DE QUE CHOISIR ? A CASSEURS DE PUB : L’EMERGENCE DE NOUVELLES FIGURES CONSUMERISTES Éric REMY Maître de Conférences IAE de Rouen – CREGO 3, Avenue Pasteur 76186 – Rouen Cedex e-mail : [email protected] 5, rue du Gros Chêne 76520 Les Authieux Port St Ouen tél. : 06.70.37.85.41 e-mail : [email protected] 1 DE QUE CHOISIR ? A CASSEURS DE PUB : L’EMERGENCE DE NOUVELLES FIGURES CONSUMERISTES Résumé : L’objet de cet article est de proposer une approche réflexive du marketing. Dans ce cadre, nous considérerons le marketing comme autant de réflexions, de pratiques, de techniques mises en œuvre pour récupérer, maîtriser, ou déstabiliser les critiques qui sont adressées au capitalisme. Ainsi, à travers une contextualisation historique, nous tenterons de montrer : comment le marketing a récupéré et déstabilisé la figure du militant consumériste, et, pourquoi, après ces dernières années de bonheur privé, nous pouvons supposer que nous entrons dans une phase d’actions publiques caractérisée par l’émergence de nouvelles figures consuméristes, le consom’acteur et l’alterconsommateur. 2 On pourrait dire, si l’on veut, que le démon de l’économie doit s’asperger de l’eau bénite de la morale publique, et s’auréoler de sollicitude pour la nature et le social. Beck (2001, p 405), La société du risque. A l’heure où le capitalisme triomphant semble avoir vaincu définitivement ses ennemis historiques se pose, avec une acuité particulière, la question de sa moralité. Si l’on en croit Comte-Sponville (2004), la question de l’amoral capitalisme est en fait celle de la moralité des individus qui le font : « c’est précisément parce qu’il n’y a pas de morale de l’entreprise, qu’il doit y avoir de la morale dans l’entreprise, par la médiation des individus qui y travaillent et qui la dirigent » (2004, p 118). Parmi ces derniers, les marketers, entendus ici comme ceux qui enseignent et/ou font du marketing, se retrouvent en première ligne. Car, à travers son influence sur la consommation, le marketing est positionné aujourd’hui comme la partie la plus visible de l’iceberg capitaliste. Transfigurant un produit, un service, un livre, une œuvre, un lieu, une ville, une association, mais aussi une personne, une émotion ou un moment de vie, en autant de marchandises potentielles, cette discipline est devenu le premier vecteur de la marchandisation du monde tant décriée. Interrogé sur sa morale, critiqué sur son rôle, une approche réflexive du marketing s’avère donc nécessaire. C’est à cette réflexion critique, engagée par certains autour de notre responsabilité en tant que « fournisseur de lunettes quand on passe de la théorie à l’action » (Marion 2003a, p 90), que ce papier souhaite modestement participer. Pour conduire cette approche réflexive, nous mobiliserons un double cadre conceptuel : Le premier est issu des conclusions de Boltanski et Chiapello dans le nouvel esprit du capitalisme (1999), autour notamment de l’importance de la notion de critique 1 . L’esprit du capitalisme a toujours eu besoin de la critique dont il se nourrit : « il a besoin de ses ennemis, de ceux qu’il indigne et qui s’opposent à lui… » (ibid. p 69). Les deux auteurs analysent même le développement capitaliste comme autant de boucles de récupérations qui correspondent au processus 1 En ce sens nous reprenons ici les réflexions de Marion (2001) qui utilise également de cette notion de critique. 1 d’endogénéisation de ces critiques dans son fonctionnement. C’est à partir de ce constat que nous proposons de définir le marketing comme autant de réflexions, de pratiques, de techniques mises en œuvre pour récupérer, maîtriser, ou déstabiliser les critiques qui sont adressées au capitalisme. Le second fait référence aux réflexions de Hirschman (1983). Dans bonheur privé, action publique, Hirschman2 s’attache à comprendre l’alternance, dans nos sociétés capitalistes, des années de turbulence et des années de passivité. Autrement dit, l’alternance récurrente entre l’engagement des individus comme groupes dans l’action publique 3 et le repli sur les paisibles valeurs du bonheur privé4 . Les passages de l’une à l’autre des phases prennent un caractère cyclique. Ces cycles action publique/bonheur privé sont essentiellement liés à la notion de déception. « Les actes tant de consommation que de participation aux affaires