Présentation Résumé - Eric Zobel, acteur, metteur en scène

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Film
Présentation
Film est un court-métrage expérimental de 22 minutes en noir et blanc réalisé
en 1964 par Alan Schneider sous la supervision de Samuel Beckett. L’unique rôle est
tenu par Buster Keaton. Le film fut projeté pour la première fois en 1965 au festival
du film de New-York. Il obtint un prix au Festival du Film à New York et le Prix du
Mérite à Venise mais eu toutefois peu de succès auprès du public.
Considéré comme un chef-d’œuvre (bien qu’il soit peu connu), ce film est
d’autant plus remarquable puisqu’il s’agit de l’un des rares films irlandais qui essaie
d’explorer une tradition intellectuelle purement irlandaise. La problématique que
développe Samuel Beckett dans son script repose sur une pensée du philosophe
irlandais Berkeley : « esse est percipi » (« être c’est être perçu ») ou que celui-ci
exprime dans cette formule : « tous ces corps qui composent la puissante armature
du monde ne subsistent pas sans esprit parce que leur existence c’est être perçu ou
connu. »
Il s’agit d’un film muet, le seul son perceptible est un sifflement : « ssh ».
Buster Keaton incarne un personnage qui, dans le langage de Beckett est « à la
recherche de la non-existence, en proie à la perception étrangère détruisant la
capacité d’auto perception. ». Beckett explique dans son script qu’il a divisé son
personnage en deux : le personnage interprété par Keaton s’appelle ‘O’ ou ‘l’objet’
qui est poursuivi par le sujet ‘E’ ou ‘l’œil de l’appareil photo’, sorte de Big Brother
avant l’heure qui représente le regard de l’autre et la terreur de l’image de soi-même.
Tant que l’appareil photo (‘E’) reste derrière Keaton (‘O’), celui-ci évitera d’être perçu.
L’appareil est appelé, dans une phrase de Beckett, ‘angle d’immunité’ de 45 degrés
qu’il ne faut pas excéder au risque de réveiller chez ‘O’ l’angoisse d’être vu.
Résumé
Le film, découpé en trois parties, débute dans la rue puis se poursuit
dans un escalier pour terminer dans une salle. Nous voyons Buster Keaton se
précipiter en avant lorsque l’objectif de l’appareil le suit puis longer un mur, afin
d’éviter d’être vu. Il bouscule des passants qui regardent l’appareil photo avec
horreur.
‘O’ rencontre ensuite une vieille femme qui s’effondre sur le sol en le voyant.
La scène finale se déroule dans une salle. Après plusieurs tentatives, il parvient à
faire sortir un chien et un chat dans une séquence qui rappelle le procédé de
slapstick de certaines scènes des premiers films de Keaton. ‘O’ ferme les rideaux,
couvre un miroir, il y a un perroquet dans une cage et un poisson dans un bocal. Il
arrache du mur une photo de « Dieu le père », s’assoit dans une chaise à bascule,
ferme les yeux et commence à basculer. Cet assoupissement permet, pour la
première fois, à l’appareil photo de montrer ‘O’ vu de face et ‘E’ se révèle être le
double de ‘O’ : nous voyons le même visage mais avec des expressions différentes.
‘O’ ferme les yeux.
Alan Schneider
Biographie
Alan Schneider est né en 1917 à Kharkov, en Russie.
En 1923, après la Révolution russe, sa famille et lui émigrent
vers les Etats-Unis. Il grandit donc à Brooklyn, puis dans le
Connecticut et le Maryland car son père, médecin, voyage
beaucoup.
Il intègre l’université Johns Hopkins et tente des études
de physique avant de quitter l’établissement pour l’université
du Wisconsin où il étudie le journalisme. Parallèlement, il
développe un vif intérêt pour le théâtre, ce qui l’amènera plus tard à mettre en scène
plusieurs pièces dont les œuvres de Bertolt Brecht, Michael Weller et Thorton
Wilder.
En 1940, il obtient à Cornell, son diplôme de littérature et d’arts dramatiques.
