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l'auteur lui-même. Professeur à l'Ecole des
Mines de Paris et à l'Université de Californie à
San Diego, Latour a effectivement été chargé par
la RATP d'une étude sur l'échec d'Aramis. Avec
l'aide d'un jeune ingénieur, il a interrogé tous les
protagonistes afin d'élucider leurs rôles respectifs. C'est cette investigation qu'il narre, sur le
modèle de l'enquête policière. Non sans malice,
Latour travestit son assistant en Candide assénant les fausses évidences. Pour trouver le
coupable, il suffirait de « bien regarder si le
projet était techniquement faisable », « économiquement viable » et «acceptable socialement». Pas
si simple, répond le sociologue-détective. Aramis
avait tous les atouts : technologie de pointe,
parfaite adéquation à la demande. Ne l'aurait-on
pas accueilli « comme le messie »,: ce métro
merveilleux, qui ne s'arrête qu'au départ et à
l'arrivée? Alors, où est la faille? Mais justement,
si la réponse était évidente, il n'y aurait ni énigme
ni enquête.
Le plus bizarre, c'est que ça se lit vraiment
comme un thriller, humour et suspense compris.
Il faut dire que Latour n'en est plus tout à fait à
son coup d'essai. A 44 ans il serait plutôt du genre
récidiviste. Voilà près de deux décennies qu'il
méthodes de l'anthropologie à cette communauté de scientifiques. »
De cette expérience inédite est issue e la Vie de
laboratoire », description minutieuse de l'existence quotidienne des chercheurs coréalisée avec
Steve Wolgar et publiée en France à La Découverte. Latour y développe une thèse provocante:
l'activité scientifique ne consisterait pas à dévoiler la « vraie » nature des choses mais à construire
une réalité capable de résister aux objections des
autres chercheurs. Réalité qui ne s'appuie pas sur
les seuls faits objectifs, mais aussi sur les réseaux
d'acteurs qu'elle mobilise et sur l'intérêt qu'elle
suscite.
« Les Français se sont toujours représenté la
science comme totalement détachée de la politique, dit Latour. Avec Michel Gallon, qui dirige le
Centre de Sociologie de l'Innovation de l'Ecole
des Mines, nous défendons une conception
résolument à contre-courant. Nous sommes
assez isolés, notre démarche est souvent jugée
par nos pairs comme le summum de l'incongruité. C'est paradoxal dans un pays où les
rouages de l'Etat sont contrôlés majoritairement
par les ingénieurs des grandes écoles ! »
Au fil de ses travaux, Latour enfonce le clou
Un site désaffecté entre la place Balard et le boulevard Victor...
s'emploie à saper les murailles que l'épistémologie classique dresse entre science, technique et
société. De quoi donner des boutons à, tous nos
philosophes des sciences, qui dormènt d'un
sommeil dogmatique depuis Bachelard et Canguilhem. A l'exception de Michel Serres, à qui
Latour a consacré un formidable livre d'entretiens, « Eclaircissements » (François Bourin).
Ce charmant garçon aux allures désinvoltes de
collégien érudit avait pourtant bien débuté. Reçu
premier à l'agrégation de philo, auteur d'une
thèse sur « Exégèse et Ontologie », rien ne le
prédestinait à jouer les chiens dans le jeu de
quilles de la sociologie hexagonale. Après son
doctorat de philo, il amené des enquêtes ethnographiques en Afrique et en Amérique.'
Mais c'est en 1975 que Latour a commencé à
mal tourner. Cette année le professehr Roger
Guillemin — prix Nobel de médecine 1978 —
l'accueille dans son laboratoire de l'In'stitut Salk
de San Diego, Californie. « Un endroit merveilleux, raconte Latour. J'y suis arrivé juste au
moment où Guillemin découvrait les endorphines, les "morphines du cerveau", qui lui ont valu
le Nobel. J'ai traîné mes guêtres dans son labo
pendant deux ans. J'assistais à toutes les réunions,
j'interviewais tout le monde. J'appliquais les
'
116/LE NOUVEL OBSERVATEUR/LIVRES
avec obstination. Son essai consacré à Pasteur —
« les Microbes guerre et paix » (La Découverte) —
taille en pièces la légende dorée du « saint Georges
de la médecine » terrassant le dragon de la
maladie. Il montre un Pasteur stratège autant
qu'homme de laboratoire. Le savant ne révolutionne pas le monde par la seule puissance de son
esprit, mais aussi en enrôlant des acteurs sociaux.
