport
d’appartenance de la partie au Tout si bien que la partie, en tant que partie du Tout, est
elle-même une explicitation du Tout, se montre en montrant le monde qui se montre dès
lors lui-même puisque la partie est du Tout. La partie caractérise le Tout comme le Tout
caractérise la partie parce que de la partie au Tout il y a un rapport d’appartenance, une
co-appartenance qui, par définition, comporte des limites qui sont aussi évidentes
qu’indéterminables. L’implication ontologique de la partie et du Tout rendant compte du
fait que la partie puisse témoigner du Tout se forme comme un rapport asymétrique au
198
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 295.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 307.
200
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 310.
199
131
sens où la partie est du Tout. Une relation symétrique entre la partie et le Tout annulerait
la représentativité réciproque de la partie et du Tout car, dans ce cas, la partie serait ellemême un tout réduisant ainsi la relation en question à un rapport spatial, de contenance.
L’asymétrie est structurelle, est relative à la structuration du relationnel. Il y a asymétrie
parce que le rapport relationnel est articulation totale, implique structurellement la partie
qui est elle-même que relativement à son appartenance au Tout et le Tout dont la Totalité
n’a de sens qu’en référence à la partie. Asymétrie car il n’y a de rapport que comme
rapport autoréférentiel du Tout à lui-même où le Tout est par conséquent toujours « en
voie de différenciation » 201 , toujours en voie d’individuation. Le relationnel n’est pas en
effet symétrique parce qu’il n’est pas une correspondance réelle entre deux phénomènes.
La partie-du-Tout et le Tout ne sont pas comme deux éléments en rapport par rapport à
un axe, à un plan ou à un centre, c’est-à-dire qu’ils sont l’un et l’autre ni de part et d’autre
d’un axe, ni d’un plan ni même d’un centre. Sans être comparables à deux moitiés
symétriques, la partie-du-Tout et le Tout forment un même Tout de sorte que s’il y a
rapport, ce rapport est nécessairement l’institution d’une asymétrie au sein du Tout, c’està-dire la naissance d’une différenciation du Tout lui-même et corrélativement du pli par
lequel il s’individualise. L’asymétrie signifie à la fois différenciation et individuation car
l’ouverture par laquelle le Tout est en rapport à lui-même n’est pas une scission duale du
Tout car le Tout, en tant que Totalité, et conformément à sa définition universelle, est à
lui-même – ne peut être à lui-même – qu’à travers ou ce par quoi il est à la fois présent et
absent, intérieur et extérieur, exprimé et manqué, à savoir la « partie » du Tout qui, ellemême, et conformément à son appartenance au Tout, comme dimension du relationnel,
échappe à toute saisie objective, est ouverte à toute détermination qui, chacune, institue
une forme nouvelle du Tout lui-même. L’asymétrie réside dans le fait que le relationnel
n’est pas un rapport bilatéral du Tout à lui-même mais un rapport du Tout à lui-même de
sorte que ce qui est en rapport dans le rapport relationnel n’est pas une moitié et l’autre
moitié du Tout mais une partie du Tout et le Tout lui-même. Autrement dit, le relationnel
s’institue sur un déséquilibre, sur un écart dans lequel s’engouffre le jour, un espace où le
monde se reflète lui-même car la partie, articulant le relationnel, est du Tout. Une partie
qui est « charnière », qui articule le champ phénoménal dans la mesure où elle est en effet
201
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 310.
132
du Tout, c’est-à-dire prise dans ce qui ne peut apparaître en lui-même si bien que la partie
hérite de la transcendance du monde par lequel le monde se manifeste. Concluons : il n’y
a pas, à proprement parler, de « partie » puisque la « partie » s’élève de son rapport à la
Totalité (on voit poindre ici la signification ontologique du point de vue que forme le
corps de lui-même comme être corporel, de sa corporéité même). Il faut certainement
comprendre ainsi la « partie » comme une etwas ou encore une Gestalt. Par conséquent,
si le Tout en tant que Totalité n’est pas une somme de « parties », il n’est pas autre chose
que ces « parties » qui pourtant se forment en son sein. Le « principe d’équivalence »
dont témoigne les moments du relationnel, le caractère symbolique, métaphorique ou
allusive de chaque « partie » à l’égard de toutes les autres, tire son sens de l’appartenance
de la partie au Tout. Le relationnel est ainsi comme un relief à la surface du Tout, où dès
lors, comme de la montagne à la vallée, les limites sont à la fois patentes et inassignables.
Le relationnel est un devenir global du Tout à lui-même, un processus de différenciation
qui ne s’achève pas en une opposition, en une contradiction mais se réalise comme un
paradoxe.
Le rapport de contenance satisfait à la définition séculaire de la relation de la
partie et du « Tout » où le « Tout » forme une collection juxtaposable d’éléments
individuels. Le « Tout » est alors totalement réductible à une addition de parties de sorte
que la partie et le « Tout » ne sont pas en rapport mais l’un à l’autre par ce qui les
distingue, l’espace. Aussi, le rapport est spatial, c’est-à-dire visible en lui-même et, dès
lors, relatif à un point de vue qui appréhende le rapport lui-même comme un ensemble où
la partie et le « Tout » se donnent individuellement. Si le « Tout » du rapport d’inclusion
est un apparaissant, est ainsi déterminable comme une « partie », en revanche, le Tout du
rapport d’appartenance, parce qu’il n’est pas déterminable comme une « partie », est en
étant Totalité, s’auto-qualifie ainsi comme Totalité. Le Tout comme Totalité n’est pas un
Tout et, de ce fait, n’est pas substituable à un Tout dont il serait une partie. Aussi, le Tout
comme Totalité exprime proprement ce qu’est le Tout relatif à une « partie » et à toute
« partie », à savoir un Tout dont l’incontenabilité est constitutive du mode d’être ou de
présence de la « partie » elle-même. Il s’ensuit, comme nous l’avons vu, que la « partie »
est la présentation d’un imprésentable, que la « partie » est une modulation de la Totalité
133
qui, en la partie, est à elle-même. Puisque le Tout est intotalisable, puisque la partie est du
Tout, le rapport de la partie au Tout est autoréférentiel, c’est-à-dire structurellement
asymétrique, comportant en lui-même l’écart du vis-à-vis, l’écart par lequel il y a
réflexion sans reflétant et reflété mais une polarité « subjective » du relationnel qui, parce
qu’elle figure une polarisation du Tout lui-même, est inhérente à l’écart, à la possibilité
du rapport à. Que le rapport à soit structurellement un rapport de la Totalité à la Totalité
elle-même entraîne le partage de l’approche de la problématique du corps propre, partage
qui renvoie, d’un côté, le percevant à sa corporéité et, par conséquent, à la question du
sens de l’incarnation du percevant, de l’autre, au fait que le corps, parmi les corps, est un
percevant, se rapporte au monde, est de manière effective en rapport au monde, c’est-àdire se différencie des autres corps et renvoie, par conséquent, à la question du sens d’être
du percevant. Le premier point traite de l’autonomie du rapport relationnel, c’est-à-dire
de la dimension structurelle du rapport du corps au monde où le corps, en tant que corps,
est une modalité constitutive du transcendant et, de ce fait, une modulation de ce même
transcendant auquel il appartient. De sa corporéité même, le corps est vecteur de monde.
Le Tout est transcendance, c’est-à-dire comme ce qui est ouvert indéfiniment au
relationnel, de ce qui le rapporte à lui-même comme transcendance, à savoir le corps ou
la partie-du-Tout. Il y a ainsi une structure du relationnel où le « corps » et le « monde »
se définissent eux-mêmes de la manière même dont ils se rapportent l’un à l’autre si bien
qu’il n’y a rien d’autre que cette irréductible co-appartenance du « corps » et du
« monde ». Rien en deçà ni même au-delà. Il y a seulement rapport, « il y a quelque
chose ». L’autonomie structurelle du rapport relationnel dont le rapport du corps au
monde est à la fois une possibilité et une modalité nous permet alors, comme nous le
verrons, de saisir ce rapport selon la structure du phénomène, selon le rapport de la figure
au fond. Le corps comme être corporel s’inscrit dans le champ dont il est le sujet. C’est là
le paradoxe du corps propre, c’est là aussi le sens de la structure de l’apparaître. Le corps
comme être corporel apparaît et fait apparaître. Entendu comme dimension structurelle du
relationnel, le corps comme être corporel – de sa corporéité – désigne le premier sens du
être-en-rapport-au-monde. Le second point, corollaire du premier, du être-en-rapport-aumonde renvoie à la dimension proprement subjective du relationnel, à ce qui du corporel
détermine le rapport effectif au monde. Le corps n’est un constituant structurel de la
134
perception que parce que le corps est lui-même, « par sa propre logique, par son propre
arrangement, par sa propre pesanteur » 202 , vecteur d’un monde. Aussi, être en rapport à,
c’est être du monde et être au monde, être corps subjectif, corps qui comme corps secrète
en lui-même un rapport, un sens. Le corps apparaît, est un apparaissant parce qu’il fait
apparaître au sens où le corps comme « partie » du monde polarise ou focalise le champ
auquel il appartient « et » au sens où cette focalisation est indissociable d’une possibilité
propre du corps lui-même, d’une modalité corporelle qui place d’emblée le corps en
rapport au monde et par laquelle il se distingue des autres étants. C’est pour ne pas avoir
saisi l’expérience du corps propre comme relative à l’expérience elle-même que le
dédoublement de la question du corps propre renvoyait systématiquement à une division
métaphysique du corps propre. Lorsque la problématique du corps propre est structurée
en fonction du vécu du corps propre, celle-ci se trouve dédoublée en un rapport oppositif
de l’objet et du sujet. En revanche, lorsque cette même problématique est considérée à
partir de l’expérience elle-même, c’est-à-dire à partir de la structure par laquelle il y a
expérience, par laquelle le corps est à lui-même, s’apparaît, la problématique du corps
propre se trouve alors comprise dans le sens du relationnel où le corps n’est pas le nœud
d’une division, d’une opposition irréductible mais le corps de l’expérience. Le corps n’est
dès lors plus « corps » et en plus « sujet » mais sujet de l’expérience en tant qu’il est sujet
à l’expérience. Aussi, penser la problématique du corps propre à partir de la structure de
l’expérience renvoie l’expérience vécue du corps propre à une modalité de l’expérience.
Il s’ensuit nécessairement une redéfinition du sens de la subjectivité du percevant, une
redéfinition prenant le corps lui-même pour fondement. Le corps ne peut plus être le
corps du sujet, il doit être sujet lui-même.
202
Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, 1995, p. 273.
135
A.1.3) L’intra-mondanéité, le percevant-monde.
A.1.3.1) Présentation et re-présentation.
« Ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de
déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. Il est
donc nettement dualiste. Mais, d’autre part, il envisage corps et esprit de telle manière
qu’il espère atténuer beaucoup, sinon supprimer, les difficultés théoriques que le
dualisme a toujours soulevées et qui font que, suggéré par la conscience immédiate,
adopté par le sens commun, il est fort peu en honneur parmi les philosophes » 203 . Tels
sont les premiers mots de l’avant-propos de la septième édition de Matière et mémoire,
les derniers mots finalement à travers lesquels Bergson formule le contexte
problématique général qui justifie et articule l’ensemble du développement de ce texte
qui intéresse sur plus d’un point la phénoménologie. C’est d’ailleurs précisément à partir
du « point de vue » phénoménologique que nous examinons le premier chapitre de
Matière et mémoire, indépendamment du sens du projet bergsonien, du cheminement qui
rattache le premier chapitre au quatrième. Il ne s’agira donc pas tant de rendre compte de
la logique en place dans Matière et mémoire que de présenter une lecture
phénoménologique de son premier chapitre qui, traitant de la question de la
« représentation », traite de la nature du rapport que constitue la « représentation » ellemême. Renvoyant dos-à-dos les perspectives idéaliste et réaliste, le premier chapitre de
Matière et mémoire propose une redéfinition de l’approche de la « représentation » 204 ,
une redéfinition qui entraîne Bergson vers la formulation du paradoxe de « la perception
203
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161.
Selon Shaun Gallagher, s’inspirant de la classification de Rowlands (Body Language, Cambridge, MA :
MIT Press, 2006), la définition « classique » de la notion de « représentation » renvoie à six attributs : « 1.
Representation is internal (image, symbol, neural configuration) 2. Representation has duration (it’s a
discrete identifiable thing) 3. Representation bears content that is external to itself (it refers to or is about
something other than itself) 4. Representation requires interpretation – it’s meaning derives from a certain
processing that takes place in the subject – like a word or an image its meaning gets fixed in context 5.
Representation is passive (it is produced, enacted, called forth by some particular situation; or we do
something with it) 6. Representation is decoupleable from its current context »; Gallagher, Shaun, « Are
minimal representation still representations? », in International Journal of Philosophical Studies, Vol. 16,
Number 3, 2008, p. 351. L’ « hypothèse des images » neutralise l’ensemble de ces caractéristiques,
lesquelles, dès que les « images » sont posées, reviennent ensemble à des déterminations d’un second
niveau de réalité. Au cours de ce chapitre, lorsqu’il est question de la « représentation » comme réalité représenté, interne, il est alors question de la « représentation » au sens « classique » du terme.
204
136
consciente », c’est-à-dire, en somme, le paradoxe de la formulation (adéquate) de la
problématique du corps propre. En effet, en se donnant pour objectif « de montrer
qu’idéalisme et réalisme sont deux thèses également excessives, qu’il est faux de réduire
la matière à la représentation que nous en avons, faux aussi d’en faire une chose qui
produirait en nous des représentations mais qui serait d’une autre nature qu’elles » 205 ,
Bergson se donne pour tâche de penser à nouveau les termes à travers lesquels la question
de la « représentation » est traditionnellement abordée. Sans présumer du sens du rapport
de la relation perceptive, faisant ainsi écho par avance à la démarche philosophique qui
rend Le visible et l’invisible si précieux, appelant à un retour à l’expérience, c’est-à-dire à
un renouvellement de nos concepts en vue de penser proprement l’expérience, Bergson
propose de définir la « matière » comme un « ensemble d’ « images ». Et par « image »,
ajoute Bergson, nous entendons une certaine existence qui est plus que ce que l’idéaliste
appelle une représentation, mais moins que ce que le réaliste appelle une chose – une
existence située à mi-chemin entre la « chose » et la « représentation » »206 . Sur le seul
plan des images, la question de la représentation se trouve alors déplacée, déplacée du
sujet de la perception au sujet de la perception, ce qui, comme nous avons pu le constater,
a pour conséquence principale et pour vertu d’éviter à la pensée les écueils du dualisme
métaphysique et de l’idéalisme (transcendantal). C’est pourquoi, d’ailleurs, la
reformulation bergsonienne de la possibilité de la « représentation » effective prend une
forme paradoxale. Sur le seul plan des images, la question de la « représentation »
coïncide alors avec la problématique du corps 207 . C’est dans le but de mettre en évidence
la légitimité et le sens de cette correspondance, notamment pour spécifier la manière dont
la subjectivité perceptive doit être certainement comprise, que nous étudions ce premier
chapitre de Matière et mémoire qui, exprimant la question de la « représentation » en
termes d’« image », se prête "naturellement" à une interprétation phénoménologique.
205
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161.
207
Une des conséquences décisives de l’ « hypothèse des images » est, sans nul doute, l’abandon de la
question de la « représentation ». Une autre, corrélée, est le renvoi du rapport de l’expérience perceptive à
l’action du corps vivant. Nous ne cesserons de souligner l’avancée majeure que constitue l’ « hypothèse des
images » pour une compréhension du sujet de l’expérience (perceptive) conforme à l’expérience. Elle nous
apparaît d’autant plus juste qu’elle débute, en effet, avec l’idée de s’en « tenir aux apparences ».
206
137
La critique bergsonienne de l’idéalisme et du réalisme s’organise en fonction de la
question de la « représentation » ou, plus précisément, de la manière dont ces doctrines
comprennent le rapport existant entre la « matière » et la « perception de la matière »,
entre la présentation de la chose et la re-présentation de la chose comme donnée
subjective, psychologique. Pour Bergson, l’idéalisme et le réalisme constituent deux
réponses contradictoires à une même problématique : comment aborder et définir la
différence entre l’univers matériel et ce même univers tel qu’il se donne et apparaît à ma
perception ? Pour avoir situé cette différence sur le plan de la connaissance, insérant ainsi
un écart irréductible et, de ce fait, insurmontable entre le « subjectif » et l’ « objectif »,
l’idéalisme et le réalisme dédoublent le réel, le scindent de lui-même. Renvoyant la
perception à un acte de connaissance, les doctrines idéaliste et réaliste renvoient ainsi le
rapport perceptif à une opposition entre la réalité et « notre » connaissance de la réalité.
Une opposition qui d’abord compromet la possibilité de penser la différence entre la
chose et la représentation de la chose puisqu’il n’y a plus de l’une à l’autre de mesure
commune. Une opposition ensuite qui justifie l’opposition même de l’idéalisme et du
réalisme puisque chacune se définit précisément en adoptant pour point de départ ce qui
pour l’autre reste à penser. Autrement dit, le dualisme de l’idéalisme et du réalisme est le
dualisme de la dualité perceptive qui s’efforce de se surmonter comme dualité au nom de
l’un des termes du rapport perceptif, ce qui n’a pour conséquence que de rendre
contradictoire le sens de la relation perceptive : le réalisme, partant de l’univers entendu
comme « un ensemble d’images gouvernées dans leurs rapports mutuels par des lois
immuables, où les effets restent proportionnés à leurs causes, et dont le caractère est de
n’avoir pas de centre, toutes les images se déroulant sur un même plan qui se prolonge
indéfiniment » 208 , apparaît par conséquent incapable de rendre compte de la possibilité de
la connaissance subjective ; l’idéalisme partant du sujet, de ce à quoi l’univers semble se
rapporter, changeant en fonction de celui-ci, de cette perception qui reste un mystère pour
le réalisme, se trouve dans l’impossibilité de rendre compte de l’ordre qui, pour le
réalisme, forme le réel. Autrement dit, le dualisme du réalisme et de l’idéalisme s’établit
comme le dualisme du « réel » et du « subjectif », le réalisme instituant un primat
ontologique du « réel » sur la connaissance du réel et l’idéalisme, au contraire, instituant
208
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 177.
138
un primat de la « connaissance » du réel sur le réel lui-même, l’un et l’autre structurant
ainsi le débat en fonction du rapport oppositif de l’intériorité et de l’extériorité de sorte
que la question de la « représentation » revient à rechercher, à (re)-construire une unité
sur un partage métaphysique de l’expérience. En posant un seul terme pour réel, supposé
seul capable de fonder la connaissance, l’idéalisme et le réalisme sont condamnés à tirer
du premier terme le second sans lequel il n’y a pas de « représentation », de rapport à la
chose, si bien que les thèses antagonistes réaliste et idéaliste, partageant le même préjugé
initial faisant de la perception une connaissance, aboutissent au fond à la même
contradiction. Pour se prémunir des apories de l’idéalisme et du réalisme, l’alternative
bergsonienne revient à partir de l’unité de l’expérience elle-même, à saisir la dualité du
rapport perceptif comme une donnée originaire et irréductible, toujours déjà donnée en se
donnant le seul et unique plan des images. En effet, en se donnant la « représentation »,
Bergson n’a pas à expliquer la « représentation » ou, tout du moins, le rapport de la
« représentation » à l’objet puisque pour Bergson la « représentation » est en elle-même
rapport, et un rapport impliquant indissociablement la « matière » et la « perception de la
matière ». Il ne s’agit donc pas pour Bergson de rendre compte de la dualité de
l’expérience mais bien plutôt la manière dont elle se structure originairement comme
rapport et comment ce rapport ne cesse de s’ouvrir à lui-même et de s’étendre à mesure
qu’une image particulière, mon corps, ne cesse de s’individualiser, d’abord comme corps
de l’affection puis surtout comme corps de la mémoire qui, pour Bergson, est
caractéristique du « subjectif » au sens propre du terme, à mesure donc que le corps
devient le corps du « sujet ». Au lieu de comprendre le rapport perceptif au monde
comme un rapport de connaissance, renvoyant la perception à un rapport oppositif entre
l’univers et la « conscience », Bergson, posant dans un même mouvement le monde et la
perception du monde, l’appréhende comme une différence se faisant à partir du seul
niveau ontologique des « images », c’est-à-dire une différence qui revient comme telle à
une différenciation d’une image à l’égard des autres images. Partant du plan unique des
images, la différenciation de laquelle naît la perception ne peut donc correspondre à
l’introduction d’un second niveau de réalité, introduction symptomatique des démarches
de l’idéalisme et du réalisme. En d’autres mots, c’est du rapport des « images » ellesmêmes que doit se faire la « représentation ». On le voit, en ne rapportant plus la
139
perception à un mode de la connaissance ou du « subjectif », Bergson ouvre la perception
à une détermination nouvelle, c’est-à-dire sans le recours à un fondement, sans le recours
au sujet de la perception, ce qui non seulement préserve la philosophie des « difficultés
théoriques que le dualisme a toujours soulevées » mais aussi et surtout l’engage vers une
définition de la perception comme rapport.
L’introduction et la définition de la notion d’ « image » sont inséparables de la
critique bergsonienne des conceptions réaliste et idéaliste de la matière, ce qui apparaît
clairement dans l’avant-propos de Matière et mémoire où Bergson décrit succinctement
l’ambition du premier chapitre :
« L’objet de notre premier chapitre est de montrer qu’idéalisme et réalisme sont
deux thèses également excessives, qu’il est faux de réduire la matière à la représentation
que nous en avons, faux aussi d’en faire une chose qui produirait en nous des
représentations mais qui serait d’une autre nature qu’elles. La matière, pour nous, est un
ensemble d’ « images ». Et par « image » nous entendons une certaine existence qui est
plus que ce que l’idéalisme appelle une représentation, mais moins que ce que le réaliste
appelle une chose, – une existence située à mi-chemin entre la « chose » et la
« représentation » » 209 .
Il apparaît ainsi que l’objectif du premier chapitre n’est pas seulement de faire apparaître
l’impasse théorique dans laquelle l’idéalisme et le réalisme se trouvent mais de proposer
également une solution neuve et originale à une problématique qui traverse l’histoire de
la philosophie et que la notion d’ « image » exprime en elle-même. En étant à « michemin entre la « chose » et la « représentation », la notion d’ « image » désigne donc à
la fois la « chose » et la « représentation », le monde matériel et l’expérience perceptive
de ce monde. Au dédoublement du réel, du rapport perceptif entre le monde extérieur et
la représentation intérieure, subjective, la notion d’ « image » réconcilie et situe sur un
même niveau la « matière » et la « perception de la matière ». Ni idée ni même objet, la
notion d’« image » recueille pourtant en elle-même ces deux dimensions indissociables
ou, tout du moins, ce qu’elles ont en elles d’indissociables car il n’y a pas de perception
sans sujet, la notion d’« image » ne présumant simplement pas du sens de la subjectivité
209
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161.
140
inhérente à la perception, au rapport perceptif. Comme réalité qualifiant à la fois la chose
et la « représentation » de la chose, l’ « image » exprime l’identité de l’esse et du percipi,
c’est-à-dire qu’elle spécifie en elle-même le sens d’être de l’expérience. En considérant
alors « la matière avant la dissociation que l’idéalisme et le réalisme ont opéré entre son
existence et son apparence » 210 , Bergson, à travers la notion d’ « image », rejette en
même temps la possibilité d’intérioriser la perception211 et de penser une réalité en soi
dont la perception serait l’image extérieure 212 . Pour Bergson, la « chose » n’est pas en
deçà de ce qui m’apparaît, elle est ce qui m’apparaît, c’est-à-dire qu’il n’y a pas entre la
chose elle-même et la chose que je perçois de différence. C’est dire qu’avec la notion
d’« image » qui implique conjointement le percevant et le perçu, Bergson ne peut rendre
compte de la perception qu’en se situant sur le seul terrain des « images », sans dès lors
faire appel à une « représentation », à une subjectivité, laquelle serait étrangère en ellemême à l’ordre des images 213 . Aussi, la solution bergsonienne à la question de la
« représentation » consiste à penser la différence entre la « matière » et la
« représentation » de la matière comme une différence entre les images, entre deux types
d’ « image », en somme comme un rapport entre les images, ce qui amènera Bergson à
définir l’expérience perceptive uniquement en fonction des « images » : « J’appelle
matière l’ensemble des images, et perception de la matière ces mêmes images rapportées
à l’action possible d’une certaine image déterminée, mon corps » 214 .
Ce qu’il y a, ce sont des « images » et seulement des « images ». L’expérience et
donc la différence entre la « matière » et la « perception de la matière » renvoie de fait à
des « images » ou, plus exactement, à une différenciation des « images » par les
210
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 162.
« On étonnerait beaucoup un homme étranger aux spéculations philosophiques en lui disant que l’objet
qu’il a devant lui, qu’il voit et qu’il touche, n’existe que dans son esprit et pour son esprit, ou même, plus
généralement, n’existe que pour un esprit, comme le voulait Berkeley » ; Bergson, Henri, Matière et
mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161.
212
« Mais, d’autre part, nous étonnerions autant cet interlocuteur en lui disant que l’objet est tout différent
de ce qu’on y aperçoit, qu’il n’a ni la couleur que l’œil lui prête, ni la résistance que la main y trouve » ;
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 161.
213
« Comment imaginer un rapport entre la chose et l’image, entre la matière et la pensée, puisque chacun
de ces deux termes ne possède, par définition, que ce qui manque à l’autre ? » ; Bergson, Henri, Matière et
mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 189.
214
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 173.
C’est Bergson qui souligne.
211
141
« images » elles-mêmes, c’est-à-dire à une différenciation en et par laquelle les
« images » se définissent et adviennent comme « images ». Ce qu’il y a, ce sont donc des:
« images au sens le plus vague où l’on puisse prendre ce mot, images perçues
quand j’ouvre mes sens, inaperçues quand je les ferme. Toutes ces images agissent et
réagissent les unes sur les autres dans toutes leurs parties élémentaires selon des lois
constantes, que j’appelle les lois de la nature, et comme la science parfaite de ces lois
permettrait sans doute de calculer et de prévoir ce qui se passera dans chacune de ces
images, l’avenir des images doit être contenu dans leur présent et n’y rien ajouter de
nouveau. Pourtant il en est une qui tranche sur toutes les autres en ce que je ne la connais
pas seulement du dehors par des perceptions, mais aussi du dedans par des affections :
c’est mon corps » 215 .
Sur fond des images, une image particulière se distingue des autres images, « c’est mon
corps ». Appartenant à l’ensemble des images, une image s’en différencie en ce qu’elle se
connaît, se sait en quelque sorte de l’intérieur. Parmi l’ensemble des images, une image
se singularise, ne semble pas seulement se fondre dans les rapports constants des « lois de
la nature ». La totalité des « images » forme un système de relations nécessaires et « mon
corps » apparaît s’en dégager en tant qu’il s’éprouve « par des affections ». Avec « mon
corps », il y a donc une rupture qui s’opère dans l’ordre des déterminations causales, dans
l’ordre du Tout des images, entraînant une distinction entre les images dont le sens reste
toutefois à préciser. Sans décrire délibérément ce à quoi renvoie l’affection 216 , évitant
ainsi la médiation ou le recours à une intériorité à partir de laquelle la différence réelle
entre les images prendrait sens, ce qui reviendrait à adopter soit un point de vue idéaliste
soit un point de vue réaliste, Bergson s’emploie au contraire à décrire « les conditions où
ces affections se produisent » 217 en vue de déterminer le critère véritablement distinctif
entre les « images », c’est-à-dire commun aux « images » et rendant compte de leur
position respective. Dans la mesure où l’affection ne peut représenter pour Bergson un
caractère à partir duquel s’ordonnent les « images », à moins de tomber de nouveau dans
les travers de l’idéalisme ou du réalisme, l’allusion à l’affection ne peut apparaître que
215
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 169.
Worms, Frédéric, Introduction à Matière et mémoire de Bergson, P.U.F., Col. Les Grands Livres de la
Philosophie, 1997, p. 23.
217
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 169.
216
142
comme un moyen pour introduire ce sans quoi une image particulière, « mon corps », ne
serait être à soi « par des affections ». Or, en examinant « les conditions où ces affections
se produisent », on s’aperçoit que l’affection renvoie à l’action du corps vivant, qu’elle
est propre au corps agissant, se mouvant, et apparaît comme une expression corporelle de
son indétermination. Avec l’action, le mouvement, Bergson spécifie ce qui différencie les
« images » elles-mêmes en tant qu’ « images ». Avec l’action ou, plus précisément, deux
types d’action ou de mouvement, Bergson spécifie donc la différence ou l’écart séparant
la chose de la « représentation » de la chose. Le rapport entre les « images », entre deux
types d’image se trouve alors précisé et explicité ainsi :
« Voici les images extérieures, puis mon corps, puis enfin les modifications
apportées par mon corps aux images environnantes. Je vois bien comment les images
extérieures influent sur l’image que j’appelle mon corps : elles lui transmettent du
mouvement. Et je vois aussi comment ce corps influe sur les images extérieures : il leur
restitue du mouvement. Mon corps est donc, dans l’ensemble du monde matériel, une
image qui agit comme les autres images, recevant et rendant du mouvement, avec cette
seule différence, peut-être, que mon corps paraît choisir, dans une certaine mesure, la
manière de rendre ce qu’il reçoit » 218 .
Bergson discute donc de la différence entre les images comme une différence de
mouvement. Le « mouvement » permet ainsi de déterminer ce qui rapproche et sépare les
« images », de caractériser le statut comme tel des « images » et de l’image individuel de
« mon corps ». D’autre part, c’est de cette différence même ou de ce rapport que Bergson
articule « matière » et « perception de la matière », évitant dès lors de dédoubler le réel,
de le structurer verticalement 219 . En bref, à partir du plan des images, en se donnant par là
même le sujet de la perception, Bergson renouvelle d’emblée l’approche de la question de
la « représentation », passant de l’opposition métaphysique du sujet à l’objet au rapport
du corps à l’univers, au rapport résultant de la seule présence du corps vivant au sein du
monde. Les images en général sont « gouvernées dans leurs rapports mutuels par des lois
immuables, où les effets restent proportionnés à leurs causes, et dont le caractère est de
n’avoir pas de centre, toutes les images se déroulant sur un même plan qui se prolonge
218
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171.
Worms, Frédéric, Introduction à Matière et mémoire de Bergson, P.U.F., Col. Les Grands Livres de la
Philosophie, 1997, p. 27.
219
143
indéfiniment » 220 . Autrement dit, dans leurs interactions invariables et indifférenciées,
recueillant et transmettant en effet mécaniquement de « l’influence », du mouvement, les
« images » ne sont pas, à proprement parler, des « choses » visibles pour elles-mêmes,
mais plutôt des « chemins sur lesquels passent en tous sens les modifications qui se
propagent dans l’immensité de l’univers » 221 . L’image est à la fois au milieu de rapports
énergétiques et nulle part, à la fois constitutive de l’ensemble des images et indiscernable
de celui-ci, elle est comme traversée instantanément par toutes les « influences » faisant
ce qu’est la matière elle-même. C’est pourquoi, « percevoir toutes les influences de tous
les points de tous les corps serait descendre à l’état d’objet matériel » 222 . L’image
matérielle n’est donc pas une « image », quelque chose de tangible, d’isolable du Tout
des images. Il peut certainement être dit qu’elle est comme telle le centre de toutes les
actions/images et, pour cette raison même, ne se distingue pas de l’ensemble des images.
Aussi, sans la présence même du percevant, les images sont sans être perçues. Sans un
percevant, il y a simplement le Tout des « images » sans centre des « images », sans
« zone d’indétermination » 223 . Par la seule présence du corps vivant, les « images » se
différencient, s’ouvrent comme un espace par et dans lequel s’engouffre et se forme la
perception. L’image-corps, en tant qu’elle est capable de mobilité propre, se dissocie de
l’ensemble des « images » et, de ce fait même, focalisant et orientant l’action, polarise les
images à partir d’un centre d’où un rapport effectif à est possible. C’est donc uniquement
à partir de la singularité du corps comme « image » capable de se mouvoir, capable de se
comporter devrait-on dire, que Bergson tire la perception du fond homogène et déterminé
des « images ». L’action, le mouvement corporel étant au principe du passage de la
complétude des « images » à la « représentation » signifie donc que la perception est
saisie comme une relation motrice et pratique au monde. La « représentation » n’a pas
pour cause et fin la « connaissance » mais l’action, c’est-à-dire un rapport intentionnel au
monde. En faisant dériver le rapport perceptif de l’action, loin par conséquent d’arrimer
la perception à l’aperception passive de l’entendement, Bergson rapporte la perception au
corps, à l’intentionnalité motrice, ce qui non seulement permet de donner un statut propre
220
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 177.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 186.
222
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 198.
223
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 189.
221
144
au corps mais aussi de préserver la philosophie contre les dangers du dualisme. Pour
résumer, la perception est un rapport entre des images, rapport qui en tant que rapport se
centralise, prenant le corps vivant pour axe et le monde pour fond. Étant établi que
l’action du corps est le principe d’où procède la perception, Bergson en vient une
nouvelle fois à préciser la nature du rapport qui rapporte le corps au monde, précision
amenant à la formulation paradoxale de la question de la « perception consciente » :
« Voici un système d’images que j’appelle ma perception de l’univers, et qui se
bouleverse de fond en comble pour des variations légères d’une certaine image
privilégiée, mon corps. Cette image occupe le centre ; sur elle se règlent toutes les autres ;
à chacun de ses mouvements tout change, comme si l’on avait tourné un kaléidoscope.
Voici d’autre part les mêmes images, mais rapportées chacune à elle-même ; influant sans
doute les unes sur les autres, mais de manière que l’effet reste toujours proportionné à la
cause : c’est ce que j’appelle l’univers » 224 .
Avant d’examiner la formulation paradoxale de la représentation auquel Bergson
parvient, examinons d’abord ce qui apparaît comme un bénéfice relativement conséquent
de l’ « hypothèse des images », un bénéfice dont Bergson n’en mesura manifestement pas
tout le sens au sens où Matière et mémoire est au fond « nettement dualiste », renouvelant
seulement les termes en lesquels le dualisme est posé par la tradition philosophique. En
adoptant le plan unitaire des « images » comme point de départ, Bergson se préserve de
dédoubler le réel, de le condamner à une partition qui ne le constitue pas. Avant de
contredire les positions idéaliste et réaliste, Bergson discute et réfute la thèse selon
laquelle le cerveau ferait « naître la représentation du monde extérieur » 225 , thèse qui
entraîne le dédoublement du réel et, par conséquent, une conception abstraite sinon
métaphysique du rapport perceptif. Or, en effet, « comment mon corps en général, mon
système nerveux en particulier, engendreraient-ils tout ou partie de ma représentation de
l’univers ? » 226 . Comment pourrait-il en être ainsi alors même que l’un et l’autre sont des
« images » parmi toutes les « images » ? Du niveau ontologique et univoque des
« images », « les nerfs afférents sont des images, le cerveau est une image, les
224
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 170.
226
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171.
225
145
ébranlements transmis par les nerfs sensitifs et propagés dans le cerveau sont des images
encore ». Aussi,
« pour que cette image que j’appelle ébranlement cérébral engendrât les images
extérieures, il faudrait qu’elle les contînt d’une manière et d’une autre, et que la
représentation de l’univers matériel tout entier fût impliquée dans celle de ce mouvement
moléculaire. Or, il suffirait d’énoncer une pareille proposition pour en découvrir
l’absurdité. C’est le cerveau qui fait partie du monde matériel, et non pas le monde
matériel qui fait partie du cerveau » 227 .
C’est sur un plan logique que Bergson se situe : la partie ne peut contenir le Tout en vertu
du fait qu’elle est une partie du Tout. Autrement dit, le cerveau en tant qu’image parmi
les « images », n’étant pas dès lors extérieur au « monde extérieur », ne peut logiquement
« faire naître la représentation du monde extérieur » et encore moins produire le « monde
extérieur ». Si le système nerveux faisait « naître la représentation du monde extérieur »,
il se situerait alors à l’extérieur du « monde extérieur », impliquant un dédoublement du
réel et le problème du statut de ce système nerveux trop autonome pour être du monde. Il
n’est donc pas possible de prétendre, d’un côté, que le système nerveux est contenu dans
le monde comme une partie du monde et, de l’autre, que le monde est contenu dans le
cerveau comme une « représentation » sans dissocier le réel de lui-même, sans introduire
entre le « monde » et la « représentation » du monde un espace métaphysique
insurmontable. Faire sortir du cerveau la « représentation du monde extérieur », c’est
faire du réel le lieu de deux dimensions incompatibles, le rapport magique de l’intérieur
et de l’extérieur. En tenant uniquement les « images » pour réel et comme le réel, le
rapport entre les « images » ne peut alors se réaliser à partir d’une différence de nature
entre les « images », une telle différence apparaissant toutefois dès que le cerveau est
désigné comme « la condition de l’image totale » 228 . Aussi, « dites que mon corps est
matière ou dites qu’il est image, peu m’importe le mot. S’il est matière, il fait partie du
monde matériel, et le monde matériel, par conséquent, existe autour de lui et en dehors de
lui. S’il est image, cette image ne pourra donner que ce qu’on y aura mis, et puisqu’elle
est, par hypothèse, l’image de mon corps seulement, il serait absurde d’en vouloir tirer
227
228
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171.
146
celle de tout l’univers » 229 . Mais si le système nerveux en tant qu’image ne peut être au
principe de la représentation du monde matériel tout entier, il ne peut être au principe de
sa production en raison même de sa fonction puisque le « rôle de la matière nerveuse est
de conduire, de composer entre eux ou d’inhiber des mouvements » 230 . Aussi, s’il y a
contradiction à vouloir extraire le « monde extérieur » du cerveau lui-même, il y a
contradiction à se représenter le cerveau comme une chose isolée ou isolable de son
appartenance à l’univers :
« Mais le système peut-il se concevoir vivant sans l’organisme qui le nourrit, sans
l’atmosphère où l’organisme respire, sans la terre que cette atmosphère baigne, sans le
soleil autour duquel la terre gravite ? Plus généralement, la fiction d’un objet matériel
isolé n’implique-t-elle pas une espèce d’absurdité, puisque cet objet emprunte ses
propriétés physiques aux relations qu’il entretient avec tous les autres, et doit chacune de
ses déterminations, son existence même par conséquent, à la place qu’il occupe dans
l’ensemble de l’univers » 231 .
Et si l’isolement du cerveau du reste de l’univers devait avoir un sens, il faudrait alors lui
prêter un pouvoir mystérieux, devant tirer de lui-même beaucoup plus que lui-même pour
produire le monde. L’impossibilité de voir le système nerveux reproduire ou produire le
« monde extérieur » signifie qu’il n’y a pas de « représentation intérieure » du « monde
extérieur », que la « représentation » n’est dès lors pas extérieure à ce qui se présente en
elle 232 . Or, si la « chose » et la « représentation » de la chose sont sur un même plan,
alors :
1) « Toute image est intérieure à certaines images et extérieure à d’autres » 233 . En
d’autres mots, une « image » renvoie à la fois à l’intériorité et à l’extériorité. C’est
dire que le rapport entre l’intériorité et l’extériorité exige un centre à partir duquel
il s’ordonne. Le rapport entre l’intériorité et l’extériorité reposant sur un point de
vue, il apparaît par définition réversible. Un tel rapport n’est donc pas un rapport
en soi se rapportant à un centre absolu.
229
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 175.
231
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 175.
232
L’impossibilité de saisir le rapport de l’expérience comme un rapport extériorité/intériorité puisqu’il est
un rapport à « l’ensemble des images » est l’argument le plus solide consécutif et inhérent à la donation des
« images » contre une théorie représentationaliste de l’expérience.
233
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, p. 176.
230
147
2) « mais de l’ensemble des images on ne peut dire qu’il nous soit intérieur ni qu’il
nous soit extérieur, puisque l’intériorité et l’extériorité ne sont que des rapports
entre les images » 234 . La relation qui relie l’intériorité et l’extériorité s’articule à
partir d’un point de vue, lequel forme alors un des termes de la relation. Mais le
rapport qui rapporte une image à l’ensemble des images, sans retirer au « centre »
sa position propre, ne trouve pas dans le rapport réversible intériorité/extériorité
une juste expression. Il en est ainsi car la totalité des images ne constitue pas ellemême une intériorité ou/et une extériorité, c’est-à-dire que l’ensemble des images
n’est pas en lui-même une « image ». Aussi, ce n’est que relativement à la totalité
des images que le « centre » se présente comme un axe relationnel. Le « centre »
relationnel à partir duquel le rapport intériorité/extériorité prend sens est ainsi
nécessairement et en premier lieu un « centre » par rapport à toutes les images.
Une image ne peut ainsi être à la fois « intérieure à certaines images et extérieure
à d’autres », le sujet effectif du rapport intériorité/extériorité et/ou en être l’objet,
qu’en étant une image parmi les images, qu’en étant en rapport à l’ensemble des
images qui, de ce fait, ne peut apparaître lui-même comme une « image ». Ce
n’est donc pas parce que « l’intériorité et l’extériorité ne sont que des rapports
entre les images » que « de l’ensemble des images on ne peut dire qu’il nous soit
intérieur ni qu’il nous soit extérieur » mais l’inverse. Autrement dit, le rapport
intériorité/extériorité s’enracine dans un rapport à la totalité des images dont elle
est la condition ontologique. En somme, le « centre » ne peut ne pas l’être, être
ainsi une image « extérieure » par rapport à une autre que parce qu’elle est, en
tant qu’image, un image toujours déjà et uniquement en rapport à la totalité des
images, sur le même plan que la totalité des images. S’il y a un absolu, il concerne
ce rapport du « centre » au Tout des images car il n’y a de Tout des images que
s’il y a un « centre » des images et inversement. C’est pourquoi, en se donnant les
images, Bergson se donne d’emblée un « centre », un sujet auquel se rapportent
ces images, l’ensemble des images.
234
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176.
148
L’hypothèse des images ouvre une détermination de l’articulation perceptive sans
clivage du réel parce qu’elle est pensée à partir des « images » elles-mêmes, c’est-à-dire
comme un rapport entre les « images ». Aussi, en abordant la perception comme une
différence modale des « images », Bergson s’interdit de penser le relationnel comme une
opposition de l’intérieur et de l’extérieur dont le type est l’opposition métaphysique de l’
« âme » et du « corps ». En d’autres mots, à travers l’hypothèse des images, articulant
une « image particulière » à l’ensemble des images, suspendant par là même la possibilité
de saisir le rapport du corps percevant au monde comme un rapport d’intériorité et/ou
d’extériorité, Bergson se donne la possibilité de penser la perception sans le
recours/secours d’un sujet positif de la perception. Le véritable bénéfice de l’hypothèse
des images est ainsi de préserver la philosophie d’un double point de vue sur l’expérience
qui impose à l’expérience une contradiction, la contradiction de la pensée objective.
Derrière cette contradiction se tient implicitement une représentation du relationnel
renvoyant l’intérieur et l’extérieur à un rapport spatial objectif. Le dédoublement de la
« conscience » (naturante/naturée) ou du « corps » (touchant/touché) qui cherche
paradoxalement à surmonter ou à compenser le dédoublement de l’expérience elle-même
est symptomatique de l’attitude objective dont la démarche revient à penser la structure
du rapport relationnel à travers l’opposition contradictoire de l’intérieur et de l’extérieur.
L’univers se situe au niveau même de la perception de l’univers et la perception
de l’univers se situe au niveau même de l’univers. La dualité inhérente au rapport entre la
perception de l’univers et l’univers nomme, en conséquence, ce niveau lui-même. Aussi,
la dualité ou l’articulation de l’univers et la perception de l’univers forme un plan unitaire
et originaire. Le plan des « images » est en lui-même un plan dual, articulant toujours
déjà les dimensions relationnelles. Que la perception de l’univers et l’univers se situent
sur un même plan, cela signifie principalement que le relationnel intervient au sein même
du champ qu’il articule, que la dualité n’implique pas une bipartition du réel. La
dimension double du cerveau se présente, par conséquent, comme concomitante à la
donation initiale des images et constitutive de cette donation elle-même. Le cerveau est
ainsi à la fois en relation à l’ensemble des images en tant qu’image et l’axe à partir
duquel s’organisent les autres images, le reste des images se rapportant en effet aux
149
mouvements du cerveau. Le relationnel est suspendu à cette unité duale. Loin que le
cerveau soit une « chose » isolée, cette inscription même dans le monde est la condition
de la disposition du monde perçu à partir des mouvements du cerveau. Autrement dit, le
cerveau, lié causalement à la totalité des images et parce qu’il est ainsi en rapport aux
« images », les images peuvent et doivent s’agencer en fonction des mouvements propres
du cerveau. L’articulation, la dualité qui se forme comme rapport, rapport de l’univers et
de la perception de l’univers est donc bien un rapport ou bien une différence entre des
mouvements causaux et nécessaires d’un côté et des mouvements indéterminés et
variables de l’autre. Reste pourtant à Bergson à rendre compte de la signification même
des mouvements créant un espace d’action entre les « images ». Pour se faire, Bergson
développe un argumentaire qui comporte deux étapes complémentaires : il s’agit dans un
premier temps de démontrer que la fonction du système cérébro-spinal n’intéresse que
l’action, qu’il est le lieu de mouvements transmis ou inhibés qui se déterminent
simultanément en « actions naissantes » et, dans un second temps, de reconnaître la
relation interne entre le niveau de développement structurel du cerveau et la « richesse »
de la perception correspondante 235 . Or, reconnu le plan unique des « images » et une fois
prouvé que la perception est uniquement relative à l’action, que l’action a pour cause et
fin la vie, Bergson n’aura plus à expliquer la « représentation » elle-même puisqu’elle est
toujours déjà là mais le fait qu’elle soit « consciente ».
Ce que Bergson cherche à vérifier est le bien-fondé du rapport symbolique 236
entre l’action possible du corps et l’organisation pratique et spatiale du champ
perceptif 237 . L’objectif de Bergson est alors de parvenir à définir la perception comme
« une relation variable entre l’être vivant et les influences plus ou moins lointaines des
objets qui l’intéressent » 238 . À partir du seul plan des « images », l’origine des « images »
235
Worms, Frédéric, Introduction à Matière et mémoire de Bergson, P.U.F., Col. Les Grands Livres de la
Philosophie, 1997, p. 47.
236
Worms, Frédéric, Introduction à Matière et mémoire de Bergson, P.U.F., Col. Les Grands Livres de la
Philosophie, 1997, p. 59.
237
« Et dès lors la richesse croissante de la perception elle-même ne doit-elle pas symboliser simplement la
part croissante d’indétermination laissée au choix de l’être vivant dans sa conduite vis-à-vis des choses ?
Partons donc de cette indétermination comme du principe véritable » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire,
P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 181.
238
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 212.
150
ne constitue pas une difficulté théorique puisque les « images » ne sont précédées que par
elles-mêmes. La difficulté n’est pas non plus le contenu des « images » puisque les
« images » ne contiennent que des « images ». La véritable difficulté est la forme des
« images », c’est-à-dire la manière caractéristique dont elles se manifestent comme
réalités objectives et individuelles 239 . C’est de l’action du corps ou, plus précisément, du
fait même que l’action effective du corps suppose une multiplicité d’actions possibles que
Bergson renvoie les « images » à une « image particulière », l’aspect des « images » étant
référé à la nature pragmatique de son action. L’indétermination de l’action du corps se
produit par/en opposition aux « images » dont les mouvements sont nécessaires.
Autrement dit, en tant que « réelle », l’action du corps est nécessairement « possible », ne
se déterminant plus en effet seulement de « manière déterminée conformément à ce qu’on
appelle les lois de la nature » 240 . C’est pourquoi, identifiant la possibilité de l’action du
corps au rapport même d’une image à l’égard des autres, Bergson écrit : « Mais j’ai
supposé que le rôle de l’image que j’appelle mon corps était d’exercer sur d’autres
images une influence réelle, et par conséquent de se décider entre plusieurs démarches
matériellement possibles » 241 . Le rapport aux objets se présente comme une conséquence
de l’action du corps en tant que cette action est « réelle », est une détermination parmi
d’autres, c’est-à-dire une indétermination. Bergson ajoute alors : « Et puisque ces
démarches lui sont sans doute suggérées par le plus ou moins grand avantage qu’elle peut
tirer des images environnantes, il faut bien que ces images dessinent en quelque manière,
sur la face qu’elles tournent vers mon corps, le parti que mon corps pourrait tirer
d’elles » 242 . La possibilité dont est faite l’action et qui organise la forme des « images »
est ainsi une possibilité pratique, vitale. Le corps se distingue donc des autres « images »
en tant qu’il est vivant et la possibilité motrice qui le caractérise comme « vivant » est en
même temps ce qui distingue les « images » entre elles. En bref, l’action du corps vivant
polarise non seulement les images mais les positionne également dans l’espace ; la
distance spatiale définissant pour Bergson le critère organisationnel du champ
239
Worms, Frédéric, Introduction à Matière et mémoire de Bergson, P.U.F., Col. Les Grands Livres de la
Philosophie, 1997, p. 54.
240
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172.
241
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172.
242
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172.
151
perceptif 243 . Après une description phénoménologique concise du rapport entre les
images, prenant pour seul vecteur descriptif la capacité motrice du corps vivant, Bergson
entreprend alors une « expérience » en vue de vérifier que le pouvoir d’action du corps
vivant est bien ce qui ordonne le rapport aux choses et sa disposition.
Voici l’expérience en question :
« Je vais maintenant, sans toucher aux autres images, modifier légèrement celle
que j’appelle mon corps. Dans cette image, je sectionne par la pensée tous les nerfs
afférents du système cérébro-spinal. Que va-t-il se passer ? Quelques coups de scalpel
auront tranché quelques faisceaux de fibres : le reste de l’univers, et même le reste de
mon corps, demeureront ce qu’ils étaient. Le changement opéré est donc insignifiant. En
fait, « ma perception » tout entière s’évanouit » 244 .
En interrompant le cercle afférent/efférent de l’ébranlement nerveux, « ma perception »
disparaît. L’interruption du trajet du mouvement nerveux coïncide avec la disparition de
l’emprunte des « actions virtuelles ou possibles de mon corps » 245 sur l’ensemble même
des images. Autrement dit, le changement opéré par les « quelques coups de scalpel » est
un changement de sens des images elles-mêmes. Ce n’est pas en effet l’univers lui-même
qui est anéanti, c’est uniquement le rapport à l’univers qui, pour Bergson, se configure en
fonction d’a priori vitaux. Le sectionnement des nerfs afférents du système nerveux ne
rompt que la possibilité de mettre en rapport le corps et le monde, c’est-à-dire deux types
de mouvement. Cette expérience met en évidence la conception circulaire ou relationnelle
que Bergson se fait de la perception. Les « quelques coups de scalpel » privent mon corps
de « puiser, au milieu des choses qui l’entourent, la qualité et la quantité de mouvement
nécessaires pour agir sur elles » 246 . En privant le corps d’un rapport à l’environnement,
les « coups de scalpel » privent le corps des « influences » de celui-ci, « influences » qui
243
« De fait, j’observe que la dimension, la forme, la couleur même des objets extérieurs se modifient selon
que mon corps s’en approche ou s’en éloigne, que la force des odeurs, l’intensité des sons, augmentent et
diminuent avec la distance, enfin que cette distance elle-même représente surtout la mesure dans laquelle
les corps environnants sont assurés, en quelque sorte, contre l’action immédiate de mon corps. À mesure
que mon horizon s’élargit, les images qui m’entourent semblent se dessiner sur un fond plus uniforme et
me devenir indifférentes. Plus je rétrécis cet horizon, plus les objets qu’il circonscrit s’échelonnent
distinctement selon la plus ou moins grande facilité de mon corps à les toucher et à les mouvoir » ; Henri
Bergson, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172.
244
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172.
245
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 173.
246
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 173.
152
sollicitent l’activité motrice du corps et sans lesquelles, en conséquence, le corps ne serait
être en rapport au monde. Le geste radical de sectionner les « nerfs afférents du système
cérébro-spinal » entraîne une conséquence radicale : la disparition de « ma perception ».
Autre cas, cas toutefois moins dramatique : la perte réelle ou simulée mais soudaine de la
vue, entendue comme un mode de la perception, entraîne une restructuration modale de
mon rapport au monde. Bergson écrit :
« Je perds brusquement la vue. Sans doute je dispose encore de la même quantité
et de la même qualité de mouvements dans l’espace ; mais ces mouvements ne peuvent
plus être coordonnés à des impressions visuelles ; ils devront désormais suivre sans doute
dans le cerveau un nouvel arrangement ; les expansions protoplasmiques des éléments
nerveux moteurs, dans l’écorce, seront en rapport avec un nombre beaucoup moins grand,
cette fois, de ces éléments nerveux qu’on appelle sensoriels. Mon activité est donc bien
réellement diminuée, en ce sens que si je peux produire les mêmes mouvements, les
objets m’en fournissent moins l’occasion. Et par suite, l’interruption brusque de la
conduction optique a eu pour effet essentiel, profond, de supprimer toute ou partie des
sollicitations de mon activité : or cette sollicitation est la perception même »247 .
L’interruption de la conduction optique qui ne concerne que des mouvements nerveux, de
l’action donc, se conjugue avec la disparition d’une des modalités du rapport perceptif.
Ces cas et la différence de conséquence à laquelle chacun renvoie font particulièrement
apparaître le fait que la disparition du rapport total ou partiel entre les mouvements du
monde et les mouvements du corps se traduit en un changement de sens du rapport luimême. La possibilité réelle du rapport au monde s’articule donc avec le sens de ce
rapport qui, pour Bergson, se confond avec le besoin 248 . Autrement dit, le rapport du
vivant au monde est un rapport de sens coextensif à la possibilité/puissance motrice du
corps, laquelle varie en fonction du degré de complexité structurelle du cerveau qui luimême suit le progrès de l’évolution des espèces. Cette correspondance structurelle qui lie
le système nerveux à la perception est une correspondance à trois termes qui implique en
247
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 195.
Cette correspondance est si vraie aux yeux de Bergson qu’il écrit : « Que la matière puisse être perçue
sans le concours d’un système nerveux, sans organes des sens, cela n’est pas théoriquement inconcevable ;
mais c’est pratiquement impossible, parce qu’une perception de ce genre ne servirait à rien. Elle
conviendrait à un fantôme, non à un être vivant, c’est-à-dire agissant » ; Bergson, Henri, Matière et
mémoire, P.U.F., Éditions du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 195.
248
153
fait l’amplitude de la perception, le niveau de complication du cerveau et enfin la part
d’indépendance dont le vivant possède à l’égard de l’environnement. La correspondance
en question signifie que la structure du système cérébral produit de l’indétermination dont
le champ perceptif est l’expression. Cela signifie également que l’indétermination de
l’action est corporelle, relève du corps lui-même. C’est pourquoi, ce dont Bergson discute
dans le premier chapitre de Matière et mémoire est le « rôle du corps », la fonction du
système nerveux à l’égard du fait perceptif. Pour Bergson, le « rôle » du système cérébral
consiste à convertir les mouvements nerveux afférents en mouvements « naissants », en
actions « possibles ». En effet, en raison même de la complexité structurelle du cerveau,
c’est-à-dire de sa conformation motrice complexe, le stimulus extérieur emprunte
simultanément une infinité de voies motrices qui le démultiplie en mouvements à venir,
possibles. Ainsi, en gagnant au même instant les combinaisons motrices infinies du
cerveau, le stimulus se disperse et se détermine en mouvements virtuels. À ce sujet,
Bergson écrit : « comme une multitude énorme de voies motrices peuvent s’ouvrir dans
cette substance (cérébrale), toutes ensemble, à un même ébranlement venu de la
périphérie, cet ébranlement a la faculté de s’y diviser à l’infini, et par conséquent, de se
perdre en réactions motrices innombrables, simplement naissantes » 249 . Le passage par la
matière cérébrale de l’influx nerveux le détermine en actions « simplement naissantes »
qui représentent autant de réactions possibles de l’organisme dans son environnement. Le
système cérébral développe donc de l’indétermination au sens où la réaction de
l’organisme à « l’influence des stimulants extérieurs » n’est pas immédiate, causale.
L’indétermination signifie en un sens l’absence de réaction passive, automatique, à
l’égard de « l’excitation extérieure ». L’action réflexe est une action proportionnée et
symétrique à l’action du milieu. En revanche, une réaction de l’organisme est comme une
réponse à une question, c’est-à-dire un « choix » sur fond de « choix » de sorte que
l’organisme se rend lui-même sensible à son environnement, détermine ainsi la forme de
son milieu. L’influence du milieu est circulairement une influence du vivant, la variation
dont se forme ce rapport procédant alors du degré de complexité du cerveau. Aussi, il
apparaît que le « cerveau a pour fonction de recevoir des excitations, de monter des
249
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 181.
C’est Bergson qui souligne.
154
appareils moteurs, et de présenter le plus grand nombre possible de ces appareils à une
excitation donnée. Plus il se développe, plus nombreux et plus éloignés deviennent les
points de l’espace qu’il met en rapport avec des mécanismes moteurs toujours plus
complexes » 250 . C’est dire que l’impulsion afférente, au lieu de se propager
immédiatement « à la cellule motrice de la moelle et d’imprimer au muscle une
contraction nécessaire » 251 , se multiplie dans le système cérébral, lequel selon son degré
de complexité forme pour l’impulsion périphérique un détour plus ou moins long, pour
ensuite rejoindre les « mêmes cellules motrices de la moelle qui intervenaient dans le
mouvement réflexe » 252 . Autrement dit, le cerveau se situe « entre les ébranlements que
je reçois du dehors et des mouvements que je vais exécuter » 253 et, sans rien ajouter à ce
qu’il reçoit, décompose ce qu’il reçoit pour composer du mouvement. Concluons avec
Bergson : « La vérité est que mon système nerveux, interposé entre les objets qui
ébranlent mon corps et ceux que je pourrais influencer, joue le rôle d’un simple
conducteur, qui transmet, répartit ou inhibe du mouvement » 254 et seulement du
mouvement.
En se donnant les « images », Bergson se donnait nécessairement la perception et
le sujet de la perception, c’est-à-dire un certain rapport. Par conséquent, en se donnant
les « images », Bergson avait nécessairement à expliquer la perception en fonction d’un
critère définissant les « images » elles-mêmes, un critère définissant à la fois le sujet de la
perception et le champ perceptif. Or, lorsque Bergson rapporte la perception à un rapport
entre deux types de mouvement, il caractérise la perception comme une différence de
mouvements qui seule permet de rendre compte d’un rapport effectif entre les
« images ». Du seul plan des « images », Bergson pense l’articulation perceptive en la
rapportant à la seule extériorité des « images » où l’action du corps vivant se produit.
Autrement dit, l’interaction totale des « images » et l’action finalisée du corps vivant
suffisent à rendre compte de l’apparition même de la perception « consciente ». Sur fond
uniforme des « images », l’intervention motrice du corps transpose certaines images à ses
250
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 181.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 180.
252
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 180.
253
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 169.
254
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 194.
251
155
besoins. Le corps introduit dans le champ monotone des « images » un certain désordre
conduisant les « images » à l’état perceptif, c’est-à-dire pour une « conscience ». Ainsi, il
n’y a pas pour Bergson à expliquer le rapport perceptif puisqu’en posant les « images » il
posait la perception et, par là même, la « conscience » à laquelle elle se rapporte. Dès
lors, la véritable question est la disposition du rapport lui-même, le processus par lequel il
figure un ordre, un rapport de sens. On comprend alors que pour Bergson « le système
nerveux n’a rien d’un appareil qui servirait à fabriquer ou même à préparer des
représentations » 255 . La perception se situant au niveau même des « images » et
provenant d’un rapport entre les « images » elles-mêmes, elle ne peut correspondre à
quelque chose comme un contenu mental. On comprend également que la formulation de
la question de la « représentation » puisse par conséquent prendre dans un premier temps
uniquement l’image pour pivot et ensuite se limiter à la caractérisation de la
« conscience » perceptive : dans un premier temps, discutant des thèses réaliste et
idéaliste qui mènent à une contraction, Bergson formule de nouveau la question de la
perception en prenant les « images » pour seul donné, substituant ainsi à la contradiction
de la pensée objectiviste le paradoxe de l’ « hypothèse des images » :
« D’où vient que les mêmes images peuvent entrer à la fois dans deux systèmes
différents, l’un où chaque image varie pour elle-même et dans la mesure bien définie où
elle subit l’action réelle des images environnantes, l’autre où toutes varient pour une
seule, et dans la mesure variable où elles réfléchissent l’action possible de cette image
privilégiée ? » 256 .
À partir des « images », la question de la perception ne se réduit plus à la recherche de la
condition du rapport entre ces « deux systèmes différents » puisque le rapport est toujours
déjà donné mais plutôt à la détermination de la signification du fait même que la relation
perceptive puisse apparaître comme une « vision intérieure et subjective » 257 . Aussi, à
l’issue de la reformulation de la question de la « représentation », la question de la
« représentation » devient :
255
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 181.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176.
C’est Bergson qui souligne.
257
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 184.
256
156
« D’où vient que cette perception est conscience, et pourquoi tout se passe-t-il
comme si cette conscience naissait des mouvements intérieurs de la substance
cérébrale ? » 258 .
Il s’agit donc seulement pour Bergson de montrer comment l’organisation objective du
champ perceptif, qui s’opère uniquement sur le canevas ontologique des « images », est
en elle-même la perception « consciente », « subjective ». Il n’a pas à démontrer que le
plan objectif des « images » coïncide avec celui de la « conscience » puisqu’il s’agit,
encore une fois, de la situation initiale de l’ « hypothèse des images ». Aussi, lorsque
Bergson souligne qu’une « loi rigoureuse relie l’étendue de la perception consciente à
l’intensité d’action dont l’être vivant dispose »259 , il souligne une conséquence procédant
du point de départ de son entreprise, de la donation initiale du rapport unitaire du fait et
du sens. Autrement dit, dès que Bergson aborde la perception en fonction des « images »,
il renvoie d’emblée la perception à un rapport entre des « images » et, de ce fait, resserre
la définition de ce rapport à une définition des « images » par elles-mêmes. Or, c’est
précisément à une définition des « images » par elles-mêmes à laquelle Bergson parvient
lorsque l’indétermination de l’action est comprise comme une indétermination
corporelle, entendu que l’indétermination du corps est une « image » et la spécifie.
Spécifiant ainsi une image parmi les « images », Bergson tient la possibilité d’établir une
correspondance à la fois structurelle et symbolique entre les « images » sur la base
commune du mouvement. Et, en effet, la perception correspond à un rapport impliquant
l’indétermination d’une image par rapport à la détermination universelle de la totalité
des images. L’indétermination et la détermination sont l’envers l’une de l’autre. Pour
Bergson, la perception est bien un rapport et un rapport circulaire impliquant le percevant
et l’univers.
On peut mieux comprendre maintenant que l’espace perceptif dégagé par l’action
incertaine du corps soit pour Bergson indistinctement l’espace relationnel du corps vivant
et une relation de conscience à la chose. L’espace perceptif est en même temps le résultat
du mouvement de l’organisme et son champ d’action, c’est-à-dire un champ relationnel
258
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 183.
C’est Bergson qui souligne.
259
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 182.
157
pour une perception « consciente ». D’autre part, dire qu’une « loi rigoureuse relie
l’étendue de la perception consciente à l’intensité d’action dont l’être vivant dispose »,
c’est dire que la perception « consciente » apparaît lorsque l’action du vivant ne se
prolonge pas dans le milieu en actions immédiates, nécessaires. Autrement dit, la
perception « consciente » advient avec la perception elle-même qui, pour Bergson,
correspond à un rapport spatial à la chose qui lui-même mesure le temps dont la chose est
en quelque sorte prémunie contre l’action possible du corps. Ainsi, en effet, dans le cas
des organismes les plus élémentaires, l’action du milieu et la réaction de l’organisme se
confondent, sont liées par un rapport causal. C’est pourquoi l’organe de perception de ces
organismes est également l’organe de réaction. À proprement parler, de tels organismes
ne perçoivent pas. En revanche, à mesure que le système nerveux se complexifie,
l’amplitude d’action de l’organisme s’étend comme l’espace auquel il se rapporte. En
d’autres mots, plus le système nerveux se développe, plus « nombreux et plus éloignés
sont les points de l’espace qu’il met en rapport avec des mécanismes moteurs » 260 . La
richesse et l’étendue de l’espace traduisent la portée et la latitude de l’action du vivant.
En ne réagissant plus à l’égard des influences extérieures de manière nécessaire et
immédiate, le vivant délimite un environnement en relation à ses besoins. La perception
naît lorsque le vivant retarde son action, suspend son action à ses besoins propres. La
perception naît donc lorsque le vivant réagit, détermine lui-même le sens de l’action qui
suscite sa réaction. En somme, il faut dire avec Bergson que « la perception dispose de
l’espace dans l’exacte proportion où l’action dispose du temps » 261 . Mais, il faut alors
ajouter que lorsque la perception naît, lorsqu’un rapport à la chose advient, c’est la
perception « consciente » elle-même qui naît, c’est-à-dire en fait une perception pour une
« conscience », pour un « sujet » qui est déduit de l’action corporelle seulement. Or, cette
perception « consciente » qui résulte directement de l’indétermination introduite dans le
plan des « images » par le corps vivant est ce que Bergson nomme la « perception pure »,
une perception « qui existe en droit plutôt qu’en fait, celle qu’aurait un être placé où je
suis, vivant comme je vis, mais absorbé dans le présent, et capable, par l’élimination de la
260
261
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 181.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 183.
158
mémoire sous toutes ses formes, d’obtenir de la matière une vision à la fois immédiate et
instantanée » 262 .
La définition de la « perception pure » intervient alors que Bergson est parvenu à
la caractérisation du champ perceptif du vivant comme le produit de son action possible.
Au moment même où il est question de la « perception pure », Bergson dispose à la fois
de la perception et de sa signification qu’il renvoie à la vie et à son évolution. Dès lors, la
définition de la « perception pure » n’intervient pas pour spécifier de nouveau le sens de
la perception « consciente » mais pour enfin définitivement répondre à la question de la
« représentation » qui, pour Bergson, revient à comprendre comment la perception peut
apparaître comme une « vision intérieure et subjective » dans la mesure où la perception
apparaît avoir lieu au niveau de l’extériorité des « images ». Or, la position de Bergson à
l’égard de la question de la « représentation » tient aux contraintes théoriques initiales
fixées par l’ « hypothèse des images » et le fait même qu’elle impose la déduction d’une
perception hors du temps, sans référence à la « conscience » proprement dite qui, pour
Bergson, constitue principalement un pouvoir de synthèse du temps, une « durée » en
somme. Sans référence à la « conscience subjective » car il était en effet nécessaire pour
Bergson d’éviter toute médiation de la « conscience », comme un contenu vécu, dans le
but de rendre compte de l’émergence de la perception, dans le but de montrer que la
perception effective du sujet comporte en elle-même une dimension purement corporelle,
distincte de la dimension purement subjective de la perception, que Bergson qualifie de
« perception pure ». Ce dont la « perception pure » est donc pure est du temps ou, pour
être plus précis, de la « mémoire sous ses deux formes, en tant qu’elle recouvre d’une
nappe de souvenirs un fond de perception immédiate et en tant aussi qu’elle contracte une
multiplicité de moments », deux formes complémentaires qui pour Bergson forment « le
principal apport de la conscience individuelle dans la perception, le côté subjectif de
notre connaissance des choses » 263 . Il apparaît ainsi que la conservation des images du
passé par la mémoire, survenant dans l’ordre du rapport corporel immédiat et présent à
262
263
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 185.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 184.
159
l’objet pour l’enrichir concrètement de l’expérience du passé 264 , et ensuite l’activité de
synthèse de la mémoire, conjoignant les visions instantanées de la perception pure de
l’objet, qualifient ensemble la « conscience » 265 elle-même. C’est la « mémoire sous ses
deux formes » dont Bergson fait abstraction pour faire apparaître l’aspect originaire du
rapport corporel au monde, un rapport qui dessine une perception mais une perception qui
« coïncide avec l’objet perçu », c’est-à-dire une perception qui se confond avec le fond
impersonnel de l’extériorité des « images ». Autrement dit, le propos de la distinction
bergsonienne entre une perception « pure », a-subjective, et une perception individuelle et
subjective vise avant tout à montrer que notre « connaissance des choses » procède
fondamentalement du corps vivant et est originairement perceptive de sorte que le rapport
de « connaissance » perceptive que le corps institue corporellement ne peut se confondre
avec un rapport de « connaissance » idéel aux « choses », c’est-à-dire avec quelque chose
comme une « représentation ». Autrement dit, d’un côté, en faisant apparaître les
éléments constitutifs de l’expérience, Bergson fait apparaître ce que les philosophies
idéaliste et réaliste ont ignorés, identifiant en effet l’une et l’autre la perception à une
« connaissance pure » et, de l’autre, il met en évidence la détermination des conditions
mêmes de l’expérience, fixant le « rôle » du corps à la régulation et au développement de
mouvements, qui met définitivement fin à la thèse faisant du cerveau le lieu de
production ou de représentation de l’image. Cela dit, la perception « pure » apparaît
comme une perception abstraite car il n’y a pas, de fait, de perception qui ne couvre une
« durée » et qui ne se complète des « images » antérieures. Soulignant ainsi l’intervention
constitutive et continue des « images » passées au niveau même de la perception
effective, Bergson ajoute très clairement : « notre perception pure, en effet, si rapide
qu’on la suppose, occupe une certaine épaisseur de durée, de sorte que nos perceptions
successives ne sont jamais des moments réels des choses, comme nous l’avons supposé
264
« Il faut tenir compte de ce que percevoir finit par n’être plus qu’une occasion de se souvenir, de ce que
nous mesurons pratiquement le degré de réalité au degré d’utilité, de ce que nous avons tout intérêt enfin à
ériger en simples signes du réel ces intuitions immédiates qui coïncident, au fond, avec la réalité même » ;
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 213.
265
« Mais, de fait, il n’y a jamais pour nous d’instantané. Dans ce que nous appelons de ce nom entre déjà
un travail de notre mémoire, et par conséquent de notre conscience, qui prolonge les uns dans les autres, de
manière à les saisir dans une intuition relativement simple, des moments aussi nombreux qu’on voudra
d’un temps indéfiniment divisible » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire,
5ème édition, Paris, 1991, p.216.
160
jusqu’ici, mais des moments de notre conscience » 266 . Si donc, en droit, la perception
apparaît du côté de l’extériorité des « images », en fait, il n’y a pas de perception vécue
instantanée de la matière. Si, en droit, il existe une perception « pure », une perception
qui touche « la réalité de l’objet dans une intuition immédiate » 267 , en fait, la perception
est toujours déjà chargée de mémoire, de la mémoire au double sens où l’entend Bergson.
En droit, la perception est corporelle, est l’actualité même de l’activité du corps vivant et,
de ce fait, le corps étant lui-même une image, la perception « pure » est une perception à
même les choses, une perception individuelle mais « extérieure ». En fait, la perception
est une expérience subjective, un acte du sujet incorporant les images passées utiles à la
donation pure des « images » et unifiant les « images » au rythme de son existence
propre. La subjectivité de la perception apparaît finalement comme une opération de la
mémoire, une opération double qui « est cause qu’en fait nous percevons la matière en
nous, alors qu’en droit nous la percevons en elle » 268 . La perception n’est donc pas une
« représentation » puisqu’elle apparaît avec l’activité motrice du corps, est du côté de ce
qui apparaît en elle, du côté des « images ». Aussi, seule la référence à un facteur
extérieur et indépendant des « images » elles-mêmes pouvait rendre compte de la
question de la « représentation », c’est-à-dire du fait que la perception paraisse se former
des « mouvements internes de la substance cérébrale » 269 . Il fallait un déterminant qui ne
puisse appartenir aux « images » car la « perception consciente » provient des « images »
et adhère aux « images ». Il fallait pour Bergson recourir à un principe étranger à l’ordre
des « images » mais paradoxalement définissant les « images » elles-mêmes puisqu’il
aurait pour effet de faire comme si la perception était une « représentation ». Autrement
dit, Bergson devait introduire une distinction relevant une différence réelle, une distance
effective entre les « images » que la perception pure efface. Ce principe paradoxal faisant
de la perception « pure » une perception subjective est la mémoire dont l’apparition est la
disparition même de la complétude du rapport direct sujet/objet de la perception pure.
Elle annonce donc que la perception pure est en elle-même objective et, par conséquent,
idéale. Elle annonce aussi que le contenu subjectif de la perception relève totalement de
266
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 216.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 222.
268
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 220.
269
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 175.
267
161
la mémoire et, par conséquent, que le sens de la subjectivité perceptive est irréductible à
l’ « image ». Or, l’enjeu de l’examen du « rôle » de la mémoire dans la suite de Matière
et mémoire sera de surmonter le paradoxe de la perception réelle en montrant que la
mémoire est effectivement ce qui subjectivise la perception objective, ce qui donne à la
matière sa forme subjective. Plus précisément, il s’agira pour Bergson de montrer que le
contenu subjectif de la mémoire est un co-déterminant de la forme de la matière pourtant
indépendante de la matière puisque la perception pure nous donne la matière elle-même
ou, précise Bergson, « le tout ou au moins l’essentiel de la matière » 270 . Bergson aura
pour tâche de vérifier expérimentalement que la perception réelle est une perception pure
qui se double de la mémoire et seulement de la mémoire et, vérifiant ainsi l’identité de la
perception extérieure et la matière, la mémoire apparaîtra bien comme « une puissance
absolument indépendante de la matière » 271 . On le voit, la distinction bergsonienne entre
la perception pure, entendue comme un processus objectif des images au sein même des
« images » et la perception réelle, renvoyant à un acte de reconnaissance et de synthèse
temporelle, ne met pas seulement en évidence les erreurs théoriques de l’idéalisme et du
réalisme, ce qui la réduirait essentiellement à une distinction méthodologique, elle figure
véritablement une distinction métaphysique entraînant la philosophie à reconsidérer sa
conception du sens du rapport corps/esprit à partir de la distinction matière/mémoire à
laquelle revient en elle-même la distinction entre la « perception pure » et la perception
effective 272 . Il est temps maintenant de saisir le processus par lequel l’action possible du
270
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 220.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 220.
272
En raison même du propos de ce chapitre, il ne nous est pas nécessaire de discuter plus avant de la
dernière partie du premier chapitre de Matière et mémoire qui présente succinctement les enjeux et les
conséquences théoriques de la théorie de la perception. Ajoutons simplement que la distinction entre la
« perception pure » et la perception effective contient déjà la distinction du « corps » et de l’ « esprit », que
la différence entre ce qui est de « droit » et de « fait », ce qui relève et appartient au « présent » et au
« passé » recouvrent et répètent le même point fondamental : il n’y a pas une « différence de degré » mais
bien une « différence de nature » entre la perception pure et le souvenir, entre la matière et la mémoire. Une
différence de nature qui revient à dire que la « perception pure » a pour vis-à-vis nécessaire un « souvenir
pur » puisque, de fait, il y a une perception réelle. C’est pourquoi l’action motrice du corps appelle
obligatoirement l’action de la mémoire en tant que subjectivité. C’est pourquoi aussi la théorie de la
perception est suivie par une théorie de la mémoire. C’est pourquoi enfin le dualisme de Bergson implique
le matérialisme de la théorie de la perception pure et de manière symétrique le spiritualisme de la théorie de
la mémoire. Le passage suivant situe en effet l’apparition de la « mémoire pure » comme une conséquence
immédiate de la théorie de la perception pure et exprime l’objectif théorique des prochains chapitres qui
tire Matière et mémoire vers un dualisme métaphysique : « Or, nous essaierons de montrer plus loin que, la
perception une fois admise telle que nous l’entendons, la mémoire doit surgir, et que cette mémoire, pas
271
162
corps articule une perception « consciente », c’est-à-dire de saisir le mouvement allant de
la présence des « images » à la présence « consciente » des images. Comment la seule et
unique indétermination du corps vivant détermine-t-elle la présence d’ « images » ? La
réponse à cette question sera un premier pas vers la définition du sens d’être du sujet
percevant, vers la manière dont méthodologiquement cette définition est possible et, en ce
sens, elle prépare la voie à une première caractérisation du relationnel.
Les paragraphes décrivant le mécanisme conduisant les « images » à la perception
consciente est complexe et il est d’ailleurs difficile de les commenter sans user des mots à
travers lesquels Bergson lui-même s’en explique. Il est d’abord impossible de se
représenter le processus de la présence uniforme des « images » à la représentation
consciente sans revenir à l’ « hypothèse des images », à la donation initiale et préalable
des « images » : « ce qui est donné, écrit Bergson, c’est la totalité des images du monde
matériel avec la totalité de leurs éléments intérieurs » 273 . Avec les « images » est donc
donné ce qui est, en fait et en droit, perceptible. Autrement dit, ce qui se présente
effectivement à la perception consciente est comme tel virtuellement contenu dans
l’ensemble des « images ». Toute perception réelle est une possibilité latente aux
« images » elles-mêmes. Ce qui est finalement donné avec les « images », c’est « la
perception virtuelle de toutes choses » 274 . Aussi, en adoptant les « images » comme point
de départ de l’analyse de la perception « consciente », Bergson se donne potentiellement
la
« représentation »
elle-même
et
même
toute
représentation
possible.
La
« représentation » n’ajoutera donc rien aux « images » elles-mêmes dans la mesure où
elle en provient. C’est pourquoi, Bergson écrit :
« Il est vrai qu’une image peut être sans être perçue ; elle peut être présente sans
être représentée ; et la distance entre ces deux termes, présence et représentation, paraît
justement mesurer l’intervalle entre la matière elle-même et la perception consciente que
nous en avons. Mais examinons ces choses de plus près et voyons en quoi consiste au
juste cette différence. S’il y avait plus dans le second terme que dans le premier, si, pour
plus que la perception elle-même, n’a sa condition réelle et complète dans un état cérébral » ; Bergson,
Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 193.
273
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 187.
274
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 189.
163
passer de la présence à la représentation, il fallait ajouter quelque chose, la distance serait
infranchissable, et le passage de la matière à la perception resterait enveloppé d’un
impénétrable mystère. Il n’en serait pas de même si l’on pouvait passer du premier terme
au second par voie de diminution, et si la représentation d’une image était moins que sa
seule présence » 275 .
Aucune théorie de la connaissance ne peut manquer de reconnaître que l’explication de la
perception suppose la donation initiale de « la totalité des images du monde matériel ».
Trois conséquences majeures en découlent :
1) Une « image peut être sans être perçue ». Les objets virtuels de la perception du
sujet de la perception composent toujours déjà le plan de la totalité des images en
tant que « totalité ».
2) Il est impossible de faire abstraction du fait même que l’univers est le milieu de la
perception, qu’il constitue une totalité imperceptible en elle-même en tant que
« totalité des images ».
3) En se donnant les « images », Bergson se donne nécessairement celui à qui elles
se rapportent. L’expérience des « images » est nécessairement une expérience de
quelque chose comme une « image » en rapport à l’ensemble des « images », un
percevant.
Ainsi une « image peut être sans être perçue » parce qu’elle appartient à la « totalité des
images ». Être une « image » sans être perçue consciemment, c’est donc être perceptible,
représentable. Cela vaut également et nécessairement pour le « percevant » puisqu’il est
lui-même une image.