Sept années plus tard, il réalise son premier film au Studio 63 à New York.
Il découvre En attendant Godot paru en 1953 et rencontre Samuel Beckett.
Ce sera le début d’une longue collaboration artistique avec l’écrivain. Il dirige la
première américaine de la pièce et sera dorénavant le metteur en scène de toutes
les premières américaines des autres pièces de Beckett.
Alan Schneider aura été un réalisateur, un mentor ainsi qu’un metteur en
scène très prolifique. Il était responsable de plus de cent productions dans le théâtre
américain. Il meurt en 1984, à San Diego, en Californie.
Filmographie
Nous ne retiendrons que Film ; Alan Schneider est avant
tout un homme de théâtre.
Mises en scène
En attendant Godot de Samuel Beckett (1956), La fête d’anniversaire, Le serveur
sourd-muet et La collection de Harold Pinter, Le cercle caucasien de Craie de
Bertolt Brecht, Qui a peur de Virginia Woolf ? de Edward Albee, Moon children et
Lose Ends de Michael Weller.
Buster Keaton
Biographie
Enfant de la balle, né en 1895 à Piqua Hans, une petite du Kansas, Keaton se
produit dés l’âge de 3 ans sur scène dans le numéro de ses parents. Grâce à ce
spectacle, Buster Keaton atteint une réelle notoriété
dans le monde du music-hall, mais dés 1917, alors qu’il
est acclamé à Broadway, il renonce à son engagement
dans la célèbre revue Schubert, pour s’engager dans la
compagnie de Roscoe Fatty Arbuckle.
Les premiers films avec Fatty s’enchaînent,
Keaton se passionne pour la technique, discute avec les
techniciens, suit attentivement la mise en scène, la
construction des décors, le montage : tout d’abord
simple acteur, il devient rapidement assistant à la mise en scène.
R.F Arbuckle s’était fait une spécialité de films comiques assez agressifs, et
bien que son œuvre reste mineure, elle aura permis au jeune Buster d’apprendre à
filmer différemment, et imaginer un cinéma plus imaginatif et innovant. Les ArbuckleKeaton Comedies, produits par la Comique Films Co., témoignent remarquablement
de l’apprentissage du cinéma par Buster Keaton. L’acteur de music-hall Buster
devient rapidement Keaton, et s’impose avec un style à la fois plus subtil et plus
personnel. Il est le faire-valoir acrobate aux côtés du comique Fatty.
Cette collaboration donnera quatorze films, et sera le début d’une longue amitié.
En 1918, la Comique Co. quitte New York pour la Côte Ouest, et la notoriété
cinématographique de Keaton grandit. A la fin de la guerre, Buster Keaton interrompt
quelques mois sa carrière pour effectuer son service militaire en France, sans voir le
front. A son retour, il décline des offres de contrat de Jack Warner et de William Fox,
pour confirmer son engagement auprès de Fatty Arbuckle, engagé par la Paramount.
A partir de 1920, Buster Keaton tournera 19 courts-métrages avec le
producteur de la compagnie, Joseph M. Schenck. La reconnaissance est quasi
immédiate : Buster Keaton accède du jour au lendemain au statut de star. Il est
d’ailleurs le premier étonné de sa soudaine gloire, lui qui, sans formation autre que
familiale, se considère comme un artisan aux antipodes des grands. Mais Keaton est
désormais l’égal de Chaplin et de Harold Lloyd au Box Office.Cette série de films est
à l’image de Keaton. L’équipe des Buster Keaton Comedies travaille comme une
troupe de théâtre, et fonctionne comme une entreprise artisanale : l’émulation est
générale, et la créativité de l’ensemble est toujours supervisée par Keaton qui
assume tous les rôles.
Son personnage s’affine et quitte l’univers du burlesque et des farces
simplistes des comédies Slapstick. L’apprentissage familial l’a formé à toutes les
techniques du spectacle, de l’athlétisme au mime, de la comédie à la vie quotidienne
du plateau.
