Comment classer les aphasies et localiser le langage

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Comment classer les aphasies et localiser le langage :
apport de la neuropsychologie clinique
● R. Gil*
n pourrait reprocher au titre même de notre propos
de considérer comme acquis que la classification
de troubles cliniques et leur localisation lésionnelle
permettent ipso facto d’inférer la localisation de la fonction dont
le trouble exprime l’altération. Sans nous prononcer sur la validité théorique d’une telle démarche, dont il est évident qu’elle
prête à controverse, il est non moins vrai qu’historiquement
cette démarche a accompagné l’histoire de la neurologie en
général et des aphasies en particulier.
La découverte de Paul Broca est à cet égard exemplaire. Nous
étions alors en pleine fièvre phrénologique. Gall avait établi que
les facultés diverses d’un individu s’exprimaient par des bosses
reflétant le développant des zones cérébrales supportant ces
facultés et qu’il dénomma “organes”. Il séduisit quelques personnages éminents. Parmi eux, Jean-Baptiste Bouillaud, qui,
certes, critiqua les méthodes cranioscopiques de Gall, mais qui
crut comme lui, dès 1825, que “les mouvements des organes de
la parole sont régis par un centre cérébral, spécial, distinct, indépendant...” et que “ce centre cérébral occupe les lobules antérieurs”. Mais Bouillaud n’avait pas pu convaincre. Respecté, il
fut aussi suspecté à cause de ses sympathies phrénologiques. Et
l’on ne prêta guère attention au mémoire présenté à Montpellier
par Marc Dax, médecin à Sommières, dans le département du
Gard, qui fut le premier, en 1836, à localiser ce qu’il appela
“l’oubli des signes de la pensée” dans “la moitié gauche de l’encéphale”. Il fallut donc attendre Paul Broca, chirurgien à l’hôpital Bicêtre, mais aussi secrétaire de la Société d’anthropologie.
Sans adhérer à la phrénologie, il était ouvert aux théories des
localisations quand fut hospitalisé dans son service
M. Leborgne, atteint depuis 21 ans d’hémiplégie droite et de
perte de parole (il ne pouvait dire que “tan”). Il demanda à
Aubertin, gendre de Bouillaud, de l’examiner, et il l’entendit
dire sa conviction que ce pauvre homme avait une lésion des
lobes antérieurs. Huit jours plus tard, Leborgne mourut, Broca
l’autopsia et, dès le lendemain, ce 18 avril 1861, il présenta son
cerveau à la Société d’anthropologie : effectivement, un ramollissement intéressait “la plus grande partie du lobe antérieur de
O
* Service de neurologie, CHU La Milétrie, Poitiers.
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l’hémisphère gauche”. Il affina ensuite ses conclusions et
énonça que “la faculté du langage articulé siège” dans la troisième et peut-être dans la deuxième circonvolution frontale. Il
était donc naturel d’inférer de la localisation d’un trouble la
localisation de la fonction. Il fallut attendre 1865 pour que
Broca admette que “même si les deux hémisphères concouraient
au langage et pouvaient se suppléer”, c’était bien la troisième
circonvolution frontale gauche qui était “toujours le siège principal de la fonction”. Soulignons seulement pour mémoire que,
dès 1864, Trousseau décida que le nom d’aphémie était étymologiquement impropre et que le trouble devait être dénommé
aphasie.
Treize ans plus tard, Wernicke isola une autre variété d’aphasie
– une aphasie “sensorielle” – qui, contrairement à l’aphasie de
Broca (aphasie “motrice”), se caractérisait par l’intégrité du langage articulé et laissait un langage fluide alors que la compréhension était massivement altérée. Très rapidement, il put localiser la lésion au niveau de la première circonvolution temporale
gauche.