De cet état de fait, deux nouvelles conséquences s’imposent :
1) La perception « consciente » sera nécessairement en fait moins de ce qu’elle est
en droit, c’est-à-dire une image de la « totalité des images ». La « représentation »
n’est donc pas une représentation de la « présence ».
2) La « distance » entre la présence et la représentation ou la perception consciente
est une distance intérieure aux « images », c’est-à-dire une distance résultant de ce
que sont les images elles-mêmes. C’est pourquoi la distance spatiale est tenue par
Bergson pour un critère objectif de la détermination du fait perceptif.
275
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 185.
164
Ces conséquences fondent ainsi toute théorie de la connaissance prenant la « totalité des
images du monde matériel » pour axiome. Bergson précise que la donation de la totalité
des « images » est la donation de la « totalité de leurs éléments intérieurs » et c’est là une
précision essentielle. Il est en effet impossible de se figurer proprement le mouvement
conduisant de la matière à sa représentation sans se représenter les « images » comme le
jeu objectif de ses « éléments intérieurs » qui sont liés solidairement et mécaniquement à
tous les autres, sans se représenter les images d’abord et avant tout comme « indifférentes
les unes aux autres ». Plus précisément, les images « se présentent réciproquement les
unes aux autres toutes leur faces à la fois, ce qui revient à dire qu’elles agissent et
réagissent entre elles par toutes leurs parties élémentaires, et qu’aucune d’elle, par
conséquent, n’est perçue ni ne perçoit consciemment » 276 . En droit, une « image » est le
lieu de toutes les « images », une partie recueillant et transmettant en elle-même le Tout
des images. Une image est ainsi toutes les images et, pour cette raison, ne peut se
détacher de l’ensemble auquel elle appartient. La partie coïncide donc avec le Tout si
bien que ni la partie ni le Tout ne sont visibles, perceptibles. L’uniformité ontologique
des « images » signifie qu’elle ne porte aucune virtualité. Autrement dit, la totalité des
images est un plan aussi homogène que transparent car les images ne sont traversées que
par des actions réelles. Il n’y a pas de rapport perceptif entre les images parce que les
images ne sont pas en rapport mais des « chemins sur lesquels passent en tous sens les
modifications qui se propagent dans l’immensité de l’univers » 277 . Il s’ensuit que si
l’imperceptibilité même des images entre elles renvoie à l’interaction uniforme et réelle
des images, la perception apparaîtra avec l’apparition de l’action virtuelle, avec une
image particulière, « mon corps ». Si les « images » demeurent prise dans l’ordre
compact des « images », n’adviennent jamais à elles-mêmes comme des objets en raison
même de leur complétude, toutes comme centre de toutes les influences, elles ne
s’altéreront en « objets » qu’en abandonnant « quelque chose de leur action réelle pour
figurer ainsi leur action virtuelle, c’est-à-dire, au fond, l’influence possible de l’être
vivant sur eux » 278 . Les « images » ne deviennent donc des « représentations » qu’en se
diminuant de ce qu’elles sont en droit, une altération qui serait absolument
276
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 187.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, 1991, Paris, p. 186.
278
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, 1991, Paris, p. 187.
277
165
incompréhensible si le corps vivant n’était lui-même tenu pour une « image » parmi les
« images ». Au niveau même du plan des « images », la réflexion entre les « images » est
totale si bien que l’échange entre l’énergie transmise à une « image » et l’énergie qu’elle
émet elle-même est quantitativement identique et parcourt exactement le même trajet que
l’énergie transmise. Or, avec la présence du corps, l’énergie incidente se trouve réfléchie.
Pourquoi ? Le corps vivant ne constitue une « image » réfléchissante que parce qu’il est
une interface, « un écran noire » 279 sur lequel se révèlent les images. Une interface dont
la densité varie avec le niveau de complexité structurelle du cerveau. Le cerveau, comme
image interface, fait subir à l’influence linéaire des « images » une réfraction, une
multitude de déviations qui réfléchissent les « actions naissantes » du corps. La structure
du cerveau réfléchit ce qui des « images » elles-mêmes intéresse le vivant. Les influences
des « images » deviennent, en traversant la substance cérébrale, une image de l’influence
du vivant. Le cerveau est ainsi comme une interface, une « zone » développant de par sa
structure propre un angle de réfraction, c’est-à-dire un écart entre les « images », un angle
de réflexion à travers lequel l’énergie incidente se trouve réfléchie. La qualité de la
réfraction est relative au degré de structuration du cerveau qui lui-même est relatif à
l’évolution de la vie. Ainsi, en parcourant la substance cérébrale, est restitué aux images
ce qui de l’influence des « images » intéresse les besoins du vivant. En d’autres termes, si
ce qui est reflété des « images » est à la mesure de l’action possible du corps, alors ce qui
apparaît résulte de l’élimination de ce qui ne concerne pas le vivant. Suivons les mots et
le raisonnement de Bergson :
« si les êtres vivants constituent dans l’univers des « centres d’indétermination »,
et si le degré de cette indétermination se mesure au nombre et à l’élévation de leurs
fonctions, on conçoit que leur seule présence puisse équivaloir à la suppression de toutes
les parties des objets auxquelles leurs fonctions ne sont pas intéressées. Ils se laisseront
traverser, en quelque sorte, par celles d’entre les actions extérieures qui leur sont
indifférentes ; les autres, isolées, deviendront « perceptions » par leur isolement même.
Tout se passera alors pour nous comme si nous réfléchissions sur les surfaces la lumière
qui en émane, lumière qui, se propageant toujours, n’eût jamais été révélée. Les images
qui nous environnent paraîtront tourner vers notre corps, mais éclairée cette fois, la face
279
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, 1991, Paris, p. 188.
166
qui l’intéresse ; elles détacherons de leur substance ce que nous aurons arrêté au passage,
ce que nous sommes capables d’influencer » 280 .
L’action du corps diminue l’image de ce qu’elle est en droit, la diminue de certaines de
ses connexions avec les autres images. L’image devient une « représentation » lorsque le
corps arrête une partie de ses interactions avec les « images ». Le corps vivant comme
image est comme un point d’incidence des « images » elles-mêmes. Aussi, la dissociation
du corps des « images » est indissociablement la dissociation des termes objectifs de son
action virtuelle. Ce rapport est, pour Bergson, une « loi ». La perception pure est l’image
de l’action possible du vivant, une image apparaissant à partir de l’exclusion des autres.
Pour Bergson, l’unique question est alors : « Ce que vous avez donc à expliquer, ce n’est
pas comment la perception naît, mais comment elle se limite, puisqu’elle serait, en droit,
l’image du tout, et qu’elle se réduit, en fait, à ce qui vous intéresse » 281 .
On peut maintenant comprendre que pour Bergson la perception puisse être pareille à un
« effet de mirage » 282 . Un mirage n’est pas une illusion d’optique mais une réalité
optique objective qui ne requière pas le regard pour se produire. En l’occurrence,
Bergson recours à la notion de « mirage » car la perception pure se produit sur le seul
plan objectif des « images », au niveau même de l’extériorité. La perception est un
« mirage » parce que le corps est le point d’incidence des « images ». La perception est
un « effet de mirage » car la perception consciente apparaîtrait comme une réflexion
provenant des « mouvements intérieurs » du percevant. La perception consciente résulte
d’un rapport objectif entre les « images » au niveau de l’extériorité objective des
« images ». En ce sens, la perception peut être considérée comme un « mirage ». Il y a un
« effet de mirage » au sens même où la perception consciente est un « effet », apparaît
avec le « mirage » comme phénomène objectif. Apparaît avec le « mirage » un centre du
monde, une perception qui n’est réelle qu’en tant qu’elle est un processus objectif. L’
« effet » est l’effet objectif du subjectif. L’« effet » en question ne provient pas du
« sujet », il est inhérent aux conditions objectives de la perception. C’est cette illusion
objective du subjectif qui précisément explique que « tout se passe comme si notre
280
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 186.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 190.
C’est Bergson qui souligne.
282
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 187.
281
167
perception résultait des mouvements intérieurs du cerveau et en sortait, en quelque sorte,
des centres corticaux » 283 . Il s’agit en réalité du reflet des « images » sur elles-mêmes, de
l’actualisation
d’une
visibilité
immanente
aux
« images »
elles-mêmes.
La
« représentation » est une réflexion prenant le corps pour articulation et, en ce sens, elle
correspond à la réversibilité du sensible que Merleau-Ponty décrit dans Le visible et
l’invisible. Le corps n’ajoute donc pas à la visibilité intrinsèque des « images » du visible,
il actualise en tant que corps vivant cette visibilité à elle-même. La perception
« consciente » est une illusion objective, c’est-à-dire une réalité subjective en tant
qu’objective qui, de ce fait, réfère à un sujet de la perception, à un sujet sans subjectivité,
laquelle pour Bergson, aura pour nom la mémoire.
Il est temps désormais de circonscrire ce qui nous apparaît comme les « intuitions
valables » 284 du premier chapitre de Matière et mémoire en prenant pour point de vue une
perspective phénoménologique, en se situant indépendamment du cadre philosophique et
de la cohérence spécifique de Matière et mémoire. La décision de saisir le phénomène
perceptif à partir des « images » et des images seulement est sans nul doute une vérité du
bergsonisme, une vérité qui représente plusieurs vérités connexes :
1) La caractérisation de la réalité à partir du plan ontologiquement homogène des
« images » présente l’avantage de dispenser la philosophie de la question du
fondement de la « représentation » dans la mesure même où Bergson se donne la
« représentation » avec les « images » elles-mêmes. Autrement dit, il est inutile
pour Bergson de faire référence à une « conscience » pour expliquer la différence
entre la « matière » et la « perception de la matière » puisque cette différence est
inhérente à la donation initiale des « images ». Plus précisément, la décision de
Bergson de lier originairement le sens d’être de la réalité aux « images », sans dès
lors présupposer du sens d’être du sujet de la perception 285 , revient à préserver la
philosophie de ce dualisme métaphysique, si caractéristique aux yeux de Bergson
de l’idéalisme et du réalisme, qui renvoie l’expérience à un rapport contradictoire
283
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 191.
Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p.
88.
285
Nous reviendrons plus précisément sur le sens de la décision de Bergson de partir des « images » pour
décrire la perception dans le chapitre A.2.1) intitulé « Considérations méthodologiques ».
284
168
de l’intériorité et de l’extériorité. Avec les « images », Bergson évite de dédoubler
le réel, évite la contradiction du double point de vue à propos de l’expérience ellemême. En un mot, Bergson s’interdit de penser l’articulation de la perception à
partir du rapport oppositif de l’intériorité et de l’extériorité puisque la donation du
plan dual et unitaire des « images » annule la dimension oppositive possible de la
relation entre l’intériorité et l’extériorité. Elle en figure une redéfinition qui
conduit à une conception relationnelle de la perception. Le mérite principal de
l’approche bergsonienne de la perception à partir des « images » est finalement de
considérer la perception comme un rapport entre les images se déterminant
comme rapport entre les images. Bergson fait ainsi passer la question de la
« représentation » de la question contradictoire du « sujet » de la perception au
sujet de la perception, à la détermination de la perception à partir de la structure
des « images », à partir du fait même que le percevant est une « image », est une
dimension de l’articulation de la perception. Loin de revenir à la caractérisation
du « sujet » de la perception, la définition de la « perception pure » est la
définition du paradoxe du relationnel, lequel renvoie à la position du sujet à
l’égard de ce dont il est le sujet, le percevant étant en effet du côté de ce dont il est
le sujet. Cela signifie au fond que le sujet de la perception est inhérent à la
structure même de la perception, que les « images » se déterminent elles-mêmes
relationnellement, que le rapport entre les « images » est une auto-détermination
des « images » en tant qu’« images ». La « perception pure » identifie le fait
perceptif à un rapport qui, impliquant ce qui le détermine comme rapport, se
développe lui-même comme rapport.
2) En se donnant la totalité des « images », Bergson se donne non seulement l’Être
mais l’Être comme phénoménalité. Ainsi, en thématisant le sens d’être de l’Être à
partir des « images » seulement, Bergson renvoie la phénoménalité et l’Être à une
identité : l’Être est phénoménalité, « ce qui est » est perçu ou perceptible. L’unité
de l’Être et de la phénoménalité fait donc que « tout esse est déjà percipi » 286 . En
ce sens, Bergson rapporte l’Être à son apparaître. Puisque la phénoménalité est
286
85.
Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p.
169
coextensive à l’Être, l’Être apparaît indissociable de son apparition. Aussi, l’être
de l’Être se manifeste en son apparaître même. Or, l’identité de l’Être et de l’être
perçu signifie que l’avènement de l’Être à l’être est toujours déjà une référence au
percevant. Autrement dit, dans la mesure où la phénoménalité est constitutive de
l’Être, Bergson lie le devenir de l’Être à un sujet de l’Être. Le sujet en question est
un sujet objectif, c’est-à-dire un sujet structurel, relatif à l’Être même. Le sujet des
« images » est un sujet inhérent à l’Être qui est en comprenant le centre par lequel
il est ce qu’il est. Dire que l’Être est intrinsèquement perceptible, c’est dire qu’il
est structurellement lié à un sujet. Lorsque Bergson compare la perception pure à
un « effet de mirage », il place la perception et le sujet de la perception dans un
rapport de corrélation. Le sujet de la perception pure est le sujet de la perception,
un sujet ou un déterminant du fait perceptif lui-même, c’est-à-dire un sujet qui est
lui-même sujet à ce dont il est la condition. L’Être et le sujet de l’Être sont ainsi à
la fois indissociables et irréductibles l’un à l’autre. En se donnant les « images »,
Bergson pose le rapport constitutif de la perception comme originaire. Au début,
il y a la dualité relationnelle propre et inhérente à la relation perceptive. Est tenu
pour originaire le rapport entre les « images ». Ce qui revient à dire que le rapport
structurel entre les « images » est constitutif des « images » elles-mêmes. Aussi,
en pensant le rapport perceptif à même le plan objectif des « images », Bergson
délivre un sens de la dualité perceptive sans diviser l’expérience. L’expérience ne
comporte pas un double sens, elle est en elle-même duale. Une dualité qui est
fondement, qui ne correspond pas à un dédoublement de la réalité. La corrélation
ontologique qui lie l’Être à son apparaître est donc la corrélation de l’Être au sujet
de l’Être. En bref, avec les « images », Bergson fait de la perception un rapport
structurel, c’est-à-dire un rapport qui, impliquant la totalité les « images », fait du
pli subjectif de la perception une dimension de l’objectivité, de la Totalité.
3) L’Être est la totalité des « images », totalité qui qualifie la phénoménalité comme
telle et l’autonomie phénoménale de l’Être qui, elle, signifie que, comme totalité,
l’Être comprend le perçu et le perceptible, l’actuel et le virtuel. La question de la
totalité est fondamentale dans la définition même de la perception pure puisque,
se donnant les « images », Bergson écarte la question de la condition subjective
170
des « images » et situe l’être du sujet de la perception par rapport à toutes les
« images ». En effet, puisque la donation des « images » est la donation de
l’autonomie phénoménale de l’Être, la définition de la perception effective est une
définition se faisant par rapport à la totalité des « images », ce qui supprime le
problème de la constitution subjective de la perception et positionne le percevant
toujours déjà en rapport à l’ensemble des « images ». Le sujet de la perception est
par conséquent le sujet de la totalité des « images ». La perception « consciente »
actualise un rapport mais un rapport prenant pour champ toutes les « images ». La
perception « pure » met donc en jeu un rapport de la partie-du-Tout au Tout
comme Totalité, un rapport qui renouvelle le sens du relationnel en ce que la
partie et le Tout se co-déterminent, se forment l’une à partir de l’autre. Ainsi, la
polarisation du rapport perceptif est relative à la totalité des « images », et
réciproquement. Or, puisque le rapport de perception apparaît comme un rapport à
la totalité des « images », le rapport du percevant à ce à quoi il se rapporte comme
percevant n’apparaît plus déterminable comme un rapport à l’extériorité. Le
rapport à la totalité est un rapport à ce qui ne peut être totalisable et, par là même,
la totalité ne forme pas le vis-à-vis « objectif » du sujet, de quelque chose comme
une « intériorité ». Le rapport à la totalité n’est donc pas un rapport à l’extériorité
parce que la totalité est un imprésentable, demeure en tant que Totalité fermée à
un rapport d’extériorité. L’extériorité radicale de la totalité des « images » annule
le rapport à la totalité comme à un rapport à l’extériorité, à un rapport articulant
l’intériorité et l’extériorité. Autrement dit, le rapport effectif à l’extériorité ou à la
transcendance absolue de la Totalité ne nécessite pas comme tel le contrepoids de
l’intériorité. L’extériorité totale de la Totalité fait du rapport à l’extériorité
objective des « images » un rapport sans contrepartie « subjective ». L’extériorité
n’étant pas saisissable pour et en elle-même, le rapport à l’extériorité ne demande
pas une « intériorité ». Le rapport à la totalité des « images » apparaît avec la
totalité des « images », se forme de la totalité elle-même et, de ce fait, ne se forme
d’aucune opposition. La définition de la « perception pure » est une re-définition
du sens même du rapport perceptif, une re-définition sans opposition, sans
clivage parce qu’elle s’effectue en fonction de la totalité des « images ».
171
4) En se donnant les « images » pour seule réalité, Bergson renvoie la perception à
un rapport entre les « images », à une définition des « images » par elles-mêmes,
c’est-à-dire à une différenciation des « images » par les « images ». Aussi, ce qui
rapporte les « images » à elles-mêmes, ce qui les situe effectivement en rapport
est indistinctement ce qui les différencie. C’est la définition même des « images »
qui rend compte de la disposition des « images », de la différence entre la matière
et la perception de la matière. Une définition qui finalement porte sur le sens du
rapport entre les « images », c’est-à-dire une définition des « images » qui puisse
rendre compte du rapport entre les images. Dès lors, en spécifiant le rapport de
perception à partir de deux types de mouvement, Bergson caractérise la condition
et le sens du rapport entre les « images ». Ainsi, la perception, la différence entre
la matière et la manière dont elle apparaît est une différence entre un mouvement
virtuel par rapport à un mouvement réel. Le mouvement qui précise à la fois la
nature de la totalité des « images » comme Totalité et la différence même entre les
« images », le percevant se trouvant alors reconnu comme intramondain et sujet
de la perception, sujet à ce dont il est le sujet, c’est-à-dire indistinctement
percevant et perceptible. Définissant le rapport entre les images à partir du
mouvement, Bergson fait de la double dimension du percevant une dimension
double et, par là même, offre une réponse au paradoxe de la question du corps
propre. En effet, Bergson réconcilie l’intra-mondanéité du percevant et sa position
de sujet de la perception parce que l’ « image » détermine à la fois l’appartenance
du percevant au monde et un mode d’être qui le différencie du plan homogène des
« images ». Parce que le rapport de perception est un rapport entre les « images »,
Bergson pense donc l’appartenance du sujet à ce dont il est le sujet comme la
condition irréductible du rapport entre les « images ». La « perception pure »
présente un percevant dont la définition est ce qui le spécifie comme pôle des
« images » et ce qui le situe en rapport à toutes les « images ». C’est là une vérité
et la modernité du bergsonisme. Il convient dès lors d’en préciser un peu plus le
sens : en pensant le rapport perceptif comme le rapport du mouvement possible du
vivant et de l’interaction uniforme des images, Bergson place l’intentionnalité
motrice au cœur de la problématique de la perception. Plus exactement, Bergson
172
thématise une intentionnalité qui effectivement actualise l’appartenance du
percevant au monde et spécifie ce qui le distingue ontologiquement des êtres
matériels. Il parvient à accorder, à travers le mouvement moteur du corps, la
définition du sujet de la perception, en tant que corps vivant, et la perception ellemême comme déploiement de l’action du corps intramondain et vivant. Ainsi,
parce que l’intentionnalité motrice du corps qualifie le statut ontologique d’une
image parmi les « images », elle positionne le vivant par rapport à et en rapport à
la totalité des « images ». Ainsi, Bergson dénoue le paradoxe de la question du
corps propre en comprenant la perception comme l’actualisation du rapport virtuel
d’une image parmi les « images », une virtualité inhérente à son appartenance
même à l’ensemble des « images ». Au fond, même si nous aurons à nuancer
notre propos, Bergson apporte une solution à la problématique du corps propre
parce que le pouvoir moteur du corps vivant est phénoménalisant, le mouvement
est en lui-même percevant parce que le mouvement ouvert du corps désigne celui
d’une « image » au sein des « images ». Il y a un pouvoir de phénoménalisation
du percevant car, pour Bergson, le corps est indissolublement vivant et mondain.
Le premier chapitre de Matière et mémoire développe une approche de la question de la
perception à partir du phénomène perceptif lui-même ou, plus précisément, de la donation
de la phénoménalité. À vrai dire, loin de penser la perception à partir du phénomène de la
perception, c’est parce que Bergson pense le rapport de perception à partir de la donation
de la phénoménalité qu’il pense le monde sur un mode réaliste et que la définition du
sujet de la perception est renvoyée à la sphère non intentionnelle du besoin. Toutefois, au
bénéfice de l’hypothèse des « images », il nous faut reconnaître que pour avoir postulé
l’autonomie de la phénoménalité, Bergson en vient à penser la perception comme un
rapport, un rapport structurel, c’est-à-dire un rapport relatif à la possibilité même de
l’expérience. L’hypothèse de l’autonomie phénoménale de l’Être mène implicitement
Bergson à une caractérisation structurelle du rapport perceptif, à la reconnaissance de la
dualité de l’expérience elle-même, de la corrélation structurelle percevant/perceptible. En
ne désolidarisant pas la définition du percevant de son appartenance au monde puisque
l’image est à la fois vivante et mondaine, Bergson pense le percevant comme un terme
173
structurel du rapport de perception, pensant ainsi comme irréductible le fait que le sujet
au monde est du monde. En tenant les « images » pour fait irréductible à un « sujet » de
la perception, Bergson se délivre de la contradiction si typique de l’objet et du sujet pour
délivrer une détermination du sujet de la perception qui apparente positivement son
appartenance au monde et son statut ontologique, c’est-à-dire une détermination qui
reconnaisse son apparentement ontologique au monde et sa spécificité d’être par rapport
aux « images » puisque le percevant est certes une « image » parmi les « images » mais
une « image » percevante. Bergson nous semble avoir eu une « intuition valable » en
rendant compte du fait perceptif à partir de l’hypothèse des « images » car il se donna
alors la possibilité de penser le rapport de perception comme un rapport du percevant au
monde, c’est-à-dire comme un rapport d’appartenance. Il nous semble donc que Bergson
s’est donné avec les « images » la contrainte inévitable de penser ensemble la définition
de la vie et le rapport perceptif, « ensemble », c’est-à-dire circulairement ou
interrelationnellement.
Cependant, la « perception pure » est une perception « qui existe en droit plutôt
qu’en fait » parce qu’elle désigne une perception du corps se faisant corporellement, une
perception revenant ainsi à une sélection objective des « images » au niveau même des
« images ». La « perception pure » désigne donc une perception abstraite, un moment de
la perception effective qui implique pour Bergson le concours de la mémoire, la mémoire
qui introduit la reconnaissance et une synthèse du temps. Autant dire que c’est le « sujet »
de la perception qui est introduit avec la mémoire. La mémoire qui vient subjectiviser une
perception actuelle, une perception prise dans l’ordre objectif de la matière. L’acte de la
mémoire fait ainsi de la perception un acte du « sujet ». La perception pure se présente
dès lors comme une perception impersonnelle, représentant ce que serait une perception
sans « sujet », sans intervention de la mémoire. Aussi, la perception effective est une
perception qui s’inscrit dans le temps, qui implique le temps et, de ce fait, la subjectivité
dans le premier chapitre de Matière et mémoire a pour sens des attributs propres qui
compromettent la possibilité même de la situer en rapport à un corps. C’est ce que
Merleau-Ponty comprend très bien. Il note que si Bergson, par l’intermédiaire de la
174
caractérisation de la perception pure, « a entrevu une philosophie du monde perçu » 287 et
« vise à restaurer le corps dans son débat avec le monde » 288 , il précise toutefois ensuite
que Bergson « va introduire le sujet en termes réalistes » 289 dans la mesure exacte où « sa
description de la mémoire pure est celle d’un « second monde » 290 . Alors que l’hypothèse
des images avait eu pour effet de neutraliser la contradiction du dualisme du sujet et de
l’objet, Bergson la réintroduit en comprenant la mémoire comme un contenu spirituel qui,
par essence, est étranger à la mondanéité du corps. Le passage du sujet de la perception
au sujet de la perception est donc un passage à un dualisme radical de la matière et de la
mémoire et, par là même, la perte du bénéfice du postulat des « images » qui identifie
l’Être et la phénoménalité. Après tout, au regard de l’entreprise bergsonienne, le passage
par la « perception pure » n’avait pour but que de cautionner la définition substantielle de
la mémoire dont la définition nomme la subjectivité elle-même 291 , ce que Merleau-ponty
souligne très bien : « Mais Bergson veut montrer qu’il y a dans la mémoire un « quelque
chose » qui échappe au corps. Sa méthode consiste à déterminer un résidu non explicable
par voie physiologique, pour mieux préserver l’être de la substance spirituelle. (…). Le
corps n’arrive pas à être un sujet – bien que Bergson tende à lui donner ce rang – car si le
corps était sujet, le sujet serait corps, et c’est ce dont Bergson ne veut à aucun prix » 292 .
Notons que le corps qui pour Bergson ne joue que le « rôle d’un simple conducteur, qui
transmet, répartie ou inhibe du mouvement » 293 , et seulement du mouvement, appelait un
contrepoids, une compensation « subjective ». En situant le corps du côté de l’extériorité
objective, il aménageait déjà l’espace de la mémoire, il déterminait déjà le contenu et le
sens de la mémoire. La mémoire compense la matérialité du corps et ferme la boucle de
l’expérience en en faisant l’articulation de deux dimensions irréductibles. La perception
287
Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p.
86.
288
Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p.
83.
289
Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p.
87.
290
Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p.
87.
291
« La mémoire sous ces deux formes (…) constitue le principal apport de la conscience individuelle dans
la perception, le côté subjectif de notre connaissance des choses » ; Bergson, Henri, Matière et mémoire,
P.U.F., Édition du centenaire, 5ème édition, Paris, p. 184.
292
Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p.
92.
293
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, p. 194.
175
concrète devient ainsi une « rencontre de deux mondes » 294 de sorte que Bergson expose
la détermination philosophique de la perception à une contradiction, la contradiction du
mouvement corporel en troisième personne et du « sujet » positif. L’expérience est donc
finalement « un mélange de perception et de souvenir », un mélange de matière et de
mémoire, un mélange par définition contradictoire.
La promesse en quelque sorte contenue dans l’hypothèse des images, la promesse
de penser le sujet proprement en rapport à ce dont il est le sujet avorte parce que le sujet
est sujet par rapport à la Totalité des « images », c’est-à-dire finalement par rapport à
une perception qui se devance elle-même avec la totalité des « images ». Alors même que
la définition du corps comme « image » préparait la reconnaissance de l’appartenance du
corps au monde comme indissociable de sa spécificité ontologique puisque le percevant
est indissociablement perceptible, au lieu par conséquent de penser le rapport du corps au
monde comme constitutif de la manière dont le monde apparaît, Bergson pose d’abord la
totalité des « images », pose ainsi la préexistence des « images » à sa perception pour en
déduire ensuite la perception effective. Alors même que la découverte de l’appartenance
du corps percevant à la totalité des « images » situait la possibilité même de la totalité des
« images » devers elle-même, faisant dès lors de l’ouverture perceptive la manifestation
de la totalité des « images », Bergson se donne un Être où tout est donné, ce qui l’amène
à penser la perception comme un moindre être. Bergson veut donc d’abord disposer de la
possibilité des « images » avant de penser leur actualité. La perception ne peut apparaître
en fait comme un processus de sélection et de séparation des « images » que parce que la
« représentation » de l’image se précède dans la présence réelle des « images ». Parce que
l’Être est intrinsèquement perceptible, la perception en vient à être une désagrégation des
« images » 295 . Ce qui apparaît est délié de l’ordre de la totalité des « images », s’extrait
294
Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p.
87.
295
« Or, voici l’image que j’appelle un objet matériel ; j’en ai la représentation. D’où vient qu’elle ne paraît
pas être en soi ce qu’elle est pour moi ? C’est que, solidaire de la totalité des autres images, elle se continue
dans celles qui la suivent comme elle prolongeait celles qui la précèdent. Pour transformer son existence
pure et simple en représentation, il suffirait de supprimer tout d’un coup ce qui la suit, ce qui la précède, et
aussi ce qui la remplit, de n’en plus conserver que la croûte extérieure, la pellicule superficielle » ; Bergson,
Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 186.
176
des « images » pour devenir représentation. Dès lors, si ce qui est perçu appartient encore
à la totalité des « images », l’ensemble des « images » ne participe plus comme tel à sa
forme, laquelle est déterminée par les déterminations vitales du percevant. La perception
n’est un rapport perceptif qu’au sens où elle préexiste à elle-même dans la présence des
« images ». La perception n’est donc pas un rapport perceptif au sens où la totalité des
« images » apparaîtrait constitutive de la représentation elle-même, faisant de sa présence
même un déterminant de la forme du perçu. Aussi, parce que Bergson se place dans l’être
total, dans une plénitude absolue qui contient tout ce qui peut être/apparaître, le rapport
de perception se réalise « par dégradation et découpage » 296 , par soustraction à la totalité
des « images » de sorte que la totalité elle-même n’apparaît pas au niveau même de ce
qui se présente dans le fait perceptif, lequel représente imaginairement les nécessités
vitales du vivant. Le rapport perceptif est ainsi pareil à une dissociation des « images »
entre les « images » et, pour cette raison, il n’y a pas entre les « images » de rapport qui,
comme rapport relationnel, situerait la totalité des « images » au sein même du perçu,
rendant l’apparition de la chose perçue inséparablement liée à l’apparition de la totalité
elle-même. C’est pourquoi, la chose perçue est uniquement pour Bergson une image du
besoin, une image du vivant. En résumé, puisque Bergson commence par se donner le
réel et le virtuel, la perception effective ne pourra jamais apparaître comme une donation,
une manifestation phénoménale proprement dite où le perçu présente en son image
beaucoup plus que lui-même, c’est-à-dire son appartenance au monde. De fait, pour
Bergson, la perception est un reflet de l’action possible du vivant, un « tableau » dont
seul le vivant est l’auteur. De fait, Bergson spécifie le sens de la perception elle-même en
fonction du vivant : « De cette indétermination, acceptée comme un fait, nous avons pu
conclure à la nécessité d’une perception, c’est-à-dire d’une relation variable entre l’être
vivant et les influences plus ou moins lointaines des objets qui l’intéressent » 297 . Autant
dire que la perception est une « relation variable » du vivant à lui-même. On le voit, il y a
un accord définitionnel qui renvoie toute la perception à l’activité vitale du vivant et
Cette « croûte extérieure » ou « superficielle » est le résultat de l’activité du corps vivant et la symbolise,
c’est-à-dire en est une image, comme la correspondance perceptive du degré de développement cérébral du
vivant.
296
Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p.
85.
297
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 183.
177
l’activité vitale du vivant à un monde en soi, à un monde qui constitue un seul fait sur
fond duquel elle s’applique. En d’autres termes, il faut que le monde soit un monde
toujours déjà constitué, plein et réel, pour que la perception puisse correspondre à une
sélection, pour que la perception puisse sortir « par voie de diminution » 298 . Il faut que la
facticité des « images » soit autre chose que son apparition pour que la perception puisse
être exclusivement relative à la structure du corps vivant. Aussi, la perception n’est pas
une donation, elle retranche du monde ce qui concerne le sujet en tant qu’il est vivant,
lequel n’est pas par conséquent un sujet qui actualise le monde lui-même mais ce qui du
monde l’intéresse. Le monde reste toujours alors un fond abstrait, un puit à apparition
n’apparaissant jamais lui-même puisque ce qui apparaît est une réflexion de l’action
motrice du corps. Enfin, la définition du vivant est réduite à son activité motrice, renvoie
simplement à la complexité structurelle du corps. Parce que Bergson a « choisi de
prendre le monde comme spectacle, (il) a sombré dans le réalisme et réalisé le sujet par
soustraction. Le sujet en meurt » 299 . Au fond, le sujet de la perception chez Bergson
n’existe pas parce que le sujet est sujet par rapport à la totalité des « images ». Le sujet
de la perception dans Matière et mémoire n’est jamais un sujet, une dimension du fait
perceptif, parce que le monde n’est jamais lui-même un fait perceptif. Au fond, Bergson
pense toujours le corps comme une « image » parmi les « images », c’est-à-dire comme
une chose parmi les choses qui forment le Tout. La promesse de l’hypothèse des
« images » est au fond la reconnaissance du rapport d’inhérence du percevant au monde,
c’est-à-dire l’appartenance même du percevant au champ de la perception, le sujet de la
perception étant percevant et perceptible. Alors même que la référence au corps comme
« image » comporte cette dimension double relative à l’appartenance du corps au monde,
Bergson restreint en réalité le sens de l’image à un rapport de contenance à la totalité des
« images ». Le « sujet en meurt ». Le corps comme « image » n’est donc en réalité jamais
une « image » pour lui-même, percevant et perceptible, et, par là même, il n’est jamais
une « image » proprement en rapport à la totalité des « images », une « image » dont
l’apparition s’articulerait avec celle du Tout des « images ». Bergson manque le véritable
sens de l’appartenance du percevant à ce dont il est le sujet pour des raisons corrélatives :
298
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 185.
Merleau-Ponty, Maurice, L’union de l’âme et du corps, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2002, p.
87.
299
178
le réalisme de la donation de la phénoménalité se conjugue avec une définition réductrice
du percevant qui, pour Bergson, est déterminé par le besoin. La promesse de l’hypothèse
des « images » s’exprimait avec la donation des « images » car Bergson corrélait ainsi la
phénoménalité elle-même à un sujet, à un sujet structurel. Le sujet de la donation du plan
dual et unitaire des « images » est un sujet qui articule et appartient à la phénoménalité,
un sujet qui n’est pas lui-même par rapport à la totalité des « images » mais en rapport à
l’ensemble des images, c’est-à-dire une partie qui se situe à l’égard de la Totalité dans un
rapport de co-constitution. Le sujet est sujet parce qu’il est sujet de la Totalité et sujet qui
se rapporte à la Totalité, sujet du monde et sujet au monde. Cette co-définition du sujet et
de ce quoi il se rapporte comme sujet, c’est-à-dire la Totalité, est inexistante dans le texte
de Bergson parce que le monde qu’il se donne contient déjà ce qu’il sera à la perception
du vivant, contient donc le vivant lui-même qui, par conséquent, ne phénoménalise pas le
monde comme tel mais en tire ce qui reflète son existence propre. Autrement dit, Bergson
se donne le fait perceptif comme Fait pour ensuite rendre compte de la perception du
vivant. Bergson se donne donc la phénoménalité au lieu de la penser, au lieu de retrouver
le percevant inscrit dans le champ perceptif dont il est le sujet, au lieu finalement de
penser le paradoxe apparent de la perception.
Le sujet n’est pas un sujet de/à la totalité des « images » dans la mesure où il n’est
que sujet de ses besoins. Ce qui apparaît au sujet est une image du sujet lui-même. Ainsi,
les objets « renvoient à mon corps, comme ferait un miroir, son influence éventuelle ; ils
s’ordonnent selon les puissances croissantes ou décroissantes de mon corps. Les objets
qui entourent mon corps réfléchissent l’action possible de mon corps sur eux » 300 . Pour
Bergson, le rapport perceptif est bien un rapport du percevant à lui-même dont le moteur
est le besoin, le besoin vital pour le vivant de vivre, de survivre, de se situer constamment
dans un rapport pratique au monde. Le besoin anime l’action du corps qui elle-même
ouvre le champ perceptif. Le besoin décrit, pour Bergson, la vie du vivant. Bergson écrit
ainsi :
« À côté de la conscience et de la science, il y a la vie. Au-dessous des principes
de la spéculation, (…), il y a ces tendances dont on a négligé l’étude et qui s’expliquent
300
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172.
179
simplement par la nécessité où nous sommes de vivre, c’est-à-dire, en réalité, d’agir. (…).
Chez le plus humble des êtres vivants, la nutrition exige une recherche, puis un contact,
enfin une série d’efforts convergeant vers un centre : ce centre deviendra justement
l’objet indépendant qui doit servir de nourriture. Quelle que soit la nature de la matière,
on peut dire que la vie y établira déjà une première discontinuité, exprimant la dualité du
besoin et de ce qui doit servir à le satisfaire. Mais le besoin de se nourrir n’est pas le seul.
D’autres s’organisent autour de lui, qui ont tous pour objet la conservation de l’individu
ou de l’espèce : or, chacun d’eux nous amène à distinguer, à côté de notre propre corps,
des corps indépendants de lui que nous devons rechercher ou fuir. Nos besoins sont donc
autant de faisceaux lumineux qui, braqués sur la continuité des qualités sensibles, y
dessinent des corps distincts. Ils ne peuvent se satisfaire qu’à la condition de se tailler
dans cette continuité un corps, puis d’y délimiter d’autres corps avec lesquels celui-ci
entrera en relation comme avec des personnes. Établir ces rapports tout particuliers entre
des portions ainsi découpées de la réalité sensible est justement ce que nous appelons
vivre » 301 .
Le besoin satisfait des besoins, caractérise la vie et justifie de la possibilité du rapport de
perception lui-même et, enfin, structure l’organisation du champ perceptif. Le besoin qui
renvoie donc à la vie ou, plus précisément, à la conservation de la vie. Les besoins
fondamentaux de la vie visent pour Bergson à maintenir la vie en vie. Aussi, l’action ou
le mouvement du corps, le mouvement qui semble être chez Bergson tout le corps, est un
mouvement vital dont le principe est le besoin. Ainsi, en faisant du besoin le nom de
l’intentionnalité perceptive/motrice, Bergson fait du besoin ce qui renouvelle le besoin,
ce qui par conséquent renouvelle la possibilité du rapport ouvert et effectif au monde. Le
« besoin » est donc la réponse bergsonienne à la problématique de l’intentionnalité
perceptive, laquelle revient à penser le sens d’être de la subjectivité perceptive, de ce
sujet qui est sujet en étant du côté de ce dont il est le sujet, sujet du rapport auquel il est
lui-même soumis. Dire que le sujet de la perception est indissociablement du monde et au
monde revient à dire que le sujet doit s’ouvrir aux choses sans se perdre comme sujet,
demeurer ainsi point de vue dynamique. Percevant et perceptible, il faut que le percevant
301
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, pp. 335336. C’est Bergson qui souligne.
180
puisse être sujet, être à soi dans le mouvement qui le porte aux choses et, par conséquent,
n’être jamais pleinement à soi. L’identité du sujet à lui-même est la mort du sujet, la mort
de la possibilité même du rapport à soi comme au monde. Le sujet est ainsi sujet parce
que le rapport à soi est dépossession de soi. Le sujet de la perception à la fois se réalise et
s’irréalise dans les choses. La dépossession du sujet est indivisiblement possession du
sujet. Mais la possession du sujet n’est dépossession du sujet que parce que l’une est
l’envers ontologique de l’autre. L’activité et la passivité sont donc dans un rapport
circulaire, c’est-à-dire que l’activité renouvelle la passivité qui elle-même renouvelle
l’activité. Or, puisque le rapport de coïncidence à soi est un rapport aveugle, puisque le
rapport à soi implique circulairement le monde, puisque nous sommes finalement « tout
actif et tout passif » 302 , il apparaît impossible de décrire l’intentionnalité perceptive, la
possibilité même du rapport au monde sans recourir à la double référence de « l’identité
du rentrer en soi et du sortir de soi » 303 . Sans pour le moment décrire plus avant cette
double référence qui est une référence double au sujet de la perception comme percevant
et perceptible, tâchons de déterminer si le « besoin » répond à cette double contrainte 304 .
Pour Bergson, le besoin spécifie un mode subjectif qui rend compte du fait que le vivant
trouve en lui-même le principe de son propre excès, de sa propre transcendance, trouvant
ainsi pour vis-à-vis existentiel un environnement qui le reflète. Ce manque essentiel qui
caractérise le comportement du vivant caractérise aussi le sens et le ressort du rapport du
vivant au monde. Ainsi, le vivant se comporte, se rapporte au monde parce que le besoin
est intentionnel, tourné vers le monde comme vers lui-même et le monde, correspondant
à l’image du besoin, forme un terme pratique et téléologique du besoin. En somme, le
besoin ouvre en deux le monde, ouvre sur des choses qui le soulage et le réitère comme
besoin. Le monde est ainsi le résultat du besoin et le moyen de sa satisfaction, de son
renouvellement propre. Cependant, un besoin satisfait est un besoin épuisé, un besoin qui,
302
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 489.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 162.
304
Nous suivons ici le point de vue de Renaud Barbaras pour qui le « besoin » ne peut être à la condition du
rapport du sujet au monde dont il est le sujet. Il écrit ainsi : « (…), nous avons vu que l’incapacité dans
laquelle se trouve Bergson de penser le sujet comme sujet de la totalité des images avait pour contrepartie
sa caractérisation de la vie comme réaction aux sollicitations externes en fonction du besoin. C’est parce
que la totalité est prédonnée sur le mode réaliste que le sujet vivant est réduit au sens minimal de la vitalité
comme satisfaction des besoins » ; Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J.
Vrin, Paris, 1999, p. 131.
303
181
dès lors, s’annule comme besoin. Autrement dit, la négativité propre du besoin est
circonstancielle et temporaire parce qu’il appelle comme tel une satisfaction, parce que la
définition du besoin comprend ce qui le satisfait. Le besoin est toujours une négativité
qualifiée, est finalement ce par quoi il se supprime comme besoin. Le besoin est
seulement négativité, trouve sa négation propre, son effacement, dans sa satisfaction.
C’est donc parce que le besoin est tourné vers son propre épuisement qu’il n’arrive pas à
être un mode d’être, à trouver dans son contentement même l’énergie de son
renouvellement. Si le besoin est un mouvement vers le monde, il ne le rencontre que pour
s’y effacer. L’intentionnalité du besoin ne se survit par à elle-même car le monde ne le
creuse jamais mais l’achève. Le monde n’est pas le lieu du recommencement du besoin
mais celui de sa disparition. La négativité du besoin n’est donc pas elle-même l’envers
d’une positivité la reconduisant en sa négativité même. Le besoin n’articule pas un
« rentrer en soi » qui soit un « sortir de soi ». Aussi, parce que le sens du besoin réside
dans sa disparition même, le besoin ne peut proprement spécifier l’intentionnalité
perceptive. Le besoin n’est pas ouverture mais fermeture. On ne voit pas dès lors
comment un monde pourrait sortir et se maintenir dans le besoin du besoin de se nier
comme besoin. Le besoin est uniquement à l’égard du monde en relation à lui-même. Le
besoin n’est donc pas fondamentalement intentionnel, il est un état. Le besoin n’est pas
existential mais un trait de l’existence. Le besoin n’est pas la vie mais une dimension de
la vie.
En se donnant la phénoménalité, Bergson se donnait le sujet de la phénoménalité,
un sujet corrélatif à la phénoménalité, à sa manifestation même. Mais Bergson ne le voit
pas. Il se donne l’autonomie de la phénoménalité sans la corréler à un percevant, sans la
comprendre comme une phénoménalité relative à un corps percevant. L’autonomie de la
phénoménalité est ainsi radicale, sans condition subjective. Pour Bergson, la possibilité
de la phénoménalité est, en quelque sorte, la phénoménalité elle-même, faisant ainsi de la
phénoménalité un « Grand Objet ». Il s’ensuit que la définition bergsonienne du sujet ne
correspond pas à une définition du sujet comme sujet de la phénoménalité, comme sujet
qui se rapporte à la phénoménalité, pour qui il y a finalement phénoménalité et qui, pour
cette raison, est à la possibilité même de la phénoménalité. Le sujet bergsonien est
182
seulement lui-même puisque Bergson fait du besoin le nom de l’intentionnalité
perceptive. Dans la mesure même où Bergson commence par se donner la phénoménalité,
il n’en pense pas la possibilité en relation à un sujet, vidant par là même la phénoménalité
de sa dimension subjective. Le sujet bergsonien n’est jamais le sujet de la totalité des
« images », constitutivement en rapport à la totalité des « images ». Le percevant ne fait
apparaître que ce qui le concerne comme vivant, ne fait donc apparaître qu’une partie de
la totalité intrinsèquement perceptible des « images » sans que jamais cette totalité puisse
apparaître au niveau même de ce qui apparaît, sans dès lors que le sujet puisse devenir le
sujet de la totalité des « images ». Or, la cohérence qui lie un monde en soi à un sujet
réduit au besoin, cette cohérence qui fait de la perception une image du percevant et du
monde un monde « derrière » le monde perçu nous démontre en réalité que la corrélation
qui se manifeste phénoménalement au niveau du sujet du rapport de perception, le
percevant apparaissant indistinctement percevant et perceptible, représente le fait
irréductible à partir duquel une phénoménologie de la perception doit se structurer. Les
insuffisances mêmes de la théorie de la perception pure appellent en somme la
redéfinition de l’investigation phénoménologique à partir du sujet du rapport de
perception dont il est une partie. Bergson nous montre finalement la nécessité de penser
la phénoménalité en correspondance à un sujet lui appartenant, à un percevant lui-même
apparaissant au monde dont il est le sujet. Bergson nous demande de ne plus penser le
percevant par rapport à la totalité des « images » mais en rapport à la totalité des
« images », c’est-à-dire de prendre la mesure du fait que le sujet au monde et du monde.
Ce sera là l’ambition de la seconde partie de ce chapitre en ce qu’elle tentera de
déterminer le sens de l’appartenance du corps percevant au monde à partir de l’examen
de la relation de la partie-du-Tout au Tout comme Totalité. Nous constaterons alors que
l’analyse seule du rapport de la partie/Tout où la partie est du Tout nous conduit
directement à la caractérisation phénoménale du Tout comme Totalité. Autrement dit, de
la structure définitionnelle de la relation partie/Tout, nous parvenons à une définition
structurelle du rapport partie/Tout, ce qui nous permet de considérer le rapport du corps
au monde à partir de la structure irréductible du fait perceptif, de la relation figure/fond
dont l’examen rend pleinement compte du rapport phénoménal dont le corps est le sujet.
Percevant et perceptible, le sujet de la perception est lui-même une figure sur un fond, est
183
lui-même un étant qui apparaît dans l’ordre dont il est la dimension subjective de sorte
que le sens même du paradoxe apparent de la question du corps propre réside dans la
manière dont la figure et le fond se structurent, sont en rapport. Aussi, la définition du
sens ultime du rapport de perception, du rapport d’appartenance du sujet au monde à
partir du rapport structurel figure/fond a pour but de penser le sens de l’articulation
phénoménale dont le corps est le pivot comme relative à la structure même de la
phénoménalité. En pensant le percevant à partir du fait même de son appartenance au
monde, en prenant véritablement en compte le fait que le percevant est lui-même
apparaissant, on se donne la possibilité de rejoindre la phénoménalité, c’est-à-dire de
penser le percevant comme une dimension propre du rapport de perception, comme
inhérent à une structure autonome du relationnel. Or, en comprenant le percevant à partir
de la structure même du relationnel, c’est-à-dire en faisant dépendre notre compréhension
du percevant de la manière même dont il apparaît à l’expérience perceptive, nous faisons
dépendre le sens de la subjectivité perceptive de l’expérience dont il est le sujet. C’est
ainsi, dans un premier temps, à partir de cette structure figure/fond que nous aurons à
penser le sens originaire de la subjectivité perceptive qui co-conditionne le rapport
figure/fond, le rapport qui devient pour le vivant le rapport effectif de la figure au Fond,
devient l’écart au sein duquel se glisse la lumière. Cette seconde partie du premier
chapitre essaiera de montrer la nécessité de penser la définition de la subjectivité
corporelle en rapport à la structure de la phénoménalité dans la mesure où le percevant
est perceptible, la perception interrelation. Le second chapitre aura donc pour projet de
définir le sens du sujet de la perception à partir de la structure même du relationnel,
l’intentionnalité perceptive apparaissant comme un rapport pronominal qui met en jeu le
même paradoxe structurel que le paradoxe du rapport de perception en ce que le rapport
définitionnel du vivant au monde est circulaire. Cette correspondance structurelle
apparaîtra à travers l’étude du sens du rapport vivant du vivant au monde. Nous
souhaitons ainsi montrer l’identité structurelle du percevant à ce dont il est en rapport
comme percevant et du vivant dans son rapport à la biocénose, au biotope et, finalement,
à la structure de l’univers structurant le comportemental, structurant ainsi ce qui fait son
eccéité, sa subjectivité. En un mot, nous voudrions pouvoir montrer que le vivant forme
avec la Totalité un système relationnel circulaire et en décrire la structure.
184
Pour le moment, revenons une dernière fois à Bergson. Ainsi, l’impossibilité pour
Bergson de thématiser un sujet relatif à la phénoménalité apparaît consécutive à la
donation initiale des « images ». C’est le point noir, la conséquence négative du point de
départ de l’analyse de Bergson. Cependant, point décisif, en se donnant la phénoménalité,
Bergson renonce au « sujet » de la perception pour rendre compte de la perception. Avant
de recourir à la mémoire, Bergson caractérise en effet une perception dont le principe est
la vie. La théorie de la perception pure identifie le sujet de la perception à un sujet vivant,
c’est-à-dire renvoie la subjectivité perceptive à une intentionnalité inhérente à la vie. Le
rapport qui lie le percevant à ce qui apparaît est le rapport de la vie à elle-même. Au lieu
de référer le fait perceptif à une re-présentation, à une connaissance, Bergson le rapporte
à l’action du corps. Au lieu de comprendre la perception en fonction d’un acte positif du
sujet, Bergson la renvoie à l’activité corporelle, à un rapport au monde qui, pour
reprendre les termes à travers lesquels Bergson décrit la connaissance instinctive,
« s’extériorise en démarches précises au lieu de s’extérioriser en conscience » 305 . Aussi,
comme rapport, la perception n’est par un rapport de connaissance, un rapport de la
pensée à son objet. Elle provient, en quelque sorte, du mouvement du corps lui-même. La
perception n’est pas représentée mais exécutée corporellement. L’unité du rapport
perceptif, de l’apparition de ce à quoi se rapporte le vivant prend « racine dans l’unité de
la vie » 306 . Le champ perceptif est déploiement de la vie et référence à un sens immanent
au rapport du corps au monde. Au niveau de la théorie de la perception pure, Bergson
thématise le rapport du vivant au monde comme un rapport d’être, un rapport où le sujet
est le corps, un rapport où le sens du fait perceptif apparaît avec le fait perceptif luimême. En réponse à la dérive idéaliste de Husserl, Merleau-Ponty met en évidence dans
la Phénoménologie de la perception un rapport de sens inhérent au rapport du corps
vivant au monde. Au « je pense » qui serait « sujet », Merleau-Ponty oppose un « je
peux » du corps qui contient déjà le sens du « je pense ». Merleau-Ponty nous renvoie à
une intentionnalité perceptive comme ouverture active du corps à un monde, à un espace
de sens et de vie qu’il possède corporellement. Le corps a un rapport au monde qui ne
305
306
Bergson, Henri, L’évolution créatrice, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 619.
Bergson, Henri, L’évolution créatrice, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 637.
185
passe donc pas par des « représentations ». Le corps est sujet, est en rapport au monde en
se situant en rapport à « un système de significations dont les correspondances, les
relations, les participations n’ont pas besoin d’être explicitées pour être utilisées » 307 .
Ainsi, le corps qui connaît corporellement le monde n’est pas en rapport au monde
comme à des « objets », à des contenus conforment aux lois de la pensée, mais à des
significations immanentes au sensible 308 . Le corps vivant est en rapport à un milieu qui
n’est donc pas encore un monde objectif, à un milieu qui n’est pas encore un terme du
« sujet » qui pense. En bref, se comportant, le percevant démontre un rapport de sens au
monde, démontrant par là même que le sens, le rapport de sens ne se limite pas comme
tel à l’opération du « sujet pensant ». Si l’acte de pensée est appréhension et donation de
sens, réduire la perception à une intellection, c’est réduire la perception à une
représentation et, par conséquent, ne pas saisir le phénomène perceptif pour lui-même et
se méprendre sur la nature de l’intentionnalité perceptive qui ne peut équivaloir à une
intériorisation du sens sans se perdre comme intentionnalité, comme mouvement vers le
monde. Ainsi, penser la perception comme une constitution de l’objet vrai, c’est ne pas
voir que la perception est la manifestation d’un sens à même le sensible, que ce qui
apparaît est toujours ouvert à l’exploration perceptive, et réduire la subjectivité du
« sujet » à un contenu immanent à lui-même, à un contenu a-mondain. En pensant que
toute signification est un « acte de signification », la philosophie identifie la perception à
une « pensée de percevoir », à un ensemble de « choses » déterminées ou déterminables
par le « sujet ». Merleau-Ponty écrit à ce sujet : « La perception est la pensée de percevoir
quand elle est pleine et actuelle. Si donc elle atteint la chose même, il faut dire, sans
307
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 150.
C’est sur la base du travail de Merleau-Ponty que Dreyfus rejette l’idée que l’action du sujet de
l’expérience perceptive nécessite, pour être effective, un contenu représentationnel. Il écrit: « According to
Merleau-Ponty, in absorbed, skillful coping, I don’t need a mental representation of my goal. Rather, acting
is experienced as a steady flow of skillful activity in response to one’s sense of the situation. Part of that
experience is a sense that when one’s situation deviates from some optimal body-environment relationship,
one’s activity takes one closer to that optimum and thereby relieves the “tension” of the deviation. One
does not need to know, nor can one normally express, what that optimum is. One’s body is simply solicited
by the situation to get into equilibrium with it »; Dreyfus, Hubert, « Intelligence without representation:
Merleau-Ponty’s critique of mental representation », in Phenomenology and the Cognitive Sciences, Vol. 1,
Number 4, 2002, p. 381. Le corps vivant sait le monde qui est le sien. Il le sait assez pour redéfinir
constamment son rapport à l’environnement de manière optimum. L’orientation dans l’espace du monde,
l’acquisition de nouvelles dispositions corporelles, comme celle d’apprendre à jouer au ping-pong, s’opère
dans un ordre situationnel qui n’exige une « représentation » mais une aptitude à répondre aux sollicitations
du monde en les agissant, c’est-à-dire en ajustant, comme de l’intérieur, le sens du rapport au monde dont
le corps se rend lui-même capable.
308
186
contradiction, qu’elle est tout entière notre fait, est de part en part nôtre, comme toutes
nos pensées. Ouverte sur la chose même, elle n’en est pas moins nôtre, parce que la chose
est désormais cela même que nous pensons voir, – cogitatum ou noème »309 . Dès lors, en
démontrant que la signification en jeu au niveau du rapport de perception ne renvoie pas
à une signification objective, Merleau-Ponty rompt avec la correspondance réaliste
faisant de la perception un rapport de représentation à un représenté qui, pour MerleauPonty, caractérise encore la démarche de Husserl. La perception apparaît plutôt à
Merleau-Ponty comme un rapport de sens du vivant au monde, c’est-à-dire finalement un
évènement du monde irréductible à l’acte par lequel le sujet se rapporte à lui-même,
serait finalement « sujet » car, en rapportant la perception à l’exercice du Je, on concentre
tout le sens du subjectif sur le Je, le rendant par là même incapable d’un monde au sens
où le Je ne peut avoir rapport qu’à un monde objectif, qu’à un monde fait de choses
réelles 310 . Faire de la perception le résultat d’une subjectivité positive, c’est finalement
introduire dans le tissu des phénomènes une dissociation, un second niveau de réalité.
C’est subordonner le réel à une réalité autosuffisante qui, d’une manière ou d’une autre,
légifère ou constitue le réel, un réel se conformant avec les déterminations constituantes
du « sujet ». L’introduction du « sujet » de la perception revient donc à imposer au réel
un sujet. Or, en se donnant les « images », Bergson se préserve de structurer le réel à
partir d’un naturant. Il n’a pas à imposer au réel un « sujet » puisqu’il appartient à l’ordre
des « images ». L’acte par lequel le percevant se situe en rapport aux « images » est
corporel, c’est-à-dire relatif à la définition même de l’ensemble des « images ». Le
rapport perceptif, le rapport de transcendance constitutif de la perception n’est pas
imputable à un « sujet », mais à une différenciation des « images » par elles-mêmes.
Cependant, nous avons pu le constater, cette différenciation ne renvoie pas à un rapport
entre les « images » mais à une séparation entre les « images ». Si Bergson n’a donc pas à
recourir à une condition subjective constituante pour décrire la possibilité du rapport à la
totalité des images, il n’en reste pas moins qu’il manque le sens du rapport de perception
309
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p.49.
« Par la conversion réflexive, qui ne laisse plus subsister, devant le sujet pur, que des idéats, des cogitata
ou des noèmes, on sort enfin des équivoques de la foi perceptive, qui nous assurait paradoxalement
d’accéder aux choses mêmes, et d’y accéder par l’intermédiaire du corps, qui donc ne nous ouvrait au
monde qu’en nous scellant dans la série de nos événements privés » ; Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et
l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 50.
310
187
en concevant les « images » comme une existence en soi. Si d’un côté, parce que Bergson
part de la donation de la phénoménalité, la « représentation » ne peut apparaître comme
une re-présentation, comme un traitement proprement subjectif d’un contenu prédonné 311 , de l’autre, parce qu’il se donne la phénoménalité, il est incapable de définir la
311
Au-delà du fait qu’il est difficile, pour une conception représentationaliste de l’expérience perceptive, de
spécifier ce qui est proprement le « représenté » et, en ce sens, à l’égard du phénomène perceptif, elle est
conduite à faire face aux mêmes difficultés que les théories de la sensation, il apparaît que l’organisation du
champ perceptif se compose de « parties » non représentables. Le triangle de Kanisza en est un exemple.
Un des deux triangles est perceptivement présent alors même qu’il est « objectivement » absent. Comment
une telle figure pourrait-elle former une matière pour une quelconque re-présentation ? Alva Noë et les
représentants de l’approche « enactive » de la perception ont, de manière convaincante, montré que les
théories de la représentation se méprennent sur ce qu’est avoir accès à « quelque chose » de manière
perceptive. La démarche critique à l’égard du « representationalism », en adoptant le point de vue de la
phénoménologie, n’est évidemment pas nouvelle. Certains des arguments employés par la conception
« enactive » de la perception le sont toutefois. Ainsi, d’un côté, Noë se situe dans la lignée
Husserl/Merleau-Ponty lorsque, par exemple, il écrit: « Consider a question posed by Rensink et al (2000,
p. 28): ‘why do we feel that somewhere in our brain is a complete, coherent representation of the entire
scene?’ But this question rests on a false presupposition. It does not seem to us as if somewhere in our brain
there is a complete, coherent representation of the scene. Perceptual experience is directed to the world, not
to the brain »; Noë, Alva, « Is the Visual World a Grand Illusion », in Journal of Consciousness Studies,
Vol. 9, Number 5-6, 2002, p. 6. Ou, surtout, lorsqu’il écrit: « The robust “consciousness in the head”
consensus rests, I suspect, on bad phenomenology. There is a tendency to think of perceptual experiences
as like snapshots, and to suppose that what is experienced, like the content of a snapshot laid out on paper,
is given all at once in the head. But experiences are not like snapshots. Experienced detail is not given all at
once the way detail in a picture is. In ways that I will try to explain, what we experience visually (for
example) may outstrip what we actually see. From this it follows not that experience could not be in the
head. What follows, rather, is that it might not be, or rather, that some aspects of some experiences might
not always be. A modest conclusion, but one that allows that, at least sometimes, the world itself may drive
and so constitute perceptual experience. The world can enter into perceptual experience the way a partner
joins us in a dance, or – to change the image slightly – the way the music itself guides us »; Noë, Alva, «
Experience without the Head », in Perceptual Experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John
Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 412. C’est Noë qui souligne. Comme le partenaire de danse
s’accorde avec le pas du danseur, le monde s’accorde avec les mouvements du percevant. D’un autre côté,
d’autres types d’argument contre la position représentationaliste de l’expérience perceptive est utilisé.
Parmi ces arguments, on trouve le phénomène du « change blindness ». Le phénomène en question peut
être présenté de la manière suivante : « Under normal circumstances any change made in a scene will
provoke an eye movement to the locus of the change. This is because there are hard-wired detectors in the
visual system that react to any sudden change in local luminance and cause attention to focus on the
change. (…). But by inserting a blank screen or "flicker" (Rensink, O’Regan & Clark 2000), or else an eye
movement, a blink, "mudsplashes" (O’Regan, Rensink & Clark 1999), or a film cut between successive
images in a sequence of images or movie sequence (for a review see Simons 2000); the sudden local
luminance changes that would normally grab attention and cause perceptual handling of a changing scene
aspect are drowned out by the mass of other luminance changes occurring in the scene. There will no
longer be a single place that the observers’ attention will be attracted to, and so we would expect that the
likelihood of “handling” and therefore perceiving the location where the scene change occurs would be
low. And indeed that is what is found: surprisingly large changes, occupying areas as large as a fifth of the
total picture area, can be missed. This is the phenomenon of “change blindness” »; O’Regan, Kevin, Myin
Erik, Noë, Alva, « Towards an Analytic Phenomenology: The Concepts of “Bodiliness” and “Grabbiness”
», in Seeing, Thinking and Knowing, edited by Arturo Carsetti, Kluwer Academic Publishers, 2004, p. 105.
Ainsi, au-delà du fait qu’un tel phénomène souligne particulièrement le fait que ce qui est effectivement
perçu est ce dont le percevant est attentionnellement présent au sens où, par exemple, un changement dans
188
subjectivité perceptive en rapport au donné phénoménal, à partir de la manière dont ce
qui apparaît apparaît. Pour mieux saisir le sens de cette lacune du premier chapitre de
Matière et mémoire, revenons à Merleau-Ponty, à quelques lignes prophétiques de Le
visible et l’invisible qui seront pour nous un point de repère pour la suite de notre travail :
« Si la philosophie doit s’approprier et comprendre cette ouverture initiale au
monde qui n’exclut pas une occultation possible, elle ne peut se contenter de la décrire, il
faut qu’elle nous dise comment il y a ouverture sans que l’occultation du monde soit
exclue, comment elle reste à chaque instant possible bien que nous soyons naturellement
doués de lumière. Ces deux possibilités que la foi perceptive garde en elle-même côte à
côte, il faut que le philosophe comprenne comment elles ne s’annulent pas. Il n’y
parviendra pas s’il se maintient à leur niveau, oscillant de l’une à l’autre, disant tour à
tour que ma vision est à la chose même et que ma vision est mienne ou « en moi ». Il faut
qu’il renonce à ces deux vues, qu’il s’abstienne aussi bien de l’une que de l’autre, qu’il en
appelle d’elles-mêmes puisqu’elles sont incompossibles dans leur littéralité, à lui-même,
qui en est le titulaire et doit donc savoir ce qui les motive du dedans, qu’il les perde
comme état de fait pour les reconstruire comme possibilités siennes, pour apprendre de
soi ce qu’elles signifient en vérité, ce qui le voue et à la perception et aux fantasmes ; en
un mot, il faut qu’il réfléchisse. Or, aussitôt qu’il le fait, par-delà le monde même et pardelà ce qui n’est qu’ « en nous », par-delà l’être en soi et l’être pour nous, une troisième
dimension semble s’ouvrir, où leur discordance s’abolit » 312 .
La théorie de la perception pure débouche sur une conception de la perception sans
dédoublement du réel, sur une conception non contradictoire. Ne pouvant fonder le
rapport de perception sur un « sujet », c’est le vivant qui porte le sens de l’intentionnalité
perceptive. En revanche, avant même de réintroduire l’opposition métaphysique du sujet
et de l’objet en faisant du rapport perceptif un fait de la mémoire, en restant sur le seul et
une partie du champ visuel peut ne pas être perçu si l’attention du percevant est dirigée vers une autre
partie, il souligne le fait même que de nombreuses données « visibles » du champ perceptif sont
imperceptibles par le percevant. La perception n’est donc pas une « image » réelle du donné réel où tout est
donné. Autrement dit, comme l’écrit Noë, « it seems that the brain does not build up detailed internal
models of the scene »; Noë, Alva, « Is the Visual World a Grand Illusion », in Journal of Consciousness
Studies, Vol. 9, Number 5-6, 2002, p. 6; En réalité, « the detail is experienced by us as out there, not as in
our minds »; Noë, Alva, Action in perception, The MIP Press, 2004, p. 33. C’est Noë qui souligne.
312
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 48. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
189
unique plan ontologique des « images », Bergson se trouve dans l’obligation de penser le
rapport de perception par rapport à la totalité des « images », ce qui le conduit d’emblée
à une définition du sujet de la perception indépendante du fait perceptif lui-même. Le
« sujet en meurt », la phénoménalité aussi. Il s’agit donc pour Merleau-Ponty de revenir
au monde, à une relation se faisant à même le monde, de penser par conséquent le sens de
la subjectivité du percevant comme « ouverture » au monde « sans que l’occultation du
monde soit exclue ». Il s’agit finalement de penser une subjectivité perceptive conforme à
ce qui se donne à la perception, laquelle est déjà le fait de ce qu’il faut penser, le rapport
perceptif précédant le rapport proprement réflexif au monde. Il s’agit de penser ce qu’il y
a à partir de ce qu’il y a, à partir du fait irréductible que le percevant est en rapport à un
monde qui lui échappe comme Totalité, en prenant donc en compte que le perçu se donne
à la perception pris dans la transcendance du monde, s’ouvrant lui-même à de nouvelles
déterminations en lesquelles il apparaît indéfiniment. Il s’agit de penser le sujet percevant
pour lequel précisément ce qui apparaît se manifeste « par profils », lié à un monde avec
lequel il partage la transcendance, « l’occultation du monde » apparaissant à même le
perçu. Ce sujet, appartenant à ce dont il est le sujet, ce sujet pour qui le monde demeure
en retrait, ce sujet ne sera pas un « sujet existant en acte ». Comment pourrais-je en effet
« avoir l’expérience du monde comme d’un individu existant en acte, puisqu’aucune des
vues perspectives que j’en prends ne l’épuise, que les horizons sont toujours ouverts 313 , et
que d’autre part aucun savoir, même scientifique, ne nous donne la formule invariable
d’une facies totius universi ? Comment aucune chose peut-elle jamais se présenter à nous
pour de bon puisque la synthèse n’en est jamais achevée, et que je peux toujours
313
La transcendance du perçu se présente à bon droit, pour l’approche « enactive » de la perception, comme
le « problem of perceptual presence ». Nous discuterons de la manière dont elle le résout. Pour le moment,
contentons-nous de la manière dont Noë le formule: « One of the results of change blindness is that we only
see, we only experience, that to which we attend. But surely it is a basic fact of our phenomenology that we
enjoy a perceptual awareness of at least some unattended features of the scene. So, for example, I may look
at you, attending only to you. But I also have a sense of the presence of the wall behind you in the
background, of its color, of its distance from you. It certainly seems this way. If we are not to fall back into
the grip of the new skepticism, we mush explain how it is we can enjoy perceptual experience of
unattended features of a scene. Let us call this the problem of perceptual presence »; Noë, Alva, Action in
Perception, The MIT Press, 2004, p. 59. D’un côté, nous pouvons déjà dire que la réponse de Noë à ce
problème traite de ce que Merleau-Ponty a manqué de considérer pleinement, à savoir le sens d’être du
sujet du rapport de perception à partir de et selon le rapport de perception lui-même. Mais, d’un autre côté,
il nous semble que l’approche « enactive » ne répond qu’à moitié au « problem of perceptual presence » en
n’abordant le rapport de perception qu’à partir du sujet moteur du rapport de perception. Or, parce que le
rapport de perception est interrelationnel, c’est corrélativement qu’il faut penser le sujet de la perception et
ce dont il est le sujet.
190
m’attendre à la voir éclater et passer au rang de simple illusion ? »314 . Le sujet constituant
universel ne sera pas le sujet de la transcendance du monde car un tel sujet aurait un
rapport transparent au monde, un rapport sans distance et sans secret. Or, « en fait, l’Ego
méditant ne peut jamais supprimer son inhérence à un sujet individuel, qui connaît toutes
choses dans une perspective particulière. La réflexion ne peut jamais faire que je cesse de
percevoir le soleil à deux cents pas un jour de brume, de voir le soleil « se lever » et « se
coucher », de penser avec les instruments culturels que m’ont préparés mon éducation,
mes efforts précédents, mon histoire » 315 . Le sujet de la perception est ainsi sujet de son
inhérence au monde, de son appartenance même au monde « comme horizon de toute
perception », est sujet en tant que le sujet de la finitude de la perception. Aussi, la
question du sujet de la perception revient à la définition du sens de ce sujet pour qui le
monde apparaît toujours à partir d’un point de vue, pour qui le monde est en se
manifestant comme le « champ de tous les champs ». Autrement dit, il faut penser le sujet
de la perception comme le sujet de la perception, le sujet de ce qui se présente à moi
phénoménalement, comme des phénomènes indéfectibles résistant aux vérités, aux
délires de l’intelligence et aux fantasmes de l’imagination. Le fait perceptif qui précède
ce que j’en pense demeure ce qu’il est quoi que j’en pense. Ce sujet pensant la perception
fut et est toujours déjà à ce qu’il a/est ou va penser sur un mode perceptif, relationnel. La
perception est rapport originaire en et par lequel il y a monde, demeure à chaque instant
facticité d’un monde. Aussi, penser le sujet de la perception signifie penser le sujet pour
qui le rapport au monde se présente tel qu’il est à la perception, à l’expérience
(perceptive). Or, donné l’évidence de l’appartenance phénoménale du sujet au monde, le
percevant étant perceptible, il apparaît impossible de faire du sujet de la perception une
subjectivité transcendantale, un sujet se rapportant au monde à partir d’un rapport de soi à
soi. Il apparaît également impossible de ne pas reconnaître le corps percevant comme la
dimension subjective du fait perceptif, une dimension qui renvoie indistinctement à la
corporéité du corps, le corps étant un étant, et à l’intentionnalité corporelle faisant du
rapport au monde un point de vue. Aussi, penser le sujet de la perception, le sujet qui est
sujet du monde comme Totalité, revient à penser la manière dont se structure la
314
315
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 381.
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 74.
191
phénoménalité pour ensuite penser le mode subjectif du corps qui se rapporte au monde,
qui est proprement en rapport au monde. Il nous semble que penser le sujet de la
perception revient ainsi à penser deux autonomies interdépendantes : l’autonomie
structurelle de la phénoménalité qui ne constitue une autonomie de structure que parce
qu’elle se compose de l’autonomie individualisante du sujet, l’une et l’autre se trouvant
dans un rapport en boucle, dans un rapport qui n’apparaît paradoxal que pour la pensée
qui s’oublie comme point de vue.
192
A.1.3.2) Première caractérisation du relationnel.
La problématique centrale de la philosophie contemporaine est certainement la
problématique du corps propre lorsqu’elle se présente comme la problématique du sens
du rapport circulaire sujet/monde. Une problématique majeure parce qu’elle implique une
révision radicale de notre représentation du monde, une représentation devant maintenant
inclure en effet le fait et les conséquences du rapport d’appartenance du percevant au
monde. Ainsi, la problématique du corps propre renvoie à une ontologie tenant le rapport
dont le corps vivant est le pivot comme un rapport originaire structurant le sens d’être de
ce qui est. Aussi, l’enjeu de la problématique du corps propre est bien la détermination du
sens du rapport dont le corps est le centre, un sens à partir duquel se structure une
définition du corps qui ne réduise plus le corps à une réalité partes extra partes ou à une
réalité à mi-chemin entre la « conscience » et le monde matériel. Par conséquent, un sens
qui signifie l’abandon de la définition réaliste de la subjectivité qui toujours revient à un
rapport de soi à soi, à un mirage sans effet. Autrement dit, penser le rapport du sujet au
monde de manière non contradictoire est comme tel l’enjeu de la problématique du corps
propre. Bref, le véritable enjeu est de comprendre ce que veut dire au fond le paradoxe de
la formulation de la question du corps propre, une formulation qui exprime le fait que le
sujet de la perception est une dimension du fait perceptif, que le sujet de la perception est
donc du côté de ce dont il est le sujet. Le percevant est du monde et au monde, percevant
et perçu. Penser contradictoirement le rapport qui se manifeste au niveau même du corps
percevant consiste à penser le corps à partir du « sujet », ce qui implique le dédoublement
du « sujet » qui dès lors a à charge tout le sens de l’articulation perceptive. C’est ainsi le
sujet lui-même qui est le rapport et parce que le sujet est en lui-même l’articulation de ce
dont il est en rapport, il apparaît comme le lieu de termes incompossibles, de termes qui,
par définition, s’opposent, sont contradictoires. Le sujet aurait à être « sujet » et en
193
rapport au corps, c’est-à-dire au monde. Il y a contradiction dès que le sujet de la
perception apparaît comme le sujet de la perception, comme une réalité devant en ellemême réconcilier des dimensions contradictoires, c’est-à-dire irréductibles l’une à l’autre.
Il y a contradiction car le relationnel est pensé comme une expérience plutôt qu’à partir
de l’expérience elle-même, une expérience qui, tenue pour le fondement de l’analyse,
scinde le réel de lui-même, instaure un clivage structurant le rapport du corps percevant
au monde comme une opposition. Il y a contradiction parce qu’il y a deux points de vue
sur l’expérience, deux points de vue renvoyant finalement l’expérience à un rapport
contradictoire de l’intérieur et de l’extérieur, à un rapport qui comprend le sujet de la
perception dans le monde, qui rapporte ainsi le fait perceptif à un rapport de contenance.
La contradiction apparaît être la contradiction du sujet de la perception, de
l’intériorisation du rapport de perception qui dédouble l’expérience. Renvoyant
l’expérience à une division que contredit l’expérience elle-même, le dualisme renvoie
l’expérience à un rapport contradictoire, c’est-à-dire à un rapport qui souligne un primat
ontologique du sujet de la perception sur le fait perceptif lui-même. Il en est ainsi dans
Matière et mémoire où la durée, devant faire le liant, le lien entre la matière et la
mémoire rend impensable le rapport de la matière et de la mémoire. De même, dans La
Structure du comportement et la Phénoménologie de la perception, le système de
l’expérience est soumis à une contradiction, à l’opposition sujet/objet dont le sujet luimême est le sujet. Enfin, dans Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty n’échappe pas à
une structuration contradictoire de l’expérience en recourant à l’expérience du corps
propre pour penser l’expérience elle-même. En pensant l’expérience à partir du rapport
du corps à soi, Merleau-Ponty structure l’expérience sur une expérience, localisant ainsi
le sens du relationnel au niveau même du sujet de la perception. En somme, parce que le
rapport de perception est le rapport du sujet de la perception, Bergson et Merleau-Ponty
réduisent la dualité relationnelle de l’expérience du corps à la dualité de la conscience et
du corps. L’expérience du corps propre n’est alors jamais vraiment saisie comme relative
à l’expérience elle-même, comme inhérence à la structuration de l’expérience au sens où
il n’y a pas d’expérience sans sujet de l’expérience, sans dimension subjective. Le sujet
de l’expérience appartient à l’expérience, est proprement inscrit dans l’ordre dont il est le
sujet de sorte qu’il ne peut en et de lui-même supporter le là indépassable de l’expérience
194
elle-même. La dualité unitaire de l’expérience du corps propre est irréductible, est de fait
le fait de l’expérience, de toute expérience. Aussi, en centrant la définition du rapport de
perception sur le sujet de la perception, Bergson et Merleau-Ponty renouvellent le sens de
la bipartition cartésienne de l’union du corps et de l’âme sans la dépasser, sans parvenir
au fond à délocaliser le sujet de la perception vers le sujet de la perception. En somme, le
sens du relationnel est pensé à partir du « sujet » lui-même, ce qui, disons-le une dernière
fois, revient à penser contradictoirement.
C’est la manière même dont l’expérience se manifeste elle-même qui appelle à un
décentrage de notre manière de penser le rapport du corps au monde, le sujet de la
perception étant percevant et perceptible, voyant et visible. Puisque le sujet de la
perception est un apparaissant, le sujet de la perception est le rapport que le corps polarise
lui-même comme partie de ce dont il est le sujet. Rendre compte de l’expérience, c’est
d’abord prendre en compte le fait du fait perceptif, c’est-à-dire le fait irréductible de
l’appartenance du corps percevant à la perception. Parce que le sujet de la perception est
une dimension du fait perceptif, le sujet de la perception est sujet de la perception, sujet
lui-même à la structure dont il est sujet. L’appartenance du sujet à ce dont il est le sujet
impose de délocaliser, de désaxer le sujet de la perception, de le comprendre dans un
rapport qui le détermine comme rapport, rapport-du-corps-au-monde. Aussi, excentrer le
sujet percevant de lui-même revient à penser que le rapport dont le corps est l’articulation
désigne le sujet de la perception. Le sujet est rapport, c’est-à-dire est simultanément des
deux côtés du rapport perceptif. Ainsi, parce que le percevant est indistinctement
perceptible, l’intériorité du sujet de la perception n’est pas une intériorité réelle,
localisable, mais une intériorité relative à la structuration même de l’expérience,
inhérente à la possibilité même de l’expérience. Cela signifie donc que le sujet advient au
monde comme le monde advient au sujet, que le rapport et la définition des termes du
rapport sont concomitants. Or, le paradoxe de la formulation de la problématique du
corps propre exprime précisément cette circularité définitionnelle du corps et du monde,
l’impossibilité de penser le sujet de la perception à partir du sujet de la perception. Est
ainsi spécifié à travers la formulation paradoxale de la problématique du corps propre un
rapport pronominal, c’est-à-dire un rapport où le corps percevant, en tant que
195
perceptible, est soumis aux contraintes structurelles qu’il conditionne lui-même, un
rapport où le conditionnant et le conditionné sont en circuit, en boucle. Un tel rapport
signifie que le percevant et le perçu se co-définissent, que la structuration dont le sujet est
le sujet s’impose au sujet. Le paradoxe met en évidence l’autonomie du rapport dont le
percevant est une dimension, l’appartenance du sujet au monde, au monde dont il est le
sujet. Dire que le percevant est inséparablement objet et sujet, c’est dire qu’il n’y a pas de
sujet et qu’il n’y a pas d’objet mais un rapport qui situe structurellement le sujet en
rapport au monde, à une totalité qui, en tant que Totalité, est transcendance absolue. Le
rapport pronominal se donne à voir au niveau même du corps parce que le corps figure
lui-même le pli dont il est le sujet. Aussi, le rapport dont le corps est le rapport place le
sujet en rapport à l’ensemble du monde. Autrement dit, la visibilité du corps percevant est
toujours déjà celle du monde, de ce à quoi il est en rapport. Le paradoxe du relationnel
désigne un rapport co-définitionnel corps/monde, un rapport par conséquent circulaire et
ouvert puisque le sujet est sujet en tant que sujet en rapport au Tout comme Totalité. Le
rapport est donc un rapport de co-définition parce que le rapport que le corps conditionne
et qui se rend visible à travers ce conditionnement même est un rapport à la Totalité. Le
rapport que le corps polarise est ainsi le rapport de la co-définition corps/monde, c’est-àdire le rapport du sujet à un monde qui demeure pour le sujet un terme indépassable dans
la mesure même où le sujet au monde est mondain, du monde. Une co-définition
relationnelle qui s’exprime paradoxalement. La formulation paradoxale du rapport
corps/monde apparaît comme telle significative de l’appartenance du sujet au monde,
l’expression du rapport d’appartenance ne pouvant en effet l’exprimer en et pour luimême puisqu’elle se forme elle-même de ce rapport. La formulation paradoxale du
rapport d’appartenance qualifie le rapport d’appartenance lui-même, le fait même que
l’expression est intramondaine, le fait que le relationnel renvoie à une co-appartenance. Il
apparaît donc impossible de dire autre chose que le paradoxe que la formulation
paradoxale souligne en elle-même pour spécifier la structure du rapport du sujet au
monde puisque le langage est intérieur au rapport lui-même. Ainsi, le paradoxe du
rapport du corps au monde est lui-même en jeu dans la formulation même de ce rapport.