En 1923, après Les Trois Ages, Buster abandonne définitivement le courtmétrage pour le format long. Les longs métrages se succèderont jusqu’au cinéma
parlant. Il tourne notamment la célèbre trilogie : Les lois de l’hospitalité, La croisière
du navigator, Le mécano de la « Général ».
Peu soucieux de faire fortune et de préserver ses droits sur des films dont il
est le créateur, Buster Keaton ne prit pas garde à ses propres richesses. Il
commence à décliner au moment du cinéma « parlant », son dernier film marquant
fut Le roi de la bière. Il fit mener une vie infernale à sa femme, Mirna Talmadge et fut
régulièrement pris de crises de folies à partir de 1936.
A partir de là, sa carrière est alors considérée comme terminée. Il est interné
alors qu’il tentait sa chance en Europe avec de médiocres films. A sa sortie de
clinique, il réédite d’anciens courts-métrages. En 1950, son apparition quasi
fantomatique dans Sunset Boulevard attira à nouveau l’attention sur lui. On le vit
encore dans Limelight grâce à Chaplin et dans un film italien : Pattes de velours puis
enfin dans Film d’Alan Schneider en 1964.
Malgré tout son influence est restée vivace pour de nombreux comiques, un
film sur sa propre carrière a été réalisé : The Buster Keaton Story. Il restera l’un des
plus authentiques génies créateurs du cinéma.
Filmographie
.Collaboration avec Fatty :
Fatty boucher, Fatty m’assiste, Fatty chez lui, La nuit de
noce de Fatty, Fatty docteur, Fatty à la fête foraine,
Fatty bistro, Fatty groom, La mission de Fatty, Fatty à la
clinique, Fatty cuisinier, Fatty cabotin, Un garçon séduisant, Le garage infernal.
.De 1920 à 1923:
La maison démontable, Malec champion de golf, L’épouvantail, La voisine de Malec,
Malec chez les fantômes, La guigne de Malec, Malec champion du tir, Malec
l’insaisissable, Frigo Fregoli, Frigo capitaine au long cours, Malec chez les Indiens,
Frigo déménageur, Le 9ème mari d’Eléonore, Malec forgeron, Frigo l’esquimau,
Grandeur et décadence, Frigo à l’Electric hôtel, Malec aéronaute, Frigo et la baleine,
Les trois âges.
.Les longs métrages :
Les lois de l’hospitalité, La croisière du navigator, Le mécano de la générale, Sunset
Boulevard, Les feux de la rampe, Pattes de velours.
.1964 :
Film
Eléments d’analyse
L’ère du muet
Avant que le cinéma ne naissent, il fallut des inventions techniques qui voient
le jour dès la fin du XIXème siècle comme la « camera obscura », la photographie, le
praxinoscope, le phénakisticope et le kinétoscope.
Le 28 décembre 1895, les Frères Lumières créent l’évènement avec la première
projection publique de L’arroseur arrosé, premier film de l’histoire du cinéma qui
inspire un formidable sentiment de réalité chez les spectateurs.
C’est Georges Méliès qui crée véritablement le spectacle cinématographique, grâce
à lui le cinéma devient fiction, les premiers effets comme les surimpressions, les
fondus et les flous commencent à être utilisés. En 1902, Le voyage dans la lune sort
sur les premiers écrans. L’industrie cinématographique mondiale se met d’ors et déjà
en place avec, en France, Pathé et Gaumont. Hollywood devient la capitale du
cinéma.
Les années 10 représentent la période de l’éclosion commerciale et
esthétique du cinéma en Europe et au U.S.A. En France, les premiers genres
naissent avec surtout le burlesque de Max Linder (Sept ans de malheur, L’étroit
mousquetaire) ; les feuilletons à épisodes (serial) sont à la mode avec Louis
Feuillade (Fantômas) qui a beaucoup de succès. En outre, c’est aussi l’apparition du
cinéma d’animation créé par Emile Cohl. Les premières revues et ciné-clubs
apparaissent (Louis Delluc). L’expression « 7ème art » est employée pour la première
fois par Ricciotto Canudo. Au U.S.A, 1910 est l’année du décollage d’Hollywood.