On parla alors de “centres d’images” pour faire de l’aphasie une
perte des images motrices verbales (aphasie motrice pure), des
images auditives (surdité verbale) ou des images visuelles
(cécité verbale). Ainsi naquit l’associationnisme. Wernicke postula même qu’une troisième variété d’aphasie devait être liée à
une lésion des voies d’association entre les deux centres et proposa de l’appeler “aphasie de conduction” : le malade parlerait
comme un aphasique sensoriel, mais aurait une compréhension
normale. C’est ainsi que, dès la protohistoire de l’aphasie, se
posa la question qui parut fondamentale de savoir si l’aphasie
était une ou multiple. On connaît ce débat mémorable, et devenu
émouvant par ce parfum de désuétude qu’il a acquis, qui opposa
si vigoureusement Déjerine et Pierre Marie (1). Pierre Marie
n’admit qu’une seule aphasie, l’aphasie sensorielle de Wernicke,
qui répond à une lésion de l’aire de Wernicke, englobant la partie postérieure des première et deuxième circonvolutions temporales, ainsi que les gyri supramarginalis et angularis. L’aphasie
de Broca n’est que l’association d’une aphasie de Wernicke et
d’une anarthrie. Il déclara donc, en analysant à nouveau le cerveau de Leborgne, que la zone de Wernicke était elle aussi lésée.
La Lettre du Neurologue - Hors-série - avril 2002
Il insista par ailleurs sur l’extension des lésions en profondeur,
et notamment au noyau lenticulaire, établissant ainsi les limites
d’un quadrilatère responsable de l’anarthrie, limité en avant par
un plan verticofrontal allant de F3 au noyau caudé, en arrière par
un plan verticofrontal allant de la partie postérieure de l’insula à
la partie postérieure du noyau lenticulaire. Il put alors déclarer
que “la troisième circonvolution frontale gauche ne joue aucun
rôle spécial dans la fonction du langage”.
Pierre Marie eut en partie tort et en partie raison : le cerveau de
Leborgne, qui n’avait jamais été coupé, fut examiné en tomodensitométrie en 1980 (2). Il put être établi que la zone de Wernicke
était intacte et que les zones lésionnelles s’étendaient en profondeur vers les noyaux gris centraux, ce que Broca avait considéré
comme secondaire et Pierre Marie comme fondamental.
Quant à Déjerine, il maintint que le langage s’organisait en deux
zones : une zone antérieure, la région de Broca, constituée du
pied et du cap de la troisième circonvolution frontale, centre des
images articulatoires, et une partie postérieure constituée de la
partie postérieure de T1, centre des images auditives des mots,
mais aussi du lobule pariétal inférieur, et tout particulièrement
du pli courbe, centre des images visuelles des mots.
LA DICHOTOMIE APHASIE DE BROCA/APHASIE
DE WERNICKE
Un siècle après ces controverses, la dichotomie aphasie de
Broca/aphasie de Wernicke a résisté au temps, à la fois comme
opposition de deux types achevés d’aphasies et comme chef de
file de deux groupes d’aphasies : les aphasies à langage réduit et
les aphasies à langage fluide.
La réunion de ces deux aphasies donne le tableau de l’aphasie
totale de Déjerine, ou grande aphasie de Broca, qui se caractérise par une suspension totale ou subtotale du langage, une compréhension nulle et l’incapacité de lire ou d’écrire. Elle s’accompagne d’une hémiplégie sensitivomotrice massive et est
alors liée à de vastes lésions hémisphériques gauches pré- et
rétrosylviennes. Toutefois, dans certains cas, une aphasie totale
de Déjerine, sans déficit moteur, peut être liée à des lésions non
contiguës (et épargnant le faisceau pyramidal) des aires de
Broca et de Wernicke. Cette distinction binaire des aphasies a
été particulièrement validée par la neurolinguistique. La linguistique structurale avait énoncé que le langage était un système
multi-articulé et économique (3). En effet, les traits ou mouvements élémentaires de l’appareil bucco-phonatoire permettent
(troisième articulation) la réalisation de phonèmes, en nombre
limité (moins d’une quarantaine en français), appartenant à une
liste fermée, constituant les plus petites unités de son. Ils permettent à leur tour (deuxième articulation) la réalisation de
monèmes (ou plus petites unités de sens), appartenant à un
lexique lui aussi fermé, constitué de milliers de mots, certains à
La Lettre du Neurologue - Hors-série - avril 2002
valeur grammaticale, parfois dénommés morphèmes. Les
monèmes permettent à leur tour (première articulation) la réalisation de syntagmes, donc de phrases en nombres infinis. Ce
modèle a été appliqué aux aphasies par Roch-Lecours (1), ce qui
permettait de considérer l’aphasie de Broca comme une atteinte