Il en est de même pour le rapport du sujet à soi, du sujet qui s’apparaît en tant que sujet
de la perception. La perception de soi, le rapport à son être propre est, comme rapport,
196
rapport d’appartenance, rapport paradoxal, rapport de structure. Se percevoir, c’est
percevoir. Or, percevoir, c’est être du côté de ce dont on est sujet, être percevant et
perceptible. Aussi, se percevoir, c’est être à soi corporellement, être au/du monde. Dès
lors, la perceptibilité du corps percevant qui est toujours déjà celle du monde apparaît
indissociablement être celle du sujet. Percevoir, c’est nécessairement se percevoir et
inversement. Le sujet de la perception est percevant et perceptible, cela veut dire que le
sujet de la perception est à soi en étant en rapport au monde. Le rapport à soi est compris
dans le rapport au monde parce que l’expérience se structure comme un renvoi circulaire.
C’est vrai pour l’expression du rapport du corps au monde qui relève le paradoxe du
relationnel, qui la relève en exprimant la structure dont elle est une partie constitutive.
C’est vrai pour le sujet qui s’apparaît comme le monde en vient à l’apparaître, qui est à
soi dans un rapport incluant le monde, dans un rapport dont le sujet est une partie
constitutive. Le paradoxe du relationnel est ainsi le paradoxe de la structuration du
relationnel, structuration qui revient à un rapport pronominal où le sujet de la perception
est lui-même soumis à la perception dont il est le sujet. C’est parce qu’il y a une
structuration propre au relationnel que le se percevoir est inhérent au rapport de
perception, que le sujet co-détermine le sens du rapport dont il est une dimension ou une
partie non objective. L’inhérence structurelle du se percevoir et du percevoir est relative à
l’autonomie structurelle du rapport de perception, à la manière spécifique dont
l’autonomie de la phénoménalité se constitue. Le fait que le percevant apparaisse sur le
même plan que le monde dont il est le sujet est l’attestation phénoménale de l’autonomie
du relationnel, de la nécessité par conséquent de définir le sens originaire de la
subjectivité perceptive à partir de la structure même de la perception, structure se
présentant comme le rapport de la figure et du fond, lequel correspond à une relation de
la partie au Tout lorsque la partie est la partie-du-Tout et le Tout la Totalité. Parce que le
rapport dont le corps percevant est le sujet structure le rapport du sujet à lui-même, parce
que le sujet de la perception s’apparaît, le sens du rapport corps/monde est déterminable à
partir de la structure dont le sujet est le sujet et, par là même, dont le sujet est le témoin,
manifestant lui-même l’unité duale de l’expérience. La définition du percevant doit ainsi
s’opérer en relation à une structure autonome, c’est-à-dire une structure qui se structure,
c’est-à-dire finalement une structure où le structurant est structuré, une structure où le
197
structurant structure le structuré qui lui-même structure le structurant. Autrement dit, la
définition du sujet de la perception doit être en rapport avec la manière dont l’expérience
se manifeste elle-même à même le percevant. Il s’agit de penser la phénoménalité comme
relative à un sujet et le sujet lui-même comme procédant de la phénoménalité. Il s’agit
donc de comprendre la phénoménalité comme une co-définition corps/monde, comme un
rapport se structurant phénoménalement, qui se structure sans médiation, sans troisième
terme. Il est temps de préciser ce que signifie le relationnel comme rapport advenant à
lui-même à partir de lui-même.
Le percevant compose le fait perceptif, est un apparaissant comme la table qui se
donne à la perception dont il est le sujet. Le corps percevant articule un rapport en en
constituant une dimension. Le percevant est ainsi un déterminant du rapport et la
manifestation de ce même rapport, c’est-à-dire un apparaissant. Percevant et perçu, le
sujet de la perception apparaît comme la condition d’apparition du monde dont il est un
aspect de sorte que le monde lui-même est la condition d’apparition du sujet. Le rapport
en question ne s’ajoute donc pas à ce que pourrait être le percevant indépendamment du
rapport lui-même car il lui est constitutif, constitutif de la définition même du percevant
en ce que le sujet de la perception est indissociablement percevant et perceptible. Aussi,
le rapport du percevant au perçu est un rapport circulaire, un rapport de co-production et
donc de co-dépendance. Autrement dit, le rapport dont le corps est le sujet apparaît être
un rapport systémique, un rapport qui forme un ensemble où les termes du rapport se codéterminent, forment une organisation. Se co-déterminant, aucun des termes n’apparaît
réductible à l’autre. Ainsi, le rapport dont le corps percevant est la manifestation et le
sujet fait apparaître l’étendue du cercle relationnel qui implique le monde lui-même, le
sujet percevant étant toujours un sujet en rapport à la Totalité. L’articulation perceptive
qui se déploie au niveau du corps percevant est une articulation qui renvoie à un rapport
se faisant en rapport à la Totalité. Il y a une interrelation structurante corps/monde parce
que le sujet percevant est le sujet de la Totalité. Le rapport corps/monde se forme comme
un système parce qu’il se forme de l’appartenance ontologique du corps au monde,
rapport qui de facto lie l’apparition du sujet relativement à la Totalité, ce qui fait que le
rapport de perception est un rapport du sujet à ce dont il est le sujet, un rapport de totalité
198
où le sujet de la perception est sujet du visible comme de l’invisible, est sujet de l’univers
phénoménal. L’expérience perceptive est globale et unitaire parce qu’elle se structure
elle-même, le percevant faisant lui-même la réalité de ce dont il est le sujet comme
apparaissant est comme une mesure du caractère indissociablement circulaire et totalitaire
de cette structure. La structure de l’expérience est une organisation de l’expérience, c’està-dire une condition et un fait de l’expérience. Ainsi, la bipolarité structurelle de
l’expérience est elle-même une réalité du fait perceptif puisque le percevant est un
apparaissant. L’organisation structurelle de l’expérience est la manière spécifique dont
l’expérience se constitue comme rapport, organisation qui trouve dans son actualisation
même une correspondance phénoménale. Il y a une identité entre le plan structurel de
l’expérience et l’expérience elle-même comme phénomène global et unitaire parce que le
rapport qu’elle est se réalise comme rapport de et pour la Totalité. L’appartenance du
sujet de la perception à la transcendance qu’il polarise est le pendant phénoménal de la
structuration relationnelle de la Totalité à elle-même. Autrement dit, l’organisation
phénoménale de l’expérience est une organisation structurelle renvoyant la possibilité du
relationnel à une polarisation de la Totalité elle-même. Le relationnel introduit la Totalité
à elle-même, le rapport du corps percevant au monde est l’organisation d’un système
faisant référence à lui-même. Le sens circulaire du relationnel apparaît indissociable de la
Totalité elle-même. Aussi, à la globalité du rapport de et pour la Totalité, il faut rapporter
l’unité phénoménale de l’expérience, du rapport tel qu’il se manifeste au niveau du corps
percevant. L’organisation structurelle de et pour la Totalité est donc une organisation
autoréférentielle, une organisation qui, parce qu’elle est circulaire, développe son propre
soi. En effet, dire que le relationnel est structurel, c’est dire qu’il se structure lui-même,
que le rapport corps/monde est un rapport de co-détermination car le corps est à la
condition du monde qui lui-même est à la condition du corps. L’autoréférence provient
ainsi du co-conditionnement corps/monde, est le rapport qui procède du rapport de codéfinition corps/monde. Le soi est un soi de structure, un soi qui provient de la coproduction elle-même, c’est-à-dire de la co-dépendance et donc de la co-appartenance du
corps et du monde. Le soi en question n’est pas la détermination de déterminants
extérieurs à la détermination elle-même, mais bien une co-détermination qui n’est
concevable que circulairement, le percevant déterminant le perçu détermine alors le
199
percevant. La co-détermination corps/monde apparaît par conséquent comme une autodétermination de la Totalité. C’est pourquoi nous avons parfois désigné explicitement le
rapport d’appartenance du corps au monde comme un rapport pronominal. C’est
pourquoi également nous avons systématiquement écrit en italique le pronom réfléchi
« se » précédant chaque verbe désignant une action où le sujet est à la fois agent et
patient. Un « se » dont la forme substantive est le soi, le soi comme rapport, comme
forme au sens gestaltiste du terme. Le sujet de la perception qui apparaît et fait apparaître
est à la fois agent et patient parce que le rapport de perception se structure lui-même, est
proprement une co-définition. Percevoir est nécessairement un se percevoir, un rapport
impliquant par co-définition une référence double et réciproque, mondaine et subjective,
où chaque dimension du relationnel apparaît passive et active. Le soi est un produit dans
lequel se maintient ce qui le produit, est ainsi un rapport autoréférentiel. L’auto de
l’autoréférence figure le sujet de la perception, un soi qui n’est toutefois pas à soi sur le
mode de l’identité puisque le rapport qu’il est lui-même est un rapport de Totalité. Le
rapport autoréférentiel ne développe pas une identité immanente, laquelle fermerait sur
lui-même le rapport circulaire et constitutif du soi, mais une identité qui se constitue de la
Totalité, du fait même que le rapport situe le corps percevant en rapport à la Totalité, en
rapport à ce qui demeure comme tel ouverture. Avant de décrire plus précisément la
fonction organisationnelle de la Totalité comme ouverture, comme réalité indéfiniment
ouverte à la définition même et à la redéfinition du rapport dont elle est une dimension,
remarquons que la co-détermination structurelle corps/monde fait l’autonomie
(phénoménale) du rapport corps/monde. L’autonomie est une co-définition, un état codéfinitionnel comme tel. L’autonomie correspond à une co-dépendance, c’est-à-dire à une
circularité définitionnelle. L’autonomie se fonde, se structure sur une co-opération, sur
une implication mutuelle corps/monde. L’autonomie revient, de ce fait, à une
organisation déterminant ce qui la détermine. Paradoxalement, en un sens, il y a
autonomie au sens où il n’y a pas de sujet positif de l’autonomie, au sens où l’autonomie
n’a pas un sujet, une cause. L’autonomie ne renvoie pas en réalité à une réalité pleine et
indivise, indépendante. Loin de coïncider avec une indépendance d’être, l’autonomie
s’identifie à un rapport de dépendance, à une co-dépendance qui qualifie un système, une
organisation où la cause est un effet et l’effet une cause, une organisation qui par
200
conséquent se produit elle-même. L’autodonation ne peut donc figurer le modèle du
relationnel, elle ne peut en être le fondement. Le décentrage de l’analyse du sujet de la
perception au profit du sujet de la perception s’appuie finalement sur une représentation
structurelle de l’autonomie, c’est-à-dire sur une organisation de la partie-du-tout où la
partie est du Tout et le Tout la Totalité. L’organisation partie/Tout forme un rapport qui
situe la partie en rapport au Tout et le Tout en rapport à la partie, ce qui n’a de sens que
phénoménalement au sens où la partie en rapport au Tout fait apparaître ce qui la fait
apparaître. Le rapport partie/Totalité est la structure de la phénoménalité au sens où il
rend compte de l’autonomie de la phénoménalité, c’est-à-dire de la co-définition, de la
co-extensivité phénoménale entre la partie et la Totalité. La structuration partie/Totalité
qui signifie une co-apparition partie/Totalité est liée à des contraintes organisationnelles.
Il n’y a de partie que comme partie en rapport au Tout et de Tout que comme Totalité en
rapport à la (aux) partie(s), que comme cette structuration, c’est-à-dire conséquemment
au mode d’être/d’apparaître du Tout comme Totalité. L’absence de toute précession entre
la partie et le Tout est structurelle, est liée à la possibilité même du rapport entre la partie
et le Tout, c’est-à-dire de l’être de la partie comme du Tout. À moins de saisir
abstraitement la partie et le Tout, à moins de penser la partie et le Tout comme des unités
conceptuelles, existant en elles-mêmes, la réalité de la partie et du Tout se fonde sur
l’interrelation de la partie et du Tout, interrelation qui se structure alors
phénoménalement en raison même du mode d’être de la Totalité par rapport à la partie.
Autrement dit, la Totalité n’est Totalité que relativement à la partie qui compose
ontologiquement la Totalité, qu’en étant en rapport à la partie. La Totalité n’a de sens
que par rapport à la partie, n’a d’être comme Totalité que phénoménalement. La partie
n’a elle-même de sens, n’a de l’être, que prise dans un rapport à la Totalité, se
manifestant en la manifestant. Le fondement de l’apparaître de la partie apparaît ainsi être
le fondement de l’apparaître de la Totalité et, en ce sens, il y a une structure de
l’apparaître, une autonomie (structurelle) de la phénoménalité. La partie ne fait paraître
en son apparition la Totalité dont elle est une partie que parce qu’elle en est une partie. La
partie ne fait paraître la Totalité que parce que la Totalité se retire dans le rapport qui
situe la partie en rapport à la Totalité, se manifestant dans ce retrait même. Le rapport
structurel partie/Totalité prend, comme interrelation, une dimension phénoménale parce
201
que la co-définition sur laquelle se fonde l’interrelation est autoréférentielle, est un
rapport de la Totalité à elle-même. Ainsi, l’appartenance de la partie (corps) à la Totalité
(monde) est une co-appartenance et il apparaît impossible de signifier le rapport perceptif
autrement que comme une co-appartenance corps/monde, co-appartenance rendant par là
même compte du rapport dont le sujet percevant est la manifestation et le sujet. Rapport
qui est de structure, qui relève des contraintes organisationnelles consécutives à un
rapport de Totalité autoréférentiel, à un rapport se faisant circulairement. Aussi, si le sujet
de la perception est un apparaissant, cela apparaît être inhérent à la structure de
l’apparaître, à la manière dont se structure un rapport comme rapport à la Totalité.
Percevant et apparaissant, le sujet de la perception rend visible la structure de
l’expérience, l’irréductible co-appartenance dont il est (et parce qu’il en est) le sujet et le
produit. C’est en raison même de cette circularité que l’expérience du corps propre peut
être comprise comme l’expérience de la structure de l’expérience, l’expérience à partir de
laquelle doit par conséquent se régler et se fonder la définition du corps percevant.
Préalablement à l’examen de la portée fonctionnelle de la Totalité qui, comme
Totalité relativement à la partie, forme le champ de la transcendance, revenons sur
l’irréductibilité de l’expérience du corps propre, de l’expérience comme telle. Le
percevant se perçoit, est un apparaissant. Le sujet de la perception est à la fois percevant
et perçu, perceptible. Ce n’est pas pour autant dire que la co-dépendance définitionnelle
corps/monde donne au sujet de la perception une double identité. Ce serait, nous l’avons
vu, dédoubler le sujet percevant, lui donner une identité métaphysique, définissant en
elle-même tout le sens du subjectif, et une identité factuelle, le sujet apparaissant
corporel. Le dédoublement du sujet revient en fait au dédoublement du réel, rendant
incompréhensible le rapport corps/monde. En réalité, le corps percevant n’a pas une
double identité mais une identité double, une identité autoréférentielle, c’est-à-dire une
identité entendue comme interrelation. L’identité dont le corps percevant est la
manifestation et le sujet est une identité systémique, une co-hésion corps/monde. Ainsi, le
percevant est un apparaissant dans la mesure même où le percevant est constitutivement
co-dépendant du monde dont il est le sujet. Quant au monde, nécessairement relatif à un
sujet (au sens structurel du terme), il n’apparaît pas en lui-même mais s’apparaît.
202
Autrement dit, le monde n’apparaît qu’en s’apparaissant, qu’en se situant dans le rapport
du percevant à lui-même. L’interrelation partie/Totalité (corps/monde) signifie que la
partie et la Totalité sont irréductibles l’une à l’autre. L’irréductibilité est organisationnelle
en ce qu’il n’y a de rapport corps/monde que comme interrelation. Le fait de
l’irréductibilité corps/monde est l’identité double du sujet de la perception. Double en ce
que l’identité du sujet est constitutive de l’identité ou du mode d’être du monde luimême, et inversement. On comprend donc que la description de l’être du corps percevant
puisse être paradoxale. Il est en effet nécessaire de décrire une identité double sans la
saisir comme une double identité, sans la dédoubler, sans instaurer deux points de vue à
propos de la même question, sans comprendre l’expérience contradictoirement. Apparaît
contradictoire toute réduction de l’irréductibilité de l’expérience. Idéalisme et empirisme
ne représentent pas deux paradigmes différents dans la mesure où ils simplifient l’un et
l’autre la question du relationnel en la redéfinissant au nom d’un principe de l’expérience.
L’irréductibilité de l’expérience est pensée contradictoirement car la pensée objectiviste
ne parvient pas à penser le sens paradoxal du relationnel, à concevoir le relationnel
comme un système. L’expérience du corps propre n’est pas une expérience analysable,
décomposable. L’unité irréductible du rapport corps/monde impose de penser ce qui est
en rapport comme interrelationnel, en des termes à la fois antagonistes et mutuels. Il faut
pouvoir penser que le percevant compose corporellement la perception dont il est le sujet.
Il faut par conséquent pouvoir penser l’idée de Totalité et l’idée d’interrelation, c’est-àdire l’unité de l’expérience elle-même comme unité globale, autoréférentielle.
L’expérience du corps propre apparaît être l’expérience de l’articulation de l’Être, du
rapport de l’Être à l’Être. Comme rapport et sujet de ce rapport, le corps percevant est
pareil à une « charnière » où s’articulent une appartenance et une différence, le lieu où
s’organise une différenciation, où s’ouvre le temps de la vie l’espace du relationnel.
La partie co-produit la Totalité qui co-produit la partie. La structure par laquelle la
partie apparaît en rapport à la Totalité ou par laquelle la Totalité s’apparaît est circulaire,
c’est-à-dire interrelationnelle. La portée organisationnelle de la Totalité réside ainsi dans
le fait que l’interrelation est autoréférentielle, que le rapport partie/Totalité est un rapport
situant la Totalité en rapport à elle-même. Il y a une structure autonome du relationnel
203
parce que le rapport de la Totalité à elle-même se déploie comme une co-appartenance,
comme un rapport de co-dépendance. Autrement dit, la Totalité est systémique, n’a de
réalité qu’en étant/apparaissant comme la Totalité pour une partie. En tant que telle, la
Totalité est pour la partie, et parce qu’elle en est une partie, non totalisable (non
contenable), hors de toute totalisation, intellectuelle ou perceptuelle. La partie n’a donc
pas à l’égard de la Totalité un rapport ontique mais ontologique. Le sens organisationnel
de la Totalité se tient précisément dans le fait qu’elle échappe à toute prise englobante,
qu’elle est, pour la partie, transcendance pure, Ouverture. En déterminant la Totalité
comme Ouverture pour la partie en raison même du mode d’être de la Totalité, nous
avons ouvert le sens organisationnel du Tout à son sens existentiel. Du point de vue
organisationnel, il y a une co-définition partie/Tout : la partie n’a de l’être qu’en
référence à la Totalité à laquelle elle appartient de sorte que la Totalité n’a de l’être que
pour la partie. L’Ouverture est inséparablement phénoménale (organisationnelle) et
existentielle, horizon et condition d’existence. La Totalité n’est en effet Ouverture que si
la partie s’ouvre à la Totalité. Mais la partie ne peut elle-même s’ouvrir à la Totalité que
si la Totalité est Ouverture. Il y a une circularité entre le plan organisationnel et le plan
existentiel car le dégagement phénoménal du rapport structurel partie/Totalité n’est
significatif que pour un sujet. L’Ouverture comme rapport structurel est champ
existentiel parce que la partie/sujet s’ouvre elle-même à la Totalité. C’est donc seulement
en considérant l’Ouverture en fonction de sa signification organisationnelle et
existentielle que l’idée de co-dépendance prend elle-même toute sa signification. Il faut
relier le structurel et l’écologique/organique pour comprendre le sens de l’interrelation
corps/monde. Et il est possible de les relier parce que le structurel et l’écologique se codéfinissent, sont l’un dans l’autre dans un rapport pronominal dont nous espérons dégager
le sens au cours de la seconde section de ce chapitre et du second chapitre. La prochaine
section s’attachera ainsi à la dimension structurelle de l’Ouverture, au comment de
l’apparaître en faisant apparaître la portée phénoménologique du rapport partie/Totalité.
Le versant existentiel de l’Ouverture sera l’objet du second chapitre. À partir de la
définition même du relationnel, nous définirons le sens du se comporter, du s’ouvrir à.
Nous essaierons de définir l’intentionnalité perceptive à partir de la vie, à partir d’une
204
définition relationnelle de la vie, en ayant à l’esprit que le rapport de perception s’ouvre
pour ne jamais se refermer, sinon à la mort.
A.2) La structure de la phénoménalité : apparaître e(s)t co-apparaître.
A.2.1) Considérations méthodologiques.
En prenant appui sur les philosophies de Bergson et de Merleau-Ponty, la
première section A.1) s’est employée à montrer que les formulations de la problématique
du corps propre, n’adoptant pas l’expérience (perceptive) elle-même pour fil directeur de
son élaboration, préjugeant alors du sens d’être du sujet de la perception, développent une
conception contradictoire du rapport de perception. Au lieu d’être caractéristiques du
rapport dont l’expérience se structure, les formulations de la problématique du corps
propre se trouvent organisées à partir d’un sujet positif, d’un étant. Au lieu d’exprimer la
problématique de l’expérience elle-même, elles se déclinent comme la problématique de
la subjectivité (métaphysique). Aussi, la description de l’expérience (du corps propre)
comme relationnel, comme interrelation, le corps percevant apparaissant comme le sujet
de la transcendance dont il fait partie corporellement, met singulièrement en évidence le
réalisme constitutif des formulations de la problématique du corps propre qui, venant à
penser le rapport de perception en fonction du sujet de la perception, pense
contradictoirement. Ainsi, loin de représenter un détour inutile, examiner le cheminement
philosophique des trois premières méditations des Méditations métaphysiques revenait
finalement à remonter à la racine de la contradiction dualiste dont les formulations
contemporaines de la problématique du corps propre se font le relais. En pensant le
rapport d’expérience en pensant le fonder sur un sujet positif dont la réalité est en réalité
tributaire de l’expérience elle-même, le dualisme métaphysique cartésien est l’expression
typique de la contradiction sujet/objet que répètent dans leur formulation même les
formulations de la problématique du corps propre qui redéfinissent l’expérience à partir
du contenu vécu de l’expérience, recourant ainsi à l’expérience pour ensuite la refouler,
205
la réduire à l’activité du naturant. La contradiction, au fond, consiste à prendre
l’expérience comme un moyen de la négation de l’expérience. Toujours est-il que la
contradiction qui termine le dualisme révèle en retour l’irréductibilité (de l’expérience)
de la dualité de l’expérience et, par conséquent, la nécessité de la penser pour elle-même.
Pour beaucoup, la philosophie de Merleau-Ponty répond à cette nécessité. Cependant, si
l’oeuvre de Merleau-Ponty est bien la recherche du sens de l’irréductibilité de la dualité
de l’expérience, force est de constater qu’il le manque et qu’il le manque en le rapportant
à un sujet, c’est-à-dire en cherchant à déterminer un sujet de l’irréductibilité elle-même.
Si plus encore ce constat s’applique à Bergson, l’hypothèse des images présente, du point
de vue de la phénoménologie, le mérite de reconduire l’irréductibilité de la dualité de
l’expérience du corps propre à l’expérience elle-même puisque le rapport entre les
images, prenant « mon corps » pour centre, est l’articulation même de l’expérience. Dans
le cadre de l’hypothèse des images, l’irréductibilité de la dualité de l’expérience du corps
propre est l’irréductibilité même de l’expérience comme totalité des « images ». C’est
ainsi que pour Bergson le problème du rapport entre le percevant et ce dont il est le
percevant se spécifie comme un paradoxe, le rapport entre les images impliquant en effet
« les mêmes images » 316 . Autrement dit, en décrivant le rapport entre les images à partir
des images elles-mêmes, Bergson le thématise comme un paradoxe autoréférentiel qui,
comme contradiction non contradictoire, exprime un rapport d’appartenance dont le sens
est rendu explicite par le rapport partie/Totalité. L’analyse du rapport partie/Totalité tire
alors la première section A.1) vers une définition structurelle du rapport d’appartenance
qui, en retour, permet de qualifier la signification implicite de la contradiction qui trame
les formulations de la problématique du corps propre. Ainsi, le rapport partie/Totalité,
apparaissant comme un rapport se structurant lui-même, se co-définissant circulairement,
situant la partie et la Totalité dans un rapport de sens et d’être, renvoie le dédoublement
du réel à une représentation spatiale/objective du relationnel. La co-appartenance
316
« Voici un système d’images que j’appelle ma perception de l’univers, et qui se bouleverse de fond en
comble pour des variations légères d’une certaine image privilégiée, mon corps. Cette image occupe le
centre ; sur elle se règlent toutes les autres ; à chacun de ses mouvements tout change, comme si l’on avait
tourné un kaléidoscope. Voici d’autre part les mêmes images, mais rapportées chacune à elle-même ;
influant sans doute les unes sur les autres, mais de manière que l’effet reste toujours proportionné à la
cause : c’est ce que j’appelle l’univers. Comment expliquer que ces deux systèmes coexistent, et que les
mêmes images soient relativement invariables dans l’univers, infiniment variables dans la perception ? » ;
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176.
206
partie/Totalité, en tant qu’interrelation structurante, faisant de la dualité de l’expérience
du corps propre une organisation du rapport de la Totalité à elle-même, suspendant la
possibilité de structurer le relationnel sur un sujet objectif, nous renvoie au fondement de
la position réaliste qui, pensant le rapport de perception à partir du sujet de la perception,
le pense comme un rapport de contenance, concevant ainsi l’expérience comme une
opposition de l’intérieur et de l’extérieur. Les formulations de la problématique du corps
propre formulent donc le préjugé du sujet sur l’expérience du sujet, le préjugé du sujet sur
le sujet de la perception qui, polarisant corporellement la transcendance dont il est le
sujet, est impensable hors du rapport qui le rapporte à lui-même, c’est-à-dire hors du
rapport qui le rapporte au monde. La première section A.1) n’avait pour but que de
montrer que la philosophie préjuge du sens d’être du sujet de la perception et donc de la
perception elle-même lorsqu’elle pense la Totalité à partir de la partie, l’Être à partir de
l’étant, bref, lorsqu’elle pense finalement l’expérience sans l’expérience elle-même. Mais
si le retour à l’expérience du rapport de perception est nécessaire à la détermination du
sens du rapport de perception, le retour à l’expérience, en raison de la structure circulaire
de l’expérience, ne peut revenir à un retour au sujet de la perception. Par conséquent, il
ne peut pas plus s’agir de comprendre le sens même du rapport de perception à partir du
perçu comme vis-à-vis à quelque chose comme une conscience. C’est là seulement un
acquis « descriptif » de la première section et, dès lors, c’est ce qu’il nous faut maintenant
étayer à partir de l’expérience de l’expérience en commençant par expliciter le sens
originaire du rapport de perception.
Parlant du rapport de perception, il n’a été essentiellement question jusqu’ici que
du rapport dont le corps percevant est le pivot et une dimension et, d’une certaine façon,
parler proprement de l’expérience de la perception, c’est-à-dire en parler en en préservant
le caractère phénoménal, exige sans nul doute de s’en tenir à l’expérience du rapport luimême, de reporter donc que la perception est un rapport. Parler honnêtement du rapport
de perception sans le décomposer pour en découvrir le sens propre, sans en présupposer
le sens, cela implique seulement de parler au contact de la perception, c’est faire parler au
fond l’expérience elle-même. Faire parler le donné sans lui donner un sens qu’il n’a pas,
sans le déformer, sans le voir à travers le prisme de nos préjugés. Aussi, ne pas présumer
207
du sens de l’expérience, renoncer à introduire des concepts dont le statut reste incertain,
transposer donc en mots l’expérience de la perception elle-même, c’est faire le constat de
l’expérience elle-même, c’est se satisfaire du fait que la perception est rapport. Lorsque
Bergson, au cours du premier chapitre de Matière et mémoire, s’attache à redéfinir le
problème de la représentation à partir de la donation des « images », lorsqu’il s’agit pour
lui de saisir le sens de la différence entre la matière et la représentation de la matière, de
rendre compte donc de l’expérience de la représentation, Bergson se conforme à
l’impératif de décrire l’expérience en adoptant l’expérience pour seule réalité à décrire :
« Tenons-nous en aux apparences ; je vais formuler purement et simplement ce que je
sens et ce que je vois : Tout se passe comme si, dans cet ensemble d’images que j’appelle
l’univers, rien ne se pouvait produire de réellement nouveau que par l’intermédiaire de
certaines images particulières, dont le type m’est fourni par mon corps » 317 . Décrire le
donné, c’est décrire tout ce qui est donné mais seulement ce qui est donné, c’est décrire
l’expérience de ce qui est et tel qu’il est et ce qui est n’est pas autre chose que le rapport
entre les « images ». Autrement dit, décrire le donné lui-même, c’est ne rien pouvoir dire
sinon qu’il y a un rapport impliquant « l’ensemble des images » et une image « dont le
type m’est fourni par mon corps ». Aussi, décrire exhaustivement l’expérience, la décrire
elle-même sans la dédoubler, c’est s’en tenir « aux apparences », à la différence
(relationnelle) entre les « images ». Bergson relève à partir de l’expérience du rapport de
perception un rapport entre les images, une distinction entre les images qui désigne la
perception elle-même. La donation des « images » est uniquement la donation d’une
différence (entre le corps et l’univers des images auquel il appartient) qui comme telle
qualifie ce qu’est la perception. En s’en tenant donc au donné comme tel, Bergson relève
seulement une distinction relative aux images elles-mêmes sans en présupposer le sens,
sans en faire une distinction entre le sujet et l’objet, non que cette distinction soit en effet
pour Bergson sans fondement mais parce qu’admise sans en recueillir le fondement,
c’est-à-dire la distinction des images entre elles au sein du plan ontologique des images,
la philosophie s’enfoncerait dans les impasses de l’idéalisme et du réalisme dont il s’agit
précisément de se prémunir. C’est pourquoi, Bergson conjugue, dès les premières lignes
317
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 170.
C’est Bergson qui souligne.
208
du premier chapitre de Matière et mémoire, la mise entre parenthèse des théories idéaliste
et réaliste de la représentation et une description de l’expérience prenant pour seul parti
pris de décrire l’expérience et seulement l’expérience :
« Nous allons feindre pour un instant que nous ne connaissons rien des théories de
l’esprit, rien des discussions sur la réalité ou l’idéalité du monde extérieur. Me voici donc
en présence d’images, au sens le plus vague où l’on puisse prendre ce mot, images
perçues quand j’ouvre mes sens, inaperçues quand je les ferme. Toutes ces images
agissent et réagissent les unes sur les autres dans toutes leurs parties élémentaires selon
des lois constantes, que j’appelle les lois de la nature, (…). Pourtant il en est une qui
tranche sur toutes les autres en ce que je ne la connais pas seulement du dehors par des
perceptions, mais aussi du dedans par des affections : c’est mon corps » 318 .
Il va sans dire que l’image à laquelle Bergson accorde la première personne ne constitue
pas une référence à un contenu psychologique, à une expérience proprement dite, mais
spécifie plutôt le percevant, ce sujet indissociable du rapport de perception. Cela dit, la
suspension même du vocabulaire de l’idéalisme et du réalisme entraîne une description se
centrant sur le rôle du corps qui, loin de déterminer la nature même des images, pouvant
faire que je ne puisse percevoir, détermine seulement leur perception. À vrai dire,
Bergson ne nous parle que de la conséquence de la mise en retrait des théories de la
connaissance, que de la nécessité de surseoir la distinction du sujet et de l’objet, de la
conscience et de la chose, qui préfigure que trop le sens de l’être, le divisant, lui
reconnaissant deux dimensions irréductibles, pour rejoindre la cohérence de l’expérience,
pour renouer avec l’expérience qui ne forme qu’un unique tissu. Ainsi, à la distinction de
la « représentation » et de l’objet, Bergson substitue une distinction formulant les lignes
internes de l’expérience elle-même, une distinction entre le corps et l’univers, c’est-à-dire
entre deux types de mouvement comme nous avons pu le voir, un rapport donc qui forme
ce qui est. L’enjeu est conséquent puisqu’il s’agit de sortir des apories du réalisme et de
l’idéalisme et de bien parler de l’expérience. Or, il s’agit d’un enjeu qui implique de
redéfinir en premier lieu le point de départ du problème du rapport de l’esprit et du corps,
redéfinition qui aux yeux de Bergson conditionne la possibilité même de résoudre « les
318
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 169.
209
difficultés théoriques que le dualisme a toujours soulevées » 319 . Un enjeu qui renvoie
ainsi à la définition d’un point de départ dont la solidité et la sûreté tient essentiellement
à une fidélité descriptive à l’expérience, qui finalement, et contrairement à la recherche
d’un fondement absolu, clair et distinct, se présente en des termes les « plus vague(s) ».
Un point de départ qui passe par la suspension de l’opposition sujet/objet, suspension qui
laisse alors au jour l’expérience, les « images » qui représentent le sol pour une
redéfinition de notre conception de l’expérience. Un point de départ enfin qui spécifie le
caractère originaire de l’expérience perceptive, la perception nous ouvrant aux choses et
aux choses mêmes (« Me voici donc en présence d’images »). C’est ainsi à une véritable
épochè que Bergson s’exerce comme en témoigne clairement un passage de l’avantpropos de la septième édition :
« Nous nous plaçons au point de vue d’un esprit qui ignorerait les discussions
entre philosophes. Cet esprit croirait naturellement que la matière existe telle qu’il la
perçoit ; et puisqu’il la perçoit comme image, il ferait d’elle, en elle-même, une image.
En un mot, nous considérons la matière avant la dissociation que l’idéalisme et le
réalisme ont opérée entre son existence et son apparence. Sans doute il est devenu
difficile d’éviter cette dissociation, depuis que les philosophes l’ont faite. Nous
demandons cependant au lecteur de l’oublier. Si, au cours de ce premier chapitre, des
objections se présentent à son esprit contre telle ou telle de nos thèses, qu’il examine si
ces objections ne naissent pas toujours de ce qu’il se replace à l’un ou à l’autre des deux
points de vue au-dessus desquels nous l’invitons à s’élever » 320 .
Sont donc inséparables le mouvement critique de la tradition et le retour à l’expérience,
lequel est ni plus ni moins un retour à l’expérience perceptive, à la perception qui nous
situe pour Bergson originairement en rapport à l’Être. Se réalisant sur le seul plan de
l’extériorité, l’expérience perceptive est proprement l’expérience de l’Être. L’expérience
perceptive est ainsi ouverture originaire à l’originaire. Dans le cadre de l’hypothèse des
319
« Ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l’un
à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. Il est donc nettement dualiste. Mais, d’autre part, il
envisage corps et esprit de telle manière qu’il espère atténuer beaucoup, sinon supprimer, les difficultés
théoriques que le dualisme a toujours soulevées et qui font que, suggéré par la conscience immédiate,
adopté par le sens commun, il est fort peu en honneur parmi les philosophes » ; Bergson, Henri, Matière et
mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, Avant-propos de la septième édition, p.
161.
320
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 162.
210
« images », l’expérience perceptive nous donne le monde comme présence et non plus
comme « représentation ». Merleau-Ponty est ainsi en droit de penser que Bergson « veut
revenir à la perception comme acte fondamental qui nous installe dans les choses » 321 .
Ainsi, le retour à l’expérience comme retour à l’expérience perceptive signifie que la
perception est tenue pour ce qui nous ouvre au donné lui-même tel qu’il se présente.
Aussi, le décrire en faisant abstraction des concepts métaphysiques, décrire le donné tel
qu’il est donné « avant la dissociation que l’idéalisme et le réalisme ont opéré entre son
existence et son apparence », bref, le décrire sans a priori théorique, c’est-à-dire le décrire
lui-même, c’est devoir rester dans le « vague », c’est constater simplement un rapport (de
perception) correspondant au point de vue de la perception. Il y a là assez pour repenser
le rapport de perception, pour faire un point de départ et reconstruire. C’est sans nul
doute ce que pense Merleau-Ponty lui-même qui, plus que quiconque, a mesuré les
obstacles à une description de la perception selon la perception. En un sens, le premier
chapitre de Le visible et l’invisible, « Réflexion et Interrogation », ne traite que de ces
difficultés, chapitre dont les premiers mots nous situent immédiatement dans le sujet, face
à un propos formant comme une introduction à une ontologie : « Nous voyons les choses
mêmes, le monde est cela que nous voyons » 322 . Il ajoute alors plus loin : « Il est vrai à la
fois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre à le
voir » 323 . Apprendre à le voir, c’est-à-dire apprendre à voir, acquérir ainsi le sens de
l’expérience à partir de l’expérience. Apprendre donc en prenant pied dans l’ouverture
initiale perceptive, en prenant le contre-pied de la pensée objective pour cesser de se
contredire. Au fond, la décision de penser ce que nous voyons comme ce que nous voyons
signifie pour Merleau-Ponty reprendre le chemin de l’expérience sans aucun préjugé
ontologique, tenter de la décrire elle plutôt que nos postulats. Il écrit ainsi : « ce qui nous
importe, c’est précisément de savoir le sens d’être du monde ; nous ne devons là-dessus
rien présupposer, ni donc l’idée naïve de l’être en soi, ni l’idée, corrélative, d’un être de
représentation, d’un être pour la conscience, d’un être pour l’homme : ce sont toutes ces
notions que nous avons à repenser à propos de notre expérience du monde, en même
321
Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, 1994, p.
81.
322
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 17.
323
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 18. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
211
temps que l’être du monde » 324 . Or, prendre l’expérience comme la mesure propre du
discours sur l’expérience, demander à l’expérience elle-même ce qu’est l’expérience
avant qu’elle ne devienne le champ de nos praxis, s’interdire par conséquent de recourir
aux concepts dans lesquelles se cristallisent la pensée exact, technique, c’est évidemment
s’adresser à l’expérience elle-même, à « ce mélange du monde et de nous qui précède la
réflexion » 325 , mais c’est surtout et simplement le reporter lui-même, ex-primer le constat
de notre rapport au monde pour ensuite en déterminer le sens sans présupposition. Ainsi,
pour Merleau-Ponty, la toute première vérité, « celle qui ne préjuge de rien et ne peut être
contestée, sera qu’il y a présence, que « quelque chose » est là et que « quelqu’un est
là » » 326 . La première vérité renvoie à l’irréductibilité du rapport du percevant au monde
et, par conséquent, au caractère primordial du rapport de perception. Décrire l’expérience
à partir de et en fonction de l’expérience revient exclusivement à prendre acte du rapport
nous liant au monde, du rapport comme « ouverture » au monde. Cela veut dire au fond
que décrire l’expérience comme situation totale revient à la décrire à partir de et en
fonction de l’expérience perceptive. L’expérience est primordialement perceptive.
Autrement dit, originairement, être en rapport à quelque chose, c’est l’être sur le mode
de la perception. Percevoir, c’est être en rapport à ce qui est et ce « ce qui est » est tel
qu’il est tel qu’il est à la perception. Pour Merleau-Ponty, le retour à l’expérience signifie
en somme un retour à la perception, au rapport de perception préciserions-nous. Si la
perception est ouverture à ce qu’il y a, si ce qu’il y a est rapport, il faudra selon nous
aborder de front le sens du rapport de perception lui-même en tant qu’il prend le corps
pour articulation et saisir cette tentative comme le sol de la détermination du sens de ce
qui est. Quoi qu’il en soit pour l’instant de la justesse de ce point de vue, il est évident
que Merleau-ponty comprend parfaitement la portée ontologique du retour à l’expérience
comme retour à l’expérience perceptive. Il écrit en effet : « La perception comme
rencontre des choses naturelles est au premier plan de notre recherche, non pas comme
une fonction sensorielle simple qui expliquerait les autres, mais comme archétype de la
rencontre originaire, imité et renouvelé dans la rencontre du passé, de l’imaginaire, de
324
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 21.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 136.
326
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 210.
325
212
l’idée » 327 . De et par la perception, je me joins au monde, je me joins ainsi à la réalité
perceptivement, ce qui assure à la perception sa signification ontologique et la garantie
que se tient dans le rapport de perception la vérité de l’Être. C’est l’idée à laquelle nous
renvoie ces quelques mots : « le monde est cela que je perçois » 328 . La définition
ontologique de la perception renvoie donc à la nécessité de situer la perception « au
premier plan », au premier plan de la recherche du sens de l’Être. La « première vérité »
est ainsi déjà une vérité à propos de l’Être puisque la perception est mise en rapport à au
sens le plus global du terme. L’archétype du relationnel peut dès lors constituer un point
de départ pour toute philosophie s’interrogeant sur le sens d’être de ce qui est : « Notre
point de départ ne sera pas : l’être est, le néant n’est pas, – et pas même : il n’y a que de
l’être –, formule d’une pensée totalisante, d’une pensée de survol, – mais : il y a être, il y
a monde, il y a quelque chose » 329 . Aussi, et nous ne pouvons que suivre Merleau-Ponty
sur ce point, « le parti pris de s’en tenir à l’expérience de ce qui est, au sens originaire ou
fondamental ou inaugural, ne suppose rien d’autre qu’une rencontre entre « nous » et
« ce qui est », – ces mots étant pris comme de simples indices d’un sens à préciser. La
rencontre est indubitable, puisque, sans elle, nous ne poserions aucune question » 330 . Ce
« nous » et ce « ce qui est » ne marquent pas une subdivision réelle de l’expérience mais
bien ce qui nous est apparemment donné, donné pris pour thème de la philosophie qui, se
donnant la tâche de comprendre ce que c’est que l’expérience n’a que l’expérience
perceptive pour modèle et moyen. Mais, se demande Merleau-Ponty, la décision même
de prendre « notre » expérience perceptive pour juge de l’expérience et sol de l’ontologie
n’est-elle pas déjà un préjugé idéaliste ? La réponse de Merleau-Ponty est sans aucune
ambiguïté : « Nous nous serions mal fait comprendre si on le prenait ainsi. C’est à notre
expérience que nous nous adressons, – parce que toute question s’adresse à quelqu’un ou
à quelque chose, et que nous ne pouvons choisir d’interlocuteur moins compromettant
que le tout de ce qui est pour nous. Mais le choix de cette instance ne ferme pas le champ
de réponses possibles, nous n’impliquons dans « notre expérience » aucune référence à
327
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 208.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23.
329
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 119. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
330
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 209. Nous
soulignons.
328
213
un ego, ou à un certain type de rapports intellectuels avec l’être, comme l’ « experiri »
spinoziste. Nous interrogeons notre expérience, précisément pour savoir comment elle
nous ouvre à ce qui n’est pas nous » 331 . La référence au donné est toujours déjà une
référence à un sujet ou, plus vaguement, plus précisément en réalité, à « quelqu’un ».
Autrement dit, ce ne peut être que de notre expérience même que l’expérience se rend
accessible et se fait expérience de sorte que mentionner le renvoi de l’expérience à un
sujet revient à décrire l’expérience et à la décrire sans préjuger du nom du sujet de la
perception. Aussi, parler à propos de l’expérience en la faisant parler, c’est pour tout dire
reporter un rapport, c’est-à-dire l’irréductibilité de l’expérience, un rapport de perception
qui, formant l’archétype de la rencontre originaire, constitue un point de départ
irréductible pour une redéfinition des termes du rapport lui-même, redéfinition qui,
exprimée en terme de chiasma, n’a pas toutefois trouvé sa pleine vérité, redéfinition qui,
selon nous, suppose de penser la radicalité du fait même que le sujet du rapport de
perception y est inscrit corporellement.
Saisir le rapport de perception comme rapport originaire au monde, comme nous
ouvrant à l’Être, comme mise en rapport à ce qui est qui s’indistincte de ce qui est, c’est
saisir la perception comme l’archétype du relationnel et, conséquemment, comme la
donation de ce qui ultimement fonde tout rapport de connaissance explicite. Revenir donc
à la perception comme au sens primordial de l’expérience, c’est revenir au fondement de
la définition de la connaissance se déterminant réflexivement. Autrement dit, le primat du
rapport de perception sur le rapport de connaissance signifie que la connaissance est une
formation de sens spécifique se réalisant sur le donné irréductible de l’expérience
perceptive. Le rapport de perception, nous installant originairement en rapport à l’Être,
nous installe ainsi en rapport à ce qui est au principe de toute objectivisation. Précisant la
signification philosophique du primat de la perception devant la Société française de
Philosophie, Merleau-Ponty s’exprime ainsi :
« En parlant d’un primat de la perception, nous n’avons, bien entendu, jamais
voulu dire (ce qui serait revenir aux thèses de l’empirisme) que la science, la réflexion, la
331
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. Tel, 2001, p. 209. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
214
philosophie fussent des sensations transformées ou les valeurs des plaisirs différés et
calculés. Nous exprimions en ces termes que l’expérience de la perception nous remet en
présence du moment où se constituent pour nous les choses, les vérités, les biens, qu’elle
nous rend un logos à l’état naissant, qu’elle nous enseigne, hors de tout dogmatisme, les
conditions vraies de l’objectivité elle-même, qu’elle nous rappelle les tâches de la
connaissance et de l’action. Il ne s’agit pas de réduire le savoir humain au sentir, mais
d’assister à la naissance de ce savoir, de nous la rendre aussi sensible que le sensible, de
reconquérir la conscience de la rationalité, que l’on perd en croyant qu’elle va de soi, que
l’on retrouve au contraire en la faisant apparaître sur fond de nature inhumaine » 332 ,
c’est-à-dire sur fond de monde. Autrement dit, toujours déjà donné avant la pensée, la
pensée présuppose le monde, le présuppose en ce qu’il la conditionne ontologiquement,
l’inverse ne pouvant, de ce fait, être vrai. Ni le monde de la pensée ni la pensée du monde
ne forme ce qui est, la Totalité qui se donne originairement comme rapport de perception.
La dépendance ontologique de la pensée vis-à-vis de la présence préalable du monde
signifie qu’elle en est une expression, qu’elle en spécifie, à sa manière, la réalité. La
pensée présuppose le monde comme ce à quoi elle se rapporte toujours implicitement, est
toujours ainsi seconde sur le monde dont elle est, de ce fait, une détermination. Aussi, la
possibilité même de tenir le monde pour un thème de la pensée présuppose l’expérience
du monde, un rapport initial et total au monde. Si en effet, penser, c’est toujours penser à
propos de quelque chose, ce quelque chose désigne à la fois l’antériorité radicale du
monde sur l’exercice de la pensée et le principe constitutif de l’actualité de la pensée (à)
elle-même. La perception « nous remet en présence » du sol sur lequel prend naissance la
pensée et dont la pensée, dans son acte comme dans son résultat, est l’expression latente.
En ce sens, la dépendance fondamentale de la pensée à l’égard de la Totalité est son
indépendance, le lieu où elle se réalise comme pensée de quelque chose. Il ne s’agit donc
pas de réduire la pensée « au sentir » mais de prendre la mesure de son inscription dans
l’ordre originaire de l’expérience perceptive, de la penser à partir de son ressort
ontologique, du rapport dont la pensée est toujours faîte, du rapport qui la renvoie
toujours à quelque chose, du rapport qui, originairement, est ouverture au monde, à la
332
Merleau-Ponty, Maurice, Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques, Éditions
Verdier, 1996, p. 67.
215
transcendance du monde. Dans le rapport de la pensée à son objet se tient le monde qui
est le lieu où elle a elle-même lieu. Il s’agit de « reconquérir » le donné dont procède la
pensée, de la reprendre ainsi comme l’indice de « ce monde, cet Être, facticité et idéalité
indivises, qui n’est pas un, au sens des individus qu’il contient, et encore moins deux ou
plusieurs, dans le même sens, il n’est rien de mystérieux : c’est en lui qu’habitent, quoi
que nous en disions, notre vie, notre science et notre philosophie » 333 . Aussi, le primat du
rapport de perception est un primat en vie, un primat actif participant encore au
retournement de la pensée se prenant elle-même pour sujet, déterminée à se réfléchir, à
découvrir son sens le plus fondamental. L’originaire n’est pas à jamais derrière nous, à
jamais invisible et inopérant. Il est bien constituant de la pensée pensant, il se situe en
cercle avec elle en tant que la pensée est, par définition, pensée de quelque chose.
L’antériorité ontologique du monde sur la pensée opérante doit s’entendre ainsi comme
une condition comprenant la possibilité même de la pensée et de ce qu’elle vise, c’est-àdire comme la possibilité de la rencontre de la pensée et son objet. Autrement dit,
l’antériorité du monde est elle-même opérante, rentre dans la définition même de la
pensée, la pensée faisant partie du monde qui fait partie de la pensée comme pensée de
quelque chose. La pensée est en cercle avec le monde, ce qui signifie que l’antériorité de
la Totalité sur la pensée ne peut correspondre à une antériorité métaphysique, à quelque
chose de poser, en soi, appelant symétriquement l’autonomie entière de la pensée qui
s’ouvrirait alors d’abord à soi avant de s’ouvrir au monde. L’antériorité n’a de sens que
parce qu’elle est contemporaine à la pensée, la pensée advenant donc comme un possible
du monde. C’est pourquoi, le retour à l’expérience perceptive n’est pas lui-même
immédiat et l’immédiat se donnant ainsi à la pensée ne peut pas être intact de la pensée.
Le retour à l’immédiat n’est pas un retour à un stade vierge et antérieur au mouvement
même à travers lequel la pensée, se retournant sur elle-même, s’efforce de saisir, sans
idéalisation interposée, cette origine qui trame ses propres opérations. Parce que la pensée
initiant le retour à l’expérience se source de son rapport même au monde, n’a de sens que
relativement au monde, est retour en boucle, l’immédiat est un immédiat conquis par la
pensée et n’est déterminable comme tel que comme repris par la pensée. Ainsi, condition
et conditionné s’organisent, se réciproquent, rendant possible comme tel un retour à
333
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 154.
216
l’expérience perceptive. Le monde « sauvage » et la pensée s’entremêlent et parce qu’ils
s’entremêlent, le retour à l’expérience perceptive ne peut revenir qu’à une suspension des
thèses de la pensée empêchant la pensée de se considérer de son rapport, de son
appartenance au monde. Aussi, « il ne s’agit pas de mettre la foi perceptive à la place de
la réflexion, mais, au contraire, de faire état de la situation totale, qui comporte renvoi de
l’une à l’autre. Ce qui est donné, ce n’est pas un monde massif et opaque, ou un univers
de pensée adéquate, c’est une réflexion qui se retourne sur l’épaisseur du monde pour
l’éclairer, mais qui ne lui renvoie après coup que sa propre lumière » 334 . Il y a par
conséquent une véritable illusion, que Merleau-Ponty juge même être l’ « illusion des
illusions » 335 , que de penser que la pensée, en se pensant, ne pense qu’elle-même et que
le monde a d’abord pour corrélatif la pensée. Il y a une illusion à penser que la pensée est
de part en part elle-même, que le réel renvoie originairement au rapport de la pensée à
elle-même, illusion consistant ainsi à renverser la relation de fondation entre le monde et
la pensée du monde. Le monde n’est-il pas pourtant à lui-même ignorance de lui-même
avant d’être le monde pour une pensée ? Comment après tout puis-je me savoir au monde
sans le savoir, savoir qui me concerne et ne concerne que la sphère intrinsèque de ma
pensée ? Mais comment pouvons-nous accorder à la pensée la prééminence absolue du
sens alors que l’appréhension interne de la pensée par la pensée est dérivée, résulte du
rapport au monde qu’elle emploie implicitement pour remonter à elle-même ? N’y a-t-il
pas un réel contresens à suspendre la possibilité de l’expérience du monde à un rapport
immanent à soi qui, comme immanent, se nie comme rapport ? « Comment ai-je pu faire
appel à moi-même comme source universelle du sens, ce qui est réfléchir, sinon parce
que le spectacle avait sens pour moi avant que je me fusse découvert comme celui qui lui
donne sens, c’est-à-dire, puisqu’une philosophie réflexive identifie mon être et ce que
j’en pense, avant de l’être ? »336 . Comment rejoindre l’expérience du monde à partir de
l’expérience du « je pense » sans dès lors se mentir à soi-même, sans faire comme si
finalement le « je pense » n’était pas lui-même non seulement un donné de l’expérience
mais également un point d’arrivée, une pensée produite à partir de l’expérience
perceptive ? Merleau-Ponty écrit encore : « Si je feins, par la réflexion, de trouver dans
334
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 56.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 58.
336
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 72.
335
217
l’esprit universel la prémisse qui depuis toujours soutenais mon expérience, ce ne peut
être qu’en oubliant ce non-savoir du début qui n’est pas rien, qui n’est pas non plus la
vérité réflexive, et dont il faut rendre compte aussi. Je n’ai pu en appeler du monde et des
autres à moi, et prendre le chemin de la réflexion, que parce que d’abord j’étais hors de
moi, dans le monde, auprès des autres, et c’est à chaque moment que cette expérience
vient nourrir ma réflexion. Telle est la situation totale dont la philosophie doit rendre
compte » 337 . En fait, l’illusion de juger la certitude de soi comme originaire ou sans
condition en cache une autre, l’illusion que le « pur apparaître de la pensée à elle-même »
puisse faire apparaître un monde. L’illusion est en fait double, double puisqu’elle pose la
préexistence de la sphère subjective du vécu à la structure du rapport perceptif du sujet au
monde et parce qu’elle tente de faire sortir de l’évidence même de l’expérience interne,
comme rapport de soi à soi, l’expérience elle-même. Au fond, l’illusion est de ne pas voir
que la pensée est elle-même un donné de l’expérience, que la pensée est à elle-même
comme expérience de la pensée. De cette illusion, dont il nous faudra pleinement rendre
compte, découle l’illusion que la pensée se précède elle-même dans le monde et l’illusion
que le rapport au monde puisse descendre d’un « être qui est pour soi sitôt qu’il est »,
d’un étant dont tout l’être est de « s’apparaître » 338 . Confondre l’expérience avec la
pensée de l’expérience et penser l’expérience à partir de la pensée de l’expérience, cela
revient, nous dit joliment Merleau-Ponty, à « prendre une assurance contre le doute dont
les primes sont plus onéreuses que la perte dont elle doit nous dédommager car c’est
renoncer à comprendre le monde effectif et passer à un type de certitude qui ne nous
rendra jamais le « il y a » du monde » 339 et, corrélativement, se tromper sur le sens d’être
du sujet qui, réduit, à un être pensant, est sans monde. L’illusion en question apparaît être
donc bien l’illusion au fondement de la formulation de la question du corps propre qui,
formulant le rapport de perception à partir du sujet (de la perception), débute par la fin,
oublie le commencement, oublie le fait même aussi que le rapport aperceptif n’est pas à
vide, n’est pas seulement et pleinement lui-même, mais se donne en étant donné, ce que
le rapport de perception ne cesse en effet de montrer, le percevant apparaissant lui-même
dans le champ du monde dont il est le sujet. Aussi, si le recours au sujet de la perception
337
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 73.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 50.
339
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 58.
338
218
pour penser l’expérience (perceptive) est en définitive une omission – réduire le fait
perceptif à un fait/acte de la pensée présuppose la donation du fait perceptif – et une
contradiction – structurer le rapport de perception à partir du sujet dédouble le réel –, le
retour aux choses mêmes implique certainement de shunter le sujet de la perception,
d’opérer ainsi une dérivation entre le rapport de perception et le rapport de perception en
se préservant de qualifier, de donner une détermination propre au sujet de la perception,
sinon comme sujet de la perception, sinon en reconnaissant que le rapport de perception
est référence double, concerne quelque chose et quelqu’un. Contourner le « sujet » de la
perception en vue de rejoindre l’expérience (perceptive) signifie pour nous que le monde
apparaît, que l’apparition du monde renvoie intrinsèquement à un sujet, que ce sujet est
sujet du monde dont il fait phénoménalement partie. Pour Merleau-Ponty, dans Le visible
et l’invisible, la nécessité de suspendre les "vérités" de la « philosophie réflexive » est
relative à la manière même dont elle pense, au fait qu’elle ne pourra surmonter les
impasses qu’elle s’impose en pensant le rapport au monde à partir du sujet (de la
perception). Le retour au donné, au sol préalable et constitutif de la pensée ne suppose
plus de substituer à la « conscience réflexive » la « conscience incarnée », de la critiquer
sans la remettre fondamentalement en question, mais de se défaire littéralement de toute
référence à la « conscience » qui en tant que telle fixe la manière de lire l’expérience, en
prédétermine par avance le sens en se tenant pour la condition de l’appréhension du sens,
ce qui n’est pas uniquement une erreur, mais un contresens. Un contresens car prendre la
« conscience » pour référence de la description de l’expérience revient, si on peut dire, à
mettre la charrue avant les bœufs, faire précéder le rapport réflexif sur le rapport de
perception et, conséquemment, présumer de la nature du monde qui, comme corrélat de la
« conscience », est conçu comme un ensemble de « choses ». Aussi, mettre de côté les
idéalisations barrant l’accès à l’expérience, rompre avec toute subjectivisation de la
transcendance perceptive, signifie, en premier lieu, faire abstraction de la « conscience »,
du « sujet », pour s’en remettre à l’expérience comme « situation totale » telle qu’elle se
manifeste, l’expérience garantissant elle-même l’accès à l’expérience car l’expérience se
donne à l’expérience en raison du rapport pronominal qui situe en rapport le sujet de
l’expérience à ce dont il est le sujet. Avant de spécifier plus précisément le sens de
l’expérience de l’expérience perceptive, revenons brièvement à la charge métaphysique
219
que comporte en lui-même le concept de « sujet ». Merleau-Ponty écrit à ce sujet : « Une
philosophie réflexive, à moins de s’ignorer elle-même, est amenée à s’interroger sur ce
qui la précède, sur notre contact avec l’être en nous et hors de nous, avant tout réflexion.
Cependant, elle ne peut par principe le concevoir que comme une réflexion avant la
réflexion, parce qu’elle se développe sous la domination de concepts tels que « sujet »,
« conscience », « conscience de soi », « esprit », qui enveloppent tous, même quand c’est
sous une forme raffinée, l’idée de res cogitans, d’un être positif de la pensée, d’où résulte
l’immanence à l’irréfléchi des résultats de la réflexion »340 . Il est certain pour MerleauPonty que le retour à l’expérience (perceptive) passe par une mise entre parenthèse de la
notion de « subjectivité », de ce qui signifie une appréhension aperceptive, pour la
redéfinir dans le sens même dont l’expérience se donne, selon l’ordre des choses.
Toutefois, s’il est certain que Merleau-Ponty, n’adoptant nullement le « s’apparaître » de
la pensée pour penser l’expérience elle-même, rend compte du sens de l’omission de la
« situation totale » dont se rend elle-même victime la pensée réflexive, si pour MerleauPonty le retour à l’expérience n’est pas un retour à la « conscience transcendantale », il
est beaucoup moins certain que le refoulement même de la « conscience » est suffit à
Merleau-Ponty à neutraliser la corrélation sujet/objet de sa description de l’expérience. Si
le sujet était la dernière opposition à un retour à la vérité perceptive, sa suspension n’a
manifestement pas empêché Merleau-Ponty de subordonner, dans Le visible et l’invisible,
l’expérience à une expérience, de commettre donc l’illusion de penser ce qui est à partir
du vécu subjectif, ce qui mène Merleau-Ponty à penser contradictoirement le rapport
corps/monde.
Suivant une description du rapport de perception en prenant appui sur le rapport
de perception, se gardant ainsi de préjuger du sens du rapport lui-même, ne le considérant
donc pas dogmatiquement mais philosophiquement, faisant alors le constat du rapport de
perception, rapport manifestant un sens à spécifier, et dans la mesure même où il reste à
être proprement spécifié, Merleau-Ponty écrit :
« Nous n’avons pas à choisir entre une philosophie qui s’installe dans le monde
même ou en autrui, et une philosophie qui s’installe « en nous », entre une philosophie
340
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 102.
220
qui prend notre expérience « du dedans » et une philosophie, si elle est possible, qui la
jugerait du dehors, par exemple au nom de critères logiques : ces alternatives ne
s’imposent pas, puisque, peut-être, le soi et le non-soi sont comme l’envers et l’endroit, et
que, peut-être, notre expérience est ce retournement qui nous installe bien loin de
« nous », en autrui, dans les choses. Nous nous plaçons, comme l’homme naturel, en nous
et en autrui, au point où, par une sorte de chiasma, nous devenons les autres et nous
devenons monde » 341 .
Merleau-Ponty appelle à une rupture avec les philosophies faisant prévaloir la
connaissance intelligible du réel sur le réel et, du même coup, assigne à la philosophie la
tâche de refondre nos catégories à partir de et selon l’expérience, ce que Merleau-Ponty
pense entreprendre en thématisant l’expérience à partir de et selon l’expérience de la
réversibilité du sensible, c’est-à-dire, à vrai dire, à partir et selon l’expérience du corps
propre. Il ne nous est plus nécessaire de revenir sur la description du chiasme
corps/monde 342 . En revanche, Il est nécessaire pour nous de se demander pourquoi le
recours/retour à l’expérience même de la réversibilité du sensible n’est pas fidèle au vœu
de retour à l’expérience elle-même. Nous avons pu le voir, pour Merleau-Ponty, le
rapport à soi du corps est rapport du corps au monde. Mais, en déterminant le sens du
rapport du corps à lui-même à partir de l’expérience du corps propre, comme unité
irréductible du touchant et du touché, en rapportant l’intentionnalité perceptive au rapport
indécomposable du touchant et du touché, Merleau-Ponty pense le sens de l’expérience
elle-même en fonction d’une expérience, d’un vécu, c’est-à-dire, au fond, à partir d’une
dimension de l’expérience. Autrement dit, en prenant le point de vue de l’expérience de
la dualité du vécu, Merleau-Ponty localise, rend compte et suspend l’irréductibilité de
l’expérience elle-même à une aperception, au point de vue du sujet. En un mot, MerleauPonty aborde le rapport de perception à partir du sujet de la perception. Si, d’un côté,
Merleau-Ponty, certainement mieux que quiconque, fait apparaître à travers le
phénomène de la réversibilité du sensible la portée ontologique de l’appartenance du
percevant au monde, de l’autre, parce qu’il l’aborde ainsi, il lie dès l’abord sa démarche à
une perspective dualiste. L’apparition dans le texte de la notion de « chiasme » est tout à
341
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 209. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
342
Conférer le chapitre A.1.1.3) Touchant et touché.
221
fait symptomatique de la réduction de l’expérience elle-même à l’irréductibilité du vécu
de l’expérience. Le « chiasme » corrigerait le dualisme du rapport touchant/touché en le
dédoublant, en faisant que chaque côté de l’expérience soit toujours déjà son autre, soit
en étant ce qu’il n’est pas, « non et non-soi » correspondant ainsi à « l’envers et
l’endroit » de l’expérience. Mais le « chiasme » dont le sens renvoie directement à
l’introduction du double point de vue de l’analyse, le sujet de la perception étant conçu
comme sujet et objet, comme un « être à deux dimensions » 343 , est un dédoublement du
dédoublement de l’expérience, ce qui ne nivelle pas le dualisme mais le reconduit plutôt.
Aussi, finalement, loin de dépasser le dualisme du sujet et de l’objet, Merleau-Ponty y
retourne et y retourne parce qu’il en part et il en part en identifiant la dualité irréductible
de l’expérience du corps propre à l’irréductibilité de l’expérience, annexant ainsi
l’expérience à un sujet dont il fait partie, ce qui est caractéristique de tout dualisme qui,
cherchant à expliquer le rapport de perception, l’explique à partir du sujet de la
perception, cherchant en somme un sujet de l’irréductibilité de l’expérience. S’il y a sans
aucun doute un sujet de la perception, s’il y a bien en toute expérience référence à un
« qui », il n’y a certainement pas un sujet de l’irréductibilité de l’expérience parce que le
sujet est, de fait, lui-même donné à ce dont il est le sujet. Pour Merleau-Ponty, le rapport
dont le corps est sujet est en lui-même ouverture au monde. Merleau-Ponty renvoie ainsi
le rapport à la Totalité à une réflexion du sensible dont le corps est le sujet, à une
réflexion qui s’annule au moment de se produire, dont l’impossibilité même est
« l’appréhension même de mon corps dans sa duplicité, comme chose et véhicule de mon
rapport aux choses » 344 . Le sujet du rapport à la Totalité correspond à la réflexion
manquée du corps sur lui-même, le renversement du rapport dont le corps est le sujet le
renouvelant comme rapport, comme rapport de celui qui sent à ce qu’il sent. MerleauPonty écrit :
« Qu’est-ce que cette prépossession du visible, cet art de l’interroger selon ses
vœux, cette exégèse inspirée ? Nous trouverions peut-être la réponse dans la palpation
tactile où l’interrogeant et l’interrogé sont plus proches, et dont, après tout, celle de l’œil
est une variante remarquable. D’où vient que je donne à mes mains, notamment, ce degré,
343
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177.
Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, 1995,
p. 285.
344
222
cette vitesse et cette direction du mouvement, qui sont capables de me faire sentir les
textures du lisse et du rugueux ? (…). Ceci ne peut arriver que si, en même temps que
sentie du dedans, ma main est aussi accessible du dehors, tangible elle-même, par
exemple, pour mon autre main, si elle prend place parmi les choses qu’elle touche, est en
un sens l’une d’elles, ouvre enfin sur un être tangible dont elle fait aussi partie. Par ce
recroisement en elle du touchant et du tangible, ses mouvements propres s’incorporent à
l’univers qu’ils interrogent, sont reportés sur la même carte que lui ; les deux systèmes
s’appliquent l’un sur l’autre, comme les deux moitiés d’une orange » 345 .
La réponse de Merleau-Ponty au sens du rapport corps/monde se tient en un point, un
point quasi métaphysique « où l’interrogeant et l’interrogé sont plus proches », sont au
plus proches au point qu’ils se réfractent, au point que s’opère au niveau même du corps
une « sorte de déhiscence (qui) ouvre en deux mon corps » 346 et qui « l’ouvre à luimême » 347 , au monde, puisque le corps est du monde. L’irréductibilité de l’expérience
apparaît pour Merleau-Ponty être l’irréductibilité même du touchant au touché ou du
touché au touchant, à une irréductibilité prenant donc le corps pour centre et réalité. Le
corps apparaît ainsi dans Le visible et l’invisible le sujet de l’irréductibilité de
l’expérience en étant lui-même l’irréductibilité de l’expérience. Merleau-Ponty écrit
ainsi : « Encore une fois, la chair dont nous parlons n’est pas la matière. Elle est
l’enroulement du visible sur le corps voyant, du tangible sur le corps touchant, qui est
attesté notamment quand le corps se voit, se touche en train de voir et de toucher les
choses, de sorte que, simultanément, comme tangible il descend parmi elles, comme
touchant il les domine toutes et tire de lui-même ce rapport, et même ce double rapport,
par déhiscence ou fission de sa masse » 348 . Ou encore : « Si le corps est un seul corps
dans ses deux phases, il s’incorpore le sensible entier, et du même mouvement
s’incorpore lui-même à un « Sensible en soi » » 349 . Le corps est rapport en ce qu’il en est
le sujet, rapport des deux côtés de l’expérience comme corps sensible et corps sentant et,
à ce titre, est tenu pour le sujet de l’irréductibilité de l’expérience. Autrement dit, c’est
345
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 173.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 162.
347
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 155.
348
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 189. C’est
Merleau-Ponty qui souligne
349
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 180.
346
223
parce que le corps est compris comme sujet de la perception que sa description implique
toujours une double référence à l’expérience. Lorsque Merleau-Ponty écrit : « C’est lui,
et lui seul, parce qu’il est un être à deux dimensions, qui peut nous mener aux choses
mêmes » 350 , il décrit le corps comme un sujet, le sujet de l’irréductibilité de l’expérience,
le sujet en qui est possible le rapport du transcendantal et de l’immanence, de l’activité et
de la passivité, en qui les contraires sont compossibles. Ainsi, en tant qu’ « être à deux
feuillets » 351 , le corps est « sujet », c’est-à-dire la condition intrinsèque du rapport dont il
est une dimension, ce qui est contradictoire. En disant donc que « le corps nous unit
directement aux choses par sa propre ontogenèse » 352 , Merleau-Ponty pose une condition
subjective à l’expérience, la rapporte en somme à un sujet synthétisant en lui-même des
incompossibles, est ainsi le sujet même de l’irréductibilité de l’expérience, ce que en fait
dément l’expérience elle-même puisque le percevant est lui-même un apparaissant, ne
peut, par conséquent, être le « sujet » du rapport dont il est le sujet. Qu’il y ait expérience
par le percevant du rapport que le situe toujours déjà au monde ne signifie pas qu’il en est
le sujet, qu’il fait état à lui seul de la « situation totale ». En décrivant le sujet de la
perception comme touchant et touché, Merleau-Ponty décrit un fait psychologique. En
décrivant l’irréductibilité de l’expérience à partir de l’expérience vécue de l’expérience,
Merleau-Ponty pense le rapport à l’Être à partir d’un être, le subordonne à une expérience
de soi. C’est dire que Merleau-Ponty, usant de l’expérience de la réversibilité du sensible
pour percer le sens de l’expérience, ne fait pas un retour à l’expérience comme telle mais
à un rapport à soi du sujet dont la réalité subjective est précisément ce rapport qui, en tant
que rapport, dépasse en être et en sens l’apparaître du sujet à lui-même. Aussi, le retour à
l’expérience ne peut revenir à un retour à l’expérience du rapport immédiat à soi dans la
mesure même où l’expérience de soi est une expérience (à propos) de soi, c’est-à-dire un
fait d’expérience. Un fait d’expérience n’est assurément pas l’expérience et prendre pour
condition interprétative de l’expérience une expérience, c’est, nous l’avons vu, renvoyer
l’expérience à une opposition de l’intérieur et de l’extérieur, bref, à une contradiction.
Autrement dit, le retour même à une région de l’expérience pour condition du retour à
l’expérience structure l’interprétation de l’irréductibilité de la dualité de l’expérience sur
350
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 178.
352
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177.
351
224
une division de l’expérience, c’est-à-dire un clivage renvoyant l’expérience à un sujet, à
une réalité autosuffisante. La description de Merleau-Ponty de l’expérience (perceptive)
en vient à préjuger du sens de l’irréductibilité de l’expérience dès qu’il la pense comme
relative à un sujet, c’est-à-dire dès qu’il la décompose, dès qu’il en cherche une condition
de possibilité. En un mot, en pensant l’irréductibilité de l’expérience à partir du rapport
vécu de la réversibilité du sensible, Merleau-Ponty soumet le rapport par lequel le sujet
est à lui-même au sujet lui-même, soumet ainsi le rapport à la Totalité à la partie. Aussi,
l’impossibilité de penser l’expérience à partir de la manière dont le sujet s’apparaît sans
se contredire précise d’une certaine manière la manière dont le retour à l’expérience est
possible : la mise entre parenthèse de l’expérience de soi, à l’expérience de laquelle est
réduit le sens de l’irréductibilité de la dualité de l’expérience. Ne pas tenir compte de
l’expérience vécue de l’expérience pour rendre compte de l’expérience revient à retenir le
déplacement spontané du centre du rapport de perception du rapport lui-même au sujet de
la perception, à neutraliser l’attitude naturelle d’appréhender l’immédiateté de la donation
de l’expérience de soi comme une auto-donation, faisant du sujet de la perception un être
autonome, comme ayant une certaine prévalence d’être sur l’Être. En d’autres mots, faire
abstraction du sujet de la perception, suspendre l’expérience de la présence à soi, c’est se
recentrer sur le rapport de perception lui-même en vue de s’assurer que le retour à la vie
perceptive n’est pas un retour à un existant dont l’existence repose en elle-même. Pour
autant, le retour à l’expérience n’est pas un retour à une expérience sans sujet, sans
référence subjective, puisque l’expérience est rapport, est indissociablement rapport de
« quelque chose » et de « quelqu’un ». Immobiliser la référence à l’expérience vécue de
l’expérience n’annule donc pas la référence à l’expérience elle-même, c’est-à-dire au qui
relatif à l’expérience et dont l’expérience est donc relative. Aussi, le retour à l’expérience
est un retour à l’irréductibilité interne à/de l’expérience, à l’irréductibilité du rapport du
sujet à ce dont il est sujet, à l’expérience donc en ce que l’expérience n’est pas autre
chose que l’expérience de cette irréductibilité même. Or, si en effet l’expérience est
l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience, l’irréductibilité de l’expérience est le
point de départ et d’arrivée du retour à l’expérience. Si en effet l’expérience est
structurellement circulaire, le retour à l’irréductibilité de l’expérience ne peut par
définition correspondre à un retour à un sujet de l’irréductibilité de l’expérience. C’est
225
donc à partir et selon l’irréductibilité de l’expérience (perceptive) que le sens d’être du
sujet de l’expérience devra s’effectuer.
Le retour à l’irréductibilité de l’expérience est un retour à l’expérience parce que
l’expérience est l’expérience de l’irréductibilité relationnelle de l’expérience. En ce sens,
le retour à l’expérience est un retour à l’expérience (perceptive) de l’expérience, un retour
à l’irréductibilité de l’expérience de l’expérience. Le retour à l’expérience se réalise donc
sur place, a pour point d’arrivée son propre point de départ. Que l’irréductibilité de
l’expérience soit l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience a pour signification que
l’expérience est structurellement rapport, rapport qui se structure donc comme rapport.
En ce sens, l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience renvoie l’expérience et le
retour à l’expérience à un rapport circulaire de l’expérience à elle-même, c’est-à-dire à un
rapport interrelationnel. Or, dire que l’expérience est interrelationnelle, c’est dire que le
sujet de l’expérience est lui-même un fait de l’expérience au sens où l’expérience, en
raison même de sa structure propre, l’implique. Autrement dit, parce que l’expérience est
interrelationnelle, le sujet de l’expérience (perceptive) fait lui-même partie de la structure
de l’expérience. Dès lors, en tant que sujet de l’expérience (perceptive), en tant que sujet
structurel de l’expérience, le sujet de l’expérience est du côté de ce dont il est le sujet, est
percevant perceptible. L’expérience est l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience de
sorte que le sujet de l’expérience fait lui-même partie de l’irréductibilité de l’expérience,
c’est-à-dire en est le sujet en en dépendant. Ainsi, le sujet de l’expérience ne peut l’être
sans être à lui-même sujet. Le sujet de l’expérience est ainsi celui à qui apparaît le monde
pour autant qu’il soit lui-même un apparaissant transcendant. L’irréductibilité du rapport
de perception est telle que le sujet de la perception est sujet comme sujet corporellement
pris au sein de la transcendance dont il est le sujet. Le rapport dont le sujet est le sujet est
ainsi relatif à la structure irréductible de l’expérience. Cela signifie que l’expérience ellemême est indécomposable, que les termes du rapport de perception, le sujet et le monde
dont il est le sujet, sont irréductibles l’un à l’autre. L’irréductibilité de l’expérience est en
ce sens elle-même irréductible, indépassable. L’expérience ne délivre que l’irréductibilité
de l’expérience dont le sujet en est une dimension de sorte que prendre l’expérience ellemême pour thème ne peut que se réaliser de l’expérience elle-même. Par conséquent, par
226
essence, le retour à l’expérience n’est pas un retour à un sujet extérieur à l’irréductibilité
de l’expérience 353 . Il ne peut l’être puisque l’irréductibilité de l’expérience est
l’irréductible interrelation du sujet de l’expérience et de ce à quoi il se rapporte
perceptivement. Parce que le percevant entre corporellement dans le champ dont il est le
sujet, le rapport à ce dont le sujet est le sujet ne peut être tenu, à moins de penser
contradictoirement, pour un rapport se structurant sur une intériorité subjective. Si
l’expérience est bien l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience, prendre
l’expérience vécue pour l’expérience elle-même apparaît bien être un préjugé, une
croyance non interrogée en la validité pour elle-même de la perception « intérieure ». Si
l’irréductibilité de l’expérience est bien l’expérience de l’irréductibilité, soumettre
l’expérience à une expérience revient à poser un sujet positif de l’irréductibilité de
l’expérience et, par là même, se méprendre sur le sens d’être de l’expérience, c’est-à-dire
sur la signification propre du rapport situant le percevant en rapport à ce qui se manifeste
à lui perceptivement. Dès lors, négativement, le retour à l’expérience nécessite de
repousser l’attitude consistant à saisir l’expérience à partir de ce qui, en et par elle,
apparaît. Négativement, le retour au rapport de perception lui-même signifie contenir
l’attitude naturelle trouvant comme allant de soi l’immédiateté du rapport à soi, attitude
qui alors préjuge du sens de l’irréductibilité de l’expérience en se donnant pour
commencement un sujet positif et un monde objectif. Plus positivement, le retour à
l’expérience même est un retour au rapport dont l’expérience est l’expérience, un retour à
l’irréductibilité de l’expérience comme irréductibilité du rapport du percevant et de
l’ouverture perceptive. Aussi, s’il s’agit de contredire l’attitude naïve adoptant le vécu
353
C’est dire que la démarche du « retour à l’expérience » perceptive est « objective » au sens où le sujet de
l’expérience perceptive est une partie de ce dont il est le sujet perceptivement. Plus précisément, dès lors
que l’on reconnaît que le percevant est du côté du monde le donné de la perception peut être tenu pour
« objectif » au sens où il est transcendant et, surtout, au sens où cette transcendance est irréductible. Il est
donc également « objectif » au sens où le donné est publique. Aussi, le retour à un sujet de l’irréductibilité
de l’expérience est structurellement impossible. Il n’y a pas, par co-définition, de sujet autonome, hors du
monde. Pour cette raison, saisir l’irréductibilité de l’expérience perceptive et l’être de l’expérience revient
essentiellement à ne pas la subjectiviser. C’est là le rôle de l’époché comme pratique. Le rôle de l’époché
est d’apprendre à se laisser prendre par la co-dépendance du sujet à ce dont il est perceptivement le sujet au
niveau même où le sujet la trouve à la perception. Dans la mesure même où l’interrelation de perception est
irréductible, il est alors non seulement possible de la décrire objectivement mais il est également possible
de la ressaisir selon sa structure, à savoir selon le rapport figure/Fond, sans sortir de l’ordre même du
donné. C’est ce que nous ferons dans le prochain chapitre dans le but de déterminer le sens d’être, du point
de vue phénoménologique, du rapport dont le sujet est un co-apparaissant, co-apparaissant en effet comme
une figure sur fond de Fond.