Edwin S.Porter est le premier authentique cinéaste, c’est l’ère du western et du vol
rapide. D.W Griffith invente un véritable langage cinématographique (montage
parallèle, gros plan et plan général, filtres devant l’objectif, direction d’acteurs…). On
retiendra deux films : Naissance d’une nation (1914) et Intolérance (1916).
Dans les années 20, la Russie, tout juste sorti de sa révolution, lance son
cinéma sur le marché. Lénine le considère comme « le plus important de tous les
arts », mais surtout parce que le cinéma est, pour lui, un moyen de propagande.
C’est un cinéma idéologique. Dziga Vertov est à l’origine de la non-fiction et la
reconstruction d’une « réalité » à travers le montage. 1929 est l’année de la sortie
de L’homme à la caméra. Eisenstein est considéré comme un véritable maître
(Maîtrise du langage cinématographique : contenus des plans, mouvement dans la
plan, taille des plans, rythme, angles, montage). Il réalise Le cuirassé Potemkineen
1925 et Octobre en 1927.
Au même moment, l’expressionnisme allemand est aux antipodes du cinéma
soviétique. On privilégie la déformation des perspectives, la construction
architecturale des images, le jeu des lignes géométriques, les accords des blancs et
des noirs et surtout le rejet du réalisme au cinéma au profit du fantastique. Dans cet
esprit, Robert Wiene réalise, en 1920, Le cabinet du Dr Caligari et en 1922, Murnau
présente au public son fameux Nosferatu.
Quelques années plus tard, la Guerre 1914-1918 provoque une réaction de
volonté de rupture avec les règles du cinéma qui se traduit par les provocations de
Luis Buñel et de son Chien andalou (1928) et de L’âge d’or (1930).
Abel Gance est le maître français des années 20, c’est un expérimentateur
visionnaire (le triple écran, les caméras lancées…). La roue sort en 1923 et en 1927,
Napoléon marque un des sommets de l’art muet.
Toutefois, c’est l’empire américain qui voit naître les maîtres du muet des
années 20. Parmi les grands studio, cinq majors ont le monopole : MGM, Paramount,
Warner Bros, 20th Century Fox, RKO. Il y a également trois autre studios moins
importants : Universal, Columbia, United Artists.
C’est alors la naissance du cinéma du genre. Le genre comique est
brillamment illustré par les excellents Charlie Chaplin, avec ses comédies à forte
teneur sociale (Les temps modernes en 1935), et Buster Keaton (Le mécano de la
‘Générale’ 1926 et Le cameraman 1928). Harold Lloyd est aussi une figure
marquante du comique et du burlesque. La comédie est représentée par Ernst
Lubitsch. L’autre genre majeur du cinéma muet est le western avec les réalisateurs
Richard Thorpe et surtout John Ford, Raoul Walsh In Old Arizona sort en 1929. Le
western des années 20 est le prototype du classicisme américain (simplicité de
l’action, morale idéaliste et patriotique, description chaleureuse des personnages).
Les années 20, c’est aussi les films à grand spectacle comme Les dix
commandement sorti en 1923 et également le documentaire de Robert Flaherty
(Nanouk l’esquimau, 1929).
L’ère du cinéma muet s’arrête en 1928 avec l’avènement du cinéma parlant.
« esse est percipi »
Le Film d’Alan Schneider et de Samuel Beckett est essentiellement basé sur
une formule du célèbre penseur irlandais, Berkeley.
Georges Berkeley était un évêque et un philosophe irlandais du XVIIIème
siècle. Il fut le premier idéaliste absolu en fondant sa doctrine à celle de Locke.Il
accepta l’idée selon laquelle, là où il y a perception d’objet, nous ne savons rien
sinon nos propres idées sur l’objet lui-même.