publiques, qui sont accomplis dans l’espoir d’en tirer une satisfaction, apportent également déception et insatisfaction » (Hirschman, 1983, p 26). Autrement dit, dans un premier sens, le développement quantitatif ou même qualitatif de biens à consommer est porteur de déception généralisée vis-à-vis de la consommation. Mais, dans un second sens l’action publique peut, elle aussi, être source de déception et conduire à une nouvelle phase de bonheur privé. C’est en s’appuyant sur ces réflexions que notre exposé développera deux propositions : • Sur la base d’études sociologiques sur le consumérisme, nous chercherons à montrer comment le marketing a récupéré et déstabilisé le discours du consumérisme militant des années 70 (1ère partie). Autrement dit, et en reprenant Rochefort (1995), comment nous sommes passés d’une période d’action publique ou d’abondance contestée et revendiquée 2 Il est assez intéressant de constater que dans cet ouvrage datant de 1982 pour l’édition anglaise, Hirschman aborde essentiellement la consommation à travers l’utilisation du terme d’expérience du consommateur, ce qui au même moment en marketing fait le pendant à l’article séminal du marketing expérientiel de Hirschman et Holbrook (1982). 3 L’action publique consiste à « agir dans l’intérêt public, œuvrer au bonheur public – toutes ces expressions renvoient à l’action dans le domaine politique, à l’engagement du citoyen dans les affaires civiques, dans la vie de la communauté » (1983, p 20) 4 La quête du bonheur privé est associée, selon Hirschman, « à la recherche d’une vie meilleure pour soi-même et pour les siens, le terme meilleure renvoyant avant tout à un bien être matériel accru » (1983, p 20). 2 (1968-1973) à une quête de bonheur privé, celle de la consommation individualiste à partir de 1973 jusqu’aux années 90. • Sur la base d’analyse du discours et d’ouvrages véhiculant la critique consumériste actuelle, nous avancerons l’idée que nous entrons dans une nouvelle phase du cycle vers l’action publique (2ème partie). Nouvelle phase caractérisée par de nouveaux modes d’action consumériste autour de nouvelles figures consuméristes en lieu et place de celle du militant. 1/ VERS LA FIN DU CONSUM ERISME MILITANT ACTIONS ET RECUPERATION DU DISCOURS : ENTRE DESTABILISATION DES Cette première partie a pour objet la façon avec laquelle le marketing a récupéré les critiques consuméristes classiques issues de la phase d’actions publiques caractéristiques de la fin des années 60. Cette récupération marquera à la fois le début d’une nouvelle phase de bonheur privé mais également, sonnera le glas de la figure du militant consumériste soixante- huitard. Du consumérisme politique au consumérisme privé : Le marketing comme processus d’individualisation de la critique Depuis Hirschman (1972), on peut voir dans le consumérisme une réaction à l’insatisfaction devant un fournisseur. Cette réaction fait référence à la prise de parole (voice) qui s’inscrit dans l’ordre du politique. C’est souvent ce phénomène qui est retenu pour expliquer le développement du consumérisme et son rôle dans la société. Ainsi, la première phase du consumérisme est très liée à cette dimension politique : « L’apparition du consumérisme peut être située dans un contexte plus général de contestation dont mai 68 a représenté le moment culminant : publicité, société de consommation, profit… ont pu être parmi les cibles d’un discours contestataire dont le consumérisme a hérité » (Pinto, 1990, p 195). D’ailleurs, historiquement et structurellement, on retrouve derrière les associations de consommateurs, qui siègent au Conseil National de la 3 Consommation, différents syndicats (FEN, CFDT, FO ou la CGT) 5 . Voyons maintenant comment de différentes manières, ce premier type de critique situé sur le champ politique va être récupéré par le marketing et l’espace marchand. Quand les entreprises font du consumérisme… Tout d’abord, des entreprises vont se faire les chantres de la défense des consommateurs. Tel sera le positionnement de la grande distribution. La Fnac en est un des exemples les plus connus : à travers son rapprochement avec les luttes de Ralph Nader (la Fnac l’invitera dans les années 70 pour des conférences), à travers des prises de positions politiques (dans le cadre de programme commun de 1981), à travers l’inscription