227
pour mesure du réel, attitude qui ne se pose pas ainsi la question de savoir ce que peut
vouloir dire le fait que le vécu apparaisse dans l’ordre globale et unitaire de l’expérience,
il s’agit de le faire au nom du sujet de la perception qui, apparaissant, se trouve en tant
que sujet, du côté de la transcendance du monde. Autrement dit, penser sans présupposer
le sens d’être de l’expérience, sans me référer explicitement à la manière dont je la vis
« intérieurement », présuppose un retour à l’irréductibilité de l’expérience perceptive, à
l’irréductibilité qui se donne elle-même à l’expérience dans la mesure même où
l’expérience est l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience, irréductibilité qui dès
lors s’apparaît en se dissimulant puisque l’irréductibilité est rapport, rapport qui se
polarise, qui prend pour centre le percevant. Le retour à l’expérience est ainsi pour nous
en premier lieu un retour à l’expérience de l’appartenance phénoménale du sujet de la
perception au rapport de perception lui-même. La neutralisation de l’attitude naturelle, du
primat du sujet de la perception sur le sujet de la perception, doit se réaliser au nom du
sujet de la perception, du percevant qui, comme sujet de l’expérience, manifeste la
structure de l’expérience. C’est parce que l’expérience est l’expérience de l’irréductibilité
de l’expérience que le sujet de l’expérience fait apparaître la structure dont il fait partie.
Le fait que le sujet de la perception soit perceptible, soit par conséquent lui-même soumis
aux contraintes structurelles de l’expérience témoigne de la structure interrelationnelle de
l’expérience, structure qui, comme structure interrelationnelle, fait référence à elle-même
en chacun de ses termes. L’expérience nous initie ainsi à l’expérience de la manière dont
elle se donne, perceptivement, et elle se donne ainsi à un sujet qui co-apparaît au monde
dont il est le sujet de sorte que, pour nous, le rapport du percevant à ce dont il est le sujet
doit être repris à partir de la structure essentielle de la perception, c’est-à-dire le rapport
figure/fond, du rapport qui conditionne la possibilité de toute apparaître. Autrement dit, le
percevant, apparaissant dans le champ dont il est le sujet, manifeste la structure même par
laquelle il est lui-même perceptivement en rapport au monde de sorte que le rapport de
co-apparition percevant/monde est déterminable à partir de la structure figure/fond. Dans
la mesure où le rapport de perception s’atteste perceptivement comme rapport, comme
rapport du percevant en rapport phénoménalement au monde, il apparaît être lui-même
déterminable en fonction du rapport de perception lui-même, c’est-à-dire en fonction de
la structure de la phénoménalité. La définition du sens du rapport du percevant au monde
228
dont il est le sujet à partir de ce qui nous en donne l’expérience, le rapport de perception,
est ainsi une définition du sens de l’irréductibilité de l’expérience à partir de l’expérience
de l’irréductibilité. Il y a une circularité définitionnelle de l’expérience par l’expérience
perceptive nous renvoyant à la structure interrelationnelle de l’expérience, structure dont
l’irréductibilité, c’est-à-dire l’autonomie, est le sens. L’irréductibilité de l’expérience est
irréductible parce qu’interrelationnelle, ce que l’expérience perceptive nous donne à voir
dans la mesure où le percevant se perçoit. Interrelationnel, le rapport percevant/monde se
présente comme un rapport de co-définition, c’est-à-dire un rapport de co-dépendance
ontologique qui, comme rapport autonome, fait apparaître l’expérience à elle-même, le
sujet modulant corporellement la réalité dont il est le sujet. Le rapport de co-dépendance
structurelle du sujet à ce dont il est le sujet désigne ainsi l’irréductibilité de l’expérience,
c’est-à-dire l’autonomie de l’expérience. Une co-définition est un rapport qui se constitue
comme rapport, c’est-à-dire qui se fonde en se co-fondant. Dès lors, la co-définition est
structurellement circulaire, circularité signifiant une structure où le déterminant est parce
qu’il est déterminé, où le déterminant détermine le déterminé qui lui-même détermine le
déterminant. Si l’autonomie structurelle du rapport du percevant au monde, se traduisant
par l’apparition du sujet de la perception au sein même du rapport de perception, est bien
sans « sujet », il n’est pas sans fondement. Une structure qui, parce qu’elle est circulaire,
se structure, structure qui, se structurant, se développe de manière autonome. Circularité
signifiant une autonomie qui, comme co-conditionnement, est autoréférentielle, et dont le
renvoi percevant/monde est la manifestation phénoménale. On comprend alors mieux que
le rapport structurel/ontologique qui se manifeste phénoménalement au niveau même du
percevant puisse indistinctement introduire phénoménalement le percevant en rapport au
monde et que, par conséquent, nous puissions aborder le rapport percevant/monde à partir
de la structure autonome de la phénoménalité dont le percevant dépend ontologiquement,
structure au principe de l’apparaître de toute chose, structure d’apparaître figure/fond qui
situe circulairement en rapport figure et fond. On peut ainsi également mieux saisir qu’en
vertu de la structure circulaire du rapport corps/monde, l’expérience de l’irréductibilité de
l’expérience apparaisse relative à une condition subjective, la phénoménalité apparaissant
toujours selon une perspective. Autrement dit, puisque l’irréductibilité de l’expérience est
une structure autonome, elle conditionne l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience
229
de telle sorte qu’elle se dissimule ainsi à elle-même, faisant apparaître un monde selon un
point de vue, un point de vue semblant ainsi prévaloir ontologiquement sur ce qui le rend
possible. Du fait de la structure de la phénoménalité qui, s’organisant à partir du pôle qui
la reporte à elle-même, se structure en se retirant dans ce qui apparaît et, ce qui apparaît
apparaissant à un percevant, la philosophie s’est empressée de rendre compte du rapport
de perception à partir du percevant, faisant de la phénoménalité son opération. Nous
reviendrons sur l’effacement de l’irréductibilité de l’expérience sur l’expérience de
l’irréductibilité de l’expérience. Disons, dans l’immédiat et pour conclure : il apparaît que
rendre compte du sens du rapport du percevant au monde nécessite de prendre en compte
le fait même que le percevant fait apparaître un monde dont il fait partie corporellement,
que, le rapport percevant/monde s’ouvrant à lui-même phénoménalement, le rendant ainsi
irréductible aux termes qui le constitue comme rapport, c’est à partir de la structure de ce
qui structure tout apparaître qu’il nous apparaît nécessaire de penser le rapport, seulement
apparemment paradoxal, de perception. Prendre maintenant la structure figure/fond pour
thème forme comme un préalable méthodologique à un retour à l’expérience se faisant à
partir de l’expérience. Le retour à l’expérience impliquant l’expérience elle-même, le seul
obstacle à la définition du sens d’être de l’expérience est finalement l’identification de la
phénoménalité aux déterminations phénoménales du phénomène. Le retour à l’expérience
impose un retour à l’irréductibilité de l’expérience, à la structure de la phénoménalité qui
structure la phénoménalité des phénomènes. Le retour à l’expérience impose en somme
une inversion de l’attitude naturelle, une inversion au terme de laquelle il nous apparaîtra
que le monde de l’expérience est l’expérience du monde.
230
A.2.2) La relation figure/fond comme condition de tout apparaître.
La psychologie de la forme apparaît en réaction à la psychologie du XIXe siècle
qui ambitionnait alors de totalement rendre compte des comportements, des faits de la vie
psychologique, en adoptant l’analyse pour méthode, la méthode de la science que la
physique et la chimie appliquaient en décomposant et comprenant les corps en molécules
et en atomes, la méthode à laquelle la physiologie recourait elle-même en se représentant
l’organisme vivant comme un ensemble de parties élémentaires, de cellules. La science se
faisait en analysant, en résolvant le réel à partir de parties, de composants atomiques pour
ensuite en découvrir les relations internes, les lois. Après analyse, après décomposition de
l’expérience en éléments simples et ultimes, la psychologie pris les « sensations » pour
les données essentielles et irréductibles, « sensations » qui répondaient dans la conscience
à l’excitation des organes des sens. La psychologie se réduisit dès lors à une entreprise de
mesure objective et systématique des propriétés intrinsèques des « sensations » comme de
leurs correspondances invariables avec l’excitation d’un appareil récepteur et nerveux de
l’organisme, lui-même compris isolément. Comme une conséquence de la définition des
« sensations » dans l’ordre spatial et temporel de la physique, il fallut pour la psychologie
rendre compte de leur ordre, de l’organisation du champ perceptif, c’est-à-dire du rapport
entre les éléments sensationnels et l’image perceptive. Ce problème trouva une réponse
dans une théorie de l’ « association » qui, dans sa forme la plus systématique, « s’établit
par la contiguïté des éléments dans le temps et se renforce par la répétition des contacts ».
P. Guillaume poursuit : « La psychologie du XIXe siècle consolidait cette notion par des
expériences où l’on voyait des liens stables s’établir entre des éléments quelconques,
simplement juxtaposés dans l’expérience de l’individu. Dès lors on pouvait admettre que
l’unité de tous les complexes psychiques avait la même origine que la liaison d’un couple
de syllabes dépourvues de sens dans les expériences d’Ebbinghaus ou la liaison d’un
signal conditionnel et d’une réaction dans celles de Pavlov. Les limites dans l’espace et
231
dans le temps de ces groupements complexes que nous appelons des objets ou des
événements, leur signification, leur valeur résultaient de connexions établies par des
contacts accidentels entre des éléments indifférents les uns aux autres » 354 . Cependant, la
théorie de l’association, fonctionnel en son application restreinte, apparaissait ineffective
dans sa généralisation. Ainsi, lorsque l’associationnisme concevait la perception comme
une association de « sensations pures » et de souvenirs, la théorie associationiste faisait
de la perception l’association de termes introuvables dans l’expérience de la perception.
L’expérience perceptive ne nous donne en effet que des perceptions. Il est de ce fait
impossible à partir de l’expérience perceptive elle-même de trouver des « sensations »
absolues et des contenus mnésiques purs dont la perception serait le résultat puisque la
perception en serait précisément l’unité. En supposant même que ces états purs aient une
existence, ils apparaissent indissociables à l’expérience perceptive de la perception. Rien
au niveau de l’expérience de la perception ne répondait donc au concept de « sensation ».
Le point de vue de l’associationnisme, ne pouvant se constituer de l’observation de
l’expérience, exprimait ainsi une hypothèse invérifiable. Si les moments distincts et
élémentaires de la perception sont des moments inobservables à l’expérience perceptive,
on pouvait dès lors s’interroger sur le bien-fondé de l’associationnisme comme tel, sa
capacité à préciser le sens du phénomène perceptif. De fait, le manque de consistance
épistémologique de la notion de « sensation » et l’impossibilité d’en vérifier la validité
empirique l’invalidait scientifiquement. De fait, l’impuissance de la théorie
associationiste à expliquer par le mécanisme de l’association l’organisation perceptive, le
phénomène de la finalité et le sens de l’adaptation comportementale, contribua à son
abandon effectif. Ce sont donc sur les insuffisances de la méthode de l’analyse fondée sur
les notions de « sensations » et d’association que se construisit la Psychologie de la
Forme qui tient pour originaire des complexes entendues comme contextures. L’échec de
la psychologie analytique appelait un changement de paradigme, une manière neuve de
poser et de penser les problèmes propres de la psychologie 355 .
354
Guillaume, Paul, La psychologie de la forme, Éditions Flammarion, Paris, 1971, p. 10.
Pour une critique et une description étendue et précise de l’épistémologie de la psychologie classique,
cf. Guillaume, Paul, La psychologie de la forme, Éditions Flammarion, Paris, 1971, 1er chapitre ; et :
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997,
Introduction ; et également : Straus, Erwin, Du sens des Sens, Éditions Millon, 1989, Partie 1, chap. 2 plus
Partie 2, chap. 1.
355
232
Le donné n’est pas pour la psychologie de la forme une pure multiplicité de
données indivisibles mais des formes ou des structures, c’est-à-dire des ensembles
unitaires formant des ensembles irréductibles aux éléments qui cependant les déterminent
comme des ensembles. Autrement dit, le donné originaire ne renvoie pas aux sensations
élémentaires de la psychologie objective mais à des organisations, des touts dont l’unité
n’est pas réductible à la somme des propriétés des parties qui le compose. Un Tout est en
ce sens un Tout indivisible, une totalité qui ne se précède pas elle-même en ses parties,
qui n’est donc pas une somme de parties, qui forme ainsi une forme en apparaissant être
plus que l’agrégation des parties qui la forme pourtant comme une totalité. Autrement dit,
la forme est tout autre chose ou quelque chose de plus que la somme de ses parties, c’està-dire une réalité développant un sens propre en tant que totalité, en tant que complexe.
Ainsi, par exemple, une mélodie qui se forme de sons figure une unité, une individualité,
une autonomie. La mélodie a un commencement qui renvoie à une fin, à des moments qui
la ponctuent et l’unifie. Elle développe et se manifeste comme une unité distinctive que
nous percevons pour elle-même sans que les sons environnants en modifient la nature, le
charme. La mélodie est uniquement cet ensemble, n’est en rien une perception successive
et individuelle des notes qui pourtant la forment. Ehrenfels met en valeur la dimension
formelle de la forme en faisant référence à la différence perceptive perceptible entre la
perception de la mélodie par une personne et la perception de chaque note qui la compose
par une personne différente. La forme apparaît avec et selon la perception de la mélodie
elle-même, est ce qui de la mélodie est en fait mélodique. Il est vrai que la succession de
perceptions isolées ne rend pas la mélodie, est sans référence à l’unité qualitative qu’elle
déploie. De fait, les notes sont isolables, sont des phénomènes indépendants. La forme est
le rapport qui s’instaure entre les notes et qui les implique. En bref, la stricte somme des
perceptions ne fait pas comme telle la perception de la mélodie qui, du reste, est
analysable comme une succession de notes individuelles. Différence perceptive claire et
nette entre la somme des parties dont la totalité serait la somme et la totalité elle-même
que souligne Merleau-Ponty en soulignant que l’expérience même du sensible se présente
dans l’expérience qui la fait apparaître : « Mais voir, c’est voir des couleurs ou des
lumières, entendre, c’est avoir des sons, sentir, c’est avoir des qualités, et, pour savoir ce
233
que c’est que sentir, ne suffit-il pas d’avoir vu du rouge ou entendu un la ? – Le rouge et
le vert ne sont pas des sensations, ce sont des sensibles » 356 . L’expérience de la mélodie
est une expérience entière, se donne en se donnant comme une expérience immédiate de
la mélodie. Seule la phrase musicale se donne à l’écoute, comme un tout qui n’apparaît
comme un ensemble consécutif de notes séparées qu’à l’esprit analytique. La perception
immédiate et pleine de la mélodie, que la connaissance du solfège ne perturbe pas, ne se
devance pas en une perception des notes que le solfège nous donne à connaître 357 . Aussi,
l’expérience de la mélodie est totalement indépendante de la connaissance technique de la
musique, est totalement autre chose. L’expérience de la mélodie nous renseigne ainsi sur
la nature de l’expérience elle-même, sur le caractère originaire de l’expérience perceptive
comme expérience de structures organisées et totalitaires, structures qui fondent le travail
de l’analyse, en conditionne la possibilité. C’est parce que le rapport de perception est
originairement perception de formes que l’attitude analytique est par après en mesure de
mesurer, de décomposer, bref, est capable d’opérer des distinctions et des associations.
La perspective de l’analyse présuppose et s’inscrit dans un rapport de sens à l’égard de ce
qui apparaît à la perception, rapport de sens qui pour la psychologie de la forme qualifie
le rapport de perception comme tel 358 . À propos des deux segments de droites de Müller356
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 10.
« Ecoutons une mélodie en nous laissant bercer par elle : n’avons-nous pas la perception nette d’un
mouvement qui n’est pas attaché à un mobile, d’un changement sans rien qui change ? Ce changement se
suffit, il est la chose même. Et il a beau prendre du temps, il est indivisible : si la mélodie s’arrêtait plus tôt,
ce ne serait plus la même masse sonore ; c’en serait une autre, également indivisible. Sans doute nous
avons une tendance à la diviser et à nous représenter, au lieu de la continuité ininterrompue de la mélodie,
une juxtaposition de notes distinctes. Mais pourquoi ? Parce que nous pensons à la série discontinue
d’efforts que nous ferions pour recomposer approximativement le son entendu en chantant nous-mêmes, et
aussi parce que notre perception auditive a pris l’habitude de s’imprégner d’images visuelles. Nous
écoutons alors la mélodie à travers la vision qu’en aurait un chef d’orchestre regardant sa partition. Nous
nous représentons des notes juxtaposées à des notes sur une feuille de papier imaginaire. Nous pensons à un
clavier sur lequel on joue, à l’archet qui va et qui vient, au musicien dont chacun donne sa partie à côté des
autres. Faisons abstraction de ces images spatiales : il reste le changement pur, se suffisant à lui-même,
nullement divisé, nullement attaché à une « chose » qui change » ; Bergson, Henri, La pensée et le
mouvant, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 1382.
358
« Les prétendues conditions de la perception ne deviennent antérieures à la perception même que
lorsque, au lieu de décrire le phénomène perceptif comme première ouverture à l’objet, nous supposons
autour de lui un milieu où soient déjà inscrits toutes les explicitations et tous les recoupements qu’obtiendra
la perception analytique, justifiées toutes les normes de la perception effectives – un lieu de la vérité, un
monde. En le faisant nous ôtons à la perception sa fonction essentielle qui est de fonder ou d’inaugurer la
connaissance et nous la voyons à travers ses résultats. Si nous nous en tenons aux phénomènes, l’unité de la
chose dans la perception n’est pas construite par association, mais, condition de l’association, elle précède
les recoupements qui la vérifient et la déterminent, elle se précède elle-même » ; Merleau-Ponty, Maurice,
Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 24.
357
234
Lyer, Merleau-Ponty nous rappelle que, sans apparaître égales, elles ne sont pas inégales
pour autant. L’alternative en question est significative de l’attitude objective qui situe les
droites en question sur un plan réel, ne prenant donc pas en compte le donné lui-même, le
rapport contextuel qui organise l’ « illusion » de Müller-Lyer. Sur le plan de la
perception, les droites apparaissent phénoménalement distincts, se différencient au sens
même où elles sont l’une et l’autre mise en rapport, c’est-à-dire prise dans un rapport qui
les différencie. Les droites sont en droit égales, mais en fait s’individualisent dans une
mise en scène que la perception saisie comme un tout. Ce tout délivre autre chose que des
droites réelles, il fait apparaître un rapport qui les comprend, c’est-à-dire qui les situe
l’une en rapport à l’autre. Il n’y a, pour cette raison, une illusion perceptive que pour une
pensée négligeant l’expérience, l’expérience qui nous montre un ensemble significatif, un
univers phénoménal irréductible. En somme, les droites de Müller-Lyer nous disent deux
choses corrélatives, inhérentes à la perception de la forme comme forme de la
perception :
pour
la
perception,
les
droites
apparaissent
en
apparaissant
phénoménalement en rapport, formant un tout ayant une réalité propre que la perception
des droites sans le contexte spécifique qui les détermine comme les droites de MüllerLyer n’égale pas. En un mot, la correspondance entre les membres naturels d’une
structure articulée et les éléments objectifs qu’elle fait apparaître ne se maintient que très
rarement lorsque ces mêmes éléments appartiennent à un autre ensemble. Merleau-Ponty
écrit à ce propos : « (…) une ligne objective isolée et la même ligne prise dans une figure
cessent d’être, pour la perception, « la même » » 359 . Il faut donc dire avec la psychologie
de la forme qu’une partie dans un tout est autre chose que cette partie isolée ou dans un
autre tout, et cela en raison même du fait que le mode d’apparaître de la partie procède de
sa place et de sa fonction dans la structure à laquelle elle appartient. Aussi, le changement
d’une condition objective de la structure se traduira par un changement dans la forme de
la structure. En effet, si la transposition de la mélodie en un autre ton n’en modifie pas la
structure et donc la perception, le remplacement de quelques notes par quelques autres ou
le changement de l’ordre original des notes de la mélodie nous place devant une nouvelle
mélodie, devant une autre mélodie manifestant des qualités formelles différentes. Alors
que la mélodie préserve son identité lorsque l’ensemble des notes de la mélodie – c’est-à359
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 18.
235
dire toutes les sensations pour la psychologie objective – sont jouées sur un mode tonal
différent, force est de constater que les sons ou les « sensations », consécutivement à la
transposition elle-même, ne sont plus les mêmes et, de ce fait même, pour la psychologie
réaliste, la transposition comme telle doit donner lieu à un ensemble radicalement inédit,
ce que l’expérience dément. Autant dire que la mélodie ne consiste pas en une somme de
notes et qu’elle se manifeste pourtant comme une unité dont les parties sont essentielles,
constitutives. La forme que la psychologie de la forme thématise correspond à un rapport
structurel de la partie et du tout, un rapport dont le sens se résume en deux propositions :
le tout est différent de la somme des parties et une partie dans un tout n’est pas la même
dans un autre tout. Deux propositions qui sont corrélatives et qui finalement prennent le
rapport partie/tout par les deux bouts, selon le tout et la partie. Au niveau de la perception
visuelle, la psychologie de la forme liste des principes organisationnels qui y président,
principes qui répondent aux propositions fondamentales de la Gestaltthéorie. Examinons
très brièvement quelques unes de ces propositions essentielles parmi lesquelles figure la
« loi de ségrégation », loi qui nous introduira alors au rapport phénoménal figure/fond à
partir duquel la problématique du corps propre nous semble devoir être réexaminée et ce,
préalablement à toute investigation à propos de la nature de l’intentionnalité perceptive
en vue de garantir une définition de l’intentionnalité en conformité avec les conditions
structurelles du relationnel.
Une « loi » est ici un principe réglant l’organisation de la perception, c’est-à-dire
la manifestation phénoménale du sens. La structuration des formes n’est donc pas pour la
psychologie de la forme arbitraire, elle implique au contraire un système de contraintes
structurelles qui régissent la manière dont ce que nous percevons est perçu, rendant ainsi
compte de la manière dont le sens figural fait sens. Aussi, en rapportant la Gestalt à la
notion de structure, Merleau-Ponty voit juste : « Ce qu’il y a de profond dans la
« Gestalt » d’où nous sommes partis, ce n’est pas l’idée de signification, mais celle de
structure » 360 . L’organisation comme organisation structurelle développe du sens, est une
contexture qui représente quelque chose. Le sens est ainsi comme immanent à
l’organisation elle-même. Autrement dit, l’organisation même de parties forme une
360
Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, 1990, p. 223.
236
structure complexe qui comme telle dégage du sens, se charge de sens. Encore une fois,
le sens ne s’additionne pas à l’organisation, il lui est consubstantiel. Ainsi, la forme est la
manifestation phénoménale du sens. En thématisant des principes au principe même de
l’organisation de la perception, la psychologie de la forme tire de l’expérience elle-même
la structure et l’organisation dont elle est faite, suivant ainsi un principe essentiel à la
phénoménologie selon lequel la vérité de la perception n’est pas extérieure à l’expérience
perceptive elle-même. La structure de la perception effective est seule en mesure de nous
démontrer la manière dont se structure l’expérience, structure qui répond à des lois de
groupement qui elles-mêmes répondent à une condition d’apparaître, à savoir la
distinction figure/fond qui apparaît constitutive de la possibilité même de la perception de
la forme, la forme qui par exemple se manifestant dans la saisie visuelle unitaire de
constellations, s’organise sur un fond, comprend ainsi le fond dont elle est comme une
émergence. La distinction figure/fond est ainsi elle-même une forme, mais une forme
inhérente à toute forme, conditionnant son apparition qui, par ailleurs, peut avoir pour
principe de structuration formelle la proximité ou la symétrie, ou bien encore à la fois la
symétrie et le destin commun. Considérons succinctement les lois de groupement que la
psychologie de la forme voit à la base de l’organisation perceptive : la « loi de
proximité » affirme que pour tout champ perceptif contenant un nombre d’unités
individuelles, les unités présentant une proximité spatiale ou temporelle seront
perceptivement perçues/organisées comme une totalité unitaire. Cette organisation est
aussi consistante et stable que, par exemple, l’articulation liant un point noir sur un fond
blanc. Les unités distinctes, du fait même de leur relative proximité, forment ainsi une
forme, un ensemble qui pour le percevant est une seule réalité se détachant du reste du
champ lui-même. Une distance spatiale ou temporelle importante entre les unités les rend
toutefois à leur individualité. C’est dire que la proximité comme telle est un principe ou
une « force » au principe de la forme. Un autre principe est la « loi de clôture » qui
stipule que, si une forme fermée apparaît immédiatement identifiée comme une figure,
une forme ouverte tend à être perceptivement appréhendée comme une forme fermée, ce
qui revient à dire que la perception termine la figure qui objectivement est incomplète. La
loi de clôture nous renvoie ainsi à la dimension organisationnelle de la perception rendant
compte ici du fait que ce que l’expérience perceptive nous donne à saisir comporte autre
237
chose et plus que ce qui est explicitement, objectivement donné. Une ligne tendant à se
refermer sur elle-même n’est pas pour la perception une ligne sur un fond homogène mais
un contour d’une surface à part entière que la ligne comme telle délimite. La « loi de
bonne continuité » part de l’idée qu’une ligne droite est perceptivement plus stable
qu’une ligne faite d’éléments, certes en ligne mais discontinus. Ainsi, par exemple, une
ligne droite, visible selon sa longueur, coupée en son centre par une courbe elle-même
entièrement visible apparaîtra à la perception comme une droite continue au même titre
que la courbe alors même que le rapport visuel de la droite et de la courbe s’offre comme
un ensemble lui-même. Cette loi désigne un ordre, une priorité formelle sur une autre.
Concernant la « loi de similarité », celle-ci montre que des entités présentant une
similarité de forme, de couleur, de taille et ou de luminosité se structurent formellement,
s’offrant ainsi à la perception comme un collectif unitaire. Autrement dit, si la proximité
ne préside pas au rassemblement de certaines entités, le groupement structurel peut
cependant s’opérer en suivant le principe de la similarité. La « loi de symétrie » précise le
caractère formel inhérent au rapport de symétrie, rapport qui groupe en un ensemble
stable les figures se trouvant les unes par rapport aux autres dans un rapport de symétrie,
la distance spatio-temporelle entre les percepts ne constituant pas un facteur déterminant
en soi. La loi de symétrie dessine une cohérence relative à la perception ordonnant les
choses comme si elles se plaçaient en rapport à un centre spatial. Un exemple typique de
la loi de symétrie est un dessin représentant un ensemble de parenthèses. À la perception,
les parenthèses apparaissent comme trois paires symétriques de parenthèses. La loi de
symétrie s’applique, domine ainsi en un sens sur une organisation qui positionnerait les
parenthèses sans lien, sans rapport. La loi en question peut d’ailleurs avoir lieu en dépit
du fait que les parenthèses présentent une proximité spatiale ou temporelle. La « loi de la
bonne forme » est une loi principielle en ce qu’elle énonce qu’un ensemble de parties
informes, par exemple, un groupement arbitraire de points, se manifeste originairement à
l’expérience perceptive comme une bonne forme, c’est-à-dire une forme extériorisant
simplicité, symétrie et stabilité. En d’autres mots, la forme privilégiée à la perception est
généralement la forme la plus régulière, la plus simple et présentant de la symétrie.
Cependant, il existe de nombreuses exceptions à la « loi de prégnance » où, par exemple,
la loi de continuité prévaut. Enfin, la « loi de destin commun » signifie que les
238
apparaissants montrant la même trajectoire, comme en mouvement vers la même
direction, apparaissent à la perception comme faisant partie de la même forme, ce qui est
plus vrai encore lorsqu’ils sont effectivement en mouvement, le mouvement lui-même les
situant en rapport. En d’autres mots, lorsque des éléments présentent des mouvements de
même direction et de même vitesse, ceux-ci sont perçus globalement comme une unité
structurale. On le voit, les « lois » structurelles de l’organisation perceptive qui agissent
ensemble sont parfois antagoniques et le sont de manière inhérente à l’organisation
perceptive, l’antagonisme ne désignant finalement que la prévalence d’un principe
d’unification ou de groupement spontané sur un autre. Pour la psychologie de la forme,
ces lois de la Gestalt constituent des principes premiers, où les caractéristiques du tout
sont déterminantes sur les parties, et naturels dans la mesure où elles s’imposent au sujet
de la perception. L’immédiateté de processus globaux, le facteur global comme prévalant
naturellement sur les parties le formant signifie que la perception de l’organisation est
directe, qu’il n’y a pas de perception isolée, que toute perception est originairement prise
dans une organisation globale qui la structure elle-même comme une organisation, toute
forme ayant en effet une structure interne. Cela signifie également que l’organisation
perceptive n’est pas tributaire de l’expérience (antérieure). Point essentiel, si les lois
peuvent parfois elles-mêmes organiser la différentiation figure/fond, si en effet la
structure interne de la forme l’implique elle-même, la forme comme totalité la suppose en
apparaissant dans un champ qui la comprend. Autrement dit, si la forme est en elle-même
la distinction figure/fond, en vertu de son articulation interne, elle en est dépendante ellemême puisqu’elle apparaît, puisqu’elle se trouve, comme totalité unitaire, figure en
rapport à un fond. La forme qui se détermine elle-même comme une plage visuelle
organisant le rapport figure/fond est ce qu’elle est phénoménalement en apparaissant
comme une figure sur un fond. En ce sens, la forme figure/fond est bien la forme de la
forme, la condition nécessaire à l’apparition de toute forme, laquelle peut d’ailleurs de
manière contingente avoir pour principe d’organisation tel ou tel principe. Il est temps
maintenant de discuter du rapport figure/fond pour lui-même et pour lequel Koffka, dans
les Principes de la psychologie de la Forme, accorde un chapitre à part. C’est en effet « à
part » qu’il faut traiter de ce rapport que les fondateurs de la psychologie de la forme
n’ont toutefois pas saisi selon sa propre possibilité, n’ayant pas en effet interrogé le sens
239
d’être du fond comme Totalité. Cela nous apparaîtra bientôt évident. C’est de ce « point
de vue » à propos de la Totalité que la structuration figure/fond et la phénoménalité
s’articulent.
L’articulation figure/fond est la condition de tout apparaître, proposition qui se
fonde sur un argument expérimental. Invoquons tout d’abord l’expérience sonore qui met
en valeur le rapport figure/fond, le fait même que les sons se prononcent sur un fond luimême sonore, perceptible ou imperceptible (au percevant). Le « silence » est
déterminable en fonction de la sensibilité auditive de l’homme qui se situe entre 20Hz et
20000Hz. Dans cette perspective, le silence est le domaine des infrasons et des ultrasons.
Le silence est également mesurable à partir de son intensité. Ainsi, pour l’homme, un
signal audio en deçà de 40dB est « silencieux », c’est-à-dire n’est pas perçu. Il apparaît
donc que le silence ne signifie pas objectivement l’absence de son (ou de bruit), mais
spécifie un seuil. Or, un silence pur ou parfait est une limite théorique correspondant à
0dB, une limite qui renvoie à un milieu sans atmosphère (ou sans eau) puisque le son a
besoin pour se propager d’un milieu, milieu qui porte et relaie la vibration de « l’objet
sonore ». Aussi, au-delà du seuil perceptif de l’homme, l’absence totale de fond sonore
n’a pas comme telle de sens dans le milieu atmosphérique terrestre où l’enregistrement
du silence bute à 10dB, ne descend jamais en deçà. C’est dire qu’il n’y a pas sur terre de
vide sonore. Dès lors, la perception auditive humaine est toujours déjà objectivement
dans un milieu sonore qui forme le fond imperceptible fondamental à la perceptibilité des
sons, qui correspond à l’arrière-plan que nous éprouvons en entendant un son particulier,
en écoutant une mélodie qui, si elle nous détache quelques instants de la réalité, ne se
détache jamais elle-même radicalement du fond sonore d’où elle naît et meurt. Le fond
est en effet lui-même sonore puisqu’il n’y a, a priori, pas de vide sonore. Autrement dit,
l’absence de non-son fait de l’expérience sonore une expérience de différentiations
sonores se tenant dans l’amplitude auditive de l’homme. Au sein d’une chambre étanche
aux sons extérieurs, formant en elle-même un monde, le sujet n’entend plus que luimême, le travail de son corps, de ses organes, ce qui est par ailleurs un supplice et, pour
cette raison et de fait, une méthode de torture. Dans ce cadre artificiel, l’univers sonore
est en quelque sorte reproduit, implique un certain silence sur le fond duquel se révèle
240
sans interférence la vie du corps. Ainsi, l’expérience subjective du son implique ellemême le rapport qui la situe objectivement en rapport à un fond sonore sans location.
Notons donc pour le moment que la perceptibilité du son s’articule avec une certaine
imperceptibilité, une imperceptibilité en jeu par exemple en musique où le silence est une
note, une phase sonore comme telle. Le rapport figure/fond, comme condition de tout
apparaître, trouve sur le plan visuel une preuve expérimentale, preuve répondant à la
question de savoir si une perception différenciée peut effectivement avoir lieu dans un
champ absolument homogène. La question revient ainsi à savoir si percevoir est
nécessairement ou non percevoir une figure en prise sur un fond. Question à laquelle il
est possible de répondre positivement en créant expérimentalement un champ lumineux
homogène, c’est-à-dire en produisant un Ganzfeld. Le Ganzfeld revient à l’expérience de
quelque chose comme un pur fond. L’expérience phénoménale la moins articulée
possible est au fond l’expérience d’un fond sans figure, parfaitement compact et
régulier 361 . Or, dans les expériences de Metzger,
« les sujets, nous dit P. Guillaume, sont placés en face d’un écran blanc
faiblement éclairé par un projecteur et qui remplit tout leur champ visuel. Dans ces
conditions, l’écran lui-même n’est pas vu comme une surface localisée à une certaine
profondeur. La couleur paraît remplir tout l’espace. Si l’on augmente l’intensité
lumineuse, cette couleur semble d’abord se condenser, mais encore sous une certaine
épaisseur et à une distance qui est d’abord sous-estimée ; enfin, quand l’intensité
augmente encore, l’impression de surface se précise en même temps que celle de
distance. Ce progrès de la perception dépend d’une première différenciation de la texture
superficielle du papier de l’écran, dont le grain est devenu visible ». P. Guillaume en
conclut : « Il n’y a donc de perception d’objet que si des différences d’intensité existent
entre les excitations provenant de plusieurs parties du champ » 362 .
Ainsi, l’objet sensible apparaît concomitamment avec la différenciation du fond luimême, comme en contraste. Le différentiel dans le stimulus par lequel une surface
361
Évidemment, il ne s’agit pas de dire que l’expérience du champ lumineux homogène n’est pas une
expérience perceptive. Une telle expérience est, précisément, l’expérience perceptive d’un champ global
indifférencié et opaque. En ouvrant les yeux, le sujet fait face à un plan total, homogène et dense. De
même, fermer les yeux, pour une personne capable de percevoir, n’est pas ne rien voir. Fermer les yeux ne
revient pas à se priver de tout contenu visuel. C’est plutôt se rendre ainsi aveugle à tout contenu visuel
différencié.
362
Guillaume, Paul, La psychologie de la forme, Éditions Flammarion, Paris, 1971, p. 58. Nous soulignons.
241
émerge du fond est un différentiel de luminosité au sein du fond. La condition de la
perception visuelle n’est pas la lumière elle-même puisque la perception d’un champ
visuel éclairé de manière homogène est une perception indifférenciée, mais un
différentiel de la stimulation au sein même du champ visuel qui se signifie comme une
présence. En bref, dire que « tout objet sensible n’existe (…) qu’en relation avec un
certain « fond » » 363 revient à dire que la différenciation du fond s’organise comme un
rapport figure/fond. Une autre façon de conduire l’expérience du Ganzfeld est décrite par
Delorme de la manière suivante :
« Le sujet porte une « paire de lunettes » hémisphériques construite au moyen de
deux demi-balles de ping-pong qui laissent voir la lumière sans permettre la perception
des formes ou des surfaces. L’impression d’abord ressentie dans un Ganzfeld est de
baigner dans une « mer de lumière » sans profondeur déterminée. Cette vision lumineuse
ne dure guère cependant ; elles s’émousse rapidement et fait place à une cécité
temporaire. (…). On parle à ce propos d’une « myopie du vide » (Dember et Warm,
1979). (…). La cécité produite par les lunettes translucides disparaît dès qu’on introduit
une source de contraste minimale (par exemple, une petite ombre) dans le champ visuel.
Cela confirme un principe défendu par les théoriciens de la Gestalt, qui soutenaient que
pour qu’il y ait perception, il faut qu’il y ait inhomogénéité dans le stimulus, donc du
contraste » 364 .
On le voit, comme pour le son qui se donne à l’expérience auditive sur un fond sonore,
une figure est figure en se différenciant d’un certain fond informe, différenciation qui
correspond à une différence perçue par le système visuel. La perception est cette
différence même. De ce fait, la distinction figure/fond est déterminable comme un
déséquilibre dans le champ de perception, déséquilibre justifiant le fait de dire que la
figure présente un degré supérieur de différenciation par rapport au fond, fond qui peut
être homogène ou non. Le fond de l’expérience perceptive de notre environnement
quotidien est souvent complexe, hétérogène. Par exemple, une table de jardin
apparaissant perceptivement saisie en relation à un jardin fleuri qui, bordé par quelques
pins maritimes, s’ouvre sur une plage où de vieux bateaux de pêche se trouvent échoués,
363
364
Guillaume, Paul, La psychologie de la forme, Éditions Flammarion, Paris, 1971, p. 58.
Delorme, André, Perception et réalité, De Boeck Université, 2003, p. 227.
242
la mer, retiré au loin, semble avoir rejoint le ciel, est un « percept » inscrit dans un
complexe visuel, un ensemble qui peut d’ailleurs faire que la table n’ « apparaisse » pas
comme telle, l’œil pouvant se focaliser sur autre une partie du champ visuel en sorte que
la « table » apparaisse en marge, présente perceptivement mais absente à l’attention du
percevant. Même homogène, le fond n’est jamais à la perception visuelle inexistant mais
le phénomène visuel le plus simple. Le fond n’est jamais invisible, l’expérience du fond
uniforme n’est pas rien. Si les expériences de Metzer font du rapport figure/fond la
condition structurelle de l’expérience de « quelque chose », elles font du fond ce qui ne
peut être absent du fait perceptif au sens même où si l’expérience du fond ne nécessite
pas l’expérience de la figure, la perception ne peut être en aucun cas la perception de
« choses » seulement, de figures (côte à côte) qui seraient que des figures.
Proposition qui ensuite a un argument logique en sa faveur, argument que
Merleau-Ponty use au dépend de la théorie atomiste de la perception :
« Soit une tache blanche sur un fond homogène. Tous les points de la tache ont en
commun une certaine « fonction » qui fait d’eux une « figure ». La couleur de la figure
est plus dense et comme plus résistante que celle du fond ; les bords de la tache blanche
lui « appartiennent » et ne sont pas solidaires du fond pourtant contigu ; la tache paraît
posée sur le fond et ne l’interrompt pas. Chaque partie annonce plus qu’elle ne contient et
cette perception élémentaire est donc déjà chargée de sens. Mais si la figure et le fond,
comme ensemble, ne sont pas sentis, il faut bien, dira-t-on, qu’ils le soient en chacun de
leurs points. Ce serait oublier que chaque point à son tour ne peut être perçu que comme
une figure sur un fond. Quant la Gestaltthéorie nous dit qu’une figure sur un fond est la
donnée sensible la plus simple que nous puissions obtenir, ce n’est pas là un caractère
contingent de la perception de fait, qui nous laisserait libres, dans une analyse idéale,
d’introduire la notion d’impression. C’est la définition même du phénomène perceptif, ce
sans quoi un phénomène ne peut être dit perception. Le « quelque chose » perceptif est
toujours au milieu d’autre chose, il fait toujours partie d’un « champ » » 365 .
L’argument logique porte sur le sens même de l’organisation perceptive, sur le rapport
qu’elle est si elle est perception de « quelque chose ». L’argument en question statue la
365
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 9.
243
manière même dont se structure la perception comme rapport, comme rapport structurel
figure/fond dont dépend la perception de la forme et des éléments dont elle est faîte.
Aussi, les gestaltistes répondent par la négative à la question : est-ce que la distinction
figure/fond provient de l’unification des éléments qui forment la figure ? Cependant,
l’unification des éléments constituant la forme sur le principe de la similitude n’impliquet-elle pas logiquement elle-même la perception préalable des éléments ? Mais, pour les
gestaltistes, du fait même que même la perception des éléments pris individuellement
renvoie à la structure figure/fond, ils renvoient l’organisation primitive de la perception à
une structuration spontanée de la forme, du global. Autrement dit, la structure figure/fond
est à la condition de la perception de « quelque chose » parce qu’il n’y a pas de donation
perceptive de « choses », parce que « le « quelque chose » perceptif est toujours au milieu
d’autre chose, (…) fait toujours partie d’un « champ » ». La perception est par définition
originairement contextuelle, un complexe. Supposons même qu’il n’en soit rien, que la
priorité de l’organisation dans la perception de la forme se réalise par étapes, supposons
que la discrimination figure/fond ait pour principe des « quarks perceptifs », supposons
que la forme soit un donné secondaire, supposons donc qu’il en soit ainsi, le fait est que
l’approche computationnelle ne prend position qu’à l’égard du comment de l’organisation
perceptive, que la question est bien de rendre compte de la discrimination figure/fond, de
la perception dont nous avons phénoménalement l’expérience. Encore une fois, si encore
aujourd’hui, et plus que jamais, les points de vue diffèrent quant à la manière même dont
se structure fondamentalement l’organisation perceptive, il ne s’agit pour les théories de
la perception que de déterminer objectivement le processus qui préside à la structuration
figure/fond, structuration dont nous avons l’expérience. Aussi, qu’il soit immédiat ou
non, que le rapport figure/fond s’origine lui-même ou non, l’expérience immédiate de la
perception se donne comme l’expérience phénoménale du rapport ségrégatif figure/fond,
ce sur quoi se rejoignent et s’accordent les différentes conceptions de la perception, et
c’est là pour nous ici l’essentiel. C’est sur ce plan phénoménal que repose la validité de
l’argument logique qui prend la perception effective pour seul fondement de
l’interprétation de l’expérience perceptive de la perception, l’expérience de laquelle
partent pour déterminer le sens de l’expérience (perceptive) gestaltistes et cognitivistes.
Lorsque les cognitivistes proposent une solution au phénomène des « contours
244
subjectifs », elle ne concerne que la possibilité même de la distinction figure/fond sans
contour produit par une discontinuité lumineuse, c’est-à-dire n’est à propos que de ce que
nous donne perceptivement l’expérience de la perception. Les diverses interprétations de
l’organisation perceptive ne remettent pas en question la structuration figure/fond, elles la
tiennent plutôt pour ce qui est à expliquer. Insistons, la question pour la psychologie est
de finalement savoir comment de manière primitive le système visuel peut avoir accès à
la perception d’une forme apparaissant sur un fond. Le rapport figure/fond est factuel, les
modalités opérationnelles du rapport sont en question, sont à discuter. Revenons dès lors
au fait, à la manière dont nous avons l’expérience perceptive du rapport figure/fond pour
comprendre la structure figure/fond, rapport dont peut-être la forme la plus élémentaire et
patente se manifeste en une région qui se distingue de son milieu en raison du contour qui
la délimite. Que la perception du contour comme ligne ne suffise pas à différencier la
figure du fond, qu’elle ne permette d’ailleurs pas plus la détermination de ce qui
apparaîtra à la perception comme figure ou comme fond, et si, de plus, la différenciation
figure/fond peut se faire en l’absence de contour déterminé par une discontinuité de
luminosité, le rapport de la figure au fond n’en apparaît alors que plus essentiel, comme
relatif à tout apparaître. Aussi, l’expérience « ambiguë » du vase de Rubin dont les
contours objectifs ne permettent pas une définition définitive de la figure par rapport au
fond, la figure et le fond pouvant en effet apparaître alternativement comme fond ou
comme figure, met particulièrement en valeur l’inhérence de l’apparaître au rapport de la
figure au fond.
Que le fond prenne la fonction de la figure, et inversement, de fait, et de manière
constitutive, le changement de polarisation maintient la polarisation figure/fond. Si les
rôles sont transposables, ni la figure ni le fond ne jouent un double rôle. Or, le fait même
que la figure et le fond puissent alterner montre la différence phénoménale entre la figure
et le fond. L’impossibilité même de l’identification figure/fond sans l’anéantissement de
la figure atteste de la nécessité du rapport qui les lie et les oppose, c’est-à-dire du rapport
qui les met en rapport. Examinons le vase de Rubin qui illustre à la fois la réversibilité
figure/fond comme une mesure du sens phénoménal du rapport figure/fond et la manière
dont la figure et le fond apparaissent en rapport l’un à l’autre :
245
Fig. 1
Fig. 2
Fait significatif, il apparaît impossible de percevoir à la fois la figure et le fond avec la
même acuité, c’est-à-dire de percevoir le fond comme je peux percevoir la figure, et
inversement. La simultanéité perceptive figure/fond annulerait le rapport figure/fond et
par conséquent le fait de percevoir « quelque chose ». La simultanéité est la simultanéité
de l’apparition de la figure et de la non-apparition du fond comme figure. Dans le premier
modèle (Fig. 1), le « vase » a pour fond la page blanche à laquelle les profils semblent
appartenir, profils qui de fait, dans le second modèle (Fig.2), se donnent en premier plan.
Les modèles ci-dessus font apparaître le rapport figure/fond comme déterminant la
possibilité de percevoir « quelque chose », possibilité renvoyant à l’impossibilité de saisir
perceptivement sur un même plan le vase et les profils se faisant face. L’apparition du
vase comme tel enfonce les profils dans le fond et l’apparition des profils entraîne dans le
fond le vase qui lui-même devient fond, perdant ainsi ses caractéristiques phénoménales.
Il y a donc en quelque sorte deux « cas de figure » qui présentent phénoménalement la
même stabilité, qui manifestent « quelque chose » en rapport à un fond, l’un faisant du
vase une figure et, par là même, conduisant les profils à l’arrière plan, l’autre escamotant
le « vase » au profit de deux profils. Phénoménalement, ces « cas de figure » n’ont pas la
246
même signification. En revanche, ils sont structurellement identiques en ce qu’une figure
apparaît en rapport à un fond dans les deux cas, deux cas qui s’imposent alternativement
au sujet de la perception. Objectivement parlant, la surface correspondant au vase est la
même alors même qu’elle est phénoménalement différente selon les « cas de figure »,
selon sa place, en avant ou en arrière. Dans un cas, elle est un « vase », dans l’autre, elle
n’est pas un vase ni à vrai dire autre chose mais un fond. Idem pour les profils. Aussi,
l’alternative figure/fond pour une même partie du champ visuel, le vase ou les profils,
n’annule pas le rapport figure/fond, il en révèle plutôt la nécessité, c’est-à-dire la codépendance, la co-apparition figure/fond relative à tout apparaître. Figure et fond coapparaissent mais, en raison du fait qu’ils co-apparaissent, figure et fond se différencient.
Par exemple, à l’expérience perceptive, le « vase » apparaît se profiler sur un fond, sur
une réalité moins articulée que la figure. Ce rapport s’affirme particulièrement lorsque le
« vase » devient figure, se manifeste comme une présence significative, ce qui est vrai
aussi pour les profils qui, advenant au devant de la scène figurale, se montrent en une
unité naturelle qu’ils n’avaient pas en tant que fond. Cette différence singulière
définissant phénoménalement le rapport figure/fond s’associe à un ensemble de
différenciations phénoménales entre la figure et le fond qui furent le thème de travaux
menés par E. Rubin, travaux que nous pouvons résumer et commenter en quelques
propositions. Tout d’abord, souvent, lorsque deux champs ont un bord commun, c’est
celui qui se trouve enclos qui prend figure au contraire du fond qui se retire comme fond.
La figure qui s’individualise au dépend du fond est ainsi généralement enveloppée par un
fond qui ne comporte pas ou peu de parties distinctes. Cependant, si la partie du champ
enveloppée est couramment à la perception la figure, et le champ enveloppant le fond,
cela n’est pas systématique comme en atteste l’expérience du vase de Rubin. Mais un
carré encerclé par un cercle qu’il touche de l’intérieur par ces quatre angles apparaîtra
d’emblée comme une figure. La taille de la figure est en effet un facteur déterminant de
l’articulation de la figure/fond comme rapport enveloppé/enveloppant. Contrairement au
fond, la figure s’extériorise par rapport au fond, se distingue du fond comme un objet
même si la figure renvoie à une forme abstraite. C’est dire que la figure a une forme alors
que le fond en est dépourvu. Plus précisément, la forme du fond est définissable en
opposition à la définition de la forme de la figure. Si la figure possède une forme, c’est-à-
247
dire contour et organisation, le fond cependant réalise une forme informe, amorphe, sans
relief. Autrement dit, la figure présente les caractères spécifiques et phénoménales de la
chose (individualité, cohésion, dessin) alors que le fond, ne bénéficiant pas de l’effet
individualisant du contour, se fond en un fond indéfini. Le fond a donc une forme, une
unité. Concernant le contour : le contour, ligne objective commune au fond et à la figure,
semble être la propriété de la figure. Perceptivement, le contour est assurément le contour
de la figure, lui appartient. Perceptivement, le fond n’a donc pas de contour. En effet, dès
que le « fond » se métamorphose en une « figure », le contour se fait celui de la nouvelle
figure. Le contour est ainsi invariable dans le changement du rapport figure/fond. Aussi,
l’alternance figure/fond signifie que le contour n’est phénoménalement pas commun à la
figure et au fond, que le contour demeure toujours le contour de la figure. La fonction du
contour est fondamentale à la délimitation et donc à la démarcation de la figure à l’égard
du fond. En ce sens, le contour qui caractérise la figure est un facteur organisationnel. Le
contour ouvre ainsi le champ à un « intérieur » vis-à-vis duquel il est « extérieur ». Aussi,
si le fond se forme comme une étendue relativement homogène passant sous la figure,
c’est parce que la figure comporte une certaine frontière, laquelle pouvant du reste être
« subjective », c’est-à-dire le résultat d’une discontinuité lumineuse au sein du champ. À
la différence de la figure, le fond paraît en effet s’étendre derrière et sous la figure.
Relativement indifférencié, le fond paraît être derrière la figure, être au fond un fond et, à
ce titre, être en se continuant uniformément sous la figure. Que la figure puisse devenir le
fond, et inversement, qu’il y ait une rotation figure/fond n’annule pas l’impression que le
fond, potentiellement figure, apparaît comme fond. Le rapport est donc organisationnel.
Dès lors, et c’est une autre tendance mise en lumière par Rubin, le fond tend à être perçu
comme « éloigné » et la figure comme « plus proche » par rapport à l’observateur même
si la figure et le fond sont objectivement à la même distance, c’est-à-dire sur un plan à
deux dimensions. Le rapport figure/fond lui-même forme un indice de profondeur, la
couleur de la figure intensifiant le phénomène. La couleur de la figure semble plus
substantielle que la couleur du fond. Cela signifie que la figure montre une stabilité
qualitative plus grande que le fond, que l’unité subjective de la figure se préserve et se
renforce en sa couleur. La figure est plus substantielle que le fond, c’est-à-dire qu’elle
offre, en tant que partie du champ, une densité propre par rapport au champ lui-même. Si
248
toute partie homogène du champ tend à se déterminer comme une forme, la couleur de la
figure peut accentuer le contraste, c’est-à-dire le rapport entre la figure et le fond. À ce
sujet, Koffka écrit : « This difference in articulation between figure and ground is
universal, and appears not only in their shapes but also in their colours. We have
previously encountered the connection between high degree of articulation and colouring.
Therefore we should expect the same field to look more coloured when it is figure than
when it is ground. And that is confirmed by fact » 366 . Pour finir, la figure prédominant
phénoménalement sur le fond est plus aisée à se remémorer que le fond. Ces propositions
qui portent sur la manière dont la figure et le fond sont phénoménalement en rapport
portent donc sur la réalité structurelle de la totalité figure/fond, réalité qui, se structurant,
développe phénoménalement un sens que le percevant recueille perceptivement. Le
rapport phénoménal figure/fond ne doit ni à la connaissance ni à l’imagination sa forme.
Le fond qui paraît se continuer sous la figure est une vérité perceptive, une vérité
structurelle immanente au fait perceptif que le savoir ni ne précède ni ne fonde. Le
rapport figure/fond s’impose à la perception comme fait perceptif, c’est-à-dire comme
une structuration qui ne peut avoir pour condition préalable une condition subjective. De
quoi le savoir pourrait-il être la constitution alors même que les parties du champ qui,
objectivement ne changent pas, change perceptivement, le fond devenant figure, la figure
devenant fond ? Pareillement à l’expérience perceptive du vase de Rubin, le « pattern de
Marroquin » qui apparaît immédiatement à la perception comme des organisations
circulaires changeantes et se superposant fait apparaître une autonomie organisationnelle
de la perception, autonomie qui s’impose que ce modèle ait été vu de nombreuses fois ou,
au contraire, pour la première fois. Comme le « pattern de Marroquin » 367 , le vase du
Rubin déborde le plan objectif et échappe au contrôle du percevant, le changement de
polarité figure/fond pouvant se faire soudainement. De quoi le savoir serait-il donc la
constitution alors que finalement il a fallu que le rapport figure/fond apparaisse une
première fois à la perception ? De quoi le savoir aurait-il la connaissance face à un
pattern inconnu qui, comme pattern et en tant que pattern articule le rapport figure/fond ?
On peut vouloir voir à nouveau la figure qui nous apparaissait avec tant d’évidence sans y
366
Koffka, K., Principles of Gestalt Psychology, Ed Routlege & Kegan Paul LTD, London, 1950, p. 186.
Pour une représentation du « pattern de Marroquin », se reporter à l’ouvrage de Delorme, André,
Perception et réalité, De Boeck Université, 2003, p. 237.
367
249
parvenir. On peut également vouloir garder la figure stable, toujours « figure » sans le
pouvoir. L’oscillation spontanée entre la figure et le fond n’a pas pour condition une
condition subjective, elle s’opère perceptivement, c’est-à-dire, au niveau même du champ
perceptif et comme une organisation perceptive. Le mouvement alternatif figure/fond du
vase de Rubin renvoie l’instabilité du rapport figure/fond à une stabilité du rapport
figure/fond, à un « ordre » ou une structure essentielle à l’apparaître de tout pattern,
structure qui se structure et qui, à ce titre, n’est pas une forme subjective. L’organisation
perceptive s’opère du côté de ce qui se donne à la perception, du côté de la « nature »
dirait Koffka qui écrit : « Thus we accept order as a real characteristic, but we need no
special agent to produce it, since order is a consequence of organization, and organization
the result of natural forces. In this way our discussion has made manifest how nature
produces order » 368 . Il n’est toutefois pas certain que Koffka appréhende l’ordre de la
« nature » comme un ordre incluant structurellement le sujet lui-même, c’est-à-dire qu’il
n’est pas certain que Koffka pense le sujet à partir des termes mêmes à travers lesquels il
thématise l’ordre dont la nature serait la manifestation. Le sujet de la perception, comme
dimension du champ perceptif, est pourtant un déterminant structurel de l’organisation
perceptive en raison même de sa mondanéité. L’ « ordre » auquel fait référence Koffka
comprend de fait le percevant en tant qu’il est perceptible, est lui-même une partie du
champ perceptif. Quoi qu’il en soit pour l’instant, Koffka présente une filiation intérieure
entre « ordre », « organisation » et contraintes structurelles ou « forces » dont les « lois »
principielles de la psychologie de la forme ont pour but de décrire le sens. Relative à une
organisation structurelle, l’ « ordre » est, comme manière dont s’ordonne le champ
perceptif, formel. Or, toute forme se forme comme une interrelation complexe, une
interrelation que Koffka et les gestaltistes ont thématisé à travers le rapport partie/Tout.
L’ « ordre » comme tel développe du sens et l’organisation dont le sens est le produit et
l’attestation phénoménale est déterminable à partir de la relation de la partie au Tout :
« Our discussion has dealt with very elementary objects, objects which as such are
far removed from those manifestations of the mind in which the « understanding »
psychologists are justly interested. But even these humble objects reveal that our reality is
368
Koffka, K., Principles of Gestalt Psychology, Ed Routlege & Kegan Paul LTD, London, 1950, p. 175.
C’est K. Koffka qui souligne.
250
not a mere collocation of elementals facts, but consists of units in which no part exists by
itself, where each part points beyond itself and implies a larger whole. Facts and
significance cease to be two concepts belonging to different realms, since a fact is always
a fact in an intrinsically coherent whole. We could solve no problem of organization by
solving it for each point separately, one after the other; the solution had to come for the
whole. Thus we see how the problem of significance is closely bound up with the
problem of the relation between the whole and its parts. It has been said: the whole is
more than the sum of its parts. It is more correct to say that the whole is something else
than the sum of its parts, because summing is a meaningless procedure, whereas the
whole-part relationship is meaningful » 369 .
Le sens apparaît comme une qualité émergeante de l’organisation partie/Tout, est ce qui
apparaît de l’organisation elle-même. L’organisation produit une unité non additive mais
complexe, une unité liée à la totalité partie/Tout, une unité faisant que le Tout est quelque
chose d’autre que la somme de ses parties. Autrement dit, Koffka décrit une réalité
qualitative relative à la totalité elle-même qui n’a pas de correspondance au niveau des
parties qui la compose. Pour Koffka, les parties sont ce qu’elles sont en raison de leur
appartenance au Tout, le sens apparaissant comme la propriété phénoménale et globale de
l’organisation partie/Tout. Cependant, Koffka propose une définition de l’organisation
partie/Tout en fonction du Tout, ne propose pas dès lors une définition interrelationnelle
du rapport partie/Tout, c’est-à-dire une définition qui comprend la partie et le Tout dans
un rapport circulaire, de co-détermination. Koffka rapporte ainsi le sens des parties au
Tout sans reprendre le sens du Tout en fonction des parties. La qualité, l’apparition du
sens est plus une caractéristique de la totalité partie/Tout que du rapport partie/Tout luimême. Aussi, Koffka lie l’émergence qualitative, ce quelque chose d’autre qui n’est pas
une somme, à une relation renvoyant le Tout à lui-même plutôt qu’à une interrelation codéfinissant la partie et le Tout. Autrement dit, Koffka rend compte du rapport partie/Tout
en prenant pour seul point de vue le point de vue holiste, ne considère donc pas le Tout
comme rapport, c’est-à-dire comme une interdépendance partie/Tout. Or, que nous ne
puissions réduire le Tout aux parties signifie que nous ne pouvons réduire les parties au
Tout. L’impossibilité même de la réduction du Tout aux parties, et inversement, implique
369
Koffka, K., Principles of Gestalt Psychology, Ed Routlege & Kegan Paul LTD, London, 1950, p. 175.
251
de concevoir le Tout et les parties en rapport, dans un rapport de réciprocité circulaire,
c’est-à-dire comme des réalités interrelationnelles. Il ne suffit pas de dire que le Tout est
plus que la somme de ses parties, de dire par conséquent que les parties sont plus
qu’elles-mêmes de par et dans le Tout car l’irréductibilité partie/Tout est réciproque, est
par définition irréductible au Tout comme à la partie. La définition de la partie à partir du
Tout appelle une définition du Tout à partir de la partie. Koffka limite le sens de
l’émergence (du sens) à la globalité en ce qu’il ne spécifie pas l’unité globale du Tout à
partir de la structuration partie/tout elle-même. L’émergence n’est pas pour Koffka un
produit de la structuration partie/Tout mais une organisation du Tout qui se compose de
parties. L’émergence ne peut être immanente au Tout que si le Tout est lui-même une
émergence, un Tout en rapport à ce qui le détermine comme Totalité, à savoir la partie.
Si, comme l’écrit Edgar Morin, « on peut appeler émergences les qualités ou propriétés
d’un système qui présentent un caractère de nouveauté par rapport aux qualités ou
propriétés des composants considérés isolément ou agencés différemment dans un autre
type de système », si le sens émergeant du Tout est une qualité par rapport aux
constituants du Tout, alors le sens n’est pas une propriété du Tout lui-même mais une
qualité du Tout comme produit d’organisation, comme réalité dont la réalité se structure
en rapport à la partie (du Tout). Ce qui pose problème n’est pas de lier le Tout à la
définition du sens mais de dissocier le Tout de l’organisation par laquelle le Tout advient
à lui-même et tire sa factualité. Penser la globalité sans la structuration dont elle se forme
revient à enlever à l’émergence son caractère factuel. Le Tout n’a pas de sens en soi,
n’est pas comme tel formel. Le Tout n’est un fait que relativement à l’organisation dont il
est une dimension, c’est-à-dire que le Tout est interrelationnel. Encore une fois, le Tout
s’identifie au sens de par et dans son rapport à la partie comme la partie est plus qu’elle
n’est individuellement dans et par le Tout. Le Tout n’est pensable que comme
interrelation du Tout à lui-même, le Tout étant alors en rapport à ce qui le détermine
comme Tout, en rapport à la partie car il en est une dimension. Autrement dit, le Tout est
un état organisationnel, un complexe relationnel faisant du rapport partie/Tout la réalité
du Tout. Aussi, ce qui fait évènement est l’irréductibilité partie/Tout, irréductibilité
faisant l’interdépendance du structurel et de la phénoménalité. Irréductibilité qui fait état
en elle-même de l’interrelation partie/Tout, qui renvoie la factualité phénoménale de
252
l’émergence à la structuration organisationnelle partie/Tout. L’émergence de la forme
comme « émergence », globale et unitaire, est le versant phénoménal et corrélatif de la
structure relationnelle et irréductible partie/Tout. Le Tout ne peut apparaître comme
quelque chose de plus que les parties qui le forment que si le Tout est moins que ce qu’il
serait sans les parties qui le renvoient à sa globalité. En d’autres mots, ce quelque chose
de plus faisant que le Tout est phénoménalement quelque chose est le rapport dont le
Tout se structure. Comme le Tout et les parties (du Tout) sont ontologiquement
indissociables, phénoménalité et structuration le sont. Or, la caractérisation de ce plus
n’est pas pour Koffka relationnel au sens co-définitionnel du terme parce que la totalité
de ce tout qui est quelque chose de plus que ses parties est compris régionalement, est
elle-même une partie du champ perceptif. Le sens relationnel du Tout n’apparaît pas pour
lui-même parce que le tout de la psychologie de la forme est une totalité. Koffka ne
parvient pas à une définition structurelle/organisationnelle du Tout car la totalité du tout
qu’il thématise dépend de l’expérience de patterns, de modèles. La totalité du tout
correspond en fait à une zone visible du champ perceptif, à un ensemble local figurant lerapport-de-la-figure-en-rapport-au-fond-immédiat. Ainsi, par exemple, une plage
visuelle sur un plan homogène constitue une distinction au sein du champ, une
articulation qui présente les caractéristiques formelles de la totalité. Toutefois, une figure
relativement simple en relation avec un fond uniforme, bien que représentant un sens, ne
concerne qu’une portion du champ visuel. Alors que l’expérience perceptive du pattern le
rapporte dans un rapport englobant, dans un rapport qui excède le fond que Koffka pense
à partir de sa relation à la figure, Koffka concentre sa définition du tout à la totalité qui
situe le pattern dans son environnement immédiat. C’est donc, selon nous, parce que
Koffka approche l’organisation perceptive à partir de patterns qu’il néglige au fond
l’expérience perceptive, expérience qui revient à la donation de ce qui apparaît comme à
une figure en rapport à un fond, à un fond qui apparaît perceptivement comme inhérent à
l’expérience de la figure, à un fond qui ne comprend pas seulement la figure mais le
percevant, dont le percevant est le sujet et une dimension. Prenons donc pour thème
l’expérience perceptive, l’articulation dont elle est l’expérience pour l’irréductibilité du
rapport figure/fond en vue de déterminer le caractère structurel du fond. L’irréductibilité
de l’expérience perceptive, l’irréductibilité de l’appartenance du percevant à ce dont il est
253
le sujet ne correspond-elle pas à l’irréductibilité du rapport figure/fond, à l’irréductibilité
de l’apparaître ? Parce que le percevant est du côté de ce dont il est le sujet, fait lui-même
partie comme apparaissant de ce dont il a l’expérience (perceptive), l’irréductibilité de
l’expérience perceptive n’est-elle pas structurellement l’irréductibilité du rapport
figure/fond, du rapport conditionnant tout apparaître ? Le sujet de la perception
apparaissant, le rapport du sujet à ce dont il se rapporte perceptivement n’est-il pas le fait
de la structure dont dépend l’expérience perceptive, à savoir le rapport figure/fond ? Que
l’expérience perceptive soit l’expérience du sujet de la perception en rapport à ce dont il
est le sujet ne signifie-t-il pas que le sujet percevant est lui-même soumis à la structure de
la perception et que, par conséquent, c’est en fonction de la structure de la perception que
dépend la détermination du sens de l’irréductibilité de l’expérience perceptive ? En bref,
l’intramondanéité du percevant qui se décline perceptivement ne nous impose-t-elle pas
de la saisir à partir de la condition de l’expérience (perceptive) ? Prenons donc plus
précisément pour thème l’irréductibilité du rapport figure/fond dans le but de comprendre
le sens de l’irréductibilité de l’expérience, du rapport faisant du sujet percevant un
apparaissant, c’est-à-dire structurellement parlant, une figure en rapport à un fond.
L’irréductibilité elle-même du rapport figure/fond nous apprendra en quoi le rapport
figure/fond est interrelationnel, en quoi la phénoménalité est structurelle.
Un apparaissant apparaît en apparaissant en relation avec l’ensemble du champ
visuel dont il fait partie, champ qui au sens global du terme forme le fond, c’est-à-dire ce
qui ne peut apparaître comme une figure ou encore comme une partie du champ en vertu
du fait que la figure et le fond forment ensemble un rapport de différenciation du champ,
un rapport phénoménal qui, du point de vue structurel, est l’articulation de la partie (du
Tout) et du Tout comme Totalité. En ce sens, le rapport phénoménal figure/fond est
structurellement le rapport partie/Totalité. Si la phénoménalité est ce qu’elle est en raison
même de la structure qui la conduit à elle-même, la structure partie/Totalité structurant la
phénoménalité se détermine elle-même phénoménalement. Aussi, comme interrelation, la
structure partie/Totalité est immanente à la phénoménalité elle-même, le sujet percevant
(partie) apparaissant en rapport au monde au sens de Totalité (Fond). C’est la raison pour
laquelle, et c’est l’objet du prochain chapitre, la Totalité est/apparaît comme l’expérience
254
du Fond (Totalité). Nous allons le montrer en tâchant de montrer que le mode d’être de la
Totalité est un mode d’apparaître. Acquis alors le fait de la correspondance interne entre
l’être et l’apparaître, nous serons mieux à même de comprendre le fait que d’être en
rapport à est nécessairement rapport de Totalité, rapport connaissant des variations
modales relatives aux différents sens mais qui demeure structurellement ce qu’il est,
chaque sens se déterminant en effet par rapport à un unique rapport au monde, sur fond
de monde. Ce qui advient sensiblement aux sens répond au rapport de Totalité, se situe
nécessairement et toujours sur fond de Totalité. Que la perception advienne, elle advient
comme rapport de perception, c’est-à-dire interrelationnellement. Établi le fait que l’être
est d’apparaître et que l’apparaître est d’être rapport interrelationnel corps/monde, nous
comprendrons alors « why we see things and not the holes between them » 370 .
370
Koffka, K., Principles of Gestalt Psychology, Ed Routlege & Kegan Paul LTD, London, 1950, p. 208.
255
A.2.3) La structure de la phénoménalité.
A.2.3.1) Le mode d’apparaître du Tout comme Totalité.
Si en effet « il est vrai que le monde est ce que nous voyons » 371 , comment dire
« ce que c’est que (…) monde » 372 sinon en revenant à l’expérience perceptive du rapport
de perception, à l’expérience d’où s’articule l’expérience elle-même puisque l’expérience
est l’expérience irréductible de l’irréductibilité de l’expérience corps/monde ? Comment
déterminer le sens d’être du monde sinon en le déterminant à partir du rapport dont
l’expérience elle-même se structure, rapport qui place le sujet de la perception en tant que
corps (figure) du côté de ce dont il est en rapport, en rapport au monde ? Du même côté
de ce dont il est le sujet, l’expérience du sujet de l’expérience ne peut correspondre à un
rapport à soi du vécu. Prise dans le rapport dont il est le sujet, l’expérience du percevant
est bien plutôt l’expérience du rapport qui caractérise l’expérience comme expérience, en
et par lequel se donne l’expérience (du monde) comme rapport au « monde vu dans
l’inhérence à ce monde » 373 . L’expérience comme rapport est un caractère structurel de
l’expérience. Dès lors, la détermination de la signification ontologique du monde est bien
un retour à la vérité de l’expérience (perceptive), à l’expérience même de l’ouverture au
monde comme ouverture du monde lui-même. En raison de la structure de l’expérience –
l’expérience apparaît être l’expérience du rapport dont elle se structure – la définition de
ce que veut dire « monde » revient à la définition du monde dont l’expérience est
l’expérience. Le monde dont l’expérience (perceptive) est l’expérience est le monde de
l’expérience (perceptive), le monde comme rapport à la transcendance du monde. Il ne
peut donc s’agir de chercher l’être du monde hors du rapport de l’expérience (perceptive),
« de s’installer en deçà de toute expérience, dans un ordre pré-empirique où elle ne
mériterait plus son nom » 374 . « Savoir ce que c’est que l’être-monde » 375 ne peut revenir
à sortir de l’ordre ontologique de l’expérience pour déterminer un sol plus convaincant et
plus sûr que l’expérience elle-même car on ne peut en sortir, l’expérience ne débouchant
371
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 18. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
372
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 17. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
373
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 276.
374
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 27.
375
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 21.
256
que sur de l’expérience, l’expérience s’ouvrant continuellement à de l’expérience
(perceptive). Que l’expérience (perceptive) ouvre toujours et encore sur de l’expérience
(perceptive), cette expérience nous apprend, mieux qu’aucune autre, ce qu’est la présence
(perceptive) du monde : le monde comme présence absolue, comme condition
« effective » de toute présence. Or, si l’expérience est l’expérience du monde, si
l’expérience perceptive est ce à quoi nous avons ouverture, alors l’explicitation du mode
d’être du monde passe par la description de la « transcendance du monde comme
transcendance » 376 , transcendance du monde qui ne peut donc avoir de sens dans un ordre
de l’en soi, qui ne peut donc figurer un monde hors du rapport qui le situe en rapport à sa
propre transcendance. « La vraie solution, nous dit Merleau-Ponty, Offenheit d’Umwelt,
Horizonhaftigkeit » 377 . La solution est de partir d’où l’on ne peut que partir, c’est-à-dire
de l’expérience du monde. Partir de l’expérience (perceptive) du monde pour dire ce
qu’est le monde, cela signifie le décrire à partir de et selon l’expérience comme rapport
de perception. Autrement dit, l’expérience est la solution du « problème du monde »
parce que le monde et l’expérience (perceptive) du monde s’identifient, ce qui signifie
que décrire le monde pour dire ce que c’est que le monde revient à décrire l’expérience
(du monde) elle-même, le rapport dont l’expérience est l’expérience. Si l’expérience
perceptive est en effet la solution alternative à la pensée qui pense contradictoirement,
« toute négation du monde, mais aussi toute neutralité à l’égard de l’existence du monde
a pour conséquence immédiate qu’on manque le transcendantal. L’épochè n’a le droit
d’être neutralisation qu’à l’égard du monde comme en soi effectif, de l’extériorité pure :
elle doit laisser subsister le phénomène de cet en soi effectif, de cette extériorité » 378 .
L’épochè doit rendre la perception à sa vérité, à ce plan qui ne concerne que le rapport
qui articule les « images ». Elle « doit laisser subsister » le rapport dont la perception est
le rapport, neutraliser simplement une histoire du savoir qui plaque sur l’expérience ce
que l’on peut en penser, recouvrant ainsi sa phénoménalité. Le travail de l’épochè ne
consiste qu’à rendre l’expérience perceptive à sa phénoménalité en suspendant la
reformulation de l’expérience à partir du sujet de l’expérience uniquement, reformulation
376
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 60.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 247.
378
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 223. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
377
257
qui substitue au rapport originaire de perception un rapport réel entre des étants : le sujet
qui pose le monde comme son corrélat subjectif, le monde devenant alors ni plus ni
moins qu’une « sublimation de l’Étant » 379 . L’épochè garantit que le retour à l’expérience
est bien un « retour » à ce dont l’expérience est l’expérience, à savoir un rapport
(perceptif) à un seul monde, à l’ouverture du monde qui implique le sujet dont le monde
est l’ouverture. Autrement dit, épochè libère la voie à un retour au rapport dont la
phénoménalité se structure, rapport qui se structure comme rapport figure/Fond. Il n’y a
de (rapport de) phénoménalité que comme rapport figure/fond, cela nous le savons. Or, la
négation par substitution de la figure par le fond dont elle est la figure permet en fait de
faire apparaître le sens d’être de la présence du fond dont la figure est la figure, ce qui
revient à faire apparaître le mode d’être du monde lui-même et le sens de son implication
vis-à-vis du rapport qui le situe en rapport à un corps percevant.
Un exercice relativement simple qui consiste à substituer une figure par son fond,
faisant du fond une figure, puis à substituer de nouveau la figure qui fut antérieurement
un fond par son fond, faire apparaître ultimement, lorsque le processus de substitution se
répète, un Fond et, par là même, la signification ontologico-phénoménale du rapport
figure/fond (Fond). En effet, la substitution de la figure par le fond dont elle est la figure
présuppose toujours un fond, doit finalement sa possibilité à l’existence/présence de ce
qui demeure fond. Ainsi, la substitution de la figure par le fond dont elle est la figure ne
laisse pas un vide, laisse nécessairement la place à un fond. En d’autres mots, le
remplacement même de la figure par le fond entraîne en quelque sorte l’émergence ou la
venue de ce qui forme le fond de la figure. Or, le fond devenant figure se décline de
nouveau dans un rapport figure/fond. C’est dire que le fond ne peut devenir une figure
qu’en apparaissant en rapport à un fond dont il est la figure. La négation par substitution
de la figure par le fond dont elle est la figure implique l’apparition du fond du fonddevenu-figure. Dès lors, puisque l’opération de remplacement de la figure par le fond de
la figure maintient le rapport organisationnel figure/fond, elle apparaît applicable au fond
du fond-devenu-figure, faisant alors du fond du fond-devenu-figure une figure. Le
rapport de substitution peut se répéter, il se réitère toujours et nécessairement comme le
379
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 238.
258
rapport figure/fond. La négation par substitution fait ainsi toujours apparaître un fond
plus pro-fond que celui qui apparaissait précédemment comme fond, faisant de ce fait
même apparaître le rapport figure/fond comme le rapport conditionnant l’apparaître de
« quelque chose ». De plus, la négation par substitution rencontre un plafond, une limite
en ce qu’elle fait apparaître un Fond, c’est-à-dire ce qui ne peut apparaître comme une
figure. En effet, un apparaissant, apparaissant sur un fond, est lui-même possiblement un
fond sur fond duquel peut apparaître une figure. Toutefois, la figure qui a pour fond ce
qui apparaît être une figure sur un fond plus profond apparaît en rapport à un Fond sans
fond. Une feuille de papier repose sur une table, une table qui apparaît comme un fond
pour cette feuille de papier et une figure en apparaissant dans la pièce dont elle est un
meuble, une pièce elle-même en prise avec un entourage plus large et moins distinct qui
lui-même s’inscrit phénoménalement en rapport à ce qui n’apparaît pas comme tel, à ce
qui se présente comme le fond de tous les fonds, le Fond. Aussi, la négation par
substitution de la figure par le fond est l’attestation de la plénitude du Fond, la négation
d’un fond l’attestation du Fond. En d’autres mots, la possibilité même de la négation du
fond comme fond, c’est-à-dire comme une figure en rapport à un fond plus pro-fond, met
au jour la structure ontologico-phénoménale du rapport figure/Fond dont dépend
l’apparition de toute figure, structure dont la phénoménalité est la manifestation. Il en
ressort qu’il y a une nécessité eidétique entre le fait d’apparaître comme un apparaissant
et le fait d’apparaître sur Fond de ce qui ne peut être nié comme Fond. Une figure est
figure en raison même de son appartenance au Fond. Apparaître comme une figure, c’est
apparaître sur fond du Fond et, en ce sens, toute apparition est, par co-définition, coapparition du Fond. L’appartenance figure/Fond figure par conséquent un rapport qui,
loin de correspondre à une relation contingente, correspond à « la définition même du
phénomène perceptif » 380 . Aussi, la négation par substitution de la figure par le fond dont
elle est la figure fait ressortir le Fond comme ce qui ne peut apparaître autrement, Fond
ultime et indépassable de toute figure et qui, de ce fait, représente la condition
d’apparaître de toute figure. Le Fond, en tant que ce qui ne peut être une figure, c’est-àdire, un apparaissant sur fond de « quelque chose », en tant que ce qui ne peut se
manifester phénoménalement en rapport à un fond plus pro-fond, est ce dont précisément
380
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 10.
259
la figure ne peut se différencier comme apparaissant. Apparaître signifie co-apparaître sur
fond du Fond qui n’apparaît pas lui-même en tant que Fond, Totalité. Le rapport de coapparition renvoie à une interrelation figure/Fond, à une co-dépendance d’être/apparaître
et de sens. Le rapport d’appartenance de la figure/Fond signifie que l’apparition de la
figure est structurellement indissociable de l’apparition du Fond, que l’apparition de la
figure est une modulation de la Totalité. Le Fond n’est donc constitutif de l’apparaître de
la figure qu’en co-apparaissant à même la figure dont il est le Fond, le Font étant de ce
fait même la condition ontologico-phénoménale de l’apparition de la figure. Le Fond
comme Totalité prend ainsi forme concomitamment à l’apparition de la figure, se
constitue en elle. Le rapport figure/Fond est interrelationnel, c’est-à-dire que le rapport
figure/Fond est un rapport structurel, de co-détermination entre la figure et le Fond. La
co-détermination ontologique figure/Fond renvoie ultimement à l’appartenance de la
figure au Fond comme Totalité, faisant du rapport figure/Fond un rapport autoréférentiel,
un rapport se structurant lui-même. Il faut saisir l’appartenance figure/Fond comme
structurel, l’appartenance comme structure, appartenance qui de fait se manifeste comme
un renvoi phénoménal figure/Fond 381 . Dès la Phénoménologie de la perception, MerleauPonty réfère la problématique de la perception à la question du sens de la Totalité, c’està-dire à l’expérience du monde. Il écrit ainsi : « Le problème classique de la perception
de l’espace et, en général, de la perception doit être réintégré dans un problème plus
vaste. Se demander comment on peut, dans un acte exprès, déterminer des relations
spatiales et des objets avec leurs « propriétés », c’est poser une question seconde, c’est
donner comme originaire un acte qui n’apparaît que sur le fond d’un monde déjà familier,
381
On peut aborder le rapport figure/Fond en prenant pour point de départ le Fond. Le Fond est ce qui ne
peut co-apparaître comme figure au sens où il apparaît impossible de saisir le Fond de la manière dont on
saisit perceptivement la figure. Le Fond n’est donc pas substituable à une figure. Autrement dit, le Fond ne
peut jamais devenir, à la perception, une figure. Il co-apparaît toujours et nécessairement comme Fond.