de la troisième articulation et l’aphasie de Wernicke comme une
atteinte des deuxième et première articulations, les paraphasies
phonémiques et verbales morphologiques relevant d’une atteinte
de la deuxième articulation, les paraphasies verbales sémantiques et la dys-syntaxie relevant d’une atteinte de la première
articulation, ce qui est cohérent avec les travaux d’Alajouanine,
qui avait distingué les composantes phonémique et sémantique
des jargons aphasiques (4, 5). Mais cette conception enferme
l’aphasie de Broca dans le trouble articulatoire dénommé par
Alajouanine “syndrome de désintégration phonétique” et laisse
sans interprétation la réduction du langage ainsi que l’agrammatisme. Les travaux de Jakobson (6) avaient conduit à distinguer
deux modes d’arrangement des unités linguistiques : un axe vertical (axe du choix, de la sélection des unités linguistiques) et un
axe horizontal (axe de la combinaison, de l’enchaînement des
unités linguistiques). Pour Jakobson, l’aphasie de Broca
exprime une atteinte de l’axe de la combinaison, ou axe syntagmatique, tandis que l’aphasie de Wernicke exprime une atteinte
de l’axe de la sélection, ou axe paradigmatique. Il revient à
Sabouraud (figure 1) d’avoir suggéré que les deux modes d’arrangement des unités linguistiques se structuraient dans le langage normal et se déstructuraient dans les aphasies selon les
deux plans de l’articulation du langage (7). Ainsi, le plan phonologique, ou plan du signifiant ou de la deuxième articulation,
nécessite la sélection et la combinaison des phonèmes en vue de
former les monèmes tandis que, sur le plan séméiologique, ou
plan du signifié ou de la première articulation, la sélection et la
combinaison des monèmes lexicaux et grammaticaux permet la
création des syntagmes et des phrases. Il s’ensuit que l’aphasie
Axe de la sélection
ou paradigmatique
Axe de la sélection
ou paradigmatique
Monèmes
Phonèmes
Axe de la combinaison
ou syntagmatique
Deuxième articulation (Martinet)
Plan du signifiant ou plan
phonologique (Sabouraud)
Mots
Phrases
Monèmes
Axe de la combinaison
ou syntagmatique
Première articulation (Martinet)
Plan du signifié ou plan
séméiologique (Sabouraud)
Figure 1. La double articulation du langage et les deux axes d’arrangement des unités linguistiques.
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de Wernicke peut être conçue comme un déficit de l’axe de la
sélection sur le plan du signifiant et du signifié, entraînant ainsi,
d’une part, des paraphasies phonémiques et verbales morphologiques (plan du signifiant), d’autre part des paraphasies verbales
sémantiques et de la dys-syntaxie (plan du signifié). C’est la
désintégration des capacités de sélection qui pourrait expliquer
que les paraphasies verbales puissent s’inscrire sur l’axe (préservé) de la contiguïté, comme, par exemple, dire abeille pour
araignée, fourchette pour couteau. L’aphasie de Broca altérerait
l’axe de la combinaison avec, au niveau du plan phonologique,
une simplification des mots associée à la désintégration phonétique et au niveau séméiologique, une réduction du volume verbal et un agrammatisme.
QUE RESTE-T-IL DE L’ASSOCIATIONNISME ?
Dans le sillage de Wernicke allait fleurir un grand courant associationniste concevant le langage comme des centres d’images
(articulatoires, visuels, auditifs), “emmagasinés dans des
endroits déterminés du cortex” (Freud) et reliés entre eux (associés) par des voies faites de faisceaux de fibres blanches souscorticales. On peut alors comprendre la séduction qu’exercèrent
les schémas, dont les plus célèbres furent le schéma de
Lichteim, la cloche de Charcot, le polygone de Grasset. Certes,
l’associationnisme est une forme du localisationnisme, et il fut
conforté par l’imputation de l’aphasie de conduction à une
lésion du faisceau arqué. Pierre Marie, on l’a vu, combattit avec
vigueur cette conception géométrique des aphasies. Hughlings
Jackson s’intéressa essentiellement au contraste que montraient
les aphasiques entre le langage propositionnel, massivement
atteint, et la préservation du langage émotionnel (jurons, interjections) et du langage automatique, constitué de phrases toutes
faites comme les formules de politesse (5). Bergson niera que le
cerveau puisse emmagasiner des images. Golstein, qui, finalement, ne rejette pas les localisations, insistera surtout sur le déficit de la pensée catégorielle (c’est-à-dire des capacités d’abstraction), qui entraîne une méconnaissance de la signification
des mots, et sur l’atteinte du langage intérieur. Il dira aussi que
l’aphasique n’est pas un homme dont le langage est modifié,
mais un homme modifié dans son ensemble.