La célèbre formule « esse est percipi » (être c’est être perçu) est extraite de
trois dialogues qui fonde l’idéalisme ou plutôt l’immatérialisme berkeleyen : d’après
lui, le monde corporel n’existe que comme objet de perception ; Berkeley part des
sensations pour démontrer qu’au moyen des sens, nous ne connaissons que nos
perceptions ; le monde matériel n’est que le monde des phénomènes. Il n’y a pas
d’au-delà des choses perçues, de substances et de permanence ; il n’y a que des
esprits et les idées de ces esprits. « Esse est percipi vel percipire » signifie que tout
l’être du corps réside dans le fait qu’on les perçoit ou qu’ils sont perçus. La cause
des modifications sensibles est en Dieu et ce dernier nous parle et dirige notre
volonté à travers la nature, dont les phénomènes constituent son langage.
Historiquement, l’importance de Berkeley tient à ceci qu’il a critiqué la notion
de matière n’avait jamais été mise en cause par ses contemporains. En affirmant que
l’objet, tel qu’il est perçu n’existe pas indépendamment de l’entendement, Berkeley
ouvre la voie royale de la philosophie idéaliste, pour laquelle la matière n’existe pas
de manière complètement indépendante de l’esprit suprêmement actif, créateur et
tout le reste. Contre Locke et Newton qui défendait l’idée de corpuscules matériel,
Berkeley refuse l’existence des substances matérielles, quelles qu’elles soient. Seuls
les esprits actifs supportent les idées sans que rien de matériel n’existe au-delà.
C’est pour lui le moyen de prouver l’existence de Dieu car, si rien de matériel
n’explique l’existence de nos idées, leur cause ne peut être qu’en Dieu.
Pour résumer la pensée de Berkeley et sa modernité, il faut savoir que
Berkeley est le seul à identifier qualités sensibles et idées sensibles. Si la matière est
quelque chose qui peut exister sans être perçu, alors il n’y a pas de matière dans
l’univers de Berkeley. Il vient de mettre en place l’immatérialisme.
Notes sur la réalisation
Film révèle une perception de soi à laquelle on ne peut échapper, qui a pour
base la reconnaissance inévitable d’une identité mutuelle entre celui qui perçoit et
celui qui est perçu : échapper au non-être s’avère impossible. C’est vers cette
« révélation » faite au personnage à la fin que tendent les 22 minutes du film.
Concernant justement le déroulement de ces 22 minutes, Beckett, au cours
des conférences de production de film en 1964, décrivit l’action comme «allant du
maximum de protection à l’intérieur, d’enfermement, d’isolement [vers] une extériorité
maximum ». L’assaut final (confrontation et reconnaissance) est soigneusement
préparé par des échos structurels. L’une des notes d’Ussy indique : « ceux qui voient
le Regard (la rue, l’escalier) se détournent, horrifiés ». Beckett expliqua : « Il est
important techniquement de préparer l’expression du visage de ‘O’ à la fin du film,
par la réaction du couple que voit le regard, ainsi que la réaction de la vendeuse de
fleurs. Nous avons un exemple de ce qui se passe dans la rue et l’autre dans l’entrée
de l’immeuble en sorte que, lorsque nous arrivons à la fin du film […] lorsque l’assaut
commence, cela forme un tout. ». La différence entre les deux aspects du
personnage disloqué fut réalisée dans le film grâce à deux séries de plans differents
avec des retours de l’un à l’autre qui s’ensuivent jusqu’au dernier moment où « ‘O’ à
la fin, le visage légèrement mobile, frissonnant, ‘E’ totalement immobile à la fin. ‘O’ se
couvre le visage avec les mains et ‘O’ lève un peu les yeux, ‘E’, à la fin, baisse un
peu les yeux. ‘O’ reste assis, le regard perdu droit devant, la tête dans les mains, se
balançant doucement… ».
Samuel Beckett
Buster Keaton
Du tragique au comique
Il peut sembler surprenant que Beckett ait tenu à ce que Keaton interprète
l’unique rôle de Film : l’auteur qui dépeint l’absurdité du monde et le désespoir choisit
l’acteur burlesque de music-hall et des comédies avec Fatty. Si ce choix n’est
pourtant pas si paradoxal, c’est que le tragique chez Beckett comme chez Keaton
n’est jamais très éloigné du comique.