L’exercice mental de substitution que nous proposons suppose la présence d’un observateur, lequel ne peut
faire que le Fond, à la perception, apparaisse comme une figure. En revanche, ce même observateur, selon
le déplacement de son corps et/ou de son attention, est en mesure d’appréhender perceptivement toute
figure comme un fond. Par exemple, selon le mouvement de mon attention, un panneau publicitaire dans
une rue changera perceptivement de statut, passant de figure sur fond de rue/monde à un fond sur lequel
apparaît tel ou tel mot, ce dernier ne cessant pas toutefois de co-apparaître sur fond de rue/monde. Toute
figure perceptible est possiblement un fond, et inversement, selon le point de vue de l’observateur. Mais,
qu’une figure puisse apparaître comme un fond, et inversement, suppose la co-apparition de ce qui n’est ni
une figure ni un fond, à savoir le Fond. C’est à la fois la contingence du rapport local de substitution
figure/fond et l’inaliénabilité perceptive du Fond que cet exercice veut mettre en valeur.
260
c’est avouer que l’on a pas encore pris conscience de l’expérience du monde » 382 . Le
retour à l’expérience (perceptive) est bien un retour à « l’expérience du monde » et c’est à
partir de cette expérience qui situe le percevant (figure) en rapport à ce dont il est le sujet
(le Fond) qu’il s’agit de comprendre l’expérience elle-même, le rapport autoréférentiel
dont l’expérience se structure se manifestant à même l’expérience. Il est vrai et nécessaire
de rapporter la problématique de l’expérience perceptive à l’expérience perceptive ellemême, c’est-à-dire à la détermination du sens du rapport dont l’expérience est
l’expérience. Il est ainsi nécessaire de penser l’expérience selon l’expérience en vue de
proprement penser l’expérience qui comprend le sujet qui la pense, et ainsi éviter les
écueils du dualisme, ce dont Merleau-Ponty, ni dans Phénoménologie de la perception ni
dans Le visible et l’invisible, ne parvient au final à faire. L’expérience (perceptive) situe
le sujet de la perception en rapport au Fond, c’est-à-dire au monde. Le monde de
l’expérience est l’expérience du monde. De la négation par substitution de la figure par le
fond dont elle est la figure ressort, corrélativement à la structure interrelationnelle
figure/Fond dont la phénoménalité se structure, la primordialité du Fond comme Totalité.
En effet, la négation par substitution fait apparaître un Fond sans fond, une réalité
primordiale et préalable à l’apparition de toute figure et, en ce sens, condition de toute
apparition. Elle le met au jour en ne pouvant s’appliquer sur lui en ce que l’opération
même de négation par substitution le présuppose. Ce que fait apparaître la négation par
substitution est sa propre possibilité. Non seulement la négation par substitution n’altère
pas l’être du Fond mais elle en révèle la profondeur, l’inaltérabilité en tant que ce qui
comprend tout, qui dès lors se comprend en comprenant sa propre possibilité, la figure.
La négation par substitution fait apparaître ce qui ne peut se manifester comme une figure
en tant que Fond, Totalité. Autrement dit, le Fond est ce qui ne peut avoir de fond, ce qui
apparaît en co-apparaissant. L’antériorité absolue du Fond est ainsi indissociable de
l’appartenance figure/Fond comme rapport structurel. Le Fond est ontologiquement à la
condition de l’apparition de la figure en la co-conditionnant, en ce que l’apparition de la
figure est une détermination phénoménale de la Totalité elle-même. L’appartenance est
structurelle dans la mesure où le rapport ontologique figure/Fond (corps/monde) est intraontologique. La primordialité est au fond la primordialité de la Totalité elle-même au sein
382
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 325.
261
de laquelle se développe le relationnel. Aussi, dire que le Fond est Totalité, c’est dire en
premier lieu qu’il est le fait originaire et indéfectible, dimension de ce qui fut, est et sera.
Le Fond est le fond de toute chose et, à ce titre, n’est pas lui-même une chose (figure).
Patočka écrit au sujet du monde, de ce qui ne souffre donc pas de la négation parce qu’il
la rend possible :
« Le monde n’est pas somme, mais totalité. On ne peut pas en sortir, s’élever audessus de lui. Le monde est, par tout son être, milieu, à la différence de ce dont il est le
milieu. Pour cette raison, il n’est jamais objet. Pour cette même raison, il est unique,
indivisible. Toute division, toute individuation est dans le monde, mais n’a pas de sens
pour le monde. Lieu de toute indivision : milieu de tous les lieux de tous les instants, de
toutes les époques et durées » 383 .
La Totalité n’est ni saisissable comme une chose ni comme un ensemble de choses parce
qu’elle est transcendance absolue, « omni-englobante et donc intotalisable » 384 . Ni chose
ni ensemble de choses, la Totalité désigne donc la Forme, ce dont toute chose est un
mode, « dimensionnalité ». Le rapport dont l’appartenance se structure est un rapport au
Fond, à une réalité qui n’est pas totalisable, incontenable en ce qu’il fonde tout point de
vue. Dire enfin que le Fond est Totalité, c’est dire qu’en raison de son incontenabilité, le
Fond ne peut apparaître lui-même comme un apparaissant (figure), que ce qu’il est
implique son inapparition comme figure (chose singulière, contenu particulier, réalité
individuée). Car la Totalité est tout ce qui est, son être est de n’apparaître qu’en coapparaissant. Le Tout comme Totalité co-apparaît car l’apparaître se structure sur fond du
Fond, du fond même du Fond, se constitue interrelationnellement, comme rapport
autoréférentiel. Il faut ainsi saisir le sens du rapport structurel figure/Fond (corps/monde)
comme indivisible du mode d’être du Fond qui, comme Totalité, n’apparaît pas lui-même
comme figure et, pour cette raison, est au principe de l’apparition de la figure en tant que
la figure appartient au Fond, est une partie du Tout. La possibilité même du rapport
interrelationnel figure/Fond faisant de la co-définition figure/Fond ce qu’est l’apparaître
est une possibilité de la Totalité elle-même, une possibilité immanente à la Totalité en ce
383
384
Patočka, Jan, Papiers Phénoménologiques, Éditions Jérôme Millon, 1995, p. 114.
Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 81.
262
qu’elle la rend possible, la Totalité contenant ainsi sa propre possibilité, sa propre
visibilité. Aussi, le rapport dont se structure la phénoménalité apparaît à même la
phénoménalité, ne peut lui être extérieur dans la mesure même où la transcendance de la
Totalité annule tout rapport d’extériorité. La transcendance du monde est la facticité du
monde, transcendance d’où se structure le rapport qui le rapporte à sa propre
transcendance puisqu’il s’effectue à partir du monde lui-même et, dès lors, comme
modulation du monde. Il s’agit de penser le rapport structurel figure/Fond en rapport à
l’appartenance ontologique de la figure au Fond. Dès lors, la non-présentabilité du Fond
en tant que Totalité, en raison même de l’appartenance de la figure au Fond, est
constitutive de la présentabilité de la figure. L’appartenance est structurelle en ce que
l’inapparition de la Totalité, en raison même de son incontenabilité, est indivisible de
l’apparition de la figure. L’inapparition de la Totalité est impliquée par l’apparition de la
figure, et inversement. Inapparition et apparition se structurent, c’est-à-dire qu’ils coapparaissent, co-apparition qui compose la phénoménalité et que Merleau-Ponty
thématise à travers le rapport visible-invisible. Il faut ainsi comprendre que la
correspondance entre le rapport figure/Fond et le rapport partie/Tout est structurelle,
c’est-à-dire que la structure autoréférentielle se détermine phénoménalement, le monde
s’ouvrant ainsi à lui-même. Revenons au rapport partie/Tout pour voir se dégager le sens
phénoménal du rapport lui-même.
En identifiant, dans Matière et mémoire, le percevant à une « image » et la
matière à « un ensemble d’images », Bergson proposait de rendre compte de l’articulation
perceptive à partir de et selon l’expérience (perceptive), la perception apparaissant alors
comme un rapport. Ayant à spécifier le sens du rapport apparemment paradoxal situant
une « image » en rapport à « l’ensemble des images », Bergson élevait la problématique
de la perception à son sens propre, c’est-à-dire en correspondance à la structure dont se
structure la phénoménalité. Bergson soulevait par là même un problème au sens propre
du terme : comment en effet une image (partie/corps percevant) parmi les images peutelle être (apparaître) le centre des images (Totalité/monde) ? Merleau-Ponty nous
rappelle dans Le visible et l’invisible que l’attitude naturelle comprend spontanément le
sens du rapport corps/monde comme un rapport d’inclusion, la partie étant alors contenu
263
dans le Tout : « Il nous faut rejeter les préjugés séculaires qui mettent le corps dans le
monde et le voyant dans le corps, ou, inversement, le monde et le corps dans le voyant,
comme dans une boîte » 385 . Que disons-nous en effet en disant que la partie est dans le
Tout ? Dire que la partie est dans le Tout revient à dire que la partie est contenue dans un
conteneur dans la mesure où la relation d’inclusion correspond à une relation spatiale,
c’est-à-dire une relation où les termes de la relation sont visibles eux-mêmes, visibles
comme l’est la relation qui les lie. Pour le dire autrement, la relation d’inclusion
partie/Tout réfère à un rapport où la partie et le Tout apparaissent l’un et l’autre, l’un
dans l’autre. Ils sont de la même manière dans l’espace, occupent l’un et l’autre de
l’espace dans l’espace. Ils indiquent l’un et l’autre une place, composent un espace de
leur position respective. La partie et le Tout, dans le rapport d’inclusion, sont un rapport
entre des étants au sein d’un espace ontologique qui lui n’apparaît pas comme un espace.
C’est la raison pour laquelle, la partie contenue est une partie à l’intérieur du Tout et une
partie qui elle-même est, en tant que contenue, spécifiable comme un conteneur, faisant
dès lors du Tout lui-même, en tant que conteneur, une réalité contenable. Le conteneur
est ainsi, en droit, contenu et le contenu est, en droit, conteneur car la relation d’inclusion,
perceptible elle-même, implique des réalités totalisables, c’est-à-dire des réalités qui sont
perceptivement saisissables pour elles-mêmes, indépendamment de la relation qui les
situent en rapport l’un à l’autre. Aussi, la définition du statut de la partie ne renvoie pas à
une co-définition partie/Tout, et vice versa, mais à un point de vue extérieur qui, en tant
que point de vue extérieur à la relation elle-même, surimpose à des réalités
perceptivement indépendantes un rapport de l’extérieur, c’est-à-dire finalement un
rapport qui n’est pas constitutif de ce qu’elles sont individuellement. Dans la relation
d’inclusion, la partie et le Tout sont l’une et l’autre des apparaissants et, de ce fait,
partagent en droit le même statut, faisant que la partie est un Tout, un conteneur. Le Tout,
contenant la partie, parce qu’il apparaît comme conteneur, est phénoménalement une
partie, une réalité entièrement localisable au sein du champ de la perception et, pour cette
raison, le Tout est lui-même contenable, contenu ou une partie. Le Tout n’est ni une
propriété du Tout lui-même ni une propriété inhérente à la relation qui le situe en rapport
à la partie. Dire que la partie est dans le Tout, c’est voir un rapport qui n’appartient ni à la
385
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, 180.
264
partie ni au Tout, c’est voir la relation elle-même, voir ainsi une organisation perceptive
d’inclusion isolable du champ de la perception, champ qui ne la contient pas puisqu’il
n’est pas lui-même saisissable de l’extérieur, qui n’est pas lui-même de ce fait un
conteneur. En bref, le rapport d’inclusion est un rapport ontique. On comprend alors que
Merleau-Ponty ne tienne pas le rapport de contenance pour un rapport rendant compte de
l’expérience (perceptive), c’est-à-dire du rapport corps/monde, bref de l’intra-mondanéité
du percevant. Or, l’expérience (perceptive) est l’expérience du rapport de perception,
rapport du percevant au monde qui se réalise selon le mode qui situe le percevant en
rapport au monde, le percevoir étant en effet indistinctement un se percevoir, rapport de
perception qui se réalise perceptivement, rapport impliquant le seul plan des « images »
et qui, dès lors, situe la partie (corps) en rapport au Tout comme Totalité (le monde). Or,
que pouvons-nous dire du rapport entre la partie et le Tout comme Totalité ? Être une
partie du Tout comme Totalité, ce n’est pas entretenir un rapport de contenance mais un
rapport d’appartenance à l’égard du Tout. Le rapport partie/Totalité est ainsi un rapport
sans extériorité au sens où la Totalité n’est pas perceptible de l’extérieur de la Totalité
elle-même. Le rapport d’appartenance correspond ainsi à un rapport interrelationnel,
c’est-à-dire co-définitionnel. C’est pourquoi, le rapport partie/Totalité (figure/Fond) nous
apparaissait comme un rapport d’être et de sens, ce qui signifie que la partie et la Totalité
se présupposent l’un l’autre, entendu que le rapport de co-définition s’opère comme un
rapport de la Totalité à elle-même, sans dissociation ontologique. En raison même de la
structure autoréférentielle du rapport d’appartenance, la partie apparaît en rapport à la
Totalité, à ce qui est comme tel incontenable. Par co-définition, la Totalité ne peut
apparaître comme une partie. Le mode d’être de la Totalité réfère spécifiquement à la
Totalité elle-même, c’est-à-dire est relatif à ce qui ne peut, par co-définition, être et
apparaître comme une partie (figure). Le rapport de co-définition est indivisiblement lié à
la Totalité, à son incontenabilité. La Totalité n’est donc ni une réalité contenue ni même
un conteneur en vertu du fait qu’il est incontenable. En tant que conteneur incontenable,
la Totalité est ce qui se contient elle-même et, pour cette raison, est indéterminable
comme une réalité contenue. La Totalité est condition de toute partie en tant qu’il
contient toute partie possible et, c’est pourquoi, il n’est pas lui-même spécifiable
spatialement. Il est ainsi nul part et partout parce qu’il est incontenable. Aussi, la co-
265
apparition figure/Fond (corps/monde) renvoie en premier lieu à l’incontenabilité de la
Totalité, c’est-à-dire à son invisibilité constitutive, à son mode d’être/apparaître
constitutive de l’apparition même de la figure (corps) qui, appartenant à la Totalité, coapparaît (le voyant est visible). Or, la définition de ce qu’est la Totalité en tant que
Totalité revient à la définition du mode d’être de la Totalité comme mode d’apparaître.
L’analyse de la relation partie/Tout où le Tout est Totalité, inintelligible comme rapport
de contenance, induit une description phénoménologique de la Totalité. C’est sur une
caractérisation du mode d’apparaître de la Totalité que se termine l’examen du rapport
partie/Tout. Autrement dit, en considérant le rapport partie/Tout comme un phénomène
unitaire, la définition du rapport se porte sur le mode d’apparaître de la Totalité.
L’opposition définitionnelle partie/Tout du rapport de contenance laisse place à une
définition structurelle du rapport partie/Totalité. C’est à une définition structurelle du
rapport partie/Totalité que l’analyse du rapport partie/Tout mène lorsque le Tout est
reconnu tel qu’il est/apparaît, Totalité. La Totalité (Fond, monde), en tant que Fond
(Totalité, monde), a ainsi de l’être en n’apparaissant pas comme une figure (partie,
corps), mais en co-apparaissant. Pour résumé, l’être de la Totalité est de co-apparaître. La
co-apparition n’est pas l’apparition d’un contenu dans un autre, mais bien un rapport dont
l’apparaître se structure. Pour cette raison, la co-apparition (figure/Fond, partie/Totalité,
corps/monde), est rapport et ce qu’il y a n’est pas autre chose que rapport, rapport qui
n’est pas produit mais co-produit, rapport dont l’expérience est l’expérience.
L’expérience est ainsi le rapport dont elle est l’expérience parce que l’expérience est un
rapport interrelationnel. C’est pourquoi le sujet de l’expérience est lui-même en rapport à
l’expérience elle-même, que le rapport au monde se fait du monde et donc selon le monde
lui-même, que le monde de l’expérience est l’expérience du monde. Que le monde recule
toujours devant le sondage de la perception, que l’expérience ne puisse embrasser le
monde de l’expérience lui-même, c’est que le monde est l’expérience elle-même en tant
que le monde n’est à lui-même qu’en rapport à lui-même, c’est-à-dire rapport à sa propre
transcendance. Le monde est ainsi inaccessible à une expérience le transcendant car il
fonde la transcendance de toute expérience. Autrement dit, l’incontenabilité du monde est
la transcendance dont l’expérience est l’expérience et l’appartenance à ce qui demeure
transcendance la condition de toute expérience. Autant dire que l’expérience se forme de
266
ce que ne peut apparaître pour soi, qu’une opacité constitutive la renvoie à elle-même.
C’est pourquoi l’expérience du monde (comme monde de l’expérience) est inconvertible
en un rapport transcendant au monde lui-même. Et c’est en tant que transcendance
absolue que le monde est impliqué dans la co-apparition de la figure (partie/corps), coimplication qui se spécifie en rapport, rapport de l’invisible et du visible, de l’absence et
de la présence. L’invisibilité du monde comme Totalité est l’avers du rapport structurel de
co-apparition s’opérant comme rapport autoréférentiel. Aussi, l’invisibilité dont le monde
s’apparaît ne figure pas « un invisible de fait, comme un objet caché derrière un autre, et
non pas un invisible absolu, qui n’aurait rien à faire avec le visible, mais l’invisible de ce
monde, celui qui l’habite, le soutient et le rend visible, sa possibilité intérieure et
propre » 386 . Le rapport de structure dont la phénoménalité se structure, rapport qui
implique que le monde, en raison même de « sa structure ontologique qui enveloppe tout
possible et à laquelle tout possible reconduit » 387 , n’apparaisse pas lui-même,
n’apparaissant en effet qu’en co-apparaissant, et qui dès lors implique une dimension
d’invisibilité constitutive du visible, a pour nom la « chair » dans la philosophie de
Merleau-Ponty. Merleau-Ponty, comprenant le rapport à l’Être comme intérieur à l’Être,
c’est-à-dire comme un rapport à la Totalité elle-même, à ce qui ne peut apparaître comme
tel, comprenant ainsi mieux que personne que l’inapparition du monde conditionne toute
présence, décrit la phénoménalité comme une interrelation visible/invisible :
« l’invisible n’est pas le contradictoire du visible : le visible a lui-même une
membrure d’invisible, et l’in-visible est la contrepartie secrète du visible, il ne paraît
qu’en lui, il est le Nichturpräsentierbar qui m’est présenté comme tel dans le monde – on
ne peut l’y voir et tout effort pour l’y voir, le fait disparaître, mais il est dans la ligne du
visible, il en est le foyer virtuel, il s’inscrit en lui (en filigrane) – » 388
L’invisible s’inscrit dans le visible comme le visible s’inscrit dans l’invisible. L’invisible
qualifie la transcendance dont le visible est la manifestation, est le renvoi phénoménal du
386
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 196.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 278. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
388
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 265. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
387
267
visible à son appartenance au monde. L’invisibilité du visible se présente en la visibilité
du visible, en la visibilité qui lui est immanente, en une reconduction inépuisable de sa
visibilité qui situe le visible irrémédiablement à distance, en rapport au monde qu’il fait
paraître et dont il est une émergence. La co-apparition du visible et de l’invisible veut
dire que le visible est « Urpräsentierbarkeit du Nichturpräsentierten » 389 , que
« l’invisible est là, sans être objet, c’est la transcendance pure », sans masque
ontique » 390 . Aussi, lorsque Merleau-Ponty écrit que « le visible, qui est toujours « plus
loin », est présenté en tant que tel, il est l’Urpräsentation du Nichturpräsentierbar » 391 , il
fait au fond dépendre le mode de donation phénoménale du visible à son appartenance au
monde qui, comme transcendance pure, est invisible. Ainsi, en reconnaissant
l’appartenance ontologique du visible à l’invisible, à ce qui excède toute perspective,
Merleau-Ponty place le monde au fond de toute apparition, toute présence manifestant
dès lors un « défaut de présence » 392 , c’est-à-dire l’inapparition fondamentale du monde
lui-même. L’absence non objective du monde est ainsi à la condition de la présence du
visible, c’est-à-dire ce qui en détermine le mode de donation. Merleau-Ponty écrit ainsi :
« Un certain rapport du visible et de l’invisible, où l’invisible n’est pas seulement
non-visible (ce qui a été ou sera vu et ne l’est pas, ou ce qui est vu par autre que moi, non
pas moi), mais où son absence compte au monde (il est « derrière » le visible, visibilité
imminente ou éminente, il est Urpräsentiert justement comme Nichturpräsentiebar,
comme autre dimension) où la lacune qui marque sa place est un des points de passage du
« monde ». C’est ce négatif qui rend possible le monde vertical, l’union des
incompossibles » 393
L’apparaissant et le monde co-apparaissant, l’apparaissant, en raison de son appartenance
au monde, fait paraître en son apparition même une absence, la transcendance dont il est
une partie, le monde s’apparaît lui-même par conséquent en chaque apparition. L’absence
au principe de la présence signifie que toute présence reporte une appartenance dont elle
389
Merleau-Ponty, Maurice, La nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, 1994, p. 271.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 278.
391
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 266.
392
Barbaras, Maurice, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 96.
393
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 277.
390
268
est l’attestation et la négation, c’est-à-dire figure une co-appartenance. La négativité qui
marque toute apparaissant, qui l’inscrit dans la « profondeur » du monde, se réalise donc
comme une négation de l’Être lui-même, une négation en laquelle l’Être se différencie, se
phénoménalise. Ce « négatif qui rend possible le monde vertical » s’indistincte du monde
lui-même, c’est-à-dire de sa transcendance si bien que la négativité dont l’apparition se
constitue ne peut être à elle-même pleinement, se nie elle-même en étant indissociable de
ce qu’elle nie. Ce « négatif » est donc autoréférentiel : « Le négatif ici n’est pas un positif
qui est ailleurs (un transcendant) – c’est un vrai négatif, i. e. une Unverborgenheit de la
Verborgenheit, une Urpräsentation du Nichtürpräsentierbar, autrement dit un originaire
de l’ailleurs, un Selbst qui est un Autre, un Creux ». La négativité dont l’apparition est la
manifestation dissimule et rend présent ce qui ne peut être présent comme tel, ce qui donc
ne peut être absent de l’apparition elle-même. La dimension de non-être qui caractérise la
présence de l’apparaissant procède ainsi de l’absence du monde lui-même, l’apparaissant
s’excédant de son appartenance au monde, le « défaut de présence » renvoyant alors à un
excès de présence. L’apparaissant co-apparaît, s’excède par conséquent vers ce dont il est
la co-apparition, présente ainsi une certaine absence dont il puise indéfiniment sa propre
présence. En co-apparaissant, l’apparaissant fait donc apparaître beaucoup plus que luimême : « Dire qu’il y a transcendance, être à distance, c’est dire que l’être (au sens
sartrien) est gonflé de non-être ou de possible, qu’il n’est pas ce qu’il est seulement » 394 .
Modulant le monde lui-même, chaque apparition se dépasse elle-même comme une
possibilité de ce qui englobe toutes les possibilités et, en ce sens, la co-apparition est une
référence au cœur de l’apparaissant de sa propre possibilité, une référence qui s’implique
dans la transcendance même du monde. La co-apparition signifie que l’apparaissant
n’apparaît que comme présence de ce qui ne peut par principe être visible. On peut ainsi
comprendre que Merleau-Ponty en vienne à écrire :
« Quand je dis donc que tout visible est invisible, que la perception est
imperception, que la conscience a un « punctum caecum », que voir c’est toujours voir
plus qu’on ne voit, – il ne faut pas le comprendre dans le sens d’une contradiction – Il ne
faut pas se figurer que j’ajoute au visible parfaitement défini comme en Soi un non394
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 232. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
269
visible (qui ne serait qu’absence objective) (c’est-à-dire présence objective ailleurs, dans
un ailleurs en soi) – Il faut comprendre que c’est la visibilité même qui comporte une
non-visibilité – Dans la mesure même où je vois, je ne sais pas ce que je vois, ce qui ne
veut pas dire qu’il n’y ait là rien, mais que le Wesen dont il s’agit est celui d’un rayon de
monde tacitement touché » 395
La donation phénoménale de l’objet comporte donc nécessairement une « non-visibilité »
qui le phénoménalise, qui pourvoit à sa mondanéité. Aussi, le « défaut de présence » dont
le visible est l’expérience est l’expérience même de sa présence. Autrement dit, ce dont le
visible est l’absence assure sa donation en chair, l’absence comme référence à l’absence
du monde « en entier » constituant ainsi le mode de donation du visible. Par conséquent,
apparaître, c’est nécessairement co-apparaître. Si la présentation en personne de la chose
est faite en effet de la non présence du monde, l’apparaître est l’unité interrelationnelle de
l’absence et de la présence, une unité relative à la structure du relationnel comme rapport
d’appartenance partie/Totalité. Le visible ne peut donc apparaître que de la
« profondeur » même du monde qui l’installe dans une distance nécessaire à son
expérience, une distance qui se manifeste dès lors comme une proximité. Distance et
proximité s’identifient dans le rapport qui place le monde en rapport à lui-même, se
correspondent phénoménalement dans le rapport qui ouvre le monde lui-même 396 . Le
monde « en entier » ne peut dès lors apparaître qu’en co-apparaissant, se dévoilant dans
la présence même du visible comme présence de l’Absent. L’expérience du visible est
indivisiblement l’expérience du monde comme ce dont le visible est constamment un
renvoi, un renvoi qui l’ouvre à sa visibilité et qui rend le monde à sa propre possibilité.
Le monde se phénoménalise en augmentant le visible de son rapport au monde, se profile
dans ce rapport dont le visible est le rapport, un des « points de passage du monde ».
395
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 295. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
396
« La révélation sensible nous met en présence d’un terme qui ne peut être approché davantage, qui est
son « terminus », tout en étant son contraire en tant qu’elle est révélation, qu’elle « repose en soi » et en son
opacité. Elle est donc 1) aussi proche que possible, ce qu’il y a de plus proche, et 2) aussi distance que
possible, séparée de nous par toute la distance de sa coïncidence avec soi, par sa viscosité. Elle est donc à la
fois proche et distance. Sa proximité (il n’y a rien entre la révélation sensible et elle), c’est d’être à
distance, justement parce qu’elle est terme dernier ou premier, celui qui s’avise d’elle en est à cent lieues,
elle est ce qui n’a jamais été dévoilé, ce qui reste intact après le dévoilement » ; Merleau-Ponty, Maurice,
La Nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, p. 159.
270
L’invisibilité qui phénoménalise l’apparaissant est la phénoménalité du monde car
l’invisibilité du visible qui phénoménalise le monde a pour condition le monde lui-même.
Le rapport visible/invisible n’a au fond de sens que comme rapport d’appartenance du
monde à lui-même, rapport en lequel se spécifie le monde lui-même. La négation qui
porte au visible le visible n’est un « vrai négatif » que comme un négatif autoréférentiel,
un négatif qui s’appliquant à lui-même ne peut se réaliser comme négation de soi, un
négatif qui alors remplit le monde de lui-même. La phénoménalité se structure comme
rapport interrelationnel, rapport qui se possibilise sur l’impossibilité même de la
donation du monde comme Totalité. Autant dire que l’apparaître se structure à partir de la
donation originaire du monde, d’une profondeur inépuisable et donc « imprésentable » à
l’horizon de laquelle chaque apparition se constitue. Nous disions que la détermination
du visible à partir de son appartenance au monde fait de la transcendance du visible la
transcendance même de l’invisible, rapport interrelationnel qui se présente en chaque
apparition. Comme le souligne Renaud Barbaras dans Vie et intentionnalité, l’horizon est
certainement le terme le plus approprié pour spécifier cette co-extensivité
apparaissant/monde qui s’articule au niveau du visible, le visible dont la visibilité est un
rapport constitutif à l’horizon dont il provient. En ce sens, l’horizon qualifie un rapport à
soi du visible comme rapport à l’extériorité incontenable du monde. Il ouvre et ferme le
visible à lui-même, articule le visible de l’intérieur comme sa propre possibilité. C’est
toujours à l’horizon du monde que le visible est visible, il en est une puissance. Les
variations phénoménales du visible sont toujours une figuration de la même
transcendance. Le monde comme horizon du visible signifie que le monde est le ressort
du visible, ce qui apparaît en chaque visible et ses explicitations phénoménales.
L’horizon est une origine et une perspective. Aussi, « l’horizon n’est pas plus que le ciel
ou la terre une collection de choses ténues, ou un titre de classe, ou une possibilité
logique de conception, ou un système de « potentialité de la conscience » : c’est un
nouveau type d’être, un être de porosité, de prégnance ou de généralité, et celui devant
qui s’ouvre l’horizon y est pris, englobé » 397 . L’horizon n’est pas visible lui-même, il est
ce sens qui perce en chaque visible, la visibilité comme visibilité de l’invisible. L’horizon
trame et sustente le visible, le visible qui n’est à sa visibilité qu’en co-apparaissant, qu’en
397
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 193.
271
se faisant toujours l’explicitation du même thème, de l’Incontenable. Dans une note de Le
visible et l’invisible, Merleau-Ponty insiste de nouveau sur la dimension ontologique de
l’horizon, de ce dont chaque apparition est l’expression : « Nous sommes dans l’humanité
comme horizon de l’Être, parce que l’horizon est ce qui nous entoure, nous non moins
que les choses. Mais c’est l’horizon, non l’humanité qui est l’être – Comme l’humanité
(Menschheit) tout concept est d’abord généralité d’horizon, de style – Il n’y a plus de
problème de concept, de la généralité, de l’idée quand on a compris que le sensible luimême est invisible » 398 . L’horizon est la référence phénoménale du visible à ce qui le
transcende, l’empreinte de l’invisible sur le visible. Intérieur à l’Être, le visible n’apparaît
qu’en faisant apparaître ce qui ne peut apparaître comme tel. Le monde est ainsi ce qui se
manifeste à même le visible comme sa propre absence. Aussi, l’horizon est l’expérience
de cette présence en retrait du monde en chaque visible et dont la visibilité du visible est
dépendante. L’horizon est ainsi derrière le visible et donc à l’unité du visible, à l’unité du
rapport qui situe la variation phénoménale du visible en rapport à une expérience qui ellemême renvoie à un percevant. L’horizon est ainsi l’expérience (perceptive) de l’unité de
l’expérience du monde comme monde de l’expérience. Autrement dit, l’expérience est
l’expérience de l’horizon, du rapport de perception comme rapport de co-apparition. La
dimension lacunaire du visible correspondant à l’absence du monde comme Totalité est
pour Patočka ce qui précisément réalise l’unité de l’expérience. L’horizon est ainsi la
phénoménalité du monde :
« L’horizon demeure stationnaire à l’intérieur du changement des objets. Par
ailleurs, n’importe quel objet, si lointain soit-il, peut être atteint par un mouvement du
centre vers la périphérie, par un déplacement dans le cadre de l’horizon : chaque
singularité présuppose l’horizon, chacune en est une « explication », mais peut aussi, au
contraire, y être simplement impliquée, contenue dans l’horizon en une guise non
intuitive. C’est précisément dans sa partie non intuitive, non individuée, que l’horizon
stationnaire est le plus englobant. L’horizon est la présence en personne de ce qui n’est
pas présent en personne ; il en est la limite, montrant en même temps, de façon
398
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 286. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
272
indubitable, que ce qui n’est pas présent en personne est néanmoins là et peut être atteint
par un cheminement légal » 399 .
La présupposition même du monde sur toute individuation du monde se signifie comme
un rapport du visible à l’invisible, un rapport qui signifie que le visible doit ultimement sa
détermination à son rapport à l’horizon, au monde. Patočka résume ainsi ce que nous
avons pu écrire à propos du monde comme horizon :
« Si l’horizon est phénomène, c’est en un tout autre sens que les choses qui
l’expliquent. Celles-ci sont des phénomènes, des apparaissants au sens propre du terme :
ce qui se montre, autant que possible, pleinement, en original, de façon que cela ne
saurait se montrer mieux ou davantage. Le phénomène est ici la donation de la chose ellemême qui se dévoile, sa présence en personne. L’horizon en revanche n’est phénomène
qu’en ce sens qu’il est là, qu’il nous montre sa présence – en tant que présence de ce qui
n’est pas présent, donation du non-donné. Le phénomène de l’horizon ne peut être
formulé qu’en de tels paradoxes, frisant la contradiction. Si l’on réserve le titre de
phénomène, apparaissant, à ce qui se montre, l’horizon n’est pas un phénomène, mais le
retrait à découvert des phénomènes. En tant que l’horizon est au-dessus des choses qui
l’expliquent, il signifie donc : les phénomènes sont toujours le dévoilement du voilé,
l’être-voilé est originaire, la mise à découvert et le dévoilement ne sont possibles que sur
son fondement » 400
Comme expérience du renvoi de toute perception à son appartenance à un même monde,
comme possibilité de la même transcendance, l’horizon est l’expérience de ce qui est à la
condition de toute expérience, c’est-à-dire l’expérience de l’ « a priori » de l’expérience.
Il n’y a pas d’apriorité à l’expérience de l’expérience puisque le monde de l’expérience
est l’expérience du monde. L’a priori structure l’expérience (de l’a priori) car le rapport
dont l’expérience se structure est rapport d’appartenance, rapport autoréférentiel qui situe
le monde en rapport à lui-même. L’apriorité de l’expérience est l’horizon de l’expérience
au sens où l’horizon désigne l’expérience de l’absence, de ce surplus d’être qui structure
399
400
Patočka, Jan, Papiers Phénoménologiques, Éditions Jérôme Million, 1995, p. 63.
Patočka, Jan, Papiers Phénoménologiques, Éditions Jérôme Million, 1995, p. 63
273
l’apparition de l’apparaissant comme co-apparition du monde. L’a priori de l’expérience
comme horizon de l’expérience est ainsi le renvoi constant de l’expérience à elle-même, à
des modalités qui figurent toujours et encore le monde comme Totalité. C’est dire que l’a
priori de l’expérience est l’expérience de l’a priori immuable et fondamental de toute
expérience. Patočka écrit au sujet de l’a priori du monde, de l’a priori de l’a priori
logique :
« Or, cet a priori (…) signifie qu’il doit y avoir une connexion unique à l’intérieur
de laquelle est tout ce qu’il y a. Cette connexion unique est au sens propre ce qui est.
Prise en vue dans l’optique de ce que nous avons déjà dit, elle est la condition de toute
expérience. Mais elle est également la condition de tout étant singulier dans son être
singulier. Ainsi la forme-du-monde (Weltform) de l’expérience est à la fois ce qui rend
possible une expérience du monde » 401
L’a priori de l’expérience qui unifie le flux de l’expérience et en assure la cohérence est
l’expérience de l’a priori que parce que l’expérience est co-apparition, rapport structurel
de l’apparaissant à ce qui n’est pas lui-même un horizon, le monde n’apparaissant qu’en
co-apparaissant, le monde n’apparaissant qu’à l’horizon du monde. Synthétiquement,
disons que l’a priori de l’expérience est l’expérience de la donation originaire du monde,
de ce qui comme « omni-englobant » ne peut apparaître lui-même de sorte que le monde
se phénoménalise à l’horizon de lui-même, l’apparition qui alors n’apparaît que sur fond
du monde n’apparaît qu’en faisant apparaître « une profondeur qui ne se présente en elle
que comme sa propre absence ». Disons enfin que le monde est l’a priori de l’expérience
que parce que le rapport du monde à lui-même est rapport autoréférentiel, rapport qui ne
se dissociant pas des termes dont il est le rapport est structurel. La co-apparition procède
ainsi de l’appartenance comme structure, c’est-à-dire comme co-appartenance. On ne peut
mieux dire : « Mettre au jour l’appartenance comme structure constitutive de l’apparaître,
c’est saisir le monde lui-même comme a priori de la phénoménalité »402 . Comme a priori
de l’expérience, le monde est l’absolu phénoménologique. Dès que le monde est compris
401
Patočka, Jan, Papiers Phénoménologiques, Éditions Jérôme Million, 1995, p. 214. C’est Patočka qui
souligne.
402
Barbaras, Jan, Vie et intentionnalité, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2003, p. 122.
274
comme tel, comme horizon de tous les horizons, toute apparition est, en raison même de
son appartenance au monde, co-apparition du monde. Aussi, l’avènement du relationnel
(figure/Fond, percevant/monde, apparaissant/monde) n’annule pas la transcendance du
monde puisque le relationnel en procède, transcendance qui n’advient alors à elle-même
que relationnellement, ce que précisément spécifie la co-apparition (du monde). Dès lors,
ce dont l’apparition (figure/corps/apparaissant) est structurellement la co-apparition est la
transcendance même du monde, ce qui signifie que le monde lui-même n’apparaît qu’en
co-apparaissant. La transcendance du monde n’a donc de réalité qu’en rapport à ce qui la
manifeste, à ce qui en atteste la transcendance, à savoir l’apparition (figure, apparaissant,
corps). Par conséquent, l’avènement du relationnel n’est possible que comme rapport
d’appartenance qui ne se structure que parce qu’il s’opère sur un seul plan, le plan même
du monde. C’est pourquoi l’expérience de la transcendance du monde est constitutive de
l’expérience elle-même, est ainsi toujours à la mesure de l’expérience puisqu’elle se
confond avec le Fond, l’épaisseur du monde. Le monde n’advient ainsi à lui-même
phénoménalement que dans la mesure où l’expérience ouvre sur le monde, s’ouvre sur la
transcendance du monde, ouvre donc le monde en s’ouvrant sur une Eröffnung
fondamentale. Autrement dit, le rapport d’appartenance dont l’expérience se structure est
un rapport « à un registre ouvert » 403 , à ce qui est et demeure toujours et nécessairement
ouvert. De ce point de vue, l’ouverture au monde est l’ouverture à l’ouverture du monde
si bien que l’expérience (perceptive) ne peut, par co-définition, crever le Fond dont elle
se constitue. L’expérience fait ainsi seulement place à de l’expérience, c’est-à-dire à un
rapport qui place toujours le monde au-delà de lui-même. Le monde de l’expérience
comme expérience du monde est pour cette raison l’expérience d’une évidence opaque.
Parce que l’expérience ne trouve le monde que comme ce qui fondamentalement la
transcende, la clarté de l’expérience est toujours déjà chargée de l’obscurité originaire du
monde. Merleau-Ponty a raison, le monde est « ce qui reste intact après le dévoilement ».
De ce point de vue, la dimension lacunaire de l’apparition recouvre une déterminabilité
phénoménale inexhaustible qui co-existe avec le monde comme ouverture totale, comme
distance absolument irréductible. La différenciation constamment ouverte de l’apparition
de l’apparaissant ne fait sens que relativement à l’ouverture même du monde. Aussi, si
403
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 256.
275
l’apparition de l’apparaissant s’identifie à l’horizon du monde, si elle est de fait prégnante
du monde, c’est parce qu’elle est à elle-même de son inhérence au monde, à ce qui reste à
jamais ouverture en raison même de la structure interrelationnel de la co-apparition. De
ce point de vue enfin, il apparaît que le corps percevant est nécessairement lui-même en
rapport à la Totalité du monde, c’est-à-dire en rapport à une ouverture qui prend alors
une dimension existentielle en ce que le percevant est effectivement en rapport au monde
comme centre de l’expérience d’où elle s’articule, d’où en effet le monde est en rapport à
lui-même. Aussi, si l’expérience est bien l’ouverture à l’ouverture du monde, ouverture
au monde comme horizon de toute perception, l’ouverture de l’expérience sur le monde
implique un centre qui actualise l’ouverture (à) elle-même, c’est-à-dire un centre ouvrant
une perceptive sur l’ouverture du monde. Décrivant dans Le visible et l’invisible le sens
de l’ouverture au monde à l’appartenance même du percevant au monde, Merleau-Ponty
écrit :
« Cette sorte de diaphragme de la vision qui, par compromis avec le tout à voir,
donne mon point de vue sur le monde, il n’est certes pas fixe : rien ne nous empêche, par
les mouvements du regard, de franchir les limites, mais cette liberté reste secrètement
liée ; nous ne pouvons que déplacer notre regard, c’est-à-dire transporter ailleurs ses
limites. Mais il faut qu’il y ait toujours limite ; ce qui est gagné d’un côté, il faut le perdre
de l’autre. Une nécessité indirecte et sourde pèse sur ma vision. Ce n’est pas celle d’une
frontière objective, à jamais intraversable : les contours de mon champ ne sont pas des
lignes, il n’est pas découpé dans du noir ; quand j’en approche, les choses se dissocient
plutôt, mon regard se dédifférencie et la vision cesse faute de voyant et de choses
articulées. Même sans parler de mon pouvoir moteur, je ne suis donc pas enfermé dans un
secteur du monde visible. Mais je suis assujetti tout de même, comme ces animaux dans
les jardins zoologiques sans cages ni grilles, dont la liberté finit en douceur par quelque
fossé un peu trop grand pour qu’ils puissent le franchir d’un bond. L’ouverture au monde
suppose que le monde soit et reste horizon, non parce que ma vision le repousse au-delà
d’elle-même, mais parce que, de quelque manière, celui qui voit en est et y est » 404 .
404
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 134.
276
L’ouverture au monde « suppose » que le monde demeure ouverture nous dit MerleauPonty. Cela est vrai comme est vrai le fait que le monde est et « reste horizon (…) parce
que (…) celui qui voit en est et y est », vrai si l’inhérence percevant/monde est toutefois
comprise comme structure autoréférentielle du rapport d’appartenance. Cela dit, dire que
le « point de vue sur le monde » est structurellement intramondain ne permet pas de saisir
le sens du monde comme ouverture au sens où l’ouverture du monde sur le monde n’a de
sens que pour celui qui s’y ouvre, pour qui l’ouverture du monde est sa propre possibilité
d’être. L’ouverture au monde comme ouverture du monde dont la condition ontologique
est l’appartenance du percevant au monde est indissociable de ce mouvement du corps
percevant qui simultanément, l’introduisant à l’ouverture du monde repousse le monde
dans sa propre ouverture, transcendance. L’appartenance du percevant au monde fait que
le percevant s’ouvrant au monde, le monde s’ouvre lui-même à sa propre possibilité. Ce
« registre ouvert » que Merleau-Ponty thématise comme du dedans est bien indiscernable
de ce qui l’actualise, de ce qui l’amène à son propre dévoilement. L’ouverture du monde
est ouverture au monde, est ainsi référence à la dimension existentielle de l’expérience de
l’ouverture du monde. L’ouverture du monde signifie donc l’expérience de l’ouverture du
monde, renvoie par co-définition au sujet de l’expérience. L’ouverture du monde appelle
une actualisation qui est l’actualisation de l’expérience de l’ouverture au monde. Il faut
alors certainement saisir le sens de l’actualisation de l’ouverture du monde comme ce qui
rend l’ouverture effective, ouverture dont la possibilité est ontologiquement garanti par le
monde comme Totalité. Or, l’ouverture est à saisir pour ce qu’elle désigne, c’est-à-dire
comme quelque chose qui se dispose de façon à permettre une avancée, une entrée.
L’ouverture fait elle-même présence, est ouverture au sens où elle indique un vers
possible, accessible. Il s’agit de comprendre l’ouverture à partir de ce qui la rend
possible, à partir de ce trait existentiel rendant l’ouverture ouverte à elle-même.
L’ouverture appelle une action par laquelle elle s’ouvre. À première vue, ce par quoi
l’ouverture se réalise comme « superficie d’une profondeur inépuisable » 405 est le
mouvement moteur. Pour ouvrir l’ouverture à elle-même, il faut s’y ouvrir, c’est-à-dire
être capable de se mouvoir. L’ouverture au monde conduit le monde à son horizon, à une
profondeur qui se découvre et se recouvre au mouvement. L’ouverture au monde est ainsi
405
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 186.
277
indivisible de l’ouverture du monde, de sa transcendance. En d’autres mots, l’ouverture
au monde suppose l’ouverture du monde qui suppose l’ouverture au monde. L’ouverture
au monde a pour condition ontologique le monde comme Totalité, au mouvement répond
le monde qui s’ouvre au mouvement comme ouverture. Le mouvement s’ouvre au monde
qui lui-même s’ouvre comme ouverture, ouverture qui s’ouvre au mouvement. Il y a ainsi
un rapport structurel de co-conditionnement ontologico-existentiel qui fonde l’expérience
de l’ouverture au monde comme ouverture du monde, rapport autoréférentiel en ce qu’il
se structure comme rapport de la Totalité à elle-même, ce qui au fond revient à dire que
la Totalité se structure comme rapport. En ce sens, le point de vue de Merleau-Ponty ne
peut être que le notre lorsqu’il rend compte de la phénoménalité comme rapport du
visible à l’invisible, comme rapport intra-ontologique. En effet, comme rapport intraontologique, la Totalité porte la « négation » qui la porte à la visibilité :
« L’Être-vu, c’est un Être qui est éminemment percipi, et c’est par elle qu’on peut
comprendre le percipere : ce perçu qu’on appelle mon corps s’appliquant au reste du
perçu i.e. se traitant lui-même comme un perçu par soi et donc comme un percevant, tout
cela n’est possible en fin de compte et ne veut dire quelque chose que parce qu’il y a
l’Être, non pas l’Être en soi, identique à soi, dans la nuit, mais l’Être qui contient aussi sa
négation, son percipi » 406
Le mouvement moteur apparaît ce qui différencie la dédifférenciation de la Totalité, la
négation ouvrant le rapport de la Totalité à elle-même, l’ouvrant ainsi à ce qu’elle ne peut
pas ne pas être en raison même de son incontenabilité, à savoir ouverture sans fermeture,
ce que le mouvement moteur l’ouvrant ne peut dépasser. Le monde se phénoménalise,
cela signifie que le monde ne devance pas sa propre phénoménalité, le mouvement
s’inscrivant dans le monde reconduit le monde à son propre horizon, c’est-à-dire à sa
visibilité. La Totalité du monde comme Totalité ne peut être présence qu’en reculant au
sein même de sa propre et totale transcendance, recul qui, sans que cela soit de l’ordre de
la métaphore, implique le mouvement. Aussi, dire que le monde se phénoménalise, c’est
dire qu’il se phénoménalise comme rapport qui se fait en se faisant, comme rapport de
406
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 299. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
278
co-définition. Le monde est ainsi toujours là, là comme rapport, rapport qui structure la
phénoménalité et qui, dès lors, est immanent à ce qui est, à la phénoménalité elle-même
qui, phénoménalement parlant, est le rapport du percevant en rapport à ce qu’il perçoit,
le corps percevant apparaissant comme un apparaissant dans le rapport de perception dont
il est le sujet, est ainsi du côté de ce dont il est le sujet. Dès lors, si le rapport dont se
structure la phénoménalité est bien le rapport co-définitionnel de l’ouverture du monde et
de l’ouverture au monde, le rapport est irréductible et s’ouvre à lui-même de son
irréductibilité même. La co-apparition percevant/monde est ce rapport en rapport à luimême, c’est-à-dire comme un rapport qui n’est réductible qu’à lui-même, un rapport en
lui-même irréductible. C’est pourquoi, l’ouverture s’ouvre au mouvement comme à sa
propre distance fondamentale et inhérente au rapport autoréférentiel de la Totalité. Se
phénoménalisant, le monde ne se différencie donc pas de ce qui apparaît en lui, il coapparaît. Se phénoménalisant, le monde ne se dissocie pas du rapport qui le rapporte à
lui-même, n’est ainsi jamais une réalité positive, en soi. Le rapport structurel dont se
structure la phénoménalité n’implique pas des termes extérieurs à ce dont ils sont, étant
seulement ce qu’ils sont par co-détermination. Se phénoménalisant, le monde est sa
propre origine, est ainsi à l’origine du rapport de transcendance qui le situe en rapport à
lui-même. Aussi, comme « identité originaire de l’ontologique et du transcendantal » 407 ,
le monde se phénoménalise en se différenciant, différenciation dont la possibilité est une
dimension structurelle de la phénoménalité puisqu’elle est le fait de la transcendance du
monde, transcendance qui conduit le monde à sa présence comme à sa propre absence. La
phénoménalité du monde passe par une différenciation qui l’implique ontologiquement et
qui implique une détermination existentielle le faisant effectivement passer à l’horizon de
lui-même. Le mouvement différencie l’Être en l’ouvrant à lui-même parce qu’il s’exerce
du côté de la transcendance qu’il phénoménalise, transcendance qui ainsi est la condition
de possibilité de la motricité. La différenciation de l’Être n’est donc pas l’instauration
d’une différence ontologique dans l’Être, d’un rapport d’extériorité scindant l’Être de luimême. Elle le phénoménalise, l’introduit par là à un rapport autoréférentiel qui, par codéfinition, se signifie comme une distance, une ouverture dans le profondeur du monde.
407
Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 86.
279
Aussi, la différenciation de l’Être s’opère comme une « identité dans la différence » 408 ,
comme un rapport ontologique, rapport de co-appartenance corps/monde. Dans la mesure
où le monde se phénoménalise, le rapport dont se structure la phénoménalité apparaît
impensable sur fond de dualité ontologique. Le rapport corps/monde fait sens sur fond de
la Totalité du monde de sorte que l’indivision ontologique du monde est au fondement du
rapport ontologique du corps au monde, rapport qui s’apparaît, en tant que rapport codéfinitionnel, comme une relation de distance dans la « Distance » 409 , c’est-à-dire comme
une différenciation, une co-apparition. Autrement dit, contenant sa propre « négation », le
monde se co-appartient, ce qui exclut la possibilité de le penser comme le rapport du pour
soi et de l’en soi, selon une distinction ou une autre dont la possibilité même se structure
nécessairement sur l’unité ontologique du monde. Aussi, penser la co-apparition du corps
et du monde comme une opposition ontologique corps/monde, c’est finalement penser de
manière contradictoire. La contradiction a lieu dès que le rapport corps/monde est pensé
sans l’expérience (perceptive), sans l’évidence de l’appartenance du percevant à ce dont
il est le sujet, c’est-à-dire sans prendre en compte le fait même que le corps percevant et
le monde co-apparaissent, co-apparition qui, correspondant à une différenciation de l’Être
lui-même, correspondant dès lors à un rapport qui se structure lui-même, est l’attestation
phénoménale de l’autonomie de la phénoménalité. Reconnaître l’autonomie de la
phénoménalité revient ainsi à reconnaître que l’expérience du rapport de perception
comme rapport de co-définition corps/monde (figure/Fond, partie/Totalité) reconduit
constamment la phénoménalité à elle-même, la rendant de ce fait impensable à partir de
la distinction immédiate et dualiste du transcendantal et de l’empirique. Puisque le corps
(figure/partie) est en rapport – comme une figure apparaît en rapport au Fond, comme le
rapport de la partie en rapport à la Totalité – à la transcendance dont il est le sujet, rapport
en rapport à lui-même qui caractérise la phénoménalité comme autonomie, alors
l’autonomie de la phénoménalité signifie que le corps percevant a une signification
ontologique, a une fonction structurelle à l’égard de la phénoménalité en tant que corps
(figure/partie). S’il s’agit de décrire la phénoménalité comme une « différence sans
408
409
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 274.
Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 101.
280
contradiction » 410 , il s’agit de la comprendre comme autoréférentielle et, en conséquence,
déterminer le sens d’être du sujet de l’expérience, c’est le déterminer en fonction du
rapport dont il est un co-déterminant, en fonction de l’autonomie de la phénoménalité qui
se donne comme l’expérience irréductible de l’irréductibilité de l’expérience
corps/monde. L’autonomie de la phénoménalité doit être comprise comme rapport
interrelationnel corps/monde, rapport dont l’autonomie signifie que le percevant et le
monde co-apparaissent, que l’apparition est structurellement co-apparition de sorte que la
référence au sujet de la perception est constitutive de la manière dont se structure la
phénoménalité, l’expérience (perceptive). Il est temps maintenant de tirer les
conséquences du sens de la co-définition corps/monde, de mettre en valeur tout d’abord
le fait que le sujet de l’expérience fait partie de l’expérience, que le rapport de perception
est inhérent à une co-détermination structurelle du rapport lui-même en tant qu’il
implique le monde comme Totalité, comme réalité incontenable.
410
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 179.
281
A.2.3.2) La centration structurelle de la phénoménalité.
L’autonomie de la phénoménalité n’est pas une auto-nomie auto-subsistante mais
une auto-nomie auto-référentielle, c’est-à-dire une auto-nomie qui se structure du rapport
dont elle procède. Autrement dit, comme rapport autoréférentiel, l’autonomie signifie une
auto-nomie qui se co-produit, est ainsi interrelationnelle. L’autonomie de l’autonomie de
la phénoménalité est une co-dépendance qui se boucle, c’est-à-dire un rapport où ce qui
apparaît fait apparaître ce qui le fait apparaître. L’auto-nomie et générativité s’identifient
comme rapport, comme rapport du monde à lui-même. Aussi, ce qui est autonome est
l’interrelation dont la phénoménalité se structure, dont elle est par conséquent la
manifestation. De quoi est-elle la manifestation, sinon du rapport de co-apparition du
corps percevant et du monde ? Par autonomie, il faut ainsi comprendre l’irréductibilité du
rapport dont la phénoménalité est le rapport, le rapport irréductible de l’apparition du
monde et du sujet de l’apparition du monde. L’apparition du monde en et pour elle-même
est absurde. L’autonomie signifie qu’elle contient, par co-définition, le sujet de
l’apparition du monde comme la référence aux « images » est toujours déjà une référence
au sujet des « images ». L’interrelation de l’apparition du monde et du sujet de
l’apparition du monde est ce qu’il y a au sens où dès qu’il y a quelque chose, il y a
interrelation, rapport du monde à lui-même, référence double du sujet à ce dont il est le
sujet. Ce qui est, le donné phénoménologique comme tel, c’est la phénoménalité qui ne se
précède que d’elle-même, qui ne s’ouvre que sur elle-même. L’unique donné, ce dont on
part et ce dont on ne se sépare pas, ce qui articule toute présence est la phénoménalité, le
rapport qui la caractérise. Rapport et donc distance, distance ouverte par l’interrelation,
distance, c’est-à-dire appartenance et séparation, appartenance ontologique du corps au
monde et séparation dont l’appartenance est la corrélation, séparation inhérente au
rapport lui-même de l’apparition du monde et du sujet de l’apparition. Appartenance dans
la séparation et séparation dans l’appartenance, l’autonomie de la phénoménalité est une
autonomie par co-dépendance. Par autonomie, il faut donc comprendre que les termes de
l’irréductibilité de la phénoménalité font l’irréductibilité de la phénoménalité et que, de
ce fait, « monde et sujet ne sont pas ici des choses mais des moments ou des pôles non
282
ontiques de la phénoménalité » 411 . L’irréductibilité du rapport corps/monde fait le rapport
dont la phénoménalité est la manifestation, rapport qui, comme co-production, implique
des termes qui sont ce qu’ils sont par co-dépendance, ne sont dès lors jamais eux-mêmes
que par la médiation de ce qui les conditionne. Ne se distinguant donc pas de ce qu’ils codéterminent, le corps percevant et le monde co-déterminent le rapport dont ils sont codépendants. L’autonomie de la phénoménalité s’axe autour de ce rapport en circuit du
monde et du sujet du monde, du rapport où l’individualité se forme par co-définition de
sorte que le monde et le percevant ne sont pas des « choses » mais les « moments » dont
se structure la phénoménalité. Dans le chapitre précédent, nous nous sommes attachés à
la description du mode d’être/apparaître du monde pour faire apparaître la structure de la
phénoménalité à partir du rapport d’appartenance du corps au monde. Il s’agit maintenant
de prendre en compte l’autonomie de la phénoménalité pour déterminer les conditions de
la description du sens d’être du sujet du rapport de perception. Après la description du
sens d’être du monde, l’enjeu est maintenant de montrer en quoi la définition du sens
d’être du sujet de la perception dépend du sens d’être du monde, de l’autonomie même de
la phénoménalité. Ce chapitre s’achève sur une première caractérisation du sens d’être du
corps percevant, une caractérisation devant s’accorder avec le rapport dont se structure la
phénoménalité.
Conformément à l’autonomie de la phénoménalité qui se structure comme
rapport, rapport co-définitionnel corps/monde, le corps en tant que « figure » est un codéterminant structurel de la structure dont se structure la phénoménalité. Autrement dit, le
corps comme « centre » de l’apparaître est une détermination de la structure dont se
structure la phénoménalité. Le « point de vue » dont se structure la phénoménalité est
ainsi inhérent à la structure même de la phénoménalité, est une caractéristique
définitionnelle/ontologique de la phénoménalité elle-même. La structure de la
phénoménalité est telle qu’elle contient en elle-même la référence à un sujet. Le corps qui
centralise la phénoménalité en est ainsi une centration. Le corps qui polarise le rapport de
perception fait partie, en tant que corps visible, de la structure de la phénoménalité, est en
ce sens une dimension irréductible de l’irréductibilité du rapport dont se structure la
411
Barbaras, Renaud, Vie et intentionnalité, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2003, p. 85.
283
phénoménalité. Dire que la structure de la phénoménalité implique le pôle qui la
centralise revient à dire que le corps de sa masse même est constitutif de l’apparaître,
prend part corporellement à l’apparition du monde dont il est une partie. Le corps est luimême un trait de la phénoménalité, l’est comme une figure en rapport au Fond, Fond dont
l’apparition implique l’apparition de la figure (corps) qui elle-même implique l’apparition
du Fond (monde), et ce en raison même de la structure dont se structure la
phénoménalité. Aussi, toute apparition est apparition du monde qui renvoie à l’apparition
du sujet de l’apparition du monde. L’apparition est ainsi la co-apparition du monde et du
corps/figure, une co-apparition rapportant l’inapparition même du monde comme Totalité
à l’apparition du corps et l’apparition même du corps à l’inapparition du monde. Le corps
(figure) et le monde (Fond) sont donc les termes irréductibles du rapport structurel qui
conditionne tout apparaître : le rapport de la figure (corps) au Fond (monde) dont elle est
la figure. Dès lors, la phénoménalité se structure comme une co-apparition parce qu’elle
spécifie un rapport autoréférentiel de la Totalité (Fond) à elle-même. Pour le dire
autrement, la co-apparition corps/monde est structurelle parce qu’elle est une polarisation
du monde lui-même. De fait, le rapport de perception est impensable sans un sujet, sans
un centre polarisant le champ perceptif. Une apparition en soi n’a pas de sens, toute
apparition comprend le sujet à qui elle apparaît. Pour autant, cet état de fait est structurel,
est inhérent à la possibilité même d’être en rapport au monde en tant que le monde est
Totalité incontenable. La perspective subjective relative à l’apparition même du monde
forme donc une dimension du rapport rapportant le monde à lui-même, est du côté de ce
dont elle est le sujet, est elle-même dépendante de la structure pronominale qui structure
la phénoménalité. En bref, que le sujet du rapport de perception en soit un terme interne
est une structuration propre à la phénoménalité, structuration pronominale du monde qui
inscrit le sujet de l’apparaître en son cœur. C’est dire que le sujet qui constitue le centre
de la phénoménalité ne peut être que corporel. Le positionnement subjectif de la
phénoménalité compose lui-même la phénoménalité, est ainsi nécessairement corporel en
vertu de l’appartenance du sujet au monde comme Totalité, appartenance qui en effet le
situe du côté de ce dont il est le sujet, appartenance qui dès lors implique que le sujet soit
corporel, incarné. Le sujet percevant est une nécessité intérieure à l’apparition du monde
mais, puisque toute apparition est du monde, l’apparition même du sujet de l’apparition
284
du monde est nécessairement du monde, c’est-à-dire corporel. En somme, la structure de
la phénoménalité dont elle se structure implique que le sujet de la perception fasse luimême corporellement partie du rapport dont il est le sujet. Parce que toute apparition est,
par essence, co-apparition (du monde), le côté subjectif de la présence phénoménale du
monde est, par essence, corporel. Le sujet de la perception est corporel, est sujet (figure)
en co-apparaissant au monde. Cependant, la co-apparition du corps au monde signifie que
le corps co-détermine la phénoménalité corporellement. Le corps ne peut co-apparaître,
se situer du côté de la transcendance dont il est le sujet, que s’il est lui-même sujet, que si
la nature de la détermination du corps au principe de la co-apparition du corps au monde
est elle-même spécifique de la définition même du corps. La co-apparition du corps au
monde est indissociable de la détermination subjective du corps, la subjectivité inhérente
à la structuration de la phénoménalité renvoyant ainsi à une détermination qui s’identifie
spécifiquement au corps. La subjectivité structurelle de la phénoménalité faisant du corps
lui-même une partie visible de la phénoménalité renvoie conjointement à une subjectivité
corporelle, une subjectivité qui assure l’entrée du corps dans l’ouverture ouverte du
monde, une subjectivité qui détermine la co-apparition du corps au monde. Quoi qu’il en
soit pour l’instant, il apparaît que ce sont des contraintes propres à la manière dont se
structure la phénoménalité elle-même que le sujet de la perception est co-apparaissant au
monde, est condition co-déterminante de la phénoménalité et intramondain, est sujet de la
phénoménalité et dépendant de la structure de la phénoménalité. On ne peut plus dès lors
s’étonner de décrire paradoxalement le corps percevant, de constater en effet que le sujet
du rapport de perception est perceptible, est comme apparaissant du côté de ce qu’il fait
lui-même apparaître. Aussi, comprendre le sens structurel de l’appartenance du percevant
au monde dont il est le sujet, comprendre que la condition subjective du monde double le
monde de sa présence corporel revient à comprendre que l’appartenance corps/monde est
en elle-même constitutive de la phénoménalité. Le corps articule le rapport de perception
dont il est corporellement le centre absolu, apparaît et fait apparaître, parce que le rapport
en question est un rapport se structurant au niveau même de la transcendance du monde,
transcendance qui est par conséquent elle-même constitutive du rapport dont le percevant
est le sujet. Le corps et le monde co-apparaissent, procédant et co-déterminant le rapport
qui les structure, qui structure la phénoménalité. On ne peut donc pas plus s’étonner de
285
voir que le corps percevant comme apparaissant soit lui-même soumis à la structure de la
phénoménalité, fasse par conséquent lui-même apparaître le rapport de co-apparition dont
se structure la phénoménalité. Le percevant co-apparaît au monde, fait ainsi apparaître le
rapport dont il est le sujet, rend manifeste l’articulation structurelle dont il est lui-même
dépendant comme sujet. Le sujet de l’expérience est un fait de l’expérience, percevant et
apparaissant, le corps percevant rend visible la structure de la phénoménalité comme fait
de la structure de la phénoménalité elle-même. Ultimement, la structure dont se structure
la phénoménalité ne peut être immanente à la phénoménalité que parce que le rapport qui
la structure et la caractérise est un rapport à ce qui ne peut, par co-définition, apparaître
indépendamment de ce qui le polarise, c’est-à-dire est un rapport au/du monde. C’est dire
que la structure de la phénoménalité se rend elle-même apparente parce qu’elle s’opère à
même le monde, est rapport pronominal. Au vu de ce qui précède, il semble que la dualité
structurelle de l’expérience apparaisse inhérente à la possibilité même de l’expérience et,
pour cette raison, la problématique du corps propre ne peut plus se présenter pour nous
comme proprement problématique.
Apparaître et faire apparaître se structurent au sens même où apparaître signifie
co-apparaître. Il y a quelque chose, il y a dès lors rapport, rapport irréductible structurant
alors le rapport lui-même. Rapport irréductible parce que pronominal, rapport qui désigne
la structure même du rapport de perception. L’expérience est un rapport interrelationnel,
un rapport de co-dépendance corps/monde qui désigne comme telle l’irréductibilité duale
de l’expérience, irréductibilité dont l’expérience est l’expérience. Irréductible, qui est en
somme indécomposable, le monde est ainsi irréductiblement une référence au sujet à qui
le monde apparaît. L’irréductibilité corps/monde (figure/Fond, partie/Totalité) structure la
possibilité même d’être en rapport à quelque chose, structure irréductible qui en régit la
possibilité : « La loi fondamental de l’apparaître, écrit Patočka, c’est qu’il y a toujours la
dualité de ce qui apparaît et de ce à quoi cet apparaissant apparaît. Ce n’est pas ce à quoi
l’apparaissant apparaît qui crée l’apparition, qui l’effectue, la « constitue », la produit en
quelque façon que ce soit. Au contraire, l’apparaître n’est apparaître que dans cette
286
dualité » 412 . L’expérience est structurellement duale, dualité d’appartenance du corps au
monde. Dualité dont l’irréductibilité est constitutive de l’expérience même au sens où elle
est, du fait même du rapport d’appartenance corps/monde, l’expérience de l’irréductibilité
de l’expérience. L’expérience (perceptive) est ainsi l’expérience de l’irréductibilité même
de l’expérience. Le rapport dont se structure l’expérience est le rapport dont l’expérience
est l’expérience. Il n’y a de rapport que dual pour autant que la dualité du rapport soit ce
dont le rapport est le rapport, c’est-à-dire le rapport de la dualité du rapport. Autrement
dit, le rapport de l’expérience est l’expérience de la dualité du rapport qui structure
l’expérience. Se tient dans la dualité du rapport de l’expérience le rapport de l’expérience
à l’expérience, à savoir l’irréductibilité même de l’expérience. Par conséquent, la dualité
de l’expérience est irréductible que dans la mesure où l’irréductibilité de l’expérience est
structurellement duale. Aussi, l’expérience est ou n’est pas, mais s’il y a expérience, elle
est l’expérience de l’irréductibilité même de l’expérience. Pour tout dire, l’irréductibilité
de l’expérience signifie que le rapport dont elle se constitue est autoréférentiel. De ce fait,
l’expérience est l’expérience de l’irréductibilité dont elle se structure. Le sujet de
l’expérience ne peut être un terme intérieur du rapport dont il est le sujet que si et
seulement si l’expérience est un renvoi à l’expérience, que si l’expérience est
interrelationnelle. Le sujet ne peut lui-même dépendre structurellement de la structure
dont il est le sujet que parce que l’expérience est l’expérience du rapport qui la rapporte à
elle-même. C’est pourquoi, dire que l’expérience est l’expérience de l’irréductibilité de
l’expérience revient à dire que l’apparaître est co-apparaître, que le sujet de l’expérience
et le monde sont les termes structurels de l’expérience elle-même. Il s’ensuit que le sujet
de l’expérience ne peut être à lui-même sans l’être de la manière même dont se structure
l’expérience et, en ce sens, le sujet ne peut être lui-même le sujet de l’expérience, le sujet
du rapport dont il est le sujet. L’aperception n’échappe pas à la structure de l’apparaître,
le rapport à soi, en tant que rapport, est tributaire de la structure du rapport de perception.
L’expérience de soi est une expérience (perceptive) et, à ce titre, elle répond à la structure
dont se structure la perception. Le rapport du sujet à lui-même n’est pas une aperception
égologique mais percevoir. Or, percevoir, c’est être du côté de ce dont on est sujet et, en
Patočka, Jan, Papiers Phénoménologiques, Éditions Jérôme Millon, 1995, p. 127. C’est Patočka qui
souligne.
287
ce sens, percevoir signifie par essence se percevoir. Percevoir est, par co-définition, se
percevoir. Le sujet percevant est un apparaissant, ne s’apparaît que de son rapport à ce
dont il est le sujet. Le sujet percevant co-apparaît à la transcendance dont il est le sujet. Il
y a une inhérence subjective au rapport de perception dont dépend toute perception. Cela
veut dire que le rapport à soi du percevant qui est à lui-même un transcendant n’est pas le
sujet du rapport qui le situe en rapport à lui-même comme au monde au sens où percevoir
signifie se percevoir. Comme le corps qui s’apparaît en tant que corps percevant, le vécu
ne peut être à lui-même son propre fond. Se percevoir, c’est être à soi perceptivement. Se
percevoir, ce ne peut donc être à soi dans l’immanence de soi. Le vécu apparaît, est ainsi
à lui-même de la distance phénoménologique du rapport au monde. Autrement dit, en tant
que rapport, le vécu ne peut être à lui-même son propre fondement. Comme rapport, le
vécu s’apparaît en co-apparaissant au monde. Autant dire que le vécu, « le sujet dans son
apparaître est un « résultat » au même titre que tout le reste » 413 . Patočka ajoute :
« Cela ne signifie pas, dans le cas du moi, indépendant de tout apparaître, car il ne
peut y avoir un moi que pour autant que quelque chose lui apparaît, pour autant qu’il se
rapporte à lui-même à travers l’apparition d’un autre ; mais ce se-rapporter-à-soi-àtravers-l’apparition, c’est-à-dire cet apparaître à soi, est une structure d’être tout aussi
indépendante de la conscience que celles qui n’apparaissent pas à elles-mêmes. Ce n’est
pas la conscience qui rend possible la structure d’être, mais la structure d’être qui rend
possible la conscience » 414
L’appartenance du percevant à ce dont il est le sujet signifie que ce dont il est le sujet est
à la condition du rapport du sujet à lui-même de sorte que le sujet co-conditionne ce dont
il est le sujet. L’appartenance du percevant au monde règle le sens du rapport du corps au
monde, le détermine comme co-détermination corps/monde de telle sorte que le sujet du
rapport de perception ne peut, par co-définition, produire le monde dont il est le sujet. Le
sujet dépend du monde qui dépend du sujet du monde. Encore une fois, parce que le sujet
percevant est du monde, le monde ne peut être le produit du rapport du sujet à soi. Mais
413
Patočka, Jan, Papiers Phénoménologiques, Éditions Jérôme Millon, 1995, p. 127.
Patočka, Jan, Papiers Phénoménologiques, Éditions Jérôme Millon, 1995, p. 127. C’est Patočka qui
souligne.
414
288
parce que le sujet percevant est du monde, le sujet co-détermine l’apparition du monde
qui co-détermine l’apparition du sujet. Dans le rapport pronominal de co-détermination
corps/monde se tient donc le rapport du percevant à soi, ce qui interdit de saisir le rapport
de perception à partir du sujet de la perception. C’est ce que résume fort bien R. Barbaras
qui, rendant compte de la manière la plus précise de la philosophie de Patočka, écrit :
« Le monde renvoie bien à un sujet, mais celui-ci ne peut en aucun cas se rapporter au
transcendant à travers des « vécus ». (…). Il faut en effet se souvenir que l’appartenance
caractérise l’essence de l’apparition et que, par conséquent, le sujet pour qui il y a un
monde fait lui-même partie du monde : c’est la raison pour laquelle sa participation à
l’apparition du monde ne peut impliquer quelque intériorisation ou constitution que ce
soit » 415 . L’expérience de soi n’est donc pas son propre fond en ce qu’elle s’apparaît sur
fond du Fond, du monde. L’autonomie de la structure de la phénoménalité signifie que la
phénoménalité se structure, que l’épreuve de soi en procède comme toute apparition. Dès
lors, lorsque Merleau-Ponty thématise le sujet de la perception à partir de l’expérience du
corps propre, il thématise un sujet de la dualité structurelle du rapport de perception dont
il est pourtant corporellement un membre. Si le percevant apparaît nécessairement pour
Merleau-Ponty un intramondain, si l’apparition du monde et l’apparition du percevant se
confondent en raison même de l’appartenance ontologique du corps au monde, MerleauPonty centralise le rapport dont le sujet est le sujet sur l’expérience vécue du rapport à soi
du corps de telle sorte que le corps percevant est sujet de ce dont il est ontologiquement
dépendant, ce qui est contradictoire avec la reconnaissance de l’appartenance du corps au
monde. D’un côté en effet, puisque le touchant est tangible, tangible en tant que touchant,
l’appartenance du sujet de la perception au monde apparaît à Merleau-Ponty comme une
condition ontologique à la perception du monde, se donnant ainsi la possibilité de penser
le sens de l’incarnation à partir du rapport de perception, de l’autre, l’irréductibilité de la
perception est réduite à l’irréductibilité de l’expérience du corps propre, c’est-à-dire à la
dualité du vécu, ce qui compromet la possibilité de rendre compte de la dualité du vécu et
de la possibilité du rapport hors du rapport dont le vécu est le vécu sans que la « Chair »
ne se sente comme le sujet de la perception se sent, sans annuler totalement la différence
415
Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 90. C’est
Renaud Barbaras qui souligne.
289
phénoménale entre le sujet du monde et le monde. Aussi, en abordant le rapport dont se
structure la perception à partir du rapport à soi du vécu, Merleau-Ponty aborde le rapport
de perception à partir de l’opposition de l’intérieur et de l’extérieur parce que le rapport à
soi vécu du corps comme voyant et visible, comme touchant et touché, est une définition
du sujet seul et une définition contradictoire, c’est-à-dire une définition qui implique des
termes irréductibles. Ainsi, en abordant le rapport de perception à partir de l’expérience
du corps propre, le corps a à charge de son rapport à soi le rapport de l’expérience dont il
fait pourtant partie corporellement. Autrement dit, en abordant le rapport de perception à
partir de la distinction de la conscience et de l’objet, Merleau-Ponty le dédouble de sorte
qu’il le renvoi à un sujet qui, parce qu’il est sujet en tant que voyant et visible, unifie les
incompossibles, l’intérieur et l’extérieur. Autant dire que le sujet percevant est percevant
comme sujet de l’irréductibilité du rapport de perception, comme conscience incarnée. Il
apparaît donc que la définition du rapport de perception à partir de l’expérience même du
corps propre, c’est-à-dire de l’expérience de soi, rend finalement la phénoménologie de
Merleau-Ponty vulnérable aux critiques qu’il adresse à la philosophie de la conscience.
La démarche de Merleau-Ponty nous apprend en somme que le vécu en tant que rapport à
soi du corps revient au point de vue de la conscience, que l’expérience du corps propre ne
peut par conséquent représenter le point de départ pour une phénoménologie du corps.
Aussi, abandonner le point de vue de la conscience signifie abandonner l’expérience du
rapport en moi de l’expérience, c’est-à-dire de l’expérience comme (corps) propre. Le
corps est un point de départ pour la phénoménologie que lorsqu’elle comprend
l’expérience à partir de l’expérience (perceptive) de l’expérience, à partir du rapport du
corps au monde dont il est une partie, c’est-à-dire à partir du rapport de perception
comme tel. Autrement dit, le seul point de départ pour la phénoménologie est la
phénoménalité, le rapport dont le sujet est corporellement une dimension. Aussi, ni le
corps comme visible, comme partie de l’étendue, ni l’expérience du corps ne peuvent
pour la phénoménologie représenter des vérités phénoménologiques. La tâche de la
phénoménologie est ainsi de comprendre tout le sens du rapport de perception, du rapport
dont se structure la perception elle-même, du rapport dont la perception est, par
définition, indissociable. La phénoménologie répond à son idéal lorsqu’elle débute son
entreprise à partir de la structure de la phénoménalité, de ce rapport qui conditionne tout
290
apparaître : le rapport figure/Fond. De là, de cette relation constitutive à tout apparaître, il
apparaît possible de rendre compte sans contradiction du rapport dont se structure la
phénoménalité, du sens même du corps qui, pour des raisons structurelles, centralise le
rapport de perception. En somme, lorsque la phénoménologie adopte l’expérience du
corps propre pour le centre de son analyse, elle débouche alors sur une contradiction. En
revanche, lorsque son investigation a pour objet la structure dont se structure la
phénoménalité, elle en vient à une caractérisation de l’apparaître conforme à l’apparaître.
Dès lors, la phénoménologie se voit en mesure de dire et de justifier que la problématique
du corps propre est un « faux problème ».
La problématique du corps propre apparaît problématique dès que le rapport à la
transcendance du monde, transcendance qui comme transcendance implique le sujet qui la
détermine comme transcendance, est compris à partir du rapport à soi du sujet et comme
tel. La transcendance du monde est alors la problématique du transcendantal faisant du
sujet percevant la condition de possibilité du monde, le sujet même de l’irréductibilité de
l’expérience. Il s’ensuit une contradiction entre le sujet qui s’apparaît, le sujet qui est
sujet qu’en tant qu’il est rapport à soi dans l’immanence de soi et l’apparaître, l’ordre
même de la transcendance où le sujet prend lui-même place corporellement. On le voit, la
problématique du corps propre se fonde sur une préconception du sens d’être de la
subjectivité, sur une définition qui renvoie le sujet à un rapport immanent à soi. De fait,
l’expérience demeure, demeure présent à l’expérience du sujet la transcendance même du
monde dont il est le sujet. Dès lors, la détermination du rapport à la transcendance à partir
du sujet comme intériorité qui est à soi immédiatement à soi revient à la question de la
possibilité du rapport à l’extériorité comme telle. En pensant donc la subjectivité comme
rapport vécu, rapport solipsiste, le philosophe dédouble l’expérience, la structure sur une
opposition de sens, sur le dualisme de la conscience et du corps de la conscience qui fait
partie de l’extériorité du monde. La formulation husserlienne de la problématique du
corps propre est symptomatique du point de vue subjectiviste, du point de vue prenant à
l’égard de l’expérience une perspective abstraite dans la mesure où, de fait, je m’éprouve
corporellement au monde, c’est-à-dire sur le même plan que le monde. Husserl écrit ainsi
dans la Krisis : « Le paradoxe de la subjectivité humaine : être sujet pour le monde, et en
291
même temps être objet dans le monde » 416 . À proprement parler, il ne s’agit pas d’un
« paradoxe » mais d’une contradiction. De manière évidente, dire que la subjectivité est à
la fois « sujet » et « objet », c’est dire qu’elle est ce qu’elle n’est pas, ce qui est
contradictoire. L’a priori qui rapporte le sens de la subjectivité à la condition du rapport
de perception en tant qu’elle en est le centre, qu’elle l’aperçoit intérieurement, revient à
prendre en compte l’expérience pour l’exclure. Pour définir la subjectivité perceptive
contradictoirement, il faut tenir compte de l’expérience (perceptive) qui renvoie le pôle
de l’apparaître à la situation mondaine du percevant, reconnaître par conséquent que le
percevant est incarné, est du même côté que de ce que l’expérience (perceptive) est
l’expérience, la nier ensuite pour le saisir comme la condition de possibilité de
l’expérience (perceptive). La contradiction ici s’origine avec le préjugé selon lequel le
rapport à soi du sujet du rapport de perception n’est pas lui-même un phénomène
perceptif, que le vécu est à soi son propre ressort. Le préjugé est de penser que la
perspective subjective inhérente à l’apparition même du monde est pour ainsi dire
localisable dans le rapport à soi spontané du vécu, l’apparition du monde dépendant ainsi
de l’apparition du sujet à lui-même. En d’autres mots, « le monde renvoie bien à un sujet,
mais celui-ci ne peut en aucun cas se rapporter au transcendant à travers des
« vécus » » 417 en raison de l’appartenance ontologique du sujet à ce dont il est le sujet et,
pour cette raison, R. Barbaras peut ajouter : « Le vécu est un phénomène illusoire » 418 . Si
le vécu désigne un contenu définissant comme tel ce qui est proprement subjectif, le vécu
est bien un mythe. Il ne l’est certainement pas s’il renvoie à l’expérience (perceptive) de
l’expérience, à l’expérience du percevant pris corporellement dans le rapport dont il est le
sujet. Je (me) perçois, je m’épreuve ainsi au monde comme du monde, du monde comme
au monde. Je suis, je m’appréhende (au monde) perceptivement, corporellement. Le vécu
n’est pas un contenu subjectif, mais un rapport de perception, un vivre, c’est-à-dire une
perspective sur le monde, une perspective que l’apparition même du monde implique
puisque le sujet de l’apparition du monde est mondain, intramondain. Le sujet n’est pas la
condition de ce dont il est le sujet, il en est, en raison même de son appartenance
416
Husserl, Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G.