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nisme. Il fut annoncé par Jules Déjerine, quand il montra qu’à
côté de l’alexie-agraphie de l’aphasie de Wernicke peut exister
une cécité verbale pure, c’est-à-dire une alexie sans agraphie
liée à la destruction des fibres qui unissent le pli courbe (centre
des images visuelles des mots) au centre de vision générale (8).
Geschwind en fera un exemple typique du syndrome de disconnexion : la lésion intéresse le lobe occipital gauche et le splenium du corps calleux (10). Il s’ensuit que le malade ne voit
qu’avec son lobe occipital droit et que la lésion calleuse
empêche le transfert d’informations vers la zone du langage de
l’hémisphère gauche. L’aphasie de conduction est aussi un syndrome de disconnexion. Le connexionisme ne se fonde pas sur
la théorie des centres d’images, mais il oppose à une conception
holistique du fonctionnement cérébral un cerveau fait d’un
maillage entre des centres nécessaires au traitement des informations et les voies qui les unissent.
DES LOCALISATIONS AUX BOÎTES ET FLÈCHES
DE LA NEUROPSYCHOLOGIE COGNITIVE
La neuropsychologie cognitive allait tenter de s’évader des préoccupations localisationnistes en polarisant ses observations sur
des modèles de traitement de l’information qui, par analogie
avec l’ordinateur, font transiter les données reçues vers des traitements centraux, aboutissant en sortie à une réponse. Ainsi en
est-il du “modèle” à deux voies de la lecture (figure 2) montrant
que l’on peut lire de deux manières, à partir de la prononciation
(voie phonologique) ou à partir de l’activation iconique d’un
lexique visuel (voie lexicale). Ces modèles s’écrivent sous
forme de boîtes et de flèches dont le cerveau serait absent, mais
leur mérite a été et reste d’aiguiser l’analyse clinique, au risque
de fragmenter l’activité cérébrale ou tout au moins les désordres
qu’elle exprime : la méthodologie de la neuropsychologie a toujours été d’inférer les fonctions normales du cerveau à partir de
MOT À LIRE
Analyse visuelle
1
2
Lexique visuel
Mais que veut dire localiser ? Certes, certaines zones du cerveau
sont nécessaires pour comprendre le langage parlé et écrit, pour
pouvoir dénommer, pour répéter, pour parler, lire et écrire. Mais
dire que l’intégrité de certaines zones du cerveau est nécessaire
à la compréhension du langage, à l’expression verbale, à la
dénomination ne veut pas dire que ces mêmes zones contiennent, enferment la compréhension, l’expression, la dénomination : ce fut l’erreur des conceptions associationnistes. En
revanche, il faut reconnaître que le courant associationniste a su
montrer l’importance des “liens” entre les diverses zones cérébrales au sein d’un même hémisphère et d’un hémisphère cérébral à l’autre : l’associationnisme engendra ainsi le connexio-
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Analyse sémantique
Correspondance
lettres (graphèmes)/phonèmes
1bis
Lexique phonologique
Mémoire tampon phonologique
Production orale
Figure 2. Le modèle à deux voies de la lecture :
– 1 et 1bis : voie(s) fondée(s) sur la lecture ;
– 2 : voie fondée sur la prononciation.