Le burlesque
Le burlesque est, au départ, un genre littéraire dont le comique naît du
contraste entre le sujet qui se veut noble, et le style familier et amusant dans lequel il
est traité. Il s’agit d’une parodie.
Au début du XXème, le burlesque devient également un genre
cinématographique adapté du vaudeville et typique de l’ère muette du cinéma. Ce
genre se caractérise par une emphase sur le jeu physique de l’acteur qui se traduit,
entre autre, par la rapidité des mouvements. On y trouve très souvent des procédés
comiques comme le « slapstick » qui est une farce visuelle rapide, par exemple, les
tartes à la crème lançées au visage. Parfois, la farce est répétée à plusieurs reprises
et devient de plus en plus drôle, c’est le « running gag ». Les personnages sont
souvent caricaturés et leur traits sociaux ou autre, accentués jusqu’à les rendre
comiques. On trouvera, par exemple, les « keystone kops » qui sont des caricatures
de policiers qui poursuivent le héros.
La période clée du burlesque s’étend de 1910 à 1930, et voit naître des
artistes comme Chaplin, Keaton, Laurel et Hardy ou Mark Sennet (fondateur de la
comédie « keystone »). On retiendra notamment les films Why sorry de Harold Lloyd
(1923), Cadet d’eau douce de Buster Keaton (1928), Les temps modernes de Charlie
Chaplin (1936), Way out west de James W.Horne (1937). En France, le cinéma
burlesque est représenté par Max Linder avec notamment Sept ans de malheur et
L’étroit mousquetaire.
Le tragique
L’acception littéraire du tragique est exclusivement liée aux rapports que
l’homme entretient avec le destin. Le mot « tragédie » est issu des mots grecs
« tragos » (le bouc) et « hedia » (le chant). Ce chant du bouc est, en fait, la liturgie
par laquelle on avait coutume de célébrer Dyonisos. Ceci explique que la tragédie
soit un genre sacré et n’ait guère d’autre expression que théâtrale. Au contraire du
drame, la tragédie repose sur la conscience de la fatalité, contre laquelle se brise
inéluctablement les entreprises humaines. Devant ce conflit perdu d’avance, les
sentiments cathartiques du public sous la terreur, la pitié et l’admiration : ce sont les
trois sentiments que doit susciter la tragédie.
En général, les sujets tragiques sont extraordinaires, volontiers empruntés à la
mythologie ou à l’histoire ancienne. Ils mettent en scène des personnages
aristocratiques qui, pris au piège, révèlent la puissance et la noblesse de leur
tempérament : cruauté, héroïsme, sacrifice.
La dramaturgie repose sur un état de crise, que les trois unités classiques
condensent à l’extrême. L’action bannit la représentation de l’évènement au profit de
ses retentissements dans l’âme des personnages.
Les tragédies les plus importantes sont celles de Racine : Phèdre,
Andromaque, Iphigénie, Bérénice, Britannicus etc.…
On notera également les tragédies de Sophocle (Œdipe roi, Antigone).
Buster Keaton : le clown tragique
Le burlesque, est un genre enclin à exprimer le tragique, c’est paradoxal car
de prime abord, on n’associerait pas la comique et le drame. Or, le tragique n’est pas
forcément dramatique.
Dans un premier temps, d’après l’acception donnée dans La poétique
d’Aristote, il l’est effectivement. Mais des théoriciens et des philosophes ont au mot
²tragique un autre sens. Ils en fait une attitude face à la vie, une pensée, à la fois une
métaphysique et une émotion.
Quand on parle de sentiment tragique chez Buster Keaton, on évoque plutôt
la seconde acception du mot. En 1960, Keaton déclare à Jacques Rivette : « Quand
à l’aspect tragique de ces films, il était de ma part très volontaire et prémédité ».