Granel, Paris, Éditions Gallimard, 1989, p. 203.
417
Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 90.
418
Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 90.
292
ontologique au monde, co-dépendant, co-conditionne ainsi l’apparition du monde qui coconditionne l’apparition du sujet du monde qui « n’est rien d’autre que ses
apparitions » 419 . Aussi, l’appartenance du corps au monde rend contradictoire la
dépendance du rapport de perception au vécu (comme contenu subjectif) en ce qu’il est
une apparition, est lui-même dépendant du rapport dont il est le centre, est par conséquent
centre comme centre du rapport dont se structure la perception. Formulée à partir du
sujet de la perception, la problématique du corps propre apparaît insolvable. En revanche,
dès que la phénoménologie prend pour mesure de son analyse l’expérience (perceptive)
de l’expérience, elle en vient à formuler un paradoxe qui appelle comme tel un recentrage
de l’analyse sur le sens du rapport dont le sujet est le sujet, sur le rapport de perception,
et ce conformément au donné (de l’expérience) lui-même. Le paradoxe en question est le
paradoxe de l’autoréférence exprimant le sens du rapport de l’expérience perceptive selon
l’expérience (perceptive), rapport qui place en effet une « image » au centre de toutes les
« images ». La solution de la problématique du corps propre se prononce dans sa
formulation qui, faisant apparaître le sens autoréférentiel du rapport qui structure ce qui
est, les images et les images seulement, appelle une détermination du rapport à partir des
images seulement, à partir de la possibilité même des images qui revient à la possibilité
de la perception des images, c’est-à-dire à la possibilité même de percevoir. Et percevoir
quelque chose, c’est percevoir une figure en rapport au Fond dont elle est la figure. Aussi,
le point de départ de l’investigation phénoménologique n’est pas le sujet de la perception
mais le rapport de perception, le rapport qui, situant le percevant du côté de ce dont il est
le sujet, est ce qu’il est tel qu’il se donne (perceptivement). L’ambition de l’entreprise
phénoménologique du retour à l’expérience trouve donc sa légalité dans le fait même que
le rapport à l’expérience (perceptive) est le rapport dont se structure l’expérience. Dans la
mesure où l’expérience est le rapport (de perception) dont elle se structure, l’expérience
du corps propre, comme expérience (perceptive), répond à la structure du rapport dont la
perception se structure, rapport dont la structure est le rapport figure/Fond. Il s’ensuit que
la problématique du corps propre est la problématique de l’expérience, problématique qui
ne fait plus problème lorsque le phénoménologue adopte l’expérience pour déterminer le
sens de l’expérience, lorsque la phénoménologie voit le rapport de perception pour le seul
419
Barbaras, Renaud, Vie et intentionnalité, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2003, p. 123.
293
donné phénoménologique. Problématique qui disparaît à la détermination de la structure
du rapport de perception, de la structure dont se structure la perception. Autrement dit, si
ce qui fait problème est la présence du sujet de la perception du côté de ce dont il est le
sujet, ce problème disparaît dès que la définition de l’expérience prend l’expérience pour
seule référence, dès que l’expérience est comprise comme ce qu’elle est, comme rapport
qui situe le percevant du côté de la transcendance du monde, comme rapport structurel de
la figure en rapport au Fond dont elle est la figure. La problématique du corps propre se
dénoue donc lorsque l’expérience du corps propre est saisie à partir de la structure dont se
structure l’expérience, à partir de la reconnaissance de l’autonomie de la phénoménalité,
de l’autonomie comme rapport autoréférentiel.
Le sujet percevant apparaît comme figure/image sur Fond du monde, c’est-à-dire
comme le centre dont se polarise le monde comme Fond. Le corps percevant qui centre le
rapport de perception est indistinctement une polarisation dont se structure le rapport luimême en raison de son appartenance au Fond/monde, le sujet percevant apparaissant par
conséquent du côté de ce dont il est le sujet, co-apparaissant au monde co-apparaissant.
Que le percevant co-apparaisse, c’est là, nous l’avons vu, une détermination propre à la
structuration de la phénoménalité, structuration qui renvoie la transcendance du monde à
une perspective, à un centre qui centralise toutes les « images ». Autrement dit, comme
dimension structurelle du rapport dont se structure la phénoménalité, le sujet percevant se
présente comme une figure sur fond du Fond. Structurellement, être corporellement sujet
est la condition pour être sujet du rapport qui structure la phénoménalité. Pour être sujet
du rapport au monde, pour être un co-déterminant de la phénoménalité, il faut être corps,
c’est-à-dire au fond, dans le rapport dont se structure la phénoménalité, une « image » au
sens bergsonien du terme. Or, nous le savons, la phénoménalité comme rapport du corps
au monde dont il est une partie est, par co-définition, irréductible. Pour le dire autrement,
le donné phénoménologique est le rapport irréductible qui inscrit le percevant du côté du
monde. L’irréductibilité est l’irréductibilité de la co-apparition du percevant et du monde.
Aussi, compte tenu de l’irréductibilité du rapport de perception, de l’impossibilité même
de se donner un monde sans le sujet du monde, la caractérisation du sens d’être du corps
percevant doit prendre la structure dont se structure la phénoménalité pour fil conducteur,
294
pour contrainte définitionnelle. Comment pourrions-nous définir en effet le sens d’être du
sujet de la perception sans tenir compte de son intramondanéité, de son appartenance au
monde ?
Il n’a été question jusqu’ici que du corps de la structure de la phénoménalité, du
sujet de la perception comme corps, « image ». Que la dimension subjective de la
phénoménalité co-apparaisse au monde, que le corps percevant soit apparaissant ne
signifie évidemment pas que tous les apparaissants soient percevants. Si percevoir les
« images » a pour condition d’être corporel, la condition d’être corporel ne suffit pas à
percevoir les « images ». Les choses sont, on le sait, sans monde. Du point de vue
structurel, le percevant est un corps, une figure. Cependant, comme sujet de la perception,
comme condition de l’apparition des « images », le corps percevant ne peut pas être selon
le même mode d’être que les « images » dont il est le sujet. Aussi, si le corps percevant
est co-déterminant de l’apparaître, il l’est corporellement au sens où le corps percevant
fait corporellement partie de la transcendance du monde dont il est le sujet et au sens où
le corps se différencie corporellement des autres corps, s’en différencie en tant que le
corps existe selon un mode d’être qui le spécifie comme corps percevant. Le corps
percevant est percevant corporellement, selon une détermination relative au corps qui le
détermine comme percevant, entendu que être sujet percevant, c’est être du côté du
monde dont on est le sujet. Il faut donc pouvoir penser en même temps le fait que le
percevant est intramondain et, comme intramondain, co-déterminant de l’apparition du
monde. Aussi finalement, la définition du sens d’être du corps en tant que percevant doit
être conforme à la phénoménalité, au donné. Parce que le corps percevant est lui-même
apparaissant, est comme corps soumis à la loi structurelle de la phénoménalité, définir le
sens d’être du percevant revient à définir ce qui le distingue corporellement des autres
corps, corporellement dans la mesure où, structurellement, le sujet de la perception est
corporel. C’est en tant que corps que le percevant est dépendant de la structure propre de
la phénoménalité, c’est donc en tant que corps que le percevant doit en être constitutif.
C’est le même corps qui est à la fois dépendant de la phénoménalité et en est le sujet. S’il
est vrai que l’autonomie de la phénoménalité se structure par co-dépendance du monde et
du corps percevant, le co-conditionnement du corps de l’apparition du monde est bien ce
295
qui le rend tributaire, en tant que corps, de la phénoménalité. Aussi, ce qui différencie le
corps des autres corps, ce qui détermine corporellement le corps comme corps percevant,
doit être ce qui le rend dépendant de ce dont il est le sujet, et ce en raison de la structure
du rapport dont se structure la phénoménalité. Le corps ne peut être la condition de ce qui
conditionne son apparition que s’il se rend corporellement, c’est-à-dire de la même façon,
sujet et co-apparaissant, corps percevant et corps percevant. Comme co-déterminant de la
phénoménalité, le corps l’est comme corps, l’est comme sujet phénoménalisant et comme
apparaissant. Il s’agit donc de comprendre l’unicité de l’implication du corps à l’égard de
l’apparition du monde. À cet égard, l’ « hypothèse des images » de Bergson nous apprend
beaucoup quant à la nécessité de faire correspondre la définition du sens d’être du sujet
de la perception et la description de la perception comme telle. Dans le premier chapitre
de Matière et mémoire, l’hypothèse est faîte que nous sommes « en présence d’images »
et d’images seulement. C’est là certainement la manière la plus juste de décrire ce qu’il y
a, la phénoménalité. Bergson se donne un rapport qui ne concerne que les « images », un
rapport qui prend une « image particulière » pour centre. De là, comment penser le sujet
percevant sinon en reconnaissant que l’image qui centralise le rapport de perception est
une image parmi les images qui comme image centralise les images ? L’image qualifiant
le centre des images comme une image parmi les images qualifie également une modalité
existentielle qui le particularise, qui le distingue des autres images. L’image qualifie donc
un mode d’être qui l’individualise, le rapporte aux autres images, et le fait même d’être
apparaissant. Être sujet et être corps ne font pas alternative, le corps est sujet en tant que
corps (vivant). On le sait, Bergson fera du mouvement la spécificité de l’image polarisant
le champ phénoménal. L’essentiel nous semble être la cohérence du point de vue de
Bergson : si « ce qui est » est un ensemble d’images, le sujet des images doit être une
image. Bergson se demande alors comment l’image qui centralise toutes les images se
spécifie comme image (qui centralise toutes les images). Plus précisément, parce qu’il ne
se donne que le rapport renvoyant une image à l’ensemble des images, désigner le sens
d’être de l’image (qui centralise toutes les images) revient à désigner une détermination
essentielle du rapport de perception lui-même. Or, de manière cohérente, Bergson s’en
tient « aux apparences », à ce qu’il s’est donné pour point de départ pour définir le
déterminant qui spécifie l’image centralisant les images, c’est-à-dire qui spécifie comme
296
tel le rapport de perception. Force est de constater de l’expérience (perceptive) de
l’expérience que le mouvement est ce déterminant. Bergson écrit : « Voici un système
d’images que j’appelle ma perception de l’univers, et qui se bouleverse de fond en
comble pour des variations légères d’une certaine image privilégiée, mon corps. Cette
image occupe le centre ; sur elle se règlent toutes les autres ; à chacun de ses mouvements
tout change, comme si l’on avait tourné un kaléidoscope » 420 . C’est une image (le corps)
et une image capable de mouvements (sens d’être du corps) qui est sujet du rapport de
perception. L’activité motrice du corps transforme de fond en comble l’horizon perceptif
et exprime le sens d’être du corps. Le mouvement souligne la spécificité du percevant en
tant que corps, détermination corporelle du corps qui le différencie des autres corps,
c’est-à-dire qui est fondamentale à l’actualisation du rapport de perception. Bergson parle
donc du même corps lorsqu’il renvoie la perception à un rapport adoptant une « image »
pour centre. Il en est ainsi parce que Bergson formule proprement la problématique du
rapport de perception. En abordant la perception à partir des « images », Bergson se
devait alors nécessairement de décrire « ce qui se passe », c’est-à-dire de renvoyer le
sujet de la perception à une « image », à un déterminant corporel à la fois intérieur et
constitutif de la perception. Et c’est ce qu’il fait de fait en écrivant : « Voici les images
extérieures, puis mon corps, puis enfin les modifications apportées par mon corps aux
images environnantes » 421 . Nous avons, dans un chapitre précédent, mis en valeur les
insuffisances qui, du point de vue de la phénoménologie, mine le premier chapitre de
Matière et mémoire pour une détermination satisfaisante du sens du rapport de
perception 422 . Néanmoins, du point de vue de la phénoménologie, la cohérence de la
démarche bergsonienne vaut pour elle-même en ce que la caractérisation du sens d’être
du sujet percevant est conforme à (la description de) la perception. Comment pourrionsnous décrire la phénoménalité comme un rapport de co-apparition corps/monde sans en
tenir compte pour définir le sens d’être du sujet percevant qui en tant que sujet est du côté
de la transcendance dont il est la condition subjective ? Dans les premières pages si
originales de Matière et mémoire, Bergson subordonne la définition de ce qui fait du
corps une « image particulière » à la phénoménalité, c’est-à-dire à l’expérience du rapport
420
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176.
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171.
422
Cf. le chapitre A.1.3.1) Présentation et représentation.
421
297
toujours déjà réalisé de l’ensemble des « images » et de cette « image particulière ». À
bien y penser, il ne peut en être autrement car la transcendance irréductible du monde est
l’irréductibilité du rapport de perception, du rapport situant le sujet percevant du côté de
ce dont il est le sujet. Puisque la phénoménalité est cela, la définition du corps percevant
doit se régler sur le donné phénoménal qui donne et ne donne que le rapport dont se
structure la phénoménalité. Il s’agit en somme de s’assurer que le sens d’être du sujet
s’accorde avec la phénoménalité parce que la phénoménalité est le rapport irréductible de
l’apparition du monde et de l’apparition du sujet du monde, irréductible au sens où le
corps percevant est du côté du monde, est au monde en étant du monde. Le fait
irréductible de la co-apparition corps/monde doit guider notre définition de l’être du
corps percevant. Aussi, que pouvons-nous dire du sens d’être du sujet de la perception
sachant que le corps percevant est du côté de ce dont il est le sujet, intramondain ?
Nous le savons déjà, en raison même de l’intramondanéité du percevant, le
rapport de perception est absolument impensable à partir de ce qui pourrait être une
intériorité, un vécu ou une faculté de représentation. Si le sujet de la perception est
corporellement du côté de la transcendance du monde, il est contradictoire de vouloir lui
prêter le pouvoir de se représenter le monde, de penser qu’une apparition puisse naître du
rapport à soi du sujet. Pour reprendre l’idée de Bergson : c’est le sujet qui fait partie du
monde, et non pas le monde qui fait partie du sujet. Ajoutons que si la phénoménalité se
structure comme rapport, ce rapport est précisément le rapport renvoyant le percevant à la
transcendance du monde si bien qu’il serait absurde de le penser de l’immanence du
vécu. Par co-définition, il n’y a pas de rapport dans l’immanence à soi, toute expérience
implique une certaine distance, une distance ouvrant l’expérience à elle-même. Distance
irréductible, distance témoignant de l’inscription à la transcendance du monde de ce dont
on a l’expérience. Autrement dit, le sujet de la perception ne peut être le « sujet » de la
perception. Maintenant, dire que le percevant est du côté de ce dont il est le sujet, c’est
dire que le percevant est sujet, sujet de quoi ? De ce dont il est le sujet, c’est-à-dire de ce
à quoi il se rapporte perceptivement en tant que percevant. Le corps percevant, comme
figure, se rapporte au Fond dont il est la figure. Autrement dit, le percevant est en rapport
perceptivement au Fond, à la Totalité imprésentable du monde. Le rapport de perception
298
se structure de la possibilité de toute apparaître, du rapport qui situe en rapport une figure
au Fond dont elle est la figure, au Fond qui, comme Fond, ne peut apparaître comme une
figure. Perceptivement parlant, le percevant est en rapport à la Totalité toujours ouverte
du monde. Le percevant est ainsi sujet de son appartenance même à ce dont il est le sujet.
La subjectivité est bien impensable comme une intériorité. Or, dans la mesure où le sujet
percevant est sujet du rapport à la transcendance du monde, le sujet est comme le lieu
d’où s’articule le rapport dont il est le sujet. Nous nous sommes ainsi représentés le sujet
percevant comme un « centre ». Si le rapport dont se structure la phénoménalité est bien
un rapport au monde comme Totalité, alors le rapport à la Totalité appelle un centre par
rapport auquel le rapport à la Totalité est possible. Il s’agit là de la corrélation qui renvoie
l’apparition du monde à l’apparition du sujet du monde. Que pouvons-nous dire du corps
percevant comme centre sachant qu’il est centre relativement à la transcendance indéfinie
du monde ? Tout d’abord, comme centre, le corps est entouré par le monde, situe ainsi le
monde qui le situe comme centre. La situation du corps percevant est ainsi la situation du
monde, le corps de son positionnement positionnant le monde qui l’enveloppe. Le centre
centralise le monde qui se centralise. Le centre articule un rapport au monde qui le centre
comme centre dont se centre le monde, qui situe le monde lui-même. Cette réciprocité de
sens et d’être se fonde sur le sens d’être du monde qui conditionne tous les points de vue
possibles, conditionnant ainsi le point de vue qui le conditionne. Le centre occupe donc le
centre du monde, le centre d’où le monde se positionne. Mon corps est ainsi « comme
interposé entre ce qui est devant moi et ce qui est derrière moi, mon corps debout devant
les choses debout, en circuit avec le monde » 423 . Le corps percevant qui centre le champ
phénoménal, positionnant corporellement le monde dont il est une partie, s’interpose au
milieu du monde, est ainsi le sujet du visible et de l’invisible. Comme point de vue (sur le
monde), le corps actualise et spécifie le rapport au monde comme Totalité, c’est-à-dire le
monde lui-même. Par conséquent, si le corps détermine corporellement le sens de ce que
signifie « être quelque part », ce sens s’enracine dans la relation d’appartenance du corps
au monde. La station debout du corps devant le monde est une station qui s’appuie sur le
monde, prend pied dans le monde. Dire « être quelque part », c’est dire « être de quelque
part », faire ainsi indissociablement référence au corps percevant et au monde. Aussi, la
423
Merleau-Ponty, Maurice, La nature Notes Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, 1995, p. 271.
299
hauteur, la profondeur et la distance, la gauche et la droite qui forment un seul système de
références spatiales du corps est une formation dont le monde est constitutif comme le
centre se constitue de son appartenance au monde. Autrement dit, l’ « ici » et le « là-bas »
forment un même rapport, une seule correspondance dans le rapport qui rapporte le corps
comme centre à ce dont il est le sujet, le monde comme Totalité. Un même rapport car le
rapport est irréductible, implique que l’ « ici » implique le « là-bas » qui l’implique. C’est
dire que les définitions du percevant et de ce dont il est le sujet ne peuvent se superposer.
Pour définir le sens d’être du centre percevant, la référence au monde est inévitable, et
inversement. C’est de cette implication que nous voulions introduire la description de
l’être du percevant car la phénoménalité se structure comme rapport. C’est donc à elle
que nous revenons. Centre du rapport de perception, le centre se structure par rapport au
rapport dont il est le centre, se structurant donc comme « centre » comme le rapport le
structure comme « centre ». Le centre du rapport de perception n’est donc absolu que
relativement au rapport dont il est le sujet, qu’il forme et qui le forme.
Notons un point important : la description du rapport structurel de la
phénoménalité ne peut être neutre quant au sens d’être du centre qui centralise la
phénoménalité puisqu’il co-détermine le rapport qu’elle décrit. Aussi, ce qui transparaît à
la description de la structure propre de la phénoménalité est un mode d’être spécifique du
centre de la Totalité qui le situe au centre du rapport à la Totalité. Perce de la description
du rapport de co-détermination dont se structure la phénoménalité le sens de la
détermination subjective du corps percevant, sens correspondant à un agir, à une
intentionnalité corporelle ouvrant le percevant à l’espace ouvert par la co-détermination
elle-même. C’est la modalité existentielle constitutive de la phénoménalité qui ressort de
la description de sa structure, description qui s’enracine dans le rapport de la
phénoménalité, ce qui signifie que la phénoménalité elle-même, en tant que rapport de
co-détermination, donne accès elle-même à ce qui spécifie en propre les termes qui la codétermine. De la co-détermination structurelle de la phénoménalité, nous disions : la coapparition qui renvoie le centre à la Totalité et la Totalité au centre se centre, situe la
Totalité par rapport à un centre d’où le rapport à la Totalité se structure. Mais comment
comprendre le sens du rapport structurel de la phénoménalité sans implicitement le
300
comprendre comme un rapport intentionnel, comme une relation existentielle du corps au
monde ? De quel rapport est le rapport qui structure la phénoménalité sinon de
l’irréductibilité de la dualité du rapport à quelque chose ? Si la structure du rapport dont
se structure la phénoménalité est l’irréductibilité de la dualité du rapport à quelque chose,
la description du rapport structurel n’est-elle pas toujours déjà la description de la dualité
du vivre, de la dualité de l’ « ici » et du « là-bas » qui exprime en creux l’intentionnalité,
qui renvoie le corps à son pouvoir de s’orienter, de se rendre « là-bas » ? Le centre que
structurellement appelle la Totalité apparaît consubstantiellement une détermination
existentielle puisqu’il n’y a de centre que relativement à la Totalité, c’est-à-dire orienté
vers la Totalité. Le rapport à la Totalité renvoie ainsi le centre qui la centralise à un mode
d’être, au vivant. La phénoménalité est telle que le rapport qui la structure se fait de
quelque part, se centre. Cela dit, le fait d’être quelque part implique de pouvoir ne pas
l’être, de pouvoir être « là-bas » ou « ailleurs » de sorte que le rapport qui structure la
phénoménalité prend pour centre un centre dont le sens d’être est d’être capable de se
rapporter corporellement vers la Totalité, d’exister de son orientation vers la Totalité. Le
rapport à la Totalité implique donc un se-rapporter à la Totalité qui la centralise. Le sens
du rapport qui situe le corps percevant parmi les choses se précise un peu puisque la
définition du rapport structurel de la phénoménalité est implicitement dépendante de la
signification existentielle du centre centralisant la phénoménalité. La description de la codétermination dont se structure la phénoménalité ne peut finalement apparaître comme
une relation au monde que parce que la référence au centre de la phénoménalité est déjà
significative de son mode d’être, le centre de la Totalité actualisant, par co-définition, un
rapport à la Totalité. Autrement dit, sans que le sens de la modalité existentielle du corps
percevant ait besoin d’être explicitement exprimé pour faire apparaître la structure dont
se structure la phénoménalité, en revanche, la description de cette structure la présuppose
en renvoyant la relation au monde à un centre qui en détermine le sens comme centre,
centre qui comme corps se distingue des autres apparaissants. On comprend qu’il puisse
en être ainsi en vertu du fait que c’est le même corps qui co-détermine la structure de la
phénoménalité comme structure autonome et qui se rapporte au monde. Le corps est bien
de la même manière partie de la Totalité et centre du rapport à la Totalité. Le structurel et
l’existentiel s’impliquent dans le rapport qui inscrit le corps percevant du côté de ce dont
301
il est le sujet. Aussi, conformément à la structure de la phénoménalité, c’est de
l’expérience même du rapport de phénoménalité que nous apprendrons ce qui
corporellement sépare le corps percevant des autres corps apparaissants. Il faut que ce qui
singularise corporellement le corps de l’ensemble des corps actualise proprement un
rapport à la Totalité, c’est-à-dire le rapport de perception comme tel. Qu’est-ce qui est
distinctif du corps percevant et simultanément distinctif du rapport de perception ? De
quelle détermination corporelle le rapport de phénoménalité se constitue-t-il ? Quel est le
mode d’être du corps qui puisse rendre compte de son rapport à la Totalité, à ce qui ne
peut, par co-définition, apparaître comme une figure ? Quel est l’existential pouvant
rendre en même temps compte de l’autonomie de l’apparaître et de l’autonomie du
percevant, c’est-à-dire de la co-détermination même qui structure la phénoménalité ?
Autrement dit, comment rendre compte de la ségrégation de la figure et du Fond dont elle
est la figure, du rapport qui les espace pour les rendre à eux-mêmes et donc à l’autre ? Et
qu’est-ce qui réalise corporellement le corps comme corps percevant ?
Il apparaît que seul le mouvement du corps vivant permet de dire en quoi le corps
est percevant, de rendre compte de la différenciation percevant/monde (figure/Fond),
c’est-à-dire de l’actualisation du monde comme Fond. Bergson, dont la démarche revient
à décrire le sens du rapport de perception à partir de l’expérience perceptive elle-même,
identifie d’emblée le pouvoir moteur du corps comme déterminant constitutif du rapport
de perception. Dans la mesure où la phénoménalité elle-même est son point de départ, il
écrit : « (…) je vais formuler purement et simplement ce que je sens et ce que je vois :
Tout se passe comme si, dans cet ensemble d’images que j’appelle l’univers, rien ne se
pouvait produire de réellement nouveau que par l’intermédiaire de certaines images
particulières, dont le type m’est fourni par mon corps » 424 . Or, puisque « mon corps » est
une « image » parmi les « images », il est exclu de faire du corps « la condition de
l’image totale » 425 . Si par principe le corps ne peut produire des « images », il produit en
revanche du changement parmi les « images ». L’introduction du changement par le
corps vivant dans le plan des « images » est une vérité qui se constate. Comme le dit
424
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 170.
C’est Bergson qui souligne.
425
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 171.
302
clairement Bergson, si l’univers correspond à « un ensemble d’images gouvernées dans
leurs rapports mutuels par des lois immuables, où les effets restent proportionnés à leurs
causes, et dont le caractère est de n’avoir pas de centre, (…) force est bien de constater
qu’en outre de ce système il y a des perceptions, c’est-à-dire des systèmes où ces mêmes
images sont rapportées à une seule d’entre elles, s’échelonnent autour de celle-ci sur des
plans différents, et se transfigurent dans leur ensemble pour des modifications légères de
cette image centrale » 426 . Sans que le corps n’apparaisse être la cause de la présence des
« images », il s’avère que l’ensemble des « images » se positionne en fonction du situs du
corps. Mieux, « à chacun de ses mouvements, tout change » 427 . Au mouvement du corps
répond un changement dans le plan des « images ». Nous sommes donc seulement « en
présence d’images », et si de fait quelque chose « de réellement nouveau » se passe, il
prendra pour vecteur le mouvement du corps. Aussi, le mouvement du corps qui ordonne
et centralise les « images » caractérise le corps lui-même. Il n’est certainement pas inutile
de mentionner un autre passage du premier chapitre de Matière et mémoire où Bergson se
réfère de nouveau à l’expérience (perceptive) elle-même pour décrire la signification du
rapport de perception : « De fait, j’observe que la dimension, la forme, la couleur même
des objets extérieurs se modifient selon que mon corps s’en approche ou s’en éloigne,
que la force des odeurs, l’intensité des sons, augmentent et diminuent avec la distance ».
La (re)définition du champ perceptif dépend de la motricité. La distance comme variable
du mouvement corporel exprime et mesure pour Bergson la puissance d’action du vivant.
Il poursuit son propos ainsi : « enfin que cette distance représente surtout la mesure dans
laquelle les corps environnants sont assurés, en quelque sorte, contre l’action de mon
corps ». Bergson en conclut donc que les objets « renvoient à mon corps, comme ferait un
miroir, son influence éventuelle ; (…). Les objets qui entourent mon corps réfléchissent
l’action possible de mon corps sur eux » 428 . Le mouvement comme agir corporel
intercale entre les images une vie qui les polarise, les images manifestant alors un côté
qui sied à son action vitale. Toutefois, la définition de Bergson de la vie comme besoin ne
s’accorde pas avec la puissance qu’il accorde au mouvement du corps. Bergson impose
426
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 177.
C’est Bergson qui souligne.
427
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 176.
428
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172.
C’est Bergson qui souligne.
303
en somme à la corrélation interne du mouvement et de l’organisation du champ
phénoménal qu’il tire de l’expérience perceptive elle-même une définition de la vie sans
correspondance avec l’être du mouvement vivant, du mouvement qui ouvre l’horizon
perceptif. Pour autant, le constat qui s’impose consécutivement à l’ « hypothèse des
images » demeure pleinement pertinent en ce qu’il résulte de la description fidèle de
l’expérience. Bergson se rend donc en mesure de découvrir la corrélation
mouvement/perception et de la définir à partir de ce qui différencie corporellement le
corps des objets. C’est ce point en particulier qui nous apparaît très intéressant pour nous
qui tenons l’appartenance du corps percevant à ce dont il est le sujet pour fil conducteur
de la définition du sens d’être du sujet. Dans le cadre de l’ « hypothèse des images »,
seule une « image » peut être sujet de la perception de sorte que c’est comme « image »
que le percevant centralise toutes les images. Il s’ensuit que le mouvement qui coordonne
la disposition des « images » nomme de part en part le centre de la perception. Le
mouvement est l’attribut du corps, ce qui corporellement détermine le corps comme
percevant. Autrement dit, le mouvement est l’être du corps se rapportant au monde
perceptivement, ce qui détermine donc une autonomie, un soi. Aussi, lorsque Bergson
écrit que « Mon corps, objet destiné à mouvoir des objets, est donc un centre
d’action » 429 , il renvoie le corps à un se-mouvoir, c’est-à-dire à un se-rapporter au monde
sur le mode du mouvement. La condition d’être corporel s’identifie donc à la possibilité
de se-mouvoir, d’agir et donc d’être capable d’exercer une « influence réelle » sur le réel.
Le corps est percevant en ce qu’il opère corporellement des changements dans les choses.
C’est là ce qu’il faut entendre par perception pour Bergson. On est maintenant en mesure
de mieux mesurer l’importance du point de départ que se donne Bergson, point de départ
qui le conduit à identifier le corps percevant et le mouvement, identification qui permet à
Bergson de penser le percevoir sans le confondre avec le connaître. Retenons de Bergson
ces quelques lignes : « (…), donnons-nous ce système d’images solidaires et bien liées
qu’on appelle le monde matériel, et imaginons çà et là, dans ce système, des centres
d’action réelle représentés par la matière vivante : je dis qu’il faut qu’autour de chacun
429
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 172.
C’est Bergson qui souligne.
304
de ces centres se disposent des images subordonnées à sa position et variables avec elle ;
je dis par conséquent que la perception consciente doit se produire » 430 .
Retenons d’abord que ce n’est que relativement à l’ensemble des images que le
corps est « centre ». Ensuite, ce n’est également que relativement à la Totalité que
l’activité motrice du corps vivant est pouvoir de manifestation. Finalement, et
développons quelque peu ce point, le mouvement qui qualifie le percevant est un semouvoir, c’est-à-dire un auto-mouvement. Or, comme auto-mouvement, le mouvement
du corps vivant se forme comme un rapport pronominal. C’est donc en fonction même
de la structure de ce rapport que nous aurons à définir la motricité du corps vivant. En
raison de l’appartenance ontologique du percevant au monde, le se-mouvoir est un semouvoir-vers-la-Totalité, c’est-à-dire un se-rapporter-à-la-Totalité sur le mode du
mouvement. La Totalité est ainsi constitutive du se-mouvoir puisqu’il est à soi en se
rapportant à la Totalité. Comme auto-mouvement, le mouvement s’origine en lui-même.
Comme auto-mouvement, il s’origine de son appartenance même à ce dont il vise. Un
mouvement est mouvement en trouvant dans son avancée ce vers quoi il se tourne, à
savoir le monde. Ainsi, le mouvement comme mouvement du corps est lui-même,
subsiste comme mouvement de son orientation vers le monde. L’auto-mouvement est un
mouvement se déterminant comme mouvement par co-détermination, c’est-à-dire comme
rapport. Le se-mouvoir s’excède donc vers le monde que parce que son excès sur soi le
ramène à soi du fait même qu’il s’excède vers ce qui l’excède, vers le monde. Ainsi, le
mouvement vers le monde s’excède sans se vider de lui-même puisqu’il se tourne vers le
monde comme vers lui-même en raison de son appartenance au monde. Le mouvement
est donc à soi par co-détermination, par médiation du monde qui le renvoie à lui-même
du fait même qu’il est intramondain. Aussi, l’auto-mouvement se vide en s’orientant vers
le monde et, en s’orientant vers le monde, se remplit lui-même. Il apparaît donc que le semouvoir se réalise de sa co-dépendance au monde. L’autonomie se développe dans la codépendance. Un mouvement autosuffisant est donc impensable.
430
Bergson, Henri, Matière et mémoire, P.U.F., Édition du Centenaire, 5ème édition, Paris, 1991, p. 182.
C’est Bergson qui souligne.
305
La disposition corporelle du corps à se-mouvoir s’accorde précisément avec le
rapport dont se structure la phénoménalité, rapport qui situe le percevant du côté de la
transcendance dont il est le sujet. Autrement dit, l’auto-mouvement du corps est le
déterminant subjectif convenant à l’ouverture perceptive, est conforme à l’expérience
(perceptive) du rapport se centrant sur un être dont le mode d’être est déterminant du
phénomène perceptif comme tel. Seul un être dont l’être est de se-mouvoir peut codéterminer la phénoménalité, peut actualiser la présence de la Totalité, la conduire à ce
qu’elle est, Fond pour toute figure possible. Il y a actualisation de la phénoménalité parce
qu’elle est rapport qui se co-constitue. Aussi, le percevant rend actuel une présence qui le
présentifie lui-même de sorte que ce qui advient par auto-mouvement ne le précède pas.
La phénoménalité n’est pas en attente de ce corps qui vit, n’est pas un « ensemble
d’images » qui devance son actualisation par une image. C’est parce que la
phénoménalité s’actualise, est rapport pronominal, que le corps qui est intramondain peut
l’actualiser. Aussi, le corps qui actualise la phénoménalité s’actualise. Ce qui signifie que
la phénoménalité s’actualise elle-même. Si en effet l’auto-mouvement est bien un
mouvement qui se réalise comme mouvement de son entrée vers la Totalité, se portant
ainsi toujours vers son point de départ, vers lui-même, alors le mouvement est lui-même
en se tournant vers ce qu’il n’est pas, vers ce dont il est le terme. C’est dire que le
mouvement du corps vivant caractérise au mieux le percevant, lequel est du côté de la
transcendance dont il est le sujet. En s’ouvrant ainsi à soi en s’ouvrant à l’extériorité du
monde, l’auto-mouvement du corps est bien ce qui à la fois le différencie des choses et le
situe corporellement en rapport à la Totalité, à ce qui à la fois transcende l’expérience du
sujet percevant et la co-constitue. L’autonomie de l’auto-mouvement se structure donc de
l’autonomie du monde qui se structure de l’autonomie de l’auto-mouvement du corps. La
circularité renvoyant le corps et le monde à un rapport de co-définition a pour fondement
ontologique l’appartenance du corps au monde, appartenance ontologique qui ultimement
rend compte du sens du rapport qui identifie l’auto-mouvement à une dédifférenciation à
soi correspondant toujours déjà à une différenciation du monde lui-même, c’est-à-dire à
son actualisation phénoménale.
306
Qu’est-ce qu’actualise cet être dont l’auto-mouvement est l’être ? Comme
référence corporelle à autre chose que soi, l’auto-mouvement qui spécifie dans un même
mouvement le percevant et la perception actualise le rapport de perception lui-même, une
différenciation se structurant selon les lois structurant l’autoréférence. C’est la codétermination dont se structure la phénoménalité que le corps actualise. Autrement dit, en
co-conditionnant l’irréductibilité que le monde co-conditionne, le mouvement corporel
actualise l’irréductibilité de la phénoménalité. L’irréductibilité ne se structure pas comme
le pense Merleau-Ponty de l’impossibilité même de l’identité du rapport à soi du corps
mais de l’ouverture du corps vers l’ouverture du monde. L’écart ne se source pas de la
« réflexivité du corps », du « fait qu’il se touche touchant »431 mais de l’impossibilité de
réduire la distance ouverte par le mouvement qui s’ouvre à l’ouvert, à ce qui demeure,
par co-définition, ouvert au mouvement qui l’ouvre en ce que le monde est Totalité,
Ouverture. Le mouvement s’origine de son vis-à-vis, s’ouvre au monde qui s’ouvre au
mouvement. On voit bien comment se dégage l’espace du relationnel, c’est-à-dire
comment se structure circulairement l’autonomie du corps percevant et l’autonomie
ontologique du monde, son apparaître. Le percevant est à autre que lui-même, est donc un
co-déterminant de la phénoménalité en s’ouvrant, ouverture dont s’ouvre le monde. C’est
dire que la perception est cette irréductibilité comme rapport du corps vers le monde, du
mouvement qui s’ouvre vers l’ouverture ouverte du monde. L’irréductibilité du rapport
de perception est l’irréductibilité du monde lui-même, demeure donc irréductible comme
irréductibilité du monde, irréductibilité que le mouvement opérant et explorateur du corps
ne peut réduire, irréductibilité qui dès lors maintient le mouvement ouvert vers le monde.
L’auto-mouvement qui s’ouvre à ce qui l’ouvre à lui-même rend compte de la possibilité
du dévoilement du monde de l’appartenance même au monde. Pour répondre autrement à
la question, le mouvement du corps actualise le rapport de la phénoménalité, le rapport
figure/Fond qui renvoie toute apparition de la figure à l’inapparition du Fond comme
figure, le Fond de ce fait n’apparaissant qu’en co-apparaissant. Le Fond est l’ouvert, ce
qui ne se ferme pas en une apparition, en une figure. Le mouvement comme entrée dans
l’ouverture même du monde reconduit le monde à son ouverture, à ce qui est ouvert à
toute détermination perceptive comme fond de toute déterminabilité, c’est-à-dire comme
431
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 298.
307
Fond. Aussi, le corps actualise le Fond sur fond duquel il s’apparaît, c’est-à-dire apparaît
comme une figure/corps sur fond du Fond. Il actualise le repli du monde comme Fond,
l’apparition même du monde et par là même sa propre apparition comme figure dont le
mode d’être est de se-mouvoir. Si le corps est un « metteur en scène de la perception » 432 ,
il l’est donc comme être qui corporellement (s)’ouvre (au)/le monde. C’est dire que
comme sujet corporel de la transcendance du monde, le corps subjectif actualise la
présentation perspective du perçu, la présence absente du monde que l’apparition de
l’apparaissant fait apparaître, faisant donc apparaître en son apparition même une
absence, la transcendance du monde dont elle est une dimension, un moment. Actualisant
le Fond, le corps actualise une absence constitutive de toute figure, que toute apparition
figure, co-apparaissant alors au monde qu’elle spécifie, esquissant ainsi le même monde,
le même horizon. De facto, à la perspective du corps sur le monde correspond
l’apparition en perspective de la chose. Concrètement : « Du point de vue de mon corps
je ne vois jamais également les six faces du cube, même s’il est en verre » 433 . De facto, le
rapport perceptif du corps et de la chose varie, aux mouvements du corps correspond une
variation des aspects de la chose. Ainsi, « à mesure que je tourne autour de lui (le cube),
je vois la face frontale, qui était un carré, se déformer, puis disparaître, pendant que les
autres côtés apparaissent et deviennent chacun à leur tour des carrés » 434 . Comme pour le
rapport de co-détermination structurant l’être de l’auto-mouvement corporel, le rapport
factuel entre le pouvoir phénoménalisant du corps et la donation perspective de la chose
se structure de l’appartenance du corps au monde ou, pour être plus précis, de
l’intentionnalité corporelle qui se constituant de son mouvement vers le monde conduit le
monde à sa propre transcendance, à son inapparition que toute apparition, du fait son
appartenance au monde, rend manifeste, manifestant de ce fait elle-même un excès d’être,
une transcendance qui la rend indéfiniment ouverte aux mouvements dont elle procède.
C’est pourquoi, l’exploration active du cube par le sujet de la perception n’épuise pas
l’être perceptif du cube qui figure constamment le même cube, la même appartenance au
monde dont il tire indéfiniment ses déterminations. En un mot, le cube co-apparaît au
monde, fait apparaître l’horizon dont sa transcendance propre procède, s’excédant ainsi
432
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23.
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 235.
434
Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 235.
433
308
vers ce dont il est la co-apparition. Pour conclure, il ne nous est pas nécessaire de
développer plus avant le sens de la corrélation du mouvement subjectif du corps et du
mode de présentation de la chose qui sera l’objet du prochain chapitre. Concluons donc.
La problématique de l’expérience du corps propre n’est pas la problématique de
l’expérience du corps propre qui se manifeste comme le rapport du sujet de l’expérience à
l’expérience du sujet. Le rapport comme fait d’expérience ne fait pas lui-même problème.
La problématique en question apparaît dès que l’expérience du corps propre est comprise
comme l’expérience du corps propre, comme une expérience propre, définissant ainsi en
propre le sujet de l’expérience. La philosophie se doit de ce fait de penser l’expérience à
partir de l’expérience du corps propre, du Tout à partir de la partie, ce qui, nous l’avons
vu, revient à penser contradictoirement. Sur l’impossibilité de penser proprement le
rapport de l’expérience du corps propre en le pensant contradictoirement se fonde l’appel
de la phénoménologie à un retour à l’expérience comme telle, à un retour que nous
comprenons comme à un retour au rapport dont se structure la phénoménalité, rapport
qui situe le corps percevant du côté de ce dont il est le sujet. Si l’expérience (perceptive)
est l’expérience de l’appartenance du corps percevant à ce dont il est le sujet, qu’elle estelle sinon l’expérience du rapport qui la structure, qui la renvoie à elle-même ?
Autrement dit, si l’expérience (perceptive) est l’expérience du rapport dont elle se
structure, alors le sujet de l’expérience est ni plus ni moins qu’une dimension interne de
l’expérience en sorte que la définition du mode d’être du sujet de l’expérience doit
s’aligner sur la structure dont se structure l’expérience, structure co-dépendante du sujet
co-dépendant de la structure dont il est le sujet. Le sujet de l’expérience l’est comme
centre dont se centre l’expérience en raison de l’appartenance du sujet à ce dont il est le
sujet. Mais, pour la même raison, c’est-à-dire en raison du rapport de co-dépendance
structurant la phénoménalité, le percevant en tant que sujet centralise lui-même
l’expérience. Aussi, le corps co-déterminant l’apparition même du monde co-apparaît au
monde qui co-détermine la co-apparition du corps percevant. Le corps dont se centralise
la phénoménalité est donc le corps qui la centralise. C’est bien le même corps qui est
soumis à la structure de la phénoménalité comme apparaissant et qui la co-conditionne,
rapport de co-définition dont précisément l’expérience est l’expérience puisque le corps
309
percevant est corporellement inscrit au monde dont il est le sujet. Il suit de là que c’est
corporellement que le corps centralise le rapport dont il co-dépend. En tant que
percevant, le corps est corps selon un mode d’être propre qui le spécifie comme sujet, qui
le situe en rapport au monde. Le corps est lui-même sujet, c’est-à-dire indivisiblement
soumis à une autonomie et développant une autonomie. Il est donc percevant, a pour être
d’être perceptivement en rapport au monde. Or, co-déterminant corporellement le rapport
dont se structure la phénoménalité, le sens de la co-détermination du corps percevant de
la phénoménalité est nécessairement une détermination que la phénoménalité manifeste
elle-même comme rapport, une détermination co-déterminante du corps qui ainsi à la fois
l’individualise des autres corps et détermine le rapport de perception lui-même, le rapport
à l’ouverture indéfinie du monde. Autrement dit, en vertu de la structure interrelationnelle
de la phénoménalité, seule l’expérience (perceptive) peut nous montrer le sens d’être du
corps percevant, sens d’être le définissant et définissant la perception comme rapport. Et
ce que la phénoménalité fait apparaître est un rapport se réglant sur le mouvement du
corps percevant. De fait, à l’action motrice du corps répond symétriquement une
redéfinition du champ perceptif. Comment pourrait-il en être autrement alors même que
le percevant est intramondain ? Sans que le sens vital du mouvement du corps doive être
pour lui-même déterminé, de fait, la caractérisation du sens d’être du percevant à partir
du mouvement s’accorde avec la manière dont la phénoménalité se donne à l’expérience,
au mouvement. Tenir la motricité pour le nom de l’intentionnalité perceptive permet ainsi
de comprendre comment est possible le rapport dont se structure la phénoménalité, la coapparition du monde. Le mouvement du corps qui l’autonomise réalise une puissance de
manifestation qui amène le monde à la présence, à son (in)apparition. Le mouvement qui
s’ouvre au monde l’ouvre à lui-même, à son propre horizon, le monde apparaissant alors
en co-apparaissant. Rapport de co-apparition qui installe donc définitivement le monde à
distance, distance irréductible dont chaque apparaissant, co-apparaissant au monde, se
structure. La correspondance interne entre le mouvement du corps et le recul phénoménal
du monde en lui-même est la correspondance en jeu dans la présentation perspective des
apparaissants. C’est ce qu’il nous reste toutefois à montrer de l’intérieur, c’est-à-dire en
se fiant au rapport dont l’expérience (perceptive) est le rapport.
310
A.2.3.3) Perception et incomplétude.
Par perception, nous entendons rapport de perception, rapport dont elle se
structure et dont elle est l’expérience perceptive. Comme expérience du rapport dont elle
se structure, la perception est l’expérience perceptive de l’irréductibilité même du rapport
du sujet de l’expérience à ce dont il est perceptivement le sujet, du rapport qui le rapporte
perceptivement au monde comme Totalité de telle sorte que le percevant est percevant en
apparaissant lui-même du côté de la transcendance dont il est perceptivement le sujet, est
ainsi percevant comme corps, corporellement. Aussi, par perception, il faut entendre un
rapport de co-apparition, le corps percevant co-apparaissant au monde qui co-apparaît en
co-apparaissant ainsi à l’horizon de lui-même. Or, puisque la condition intramondaine du
sujet de l’expérience est relative à la structure dont se structure le rapport de perception,
dès lors que le percevant est percevant en co-apparaissant à ce dont il est le percevant est
un fait de structure, le retour aux choses comme retour à la perception est de ce fait retour
au rapport structurant la perception et dont l’expérience perceptive est l’expérience. Dans
cette perspective, reconnu le sens interrelationnel du rapport qui structure la perception,
la donation perceptive est comme telle donation sans détour du monde, situe le percevant
en rapport aux choses mêmes. Autrement dit, puisque le percevant est du même côté que
ce dont il est le percevant, ce dont il est le percevant se donne sans voile, tel qu’il est, tel
qu’il se donne précisément à la perception. Si le sujet de l’expérience perceptive est bien
lui-même une dimension de l’expérience dont il est le sujet, alors le rapport de perception
installe sur-le-champ le percevant dans un rapport qui le met en présence du monde, qui
présente donc le monde lui-même. La perception est le rapport qui place le percevant « en
pleine vérité », le monde étant ce que nous percevons puisque le percevant co-apparaît au
monde. Aussi, comme l’écrit Husserl, dans le rapport de perception, « l’objet se tient là
comme présent en chair et en os, il se tient là, à parler plus exactement encore, comme
actuellement présent, comme donné en personne dans le Maintenant actuel » 435 . Ainsi, le
rapport de perception ouvre immédiatement le percevant aux choses qui sont ce qu’elles
sont telles qu’elles se donnent à la perception. La perception présentifie la chose qui ne se
donne donc « en personne » que perceptivement. Donnant la chose « en personne », être
435
Husserl, Edmund, Chose et espace Leçons de 1907, P.U.F., trad. J.F. Lavigne, Paris, 1989, p. 36.
311
perçu et être s’identifiant, le rapport de perception est rapport originaire au monde. Aussi,
à l’origine même de la donation de la chose qui se donne en se donnant perceptivement,
la perception est donc au fondement du rapport de connaissance théorique qui, prenant le
monde pour champ naturel de son exercice, s’inscrit dans un rapport toujours déjà là, se
tenant là. La donation perceptive est un mode de présence de la chose comme telle et, dès
lors, pour reprendre les mots de Husserl lui-même, mots qui inaugurent la démarche
phénoménologique, « l’expérience donatrice originaire est la perception » 436 . Autrement
dit, « c’est une seule et même chose qu’une réalité naturelle nous soit originairement
donnée et que nous nous « en apercevions » (gewahren) ou que nous la « percevions »
dans une intuition simple (schlicht) » 437 . En bref, « toute intuition donatrice originaire
est une source de droit pour la connaissance » 438 . Or, si le rapport de perception est bien
l’archétype du relationnel, le retour aux choses mêmes est bien un retour à l’expérience
perceptive, expérience que la théorie husserlienne des esquisses vise à décrire en prenant
l’expérience perceptive elle-même pour seul thème. Ce que la théorie des esquisses
thématise est un rapport, un rapport entre l’esquisse qui esquisse la chose et la chose qui
s’esquisse en elle. En effet, d’un côté, la chose se donne à la perception par esquisses,
esquisses qui manifestent une seule et même chose et la chose « en personne ». De
l’autre, l’esquisse ne préfigurant que de nouvelles esquisses ne figure que de manière
incomplète la chose qu’elle fait pourtant paraître. Aussi, si l’esquisse délivre la chose
elle-même, elle reste cependant un aspect de la chose en sorte que la chose ne se donne
jamais en elle-même, transcende à jamais les esquisses qui la présentifie pourtant. Soyons
plus précis. D’un côté, la donation perceptive me met en présence de la chose perçue par
esquisses, c’est-à-dire que mon accès à la chose s’opère de biais, latéralement. Ce que me
donne la perception est une perspective sur la chose qui me l’expose « en chair et en os ».
Percevoir la chose elle-même, c’est la percevoir de telle ou telle façon, de « côté » en ce
que la chose s’expose elle-même que sous la forme de « faces » l’esquissant de manière
unitaire. À la faveur de mon mouvement ou de celui de la chose, les esquisses qui font
436
Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col.
tel, 1985, p. 15. C’est Husserl qui souligne.
437
Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col.
tel, 1985, p. 15.
438
Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col.
tel, 1985, p. 78. C’est Husserl qui souligne.
312
apparaître la chose glissent continûment les unes dans les autres et s’intègrent ainsi dans
un cours ininterrompu d’apparitions qui, l’exposant sous des déterminations nouvelles et
pouvant par là l’amener à une donation toujours plus complète, n’épuise toutefois pas la
chose qu’il esquisse, apparaissant impuissant à la faire apparaître définitivement en une
exposition pleine, une pour toutes. Si toutes les esquisses du cube font apparaître le cube
en chair, si le flux des esquisses donne accès à des déterminités encore inexpérimentées
qui enrichissent notre appréhension perceptive du cube, il apparaît que les esquisses sont
exposantes de la chose sans que cette exposition latérale des esquisses puisse se terminer
en une exposition adéquate du cube, du cube en idée, à six faces égales. Aussi, de l’autre,
faisant apparaître le cube lui-même, l’esquisse, ne donnant toutefois que sur de nouvelles
esquisses, repousse en esquissant la chose la chose à l’esquisse qu’elle est. Autrement dit,
en exposant la chose elle-même, l’esquisse la cache, cache ce qui s’esquisse continûment
et indéfiniment à l’esquisse. Inversement, l’esquisse, conduisant la chose à son apparition
disparaît dans l’apparition même de la chose. Dans l’esquisse, la chose est là et plus loin,
présente et absente à la fois. Dans la chose qu’elle esquisse, l’esquisse se retire elle-même
à même la chose qu’elle esquisse. Ainsi, ce que l’esquisse esquisse ne l’esquisse toutefois
que partiellement, qu’incomplètement. L’esquisse ne donne pas à l’intuition perceptive la
chose en bloc, d’un trait, la donne donc « par esquisses ». Or, que l’apparaissant se donne
phénoménalement de manière oblique, qu’il apparaisse comme se transcendant lui-même
dans l’esquisse qui l’esquisse, cela, pour Husserl, est une « nécessité d’essence » relative
à la donation perceptive : « il appartient donc à l’essence de la perception que la chose se
tienne là sur le mode de la présence en chair et en os » 439 écrit-il. Cela revient à dire que
« la chose en tant que donnée dans la perception implique (qu’elle) ne soit par principe
perceptible qu’au moyen de perceptions (…) procédant par esquisses » 440 . C’est donc
dire que la « perception de la chose implique (…) une certaine inadéquation. Par principe
une chose ne peut être donnée que « sous une face », ce qui signifie non seulement
incomplètement, imparfaitement en tous les sens du mot ; le mot désigne une forme
439
Husserl, Edmund, Chose et espace Leçons de 1907, P.U.F., trad. J.F. Lavigne, Paris, 1989, p. 155.
Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col.
tel, 1985, p. 140. C’est Husserl qui souligne.
440
313
d’inadéquation requise par la figuration au moyen d’esquisses » 441 . Autant dire qu’il n’y
a pas de perception de la chose qui ne soit lacunaire, défectueuse. La chose est
transparente en apparaissant donc en perspective, l’est dès lors qu’elle est esquissée. En
d’autres mots, une donation intuitive effective sans esquisse est absolument impossible,
est contraire à la manière dont se structure la phénoménalité. Une donation intuitive
complète de l’être du perçu est impossible « par principe ». En ce qui concerne la
donation à la perception de la chose, « par principe, il subsiste toujours un horizon
d’indétermination susceptible d’être déterminé, aussi loin que nous avancions dans le
cours de l’expérience, et aussi importantes que soient déjà les séries continues de
perceptions actuelles auxquelles nous avons soumis la même chose. Nul Dieu ne peut y
changer quoi que se soit ; pas plus qu’il ne peut empêcher que 1+2 ne fasse 3, ou que
toute autre vérité d’essence ne subsiste » 442 . Penser que Dieu ne percevrait pas lui-même
« par esquisses » serait donc « une erreur de principe » 443 , une erreur car la condition
même de la perception de la chose perçue est sa transcendance mondaine qui assure sa
présence phénoménale. À la perception, la chose est présente de son étendue propre,
« dans sa corporéité. Ce n’est ni une image ni un signe qui est donné à sa place. On n’a
pas le droit de substituer à la perception une conscience de signe ou d’image » 444 , à
moins de penser que la perception ne nous situe pas « devant la chose debout devant
moi », à moins de penser que, de fait, si l’ « image » perceptive est encore imparfaite à
une conscience finie, en droit, elle est atteinte en elle-même, en droit uniquement, c’est-àdire en droit pour Dieu. Pour résumer, l’inadéquation de la donation perceptive est la
condition même de sa donation, est la manière même dont se donne ce qui se donne à la
perception, est ainsi caractéristique de toute présence « en chair et en os ». Cela est une
vérité eidétique qui s’impose même à Dieu, ce qui, de notre point de vue, nous apparaîtra
avec la même évidence.
441
Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col.
tel, 1985, p. 140.
442
Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col.
tel, 1985, p. 142.
443
Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col.
tel, 1985, p. 138.
444
Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col.
tel, 1985, p. 138. C’est Husserl qui souligne.
314
La théorie des esquisses de Husserl met en évidence le rapport qui structure le fait
de perception, le rapport renvoyant les esquisses à ce qui s’esquisse en elles, l’esquissé.
Or, en définissant le rapport entre l’esquisse et la chose esquissée, entre l’apparition « par
esquisses » de la chose et son retrait dans l’apparition qui l’esquisse, comme un rapport
de nature eidétique, Husserl reconnaît ainsi que la transcendance de la chose à l’esquisse
qui l’esquisse est inhérente à la possibilité même de la percevoir et, par conséquent, il fait
du rapport en question un rapport irréductible. En considérant que l’exposition adéquate
de la chose même est une exposition « par esquisses » et donc « par principe » lacunaire,
toujours ouverte à la prospection perceptive, Husserl considère que l’essence même de la
perception est un rapport, un rapport irréductible qui s’articule comme l’apparition de
l’apparaissant et de l’apparaissant apparaissant en elle, c’est-à-dire comme un rapport de
co-apparition. Pour le dire autrement, Husserl comprend la différence entre les esquisses
manifestant en chair et en os la chose et la chose que les esquisses qui la manifestent ne
peuvent par définition épuiser comme un rapport qui caractérise en propre la
manifestation perceptive, c’est-à-dire comme un rapport qui structure la phénoménalité
elle-même. À travers la théorie des esquisses, Husserl spécifie la structure qui structure le
rapport de perception, c’est-à-dire le différentiel ou l’écart entre l’esquisse et l’esquissé,
écart qui se signifie comme ouverture à la chose même, comme l’écart irréductible entre
la chair et l’idéal qui pointe en elle et qui me place en rapport à la chose perçue, jamais
cristalline, à cette « chose prête à être vue, prégnante, par principe aussi bien qu’en fait,
de toutes les visions qu’on peut en prendre » 445 . Ainsi, en faisant entrer dans la définition
même de la perception un rapport de transcendance de la chose à elle-même, excluant de
cette manière de l’essence de la perception de la chose l’idée de perception adéquate,
Husserl spécifie les contraintes phénoménologiques de la définition même du rapport de
perception. Puisque la chose « en personne » que l’esquisse rend à la présence en se
retirant elle-même dans la chose qu’elle esquisse est continuellement ouverte à l’intuition
perceptive, puisque les déterminités qui la définissent ne cessent de s’offrir à
l’exploration perceptive, la problématique de la perception revient finalement à
déterminer proprement le sens du rapport de perception, du rapport ou de l’écart entre la
chose même et son inexhaustivité constitutive, constitutive puisque essentielle à son
445
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 163.
315
expérience. Ce dont il faut donc rendre compte pour rendre compte de la perception est
du rapport dont elle est l’expérience, l’expérience qui me renvoie à la chose comme à sa
transcendance. C’est donc précisément le rapport de la présence perceptive et de
l’impossibilité de la saisir de façon adéquate qu’il s’agit de penser pour penser la
phénoménalité. Or, si Husserl la caractérise bien « en personne », si sa description de la
perception est fidèle à la perception elle-même, cependant, comme le montre de manière
extrêmement perspicace R. Barbaras dans Le désir et la distance et Vie et intentionnalité,
l’interprétation de Husserl du sens du rapport de perception n’est elle pas fidèle à la
description de la perception que vient accomplir la théorie des esquisses dans la mesure
où le donné de l’intuition perceptive se trouve finalement pensé « sur le terrain des vécus,
conçus comme des « contenus » accessibles dans une intuition adéquate » 446 , c’est-à-dire
sur un terrain dont le sens d’être est au fond incompatible avec le sens d’être du perçu, du
perçu conçu comme ce qui se donne, par une nécessité eidétique, de manière inadéquate à
l’intuition empirique. En effet, si d’un côté, la théorie des esquisses renvoie la déficience
ou l’inadéquation de la donation perceptive à la possibilité de la présence perceptive, de
la présence en chair et en os de la chose, de l’autre, Husserl fonde finalement le sens des
esquisses, de la donation même de la chose même, sur le subjectif, c’est-à-dire sur ce qui
se donne adéquatement, sur le mode de l’immanence. Alors que l’incomplétude de ce qui
se donne à l’intuition perceptive a une signification eidétique, est spécifique à la présence
de la chose même, reconnaissant ainsi que l’esquisse est bien l’esquisse de l’objet comme
tel, de l’objet présent dans la transcendance du monde, l’inadéquation qui est constitutive
du perçu est cependant comprise dans la perspective du « vécu » qui, « par principe », se
donne adéquatement en ce sens qu’il est de l’essence du « vécu » d’ « être perçu dans une
perception immanente » 447 . Husserl opère ainsi une « subjectivisation de l’apparaître » 448
qui est contradictoire avec la théorie des esquisses qui rapporte la variation perceptive de
la chose à la donation de la chose, et comme se déroulant du côté de la chose. Autrement
dit, d’un côté, l’impossibilité même de percevoir adéquatement la chose est pour Husserl
à la condition de la donation de la chose, de l’autre, trahissant la filiation de Husserl à une
446
Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 36.
Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col.
tel, 2005, p. 135.
448
Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 50.
447
316
conception rationaliste de l’objet, la transcendance de la chose, l’impossibilité de la saisir
adéquatement, est comprise à partir de la possibilité de la saisir adéquatement comme si
la chose était autre chose que les esquisses qui l’esquissent. L’impossibilité de penser sur
le plan de la transcendance le rapport de l’esquisse à ce qu’elle esquisse repose au fond
sur l’impossibilité de penser l’autonomie du rapport dont le perçu est l’attestation en
chair et en os, impossibilité qui a pour fondement l’impossibilité pour Husserl de se
défaire d’une conception réaliste de l’objet le conduisant à penser à la possibilité d’une
donation sans esquisse de la chose, d’une donation de la chose en soi :
« Dès les Recherches Logiques, écrit R. Barbaras, apparaît la tension entre deux
définitions de l’objet : l’une, issue de la phénoménologie de la perception, qui le
comprend comme ce dont une donation adéquate est par principe impossible ; l’autre,
issue de la phénoménologie de la raison et soumise au principe de l’absence de limites de
la raison objective, qui le conçoit comme ce qui est en droit susceptible d’une
détermination exhaustive. On le voit, la subjectivation de la phénoménalité est la
contrepartie de la soumission de l’objet aux exigences de la raison. L’esquisse est
confondue avec un vécu dans la mesure exacte où ce qui est esquissé est conçu comme un
objet susceptible d’une connaissance adéquate : l’apparaître est référé à la région de la
conscience car l’apparaissant est, en dernière analyse, l’objet rationnel. Par là même, la
fonction ostensive de l’esquisse s’efface derrière son pouvoir déformant. Ainsi se trouve
brisée l’unité originaire de la phénoménalité où le caractère lacunaire de l’apparition ne
faisait pas alternative avec la présence « en chair » de l’objet (quoique partielle,
l’esquisse peut montrer l’objet lui-même car le propre d’un objet transcendant est
précisément d’être inépuisable) » 449 .
Puisque la chose que le « divers ininterrompu des esquisses » donne à voir correspond à
une réalité présentable en elle-même, les esquisses ne sont plus constitutives de la chose
qui apparaît mais significatives de la conscience à qui elle apparaît. La dimension de nonêtre qui caractérise la présence « en personne » de la chose est ainsi moins caractéristique
du mode de présence de la chose que de la présence même de la conscience, c’est-à-dire
de la présence de l’esquisse à la conscience « sur le mode spécifique d’une visée ». En un
449
Barbaras, Renaud, Vie et intentionnalité, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2003, p. 119.
317
sens, il incombe à la conscience de soutenir intentionnellement les aspects de la chose car
la chose qui se montre par aspects est l’invariable, l’en soi dont la possession adéquate est
possible en droit, possible pour autant que le critère même de la présence soit compris
« en termes chosiques » 450 . Autrement dit, puisque la présence même de la chose n’est
pensable que comme donation adéquate, l’indétermination de la donation perceptive est
moins un mode de présence de la chose même que celui de la présence de la chose à la
conscience. Comme l’écrit R. Barbaras : « Husserl comprend spontanément l’absence
comme l’envers d’une présence plutôt que comme constitutive de la présence » 451 . On le
voit, en dissociant le flux des esquisses de la chose qui s’esquisse en lui, la chose est alors
dissociée de la chose qui apparaît, est tenue pour une essence pleinement perceptible en
droit et, corrélativement, les esquisses sont rapportées à la conscience. L’impossibilité de
saisir pour Husserl l’incomplétude de l’apparaissant comme constitutive de l’apparition
de l’apparaissant revient ainsi « à l’impossibilité de penser un « objet » qui demeure le
même dans ses propres variations, c’est-à-dire de concilier, au plan même du
transcendant, la variété des aspects avec l’unité de ce qui s’esquisse en eux » 452 et,
corrélativement, au « refus de reconnaître un sens du subjectif qui ne soit pas exclusif de
la transcendance mondaine et n’impose donc pas l’inscription dans l’immanence de la
conscience » 453 . Le rapport de l’esquisse à ce qu’elle esquisse est donc rompu parce que
l’absence de ce qui s’esquisse à l’esquisse est comprise, en raison même de l’attachement
de Husserl à une conception rationaliste de l’objet, comme une présence de l’esquisse à la
conscience. En d’autres mots, corrélativement à l’idée de la possession intuitive adéquate
de l’objet, la référence à la « conscience » qui s’impose à la définition husserlienne du
rapport de perception entraîne sa décomposition, renvoyant l’esquisse à une cogitatio et
la chose qui se profile à l’horizon de l’esquisse à un cogitatum, créant ainsi un espace
infranchissable entre l’immanence et la transcendance. Aussi, si la division de « l’unité
originaire de la phénoménalité » correspond à une « subjectivisation de l’apparaître » qui
a pour origine une dépendance de Husserl à une interprétation rationaliste de la présence,
450
Barbaras, Renaud, Vie et intentionnalité, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2003, p. 83.
Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 49.
452
Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 39. C’est
Renaud Barbaras qui souligne.
453
Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 43.
451
318
il s’agit, par conséquent, de revenir à un niveau descriptif du rapport de perception qui en
en présuppose pas la nature, niveau qui est celui de la théorie des esquisses lorsque,
prenant appui sur le donné phénoménologique, elle fait état du rapport entre l’apparition
et l’apparaissant comme d’un rapport de co-apparition eidétique.
Si l’intuition perceptive est l’intuition donatrice originaire, si la manière dont la
chose se donne à la perception est la chose même, l’analyse de la perception doit en
conséquence se régler sur la perception elle-même pour éviter de dédoubler le rapport
dont elle se structure, dédoublement qui est symptomatique de toute démarche
philosophique qui impose à la perception un sens que pourtant l’expérience (perceptive)
contredit. Lorsque Husserl thématise la chose perçue à partir de la possibilité de sa
donation adéquate, il ne reste pas en contact avec le donné de l’intuition perceptive, il lui
impose une déterminabilité extérieure, c’est-à-dire ici un préjugé qui en préfigure le sens,
déterminabilité pourtant impossible à recueillir de l’expérience perceptive elle-même. Il
s’agit donc de prendre l’expérience perceptive pour seul repère de l’analyse du rapport
de perception. La détermination du sens du rapport de perception doit se conformer au
rapport de perception puisque le donné de la donation perceptive est originaire, doit ainsi
« être simplement reçu pour ce qu’il se donne, mais sans non plus outrepasser les limites
dans lesquelles il se donne alors » 454 . En d’autres mots, il s’agit de penser la
phénoménalité à partir de sa propre transcendance, respecter « les limites » de ce qui se
donne sans la reconstituer, sans lui imposer un visage qu’elle ne nous montre pas, ce que
Husserl ne parvient pas à faire en passant du rapport de l’esquisse à l’esquissé et de
l’esquissé à l’esquisse au rapport du vécu à ce qu’il vise, le perçu. La référence à la
« conscience » n’est pas une référence à l’expérience perceptive. La référence au « vécu »
comme ce qui « n’est possible que comme vécu et non comme spatial » 455 est étrangère à
ce dont l’expérience est l’expérience, est ainsi une déformation du sens d’être du rapport
de perception, soumet ici précisément l’expérience à « un sens d’être de la subjectivité
qui, non seulement interdit de rendre compte de l’apparaître, mais encore réactualise des
454
Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col.
tel, 2005, p. 78.
455
Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Éditions Gallimard, Col.
tel, 2005, p. 134.
319
présupposés que toute l’analyse phénoménologique a pour objectif de déraciner » 456 . Or,
prendre l’expérience perceptive pour le premier et le dernier critère de la définition de ce
qu’elle est comme expérience perceptive, c’est d’abord, selon nous, constater que la
perception est un rapport, un rapport particulier en ce que le sujet de la perception est un
apparaissant, est du côté de ce dont il est le sujet, pour ensuite le penser, c’est-à-dire
penser un rapport qui s’opère sur un même plan ontologique, le plan de la phénoménalité.
Maintenant, prendre acte de l’appartenance même du percevant à ce dont il est
perceptivement le sujet revient à désamorcer toute entreprise de « subjectivisation de
l’apparaître ». Il s’ensuit alors que la détermination de l’être du percevant ne peut
« outrepasser les limites dans lesquelles il (le donné) se donne », doit, pour le dire
autrement, être compatible avec ce qui se donne tel qu’il se donne à l’expérience
perceptive. Partir du rapport de perception lui-même pour en rendre compte nous
détourne de l’identification du sujet de la perception avec un sujet extérieur au rapport
dont il est le sujet, c’est-à-dire un sujet a-corporel. En partir permet alors de reconnaître
que le « côté » subjectif du rapport de perception lui est intérieur, est donc corporel en
sorte qu’il se détermine comme « sujet » corporellement, et ce en vertu du fait que
l’expérience perceptive ne me donne pas autre chose qu’un corps centralisant un rapport
au monde. La reconnaissance d’un « sens du subjectif qui ne soit pas exclusif de la
transcendance mondaine » commence donc avec la reconnaissance de l’inscription
phénoménale du percevant au monde dont il est le sujet. Aussi, la caractérisation du mode
d’être du percevant sera déjà, en raison même de l’appartenance du percevant au monde,
caractéristique de la perception elle-même. Le percevant l’est ainsi comme corps, comme
une « image » en rapport au Fond puisqu’il est un apparaissant parmi les apparaissants et
l’est comme corps puisqu’il polarise le champ de la perception corporellement, comme
être capable de se mouvoir, le mouvement définissant le terme qui le distingue des autres
corps et qui détermine le rapport de perception comme rapport. Aussi, en partant de
l’expérience perceptive pour en saisir le sens permet de définir un sens de la subjectivité
perceptive conforme à ce dont elle est le sujet, à l’expérience de la transcendance dont
elle est le sujet, c’est-à-dire à l’expérience du rapport dont l’expérience se structure, du
rapport qui rapporte l’apparition de l’apparaissant à une perspective, à un point de vue, à
456
Barbaras, Renaud, Le désir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 36.
320
un sujet qui est sujet corporellement, comme apparaissant et vivant. Ainsi, si le rapport de
perception est bien un rapport interrelationnel, la différence entre l’esquisse et la chose
qui s’esquisse en elle, loin de correspondre à la dualité du vécu et du perçu, est la dualité
structurelle de l’apparaître, renvoie à une co-définition du corps et du monde, à un mode
d’être du corps qui actualise le rapport dont l’expérience est l’expérience, le rapport qui
situe tout apparaissant co-extensivement en rapport au monde, toute figure se profilant en
effet sur fond du Fond, du Fond qui s’esquisse en chaque figure qui, figurant le monde,
ce qui demeure par co-définition Fond, invisible comme une figure, figure elle-même une
transcendance constitutive qui témoigne de ce dont elle est l’esquisse, le monde. Au fond,
il n’est pas surprenant que la caractérisation de la perception apparaisse inséparable de la
définition du sens d’être du sujet à qui apparaît la chose qui apparaît puisque le sujet de la
perception est un apparaissant. La question de la perception est inséparablement celle du
sens d’être du percevant, de celui à qui apparaît la transcendance dont il est une partie car
il en est une partie et l’est, de ce fait, corporellement, comme une « image », en sorte que
déterminer le sens d’être du sujet de la perception revient à déterminer ce qui spécifie en
propre le corps lui-même comme un co-déterminant du rapport de co-apparition dont se
structure la phénoménalité. Autrement dit, dans la mesure même où le percevant est un
apparaissant, la détermination de la manière dont le corps co-détermine comme corps le
rapport de perception doit s’effectuer en adéquation avec l’expérience perceptive comme
rapport de co-apparition corps/monde. Le sujet de la perception doit ainsi être le sujet de
l’absence de la chose à l’esquisse qui l’esquisse, de la transcendance de l’apparaissant sur
ses apparitions, parce qu’il est lui-même du côté de l’apparaissant, du monde. Husserl qui
pense l’irréductibilité de la chose à l’esquisse qui la manifeste à partir de la possibilité de
la saisie adéquate de la chose l’hypostasie et, corrélativement, pensant la chose perçue sur
le modèle de l’objet, l’apparition de la chose qui apparaît est référée à une subjectivité
dont l’être est de se saisir adéquatement. Si pour rendre compte de la perception comme
rapport, il est nécessaire de définir la nature de la correspondance entre la subjectivité ou
l’intentionnalité et la manière dont se donne la perception à l’expérience, pour autant, la
définir implique de prendre l’expérience elle-même pour modèle. L’échec de l’entreprise
de Husserl repose ultimement sur la non-observation du principe fondateur de l’entreprise
phénoménologique du retour aux choses mêmes, manquement qui, nous avons pu le voir,
321
répond à une soumission de l’entreprise husserlienne à une conception rationaliste de
l’objet. Aussi, définir adéquatement le sens de la correspondance de l’intentionnalité et de
l’expérience de la transcendance du perçu implique, négativement, l’abandon du point de
vue sur lequel se fonde l’analyse husserlienne de la perception, positivement, de revenir à
l’expérience pour qualifier l’expérience, ce que mène précisément à bien Merleau-Ponty
qui mesure, dans Le visible et l’invisible, les limites de la philosophie de l’essence pour
comprendre le rapport de l’apparition et de l’apparaissant comme un rapport incluant le
monde lui-même, l’esquisse esquissant beaucoup plus que la chose qui s’esquisse en elle
en raison même de son appartenance au monde. Husserl qui reconnaît que la donation de
la chose perçue m’ouvre à une transcendance irréductible la réfère à un horizon interne de
la chose, l’esquisse esquissant ainsi une essence, la chose en soi, et la variation perceptive
exprimant la référence purement subjective du rapport de perception. Adoptant le rapport
de perception pour seul juge de la détermination de l’être même du perçu, Merleau-Ponty
l’assigne à la transcendance même du monde. Pour Merleau-Ponty, l’identité de la chose
à elle-même et l’impossibilité de la saisir adéquatement n’est plus seulement la donation
de la chose même, mais la donation co-extensive de la chose et du monde. L’esquisse ne
manifeste pas une essence mais esquisse le monde lui-même, en est un profil. En prenant
l’expérience perceptive pour critère de la détermination du sens du rapport de l’esquisse à
l’esquissé, Merleau-Ponty ne se donne pas seulement la possibilité de thématiser mieux
que personne le rapport de perception, ce qu’il fera d’ailleurs, il se donne également la
possibilité de penser le sens de l’intentionnalité perceptive à partir de et selon
l’expérience perceptive elle-même puisque le plan de l’expérience perceptive englobe le
percevant, ce qu’il ne fera pas toutefois dans la mesure où Merleau-Ponty aborde le sens
d’être du sujet de la perception à partir de l’expérience vécue du corps propre,
thématisant ainsi un sujet percevant à partir de la dualité oppositive de la conscience et du
corps. Si Merleau-Ponty forme sa description de la perception à partir des phénomènes, le
sujet des phénomènes est toutefois manquant. Pareillement à la démarche de Husserl,
celle de Merleau-Ponty se trouve compromise par des présupposés que l’analyse du
rapport de perception à partir de la description fidèle de la perception permet de
neutraliser. En ce sens, la percée merleau-pontienne manque encore de radicalité,
progresse certes sur l’avancée husserlienne en ce qu’elle renvoie la donation de la chose à
322
son appartenance au monde. Toutefois, elle reste en deçà de son ambition dans la mesure
où Merleau-Ponty ne thématise pas le sujet de la perception à partir de la description de la
perception comme rapport, rapport de la chose qui co-apparaît au monde, rapport
impliquant le percevant lui-même, non pas comme un observateur, mais comme
apparaissant. La théorie des esquisses, décrivant adéquatement la perception, comme
rapport de l’esquisse à ce qu’elle esquisse, est finalement déviée du sens immanent à sa
description, du rapport effectif de la proximité et de la distance, de la donation « en
personne » et de la transcendance, lorsque l’esquissé est pensé du point de vue de
l’observateur objectif comme si la chose pouvait être pleinement observable. Sur fond de
donation parfaitement adéquate de la chose qui apparaît, le rapport qui trame la
perception est pensé comme un rapport sans lien au monde, ne concernant que la chose et
la chose en elle-même. En revanche, Merleau-Ponty ouvre l’apparition de la chose au
monde dont elle est une partie et, en ce sens, modèle sa description du rapport de
perception sur le modèle de l’expérience. La chose perçue n’est alors plus une « chose »,
mais une « dimension » du monde, chaque perception vérifiant ainsi « l’appartenance de
chaque expérience au même monde, leur égal pouvoir de le manifester, à titre de
possibilités du même monde » 457 . Si le rapport que Merleau-Ponty thématise atteint le
donné même, si le rapport du visible et de l’invisible décrit de la manière la plus juste le
rapport de perception comme rapport, la détermination merleau-pontienne du rapport de
perception laisse cependant la place à une définition du sujet de la perception
inconséquente du rapport lui-même parce que la détermination du rapport de perception
n’est finalement et paradoxalement pas inclusive du percevant lui-même, adaptant en
effet le point de vue de l’observateur extérieur en partant de l’expérience vécue du corps
propre pour spécifier l’être du percevant et le rapport de perception. Ainsi, en initiant
l’analyse de la perception à partir de l’expérience vécue du corps propre, Merleau-Ponty
est en mesure de penser le rapport du corps dans son rapport au monde puisqu’il est
reconnu comme visible, comme étant corporellement de ce dont il est le percevant, de
sorte que la description du rapport de perception correspond à ce que l’expérience
perceptive nous donne à constater, mais en l’initiant ainsi, il se donne une définition de
457
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 63. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
323
l’être du percevant sans correspondance avec l’expérience perceptive comme expérience
globale, qui comprend le corps lui-même en raison de l’appartenance ontologique du
percevant à ce dont il est le sujet. En somme, si Husserl concentre le sens du rapport de
perception sur le rapport de la chose à elle-même, Merleau-Ponty concentre le sens du
rapport de perception sur le rapport du sujet à lui-même. De ce point de vue, le projet
merleau-pontien manque de radicalité en ce qu’il ne se plie pas totalement à l’expérience
perceptive pour en rendre compte. Alors que Merleau-Ponty sait décrire le rapport de
perception, il ne parvient pas à assumer pleinement l’approche si caractéristique de la
phénoménologie lorsqu’elle appelle à un retour aux choses mêmes. Merleau-Ponty réalise
la démarche fondamentale de la phénoménologie lorsqu’il écrit au début de Le visible et
l’invisible :
« Maintenant donc que j’ai dans la perception la chose même, et non pas une
représentation, j’ajouterai seulement que la chose est au bout de mon regard et en général
de mon exploration ; sans rien supposer de ce que la science du corps d’autrui peut
m’apprendre, je dois constater que la table devant moi entretient un singulier rapport avec
mes yeux et mon corps : je ne la vois que si elle est dans leur rayon d’action ; au-dessus
d’elle, il y a la masse sombre de mon front, au-dessous, le contour plus indécis de mes
joues ; l’un et l’autre visibles à la limite, et capables de la cacher, comme si ma vision du
monde même se faisait d’un certain point du monde. Bien plus : mes mouvements et ceux
de mes yeux font vibrer le monde, comme on fait bouger un dolmen du doigt sans
ébranler sa solidité fondamentale. À chaque battement de mes cils, un rideau s’abaisse et
se relève, sans que je pense à l’instant à imputer aux choses mêmes cette éclipse, à
chaque mouvement de mes yeux qui balayent l’espace devant moi, les choses subissent
une brève torsion que je mets aussi à mon compte ; et quand je marche dans la rue, les
yeux fixés sur l’horizon des maisons, tout mon entourage proche, à chaque bruit du talon
sur l’asphalte, tressaille, puis se tasse en son lieu. J’exprimerais bien mal ce qui se passe
en disant qu’une « composante subjective » ou un « apport corporel » vient ici recouvrir
les choses elles-mêmes » 458 .
458
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 21.