La Lettre du Neurologue - Hors-série - avril 2002
la manière dont elles se perturbent. Mais, si l’associationnisme
recherche la localisation correspondant à un tableau clinique en
multipliant les correspondances anatomocliniques, le cognitivisme recherche plutôt la dissociation des fonctions : ainsi, si un
malade ne peut lire des logatomes (comme tafulo) alors qu’il lit
des mots même irréguliers (comme oignon) et qu’un autre
malade lit les logatomes et les mots réguliers (qui se lisent
comme ils s’écrivent) et ne peut plus lire les mots irréguliers, il
existe donc une “double dissociation” de la fonction de la lecture, qui permet de faire l’hypothèse de deux voies de la lecture
dont l’altération donne soit une alexie phonologique dans le premier cas, soit une alexie dite de surface dans le second cas. Mais
le courant cognitiviste généra des modèles hybrides, car les
flèches désignent un transit d’information, soit entre deux étapes
anatomiquement virtuelles, soit entre deux étapes anatomiques,
et le cognitivisme peut alors nouer des liens avec le connexionisme. C’est ce que peuvent montrer les travaux consacrés par
exemple à l’aphasie optique. Ce terme, créé par Freund en 1889,
fut la première exception à la conception générale selon laquelle
les désordres aphasiques de la dénomination ne dépendent pas
du canal sensoriel emprunté. Or, au cours des aphasies optiques,
le déficit de la dénomination n’existe que si l’objet est présenté
par la vue, alors qu’il est bien dénommé s’il est présenté par voie
tactile ou auditive. Et pourtant, l’objet est reconnu, comme
semble le montrer par exemple la capacité qu’a le sujet d’en
mimer l’usage. L’aphasie optique qui s’accompagne d’une
hémianopsie latérale homonyme droite peut être conçue, dans
une approche connexionniste comme une disconnexion visuoverbale. Mais on peut aussi, dans une approche cognitiviste,
faire l’hypothèse de plusieurs systèmes sémantiques sollicités
par des stimulations spécifiques (visuelle, verbale, tactile), ces
systèmes étant interconnectés et la dénomination n’étant possible qu’après accès au système sémantique verbal.
NÉCESSITÉ D’UNE APPROCHE HYBRIDE POUR
UNE CLASSIFICATION PRATIQUE DES APHASIES :
LE SCHÉMA DE KUSSMAUL ET HEILMAN (figure 3)
Heilman et al (1976) ont proposé une synthèse des schémas délivrée de toute préoccupation associationniste et essentiellement
guidée par les constatations issues de la clinique des aphasies.
Ce schéma a été guidé par le souci d’expliciter entre autres
l’existence d’aphasies transcorticales sensorielles dissociées
avec dénomination préservée. Si les aphasies transcorticales
sensorielles sont essentiellement liées à une lésion de la partie
postérieure de la zone bordante périsylvienne avec respect de
l’aire de Wernicke expliquant la préservation de la compréhension, la rupture du transfert d’informations entre l’aire phonémique et l’aire sémantique est une explication issue du cognitivisme qui cherche encore son originalité anatomique par rapport
aux autres aphasies transcorticales sensorielles. Ainsi ce schéma
rend-il compte aussi de la surdité verbale, des aphasies de Broca
La Lettre du Neurologue - Hors-série - avril 2002
Faisceau arqué
4
Aire de Broca
(aire de programmation
phonétique)
5
Aire motrice
primaire
(aire 4)
Aire d’intégration
sémantique
3
Aires auditives
Topographie
lésionnelle
Aires auditives
(bilatérales)
Circuit 1
Aire de Wernicke
Circuit 2
Aire d’intégration
sémantique ou
circuits 2 et 3
Circuit 3
Circuit 4
Aire de Broca
Circuit 5
1
Aire phonémique
(décodage et encodage)
(aire de Wernicke)
2
Type de troubles
Autres appellations
Surdité corticale
agnosie auditive
Surdité verbale pure
Aphasie de Wernicke
Aphasie transcorticale
sensorielle avec intégrité
de la dénomination
Aphasie transcorticale
sensorielle
Aphasie de Wernicke
de type II (48)
Aphasie amnésique
Aphasie de conduction
Aphasie de Broca
Aphémie (Déjerine)
Aphasie motrice
efférente de Luria
Anarthrie pure
(Pierre Marie)
Figure 3. Le schéma de Kussmaul modifié par Heilman.
et de Wernicke, de l’anarthrie pure, de l’aphasie de conduction,
de l’aphasie amnésique et des aphasies transcorticales sensorielles.
Mais cette approche clinique doit savoir s’évader d’un langage
trop étroitement enfermé dans les seuls traitements langagiers,
comme s’ils n’engageaient pas l’être humain qui les met en
œuvre. Les processus langagiers impliquent à la fois un désir de
prise de parole et une capacité à mettre en œuvre ce désir de
même qu’à réaliser ainsi ce double mouvement de relation avec
l’environnement et de prise de distance à l’égard de l’environnement. Ainsi l’aphasie frontale dynamique, au sens de Luria,
encore appelée aphasie transcorticale motrice, se caractérise-telle par la réduction du langage spontané et la préservation des
capacités de répétition, qui peut même être écholalique, exprimant ainsi une dépendance à l’environnement linguistique.