Dans le burlesque en général, le tragique vient du personnage ; la condition humaine
s’exprime par un individu, seul dans une foule, un anonyme, un inconscient ou un
naïf, ou un marginal qui se heurte aux valeurs, aux machines, à la nature. Dans les
films de Keaton, les scénarios sont très simples : le « héros » doit surmonter des
épreuves (College, Seven chances, Three ages) ou se libérer d’une fatalité familiale
(Cadet d’eau douce, Our hospitality) afin de vivre son amour avec sa bien-aimée. La
simplicité des récits permettent de travailler les épisodes et le développement des
péripéties, c’est donc l’esprit et l’imagination avec lesquels Keaton explore ses
personnages qui les rapproche du mythe tragique. Par exemple, dans Our
hospitality, Buster keaton aime une fille dont la famille est ennemie de la sienne
depuis plusieurs décennies, ce qui n’est pas sans rappeler l’obstacle qui sépare
Roméo de sa Juliette et qui les mènera tout deux vers une issue tragique. Keaton est
invité chez sa fiancée et se trouve bloqué dans sa maison. Si le ton n’est pas celui
de la tragédie, il est tout au moins dramatique quand ce Thésée moderne doit sortir
du labyrinthe mais aussi comique quand celui-ci cherche à s’échapper sans qu’on le
voie (ou à rester à tout prix !).
Les « micros évènements » et le déroulement des péripéties sont si forts chez
Keaton qu’ils deviennent plus importants que l’histoire générale.
Une autre ressemblance avec la tragédie est frappante chez Buster Keaton :
la notion de « fatum ». Mais à l’inverse des héros antiques, Buster triomphe de
l’inexorable. Dans Seven Chances, il parvient à battre l’impossible, bien qu’il se
trouve tiraillé entre deux forces négatives, Elmer est la pente d’une colline, du bas
viennent des fiancées en folie qui veulent sa peau, du haut des pierres déboulent,
Keaton, au centre, hésite mais la loi naturelle des rochers anéantisse celle des
femmes.
Keaton accomplit des actes héroïques, il peut s’apparenter aux grands
personnages mythiques et tragiques, il est Prométhée ou Sisyphe mais tel Ulysse ou
Hercule, Il échappe au destin : c’est un optimiste prônant volonté et liberté de choix,
tout en ayant conscience des limites du monde.
Samuel Beckett : « c’est la chose la
plus comique au monde »
Samuel Beckett montre l’absurdité du monde, pourtant son œuvre ne se réduit
pas à la conscience d’un monde tragique et d’une condition humaine misérable. La
caricature, le burlesque et l’humour cynique parcourent chaque histoire chez Beckett
et c’est sur les personnages qu’il faut se pencher pour reconnaître une certaine
ressemblance entre Beckett et Keaton.
Les personnages de Beckett sont l’incarnation de la prise de conscience de
l’absurdité de la vie. Ce sont des souffres douleurs prisonniers d’être là. Ces
personnages sont nés de la prise de conscience, de l’auteur, de l’horreur de la vie,
de l’être expulsé hors du royaume protégé de la matrice et obligé de supporter cette
vie qui n’en finit pas de finir.
Pourtant, Beckett, teintant ses personnages d’autodérision, de bouffonerie, les
rend comiques et plus proches des personnages interprétés par Buster Keaton.
Dans le théâtre de Beckett, on trouve toute une galerie de personnages plus farfelus
les uns que les autres, parmi eux : des clochards, des errants, des vieillards mais
aussi des clowns. Si Beckett met en scène des personnages si pauvres, si vieux et si
malades, il ne faut pas seulement y deviner la cruauté d’un dieu sans pitié.
En effet, il faut voir Beckett comme un pessimiste bienveillant dont la gravité
est à l’occasion, celle du pince-sans-rire dont le goût est vif pour toutes sortes de
jeux physiques et mentaux. Ce qui en découle, c’est un jeu d’acteur et une
immédiateté physique très sensible dans le théâtre de Beckett, on y trouve beaucoup
de didascalies décrivant des postures et des gestes des personnages qui occupent
autant sinon plus de place que le texte proprement dit.
