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« Il (le fabricant) vendra plus, s'il vend meilleur marché, dit Sismondi au chapitre intitulé « Comment le
vendeur étend son débit » (ch. III, livre IV, t. I, pp. 342 et suiv.) [Toutes les citations qui vont suivre sont
empruntées sauf indication contraire, à l'édition mentionnée plus haut des Nouveaux principes. (Note de
Lénine.).] parce que les autres vendront moins : l'attention du fabricant est donc sans cesse dirigée à faire
la découverte de quelque économie dans le travail, ou dans l'emploi des matériaux, qui le mette en état de
vendre meilleur marché que ses confrères. Comme les matériaux, à leur tour, sont le produit d'un travail
précédent, son économie réduit toujours, en dernière analyse, à employer moins de travail pour un même
produit. » « Le but cependant du fabricant n'a pas été de renvoyer une partie de ses ouvriers, mais d'en
conserver le même nombre et de produire davantage. Supposons qu'il l'atteigne : il enlèvera leurs
pratiques à ses confrères ; il vendra plus, eux vendront moins ; la marchandise baissera un peu de prix...
voyons quel en sera le « résultat national ». « Les autres fabricants imiteront, s'ils le peuvent, les procédés
du premier ; alors il faudra bien que les uns ou les autres renvoient leurs ouvriers, et qu'ils le fassent dans
la proportion de tout ce que la machine nouvelle ajoute au pouvoir productif du travail. Si la
consommation est invariable, et si le même travail est fait avec dix fois moins de bras, les neuf dixièmes
des revenus de cette partie de la classe ouvrière lui seront retranchés, et sa consommation en tout genre
sera diminuée d'autant... Le résultat de la découverte, si la nation est sans commerce étranger, et si sa
consommation est invariable, sera donc une perte pour tous, une diminution du revenu national, qui
rendra la consommation générale de l'année suivante plus faible » (t. I, p. 344). « Et cela devait être ; car
le travail lui-même faisant une partie importante du revenu (Sismondi veut parler ici du salaire), on n'a pu
diminuer le travail demandé sans rendre la nation plus pauvre. Aussi le bénéfice qu'on attend de la
découverte d'un procédé économique se rapporte-t-il presque toujours au commerce étranger » (t. I, p.
345).
Le lecteur se rend compte que ces quelques lignes contiennent à elles seules toute la « théorie » bien
connue dénonçant le « resserrement du marché intérieur » provoqué par le développement du
capitalisme, et concluant à la nécessité d'un marché extérieur. Sismondi revient très souvent sur cette
idée, à laquelle il rattache et sa théorie des crises et sa « théorie » de la population ; c'est, dans sa
doctrine, un élément capital, tout comme dans la doctrine des populistes russes.
Sismondi n'oubliait pas, bien entendu, qu'avec les nouveaux rapports sociaux, la ruine et le chômage
s'accompagnent d'un accroissement de la « richesse commerciale », et que la question à considérer ici
est celle du développement de la grande production, du capitalisme. Cela, il le comprenait fort bien, et
il affirmait précisément que les progrès du capitalisme entraînent une réduction du marché intérieur :
« De même qu'il n'est pas indifférent, pour le bonheur des citoyens, que la part d'aisance et de jouissance
de tous se rapproche de l'égalité, ou qu'un petit nombre ait tout le superflu, tandis qu'un grand nombre est
réduit juste au nécessaire, ces deux distributions du revenu ne sont point indifférentes non plus aux
progrès de la richesse commerciale. [Ici comme ailleurs, sauf indication contraire, c'est nous qui
soulignons. (Note de Lénine.).] L'égalité des jouissances doit avoir pour résultat de donner toujours plus
d'étendue au marché des producteurs ; leur inégalité, de le resserrer toujours davantage » (t. I, p. 357).
Ainsi donc, Sismondi affirme que le marché intérieur se resserre par suite de l'inégalité de distribution
propre au capitalisme, et que le marché doit être créé par une distribution égale. Mais comment cela
peut-il se produire dans les conditions de la richesse commerciale, à laquelle Sismondi en est
insensiblement venu (et à laquelle il devait forcément en venir pour pouvoir parler du marché) ? Cette
question, il la laisse de côté. Quelle preuve donne-t-il de la possibilité de maintenir l'égalité entre
producteurs dans les conditions de la richesse commerciale, c'est-à-dire de la concurrence entre les
différents producteurs ? Absolument aucune. Il décrète tout simplement que cela doit être. Au lieu de
poursuivre l'analyse de la contradiction qu'il a très justement signalée, il entreprend d'expliquer que,
d'une façon générale, les contradictions ne sont pas souhaitables.
« Lorsque la grande culture a succédé à la petite, plus de capitaux ont peut-être été absorbés par les terres
et reproduits par elles, plus de richesses qu'auparavant ont pu se trouver réparties entre la masse entière
des agriculteurs »...
(Autrement dit : le marché intérieur, déterminé précisément par la quantité absolue de la richesse
commerciale, s'est « peut-être » agrandi ? S'est agrandi en même temps que se développait le
capitalisme ?)...
« Mais la consommation d'une famille de riches fermiers, unie à celle de cinquante familles de journaliers
misérables, ne vaut pas pour la nation celle de cinquante familles de paysans, dont aucune n'était riche, et
aucune n'était privée d'une honnête aisance » (t. I, p. 358).