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L’ESPACE (ET LE TEMPS) SUBVERTIS
La cartographie du théâtre français au XXesiècle est com-
plexe: grand fleuve, petites rivières, grandes rivières avec des
affluents, petits fleuves côtiers, et des canaux de croisement.
La rivière qui va incontestablement de Vitrac à Ionesco (au
dire même de Jean Anouilh qui connut Vitrac et admira
Ionesco), pour être plus secrète que le fleuve que descen-
dent Genet, Claudel, Beckett et Duras, ou le courant actuel
que jalonnent Bernard-Marie Koltès et Jean-Luc Lagarce,
n’en est pas moins significative de ce que la France, ou du
moins la langue française a pu produire de saisissant, de sur-
réaliste ou d’absurde, dans le théâtre. D’autres courants, bien
entendu, un peu asséchés ou encore navigables, se longent :
Giraudoux, Montherlant ; ou Vildrac, Audiberti, Adamov,
Vinaver, Audureau, Pinget, Nathalie Sarraute, sans parler
d’Anouilh lui-même, ni de quelques Belges (Maeterlinck,
Ghelderode, Crommelynck, jusqu’à Jan Fabre). J’en oublie
bien d’autres.
Il ne s’agit pas, c’est clair, en le montant aujourd’hui, en 2012,
de prétendre « réhabiliter » Victor ou les Enfants au pouvoir,
de Roger Vitrac, et si les premières représentations de 1928
au Théâtre Alfred-Jarry, dans la mise en scène d’Antonin
Artaud, ne firent pas grand bruit (la Presse, venue, resta muette),
si la reprise de la pièce, souvent citée, de Michel de Ré en
1946 (il avait 21 ans), dans des conditions précaires, au
Théâtre Agnès Capri (mais à laquelle assistait André Breton,
revenu sans doute de l’exclusion du surréalisme qu’il avait
fulminée contre Vitrac en 1926), laissa assez froid un public
qui sortait de la guerre, la reprise en 1962 par Anouilh au
Théâtre de l’Ambigu avec Claude Rich dans le rôle de Victor (il
avait 33 ans), rend toute sa force à la pièce et semble « réparer une
injustice »1.
Depuis lors, elle est régulièrement reprise (Rocher Planchon,
Guy Lauzun avec Philippe Clévenot à Bourges, Comédie-
Française-Odéon avec Marcel Bozonnet, Philippe Adrien
avec Micha Lescot au Théâtre de la Tempête, Alain Sachs
avec Lorànt Deutsch au Théâtre Antoine, etc.). Je l’ai vue
deux ou trois fois, toujours avec le grand plaisir que suscite
son inquiétante étrangeté.
Mais sans doute est-il possible d’escompter qu’elle révèle
encore à notre temps quelques-uns des secrets qu’elle recèle
invinciblement, conformément à sa réputation surréaliste,
mais plus encore à ses énigmes, à ses aspects tantôt magi-
ques, tantôt miraculeux, voire fantastiques, fabuleux, et à une
espèce d’ésotérisme qui ne laisse pas d’inquiéter le spectateur
et semble toujours lui suggérer qu’en mourant si jeune et pour
une raison qui demeure mystérieuse, Victor n’a pas tout dit !
Peut-être même faut-il commencer – comme toujours au
théâtre – par la question du lieu, par l’espace: le salon bour-
geois, la chambre conjugale, les supportons-nous encore ?
Le Boulevard lui-même les conserve-t-il fidèlement ? La scé-
nographie ne fait pas de progrès (et elle ne produit pas des
décors « de plus en plus beaux»!), mais, comme tout art, elle
traverse sans doute en ce début du XXIesiècle une conjonc-
ture spécifique, marquée par des réussites incontestables,
des variations extrêmes, des révolutions de la perception
(auxquelles la vidéo contribue dans les meilleurs des cas),
des aberrations et des anamorphoses imposées à la sacro-
sainte réalité.
Si je résume d’un mot, je dirai que la jouissance du specta-
teur d’avoir affaire à une modernité libératrice s’accroît sans
doute et se concrétise par excellence lorsque l’intérieur et
l’extérieur échangent leurs fonctions, lorsque accède à la
scène une topologie comme celle de l’anneau de Moebius,
qui met l’endroit et l’envers en continuité (« surface unila-
tère ») ou de la bouteille de Klein, qui s’ouvre au lieu même
où elle se ferme…
Le comédien Claude Rich (au centre) jouant dans la pièce de Roger Vitrac,
Victor ou les Enfants au pouvoir, mise en scène par Jean Anouilh, au Théâtre
de l’Ambigu en 1962. @ Archive Photos