du consumérisme comme valeur (les 3 C : Consumérisme, Culture, Commerce), enfin et surtout, à travers ses actions de lutte contre le pouvoir des fournisseurs pour l’accès à la Culture pour tous (les tests, et l’indépendance des vendeurs figurent encore dans leur charte). L’histoire du développement de la grande distribution est marquée par ces épisodes de lutte contre les fabricants. Des noms sont liés à cette lutte (les mousquetaires de la distribution) 6 . Autre action liée, les entreprises vont investir le marché de l’information sur les produits (Mallard, 2000). Cette forme de récupération consiste à financer directement des revues à caractère consumériste indépendantes (parlant de consommation), ce qui n’est pas sans conséquences sur les choix éditoriaux des revues consuméristes classiques : « la dépendance des revues à l’égard de leur propre marché les oblige à adopter une logique marketing, proche de celles qui sont régulièrement dénoncées dans leurs colonnes, ayant pour objectif d’élargir la clientèle et de répondre aux demandes » nous précise Ohl (2002, p 28). Ceci va amener les revues comme 50 millions de consommateurs (créé par l’INC en 1969) ou Que choisir ? (créée par l’UFC en 1970), à modifier leurs discours pour toucher de nouveaux lecteurs. Ce discours va alors se déplacer sur le terrain de 5 Pinto remonte encore plus loin dans la définition de la catégorie « consommateur », puisqu’il est question dans son article d’un rapprochement avec des courants situés dans l’humanisme économique. 6 Pour analyser le discours ainsi présenté on peut utilement se référer à « la fronde des caddies » d’Édouard Leclerc Ce discours consumériste des distributeurs semble retrouver de la vigueur ces dernières années (La campagne Mieux consommer de Carrefour), ce qui est sans doute le résultat d’un besoin de justification plus grand face à des critiques plus fortes. 4 la vie quotidienne et se concentrer sur les critères de choix du consommateur : « En partant du consommateur en situation concrète, ayant à se déterminer en fonction de plusieurs possibles comparables, on réussit, sinon à nier, du moins à mettre en suspens des débats dont les implications idéologiques sont davantage du ressort d’organisations militantes… » (Pinto, 1990, p 196). Ce basculement rejoint parfois le parcours personnel de beaucoup des journalistes de ces revues, dans le sens où il favorise la reconversion tant professionnelle qu’idéologique d’anciens soixantehuitards7 . Quand les entreprises font du relationnel… Au-delà de ces premiers mode de récupération, petit à petit, dans ce même registre de la prise de parole, on a pu assister au développement d’un consumérisme pour soi (privé) au détriment du consumérisme politique (Barrey, 2002), on parlera d’individualisation de la critique. Tant est si bien que sur beaucoup de points aujourd’hui, le consommateur prime sur le militant : « Aux mobilisations politiques et aux rapports de force avec l’industrie capitaliste s’est substituée une logique de service aux consommateurs » (Ohl, 2002, p 27). Le marketing, par le développement de tels services de réclamation, favorise ce processus d’individualisation du consumérisme. Bien entendu, celui-ci a pour conséquence d’affaiblir les associations ou des institutions de défense des consommateurs mais également d’affadir leurs discours. En fait, le déclin du consommateur militant a laissé place au développement d’un consumérisme utilitaire et individuel. C’est ce que relève assez nettement Barrey (2002) dans son étude de lettres envoyées au service consommateur d’un distributeur. « Le service consommateurs est un dispositif qui enferme les mécontentements pendant le temps nécessaire à leur traitement et empêche ainsi les recours de prendre une tournure démesurée, de devenir publics. Aussi certains consommateurs menacent-ils de rendre la démarche publique… Le service consommateurs, en tant 7 Voir également ce lien idéologie-profession dans Marion (2001) et la place des soixante-huitard dans le monde de la publicité. 