De ce point de vue, Beckett se place indiscutablement dans une tradition
majeure du théâtre comique : duettiste contrastés, costumes décalés (faussement
« nobles », chapeaux melons, etc.…), suite de numéros plutôt que de
développement d’une intrigue (comme les « slapsticks » de Keaton), trivialités,
injures et scatologie, parodie du langage élevé, singulièrement du langage
philosophique, indifférence à toute vraisemblance, et surtout acharnement des
personnages à persévérer dans leur être, à soutenir contre vents et marées un
principe de désir, une puissance vitale, que les circonstances semblent à tout instant
rendre illégitime et impossible.
Cette tradition, Beckett la respecte beaucoup et est même fasciné par le film
muet, rudimentaire et la tradition burlesque dont Keaton fait partie et qui a eu une
grande influence sur plusieurs des travaux dramatiques de Beckett. On a même
suggéré que l’inspiration pour En attendant Godot pouvait venir de Buster Keaton.
On reconnaîtra donc, sans équivoque, une véritable veine comique chez
Beckett qui peut s’apparenter à une moquerie caricaturale de la condition humaine
proche de celle de Joyce vis-à-vis de l’Irlande. Toutefois si, comme pour stephen
Dedalus « L’Histoire est un cauchemar dont [il] essaie de s’éveiller » (Ulysse, James
Joyce), Samuel Beckett ne fait pas du désespoir une fin en soi car « rien n’est plus
drôle que le malheur…c’est la chose la plus comique au monde » (Fin de partie).
Théâtre, radio et
caméra
Film, qui témoigne de la première tentative de Beckett pour concrétiser des
concepts et les capter dans un cadre uniquement visuel, est le seul et unique projet
cinématographique auquel Samuel Beckett participa. Mais ce film est significatif de
l’avant-gardisme et de la modernité de ses œuvres.
Samuel Beckett a donc expérimenté plusieurs techniques durant sa carrière
d’écrivain. Ainsi, il a l’idée de remplacer la page et l’écriture par le magnétophone et
le ruban. Stéréo est diptyque, la première partie utilise Actes sans paroles 1, pièce
écrite en 1956 et la deuxième partie Paroles et Musiques, pièce radiophonique écrite
en 1962. Le magnétophone est également présent dans La dernière bande.
Film est né de l’idée d’explorer différents rapports entre l’image et la voix mais
Beckett a surtout tenté cette expérience à la télévision (avec la collaboration fidèle de
Jin Lewis). Dis Joe (1965), Ghost Trio (1975), But the clouds (1976), Nacht und
Traüme et Quad (1982) sont des pièces écrites pour la télévision ; En revanche, Quoi
où (1985) a d’abord été écrite pour le théâtre.
Dans ces œuvres, Beckett maintient toujours une tension entre le poème
visuel et le monologue intérieur, même s’il arrive que les mots disparaissent. Il
n’utilise qu’une seule caméra, le plus souvent fixe, avec des travellings avant (et très
rarement un changement d’angle de vue). Au débuts des années quatre-vingt,
s’exprimant sur son intérêt grandissant pour la télévision, Beckett s’avoue surtout
fasciné par son « regard implacable ». Et de fait la télévision n’est pas utilisée par lui
pour sortir de la boîte scénique et multiplier les points de vue, mais au contraire pour
explorer de plus près la machine théâtrale, le gros plan intensifiant « l’être vu » qui
définit la situation de théâtre (adaptation de Pas moi pour la télévision, en 1977, avec
l’image de la bouche occupant tout l’écran.
Entre le roman, le théâtre et la télévision, les va-et-vient ne cessent pas et
maintiennent toujours la tension entre la narration et l’incarnation, entre le texte et
l’image, une narration, un texte toujours créateur d’espaces. A l’inverse des pièces
de théâtre écrites pour la télévision, dans les années quatre-vingt, les mises en
scène de textes non théâtraux se multiplient, la plus exemplaire étant celle de Lee
Breuer avec David Warrilow (l’acteur fétiche de Beckett à côté de Billie Whitelaw)
pour Le dépeupleur, « séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur.
Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite
soit vaine » offre peut-être une des meilleures métaphores de la scène beckettienne.
Réalisé par : Alan Schneider
Scénario : Samuel Beckett
Interprété par : Buster Keaton
Photographie : Boris Kaufman
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