Cette aphasie, centrée par un déficit de l’initiation élocutoire, est
liée à des lésions de la substance blanche préfrontale entraînant
une disconnexion entre l’aire motrice supplémentaire (qui peut
elle-même être lésée) et l’aire de Broca. L’aire motrice supplé-
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mentaire est en effet la structure la plus haute d’un ensemble
fonctionnel contrôlant l’initiation élocutoire et recevant des
influx du système limbique via le gyrus cingulaire : le circuit
motivationnel du langage puise ses ressources dans la mobilisation émotionnelle.
Ce schéma ne peut par ailleurs se mouler sur l’anatomie, et ne
peut ainsi rendre compte des aphasies sous-corticales, qui
démontrent le rôle des noyaux gris centraux sur la programmation motrice, le choix lexical, la cohérence sémantique. Elles
réalisent des tableaux variés : aphasies ressemblant à un
Wernicke mais accompagnées d’une hémiplégie droite, ou aphasies de Broca lors des atteintes striato-caudées, aphasies dites
dissidentes (11) avec hypophonie, réduction du volume verbal,
compréhension verbale et répétition largement préservées, paraphasies verbales parfois extravagantes et volontiers en rapport
avec une atteinte thalamique. Des productions linguistiques
abondantes et extravagantes, entraînant une incohérence sémantique contaminant aussi l’écriture, peuvent constituer la manifestation centrale de certaines aphasies impliquant le noyau
caudé.
DU CERVEAU COMPARTIMENTÉ AU CERVEAU EMBRASÉ
Mais il a aussi fallu considérer que ni la dénomination ni la compréhension ne constituaient un tout monolithique dont les difficultés, tout comme les modalités d’atteinte, ne tiendraient qu’à
la plus grande rareté lexicale pour la dénomination ou à la plus
grande complexité pour la compréhension. Trois constatations
allaient progressivement s’imposer :
– les troubles de la compréhension verbale et de la dénomination peuvent exister avec ou sans aphasie associée ;
– ces troubles peuvent intéresser des catégories lexicales et en
respecter d’autres selon le principe de la double dissociation
(atteinte des items animés : A) avec intégrité des items inanimés,
B) chez certains malades et profil inverse chez d’autres malades,
seul argument pour suggérer, toutes les autres variables ayant été
contrôlées, que A est indépendant de B) ;
– les données de l’imagerie des cas uniques ou de courtes séries
et les données de l’imagerie dynamique lors de tâches de dénomination chez des sujets sains allaient permettre de montrer que
les zones impliquées pouvaient être situées en dehors des aires
classiques du langage et qu’elles étaient différentes en fonction
de certaines grandes catégories lexicales, ce qui a contribué à
renouer avec une certaine ferveur localisatrice. C’est ainsi
qu’ont pu être décrits des anomies ou des troubles de la compréhension de mots, coexistant selon les cas avec une dégradation des connaissances sémantiques ou avec une incapacité
d’accès à ces connaissances intéressant les items “vivants” versus “non vivants”, les items “vivants” ou biologiques pouvant
eux-mêmes montrer une dissociation entre les “biologiques
inanimés” comme les fruits et les légumes et les biologiques animés, c’est-à-dire les animaux. Au sein des items inanimés, des
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distinctions sont à opérer entre les inanimés vivants et les inanimés inertes. Ces derniers, à leur tour, sont subdivisables entre
ceux qui ne sont pas faits de main d’homme (comme les items
géographiques) et les items manufacturés, qui eux-mêmes se
subdivisent entre manipulables (ciseaux, marteau) et non manipulables. Mais les désordres catégoriels concernant les instruments de musique, bien qu’inanimés manufacturés, coexistent
plutôt avec ceux intéressant les items vivants, alors que les
désordres intéressant les items inanimés tendent aussi à intéresser les items désignant les parties du corps. Le lexique des mots
concrets peut aussi être divisé en deux ensembles spécifiquement linguistiques : les verbes (ou noms d’action) et les noms
(ou objets). Une altération spécifique d’une catégorie (en dénomination et en compréhension) avec respect de l’autre catégorie
peut être observée. Les mêmes constatations s’appliquent aussi
à la dichotomie noms propres versus noms communs.