5 que dispositif de dénonciation privée, reste un moyen commode pour les distributeurs de cadrer l’interaction » (ibid. 2002, p 171). Selon cette étude, même si les expériences font référence à des expériences de consommation privées qui pourraient être généralisées par les consommateurs dans leurs revendications, 8,3% seulement des auteurs des lettres s’expriment au nom de l’intérêt général des consommateurs, c’est-à-dire sur un registre politique propre au consumérisme. Le développement de ces services clients est à replacer dans celui plus général du marketing relationnel des années 80. Deux aspects sont ici mis en avant : • D’un côté, ces années marquent l’émergence d’une critique de la consommation de masse à laquelle sont liés une production industrielle et les mass média (Rochefort, 1995). Le marketing relationnel, de par ses réflexions et ses pratiques autour de la personnalisation, peut être donc perçu comme un premier moyen de récupération, favorisant l’accroissement d’une consommation individualiste : le bonheur privé. • D’un autre côté et plus fondamentalement, ces actions participent à l’efficacité accrue de l’organisation et du fonctionnement du système capitaliste à travers, la fidélisation et le développement de la relation client. Hirschman (1972) explique ainsi que pour que les registres de la défection ou de la prise de parole fonctionnent correctement, il est nécessaire d’avoir une part importante de clients (loyaux) 8 qui ne quitteront pas la relation en cas de diminution de la qualité. C’est grâce à cette catégorie de clients que l’entreprise obtient un laps de temps pour adapter son offre. Dans cet esprit, le marketing relationnel peut être perçu comme le moyen de réagir face à une insatisfaction en enfermant le client dans une relation (création de coûts de transfert) afin qu’il ne fasse pas jouer le registre exit. 8 Notons avec Bajoit (1988) que Hirschman n’a que très peu précisé le registre de la loyauté. Il pourrait être intéressant de distinguer parmi les loyaux, ceux qui perdurent dans la relation en prenant la parole, et ceux qui ne font rien. C’est dans cette distinction que Bajoit (1988) propose une quatrième modalité d’action à partir de la distinction entre le loyal et l’apathique. Ce dernier reste dans l’interaction, tout en étant insatisfait mais de manière passive ; en ce sens il n’est plus vraiment loyal (Bajoit cite l’exemple de la femme qui reste mariée mais qui a un amant). Ce qui rejoint des travaux en marketing sur la distinction entre les types de fidélité (affective ou conative). 6 La déstabilisation du discours consumériste militant : le marketing comme processus de subjectivisation L’individualisation de la critique n’est pas la seule explication de la faiblesse relative du pouvoir des associations de consommateur et de l’abandon progressif du registre politique. Parmi les autres éléments à prendre en compte, on trouve un certain décalage du discours même de ces différentes institutions par rapport à l’évolution de la société de consommation au cours de ces vingt dernières années. Ainsi, les associations consuméristes font référence à un discours essentiellement focalisé sur les produits. Ce faisant, elles limitent la consommation au seul comportement d’achat et à ses dimensions utilitaires et fonctionnelles. En concentrant son attention sur le rapport qualité-prix des produits, le consumérisme se pose en informateur d’un marché dans lequel le consommateur est proche de la figure d’un homo-oeconomicus (Pinto, 1990), ce qui présuppose quelques conditions : • Exclure les dimensions non, ou difficilement, mesurables de l’achat ; • Comparer une série de biens en fonction de critères aisément objectivables ; • Formaliser le principe ultime du choix sous la forme synthétique du rapport qualité-prix . On retrouve ici les explications économiques de l’existence et du développement du consumé risme comme source externe d’informations (Lambin et Chirouze, 2002). Ce qui donne une importance particulière aux demandes concernant l’impératif d’information (étiquetage, affichage, notices…). En fait, en prenant appui sur l’étude de Mallard (2000) sur la presse de consommation (Que choisir ? et 60 millions de consommateurs), on s’aperçoit que le processus de mise en place des essais comparatifs est finalement très proche des étapes du processus de décision issu du modèle cognitif en marketing. Le but du jeu est de se mettre à la place de l’acheteur en suivant pour lui les étapes de détermination du besoin, de la recherche d’information, de l’évaluation des possibilités, et du (ou des) choix final. L’intérêt