324
Il s’agit là d’une description de l’expérience perceptive sans présupposés, c’est-à-dire une
description inspirée par l’expérience elle-même. Merleau-Ponty prend acte du rapport du
corps et du monde, du rapport définissant en lui-même la perception. Il souligne ainsi que
le rapport de perception est un rapport de co-apparition, le corps co-apparaît au monde.
La perspective sur le monde semble donc s’accomplir au sein même du monde, le corps
composant comme corps le champ phénoménal dont il est le sujet. Autrement dit, le corps
lui-même m’ouvre au monde et me le dissimule, corrélation que le mouvement du corps
met particulièrement en valeur. Il faut ainsi imputer au corps la métamorphose du champ
phénoménal, du monde, lequel demeure le même monde. Ainsi, le rapport de perception
varie sans que les termes du rapport varient. En somme, Merleau-Ponty consigne « ce qui
se passe » à partir de et selon l’expérience perceptive, en vient alors à simplement
constater l’unité du rapport de perception, unité que les mouvements du corps percevant
n’affectent pas. Le corps qui co-apparaît au monde est percevant comme le prouve le
mouvement des cils qui entraîne un changement du rapport lui-même. Cependant,
lorsque Merleau-Ponty écrit que :
« Le corps interposé n’est pas lui-même chose, matière interstitielle, tissu conjonctif,
mais sensible pour soi, (…) sensible exemplaire, qui offre à celui qui l’habite et le sent de
quoi sentir tout ce qui au-dehors lui ressemble, de sorte que, pris dans le tissu des choses,
il le tire tout à lui, l’incorpore, et, du même mouvement, communique aux choses sur
lesquelles il se ferme cette identité sans superposition, cette différence sans contradiction,
cet écart du dedans et du dehors, qui constituent son secret natal. Le corps nous unit
directement aux choses par sa propre ontogenèse, en soudant l’une et l’autre les deux
ébauches dont il est fait, ses deux lèvres : la masse sensible qu’il est et la masse sensible
où il naît par ségrégation, et à laquelle, comme voyant, il est ouvert. C’est lui, et lui seul,
parce qu’il est un être à deux dimensions, qui peut nous mener aux choses mêmes, qui ne
sont pas elles-mêmes des être plats, mais des êtres en profondeur, inaccessibles à un sujet
de survol, ouvertes à celui-là seul, s’il est possible, qui coexiste avec elles dans le même
monde » 459 .
459
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177. C’est
Merleau-Ponty qui souligne. Merleau-Ponty avait inséré, entre crochets, dans le cours même du texte, à la
325
il impose à l’expérience perceptive un « sujet » de la perception, un être « soudant » en
lui-même les dimensions irréductibles du rapport structurant l’expérience. Ici, les termes
irréductibles de l’expérience ne sont plus le corps et le monde, mais les « deux côtés » du
corps. Le point aveugle du rapport de perception n’est donc plus le corps de sa « masse »
propre, comme « image », mais l’impossibilité même pour le corps d’être simultanément,
comme nous avons pu le voir 460 , actif et passif. Cela dit, pour que cette impossibilité
même soit possible, il faut déterminer le percevant comme actif et passif, c’est-à-dire
comme un « être à deux dimensions », détermination qui n’appartient pas à l’expérience
perceptive. À la dualité du rapport de perception, Merleau-Ponty substitue le dualisme du
sujet et de l’objet qui, de l’aveu même de Merleau-Ponty, rend tout à fait « insoluble » la
question du rapport de perception. Si, d’un côté, Merleau-Ponty dépasse le côté
subjectiviste de la philosophie de Husserl, de l’autre, il y retourne sous la forme d’un
subjectivisme sur la base du fait de l’incarnation. Or, se préserver des présupposés qui
minent finalement le niveau analytique de la description de la perception impose, selon
nous, de déterminer le sens du rapport de perception à partir du rapport de perception,
position que cautionne l’expérience perceptive elle-même car le percevant co-apparaît au
monde qui co-apparaît puisque le percevant est une partie du monde. L’expérience est
l’expérience du rapport dont elle se structure parce que le percevant est lui-même du côté
de ce dont il est le sujet, c’est-à-dire du côté de la transcendance du monde. À proprement
parler, décrire la perception à partir de et selon la perception revient ni plus ni moins à
voir que l’expérience perceptive est rapport de co-apparition qui, variant, varie toujours
comme rapport. Or, si la perception est fondamentalement le rapport irréductible de coapparition corps/monde, c’est, par conséquent, à partir du rapport lui-même qu’il faut
déterminer le sens d’être des termes qui le compose, le monde et le sujet du monde. C’est
en prenant pour seul point de départ de la définition de la perception le rapport lui-même,
comme rapport irréductible, que le rapport dont l’expérience perceptive est l’expérience
nous est apparu comme un rapport interrelationnel, un rapport de co-définition. Plus
précisément, en observant l’idée essentielle à la phénoménologie du retour à l’expérience,
suite de « son secret natal », ces lignes : « on peut dire que nous percevons les choses mêmes, que nous
sommes le monde qui se pense – ou que le monde est au cœur de notre chair. En tout cas, reconnu un
rapport corps-monde, il y a ramification de mon corps et ramification du monde et correspondance de son
dedans et de mon dehors, de mon dedans et de son dehors ».
460
Cf. le chapitre A.1.1.3)
326
on ne peut alors que constater le rapport dont se structure l’expérience, le rapport de coappartenance corps/monde. Mais, en l’observant scrupuleusement, on doit alors
comprendre le sens du rapport en question à partir de la perception elle-même, c’est-àdire à partir de ce qui structure la perception elle-même, à savoir le rapport de la figure et
du Fond. De ce point de vue, le rapport qui situe le percevant du côté de ce dont il est
corporellement le sujet n’apparaît plus comme un étrange paradoxe mais conditionne la
possibilité d’être en rapport au monde en tant que Tout comme Totalité, c’est-à-dire
d’être perceptivement en rapport au monde. De ce point de vue, le corps percevant est le
sujet de la perception parce qu’il est corporel, fait du même tissu que le monde, visible
comme le monde l’est, visible comme une figure sur fond du Fond, de la Totalité. De ce
point de vue, le sujet de la perception l’est structurellement, en tant que la possibilité du
rapport à la Totalité implique une polarisation de la Totalité elle-même marquant
conjointement une continuité et une discontinuité ontologique. Aussi, le sujet de la
perception est un corps en rapport à la Totalité au sens où le rapport au Tout comme
Totalité est un rapport procédant de la manière spécifique dont se structure la
phénoménalité, rapport structurel figure/Fond rendant compte que le corps est comme
apparaissant/visible/figure un intramondain, pris dans un rapport à la Totalité qui, comme
Totalité, est transcendance irréductible, est ainsi insaisissable comme un apparaissant, un
visible ou une figure parce que le rapport à la Totalité se fait de la Totalité, est
interrelationnel, pronominal. Autrement dit, le sujet de la perception est corporel par codéfinition. Ce point de vue sur le corps est structurel, statique en quelque sorte, ne permet
donc pas en lui-même de dire ce qui détermine le sujet du rapport de perception à être
corporellement percevant, à se différencier des autres apparaissants/corps. Il permet
toutefois de se garder de déterminer abstraitement le sens d’être du percevant et somme
de reprendre les « lignes de fait » pour unique moyen de le déterminer puisque le corps
(percevant) est du côté de la transcendance du monde dont il est le sujet. Ainsi, le point
de vue statique appelle de lui-même une détermination positive de l’être du (corps)
percevant à partir de l’expérience perceptive elle-même, débouchant dès lors sur un point
de vue dynamique qui est en réalité celui de l’expérience elle-même. Le corps qui se
trouve être le centre du rapport à la Totalité est corporel, l’expérience perceptive en est
l’attestation. Ce même corps, et l’expérience nous le montre avec la même évidence, est
327
capable de se mouvoir, capacité motrice qui co-détermine le rapport lui-même, constat
que Merleau-Ponty fait lui-même lorsqu’il s’attache dans Le visible et l’invisible à
seulement décrire la perception. Le sujet de la perception est donc corporel et se distingue
du monde corporellement puisque seul un corps peut se mouvoir. De fait, le mouvement
apparaît correspondre à la détermination corporelle du corps co-déterminant le rapport de
perception. Cela se comprend puisque le percevant est du côté de ce dont il est le sujet.
Autrement dit, parce qu’il est corporellement une partie du monde dont il est le sujet,
l’incidence corporelle du corps qui le réalise comme percevant est une incidence qui
réalise le rapport de perception lui-même, qui caractérise indistinctement le sujet de la
perception et la perception. De fait, la manière dont le corps est sujet et la manière dont le
rapport de perception s’organise se correspondent unitairement. L’organisation du rapport
de perception renvoie ainsi indissociablement à l’appartenance du corps au monde et à la
manière dont le corps est sujet, se différencie du monde. Comme « il nous faut apprendre
à le voir » 461 , apprendre à voir que ce que nous voyons n’est pas autre chose que le
monde, il nous faut également apprendre à voir que la détermination du sens du rapport
de perception, comme rapport pronominal, est uniquement déterminable à partir de luimême. L’expérience perceptive nous apprend ainsi que le corps percevant est du côté du
monde, condition intramondaine du percevant que l’analyse nous montre être relative à la
structuration de la phénoménalité, à la manière dont s’organise la figure et le Fond. Elle
nous apprend que le mouvement du corps le singularise des autres corps, le fait être sujet
de la perception, mouvement que l’analyse reconnaît être la détermination du corps seule
compatible avec l’organisation du rapport de perception, avec l’ouverture du monde. En
raison de la structure circulaire du rapport de perception, seule l’expérience est en mesure
de nous préciser le sens d’être du percevant. L’analyse ne pointe alors que l’obligation de
penser ensemble l’être du corps et la structure de la phénoménalité en raison du fait que
le percevant est intramondain, c’est-à-dire au fond de s’en remettre à l’expérience en vue
de constater quelle est la dimension corporelle du corps qui le distinguant du monde est
toujours déjà une détermination du rapport de perception lui-même. L’expérience nous
montre qu’il s’agit du mouvement. L’analyse nous l’apprend de l’expérience. Autrement
dit, de l’expérience perceptive, l’analyse apprend que le corps percevant est du monde en
461
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 18.
328
sorte que, de l’expérience perceptive, elle apprend que le sujet de la perception est sujet
corporellement, l’est donc de telle manière que ce qui le conditionne comme percevant
conditionne la perception elle-même. L’analyse doit dès lors se tourner vers l’expérience
pour trouver une réponse, doit s’en remettre en sachant que ce qui conduit le percevant à
l’être conduit indistinctement la perception à être un rapport. L’expérience nous montre
qu’il s’agit du mouvement, l’analyse nous l’apprend de l’expérience. L’expérience est au
principe de notre étonnement du sens du rapport de perception, elle doit être également à
la source de notre réponse du sens même du rapport de perception. Examinons pour finir
comment s’accorde le mouvement du corps avec la structure de la phénoménalité, avec la
manière dont le rapport de perception s’organise, rapport renvoyant le sujet percevant à
ce dont il est le sujet, le monde comme ouverture.
Nous avons brièvement rendu compte de la logique qui mène Husserl à thématiser
la structure de la phénoménalité comme un rapport eidétique de l’esquisse à ce dont elle
est l’esquisse, faisant ainsi apparaître la dimension lacunaire inhérente à l’apparaître de la
chose que l’esquisse esquisse, puis à se renier en renvoyant les esquisses à des vécus, les
pensant, par conséquent, comme des données de nature subjective. Ce qui, d’un côté, est
la marque de la donation de la chose même est, de l’autre, « l’indice du subjectif » 462 .
Husserl pose alors la problématique du rapport de perception, du rapport de la chose in
persona et des esquisses qui l’esquisse, esquisses qui la manifestent de manière non
exhaustive, en des termes contradictoires. Or, en reconnaissant la chose apparaissante
comme intramondaine, comme appartenant ontologiquement au monde dont elle est une
partie, Merleau-Ponty est en mesure de rendre compte du rapport entre l’incomplétude de
la chose et sa donation intuitive, rendant donc compte du fait que toute présence implique
une incomplétude, une invisibilité constitutive. Au lieu de comprendre l’esquisse dans la
perspective de la donation adéquate de la chose comme le fait Husserl, l’esquisse pointant
alors vers une essence, Merleau-Ponty comprend l’esquisse comme relative à la donation
de la transcendance même du monde, l’esquisse pointant vers ce dont elle est une partie
en sorte que la différence entre la chose qui apparaît et les esquisses qui la manifeste
renvoie à la mondanéité de la chose. Le déplacement du sens de l’esquisse de l’objet vers
462
Barbaras, Renaud, Vie et intentionnalité, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2003, p. 83
329
le monde permet donc à Merleau-Ponty d’identifier la transcendance de la chose comme
la transcendance même du monde, montrant ainsi que la donation de la chose suppose sa
transcendance, l’impossibilité de la saisir adéquatement, pleinement. Ce déplacement qui,
chez Merleau-Ponty, s’origine en partie de l’analyse de la structure du rapport du signe et
de la signification, semble comme se superposer au déplacement que la psychologie de la
forme effectue lorsqu’elle oppose à la psychologie objectiviste qui recompose le perçu à
partir de donnés élémentaires la relation complexe partie/Tout qui structure l’organisation
perceptive. Le déplacement en question dont procède l’originalité de la psychologie de la
forme revient à un dépassement du point de vue objectiviste de la perception. De même,
prendre toute la mesure de l’appartenance de la chose qui apparaît au monde qui apparaît
figure un dépassement de l’approche husserlienne de la perception. Un passage de
Principles of Gestalt Psychology de Koffka fait apparaître la position de la psychologie
de la forme quant au statut de la « chose » perçue, passage qui contribua sans aucun doute
au développement de la pensée du "dernier" Merleau-Ponty :
« Our discussion has dealt with very elementary objects, objects which as such are
far removed from these manifestations of the mind in which the « understanding »
psychologists are justly interested. But even these humble objects reveal that our reality is
not a mere collocation of elemental facts, but consists of units in which no part exists by
itself, where each part points beyond itself and implies a larger whole. Facts and
significance cease to be two concepts belonging to different realms, since a fact is always
a fact in an intrinsically coherent whole. We could solve no problem of organization by
solving it for each point separately, one after the other; the solution had to come for the
whole. Thus we see how the problem of significance is closely bound up with the
problem of the relation between the whole and its parts. It has been said: The whole is
more than the sum of its parts. It is more correct to say that the whole is something else
than the sum of its parts, because summing is a meaningless procedure, whereas the
whole-part relationship is meaningful » 463 .
463
Koffka, K., Principles of Gestalt Psychology ; Routledge & Kegan Paul Ltd, London, Third impression,
1950, p. 175.
330
La perception ne nous donne pas des « pures choses, identiques à elles-mêmes et toutes
positives » 464 , mais des choses apparaissant sur fond de monde, ouvertes et inépuisables.
Comme une conséquence de l’abandon de la définition de la chose même à partir de la
chose en soi, Merleau-Ponty écrit sans ambiguïté : « Si nous réussissons à décrire l’accès
aux choses mêmes, ce ne sera qu’à travers cette opacité et cette profondeur, qui ne
cessent jamais : il n’y a pas de chose pleinement observable, pas d’inspection de la chose
qui soit sans lacune et qui soit totale » 465 . La transcendance de la chose se présente ainsi
comme la condition même de sa donation, de sa présence en chair et en os. Une note de
Le visible et l’invisible met ainsi précisément en relation la partialité de la donation de la
chose et la condition même de sa perceptibilité : « La transcendance de la chose oblige à
dire qu’elle n’est plénitude qu’en étant inépuisable, c’est-à-dire en n’étant pas toute
actuelle sous le regard – mais cette actualité totale elle la promet, puisqu’elle est
là… » 466 . On le voit, c’est seulement en se détachant de la représentation objectiviste de
l’objet, le renvoyant ainsi à son inscription au monde, que l’inexhaustivité de la chose qui
apparaît peut être pensée pour elle-même, c’est-à-dire en rapport à son appartenance à ce
dont elle est une partie. En suivant les traits de la phénoménalité elle-même, en resituant
ainsi l’apparaissant au cœur du monde, Merleau-Ponty parvient à saisir comme eidétique
le rapport des déformations perspectives continues et l’appréhension perceptive unitaire
de la chose même. Les négations, les aspects qui parcourent la donation perceptive de la
chose ne sont pas contradictoires avec la donation de la chose même, donation adéquate
de la chose et l’ouverture ouverte de la chose se structurant sur fond du monde, du Fond.
L’unité de la chose perçue et de la « perpétuelle prégnance » 467 qui trame son apparaître
n’est plus corrélative à un fond intrinsèque à la chose mais à son appartenance au monde,
c’est-à-dire à un Fond qui, comme Fond, est invisible. Dès que la chose est saisie à partir
de son inhérence ontologique au monde, le non-être change de polarité, de sens, référant
chez Husserl à l’absence de la chose en elle-même à l’esquisse qui l’esquisse, elle réfère
en revanche chez Merleau-Ponty à la présence du monde à l’esquisse esquissant la chose
en sorte que l’invisibilité constitutive de la visibilité de la chose est l’invisibilité même du
464
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 114.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 107.
466
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 242. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
467
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 153
465
331
monde comme Fond. Ainsi, l’esquisse n’apparaît plus comme une absence de la chose en
soi mais comme la présence absente du monde, esquissant par conséquent beaucoup plus
que la chose même, esquissant le monde lui-même. La reconnaissance de l’appartenance
de la chose au monde dont elle est une partie revient ainsi à reconnaître le monde comme
constitutif de la présence de la chose qui apparaît, la transcendance de la chose que les
esquisses manifestent nommant indistinctement la transcendance du monde. Le flux sans
fin des esquisses signifie que la chose est mondaine, c’est-à-dire est en co-apparaissant au
monde qui, en vertu même de ce qu’il est, Fond sans fond, co-apparaît en co-apparaissant
à l’esquisse qui esquisse la chose, s’esquissant ainsi lui-même. C’est ensemble qu’il faut
alors considérer ces deux passages de Le visible et l’invisible, l’un fondant l’impossibilité
d’opposer la variation inépuisable des esquisses et la donation de la chose même au nom
de l’appartenance la chose au monde et l’autre s’appliquant à décrire la chose perçue en
prenant en compte le fait même de sa mondanéité :
« Fait et essence ne peuvent plus être distingués, non que, mélangés dans notre
expérience, ils soient dans leur pureté inaccessibles et subsistent comme idées-limites audelà d’elle, mais parce que l’Être n’étant plus devant moi, mais m’entourant et, en un
sens, me traversant, ma vision de l’Être ne se faisant pas ailleurs, mais au milieu de
l’Être, les prétendus faits, les individus spatio-temporels, sont d’emblée montés sur les
axes, les pivots, les dimensions, la généralité de mon corps, et les idées donc déjà
incrustés à ses jointures » 468 .
Le rapport dont le perçu est l’articulation impose de le définir de nouveau, de renoncer à
l’idée de la chose comme objet parfaitement individué, occupant un emplacement local et
temporel unique, pour la qualifier comme le lieu où facticité et idéalité ne s’opposent pas,
où individualité et généralité s’articulent, où finalement le réel et le possible adhèrent l’un
à l’autre. La chose perçue est alors elle-même en étant plus qu’elle-même, elle-même en
se différenciant, en puisant une identité de l’inépuisable présence du monde :
468
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 151. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
332
« Ce qu’on appelle un visible, c’est, disions-nous, une qualité prégnante d’une
texture, la surface d’une profondeur, une coupe sur un être massif, un grain ou corpuscule
porté par une onde de l’Être » 469 .
Autrement dit, « il faut passer de la chose (spatiale ou temporelle) comme identité, à la
chose (spatiale ou temporelle) comme différence, i.e. comme transcendance, i.e. comme
toujours « derrière », au-delà, lointaine » 470 , c’est-à-dire comme étant à soi en étant à soi
absent, c’est-à-dire en étant à soi en co-apparaissant au monde. Aussi, « Le « Monde » est
cet ensemble où chaque « partie » quand on la prend pour elle-même ouvre soudain des
dimensions illimitées, – devient partie totale » 471 . Le monde n’est donc pas une somme
de choses, mais l’invisible dont se structure le visible et, corrélativement, le visible n’est
pas une chose mais une modalité de l’invisible, de la même transcendance. Les esquisses
qui se renouvellent en de nouvelles esquisses se renouvellent en empruntant au monde un
trait, un aspect qui décline le monde lui-même en sorte que le monde ne se manifeste
qu’en co-apparaissant à la chose qui l’esquisse, se manifeste dès lors en s’effaçant de la
chose qui le manifeste en étant ce qu’il est, invisible. L’invisible qui structure la chose
perçue la situe donc à distance en la structurant comme le rapport irréductible de la chose
elle-même et de ce qu’elle esquisse, c’est-à-dire comme l’ « écart » entre la chose même
et les apparitions qui la figurent en figurant le monde lui-même. Il n’y a pas d’alternative
entre la transcendance de la chose et son incomplétude puisque son incomplétude désigne
la transcendance du monde. La perception de la chose perçue est donc la perception du
rapport structurant sa donation, de l’écart qui ouvre indéfiniment la chose vers le même
horizon, vers le monde dont elle est une partie, une petite déclinaison. En d’autres termes,
comme expérience du rapport entre la chose et les variations perspectives illimitées qui la
déploie perceptivement, la perception de la chose même est l’expérience du monde, c’està-dire du rapport de co-apparition de la chose qui apparaît et de l’horizon où elle se fond,
se profile.
469
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 246.
471
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 267. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
470
333
La critique de la conception objectiviste de la « chose » la libère du sens positif à
laquelle communément la philosophie l’associe, critique conduisant Merleau-Ponty à un
vocabulaire neuf capable de signifier l’impossibilité de saisir ce que la chose nous montre
indépendamment de son rapport au monde. La chose perçue est un « rayon du monde »,
le visible, une « qualité prégnante » de l’invisible. Cependant, alors que Merleau-Ponty
parvient à formuler sa description de la perception à partir de l’expérience perceptive, la
détermination du sens d’être du sujet de la perception s’opère au fond indépendamment
de ce qu’il décrit être le rapport de perception, comme si finalement écrire que « la
transcendance de la chose oblige à dire qu’elle n’est plénitude qu’en étant inépuisable,
c’est-à-dire en n’étant pas toute actuelle sous le regard – mais cette actualité totale elle la
promet, puisqu’elle est là » 472 n’obligeait pas à penser un sujet percevant en rapport avec
ce dont il est le sujet, la transcendance de la chose, un sujet qui soit le sujet de cette
transcendance. Nous avons déjà examiné la raison majeure de ce désaccord de sens entre
la description du rapport de perception et du sujet du rapport en question tel qu’il apparaît
dans le travail philosophique magistral qu’est Le visible et l’invisible ; n’y revenons donc
pas. Ce qu’il nous faut maintenant examiner est la conformité structurelle entre la
description du rapport de perception comme rapport de co-apparition et le sujet percevant
dès lors qu’il est reconnu lui-même comme un terme du rapport de perception, c’est-àdire lui-même pris du côté de la transcendance du monde dont il est le sujet. En effet, si la
chose perçue se manifeste nécessairement comme une modalité de la même
transcendance mondaine, si la chose est elle-même en co-apparaissant au monde, celui à
qui le rapport apparaît, co-apparaissant lui-même au monde, doit donc être lui-même tel
que pour lui la donation de la chose même s’identifie avec l’impossibilité de la percevoir
adéquatement. Puisque le percevant est du côté de la chose qui apparaît, et aussi puisque
la chose même est à elle-même en s’excédant vers le monde, il doit lui-même répondre de
la structure qui la structure, doit ainsi être à lui-même en s’excédant vers le monde. Ainsi,
parce que le corps percevant est lui-même un apparaissant, est du côté de la chose dont il
est le sujet, l’expérience de la transcendance de la chose est seulement possible pour un
être capable de l’actualiser, qui est ainsi lui-même hors de lui-même. Autrement dit, dans
472
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 242. C’est
Merleau-Ponty qui souligne.
334
la mesure où le percevant est corporel, le mode d’être du sujet à qui apparaît la chose qui
apparaît doit correspondre à la manière dont la chose apparaît, doit dès lors permettre à la
chose de le transcender, de se différencier indéfiniment, bref, au monde de s’ouvrir à un
rapport qui le rapporte à lui-même. En raison de l’appartenance du percevant à ce dont il
est le sujet, la négativité constitutive de la chose même nous indique finalement qui est le
sujet de la perception, à savoir l’être la co-rendant possible, co-rendant possible la
présence de ce qui est, par essence, absent. Encore une fois, si la transcendance de la
chose même est « l’identité dans la différence » 473 , le percevant, percevant du côté de la
transcendance de la chose, du monde, est un être dont l’identité requiert la médiation du
monde, une sortie vers la différence, vers la transcendance du monde. Du fait même que
l’apparaissant est lui-même en se dépassant vers l’horizon du monde, le percevant doit
être lui-même en se transcendant vers la transcendance du monde. En réalité, décrire le
rapport de perception comme rapport de co-apparition chose/monde (figure/Fond) revient
à introduire dans la description puis dans la définition du rapport de perception le
percevant qui est percevant corporellement. Sur le plan descriptif, le percevant est une
figure parmi les figures. Or, en décrivant la donation de la chose même (une figure parmi
d’autres) comme un rapport de co-apparition au monde, on extrait alors la chose de
l’isolement que lui soumet l’analyse objective pour la réinsérer dans l’expérience
perceptive elle-même, laquelle à proprement parler, implique le percevant qui, en effet,
comme corps percevant, est côte à côte avec la chose dont il est le sujet. Aussi, dire que
le percevant est lui-même un apparaissant, c’est dire, comme pour la chose perçue, qu’il
co-apparaît au monde, qu’il se porte ainsi vers la transcendance dont la chose (figure) est
une partie et dont il fait lui-même partie comme corps (figure). Par conséquent, en
décrivant le rapport de perception comme rapport de co-apparition, on décrit
simultanément le rapport de la présence et de l’absence dont la chose est le rapport et le
rapport, que Merleau-Ponty disait être « singulier », entre le percevant et ce dont il est
sujet comme être intramondain. Cela se comprend en ce que le percevant comme corps
est soumis comme la chose dont il le sujet au rapport de perception. D’autre part, cela
signifie que le rapport de perception est un rapport de co-détermination. En tant que
rapport de co-apparition, le corps percevant détermine donc ce dont il est le sujet comme
473
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 274.
335
ce dont il est le sujet, le monde lui-même et non pas une chose toute en soi, le détermine.
Il n’y a pas entre le percevant et le perçu de moyen terme puisque le percevant est du côté
du perçu. Le rapport de co-détermination signifie que le rapport du percevant et du perçu
est à vif, sans aucune extériorité. Dès lors, la manière dont la chose apparaît est codéterminée par le percevant, c'est-à-dire qu’il co-définit le non-être dont la chose est la
manifestation. La dimension d’absence structurant la présence du perçu parle autant du
perçu que de celui pour et par qui le perçu apparaît tel qu’il apparaît. Comme codéterminant des traits eidétiques du perçu, particulièrement saillants au niveau même de
la chose même, le percevant est donc un être pour et par qui l’ « écart » qui organise le
rapport de perception est ce qu’il est, ouvert et demeurant comme tel. Or, quel peut être le
co-déterminant qui, sachant qu’il est du même bord que de ce qu’il co-détermine, réalise
la transcendance de la chose, la conduit à se manifester sous des aspects toujours neufs ?
Quel est le nom de la co-détermination du corps du rapport de perception, de l’expérience
du recul du monde devant la progression du percevant vers le monde ? La réponse est
immanente à l’expérience elle-même comme expérience du rapport de co-apparition, en
raison même donc de la structure de l’expérience. Le co-déterminant co-définissant le
rapport de perception est de fait le mouvement corporel en ce que le mouvement du corps
qui le singularise des autres corps redessine simultanément l’horizon perceptif. La codétermination du rapport de perception par le corps réfère ainsi à un mode d’être du corps
qui corporellement le détermine comme percevant et qui aussi conditionne l’actualité de
la perception. De fait, le mouvement de la main manipulant une chose l’ouvre à des
déterminités nouvelles qui en reconduisent la présence indéfiniment. De fait, le corps
percevant, se mouvant constamment, s’ouvre constamment à un même monde, le pénètre
de son mouvement sans le dépasser, sans le transcender. Celui qui marche droit devant
fait l’expérience de la même transcendance, ne peut en avançant combler la distance que
la marche ouvre. Comment expliquer que le recul du monde égale son dévoilement sinon
parce que le mouvement est corporel, est du monde ? En vertu de l’appartenance du corps
percevant au monde, toute avancée motrice est avancée vers le monde comme
transcendance en sorte que toute avancée revient en même temps à un renouvellement de
la transcendance du monde. Le sujet de la perception est comme corps interposé entre le
monde et le monde puisque le monde est Totalité. Le mouvement du corps vers le monde
336
débouche donc toujours sur le monde. Aussi, si le mouvement du corps ouvre le monde,
il ouvre le monde à sa propre transcendance, ouverture. C’est donc un rapport du monde
à lui-même que le mouvement actualise, rapport qui se structurant du mouvement du
corps s’actualise dans le mouvement, le mouvement ouvrant le monde comme ouverture.
Comme rapport pronominal, le rapport du monde à lui-même implique que le monde se
retire dans l’horizon que le mouvement co-détermine corporellement. Le monde luimême co-détermine le rapport de perception en répondant à l’avancée du corps en se
repliant sur lui-même, en se faisant Fond, c’est-à-dire en co-apparaissant au cœur de toute
apparition. C’est pourquoi le mouvement comme mouvement du corps ne va pas vers une
explicitation totale du monde mais vers le monde lui-même, vers le rapport de coapparition, du visible et de l’invisible. Comme l’écrit Merleau-Ponty, « L’ouverture au
monde suppose que le monde soit et reste horizon, non parce que ma vision le repousse
au-delà d’elle-même, mais parce que, de quelque manière, celui qui voit en est et y
est » 474 . Le rapport de perception nous place ainsi dans un rapport irréductible à la
transcendance du monde, nous met ainsi en présence « d’un terme qui ne peut être
approché davantage, qui est son « terminus », (…), qui est 1) aussi proche que possible,
ce qu’il y a de plus proche, et 2) aussi distant que possible » 475 , proximité et distance
s’accordant comme s’accordent la figure et le Fond. On le voit, la co-détermination du
rapport de perception signifie que la structuration du monde comme horizon de toute
perception et l’actualisation de la structuration pronominale du monde par le mouvement
du corps forment les deux dimensions d’un même rapport.
Le monde est ouverture mais il l’est pour autant que le mouvement s’ouvre luimême vers le monde. Le mouvement du corps est en ce sens un auto-mouvement, c’est-àdire un mouvement dont le corps est le sujet. Cela dit, le mouvement du corps est luimême en ce qu’il ouvre le monde comme ouverture qui s’ouvre alors au mouvement qui
l’ouvre. L’auto-mouvement s’ouvre à ce qui s’ouvre indéfiniment en sorte qu’il revient à
lui-même en s’ouvrant vers le monde. Le mouvement se constitue de la transcendance du
monde, se tourne ainsi vers lui-même en se tournant vers le monde. L’impossibilité pour
le mouvement du corps de couvrir la distance qu’il ouvre le renvoie à lui-même. Il s’agit
474
475
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 134.
Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours Collège de France, Éditions du Seuil, 1995, p. 159.
337
de saisir que le mouvement est auto-mouvement en se structurant comme rapport. Nous
le savons, le corps percevant est une chose (visible, figure) sans en être une puisqu’il a la
capacité de se mouvoir. Le mode d’être de la chose est d’être à soi sans rapport à soi, de
coïncider avec soi-même. Nous le savons également, le pouvoir moteur spécifie le corps
(visible, figure) corporellement, c’est-à-dire le mode d’être du corps. Ayant pour mode
d’être le mouvement, le corps n’est pas à lui-même sur le mode de l’identité comme la
chose mais l’est en étant autre que soi, est ainsi à lui-même comme négativité. Or, être à
soi en ne l’étant pas, c’est être en étant ouvert ou, plus précisément, en s’ouvrant. Mais si
le corps est ouvert, s’il s’ouvre, ce n’est pas, comme le pense Merleau-Ponty, parce qu’il
s’ouvre en deux, parce qu’ « il se voit, (qu’) il se touche » 476 . Tangible, écrit MerleauPonty, le corps est parmi les choses, touchant, « il les domine toutes et tire de lui-même
ce rapport (…) par déhiscence ou fission de sa masse » 477 . Tirant de lui-même le rapport
qui le situe en rapport au monde, le corps est dès lors au monde sans avoir à sortir de luimême, sans avoir à s’orienter vers le monde. Comment pourrait-il être alors le percevant
du perçu dont la manifestation est chargée de l’invisibilité même du monde, est pleine de
non-être ? Il y a rapport « par déhiscence » parce que le rapport du corps à lui-même est
impossible, le corps ne pouvant être à lui-même à la fois touchant et touché, le corps ne
pouvant donc être à lui-même sur le mode de la coïncidence à soi. Mais, pour Merleauponty cette « non-coïncidence » 478 , cet « écart » qui scinde en deux le corps lui-même,
est précisément l’impossibilité pour la main touchant la main touchée de se confondre
avec la main touchée. La « non-coïncidence » définissant le soi du corps est ainsi saisie à
partir du rapport du corps à lui-même, comme se faisant à l’intérieur du corps. Aussi, il
n’est pas surprenant que Merleau-Ponty, constatant que « la réflexion du corps sur luimême avorte toujours au dernier moment » 479 , écrive : « mon corps ne perçoit pas, mais
il est comme bâti autour de la perception qui se fait jour à travers lui » 480 . Merleau-Ponty
a raison, et il faut le prendre au mot, le corps qu’il thématise « ne perçoit pas » et ne le
peut dans la mesure où le corps se constitue lui-même comme corps percevant de son
rapport à soi, est finalement autonome. Le percevant du Le visible et l’invisible est à lui476
Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours Collège de France, Éditions du Seuil, 1995, p. 279.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 189.
478
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 163.
479
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 24.
480
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 24.
477
338
même la dualité du rapport du perception et, en ce sens, l’intentionnalité perceptive par
déhiscence est stérile, est une intentionnalité introvertie. L’extase est ainsi l’envers d’une
implosion, du repliement à la limite de la coïncidence à soi. Cependant, on ne voit pas
comment la perception peut naître du rapport à soi du corps, comment au fond
l’intentionnalité serait proprement définissable dans ce sens, du corps vers le corps.
Autrement dit, on ne voit pas comment du rapport circulaire du corps à lui-même le corps
peut être ouvert à des phénomènes qui le dépassent, qui sont eux-mêmes ouverts. Ainsi,
s’il est vrai que le sujet de la perception n’existe pas sur le mode de l’identité à soi, la
non-identité à soi du corps n’est pas à « chercher dans le rapport du corps à lui-même » 481
mais au niveau plus global du rapport du corps au monde. Le corps n’est pas percevant
par déhiscence mais par co-définition. Le rapport de perception est « un seul parcours
circulaire » qui va du monde à lui-même, non pas du corps à lui-même. Le corps est
unitairement un pôle du rapport de perception, n’est pas comme percevant un être à
« deux phases » 482 . La dualité du rapport de perception naît du rapport du monde à luimême en tant qu’il est transcendance pure. En d’autres termes, l’ « écart » n’est pas à
chercher du côté du corps mais de la structure pronominale relative à un rapport se
structurant au sein même de l’extériorité absolue du monde. Dans l’ordre du rapport
interrelationnel structurant la phénoménalité, le corps qui le centralise est un corrélat
structurel du rapport du monde à sa propre transcendance. Dès lors, la non-identité à soi
du corps percevant est indissociable du rapport du monde à lui-même, se constitue de la
transcendance même du monde. C’est pourquoi le corps comme pôle structurel du
rapport du monde à lui-même et le corps comme être percevant forment le même corps,
le corps percevant. Un seul et même corps est donc le corps percevant, le corps du
rapport qui le situe du côté de la transcendance inépuisable du monde. C’est unitairement
que le corps est percevant. C’est donc unitairement que le rapport dont la phénoménalité
se structure se structure. Il s’ensuit que le soi du corps se ferme de son rapport au monde,
que le monde, pour reprendre les mots de Merleau-Ponty est « ce qui manque à mon
corps pour fermer son circuit » 483 . L’ouverture vers le monde n’est pas une dilution de
soi parce qu’elle boucle la boucle du rapport pronominal dont se structure la
481
Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours Collège de France, Éditions du Seuil, 1995, p. 285.
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 180.
483
Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Notes Cours Collège de France, Éditions du Seuil, 1995, p. 281.
482
339
phénoménalité et, comme nous le verrons, la vie. L’ouverture du corps se tournant vers le
monde est fermeture parce que le corps rejoint par co-définition le monde dont il fait
partie, rejoint ainsi son point de départ, le monde même où la chose y est sur le mode de
l’inertie. Autrement dit, la fermeture comme ouverture du corps vers l’ouverture ouverte
du monde est la fermeture du cercle interrelationnel du corps et du monde. En ce sens, la
fermeture procédant du mouvement, de l’ouverture vers le monde, correspond à la fois à
la constitution de l’ipséité du percevant et à l’ouverture même du monde. La fermeture de
l’auto-mouvement est ainsi l’ouverture du monde. Aussi, dire que l’auto-mouvement se
structure comme rapport, c’est dire que l’identité du percevant passe par le monde, se
constitue de la Transcendance qui le relance comme mouvement. Le mouvement appelle
le mouvement parce qu’il s’ouvre à l’ouverture ouverte du monde, est ainsi mouvement
qui phénoménalise le monde de son rapport à la transcendance du monde. La non-identité
constitutive du mouvement n’est pas par conséquent intérieure au mouvement lui-même
mais relative à l’irréductibilité de l’extériorité du monde comme ouverture. La négativité
du mouvement est ainsi au-devant de lui-même, est ainsi l’horizon qu’il ouvre lui-même.
La négativité n’est pas intérieure au mouvement lui-même mais à l’Être même puisque le
mouvement est corporel, intramondain. La « non-coïncidence » à soi du mouvement est
ainsi constitutive du mouvement parce qu’elle provient de ce vers quoi il se tourne en tant
que mouvement, le renouvelle indéfiniment comme mouvement. En somme, l’intériorité
du mouvement lui est extérieure. Une intériorité intérieure au mouvement serait au fond
contradictoire, ouvrirait « en deux » le mouvement. Le mouvement du corps se structure
donc lui-même comme rapport en tant que terme intérieur du rapport pronominal du
monde à lui-même. Les termes qui servent à définir l’être de l’auto-mouvement ne sont
pas contradictoires parce qu’ils se co-définissent, se co-déterminent. Autrement dit, ils ne
sont pas contradictoires parce que le mouvement ne se dédouble pas, parce que la polarité
du mouvement se constitue de la présence de ce dont il est la co-détermination, de ce qui
demeure absent. La dimension négative du mouvement se constitue dans le mouvement,
c’est-à-dire dans la « présentation originaire de l’imprésentable » 484 . Comme l’envers de
ce qu’il co-détermine, la polarité du mouvement n’est donc pas positivité. Il s’ensuit que
la présence à soi du mouvement du corps se constituant de la présence absente du monde
484
Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 253.
340
est indissociablement absence de soi. Le « sortir de soi » est « rentrer en soi » parce que
le mouvement se nie comme mouvement, c’est-à-dire comme ouverture vers l’ouverture
du monde. Dans la mesure où l’être du mouvement du corps se forme de son rapport au
monde, le non-être qui l’anime ne lui est pas contraire. Dès lors, l’autonomie de l’automouvement est une autonomie co-dépendante du monde. L’auto-mouvement s’actualise
donc en actualisant le monde comme Ouverture. La dimension négative du mouvement
renvoie ainsi à la dimension négative et lacunaire de l’apparaissant. Actualisant le monde
à sa propre transcendance, le mouvement actualise donc la différenciation qui organise le
rapport de perception, l’excès d’être de la chose sur l’esquisse qui l’esquisse. En d’autres
termes, à la finitude constitutive du percevant et l’incomplétude constitutive du perçu
exprime le même rapport situant le percevant du côté de ce dont il est le sujet. C’est dire
que l’autonomie de l’auto-mouvement se constitue comme un terme de l’autonomie de la
phénoménalité qui elle-même, dès lors, en dépend. Si l’auto-mouvement se structure bien
comme rapport à la Totalité, si en effet il s’ouvre au monde en ouvrant le monde à luimême, alors l’auto-mouvement et l’auto-nomie de la phénoménalité forment un même
système, une même structure, une même Gestalt. Or, l’auto-mouvement qui dissocie le
percevant des autres corps, des corps indifférenciés de la masse du monde, est de toute
évidence la marque du vivant. Si le mouvement est le nom de l’intentionnalité perceptive,
il faut alors certainement la voir comme caractéristique de la vie. Seul un être vivant peut
se mouvoir. Être-en-vie signifierait perceptivement être-en-rapport-au-monde. L’unité
systémique du mouvement du corps et de la perception serait celle de la vie. D’un côté,
seul un être vivant peut se mouvoir. Être-en-vie signifierait perceptivement être-enrapport-au-monde. L’unité systémique du mouvement du corps et de la perception serait
celle de la vie. D’un autre côté, l’auto-mouvement du vivant apparaît dirigé, s’insère dans
un rapport de sens à un milieu dont il se rend lui-même sensible. Autrement dit, le se
mouvoir du vivant est toujours déjà un se comporter. Le corps vivant se comporte, cela
signifie-t-il
que
le
corps
vivant,
comme
le
corps
percevant,
se
structure
relationnellement ? S’il devait en être ainsi, nous serions alors certainement en mesure de
définir le sens le plus profond de l’auto-mouvement du percevant et, par là même, de
définir, pour eux-mêmes, le sens de l’autonomie des termes co-déterminants
intérieurement le rapport de perception.
341
Avant de fermer complètement ce chapitre et, par là même, cette première partie,
revenons une dernière fois sur la question du rapport de perception en examinant la
manière dont Noë thématise et spécifie le rapport du percevant à ce dont il est le sujet.
Selon Noë, prenant la phénoménalité pour mesure du rapport qui la constitue, proprement
rendre compte du phénomène perceptif implique de penser le rapport de la chose ellemême à l’esquisse qui l’esquisse. Autrement dit, pour reprendre les termes en lesquels
Barbaras exprime le rapport en question, la tâche de la philosophie de la perception est de
penser le rapport de l’apparaissant à l’apparition de l’apparaissant. En cela, Noë se situe
dans le lignage de la phénoménologie et l’assume. Dans Action in perception, Noë écrit
ainsi :
« Perceptual content – what philosophers call representational content, or how the
experience presents the world as being – is two-dimensional. It can vary along a factual
dimension, in regard to how things are. And it can vary along a perspectival dimension,
in regard to how things look (or appear) from the vantage point of the perceiver. Visual
experience always has both these dimensions of content. This corresponds to the fact that
perception is, at once, a way of keeping track of how things are, and also of our relation
to the world. Perception is thus world-directed and self-directed ». 485
L’expérience perceptive nous délivre les choses telles qu’elles sont au sens où elles sont
ce qu’elles sont perceptivement de la manière dont elles apparaissent de tel ou tel point
de vue, c’est-à-dire de telle ou telle position au sein de l’environnement. Ainsi, d’un côté,
la perception nous donne la chose même. Par exemple 486 , la perception me donne accès à
une pièce de monnaie, à sa rondeur, à ses inscriptions les plus nettes et à d’autres aspects.
De l’autre, et de façon inhérente, la donation de la chose même est la donation d’aspects,
de figures qui sont de multiples manières pour la même chose d’être perceptivement
présente. La pièce de monnaie peut ainsi apparaître elliptique et être cette même pièce de
monnaie qui, selon la manière dont je la manipule, peut apparaître circulaire. Autant dire
que « you experience its circularity in its merely elliptical shape. (De même), When you
look at a tomato, you experience it as full-bodied and three-dimensional even though you
485
486
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 168. C’est Noë qui souligne.
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 172.
342
don’t see its sides or back; you experience its three-dimensionality in its visible parts
» 487 . Aussi, pour Noë, les moments corrélatifs de la chose perçue renvoient à la chose
elle-même et à son être perçu dans la mesure même où en faire l’expérience perceptive
revient à la fois à faire l’expérience de la chose comme un apparaissant et à partir de et
selon son apparition 488 . On le voit, l’approche « enactive » de la perception propose une
caractérisation des contraintes relatives à la détermination philosophique du perçu qui en
respecte l’être et, en ce sens, elle prend appui sur la phénoménalité même des
phénomènes pour en spécifier le sens. Mais, on le sait, aujourd’hui, pour la
phénoménologie, le problème est moins la description du perçu conformément à la
donation perceptive du perçu que la détermination du sens d’être du sujet de ce qui est
effectivement perçu. Or, concernant ce dernier point, pour Noë, c’est le mouvement
moteur du corps qui noue les moments corrélatifs de la perception. Plus exactement, c’est
la compréhension pratique de l’impact du mouvement sensorimoteur du percevant sur le
perçu qui définit en propre le percevant. Aussi, le mouvement dont parle Noë est le
mouvement d’une existence en relation à un environnement. Comme l’écrit Noë, « To be
a perceiver is to understand, implicitly, the effects of movement on sensory
stimulation » 489 . Par exemple,
« When you experience something cubical, you experience it as presenting a
definite sensorimotor profile. That is, you experience it as something whose appearance
would vary in precise ways as you move in relation to it, or as it moves in relation to you.
You have an implicit practical mastery of these patterns of change. It is this implicit
practical mastery in which, for the most part, your eventual appreciation of the
observational concept cubical consists » 490 .
C’est, en ce sens, moins le mouvement que la possession du sens du mouvement
sensorimoteur sur le donné perceptif qui caractérise le sujet de la perception.
487
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 167. C’est Noë qui souligne.
« Importantly, in so far as the world is available to me now in my visual experience, it is available to me
both as it is in itself apart from my perspective, and as reflecting my perspective. Perceptual experience
retains those two dimensions of content »; Noë, Alva, « Real Presence », in Philosophical Topics, Vol. 33,
Number 1, p. 12.
489
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 1.
490
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 117. C’est Noë qui souligne.
488
343
L’appréhension perceptive est intrinsèquement une « appreciation » perceptive de la
position spatiale du sujet à l’égard de ce dont il est le sujet. Il le possède comme il se
possède, comme il se sait être l’agent du mouvement portant le perçu à sa présence. Dire
que le sujet de la perception a une connaissance sensorimotrice du perçu signifie que le
corps fait lui-même le lien entre les mouvements dont il est capable, se sachant en être le
sujet, et les perspectives sur le perçu dont il se rend ainsi capable. Ce savoir du corps est
« purely practical » 491 . Un tel savoir est propre au corps (vivant) et, de ce fait, « it
belongs to our pre-intellectual habits, skills, anticipations, forms of readiness » 492 . Aussi,
« There is no sense in which the enactive approach is committed to the idea that
perceivers have cognitive access to the content of experience prior to their grasp of
sensorimotor knowledge. Sensorimotor knowledge is basic » 493 . Le corps saisit ainsi préréflexivement que la perspective sur la chose est la perspective qu’il se donne. La
corrélation entre la chose et les esquisses l’esquissant est, de ce point de vue, une
corrélation que le corps opère lui-même, il l’« enacts ». Dans cette perspective, la
présence perceptive est une présence agie, c’est-à-dire une présence qui est conduite
corporellement à la présence. Plus précisément, les parties de la chose « non vues » sont,
comme les parties « vues », à la disposition du corps lui-même en ce qu’il reconnaît dans
la dimension d’absence du perçu une présence possible. L’action du corps assure la
présence de la chose, c’est-à-dire, au fond, le rapport ouvert de l’esquisse à ce dont elle
esquisse dont il contrôle la progression. Autrement dit, la présence perceptive est
indissociable de sa mise en présence corporelle. Le corps s’attend à ce que l’invisible
devienne visible et le visible invisible, et ce relativement à son devenir propre. Noë écrit:
« In particular, the detailed world is not given to consciousness all at once in the way
detail is contained in a picture. In vision, as in touch, we gain perceptual content by
active inquiry and exploration. When we see, for example, we are not aware of the whole
scene in all its detail all at once. We do enjoy a sense of the presence of a whole detailed
scene, but it is no part of our phenomenology that the experience represents all the detail
all at once in consciousness. The detail is experienced by us as out there, not as in our
491
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 120.
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 120.
493
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 120.
492
344
minds » 494 . La présence perceptive est ainsi présence par rapport à la portée du
mouvement sensorimoteur. Percevoir est se savoir avoir corporellement accès au monde.
Ce qui se donne à la perception du percevant est présent comme « accessible », toujours
disponible à l’active prospection corporelle. Ainsi, dans la mesure même où la question
de la « représentation » apparaît comme inintelligible, dès lors que, corrélativement, ce à
quoi nous avons accès perceptivement nous apparaît comme « out there », il apparaît
alors que seul le mouvement comme auto-mouvement permet de rendre compte du
rapport dont se constitue la présence perceptive. Si la perception n’est en rien comparable
à une « picture », c’est-à-dire si le contenu de la perception se conquiert au sens où la
donation perceptive n’est jamais, par essence, donation « all at once », alors le
mouvement sensorimoteur apparaît comme le sujet de la perception. Aussi, si le « puzzle
of perceptual presence » 495 revient à savoir comment nous pouvons « explain our sense,
now, of the presence of the whole scene » 496 alors même que « we do not actually
represent the scene now in full detail the way a picture does »497 , alors, en effet, « our
sense of the presence of detail is to be understood in terms of our access to detail thanks
to our possession of sensorimotor skill » 498 . Mais est-ce que « the solution of the problem
of perceptual presence » 499 est seulement de déterminer que le « sense of the perceptual
of the detailed world » 500 est dépendant du mouvement sensorimoteur? En d’autres
termes, est-ce que le « problem of perceptual presence » 501 est le problème du « sense of
the perceptual presence » 502 ? Est-ce que dire que the « sense of the perceptual presence
of the detailed world does not consist in our representation of all the detail in
consciousness now. Rather, it consists in our access now to all of the detail, and in our
knowledge (itself practical in character) that we have this access » 503 permet, à vrai dire,
494
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 33. C’est Noë qui souligne.
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 33.
496
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 33. Nous soulignons.
497
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 33
498
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 33. C’est Noë qui souligne.
499
Noë, Alva, « Is the Visual World a Grand Illusion », in Journal of Consciousness Studies, Vol. 9,
Number 5-6, 2002, p. 8.
500
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 63. Nous soulignons.
501
Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler
and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 414.
502
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 63. Nous soulignons.
503
Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler
and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 423. Nous soulignons.
495
345
«To solve the problem of perceptual presence »504 ? Nous ne le pensons pas. Au mieux,
renvoyer la constitutive « virtual presence » 505 de la présence perceptive à l’action
sensorimotrice du percevant revient à résoudre le problème du « sense of the perceptual
presence » mais probablement pas le « problem of perceptual presence » 506 si, en effet,
comme l’écrit Noë, le problème du « perceptual content is (…) two-dimensional » 507 . S’il
nous apparaît certain que le mouvement est une dimension essentielle du rapport de
perception, en revanche, il est moins certain que le mouvement sensorimoteur puisse, en
lui-même, rendre compte du problème de la présence perceptive si, comme l’écrit Noë, la
« perception has two moments, the encounter with how things appear and the encounter
with how things are » 508 . « My expectation that by movements of the body I can produce
» 509 mon accessibilité à la chose ne peut résoudre, selon nous, que le problème de « my
sense of perceptual presence ». Le « problem of perceptual presence » ne renvoie pas
seulement à la question de l’acquisition du contenu perceptif qui implique, sans aucun
doute, le mouvement sensorimoteur. Aussi, d’un côté, nous sommes pleinement en
accord avec Noë lorsqu’il écrit: « according to the enactive approach, perceptual content
becomes available to experience when perceivers have practical mastery of the ways
sensory stimulation varies as a result of movement » 510 . Mais, d’un autre côté, le
« problem of perceptual presence » implique une autre question en ce que, comme le
reconnaît pleinement Noë lui-même, le « Perceptual content has a dual aspect »511 .
Autrement dit, dans la mesure même où le percevant ni ne produit le monde ni ne se le
représente, la dualité constitutive de la présence perceptive, en tant que dualité, est
indéterminable à partir du seul mouvement du corps. Parce que le corps percevant est luimême du côté de ce dont il est perceptivement le sujet, le rapport dont la présence
perceptive est la manifestation implique nécessairement ce qui répond au mouvement.
Quelque chose varie au mouvement qui, au même titre que le mouvement, est constitutif
504
Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler
and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 422.
505
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 67.
506
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 67.
507
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 168.
508
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 85.
509
Noë, Alva, « Is the Visual World a Grand Illusion », in Journal of Consciousness Studies, Vol. 9,
Number 5-6, 2002, p. 10.
510
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 119.
511
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 163.
346
de la présence perceptive. En d’autres termes, le mouvement sensorimoteur ne peut
assumer à la fois les dimensions « factual and perspectival » 512 de la présence perceptive
parce qu’il est, en tant que corps, du côté du « factual ». Le mouvement sensorimoteur ne
détermine que la dimension « perspectival » de la présence perceptive parce qu’il est luimême du côté du monde. Le perçu est du côté du monde en sorte que l’autre dimension
de la présence perceptive est le monde lui-même. De ce fait, il nous semble que Noë ne
répond pas comme tel au problème de la présence perceptive ou, tout du moins, il n’y
répond que partiellement lorsqu’il écrit que « The scene is present to me now as detailed,
even though I do not now see all the detail, because I am now able – by the exercise of a
repertoire of perceptual skills – to bring to detail into immediate perceptual contact. For
example, I need but move my eyes, or move about, or direct my attention here or there, to
bring the relevant detail to focus. The detail is present because it is, as it were, within
reach » 513 . Ce n’est pas parce que les « perceivers know how to gain access, to make
contact, with the environment around them » 514 que la présence perceptive est ce qu’elle
est, à savoir le rapport de co-apparition de la chose sur fond de monde. Pour être plus
juste, ce n’est là que faire référence à un des deux aspects du même problème. En écrivant
que « The detail is present now, though absent (unseen, out of view, partially occluded,
etc.), because we now possess the skills needed to bring the relevant features into view
» 515 , Noë ne traite que de la question du « sense of the presence of a richly detailed
world » 516 . Traiter du problème de la présence perceptive comme telle implique de tenir
compte de ce qui est présent bien qu’absent, à savoir ce que le mouvement présente sans
toutefois épuiser la présence de ce qu’il « brings into view ». Le mouvement « enacts » la
présence comme présence absente mais l’absence constitutive de ce qu’il amène à la
présence lui échappe pleinement et, en ce sens, la présence perceptive appelle, outre le
mouvement, ce que le mouvement rencontre, à savoir le monde. Parce que le percevant
512
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 205.
Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler
and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 422. Nous soulignons.
514
Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler
and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 422. C’est Noë qui souligne.
515
Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler
and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 422. Nous soulignons.
516
Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler
and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 422. Nous soulignons.
513
347
est intramondain, dire que le « perceptual content (…) is two-dimensional » 517 , cela
signifie que la présence perceptive est l’interrelation du sujet de la perception comme
sujet sensorimoteur et de ce dont il se rend ainsi le sujet, c’est-à-dire la transcendance du
monde dont l’esquisse qui esquisse la chose elle-même est une esquisse. Aussi, encore
une fois, nous nous sentons proche de Noë quand il écrit que l’« Experience presents us
with how things are – for example, with deer grazing on the meadow – and it presents us
with the world as it appears from here » 518 . Beaucoup moins proche sommes-nous de
l’approche « enactive » lorsqu’il écrit ensuite: « If the argument of this book is right, it
presents how things are because we understand the relation between how things are and
the way how things appear changes as we move. This understanding is sensorimotor, but
it is crucially, a form of understanding » 519 . Noë passe ainsi du problème de la présence
perceptive au problème du « sense of perceptual presence » si bien qu’il ne tente pas,
pour cette raison, de résoudre le problème de la perception comme tel, c’est-à-dire le
problème de la dimension de non-être qui parcourt le perçu à l’exploration du
mouvement. De la même manière, après une explicitation satisfaisante du problème de la
présence perceptive comme un problème comportant deux dimensions 520 , à savoir la
dimension de présence et celle d’absence du perçu, ce qui impose de s’interroger à la fois
sur le sens d’être du percevant et de ce dont il est le sujet, Noë écrit cependant ensuite : «
(…) the task for the theory of perception, as I understand it, is to explain the sense in
which we are able to encounter the world of mind-independent things out there when we
only have ready access to limited bits of things. To explain this, I believe, we need to
draw on our understanding. To gain the world as it is apart from us in terms of how the
world is given to us, we need to understand what we see » 521 . De deux choses l’une: soit
Noë n’a pour but que de rendre compte du « sense in which we are able to encouter the
world of mind-independent things out there when we only have ready access to limited
517
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 168.
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 205. C’est Noë qui souligne.
519
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 205. C’est Noë qui souligne.
520
« This is the point of my extended discussion, at the outset of this paper, of the two-dimensionality of
perceptual content. It is no less rock bottom in our phenomenology that we take ourselves, when we make
perceptual contact with the world, to do so from a standpoint or viewpoint. When we encounter the world,
we do so by encountering how it perceptually appears from here. We experience how things are, and we
experience how they merely seem to be »; Noë, Alva, « Real presence », in Philosophical Topics, Vol. 33,
Number 1, p. 45. C’est Noë qui souligne.
521
Noë, Alva, « Real presence », in Philosophical Topics, Vol. 33, Number 1, p. 46. Nous soulignons.
518
348
bits of things » et, dans ce cas, il explique comment il en est ainsi (mais, dès lors, il ne
nous dit pas pourquoi la présence est constitutivement absence); soit Noë ambitionne de
rendre compte du problème de la perception à proprement parler et, dans ce cas, encore
une fois, en spécifiant la présence perceptive à partir de la compréhension intime du
corps à l’égard de son environnement, Noë n’approche le problème de la présence
perceptive qu’à moitié, laissant ainsi le statut phénoménologique du monde en suspend.
Bien sûr le mouvement apporte le monde sous une nouvelle figure. Mais ce que le
mouvement conduit à l’apparaître reconduit constamment une dimension d’absence qui,
dès lors, n’est pas le fait du mouvement mais du rapport du mouvement à ce dont il se
donne comme mouvement. Il faut donc penser que le monde lui-même est constitutif de
la présence perceptive ou, pour le dire autrement, que la présence perceptive est
inintelligible si elle n’est pas conjointement un mouvement répondant à un autre, une
avancée et un recul. Le mouvement est, en ce sens, co-conditionnant de la présence
perceptive. La présence perceptive est ce qui est perceptivement, c’est-à-dire rapport
totalisant dont le sujet est une partie et, de ce fait même, on ne peut en rendre compte
sans prendre en compte ce qui co-conditionne le mouvement comme mouvement
(s’)ouvrant (au)le monde. Les « sensorimotor profiles » sont des profiles du monde. La
présence que le mouvement rend présent est, comme nous avons pu le montrer au cours
de cette première partie, ainsi constitutivement absence. Noë nous dit comment le perçu
est, en quelque sorte, disponible à l’exploration du mouvement mais il ne nous dit pas ce
qui est proprement disponible au mouvement. Il s’ensuit que nous ne savons pas
pourquoi une disponibilité se maintient comme pleine à la recherche du mouvement. On
peut le constater dans ce passage : « (…) the apple, as an individual substance, is beyond
what we can take in at a glance, from a perspective. In so far as the apple as an individual
substance is experienced as present in our experience, it can only be as present but
absent, that is, as absent, but available. And the nature of the apple’s availability is
determined by practical knowledge of the sensorimotor relations in which we stand to the
apple » 522 . Il nous semble, au contraire, que la disponibilité phénoménologique de la
pomme et de tout apparaissant n’est que co-déterminée par le mouvement sensorimoteur
522
Noë, Alva, « Real presence », in Philosophical Topics, Vol. 33, Number 1, p. 43 . C’est Noë qui
souligne.
349
parce que le mouvement corporel prend place du côté de ce dont il est perceptivement le
sujet. La présence perceptive, cette « disponibilité » toujours ouverte au mouvement, est
émergente à une interrelation qui n’est, par conséquent, ni réductible à la familiarité dont
le corps percevant témoigne dans son rapport à l’environnement ni à ce qui co-apparaît
inlassablement comme « disponible ». Or, c’est certainement parce que le statut
ontologico-phénoménologique du monde n’est pas discuté par l’approche « enactive » de
la perception que, pour Noë, assez symptomatiquement, « your sense of its (« the room
next door ») presence is not a sense of its perceptual presence » 523 . Dans la mesure même
où le problème de la présence perceptive est finalement celui du « sense of perceptual
presence », ce dernier impliquant une relation à ce qui est perçu « mediated by patterns of
sensorimotor dependence », Noë ne regarde pas la relation à la « room next door »
comme une relation de nature perceptive. Autrement dit, n’abordant pas le rapport de
perception comme un rapport totalisant, la « room next door » n’apparaît pas
constitutivement dans le rayon de ma perception actuelle. Noë écrit :
« You also have a sense of the presence of the room next door, for example. But
your sense of its presence is not a sense of its perceptual presence. It doesn’t seem to you
now, for example, as if you see the space on the other side of the wall. This is explained
by the fact that your relation to the room next door is not mediated by the kinds of
patterns of sensorimotor dependence in the way that your relation to the tomato and the
cat and the detailed environment is (O’Regan and Noë 2001a). For example, you can
jump up and down, turn around, turn the lights on and off, blink, and so on, and it makes
no difference whatsoever to your sense of the presence of the room next door » 524 .
On le voit, c’est parce que Noë restreint le sens de la présence perceptive à une relation
de dépendance à l’exercice sensorimotrice du corps que la présence de la « room next
523
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 64. C’est Noë qui souligne.
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 64. C’est Noë qui souligne. On pourrait déjà
rétorquer à Noë qu’il ne dit rien de la nature « of the presence of the room next door ». Ensuite, disons que
la non présence perceptive de la « room next door » ou son inexistence et, par là même, la non présence
perceptive du monde, aurait un impact indéniable sur ce qui est perceptivement et effectivement présent à
la perception. Dans ce cas de figure, à vrai dire, la perception ne pourrait pas avoir lieu et, de ce fait même,
la « room next door » doit, d’une manière ou d’une autre, intervenir dans ce qui fait la présence perceptive
ce qu’elle est. Ce qui revient à dire que la « room next door » doit déterminer, d’une manière ou d’une
autre, le « sense of perceptual presence ».
524
350
door » n’est pas perceptive. Cela apparaît plus clairement encore lorsque Noë ajoute que
la relation de dépendance sensorimotrice au perçu n’est pas seulement « movementdependent » mais également « object-dependent » 525 . Noë, en somme, comprend le sens
de la présence perceptive à partir de la présence de l’objet perçu, ce qui montre qu’il n’est
que question, pour définir la présence perceptive comme telle, du « sense » de la présence
perceptive et, pour cette raison, « the key to the problem of perceptual presence » 526
semble bien être celle de l’expérience vécue du sujet de l’expérience perceptive 527 . C’est
pourquoi, corrélativement, articulant la solution du problème de la présence perceptive à
partir de l’expérience de l’objet perçu, ou de l’expérience vécue, ce n’est pas seulement la
« room next door » qui est exclue de la présence perceptive mais le monde comme tel, le
statut phénoménologique duquel, de fait, n’est jamais abordé par Noë. Ainsi, l’exclusion
du monde comme Totalité de la définition de la présence perceptive et, consécutivement,
du « sense » de la présence perceptive, résulte du resserrement de la détermination de la
présence perceptive à la dépendance sensorimotrice en ce qu’elle renvoie à deux types de
relation, le premier correspondant au mouvement du percevant et le second au
mouvement de l’objet perçu. Aussi, écrire que « your relation to the room next door is not
perceptual, even though it is movement-dependent, because the relation is not objectdependent » 528 , revient, au fond, à écrire que la relation perceptive est “worldindependent”, ce que Noë, nous pensons, trouverait absurde. De fait, à la perception, du
fait même que le sujet du rapport de perception est du côté du monde, ce n’est que
525
« In general, sensorimotor dependencies can be characterized as having two important features. The first
of these, which I have been emphasizing, is that they are movement-dependent. The slightest movements of
the body modulate my sensory relation to the object of perception. But they are also object-dependent.
Suppose I am looking at you and someone off to the side gets up to leave. In normal circumstances I will
notice the movement and turn my eyes to it. Part of what my sense of the perceptual presence of the
periphery of my visual field consists in is just this fact that movements there grab my attention. (Indeed,
this in part explains our sense of the unboundedness of the visual field) »; Noë, Alva, « Experience without
the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John Hawthorne, Oxford
University Press, 2006, p. 424. C’est Noë qui souligne.
526
Noë, Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler
and John Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 423.
527
« It is true, then, there are movements of my body that will bring me into visual contact with the room
next door, but it is generally not the case that movements or changes in the room next door will produce
sensory changes in me. The sensorimotor contingencies mediating me and the room next door are not
object-dependent (in the sense described here) »; Noë, Alva, « Experience without the Head », in
Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John Hawthorne, Oxford University Press,
2006, p. 424.
528
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 65.
351
relativement au mouvement du percevant que le champ perceptif change. Le donné de la
perception n’est jamais un objet mais un objet pris dans l’horizon même du monde. Ce
qui est perçu, comme le reconnaît Noë lui-même 529 , et donc, ce qui fait la présence du
perçu, n’est pas réductible à une relation à un objet, que celui-ci apparaisse comme une
conséquence de mon mouvement ou qu’il se donne à moi perceptivement sous une
nouvelle perspective en raison même de son mouvement par rapport à moi. Le/la
donné/présence perceptif/perceptive implique le monde comme horizon, lequel ne se
meut pas. Le monde n’apparaît pas. Il co-apparaît en sorte que l’horizon sur fond duquel
tout apparaissant apparaît n’est pas « object-dependent ». Les « sensory effects produced
by environmental changes » 530 sont locaux, c’est-à-dire qu’ils ont lieu sur fond de monde.
Le rapport de perception, nous l’avons vu, est un rapport à la transcendance irréductible
du monde, fait cercle avec le monde. Comment pourrions-nous exclure, dès lors, le
monde de la présence dont l’objet est la perception et, par conséquent, du « sense » de
toute présence perceptive ?
529
« Now it is true that we have access to more than we take ourselves to experience perceptually »; Noë,
Alva, « Experience without the Head », in Perceptual experience, edited by Tamar Szabó Gendler and John
Hawthorne, Oxford University Press, 2006, p. 424.
530
Noë, Alva, Action in perception, The MIT Press, 2004, p. 65.
352
B) Le corps du monde comme corps au monde.
B.1) Se comporter.
Le vivant est indéfinissable sans l’environnement au sein duquel il vit, c’est-à-dire
se comporte, parce que le comportement du vivant est indissociable du lieu où il a lieu,
parce qu’il prend pour scène de son action l’environnement. Le comportement fait sens
comme rapport à un environnement en sorte que l’environnement compose lui-même
intérieurement le sens du comportement. L’environnement est alors le fond et au fond de
l’agir du vivant. Aussi, si le comportemental manifeste une vie déterminant le sens de son
rapport au monde, le monde est lui-même au coeur du comportemental, agit lui-même sur
le vivant en structurant son comportement. L’environnement pénètre le comportement, le
comportement intériorise l’environnement, en adopte la réalité en comportement. Certes,
nombreux sont les organismes vivants qui développent une autonomie d’être à l’égard de
l’environnement dont ils configurent les limites et le sens. Cependant, si notamment les
vivants capables de se mouvoir peuvent se soustraire à un environnement et échapper à
certaines pressions de l’environnement, ces mêmes organismes ne peuvent certainement
pas se soustraire de l’environnement comme tel. Aussi, au même titre que les végétaux et
les invertébrés, les organismes dont le comportement a pour possibilité le mouvement ne
peuvent se dispenser de vivre dans un environnement, lequel détermine alors en un
certain sens la nature du comportement. La dimension environnementale du
comportement est l’intériorisation de l’environnement dans le vivant, le comportement
témoignant de l’intégration du Tout au-dedans de la partie. Il y a comme une
incorporation de l’environnement dans le comportement du vivant. Avant de définir ce
qui différencie le vivant de l’environnement dont il vit, c’est d’abord à partir de ce pôle
environnemental/mondain du comportemental que nous examinerons l’être même du
comportement pour mettre en évidence l’assimilation intestine du milieu dans le corps
qui se comporte, c’est-à-dire pour faire apparaître le sens bipolaire du comportement et,
par là même, l’impossibilité de dissocier la définition du sens du comportement de
l’environnement lui-même. Autrement dit, le vivant vivant de sa dépendance même à
l’environnement, l’environnement est constitutif du comportement. Aussi, nous aurons à
montrer que l’organisme vivant forme le milieu qui le forme, que le vivant et le milieu
353
forment ensemble un rapport de co-dépendance, que le vivant tire son indépendance
d’être de sa dépendance même à l’environnement dont il nous faut maintenant spécifier la
signification.
Aucun être vivant ne vit isolé de l’environnement, du monde. Par exemple, dans
sa coquille, tout au long de la phase embryonnaire, l’organisme est constamment exposé
aux variations qui s’opèrent dans l’environnement. Il est vrai que l’action de
l’environnement s’exerce plus vivement sur le jeune poussin que lorsqu’il était, à l’état
embryonnaire, enfermé dans une coquille qui précisément a pour fonction de le protéger
de l’environnement. Et la protection est telle que l’embryon ne subit de l’environnement
que des changements de température et des fluctuations quant à l’approvisionnement en
oxygène 531 . Imperméable à presque l’ensemble du monde, la coquille apparaît perméable
à la température et à l’oxygène de l’environnement, perméabilité de la coquille essentielle
au développement embryonnaire de l’organisme. Autant dire que l’œuf est en relation à
beaucoup plus que lui-même en ce qu’il est en rapport à l’atmosphère terrestre qui
comprend l’oxygène nécessaire à la vie et à la croissance de l’embryon. Dans sa cellule
protectrice, l’embryon vit de l’apport en oxygène, vit donc du rapport à l’atmosphère
terrestre dont la pression et la température varient principalement en fonction de
l’altitude, de l’ensoleillement, de la saison et de conditions météorologiques locales 532 ,
paramètres qui dépendent eux-mêmes de la position de la terre dans le système solaire à
un moment déterminé, c’est-à-dire de la position de la terre par rapport au soleil dans sa
révolution annuelle autour du soleil, de la rotation sur elle-même de la terre, de la rotation
du système terre/lune et enfin des interférences gravitationnelles de la lune et du soleil.
Le « besoin » vital de l’oxygène situe donc l’œuf dans un vaste ensemble qui se structure
à partir du phénomène de gravitation, de l’interrelation physique des planètes en orbite
autour du soleil. Or, l’énergie que dégage le soleil par rayonnement, dispensant de la
chaleur et de la lumière, est à l’origine de trois cycles biogéochimiques interdépendants
nécessaires au développement et au maintien de la vie sur terre : le cycle hydrologique
ainsi que les cycles du carbone et de l’oxygène (les cycles de l’azote, du souffre et du
531
« Behavior (animal) », in The New Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14,
p. 757.
532
Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Écosystèmes », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 902.
354
phosphore sont également vitaux)533 . L’eau de l’hydrosphère et, en particulier, l’eau des
océans, s’évaporant sous l’effet du rayonnement solaire, rejoint l’atmosphère sous forme
de vapeur d’eau dont la condensation provoque des précipitations, lesquelles tombent soit
sur la surface des océans soit sur le sol où l’eau s’infiltre pour gonfler les nappes
phréatiques ou s’écoule à sa surface vers les fleuves pour rejoindre finalement les
océans 534 535 . Or, une partie des précipitations est absorbée par les végétaux qui libèrent
de l’eau par évapotranspiration, l’eau repassant ainsi dans l’atmosphère et donc à terme
dans l’océan. On le voit, le monde végétal en tant que monde biologique contribue à un
cycle physique de l’eau que le soleil reconduit sans cesse à lui-même 536 . Le cycle de
l’eau intervient constitutivement dans le cycle biologique puisque les végétaux, trouvant
dans l’eau un élément nutritif essentiel, forment le premier maillon de la chaîne tropique
en nourrissant les herbivores qui nourrissent les carnivores primaires qui nourrissent les
carnivores secondaires 537 . Ainsi, l’eau du milieu physique qui parcourt le vivant qui le
pompe ou le boit pour des raisons vitales retourne dans le milieu physique par
l’évapotranspiration, la transpiration et l’urine, ce qui signifie que le circuit hydrologique
est à la fois un phénomène physique et biologique et, de ce fait même, un phénomène
transversal aux cycles corrélatifs du carbone et de l’oxygène qui organisent la chaîne
alimentaire où l’embryon qui respire par l’intermédiaire de sa coquille a sa place et son
533
« Toute chaîne écologique n’est en fait qu’un fragment de cycle, les décomposeurs présents dans le sol
assurant le retour des matériaux constitutifs de la biomasse aux végétaux, organismes autotrophes ; ce n’est
d’ailleurs qu’ainsi que peuvent être évitées les conséquences néfastes de toute consommation, à savoir
l’accumulation des déchets et l’épuisement des matières premières ; ces différentes circulations mettent en
jeu divers composants chimiques, métaux ou métalloïdes, supports de la biomasse et de la bioénergie ; on
qualifiera de biogènes ces éléments constitutifs de la matière vivante ainsi soumise à ces recyclages
purificateurs et régénérateurs : au premier chef, le carbone, l’oxygène, l’hydrogène et l’azote, qui suffisent
à définir les composés organiques les plus ordinaires (glucides, lipides, protides), mais aussi des
constituants moins communs bien qu’indispensables, comme le soufre, le phosphore, le calcium et le
potassium. On nomme cycles biogéochimiques l’ensemble des processus de circulation de ces éléments au
niveau des grands compartiments de l’écosphère (atmosphère, hydrosphère, lithosphère, biosphère),
lesquels ne sont que le degré supérieur d’intégration de l’ensemble des écosystèmes terrestres et marins » ;
Lebreton, Philippe, « Cycles biogéochimiques », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis
Éditeur, Paris, 1993, Vol. 6, p. 1014.
534
Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 44.
535
Chapin Francis, Matson Pamela, Principles of Terrestrial Ecosystem Ecology, Springer, 2002, p. 350.
536
Delaporte François, Margenot Georges, Chadefaud Marius, Boudeau Edouard Portères Roland,
« Végétal », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 23, p. 388.
537
Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia Universalis,
Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 869
355
rôle 538 . Les végétaux chlorophylliens constituent la base de la chaîne tropique parce
qu’ils rejettent de l’oxygène dans l’atmosphère qui est nécessaire au fonctionnement des
cellules des animaux aérobies et parce qu’ils représentent une source indispensable de
carbone organique pour les hétérotrophes qui se nourrissent de constituants organiques
préexistants d’origine végétale ou animale, c’est-à-dire végétale encore 539 540 . La
chlorophylle intercepte l’énergie solaire et l’utilise pour former des glucides à partir du
gaz carbonique de l’air, d’eau et de sels minéraux disponibles dans le sol541 . Ce processus
bioénergétique qui permet aux végétaux de synthétiser leur propre matière organique
pour se nourrir, pousser et se reproduire, produit aussi de l’oxygène qui est rejeté dans
l’atmosphère 542 . Ainsi, la photosynthèse place les végétaux à la fois à la base du cycle du
carbone parce qu’ils absorbent le dioxyde de carbone de l’air pour l’intégrer dans leur
biomasse (feuilles, tiges, fruits, etc.), biomasse qui représente la matière organique dont
les hétérotrophes ont fondamentalement besoin, et à la base du cycle de l’oxygène en en
produisant, en donnant aux formes de vie, comme l’embryon enfermé par sa coquille,
l’oxygène qui leur sont substantiel. C’est pourquoi les écologistes considèrent les
végétaux comme des « producteurs », des producteurs de carbone organique et d’oxygène
que les animaux consomment 543 . Or, respirant, les « consommateurs » expirent dans l’air
du gaz carbonique (correspondant à la combustion de composés organiques ingérés et de
l’oxygène inspiré) qui alimente les « producteurs » qui alimentent les « consommateurs »
538
De manière générale, « les processus physiques et biologiques sous-tendent les modes d’organisations
que nous observons dans la nature » ; Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005,
p. 17.
539
Rappelant ce qui différencie, du point de vue du métabolisme, l’autotrophie de l’hétérotrophie, Baillaud
conlut : « Ici pourrait se situer un large développement sur des notions clairement définies par René Heller :
le rôle des plantes dans l’installation et la maintien de la biosphère, le rôle pionnier des végétaux dans la
conquête des territoires, leur rôle dans la vie aérobie du fait de leur émission d’oxygène, la restauration
(abstraction faite des activités humaines) du niveau énergétique de notre planète constamment abaissé par
les activités vitales et que seul permet de réaliser le captage de l’énergie solaire par les plantes » ; Baillaud,
Lucien, « Critères généraux de la délimitation du monde végétal et rapports entre structures, physiologie et
milieu de vie : mise en évidence d’un réseau de déterminismes ? », Laboratoire de physiologie et génétique
végétales, département de biologie, U.F.R. de recherche scientifique et technique, Université Blaise Pascal
(Clermont II), http://physiome.ibisc.fr/~sfbt/site/fr/baillaud.htm
540
Notons que « L’énergie de la vie provient en fin de compte de l’environnement non vivant, via le
processus de la photosynthèse » ; Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p.
172.
541
Hopkins William, Evrard Charles-Marie, Physiologie végétale, De Boeck Université, 2003, p. 133.
542
Delaporte François, Margenot Georges, Chadefaud Marius, Boudeau Edouard Portères Roland,
« Végétal », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 23, p. 392.
543
Lavergne Didier, Duvigneaux Paul, Lamotte Maxime, Pérès Jean-Marie, « Biocénoses », dans
Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 4, p. 130.
356
(les végétaux aussi respirent et, par conséquent, rejettent du dioxyde de carbone) 544 .
L’œuf qui ne laisse percer de l’environnement que l’oxygène apparaît ainsi pris dans un
ensemble de cycles générateur d’énergie et de déchets 545 546 qui se recycle parce qu’il
englobe ultimement le soleil, s’ouvre constamment à l’énergie solaire soutenant les
cycles interdépendants de l’eau, du carbone et de l’oxygène. Les échanges permanents en
boucle de matière et d’énergie qui s’opèrent entre la biomasse végétale et les animaux
impliquent une autre grande catégorie de vivants que constitue les « décomposeurs » tels
que les bactéries, les champignons et les insectes invertébrés du sol qui ensemble
décomposent les matières organiques en éléments minéraux (oxyde de souffre,
phosphore, carbone, eau) qui sont alors assimilés par les végétaux, les « décomposeurs »
fermant la boucle tropique. Les « décomposeurs » s’occupent des débris végétaux et
animaux, sont saprophytes, nécrophages, coprophages, sont aussi des micro-organismes
bactériens qui, à l’aide de l’oxygène, dégradent en substances minérales simples la
matière organique morte 547 . Ainsi la production de l’énergie se nourrit de déchets, intègre
la mort comme un facteur de vie puisque les composants minéraux provenant de la
décomposition de la matière organique forment des éléments nutritifs essentiels aux
végétaux qui sont essentiels aux herbivores qui sont eux essentiels aux carnivores qui
sont essentiels à eux-mêmes 548 549 . Même pendant la période d’incubation, l’œuf est pris
dans un maillage de vies et de morts dont son existence dépend pleinement. Plus
précisément, la coquille qui englobe l’embryon étant elle-même englobée dans un réseau
de vies en constante interaction, il en dépend vitalement en en étant un composant. La
chaîne tropique est une boucle qui se recycle et se reproduit en se nourrissant d’ellemême, le vivant mort ou vivant nourrissant ainsi le vivant 550 . Par exemple, l’œuf du
faisan est une source alimentaire pour le furet qui, de son côté, contribue aux cycles bio544
Delaporte François, Margenot Georges, Chadefaud Marius, Boudeau Edouard Portères Roland,
« Végétal », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 23, p. 392.