Ces constatations plaident donc en faveur d’une organisation
catégorielle du système sémantique. Doit-on pour autant en
conclure que le système sémantique est multiple et réparti dans
des sous-ensembles distincts et séparés du cerveau ? Sur le plan
topographique, la dénomination des animaux et des outils active
le cortex associatif visuel au voisinage du gyrus fusiforme, aire
d’identification des objets dans la partie ventrale du lobe temporal ; toutefois, la dénomination des outils et des actions liées
à leur utilisation active une zone temporale moyenne responsable de la perception du mouvement ainsi qu’une aire prémotrice, toutes deux à gauche. Les observations de malades cérébrolésés confortent aussi ces hypothèses. En effet, les déficits
catégoriels du traitement sémantique des verbes (noms d’action)
coexistent avec des lésions de la partie postérieure du lobe frontal gauche, suggérant donc que le lobe frontal, impliqué dans la
programmation des mouvements, a aussi acquis un rôle dans les
représentations sémantiques des actions. Le traitement sémantique des entités “vivantes” implique les structures temporolimbiques bilatérales et la partie inférieure du lobe temporal, tout
particulièrement le gyrus fusiforme (par exemple au cours d’encéphalites herpétiques), montrant l’implication de traitements
visuels élaborés et de convergences sensorielles multimodales
dans l’organisation des représentations sémantiques des vivants.
Les déficits catégoriels affectant les objets manufacturés et les
parties du corps empiètent sur les aires frontopariétales, où la
conjugaison des informations motrices et proprioceptives permet l’organisation des représentations sémantiques des objets
manufacturés et des parties du corps. Désigner des sièges lésionnels lors de déficits catégoriels ou repérer en imagerie des zones
activées par une tâche de dénomination catégorielle ne veut pas
dire qu’il faut revenir à l’individualisation de centres d’images.
Les localisations proposées montrent que l’activation du lexique
est une fonction largement distribuée et relayée par les zones du
cerveau proches de celles qui gèrent les informations motrices et
l’intégration perceptive des entités qui composent l’environnement (12). S’il existe une organisation catégorielle du système
La Lettre du Neurologue - Hors-série - avril 2002
sémantique, elle est sans doute essentiellement fondée sur les
propriétés sensorielles et fonctionnelles des items rassemblés
dans chaque catégorie.
Le système sémantique pourrait ainsi être conçu comme un
“réseau distribué géant” (13) vers lequel convergent des
connexions multiples venant de systèmes extérieurs sensoriels et
moteurs et en interaction avec les systèmes permettant l’analyse
des formes auditive et visuelle des mots. L’accès au sens et à la
dénomination peut aussi être envisagé comme la reviviscence
des apprentissages, c’est-à-dire comme la réactivation des
réseaux neuronaux dont la mise en œuvre répétée et simultanée
a permis au sujet d’élaborer sa connaissance des objets à partir
des informations reçues par les canaux sensoriels et moteurs lors
de chaque rencontre avec les mêmes “objets” et par les contextes
émotionnels qui peuvent les accompagner. Les apprentissages
perceptifs créent ainsi, selon Damasio, des réseaux unis par des
zones de convergence (des nœuds) codant les événements sensoriels, moteurs, mais aussi émotionnels qui ont simultanément
accompagné la mise en présence de l’objet et dont la réactivation peut légitimer un modèle “distribué”, dit épisodique ou événementiel, de l’accès au sens. Ces zones de convergence correspondent aux “portes d’accès transmodales à la reconnaissance”
proposées par Mesulam (14), et elles permettraient le passage de
la pensée au langage. Elles se dispersent sur une vaste région de
l’hémisphère gauche incluant la jonction temporo-pariéto-occipitale, le lobe temporal, certaines parties du lobe frontal et parfois aussi le lobe temporal droit.
Mais l’avenir restera-t-il à une modélisation des champs sémantiques en catégories, dont les principales pourraient être les
noms propres, les mots abstraits, les mots concrets subdivisés en
animés et inanimés et les verbes renvoyant aux actions ? Ces
distinctions ne sont-elles pas que des approximations, d’autant
que leurs subdivisions restent difficiles à mettre en cohérence ?
On a vu que les déficits pour les items inanimés tendent aussi à
intéresser les parties du corps, tandis que les déficits pour les
items animés débordent aussi sur les instruments de musique.
