Extrait - Librinova

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Ewan, Jr. Lobé
L'Empire des Frustrés
© Ewan, Jr. Lobé, 2016
ISBN numérique : 979-10-262-0420-6
Courriel : [email protected]
Internet : www.librinova.com
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Certains enfants finissent par croire à leurs jeux.
PREMIERE PARTIE
Chapitre un
C'est un soleil qu'on balafre
La comédienne ne paraissait pas jouer la comédie. Ses larmes, sa
morve s’écoulaient sans recours aux effets spéciaux. Sa poitrine, ses
épaules demeuraient fixes. Prostrée sur sa chaise, elle donnait l’impression
d’avoir été frappée par la foudre. Fixant une région vague du plancher, elle
entrouvrait la bouche comme un poisson mort. Si ses formes n'avaient pas
été si généreuses, Everett Carmichael aurait peut-être désespéré d'y trouver
la preuve qu'il s’entretenait avec une créature bien vivante.
— Linda, murmura-t-il en rajustant ses lunettes, je vois bien que le
choc t’a privée de répartie. Quoi de plus naturel. Alors, voilà ce que nous
allons faire : nous allons changer le cours des choses, toi et moi. Tu es
comédienne. Prétends que nous sommes amis. Je suis ton ami. Partageons
un plat de tes meilleures pensées, veux-tu ? Je suis là, présent dans cette
pièce pour porter un morceau de ton poids mort, c’est pour cette raison,
c’est pour cette mission que sont faits les amis, non ? Porter un morceau
des poids morts. Tu porterais le mien, n’est-ce pas, Linda ? Donne-moi ce
rôle-là.
Se disant, Everett Carmichael en était venu à s’accroupir devant la
comédienne immobile. Le métier le grandissait. Il s’était cru né pour être
un enquêteur et jusque-là, le dénouement des affaires lui avaient donné
raison. Linda, en effet, rassembla d’un coup ses esprits et répliqua :
— Je ne sais rien, je dormais dans le salon, j’étais mal en point. Je
n’ai rien vu.
— Tu as été dans sa chambre vers les cinq heures du matin, tu as
trouvé la chambre vide.
— Oui. J'avais la tête écrasée dans le canapé du salon. Je me suis
levée. J’étais malade d’avoir trop… J’ai eu un pressentiment. Un vrai
pressentiment ! Et pourtant, on était là pour faire la fête.
— Un vrai pressentiment. D'accord. Elle n’était pas dans sa chambre.
C’est toi qui as découvert le cadavre, au bord de la piscine. C'est toi qui l'as
découvert, Linda.
Au mot cadavre, Linda Bello réagit. Everett redoubla d'attention.
— Elle avait la gorge coupée, murmura-t-elle. Je crois qu’on dit
coupée.
— Tranchée, Linda. On peut dire tranchée. Ou lacérée.
— Tranchée. Elle avait la gorge... comme vous avez dit. Elle portait
son maillot de bain. Au mois de décembre. Quelle femme ! Personne
n'aurait osé porter un maillot de bain par un temps pareil, à une heure
pareille. Seule une sirène fait ça. Monsieur, nous avions la nôtre. Notre
sirène. Mais les hommes de notre temps ne croient pas aux contes de fée.
Ils les saccagent.
Linda Bello regarda en direction du plafond de la petite salle
d’interrogatoire. La lumière blafarde accentuait son teint cireux.
— Sa gorge a été tranchée mais son sexe n'a subi aucune agression,
poursuivit Carmichael. On ne lui a pas non plus défoncé le visage ou broyé
les jambes comme c'est parfois le cas dans les crimes de haine contre les
jolies filles. Le tueur n'a pas jugé bon de dégrader son image, image qui
plaisait équitablement aux hommes et aux femmes. Même égorgée comme
un poulet, elle devait continuer de faire mouiller les petites culottes, pas
vrai ? Glosa le détective sur un ton cruel.
L’insinuation fit mouche. La comédienne jeta sur Carmichael un
regard nettement plus acéré que les précédents. Elle tamponna ses yeux. Ce
policier binoclard accroupi devant elle avec son air de séminariste ne
semblait pas né de la dernière pluie. Il était jeune encore mais doué de
force tranquille. Il se redressa et fit quelques pas autour de la table en
plastique moche, où s’étalaient des documents relatifs à l’affaire et, parmi
ces documents, un exemplaire du Roméo et Juliette de William
Shakespeare. De ses jolies mains féminines, Everett parcourut
machinalement le petit livre souple et de son air le plus docte, s’engagea à
commenter l’histoire d’amour la plus célèbre d’Occident.
— Roméo et Juliette, c’est la lutte de la liberté sexuelle contre le
cancer des traditions. Qu’en penses-tu, Linda ? Ça n’est pas toi qui dirais le
contraire.
— Je ne sais pas où vous voulez en venir, monsieur. Cet
interrogatoire prend une drôle de tournure.
— Et comment as-tu envisagé le rôle de Benvolio Montaigu ?
Demanda le policier. Est-ce que c’est une drôle de tournure pour une
femme de tenir un rôle d’homme ? Celui de Benvolio Montaigu ?
Linda soupira d’agacement.
— Est-ce que vous me séquestrez ici pour le théâtre ou pour résoudre
un meurtre, monsieur ? Je ne me sens pas tellement d’humeur à parler de
mon métier.
Everett Carmichael sourit humblement. Il prenait appui du bout des
doigts sur la table en plastique moche.