A une époque où la santé est devenue un enjeu
décisif, Pasteur se sert autant des concepts
scientifiques que de l'influence des médecins
hygiénistes, dont le souci n'est pas tant d'accroître la connaissance que d'« étendre la circulation
des biens et des personnes ». Il n'existe pas de
science pure, obéissant à sa seule logique interne.
Le savant est un joueur de poker qui se sert à la fois
de cartes scientifiques et de cartes sociales. C'est
en jouant sur les deux tableaux qu'il change la
donne.
« L'essai sur Pasteur a marqué une étape
cruciale, explique Latour. Je me suis aperçu que
la sociologie classique ne pouvait pas digérer les
sciences et les techniques parce qu'elle sépare les
hommes et les objets. » Séparation illusoire, car
dans la pratique nous ne cessons de mélanger
objets et sujets, humain et inhumain. Impossible
de comprendre l'échec d'Aramis sans réintro-
duire les passions dans l'univers glacial de la
technique. Sans doute est-il trop farfelu, voire
monstrueux, cet hybride de train et d'automobile, dont les cabines liées par « accouplement
immatériel » s'assemblent ou se dissocient à la
demande. Objection, riposte Latour-Colombo.
On ne naît pas monstre, on le devient, à l'instar de
la créature de Frankenstein qui eût été belle si son
maître ne s'était mis à la haïr. En vérité, le monstre
c'est Victor Frankenstein.
De même, Aramis est venu au jour paré de
toutes les vertus. Ses pères l'ont trahi, en ne
l'aimant pas assez pour le faire exister. Aucune
invention ne va de soi, aucune innovation ne
s'impose d'elle-même. Aramis n'est pas une force
qui va. Que les hommes cessent de s'y intéresser,
et il gît démembré, en autant de pièces dispersées
à travers laboratoires et ateliers. Il faut investir
une immense énergie, il faut une passion irrésistible pour matérialiser la fiction d'un projet, pour
transformer le prototype en un objet dur et
durable. « Pourquoi, pourquoi m'avez-vous
abandonné, vous, les hommes ? », gémit le
pauvre Aramis. Eloï, Eloï, lama, lama sabachtany...Pfff ! De l'amour dans les techniques ! Voilà
bien une idée de primitif, une pensée sauvage qui
investit les objets de forces obscures. Nous savons
bien, nous les modernes, que les objets sont figés
et inertes. Encore une illusion, proclame Latour
dans un autre essai dévastateur, « Nous n'avons
jamais été modernes ». Notre société n'a jamais
respecté le grand partage, l'opposition radicale
entre nature et culture qui fonde la représentation
moderne du monde. Au contraire, nous ne
cessons de produire des objets hybrides, qui
relèvent autant d'une instance que de l'autre.
Prenez le trou d'ozone. Il s'explique par la chimie,
science de la nature. Mais il résulte de la
production les rejets industriels et l'utilisation
des aérosols, qui appellent des réglementations
lourdes d'enjeux socio-économiques. Le même
objet mêle donc indissolublement réactions
chimiques et réactions politiques.
«Le plus petit virus du sida vous fait passer du
sexe à l'inconscient, à l'Afrique, aux cultures de
cellules, à l'ADN, à San Francisco, mais les
analystes, les penseurs, les journalistes et les
décideurs vous découperont le fin réseau que le
virus dessine en petits compartiments propres où
l'on ne trouvera que de la science, que de
l'économie, que des représentations sociales,
que des faits divers, que de la pitié, que du sexe
[...], écrit Latour. Ils ont tranché le noeud gordien
avec un glaive bien affûté. Le timon est rompu : à
gauche la connaissance, à droite l'intérêt, le
pouvoir et la politique des hommes. »
Parfois, ces objets que nous voudrions inanimés se vengent. Les hybrides pullulent et
brouillent la claire vision des modernes. Faute
d'avoir voulu les penser, nous ne comprenons
plus notre monde. Pourquoi n'avons-nous pas su
faire vivre Aramis, que nous désirions? Pourquoi
avons- nous créé la bombe, que nous abhorrons?
Bien sûr, qu'il y a de l'amour dans les techniques.
Tous les gamins le savent depuis longtemps, pour
qui les calandres des voitures sont autant de
visages lumineux où, la nuit, brille le regard
chaleureux des feux de croisement.
MICHEL DE PRACONTAL
« Aramis, ou Amour des techniques », par
Bruno Latour, La Découverte, 248 pages,
160 F.
« Nous n'avons jamais été modernes », du même
auteur, La Découverte, 216 pages, 95 F.
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