En somme, l’avenir est-il à une recherche atomisée des catégories sémantiques ou réside-t-il dans une démarche qui viserait à
contrôler toute une série de variables confondantes comme la
fréquence, l’âge d’acquisition, la familiarité, la complexité
visuelle ? Doit-on alors envisager des classements catégoriels
peu rigides avec des chevauchements qui pourraient être liés à
un gradient représentant la part respective des données sensorielles et fonctionnelles, l’imaginabilité liée, certes, au nombre
de traits sensoriels, mais reflétant aussi une “sorte de mesure de
la richesse sémantique” (15) ? Ainsi, les déficits catégoriels ne
peuvent en aucun cas, malgré leur apparente atomisation, permettre à nouveau d’imaginer le cerveau comme la juxtaposition
d’une infinité de centres dont on devrait faire l’inventaire.
L’altération de la dénomination et de la compréhension des mots
montre d’abord que les mots ne prennent forme et sens qu’à tra-
La Lettre du Neurologue - Hors-série - avril 2002
vers les caractères, notamment sensoriels et fonctionnels, qui
ont présidé à leur acquisition, et aussi à travers la manière dont
ils se sont insérés dans l’histoire de chaque être humain. Les
zones lésées ne sont pas des magasins de concepts, mais des
zones critiques qui drainent ou rassemblent des informations
disséminées dans le cerveau pour en assurer la cohérence.
DES TROUBLES DU “SAVOIR DIRE” AUX TROUBLES
DU “SAVOIR PARLER” : LA PRAGMATIQUE
Les troubles du langage qui ont constitué jusqu’à présent le
champ d’élection de la neurologie ont été les aphasies et les anomies. Ces dernières ont permis de montrer qu’on ne pouvait
enfermer le langage dans les vastes aires dessinées à la surface
et dans la profondeur d’un hémisphère dominant. Mais de la réalisation phonétique, de la fonction sémantique qui fonde la compréhension et l’utilisation adéquate des mots et des phrases, audelà de la syntaxe, qui détermine les règles selon lesquelles les
éléments du langage se combinent entre eux, il faut aussi repérer la fonction pragmatique, qui désigne l’usage du langage
conçu comme acte en interaction avec un environnement. Et
cette mise en actes du langage (appelés aussi actes illocutionnaires, c’est-à-dire ce que l’on fait en parlant) peut exprimer des
comportements aussi variés que : affirmer, ordonner, implorer,
promettre, objecter, concéder. Les désordres de la pragmatique
apparaissent cliniquement dans l’analyse du discours et de la
conversation. Ils sont sans doute au cœur des troubles du discours de la schizophrénie, mais il est très probable, chez le sujet
cérébrolésé, qu’ils soient en lien avec les désordres des fonctions exécutives gérées par le lobe frontal (16). Quand on sait
l’intérêt accordé aujourd’hui aux désordres dysexécutifs observés dans la schizophrénie, il est probable que le champ des
désordres de la pragmatique est, au sein de la neurologie comportementale, un de ceux qui invitent la neurologie et la psychiatrie à renouer alliance.
ULTIME OBSTACLE AUX LOCALISATIONS :
HÉMISPHÈRE DROIT ET LANGAGE
Éclatées hors des aires classiques du langage, les compétences
langagières ne sont même pas confinées dans l’hémisphère que
l’on avait qualifié de dominant, comme le suggèrent de nombreux arguments, dont la constatation d’aggravations d’aphasies
en rapport avec une lésion hémisphérique gauche lors d’une
nouvelle lésion de l’hémisphère droit. Les études menées chez
les malades ayant une section du corps calleux montrent que cet
hémisphère peut effectuer des traitements lexico-sémantiques.
Enfin, on sait le rôle joué par cet hémisphère dans la prosodie
émotionnelle.
Ainsi, le langage humain embrase de multiples cibles cérébrales,
dont l’imagerie dynamique tente de dresser l’inventaire grâce
aux constatations faites non seulement chez les aphasiques et les
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L
A
N
G
A
G
anomiques mais aussi chez des sujets normaux volontaires.
Toutefois, ces zones cérébrales qui “s’allument” lors de certaines tâches ne sont pas des réservoirs de représentations, mais
plutôt des zones de confluence au sein d’un inextricable réseau
dont nous ne connaissons que quelques balises éparses. Il faut
dire qu’au-delà des mots et des phrases, qui sont vecteurs de
signification, c’est l’être humain lui-même qui est signifié dans
l’acte de langage. Les localisations ne prennent sens que si elles
ne sont jamais disjointes du cerveau tout entier, qui signifie
notre condition humaine.
■
E
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