— Je sais qu’au temps de Shakespeare, les femmes étaient interdites
de scène. Les directeurs de troupe attribuaient les rôles féminins à de très
jeunes hommes au physique androgyne. Je voulais simplement souligner le
fait que notre progrès social passe par un retournement des situations, un
renoncement aux vieilles lunes, aux vieilles convictions de nos aïeux. Les
femmes doivent chier sur les hommes, les hommes doivent chier sur leurs
pères pour que le monde change. Je suis sûr que tu étais un magnifique
Benvolio Montaigu. J’aurai donné beaucoup pour te voir jouer.
Linda demeura bouche bée. Sa jolie figure mouillée contracta un air
presque idiot. Sans lui laisser le temps de répliquer, le policier poursuivit
sa réflexion à voix haute. Il bénéficiait de toute l’attention de Paul Spencer
derrière la vitre sans tain de la salle d’interrogatoire.
— Benvolio Montaigu est le cousin de Roméo Montaigu, héros de la
pièce. C’est aussi son ami. Benvolio conseille à Roméo d'oublier la chaste
Rosalind, il lui conseille de se rendre accessible aux autres femmes. On
peut imaginer que Benvolio, qui ne cherche que le bonheur de son cousin,
parle d'expérience. Une pucelle réactionnaire comme Rosalind, ça vous
coupe la chique. Faut bien que jeunesse se passe, faut bien que le corps
s’exprime ! Benvolio est un petit coquin. Le genre de petit coquin à ployer
son cou sous la jupe des filles. Comment est-ce qu’on joue ça quand on a
soi-même une paire de seins ? J’en suis curieux.
Le policier s’approcha lentement de la suspecte, ménageant son effet.
— Est-ce qu’on s’appuie sur ses propres goûts déviants ?
Linda ravala son sanglot.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que vous insinuez ? Je veux
un avocat !
— Je n'insinue rien, Linda. Je pose les jalons. La troupe de théâtre à
laquelle tu appartiens est connue pour pousser le réalisme en territoire
dangereux. Benvolio aime les femmes, tu aimes les femmes. Benvolio est à
l'initiative de la rencontre entre Roméo et Juliette. Imaginons maintenant
Linda, que Benvolio tombe ironiquement amoureux de Juliette, aperçue à
la fête donnée par les Capulets.
— Shakespeare ne l'a pas prévu, monsieur.
— Désenchaîne ton imagination, Linda. Juliette enflamme les désirs
de Benvolio, exactement comme Lucile, avant de mourir égorgée,
enflammait les tiens.
— Shakespeare ne l'a pas prévu, monsieur ! Répéta la comédienne,
au bord de la crise de nerfs.
— Je ne te juge pas, ma fille. Broute tant que tu veux. Je dis
simplement qu'une réécriture de la pièce est possible. Une réécriture dans
laquelle Benvolio, désespéré, assassine Juliette. Il assassine Juliette plutôt
que de la laisser à un autre. Son cousin et meilleur ami.
— Je n'ai pas tué Lucile ! Hurla Linda. Je n’ai pas tué Lucile ! Elle
n'était même pas lesbienne. Pas que je sache.
— Tu admets être une lesbienne ?
La comédienne répliqua d'abord par un silence tremblant. Puis :
— Je n'aime pas les catégorisations, monsieur. C'est le mal du
comédien. La catégorisation.
— Nies-tu, ma fille, que ton obsession maladive de Lucile Kundry,
obsession maladive extrêmement non partagée, te place directement aux
avant-postes du crime passionnel ? Nous disions à l'instant que j'étais ton
ami. Veux-tu me dérouter, tiens-tu à me trahir ? Sais-tu le sort que je
réserve aux traîtres et aux délinquants qui me cherchent ?
Everett Carmichael plaçait ses mots sur un timbre égal et pacifique
mais ses yeux, derrière les lunettes, n'avaient absolument rien à envier à
ceux d'un tigre du Bengale face aux mollets roses d'un colon britannique.
— Je ne comprends rien, monsieur ! Pleurnicha Linda, je suis
dévastée ! Ma meilleure amie vient de mourir, on l’a assassinée presque
sous mes yeux, dans la maison de ses parents, elle n’avait pas vingt-sept
ans et vous me parlez de théâtre ! De théâtre ! Vous êtes absurde, vous êtes
abjecte ! Laissez-moi rentrer chez moi !
Carmichael, qui venait tout juste de remarquer que cette comédienne
flageolante avait des airs de sa Gilda, se rembrunit. Bien entendu, sa Gilda
ne se serait jamais donner en spectacle, elle était bien trop orgueilleuse.
Toutefois, les yeux de faon, l'épaisse chevelure noire et la volupté
inconsciente ralliaient les deux femmes. Pour un fanatique d'opéra comme
ce détective, toujours fourré au Metropolitan Opera House, Gilda et
maintenant Linda évoquaient les tragédiennes pulpeuses de ses fantasmes.
Il avait le plus grand mal à imaginer Linda Bello jouant l'homme.
— Calme-toi, ma fille, susurra-t-il. Tiens, mouche-toi. Rien n’est
pire que la mort d’une jeune personne. C’est un soleil qu’on balafre. Cette
affaire est en train de faire grand bruit, les médias s’en sont emparés
comme des chacals sous cocaïne. Ça me rend haineux. Les parents de
Lucile comptent sur Carmichael et Spencer pour rétablir la vérité, ils ont
foutrement raison. Nous irons jusqu'au bout de l'enquête.
— Je parie que c’est cette salope de Shannon Castlewood qui vous a
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