545
Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Écosystèmes », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 903.
546
Raven Peter, Evert Ray, Eichhorn Susan, Biologie végétale, De Boeck Université, 2003, p. 780.
547
Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia Universalis,
Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 867.
548
Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia Universalis,
Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 867.
549
Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 9.
550
Lebreton Philippe, « Cycles biogéochimiques », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 6, p. 1014.
357
géo-chimiques de la vie dont dépend finalement la vie de l’oeuf. Aussi, l’organisme
enclos dans sa coquille s’inscrit dans un tissu de relations intraspécifiques et
interspécifiques (comme la prédation, le parasitisme, la symbiose, etc.) qui forment son
environnement biotique 551 . Comme l’ensemble des organismes vivants, le poussin du
faisan a un besoin vital d’eau, d’un comburant qui est l’oxygène et, en tant qu’animal et
spécifiquement à son espèce, de matières organiques provenant de fourmis, de
coléoptères, de pucerons et de chenilles. Dans l’ordre même du cercle tropique, le jeune
poussin est à la fois un « consommateur » prédateur et une proie pour un organisme
appartenant à un niveau trophique supérieur tel que le furet, cercle qui, nous l’avons vu,
commence et recommence avec les végétaux dans le milieu terrestre et le phytoplancton
dans le milieu marin 552 553 . En un mot, l’environnement biotique représente un
déterminant continuel des différentes phases de la vie du faisan et de tous les vivants.
C’est là l’action du vivant sur le vivant 554 . Mais l’environnement de l’œuf du faisan
auquel il appartient n’est pas seulement le jeu des relations tropiques qui trament une
biocénose en ce qu’il est vitalement dépendant de facteurs climatiques (rayonnement
solaire, eau, vent, température), chimiques (concentrations en gaz de l’air, compositions
minérales du sol) et topographiques qui dépassent la sphère d’un seul écosystème, qui
renvoie plutôt à la biosphère 555 556 et, dès lors, à une structuration plus globale que
551
Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Écosystèmes », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 902.
552
Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Écosystèmes », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 905.
553
Chapman J.L., Reiss M.J., Ecology Principles and Applications, 1999, Cambridge University Press,
1999, p. 136.
554
« Le monde naturel est caractérisé par des interactions complexes qui font que les différentes espèces
sont dépendantes les unes des autres » ; Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université,
2005, p. 17.
555
« La biosphère stricto sensu, c’est-à-dire l’ensemble des êtres vivants, végétaux, animaux et microorganismes, ne représente quantitativement qu’une masse insignifiante à l’échelle de la planète, puisque
trois cents fois plus petite que celle de l’atmosphère et soixante-dix mille fois plus petite que celle de
l’hydrosphère. Par sa composition comme par son activité chimique, elle offre en revanche une originalité
exceptionnelle » ; Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Biosphère », dans Encyclopedia Universalis,
Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 4, p. 193.
556
« Le fonctionnement de la biosphère est la résultante du fonctionnement de tous les êtres vivants qui la
composent, et il se manifeste par des transferts continuels de matière et d’énergie entre le milieu physicochimique ambiant et les organismes d’une part, entre les organismes d’autre part. Ce transferts
correspondent à quelques grands mécanismes qui caractérisent divers groupes fonctionnels entre lesquels se
répartissent les êtres vivants » ; Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Biosphère », dans Encyclopedia
Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 4, p. 194.
358
représente l’Univers au sens cosmologique du terme 557 . C’est là l’action du non vivant
sur le vivant, action qui apparaît constitutive du vivant, de la manière même dont il se
comporte. En bref, de sa prison de calcaire, l’embryon est inséré dans une contexture
biotique et abiotique qui se présente comme une organisation globale biogéochimique
représentant l’environnement de tous les vivants. Cet environnement se reconstitue par
recyclage incessant des mêmes éléments chimiques qui appartiennent au cours du temps à
différentes combinaisons moléculaires (minérales ou organiques). De notre point de vue,
le point de vue écologique souligne particulièrement la dimension relationnelle du vivant
au monde compris comme l’ensemble des êtres vivants (des êtres qui se comportent) et
des constituants géologiques, monde lui-même en prise avec un ensemble des ensembles,
l’Univers, le Fond comme horizon de tous les horizons. Quoi qu’il en soit pour l’instant,
il apparaît que le vivant s’incorpore au sein d’une totalité systémique dont il vit et qu’il
fait vivre, est vivant en vivant en interrelation avec la biosphère entendue comme rapport
interrelationnel du biotique et de l’abiotique 558 . Les dimensions productrice et
structurante, c’est-à-dire dynamique et régulatrice, du système écologique en sont les
caractéristiques les plus significatives selon Edgar Morin qui écrit :
« (…) l’environnement conçu comme l’union d’un biotope et d’une biocénose est
pleinement un système, c’est-à-dire un tout s’organisant à partir des interactions entre
constituants (biologiques et géophysiques) ; c’est pleinement une Unité complexe ou
Unitas multiplex, qui comporte une extraordinaire diversité d’espèces, unicellulaires,
végétaux, insectes, poissons, oiseaux, mammifères (2 millions d’espèces d’insectes, 1
million d’espèces de plantes, 20000 espèces de poissons, 8700 espèces d’oiseaux dans la
biosphère) ; c’est un système qui produit ses émergences, non seulement au niveau
global, mais aussi au niveau des êtres qui le constituent, lesquels manifestent des qualités
dont ils ne disposeraient pas isolément. C’est un système qui produit ses contraintes en
réprimant des potentialités de vie ou d’action, en éliminant ou détruisant ce qu’il ne peut
intégrer, en instituant la loi d’airain de la dévoration mutuelle. Comme nous le verrons,
les rapports entre le tout et les parties sont d’une extrême ambiguïté et complexité, ce qui
557
Lebreton Philippe, « Cycles biogéochimiques », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 6, p. 1014.
558
Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia Universalis,
Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 861.
359
illustre le principe (formulé en Méthode 1, p. 106-115 et 126-128) que le tout est à la fois
plus et moins que la somme des parties, que le tout est plus et moins que le tout, que les
parties sont plus et moins que les parties, qu’il y a scissions, trous noirs, zones d’ombre à
l’intérieur du tout et aussi dans les interrelations entre parties. Comme tout système actif,
l’éco-système est à la fois constitué et déchiré par ses interactions internes » 559 .
En décrivant brièvement la cohésion interrelationnelle de la chaîne tropique à partir des
cycles biogéochimiques du carbone et de l’oxygène, il nous est apparu que les vivants se
trouvent en symbiose avec l’ordre même de l’Univers. Sans que nous ayons directement à
nous intéresser au problème de la spontanéité organisationnelle de la vie, le caractère
systémique de la relation du vivant et du monde nous apparaîtra comme structurel à la vie
au terme d’un travail qui, dans un premier temps, prendra pour objet l’inscription du
Cosmos dans l’ordre du comportement, du vivant, en étudiant la force organisationnelle
de l’environnement sur le comportement, de l’environnement en tant que Tout, de
l’environnement comme biotope dans un second temps, de l’environnement comme
biocénose dans un troisième et enfin de l’environnement comme ensemble évoluant dans
le temps. Ensuite nous aurons à déterminer la marge d’être qui différencie le vivant du
non vivant proprement dit. Mais avant de rendre compte de la nature de l’impact du Tout
sur le comportemental, disons tout de suite que l’environnement qui fait sens pour le
vivant, tel qu’il est pour le vivant, n’est pas le Tout. Le monde du vivant est un monde
qui lui est relatif, qui répond à son « essence » au sens où l’entend Goldstein. C’est
pourquoi il est nécessaire de comprendre le monde du vivant en fonction du vivant luimême. Ce monde correspondant à une vie n’est certainement pas un espace
géographique. Et le Tout structurant la formation de l’activité du vivant n’est pas un
monde formel, un autre monde, un monde à part du monde dans lequel vit, s’oriente et se
réalise le vivant. Il est vrai que la plupart des êtres vivants « ne laissent pénétrer en eux
que ce qui a un intérêt pour leur vie », constituant alors avec leur monde « un sorte de
cohésion, d’unité fermée » 560 . Se fermant au monde « extérieur », ne filtrant du monde
que ce qui est caractéristique de leur existence, ils vivent leur vie dans un environnement
559
Morin, Edgar La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1980, p. 20. C’est Edgar
Morin qui souligne.
560
Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, 1994, p. 224.
360
auquel ils semblent se confondre. L’étroitesse de leur monde respectif ne signifie pas,
pour autant, qu’ils entretiennent un rapport d’adéquation parfait à l’environnement. Ils
ont à l’intérieur même de ce monde, en tant qu’êtres vivants, à déterminer eux-mêmes le
sens du leur rapport à ce monde. Si réduit qu’il puisse être, le monde de l’oursin reste un
espace dans et par lequel il doit gérer sa vie. Si, d’un côté, comme l’écrit très justement
Merleau-Ponty, l’oursin « ne mène pas une lutte brutale pour l’existence, il vit dans un
Umwelt qui représente des choses souvent dangereuses mais auxquelles il est tellement
adapté qu’il vit vraiment comme s’il n’y avait qu’un monde et qu’un oursin » 561 , de
l’autre, il se rend lui-même apte à agir dans le monde qui lui est propre. L’oursin ne vit
pas aux aguets, ne vit pas en se sachant la proie de l’étoile de mer et de certains crabes. Il
est, comme la tique qui n’est sensible qu’à trois excitants dans le monde, dans un rapport
parfaitement identitaire non pas au monde qui s’impose parfois fatalement à eux,
notamment par la prédation ou des changements climatiques anormaux, mais à un monde
qui ne comporte que ce qui pour l’oursin et la tique est conforme à leur être. Mais,
l’oursin et la tique, au sein même de leur monde, sont actifs, travaillent à se réaliser. Le
monde de l’oursin et de la tique est plein, est adéquat à ce qu’ils sont, à ce qu’ils font et
font manifestement ce qu’ils font sans marge comportementale, sans, en tous cas, cette
spontanéité qui, chez les vertébrés, s’extériorise à même le corps. Cela dit, le microcosme
propre de l’oursin est dans un rapport constant et constituant à un monde dont l’oursin (et
son univers à lui) est une dimension, une partie. Tout vivant se situe en rapport à un
environnement spécifique et propre qui se trouve lui-même en rapport à un grand
ensemble à l’égard duquel il est co-dépendant parce qu’il en vit et parce qu’il le fait vivre
en tant que maillon d’un réseau tropique. Du point de vue de la tique, cet ensemble
macroscopique n’existe pas, est invisible, même si, ou parce qu’il n’existe pas pour elle,
celui-ci décide souvent de sa vie et de sa mort. Or, de la même manière, pour le vivant
pour qui le rapport à l’environnement est un rapport de sens, l’environnement qu’il « se
taille » est bien un environnement indissociable de l’environnement prenant le soleil pour
centre. Pour le vivant qui s’ouvre au monde, qui le configure alors à sa mesure et pour
qui un évènement du monde est immédiatement le ressort de plusieurs comportements
possibles, l’environnement pour un tel vivant se présente perceptivement avec des traits
561
Merleau-Ponty, Maurice, La Nature Cours du Collège de France, Éditions du Seuil, Paris, 1994. p. 224.
361
qui appartiennent à l’environnement global, à l’environnement dont s’imprime, dans une
certaine mesure comme nous allons le voir, le vivant. Par exemple, nombreux sont les
animaux pour qui perceptivement le soleil compose leur environnement sans que, pour
autant, cette présence recueille un sens appelant (constamment) un comportement 562 . Le
soleil est une présence qui ne compte pas du point de vue de l’animal et, pour autant, son
environnement s’ouvre à ce dont il est une partie, à un ensemble qui permet la vie. Dans
l’environnement où le vivant est (un) acteur, l’Univers est seulement entrouvert. Mais par
cette entrouverture s’engouffre l’Univers dans sa totalité, est un acteur et la scène de la
vie du vivant. C’est par cette entrouverture que passent les nécessités et les contingences,
l’actuel et le possible, le prédateur et l’accident. Si nous sommes en accord avec
Goldstein lorsqu’il écrit que :
« Chaque organisme vit dans un monde qui est loin de ne contenir que des
excitations adéquates à cet organisme, il ne vit point dans son seul « environnement »,
mais au contraire dans un monde où toutes les autres excitations possibles se font sentir et
agissent sur lui. C’est de cet environnement en quelque sorte négatif qu’il doit venir à
bout. En réalité il se fait sans cesse un choix parmi les évènements du monde selon qu’ils
« appartiennent » à l’organisme ou qu’ils n’appartiennent pas à l’organisme.
L’environnement d’un organisme n’est point du tout quelque chose d’achevé, mais il se
forme sans cesse à nouveau dans la mesure où l’organisme vit et agit. On pourrait dire
que l’environnement est extrait du monde par l’existence de l’organisme ou bien, pour
s’exprimer plus objectivement, qu’un organisme ne peut exister que s’il réussit à trouver
dans le monde, à s’y tailler un environnement adéquat (à condition naturellement que le
monde lui en offre la possibilité) »563 .
Il nous faut toutefois ajouter que ce n’est pas seulement parce que « l’organisme vit et
agit », c’est-à-dire ordonne lui-même son environnement, que son environnement « n’est
562
On sait que les oiseaux migrateurs utilisent, le jour, le soleil pour s’orienter. Cependant, le soleil
n’existe, est perçu, à proprement parler, que lors de la période de migration. Hors de cette période, le soleil
est, sans nul doute, un donné du champ de la perception de l’oiseau migrateur mais un donné sans sens
biologique. Dans ce cas, le soleil n’est pas l’occasion du comportement migratoire. Cf. « Behaviour
(animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14,
p. 790.
563
Goldstein, Kurt, La structure de l’organisme, Éditions Gallimard, Col. tel, 1983, p. 76. C’est Goldstein
qui souligne.
362
point du tout quelque chose d’achevé », c’est également parce que le vivant « vit dans un
monde qui est loin de ne contenir que des excitations adéquates à cet organisme ». Ce
monde lui-même « vit et agit », ce monde qui contient l’environnement que l’organisme
se modèle est en effet fait de vies qui ne lui « appartiennent » pas et de mouvements
interplanétaires, vies et mouvements le condamnant à un ordre qui ordonne constamment
son existence, qui la régule. Si « le fait qu’un organisme n’est en ordre que dans un
environnement défini, le seul dans lequel il puisse vivre, n’implique pas nécessairement
que ce soit l’environnement qui crée cet ordre » 564 , il n’en reste pas moins vrai que c’est
précisément parce que le monde existe, qu’il est pleinement lui-même vecteur d’ordres et
de désordres que l’organisme a besoin de s’organiser un monde et, à ce titre, l’ « ordre »
apparaît comme un rapport, une co-organisation et, pour cette raison, ne peut être une
réalité « achevée ». De ce point de vue, un être parfaitement adapté à son environnement
est un organisme sans monde. Il est adapté à son environnement, il vit dans un rapport à
la totalité qui organise son existence, décide de part en part, ou pour beaucoup, de sa vie.
En revanche, pour un organisme qui s’adapte au monde pour se constituer un
environnement, le rapport au monde est un rapport inachevé, à reconduire constamment
comme rapport. Plus un être a à s’adapter au monde, plus l’organisme préside à
l’élaboration de son environnement, plus l’inadéquation conditionne la nature du rapport
qui le rapporte au monde. Pour l’être vivant solidement encastré dans son monde, le
rapport à l’environnement est un rapport au monde comme tel, à un ordre molaire
déterminant presque entièrement son existence. C’est la raison pour laquelle de
nombreuses espèces sont extrêmement sensibles aux changements s’opérant dans leur
environnement. L’inadéquation, ou l’écart à l’égard du donné, apparaît dès que
l’environnement est différencié du monde comme ensemble des ensembles, dès que l’être
vivant détermine un ordre dans l’ordre/désordre global du monde. Mais, distance
éprouvée ou non à l’égard du monde à travers l’aménagement ou non d’un
environnement, le monde constitue comme monde ambiant un terme constant de son
existence, un ordre (biotique et abiotique) qui module l’ordre du comportemental en ce
que le vivant se comporte toujours dans un monde, dans un monde qui s’inscrit dans le
monde. Le vivant se comporte, vit dès lors pronominalement, c’est-à-dire dans un rapport
564
Goldstein, Kurt, La structure de l’organisme, Éditions Gallimard, Col. tel, 1983, p. 75.
363
au monde qu’il constitue et qui le constitue. Le vivant se comporte, cela signifie donc
certainement que la vie est un rapport de co-détermination du vivant et du monde, c’està-dire un rapport interrelationnel dont le comportement est l’émergence, ce que souligne
notamment l’assimilation par l’organisme des changements périodiques géophysiques,
intégration qui organise le comportement, qui le forme, le monde entrant ainsi dans la
définition même de son être.
Sans prétendre proposer une définition exhaustive de la notion de comportement,
il peut être dit sans se méprendre que le comportement est la manifestation phénoménale
de la manière d’être distinctive du vivant comme individu et comme individu appartenant
à une espèce dans son rapport à l’environnement qui lui est naturel à un moment donné.
Le comportement comme phénomène observable renvoie donc au corporel, à un agir qui
se détermine en relation à un contexte particulier. Le comportement est ainsi l’expression
d’un être capable de s’extérioriser en (ré)actions qui le caractérise lui et son milieu. Pour
le dire autrement, le comportement traduit une activité exprimant un soi mais un soi dont
le mode d’être exprime une manière de vivre le monde, selon le monde. Aussi, loin d’être
un terme extérieur au comportement, l’environnement détermine l’être du vivant comme
le vivant se détermine en fonction de l’environnement. Le faire, le pouvoir d’être qui rend
manifeste un comportement correspond dès lors à une interaction continue entre le vivant
et le monde. Interaction dont de nombreux comportements sont l’évidente attestation.
Interaction qui signifie que des changements apériodiques dans l’environnement
géophysique comme des variations irrégulières de la lumière, de la température et de
l’humidité
appellent/organisent
des
réponses
comportementales
elles-mêmes
apériodiques 565 . Interaction qui signifie aussi que des variations périodiques du système
solaire correspondant à des changements se répétant à des intervalles de temps régulier
structurent nombre de comportements. Sont par exemple périodiques les phénomènes
naturels des marées et l’alternance jour/nuit qui rythment le comportement de l’animal et
du végétal 566 . Les corrélats comportementaux des mouvements géophysiques, de la
rotation de la terre sur elle-même qui tourne autour du soleil, ont une périodicité fixe et,
565
Reinberg Alain E., Vanden Driessche Thérèse, « Rythmes biologiques », dans Encyclopedia
Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 20, p. 439.
566
Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Biosphère », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 4, p. 193.
364
pour cette raison précise, ils doivent être distingués des phénomènes biologiques
rythmiques relatifs au métabolisme tels que les battements du cœur ou encore le rythme
respiratoire dont la fréquence varie en réponse par exemple à des changements survenus
dans l’environnement immédiat, en fonction de la variation de la température du corps.
Les variations périodiques de notre système planétaire forment une organisation cyclique
qui décide, à travers le rythme nycthémérale et la rotation des saisons, de l’alternance
imperturbable de la lumière, de l’obscurité et des climats, de l’organisation temporelle
des êtres vivants et détermine ainsi l’ordre du comportemental 567 568 . L’inscription des
cycles géophysiques dans la matière vivante est profonde 569 . L’ancrage comportemental
des constances géophysiques est tel que le vivant soumis à un milieu constant ne cesse
pas de manifester le biorythme qu’il manifeste dans son milieu naturel 570 571 . Il apparaît
que les rythmes biologiques circadiens, septénaires ou même encore circannuels
perdurent dans un environnement privé des synchronisateurs environnementaux sur
lesquels se règle la biopériodicité. Ainsi, par exemple, le rythme circadien qui ordonne la
vie de la plupart des organismes unicellulaires, des mammifères ainsi que des végétaux
persiste dans des conditions homogènes de lumière et de température 572 . La persistance
même des biocycles en l’absence des facteurs exogènes de l’environnement souligne la
dimension endogène des rythmes biologiques, c’est-à-dire de leur conditionnement
567
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 759.
568
Duvigneaux Paul, Lamotte Maxime, « Biocénoses », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, Vol. 4, p. 128.
569
Il en est ainsi, par exemple, sur l’activité sexuelle de nombreuses espèces qui se reproduisent à une
période precise de l’année. Cette localisation dans le temps « reflète l’effet du rythme lumineux sur
l’activité hormonale. L’action de la durée d’éclairement sur le fonctionnement hypophysaire se retrouve
dans de nombreuses espèces. L’influence de la saison passe donc pas les variations d’activité sécrétoire des
glandes endocrines » ; Signoret Jean-Pierre, « Sexuel (comportement) », dans Encyclopedia Universalis,
Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, Vol. 20, 1993, p. 960.
570
Reinberg Alain E., Vanden Driessche Thérèse, « Rythmes biologiques », dans Encyclopedia
Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 20, p. 439.
571
McFarland David, d’Huart Jacqueline, Zayan René, Le comportement animal, De Boeck Université,
2001, p. 320.
572
« This extraordinary stability of the periods of the biological rhythms with geophysical correlates is not
dependent upon direct responses to light and temperature rhythms. It was demonstrated more than two
centuries ago that the capacity of plants to display their daily rhythm in sleep movements, the daytime
raising and nighttime lowering of their leaves, persisted even when the plants were shielded from light
changes and maintained in a relatively constant temperature. More recently, daily rhythms in a wide variety
of living things, from single-celled forms to mammals and flowering plants, have been shown similarly to
continue under constant conditions of light and temperature »; cf. « Behaviour (animal) », in The New
Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 759.
365
génétique et, par là même, en prenant en compte la question du temps, de l’influence de
l’environnement dans la constitution génétique des espèces et des individus en sorte que
les biorythmes ont pour fondement des facteurs indissociablement endogènes et
exogènes 573 . Les chronobiologistes considèrent donc que les rythmes biologiques
renvoient ultimement à une adaptation des êtres vivants aux cycles cosmiques 574 .
Autrement dit, les organismes vivants se sont adaptés au rythme du monde pour devenir
eux-mêmes périodiques. L’exemple le plus évident est le cycle quotidien du jour et de la
nuit qui prédestine la vie quotidienne de la plupart des espèces animales et végétales
diurnes à une période de veille et à une période de sommeil correspondant en revanche à
une période de sommeil puis à une période de veille pour les espèces nocturnes.
L’évolution de la vie ayant conduit à l’emploi optimum des rythmes et des configurations
spatiales de l’environnement 575 , certaines espèces se sont spécifiquement adaptées à la
période nocturne. D’autres espèces se sont orientées vers une adaptation à la période
diurne, en particulier plus chaude et plus sèche. Les différentes phases et niches de
l’environnement ont été mises à profit par les organismes qui, comme nous avons pu
l’entrevoir, entretiennent ensemble des rapports de complémentarité comme acteur et
moment des cycles biogéochimiques. Les végétaux travaillent le jour essentiellement à la
production de glucides qui nécessite le rayonnement solaire comme source d’énergie et,
la nuit, se concentre sur l’assimilation de la matière organique ainsi produite 576 577 .
Certains végétaux connaissent une période de sommeil quotidienne, les feuilles se
détendent alors la nuit et se redressent le jour. Des plantes n’ouvrent leurs fleurs que la
nuit, d’autres que le jour en se synchronisant d’ailleurs le plus souvent avec les animaux
qui les pollinisent. Il y a les plantes dites de jours courts comme les chrysanthèmes et les
bégonias qui ne fleurissent que si l’épisode lumineux n’excède pas 10 heures par période
de 24 heures. Il y a aussi les plantes de jours longs comme les pétunias et les dahlias qui
573
Folkard S., Rosen S. D., « Circadian Performance Rhythms: Some Practical and Theoretical
Implications », in Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol. 327,
Number 1241, 1990, p. 543.
574
Reinberg Alain E., Vanden Driessche Thérèse, « Rythmes biologiques », dans Encyclopedia
Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 20, p. 437.
575
Duvigneaux Paul, Lamotte Maxime, dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur,
Paris, Vol. 4, p. 128.
576
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 760.
577
Raven Peter, Evert Ray, Biologie végétale, De Boeck Université, 2003, p. 128.
366
ne s’ouvrent que si la phase lumineuse quotidienne est supérieure à 12 heures 578 . La
« descente de sève » et la « montée de sève », la tombée et la renaissance des feuilles des
arbres feuillus montrent une régularité s’alignant sur le cycle circadien comme tel et le
changement de la durée du jour au cours de l’année. Or, l’influence des phénomènes
photopériodiques ne touche pas seulement les végétaux. De fait, les comportements les
plus caractéristiques du règne animal comme les comportements de migration, de
prédation, de reproduction 579 ainsi que les phénomènes de changements physiologiques
comme la mue sont directement liés à des cycles saisonniers qui, du point de vue de
l’animal, réfèrent à des changements dans la durée du jour. La détermination de la
variation cyclique de la lumière sur la manière d’être d’une multitude d’animaux a pu être
mise en valeur en recréant artificiellement l’allongement ou la réduction de la longueur
du jour. En captivité, les comportements de migration et de reproduction peuvent être
ainsi déclenchés hors des cycles des saisons en reproduisant un changement qui, dans
l’environnement naturel, fait sens pour l’animal. Par exemple, avant de migrer au
printemps vers les régions de reproduction, les oiseaux vivent un changement
physiologique conséquent dû à une augmentation de l’activité des organes reproducteurs
et de la masse de graisse. Or, il est possible expérimentalement de reproduire, en hiver, le
changement de l’état physiologique qui précède le comportement de migration en
exposant simplement les oiseaux à un étirement graduel de la durée du jour. Le
changement parvenu à son terme naturel, les oiseaux libérés migrent alors l’hiver vers un
lieu de reproduction qu’ils (re)découvrent naturellement/normalement au printemps 580 . Il
est également possible de faire apparaître l’effectivité de la variation de la durée de la
lumière sur le comportement de reproduction de certains oiseaux et mammifères en les
578
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 760.
579
Ball Gregory F., Ketterson Ellen D., « Sex differences in the response to environmental cues regulating
seasonal reproduction in birds », in Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences,
Vol. 363, Number 1490, 2008, p. 231.
580
« The most conspicuous activities of animals closely correlated with certain seasons of the year, and
hence with changes in day length, and bird migration, reproduction, and changes in coat and plumage. Each
of these occurs with marked regularity at a particular time each year. By retaining animals in captivity and
subjecting them to artificial increases and decreases in day length, bird migration, reproduction, and other
activities have been induced out of season. It has been concluded, therefore, that in nature the changing
daily periods of light and darkness determine to a great extent when many seasonal activities occur »;
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 765.
367
déplaçant de l’hémisphère sud vers l’hémisphère nord. En général, les oiseaux, les
mammifères et presque l’ensemble des vertébrés se reproduisent en suivant la loi des
saisons 581 . Pour les espèces se reproduisant normalement au début de l’automne, la
diminution de la durée de la lumière du jour ouvre la saison de la reproduction. Au
contraire, son augmentation au printemps annonce pour l’étourneau et le furet par
exemple le début de la période de reproduction 582 . Au niveau de la ceinture équatoriale
où la durée du jour ne varie que peu au cours de l’année, la saison des pluies amorce le
comportement de reproduction 583 . Un autre facteur périodique géophysique circadien
déterminant le comportemental est le flux et le reflux des marées qui se produisent sous
l’action gravitationnelle sur la terre du soleil et de la lune 584 585 . Dans la zone intertidale,
certains organismes comme les bernacles, les crabes verts, les huîtres et les anémones
équines rentrent réellement en action lorsqu’ils sont recouverts par la marée haute alors
que les oiseaux marins et les crabes violonistes profitent plutôt de la zone à marée basse
pour se nourrir 586 . À chaque marée haute, certaines algues unicellulaires diatomées
s’enfoncent dans le sable ou la vase. À chaque marée basse, elles remontent à la surface
pour tirer de la lumière l’énergie qui leur est nécessaire par photosynthèse 587 . Ainsi, les
oiseaux marins et les diatomées présentent un rythme biologique qui est simultanément
circadien et circatidal. Or, les cycles géophysiques qui leur correspondent ne coïncidant
que tous les quinze jours, la réponse comportementale varie elle-même d’un jour à l’autre
en fonction de la convergence/divergence des cycles 588 . Innombrables sont également les
exemples de phénomènes biologiques qui s’accordent conjointement avec les cycles
circamensuels et circannuels. Le cycle menstruel de certains primates débute ainsi avec la
581
McFarland David, d’Huart Jacqueline, Zayan René, Le comportement animal, De Boeck Université,
2001, p. 323.
582
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 765.
583
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 798.
584
Reinberg Alain E., Vanden Driessche Thérèse, « Rythmes biologiques », dans Encyclopedia
Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 20, p. 440.
585
Koukkari Willard, Sothern Robert, Introducing Biological Rhythms, Springer, 2006, pp. 217-220.
586
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 760.
587
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 760.
588
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 760.
368
nouvelle lune, c’est-à-dire tous les 28 jours 589 . Un autre cas encore est celui du cycle de
reproduction de l’algue brune qui se règle sur l’évolution du rapport entre les rythmes
géophysiques du jour lunaire et du jour solaire 590 , cas qui, comme les autres, fait
apparaître « un ordre cyclique que le monde vivant incorpore comme ordre
organisationnel » 591 . Il apparaît que la vie de l’organisme n’est pas isolable de l’ordre de
l’Univers, de la Totalité, ordre dont l’organisme s’imprègne et qui rythme son univers.
Les biorythmes comme corrélats biologiques des rythmes géophysiques signifient que le
comportemental comme mode d’être et la vie comme ensemble des cycles
biogéochimiques appartiennent à un ensemble structurant et un ensemble qui se structure.
Autrement dit, la structuration des cycles biologiques sur les cycles du système cosmique
signifie finalement qu’il y a une structuration biocosmique, une structuration impliquant
un seul et même ensemble. C’est pourquoi les organismes, les biocénoses comme les
biotopes qui lui sont intérieurs en sont structurés de l’intérieur. Il y a un ensemble se
structurant et dont le biologique est une dimension. Il y a un ensemble se constituant
comme « un grand cycle éco-organisateur, totalement physique et totalement biologique
» 592 . Le comportement de l’orientation qui ne dépend pas de l’environnement comme un
ensemble de cycles géophysiques en dépend toutefois comme « paysage ». Aussi, sans
que le monde comme facteur cyclique soit « derrière » le comportement de l’orientation il
en au fond est au cœur. Il ne sera donc pas surprenant que l’examen du comportement de
l’orientation nous place de nouveau dans le maillage serré des relations biocosmiques qui
composent l’Univers, cette fois comme déterminant a-périodique du comportemental.
Les animaux migrent notamment pour retourner précisément là où ils sont nés en
vue de se reproduire. La raréfaction annuelle de la nourriture dans une région se présente
également comme une raison prépondérante de la migration vers une autre région plus
tempérée 593 . Le mouvement migratoire qui se déploie communément sur plusieurs
589
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 759.
590
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 765.
591
Morin, Edgar, La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1980, p. 26. C’est Edgar
Morin qui souligne.
592
Morin, Edgar, La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1980, p. 26.
593
Berthold Peter, Bauer Hans-Günther, Bird Migration, Oxford University Press, 2001, p. 1.
369
milliers de kilomètre maximise pour certaines espèces la possibilité de vivre et de se
reproduire 594 . Or, chez les oiseaux en particulier, la migration, s’opérant généralement
sur de longues distances et globalement du nord vers le sud-est ou le sud-ouest à
l’automne, selon les espèces des pays tempérés, puis du sud vers le nord au printemps 595 ,
implique une capacité de s’orienter dans « l’espace du paysage » 596 . En délocalisant des
oiseaux de leur habitat vers des lieux les situant à diverses distances de leur espace de
vie, en analysant la vitesse et le pourcentage de retour, cette disposition à se diriger dans
l’environnement a pu être ainsi mise en valeur expérimentalement. Par exemple, les
étourneaux peuvent retourner à leur nid en leur imposant une distance de 800 kilomètres
à parcourir. Sans connaître le lieu où elles sont transportées contre leur gré, les
hirondelles peuvent couvrir 1800 kilomètres pour rejoindre leur lieu de vie. Plus étonnant
encore, laissé dans l’État du Massachussets, un puffin des Anglais est retourné
directement en Angleterre, volant alors pendant près de treize jours et franchissant une
distance de près de 5000 kilomètres. Des expériences avec certains poissons et des
mammifères ont également permis de découvrir des capacités similaires 597 598 599 . Il est
indubitable que les animaux utilisent pour s’orienter des repères particulièrement
caractéristiques de leur environnement. Le mode de recherche de ces marques dans
l’environnement est à la fois ordonné et aléatoire600 . Par exemple, l’observation du fou de
bassan depuis le point de vue que procure un avion a permis de montrer que ces oiseaux,
après avoir été relâchés, et avant de prendre une direction précise, explorent d’abord la
zone, comme si précisément ils étaient désorientés, à la recherche de repères familiers
pour s’orienter. Les traits distinctifs de l’environnement servant à l’animal pour se
594
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 784.
595
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 788.
596
« D’autres migrateurs traversent l’équateur et bénéficient ainsi de l’inversion des saisons dans les deux
hemispheres. Telle la cigogne d’Abdim (Sphenorhychus Abdini), qui niche au Sénégal à la mer à la mer
rouge, pendant les pluies, et « hiverne » dans la majeure partie de l’Afrique australe. D’autres se livrent à
des déplacements en sens inverse » ; Dorst, Jean, « Migrations animales », dans Encyclopedia Universalis,
Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 15, p. 349.
597
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 789.
598
Dorst, Jean, « Migrations animales », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur,
Paris, 1993, Vol. 15, p. 351.
599
Berthold Peter, Bauer Hans-Günther, Bird Migration, Oxford University Press, 2001, p. 2.
600
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 789.
370
retrouver et se déplacer de manière déterminée peuvent être topographiques (montagnes,
réseaux de rivière ou encore formes du littoral), écologiques (différences dans l’ordre de
la végétation) et climatiques (variations de température et d’humidité de l’air qui
dépendent des vents dominants) 601 602 . Les odeurs peuvent également intervenir603 . Les
poissons s’orientent de manière comparable dans leur propre écosystème 604 . Mais
l’exploration de signes parlants de l’environnement relativement proche ne permet pas de
rendre compte du comportement de migration qui suppose que l’animal définit sa route
sur une longue distance. Il apparaît que la plupart des oiseaux parviennent à lier l’endroit
où ils sont relâchés et le lieu de leur habitat naturel en usant de repères célestes comme le
soleil ou les étoiles 605 606 . Les oiseaux apparaissent capables en effet de corriger
constamment la direction de leur vol en fonction du mouvement du soleil par rapport à
l’horizon 607 . Un facteur endogène intervient également ici : l’horloge interne des oiseaux
contribue à les positionner dans l’espace sur la base du décalage temporel entre le rythme
du cycle circadien de leur résidence naturelle et celui d’où ils sont relâchés. Pour ceux
dont les habitudes migratoires se déroulent la nuit, seules les étoiles les orientent. Les
oiseaux sont ainsi en mesure de se positionner, de déterminer leur longitude et leur
latitude à partir de la position des étoiles et de la leur 608 . La projection de la voûte céleste
d’une nuit d’automne sur la voûte d’un planétarium amena les fauvettes à tête noire à
prendre la direction migratoire automnale, vers le sud-ouest, et les fauvettes grisette à se
tourner vers le sud-est qui correspond à la direction prise normalement l’automne. Une
601
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 789.
602
Dorst, Jean, « Migrations animales », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur,
Paris, 1993, Vol. 15, p. 349.
603
Dorst, Jean, « Migrations animales », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur,
Paris, 1993, Vol. 15, p. 347.
604
« Experiments suggest that topographical clues are also used by fishes to recognize their range,
particularly their spawning grounds. Visual bearings in this respect have great importance. It is possible
that chemical substances also provide clues »; « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia
Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 790.
605
Alerstam T., Gudmundsson G.A., « Bird orientation at high latitudes: flight routes between Siberia and
North America across the Artic Ocean », in Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol.
266, Number 1437, 1999, pp. 2499-2505.
606
Berthold Peter, Bauer Hans-Günther, Bird Migration, Oxford University Press, 2001, pp. 145-159.
607
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 790.
608
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 790.
371
telle expérience montre que les oiseaux ne prennent appui que sur les étoiles (en temps
clair) pour se diriger 609 610 . L’orientation spatiale à partir du soleil a pu être démontrée
aussi chez de nombreux crustacés et la puce de sable. Divers insectes, particulièrement
les abeilles et plusieurs espèces de scarabées, emploient le soleil pour faire route avec
précision 611 612 . La lune peut également représenter un point de repère 613 . On le voit,
l’environnement, sans être ici un déterminant cyclique, habite l’organisme qui s’oriente et
qui cherche à se retrouver. L’environnement qui gouverne l’organisme qui se dirige est
l’environnement à son échelle, l’environnement au sein duquel il peut se retrouver, vivre.
L’environnement qui compte pour la grive à dos olive contient le soleil comme point de
repère. Le soleil est à la dimension de la vie de l’animal qui s’oriente, qui se comporte.
Ici, le pouvoir du milieu sur le comportemental s’effectue à l’échelon du comportemental.
Il n’agit pas comme une force souterraine, invisible. Il est agissant en rentrant dans le
champ de vie de l’animal, comme partie signifiante de son champ de perception. C’est
donc du point de vue de l’animal que l’environnement exerce une influence sur son
comportement. L’environnement qui opère au niveau du comportement est ici « l’espace
du paysage » pour reprendre les mots de Straus. La grive ne connaît que le soleil qui
compose l’environnement dans lequel elle (ré)agit. Elle ne connaît que l’environnement à
son image. Aussi, le même et seul soleil s’implique passivement dans le comportement
de la grive à dos olive lorsqu’il figure un point dans l’environnement où elle s’oriente et
activement lorsqu’il régit les biorythmes. Le comportement de migration montre donc la
609
« Migrant birds that travel at night are also capable of directional orientation. Studies have shown that
these birds use the stars to determine their bearings. In clear weather, captive migrants head immediately in
the right direction using only stars. They are even able to orient themselves correctly to the arrangement of
night skies projected on the dome of a planetarium; true celestial navigation is involved because the birds
determine their latitude and longitude by the position of the stars. In a planetarium in Germany, blackcaps
(Sylvia atricapilla) and garden warblers (S. borin), under an artificial autumn sky, headed “southwest”,
their normal direction; lesser whitethroats (S. curruca) headed “southeast”, their normal direction of
migration in that season »; « Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition,
Encyclopedia Britannica inc., 1985, Vol. 14, p. 790.
610
La même expérience conduisant aux mêmes conclusions fut conduite sur le Passerin indigo par Emlen ;
cf. Berthold Peter, Bauer Hans-Günther, Bird Migration, Oxford University Press, 2001, p. 153.
611
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 790.
612
Kennedy J.S., « The Migration of the Desert Locust (Schistocerca gregaria Forsk.). I. The behavior of
Swarms. II. A Theory of Long-Range Migrations », in Philosophical Transactions of the Royal Society of
London, Vol. 235, Number 625, 1951, pp. 163-290.
613
Dacke Marie, Marcus Byrne, Scholtz Clarke, Warrant Eric, « Lunar orientation in a beetle », in
Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol. 271, 2004, p. 361-365.
372
complémentarité de l’action de l’environnement comme milieu de vie qui fait sens pour
l’oiseau, comme milieu qui change à l’automne à vue d’œil, et comme force cosmique
assurant la saisonnalité de ce changement. Ce même rapport articule le comportement de
dormance qui permet en quelque sorte à l’organisme de passer au travers de changements
critiques de l’environnement. L’état de dormance est un état d’inactivité de l’organisme.
Il s’accompagne d’un ralentissement du taux normal du métabolisme qui entraîne
notamment une diminution de la température du corps et du rythme respiratoire 614 615 616 .
La croissance est elle stoppée. Pour les animaux vertébrés, la graisse accumulée au cours
des mois actifs sert à vivre la période de dormance qui varie selon les espèces. La plupart
des classes animales et végétales ont des représentants qui peuvent devenir dormants. Il
est vrai qu’il y a peu d’environnements dans lesquels les organismes ne soient pas
exposés régulièrement à un « stress ». L’état de dormance est précisément induit par ce
« stress » qui correspond souvent à un changement de la température et de la
photopériode. La disponibilité en nourriture, le tarissement de l’eau et l’appauvrissement
de l’oxygène sont également des facteurs déclenchant la dormance. En général, dans la
mesure même où l’existence normale de certains organismes se déroule dans une faible
amplitude de température, les températures au-dessous ou encore au-dessus de celle-ci les
endorment. Les changements de température affectant la disponibilité en nourriture, en
eau et en oxygène, s’adjoignent par conséquent à la variation de la température des
paramètres environnementaux qui favorisent le comportement de dormance. Dans les
régions arctiques par exemple, il est fréquent que les animaux deviennent dormants
pendant les rudes mois d’hiver, c’est-à-dire lorsque la nourriture se raréfie. Dans les
zones désertiques, lors des mois d’été, pendant la période d’extrême aridité, c’est-à-dire
lorsque les ressources de nourriture sont incertaines, des animaux rentrent en dormance.
Une multitude de protozoaires se préservent des variations de température, de la
pollution, du manque de ressources nutritives en s’enveloppant d’une membrane
614
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 792.
615
McFarland David, d’Huart Jacqueline, Zayan René, Le comportement animal, De Boeck Université,
2001, p. 324.
616
Roots Clive, Hibernation, Greenwood Publishing Groups, 2006, p. XII.
373
protectrice 617 . Les insectes comme la cigale répondent aux pressions de l’environnement
en réduisant leur activité métabolique et en cherchant dans leur environnement le lieu le
plus protecteur (certains s’enfuissent dans le sol, d’autres se cachent sous des pierres) 618 .
Les poissons également réagissent parfois à l’évolution de leur habitat par un
comportement de dormance. Un exemple est celui du dipneuste d’Afrique qui, anticipant
la période de sécheresse, creuse profondément un trou dans la vase, s’y loge, s’enveloppe
d’un mince cocon et devient ensuite inactif. Les branchies cessent alors de fonctionner.
Une vessie d’air permet la respiration. La réserve d’énergie est la réserve de graisse. Pour
conserver l’eau, le dipneuste excrète de l’urée plutôt que de l’ammoniaque 619 .
L’ensemble de ces comportements de dormance, au même titre que les comportements de
migration, implique des variables environnementales que les organismes sont pleinement
en mesure de « comprendre » comme, par exemple, la chute de la température, variables
qui, par ailleurs, sont cycliques, se manifestant en effet le plus souvent annuellement. Le
comportement de l’organisme dans le cas de la dormance est une solution à un problème
qui se pose pour autant qu’il puisse en saisir le sens, c’est-à-dire être un évènement de
l’environnement auquel il est « sensible » ; problème dont la périodicité a toutefois pour
condition l’interrelation de mouvements impliquant le soleil, huit planètes dont la terre et
165 satellites naturels dont la lune ; mouvements qui, du reste, exercent une influence sur
plusieurs plans de la vie de l’organisme. Mais l’organisme se comporte devant ce-qui-esten-train-de-se-passer, à des signes, à des phénomènes seulement. Autrement dit,
l’organisme n’est pas réactif au changement annuel de température mais au changement
de température. C’est la raison pour laquelle il est possible de le « tromper », de vérifier
expérimentalement au mois de décembre un comportement qui naturellement a lieu au
mois de septembre. De fait, au-delà de l’action possible sur l’organisme comme tel, les
biologistes n’ont de pouvoir que sur le niveau phénoménal de l’environnement. Il leur est
impossible de changer l’ordre du système solaire qui englobe et structure ce qui fait agir
et réagir l’organisme. Pour autant, l’environnement qui « stresse » le vivant est bien
617
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 793.
618
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 793.
619
« Behaviour (animal) », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc.,
1985, Vol. 14, p. 793.
374
l’environnement qui le stresse chaque année. Il n’existe qu’un unique ensemble, qu’un
monde. Le comportemental se réalise donc dans un même environnement dont les
dimensions phénoménale et cosmique sont interdépendantes. Mais l’environnement est
également régulateur du comportement comme biocénose. Le vivant vit parmi les vivants
qui constituent la dimension biotique de l’environnement. Le monde investit
intérieurement la vie de l’organisme qui apparaît également l’être par les vivants. Pour
rendre explicite le paramètre biotique du comportemental, nous ne prendrons pour
exemple que le cas du comportement de prédation.
Les constantes interactions biologiques qui tissent l’environnement en tant
que milieu biotique sont multiformes. Selon la classification d’Edgar Morin, les
interactions qui structurent dynamiquement la biocénose « sont de caractère soit
complémentaire (associations, sociétés, symbioses, mutualismes), soit concurrentiel
(compétitions, rivalités), soit antagoniste (parasitismes, phagies, prédations) » 620 .
Interactions du vivant sur le vivant qui organisent la biocénose et, de ce fait, l’unité
systémique et évolutive de la chaîne tropique où le comportement de prédation joue une
fonction organisationnelle 621 . Dans l’écosystème qui fonctionne comme un ensemble, les
vivants co-existent, c’est-à-dire qu’ils vivent tous de rapports de complémentarité, de
concurrence et d’antagonisme 622 . Directes ou indirectes, les interdépendances
biologiques entre les êtres vivants concernent l’ensemble des organismes 623 . C’est
pourquoi les interactions entre les espèces peuvent être neutres, nuisibles ou bénéfiques
sans qu’elles se rencontrent nécessairement. Il n’y a pas de vide dans la biocénose, toute
vie est en rapport à une autre, ce qu’Edgar Morin rapporte à un « besoin existentiel de
620
Morin, Edgar, La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1980, p. 21.
Dreux Philippe, Lamotte Maxime, « Ecogénétique », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, Vol. 7, p. 859.
622
« Au sein d’une biocénose, il y a trois types fondamentaux d’interactions entre espèces. L’exploitation
d’une population d’une population par une autre correspond aux rapports entre prédateurs et proies,
animales ou végétales, aussi bien qu’entre parasites et hôtes, toutes les transitions existant entre ces deux
types. La compétition résulte du fait qu’en exploitant une même catégorie de ressources deux ou plusieurs
populations se nuisent mutuellement. Au contraire, lorsqu’il y a symbiose, les partenaires tirent chacun
bénéfice de l’activité de l’autre » ; Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans
Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 869. C’est l’auteur qui
souligne.
623
Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 193.
621
375
l’autre » 624 . L’unité régulatrice des interrelations biologiques signifie donc finalement qu’
« antagonisme et complémentarité ne s’excluent pas l’un l’autre » 625 . Et Edgar Morin
ajoute : « Rien n’est plus complémentaire que les interactions qui constituent la chaîne
tropique ». Autrement dit, l’hétérotrophie n’est pas seulement un vecteur de rapports
antagoniques entre les individus, elle est également un vecteur de rapports de
complémentarité entre les niveaux tropiques dont les vivants sont co-dépendants 626 627
comme acteurs et moments de l’environnement global. C’est ce que vérifie précisément
la prédation en tant que mode de nutrition 628 . Il est indubitable que la relation
interspécifique de prédation entre deux espèces est interrelationnelle et, par conséquent,
interdépendante, dans la mesure où la population des prédateurs détermine la population
des proies qui détermine la population des prédateurs. Comme l’écrit E. Morin :
« La prédation n’est pas que la pure et simple destruction d’une vie animale par
une autre. Les courbes démographiques à longue période, dans le cas limite et exemplaire
où une espèce de prédateur vit exclusivement d’une espèce de proie, montrent que la
diminution du nombre des proies entraîne, par disette, la diminution du nombre des
prédateurs, dont la raréfaction permet alors l’accroissement du nombre des proies,
accroissement qui accroît à son tour la progéniture des mangeurs et ainsi de suite dans
une causalité rétroactive que seul peut briser un accident extérieur au cycle. Ainsi donc,
la relation antagoniste extrême, celle du prédateur à sa proie, produit sa propre régulation
et devient facteur organisationnel. La prédation, sans cesser d’être facteur de destruction,
devient aussi facteur de conservation du mangeur et du mangé, facteur de conservation de
la diversité, et apparaît du même coup comme facteur de conservation de cet antagonisme
organisationnel lui-même » 629 .
Mais, si entre deux espèces, la fonction de régulation démographique de la prédation est
fonction de rapports antagoniques, en revanche, entre l’ensemble des espèces composant
624
Morin, Edgar, La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1980, p. 25.
Morin, Edgar, La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1980, p. 25.
626
Duvigneaux Paul, Lamotte Maxime, « Biocénoses », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, Vol. 4, p. 129.
627
Eckert Roger, Randall David, Warren Burggreen, Physiologie animale, De Boeck Université, 1999, p.
627.
628
Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 177.
629
Morin, Edgar, La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1980, p. 23.
625
376
un écosystème, la prédation est la condition de rapports de complémentarité parce que le
prédateur est généralement une proie et la proie un prédateur. La régulation est ainsi
généralisée. De plus, la prédation fait un lien entre les niveaux tropiques par la mort et la
consommation et donc la production de déchets organiques, lie ainsi les producteurs aux
consommateurs et aux décomposeurs. L’interdépendance entre toutes les espèces dont
dépend la vie des espèces dépend notamment de la prédation et, en ce sens, elle est un
vecteur
de
complémentarité 630 .
La
prédation
est
donc
aussi
un
« facteur
organisationnelle » en assurant que l’énergie circule le long de la chaîne tropique qui
commence et recommence avec les végétaux comme organismes autotrophes. En somme,
le rapport de prédation comme mode de nutrition joue un rôle déterminant dans
l’équilibre biologique des écosystèmes comme moyen de régulation des populations et
comme moyen de circulation de la matière organique 631 . Aussi, dans le monde de la vie,
l’antagonisme et la complémentarité semblent bien faire sens ensemble. Du point de vue
comportemental, la prédation varie selon les espèces et le contexte environnemental,
s’effectue en groupe ou solitairement. Chez les mammifères, le comportement de
prédation met en jeu une série de comportements : la détection de la proie, l’attaque, la
capture et enfin l’acte de consommation. Selon les espèces, les stratégies mises en place
diffèrent. La chasse à l’affût, chez les invertébrés, est une technique de chasse fréquente.
Certaines araignées chassent à l’affût dans un trou. D’autres font comme l’homme l’affût
en construisant des pièges, des pièges en soie. Mais des araignées optent également pour
le mouvement, pour la recherche active de leurs sources de nourriture 632 . Certaines
espèces de poisson, de serpent et d’oiseau usent aussi de l’affût comme tactique. Plus
courante chez les vertébrés, la chasse en groupe est également une méthode employée par
les invertébrés, en particulier chez les insectes sociaux 633 . Par exemple, les fourmis
légionnaires comme les dorylus chassent en colonie lorsque la vie de la colonie est en jeu,
lorsque la disponibilité en nourriture est insuffisante. Ainsi, plus de 20 millions de
fourmis peuvent se répandre comme une nappe sous un arbre qu’elles vont prospecter.
630
Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia Universalis,
Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 871.
631
Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 185.
632
Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 120.
633
Chauvin, Rémy, « Prédation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris,
1993, Vol. 18, p. 889.
377
Une colonne de fourmis longe le tronc pour progresser vers l’extrémité des branches. Elle
déloge ainsi la faune de l’arbre qui tombe sur le sol, le reste de la colonie se chargeant
alors de la capturer 634 635 . Les loups et les lions chassent aussi en coopérant, en meute.
Les loups adaptent leur stratégie de chasse en fonction de la taille de la proie. Ils se
comportent donc différemment si la proie est un bison ou un mouton. Pour ce dernier, les
loups divisent et subdivisent le troupeau pour isoler un individu identifié comme faible,
l’encerclent et resserrent la ronde avant de le tuer 636 . Le mode de prédation solitaire est
également présent chez les mammifères. Le tigre s’attaque seul à des proies sur lesquelles
il s’abat rapidement, brise la nuque des petites proies et étouffe les plus grosses en les
saisissant par la gorge 637 . Sans devoir multiplier les exemples, il apparaît que les modes
collectifs et solitaires de la prédation sont variés et complexes. Sont donc variés et
complexes les réponses phénotypiques des proies 638 639 . Si la prédation est à l’avantage
immédiat du prédateur sur la proie, elle « bénéficie » indirectement à l’espèce à laquelle
appartient la proie en la « poussant » à évoluer, à s’adapter à la « pression » de
l’environnement que représente la prédation 640 641 . Au même titre que les prédateurs, les
proies développent des stratégies, mais des stratégies visant à les protéger des
« menaces » de l’environnement. La prédation en tant que phénomène constant de
l’environnement est un facteur de la « sélection naturelle », de l’adaptation des espèces à
634
Chauvin, Rémy, « Prédation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris,
1993, Vol. 18, p. 890.
635
Passera Luc, Aron Serge, Les fourmis : comportement, organisation sociale et évolution, NRC Research
Press, 2005, p. 128.
636
Chauvin, Rémy, « Prédation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris,
1993, Vol. 18, p. 890.
637
Chauvin, Rémy, « Prédation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris,
1993, Vol. 18, p. 890.
638
« Animals possess a range of defensive markings to reduce the risk of predation, including warning
colours, camouflage, eyespots and mimicry »; Stevens, Martin, « Predator perception and the interrelation
between different forms of protective coloration », in Proceedings of the Royal Society, Vol. 274, 2007, pp.
1457-1464.
639
« Mimicry is a biologic phenomenon characterized by the superficial resemblance of two or more
organisms that are not closely related taxonomically. This resemblance confers an advantage – such as
protection from predation – upon one or both organisms through some form of “information flow” that
passes between the organisms and the animate agent of selection »; « Mimicry », in The New Encyclopedia
Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., Vol. 17, 1985, p. 144.
640
Dreux Philippe, Lamotte Maxime, « Ecogénétique », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, Vol. 7, 1993, p. 861.
641
Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 117.
378
leur milieu 642 . Aussi, comme relation interspécifique, la relation de prédation est au
principe de la co-évolution des espèces qui, comme relation circulaire, a une influence
rétroactive sur le prédateur 643 . Par la prédation, le prédateur détermine donc partiellement
les contraintes de l’environnement le conduisant à évoluer lui-même 644 . Ainsi, si le
phénomène du mimétisme est une réaction à la pression de sélection du prédateur sur la
proie, le prédateur peut également adopter le mimétisme en réponse à l’évolution de la
proie 645 . Le mimétisme se présente comme une trace présente de l’influence réciproque
prédateur/proie. Diverses, les stratégies adaptatives mimétiques visent généralement à
tromper l’opérateur de la pression sélective, le prédateur. La proie se modèle alors
corporellement pour ressembler visuellement à un organisme ou un détail de
l’environnement présentant un intérêt nutritif limité pour le prédateur ou un danger 646 .
Par exemple, des phasmes se sont mimétisés en prenant l’apparence d’une petite branche
qui rend leur présence inintéressante pour une insectivore ou, au mieux, indécelable dans
l’environnement 647 . Autre exemple : en ressemblant à des guêpes, les syrphes se
protègent de leur prédateur connaissant la virulence du venin des guêpes 648 . Derrière les
différentes formes du mimétisme, de ce qui l’inspire, il y a l’aposématisme.
Omniprésente chez les invertébrés, l’aposématisme est une autre manière de réagir à la
prédation et une manière qui s’oppose d’ailleurs diamétralement à la stratégie mimétique
du camouflage puisque les caractéristiques adaptatives qui protègent l’organisme contre
642
« Il est classique de distinguer différents effets de la sélection naturelle. Elle peut être stabilisante
lorsque un équilibre étant établi entre une population et son environnement, la sélection élimine les
individus les moins adaptés à celui-ci. Avant que cet équilibre ne soit atteint, la sélection naturelle modifie
progressivement la population jusqu’à ce qu’elle soit ajustée à son environnement : la sélection est alors
directionnelle ou novatrice. Lorsque l’espèce est répartie entre des biocénoses isolées, soit par
fragmentation d’une biocénose initiale, soit du fait de la colonisation d’autres biocénoses, les différentes
populations ainsi formées peuvent subir des sélections directionnelles différentes et diverger peu à peu :
globalement, la sélection naturelle est alors diversifiante » ; Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin
Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol.
7, p. 871. C’est l’auteur qui souligne.
643
Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 117.
644
Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 121.
645
« Mimicry », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., Vol. 17,
1985, p. 144.
646
« Mimicry », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., Vol. 17,
1985, p. 145.
647
Maginnis Tara L., « Leg regeneration stunts wing growth and hinders flight performance in a stick
insect (Sipyloidea sipylus) », in Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol. 273, Number
1595, 2006, pp. 1811-1884.
648
Franks Daniel W., Noble Jason, « Batesian mimics influence mimicry ring evolution », in Proceedings
of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol. 271, Number 1535, 2004, pp. 191-196.
379
les prédateurs sont ici particulièrement ostensibles (couleurs vives, odeurs nauséabondes,
sons stridents) 649 650 . Les couleurs vives de l’organisme signalent souvent une qualité
indigeste, infecte 651 . C’est le cas par exemple de la coccinelle et de la chenille bourrue
qui laisse au prédateur un goût détestable dont il se protégera lui-même ensuite en
l’évitant 652 . L’odeur est aussi efficace que la couleur. La moufette qui projette un liquide
malodorant l’imprime de cette façon dans la mémoire du prédateur 653 . Les couleurs
particulièrement voyantes communiquent également une puissance toxique possible qui
suscite le recul, la méfiance et parfois la peur. Certaines grenouilles de la famille des
dendrobatidae sécrètent sous leur peau une toxique virulente qui se voit à même la peau,
en couleurs 654 . Les couleurs des mutillidae expriment également la présence du dard, de
la piqûre et donc du venin 655 . Mais l’impératif de l’évolution a conduit certaines espèces
à une réponse collective pour se protéger des prédateurs en avertissant les progénitures de
l’approche du prédateur et/ou en l’attaquant pour le blesser, et mais parfois en attirant le
prédateur du prédateur 656 657 . L’attaque est une solution adaptative courante chez les
oiseaux 658 . Par exemple, en vue de préserver leurs progénitures de l’attaque de
prédateurs, les mouettes n’hésitent pas à attaquer les intrus, les hommes compris.
L’attaque peut être précédée d’un appel spécifique au regroupement qui maximise alors
la force de la charge. C’est le cas de la mésange charbonnière qui appelle ses congénères
à ordonner leur effort pour repousser les rapaces. Les exemples sont nombreux où
l’association intraspécifique apparaît comme le moyen le plus certain pour certaines
649
« Mimicry », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., Vol. 17,
1985, p. 145.
650
Stevens, Martin, « Predator perception and the interrelation between different forms of protective
coloration », in Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol. 274, Number 1617, 2007, pp.
1457-1464.
651
Papaj Daniel R., Newsom Ginny M., « A within-species warming function for an aposematic signal », in
Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, Vol. 272, Number 1580, 2005, pp. 2519-2523.
652
Speed Michael, Ruxton Graeme, Broom Mark, « Automimicry and the evolution of discrete prey
defenses », in Biological Journal of the Linnean Society, Vol. 87, Number 3, 2006, p. 394.
653
« Mimicry », in The New Encyclopedia Britannica, 15th edition, Encyclopedia Britannica inc., Vol. 17,
1985, p. 145.
654
Avise John, Nicholson Trudy, Evolutionary Pathways in Nature, University of Chicago Press, 2006, p.
69.
655
Williams, Hernest, The Nature Handbook, Oxford University Press, 2005, p. 147.
656
Campan, Raymond, Éthologie : Approche systématique du comportement, De Boeck Université, 2002,
p. 438.
657
Boyd Robert, Silk Joan, L’aventure humaine : Des molécules à la culture, De Boeck Université, 2003,
p. 162.
658
Krause Jens, Ruxton Graeme, Living in groups, Oxford University Press, 2002, p. 23.
380
espèces de se sauvegarder de la prédation 659 . On le voit, au même titre que
l’environnement abiotique, l’environnement biotique forme un facteur environnemental
déterminant le comportemental. La « pression sélective » du vivant sur le vivant est ainsi
productrice de comportements qui cristallisent des adaptations à l’environnement comme
environnement biophysique, qui, en ce sens, ont pour signification le rapport du vivant à
l’environnement. Au même titre que le milieu physique, le milieu biologique invente des
« crises » que le vivant intériorise, régule en comportement. Mais le vivant ne forme un
« stress » pour le vivant que parce que le vivant est pour le vivant une dimension de cet
environnement qui se transforme perceptiblement à l’automne et qui s’orchestre comme
système bio-cosmique. Autrement dit, le vivant agit sur le vivant parce que le vivant est
pour l’autre une partie et un moment de l’environnement indissociablement phénoménal
et biocosmique. La co-évolution qui s’opère dans l’environnement phénoménal, là où le
prédateur et la proie peuvent se reconnaître, interagir, est l’environnement qui détermine
les saisons comme le vent détermine le mouvement des feuilles. Or, avec le phénomène
de co-évolution interspécifique apparaît la dimension évolutive de l’interaction de
l’organisme et de l’environnement comme cycles biogéochimiques et donc, de nouveau,
la question de la nature de l’influence de l’environnement sur le comportemental. La mise
en perspective évolutive du comportement sera également une mise en perspective du
rôle de l’environnement au niveau de l’évolution biologique.
L’évolution biologique est un fait présentant la même évidence scientifique que,
par exemple, le caractère sphérique de la terre. En termes généraux, l’évolution signifie
que les espèces existantes actuellement ont une même origine, un rapport de parenté que
la comparaison des alignements de séquence d’ADN entre les espèces a permis d’établir
définitivement 660 . Les premiers vivants – certainement des procaryotes – sont apparus il y
a 3.8 milliards d’années. Aujourd’hui, deux millions d’espèces, présentant des caractères
phénotypiques extrêmement différents, sont connues. L’évolution est le processus qui a
progressivement conduit la vie des premières cellules vivantes à la biodiversité actuelle,
c’est-à-dire à l’apparition, la transformation et au développement des espèces vivantes au
659
Caro Timothy, Girling Sheila, Antipredator Defenses in Birds and Mammals, University of Chicago
Press, 2005, p. 387.
660
Campbell Neil, Reece Jane, Biologie, De Boeck Université, 2006, p. 540.
381
fil des générations 661 662 . L’évolution se caractérise donc par la formation de nouvelles
formes de vie, d’espèces qui se différencient au fil du temps. Autrement dit, la
biodiversité est le résultat de la différenciation des espèces dans le temps. Globalement,
les modalités de l’évolution biologique repose sur des mécanismes qui modifient la
fréquence des allèles dans une population ou un pool génétique, modification
transmissible d’une génération à l’autre 663 . Les facteurs au principe de la variabilité des
gènes dans une population sont la migration, les mutations/dérives génétiques, la
recombinaison génétique et la sélection naturelle664 . Plus précisément, la diversité
génétique renvoie à une variation des caractères génétiques dans une population, c’est-àdire à l’apparition aléatoire, par mutation ou recombinaison, de traits nouveaux
héréditaires qui, si sélectionnés, renouvellent la population. Autrement dit, les différentes
variations des caractères, dont l’individu était héréditairement porteur ou non, forment
des évolutions possibles qui sont ensuite soumises à une « sélection naturelle » qui retient
les caractères favorisant l’adaptation de l’organisme à l’environnement 665 . C’est au fond
l’environnement abiotique et biotique qui canalise les potentialités évolutives, qui
sélectionne les changements de la fréquence des allèles 666 . En somme, consécutivement
aux mutations et recompositions, il y a l’apparition aléatoire de déterminations nouvelles
possibles de la vie dont la sélection et, par conséquent, la propagation, ou l’élimination,
dépend principalement de la sélection naturelle667 . Aussi, le polymorphisme génétique
dépendant de l’action de la sélection naturelle dépend du mécanisme qui, génération
661
Grassé Pierre-Paul, Petit Claudine, « Évolution », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 9, p. 132.
662
Lamotte Maxime, Duvigneaud Paul, « Biosphère », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 193.
663
Ricklefs Robert et Miller Gary écrivent que « Le but de la théorie évolutive est de déterminer la façon
dont les fréquences génotypique changent au cours du temps » ; Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De
Boeck Université, 2005, p. 53.
664
Boyd Robert Thomas, Silk Joan, L’aventure humaine Des molécules à la culture, De Boeck Université,
2003, p. 54. Nous nous intéresserons surtout au rôle combiné de la sélection naturelle et de la
recombinaison et de la migration sur les fréquences génétiques. Les rôles des mutations et des dérives
génétiques, bien que non négligeables dans la constitution du polymorphisme génétique, n’ont pas besoin
d’être explicitées pour notre propos.
665
Grassé Pierre-Paul, Petit Claudine, « Évolution », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 9, p. 138.
666
Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 621.
667
Une autre manière de le dire est de dire : « La sélection ne peut pas produire de changement sans qu’il y
ait de la variation dans la population » ; Boyd Robert Thomas, Silk Joan, L’aventure humaine Des
molécules à la culture, De Boeck Université, 2003, p. 59.
382
après génération, conserve les variants génétiques présentant un avantage adaptatif pour
une population donnée dans un environnement donné 668 669 670 . Avec le temps,
l’adaptation de la population s’accentue, sélection cumulative et continue rendant compte
de la possibilité de l’émergence, par exemple, de phénomènes complexes comme le
mimétisme, l’organe de l’œil et les différents traits phénotypiques qui émerveillent
l’esprit. Avec le temps, les mutations retenues se fixent dans le génome de l’espèce à
laquelle appartient une population qui constitue proprement l’unité de l’évolution 671 .
Avec le temps donc, un caractère extra-ordinaire devient ordinaire, se dissémine au sein
même de la population, éventuellement de la population à l’espèce. Or lorsque des
populations appartenant à une même espèce sont géographiquement isolées, elles vivent
des pressions environnementales différentes, c’est-à-dire un processus de sélection
naturelle différent, en sorte qu’elles acquièrent, avec le temps, des caractères biologiques
qui les distinguent comme des espèces différentes672 . L’isolement géographique des
populations entraîne ainsi la différenciation génétique et donc phénotypique des
populations, c’est-à-dire le phénomène de spéciation que la sélection naturelle organise
en fonction du principe de l’adaptabilité à l’environnement 673 . Ainsi, l’environnement
encadre dans le temps et l’espace l’évolution des êtres vivants, opère une sélection de
caractères variants et/ou neutres ayant une valeur adaptative. Le rôle constitutif de
l’environnement à l’égard de l’évolution nous apparaîtra plus encore en examinant plus
en détail l’interdépendance sélection/adaptation.
« L’évolution des fréquences génétiques au sein d’une population, la meilleure
adaptation des génotypes et des populations aux conditions du milieu sont autant de
preuves immédiatement perceptibles de l’action permanente de la sélection naturelle.
668
Génermont, Jean, « Variation (biologique), dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis
Éditeur, Paris, 1993, Vol. 23, p. 338.
669
Lamotte Maxime, L’Héritier Philippe, « Populations (génétique des) », dans Encyclopedia Universalis,
Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 18, p. 729.
670
Bocquet, Charles, « Adaptation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur,
Paris, 1993, Vol. 1, p. 253
671
Bocquet, Charles, « Spéciation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur,
Paris, 1993, Vol. 21, p. 410.
672
Bocquet, Charles, « Spéciation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur,
Paris, 1993, Vol. 21, p. 408.
673
Boyd Robert Thomas, Silk Joan, L’aventure humaine Des molécules à la culture, De Boeck Université,
2003, p. 96.
383
L’une des fonctions de celle-ci consiste dans l’élimination d’un excès de variabilité qui
aurait fait du monde vivant, si la sélection n’avait pas joué, un véritable chaos. En
continuant à chaque génération d’éliminer certains gènes et d’en promouvoir d’autres,
elle assure une sorte de normalisation des populations et des espèces, dans la mesure où
les conditions de l’environnement ne subissent pas d’altérations trop marquées » 674 . Il est
essentiel de souligner que l’intervention de la sélection naturelle s’opère en rapport à une
variabilité relative à une population, c’est-à-dire en rapport à une différence relative qui
aurait pu être autre ou ne pas être 675 . Aussi, ce ne sont pas seulement les populations qui
évoluent, ce sont indistinctement les termes qui président au processus de sélection 676 .
C’est pourquoi la « normalisation » n’a pas de sens absolu, évolue comme telle et diffère
pour une même espèce vivant dans des environnements différents. Nous reviendrons plus
loin sur ce point. On le sait, les modifications du génome par recombinaison, mutation et
dérive s’effectuent de manière aléatoire. En revanche, le processus de sélection est un
processus « mécanique » en ce qu’il conserve systématiquement les traits héréditaires qui
favorisent la survie et la reproduction 677 , leurs porteurs ayant de ce fait plus de
descendants. Autrement dit, les êtres vivants qui présentent dans un environnement donné
un avantage sélectif, c’est-à-dire un caractère phénotypique qui les rend plus apte que les
autres à survivre et à se reproduire, engendrent une plus grande descendance que les
autres 678 . L’avantage ainsi transmis à la génération suivante se propage d’une génération
674
Charles, Bocquet, « Adaptation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur,
Paris, 1993, Vol. 1, p. 252.
675
Charles, Bocquet, « Adaptation », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur,
Paris, 1993, Vol. 1, p. 253.
676
L’introduction de la perche du Nil dans le lac Victoria illustre parfaitement et dramatiquement la
variabilité des règles de la sélection naturelle ici déterminée par l’homme. Cf. Ricklefs Robert, Miller Gary,
Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 16-18.
677
« Il est évident que si la sélection, au cours de toute spéciation, est novatrice, le choix qu’elle exerce ne
s’effectue que sur des combinaisons génétiques présentes dans les populations qui évoluent. Les
Lépidoptères du genre Kallyma possèdent des ailes dont la face inférieure, de même couleur que les feuilles
d’automne, montre une ligne sombre joignant l’apex de l’aile antérieure à la queue de l’aile postérieure,
mimant une nervure principale prolongée par une pétiole foliaire ; des reflets ou des taches rappellent
même, chez certains individus, des nervures secondaires ou des altérations mycologiques. Cette adaptation
de camouflage est sans aucun doute le résultat d’une action sélective ; mais encore fallait-il que l’arsenal
génétique des pré-Kallyma, au hasard des mutations, permît la réalisation d’un tel phénotype à « pseudonervures », que la sélection a seul maintenu, parce qu’il était plus favorable à l’espèce, entre beaucoup
d’autres phénotypes possibles » ; Bocquet, Charles, « Adaptation », dans Encyclopedia Universalis,
Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 1, p. 253.
678
Boyd Robert Thomas, Silk Joan, L’aventure humaine Des molécules à la culture, De Boeck Université,
2003, p. 7.
384
à l’autre de manière exponentielle à l’ensemble de la population alors même que les êtres
vivants dont la mutation présente un désavantage ne se reproduisent pas ou peu, mutation
qui meurt alors avec les porteurs eux-mêmes ou après quelques générations successives.
La « fonction » de la sélection naturelle est au fond de permettre la transmission de gènes
permettant à la vie de se diversifier, de s’adapter, bref, de se continuer. Nous verrons
cependant que le point de vue fonctionnel de la vie n’est pas autosuffisant. L’adaptation
est une adaptation à l’environnement abiotique et biotique, celui-là même qui dirige le
sens de la sélection naturelle 679 680 . La sélection naturelle est de ce fait le processus
d’adaptation à l’environnement, elle produit des adaptations. L’adaptation correspond
donc à un résultat, émerge du mécanisme de la discrimination des potentialités génétiques
par l’opération de la sélection naturelle, c’est-à-dire par l’environnement comme tel 681 .
Autrement dit, puisque l’environnement est l’agent de la sélection naturel, il
« sélectionne » les mutations qui lui sont les plus adaptées. Pour être plus précis,
l’environnement sélectionne par élimination les variations qui lui sont les moins adaptées,
élimine les possibilités mutantes les moins aptes à permettre la survie et la reproduction
de l’individu. Ce n’est donc pas tant le plus adapté qui est « sélectionné », c’est le moins
adapté qui est « éliminé ». Edgar Morin écrit :
« (…) nos ancêtres hominiens, australanthropes, homo habilis, homo erectus,
homo neanderthalensis n’ont nullement été éliminés par une insuffisante adaptativité :
ces espèces ont duré, les unes des millions d’années, les autres des centaines de milliers
d’années, toutes beaucoup plus que jusqu’à présent homo sapiens. C’est l’arrivée d’une
espèce hominienne nouvelle, supérieure en pensée, en stratégie et praxis, à la fois
concurrente et chasseresse à l’égard des espèces cousines ou souches, qui a entraîné
l’élimination de ces espèces, jusqu’alors en tête du hit parade de l’adaptabilité. Aussi
679
« La force et la direction de la sélection dépendent de l’environnement » ; Boyd Robert Thomas, Silk
Joan, L’aventure humaine Des molécules à la culture, De Boeck Université, 2003, p. 59.
680
Ricklefs Robert, Miller Gary, Écologie, De Boeck Université, 2005, p. 625.
681
« L’action sélective des facteurs du milieu qui, dans certains cas favorables à l’observation, peut être
déjà mise en évidence à l’échelle d’une seule génération se manifeste évidemment avec infiniment plus
d’ampleur lorsqu’elle a pu s’accumuler au cours des générations successives. On peut même dire que toutes
les espèces sont la résultante obligatoire de cette influence du milieu sur le patrimoine héréditaire de
l’espèce. La survie même des populations, qui est la manifestation de leur adaptation, ne fait que traduire la
réponse génétique qu’elles ont su donner aux conditions ou, pour reprendre l’expression de T. Dobzhansky,
au défi du milieu » ; Dreux Philippe, Lamotte Maxime, « Écogénétique », dans Encyclopedia Universalis,
Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 858.
385
faut-il élargir encore un peu plus la notion d’adaptation et dire qu’il ne suffit pas d’être
adapté, adaptatif, adaptateur, il faut aussi être adapté à la concurrence et à la
compétition » 682 .
Il n’y a pas de sélection positive, mais négative, par négation de l’environnement comme
ensemble biophysique. C’est seulement relativement à la venue de l’homo sapiens que
l’homo neanderthalensis apparaît moins adapté. C’est donc seulement un changement de
l’environnement qui change les critères de l’adaptabilité, qui entraîne une « sélection »
par élimination. L’environnement ne peut d’ailleurs procéder que par élimination
puisqu’il évolue constamment. Il n’y a pas une adaptation en soi, le sens de l’adaptation
évolue avec l’évolution de l’environnement. Un avantage sélectif, et donc adaptatif, est
seulement relatif à un environnement donné à un moment donné. De toute évidence, les
pressions sélectives de l’environnement change en fonction de l’environnement comme
écosystème, change en fonction du temps. Aussi, les adaptations varient comme varient
l’environnement 683 . Il y a, par exemple, l’ours brun et il y a l’ours polaire, blanc. Il y a
aujourd’hui, par exemple, l’ours brun et l’ours polaire et il y avait l’ours des cavernes qui
a disparu en raison des « altérations trop marquées » de son environnement. D’autre part,
l’environnement présentant des constances, des espèces peuvent présenter des « solutions
adaptatives » homologues 684 . L’exemple le plus étonnant de convergence évolutive est
peut-être celui de l’organe de l’œil qui structurellement, chez les vertébrés et les
céphalopodes, est similaire 685 . De plus, pour un même milieu écologique, une même
682
Morin, Edgar, La méthode 2. La Vie de la Vie, Éditions du Seuil, Col. Essais, 1985, p. 49.
« La survie d’une population dépend à la fois des stratégies des individus qui la composent et de la façon
dont ils sont renouvelés: l’ensemble de ces moyens constitue la stratégie démographique de la population.
Vis-à-vis d’une population, un changement de l’environnement se traduit par un nouveau contexte sélectif :
il y a sélection d’individus en partie différents de ceux que retenait le contexte sélectif antérieur, à
condition évidemment que ces nouveaux individus soient produits par la population. La capacité de celle-ci
à réaliser un brassage génique important et rapide joue donc un rôle essentiel : elle est d’autant plus grande
que l’espèce se reproduit plus souvent et en plus grand nombre. Il s’agit donc d’une caractéristique de la
population, système autoproducteur, qui, avec les moyens propres aux individus, concourt à la survie de
l’espèce » ; Lamotte Maxime, Sacchi Cesare, Blandin Patrick, « Écologie », dans Encyclopedia
Universalis, Encyclopedia Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 870. C’est l’auteur qui souligne.
684
Dreux Philippe, Lamotte Maxime, « Écogénétique », dans Encyclopedia Universalis, Encyclopedia
Universalis Éditeur, Paris, 1993, Vol. 7, p. 859.
685
Boyd Robert Thomas, Silk Joan, L’aventure humaine Des molécules à la culture, De Boeck Université,
2003, p. 18.
683
386
réponse adaptative est possible indépendamment du temps 686 . Par exemple, la forme
profilée permettant de se mouvoir rapidement dans un milieu aquatique a évolué
identiquement au moins trois fois de manière indépendante : d’abord chez les
stenopterygius et les reptiles de la période mésozoïque, ensuite chez le thon, lequel est un
poisson et, enfin, chez le dauphin qui est un mammifère 687 . Les mêmes contraintes
environnementales conduisent donc bien, pour un même problème, ici la possibilité
même de se mouvoir rapidement dans l’eau, à des solutions identiques. Les pressions de
sélection de l’environnement renvoient aux dimensions de l’environnement lui-même.
L’environnement, pour le vivant, exerce donc des pressions intraspécifiques (sélection
sexuelle, compétition pour l’accès aux ressources notamment nutritives, etc.), des
pressions interspécifiques (prédation, parasitisme, etc.) et des pressions abiotiques
(compositions physico-chimiques, conditions climatiques, etc.). Ces pressions influencent
le sens de la sélection et donc le sens de l’adaptation, et déterminent favorablement, dans
une niche écologique déterminée ou une autre, hier ou aujourd’hui, la capacité de
(sur)vivre et de se reproduire. La pression de sélection se manifeste notamment comme
une tendance dans l’évolution d’une ou plusieurs espèces, évolution qui semble alors
prendre une direction particulière (nous avons déjà discuté du cas de la co-évolution).
L’évolution est particulièrement manifeste et relativement rapide lorsque des individus
colonisent un nouvel environnement offrant des niches inexploitées, lequel imprime une
sélection dans une direction qui lui correspond, qui les adapte et aussi auquel ils
s’adaptent rapidement si le génome de la population comprend déjà les allèles qui
correspondent aux caractères « sélectionnés »688 . L’activité de l’homme donne un
exemple de l’évolution génétique de certains insectes due à l’usage de pesticides,
évolution les rendant de plus en plus résistants, c’est-à-
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