réside dans la volonté d’objectivisation de cet achat, par l’appel à une démarche technique et scientifique, ce que Mallard appelle le désengagement du 7 consommateur. Derrière cette focalisation sur les éléments techniques et la détermination de critères de choix les plus scientifiques possibles, les revues consuméristes ont finalement une forte tendance à colorer « les pratiques de consommation d’un certain ascétisme là où les revues spécialisées insistent sur la jouissance que procure la consommation » (Mallard, 2000, p 394). Le problème, c’est que justement à partir de la fin des années 70, le marketing va dépasser ce cadre cognitif en donnant une place prépondérante à la subjectivisation de l’offre. De fait, cette critique consumériste apparaît comme assez décalée et désemparée dès qu’il s’agit de remettre en cause l’hypothèse de désengagement du consommateur : • C’est le cas des activités de service où l’on sait l’importance de la coconstruction de la valeur sur la base de l’interaction (Eiglier et Langeard, 1987 ; Gadrey et De Bandt, 1994). L’inconvénient des approches consuméristes sur les services « tient au fait qu’elles engagent plus les promesses du service que la qualité des prestations proprement dite » (Mallard, 2000, p 403). • C’est le cas également lorsque le marketing s’intéresse à de nouveaux segments par exemple les jeunes. A ce titre, le lectorat des revues consuméristes est plutôt constitué de personnes d’âge mûr ou retraitées, dotées d’un pouvoir d’achat moyen ou élevé, et composé essentiellement de cadres moyens ou supérieurs (Mallard, 2000). Ceci ne fait sans doute que contribuer à la déstabilisation des critiques consuméristes en ce qui concerne la consommation des jeunes dont le pouvoir de prescription et d’influence ne cesse d’augmenter. • C’est le cas, si l’on fait référence à l’importance et au rôle croissant des marques. Le problème se déplace alors du produit à la marque avec toute la difficulté de rendre compte de jugements objectifs autour de dimensions sociales, symboliques, hédoniques que véhiculent ces marques. Notons sur ce point que la critique sur les marques a fait l’objet d’une première récupération par le marketing à travers le positionnement des marques de 8 distributeurs. Ainsi, la critique « vous payez les produits trop chers à cause de la pub ou des frais marketing » a été récupérée par les distributeurs. C’est en ce sens, comme le rappelle Heilbrunn (2000), que l’on peut lire le développement des marques de distributeurs et notamment celui des produits blancs Carrefour, vierges de toutes ces impuretés marchandes. Plus globalement, on peut remettre en cause cette hypothèse de désengagement du consommateur dans le cadre beaucoup plus large du développement de l’hédonisme matérialiste de la société de consommation actuelle (Lipovetsky, 2003) porté par le marketing expérientiel. Ce cadre n’est pas sans conséquences sur l’évolution même des modèles en marketing, vers l’idée que l’unité d’analyse est désormais située plus au niveau de la consommation que de l’acheteur. Ceci vient fortement discuter l’hégémonie du modèle cognitif dominant (Filser, 2003) qui sert de base aux essais comparatifs. Lorsque la consommation devient loisir, source de plaisir à part entière, comment apporter un jugement général objectif sur l’esthétisme ou sur l’hédonisme (Hetzel, 2002) ? Comment tester une expérience subjective touristique (Ladwein, 2002) ? Comment appréhender des notions telles que la nostalgie, l’authenticité (Cova et Cova, 2001) ? L’hypothèse de désengagement du consommateur sur laquelle s’appuie le discours consumériste est de moins en moins tenable. L’objectivisation recherchée à travers les tests s’avère de plus en plus difficile. Et après l’individualisation de la critique, le marketing participe à la mise en place de la subjectivisation de l’offre qui déstabilise le consumérisme militant. Ce faisant, le marketing ouvre la porte d’une nouvelle phase de bonheur privé, dont on peut supposer l’existence jusqu’au milieu des années 90. 9 2/ VERS UNE PHASE D’ACTION PUBLIQUE : L’EMERGENCE DE NOUVELLES FIGURES CONSUMERISTES A l’issue de cette première partie, on peut considérer les développements du marketing relationnel et du marketing expérientiel comme des modes de récupération des critiques consuméristes. Ces derniers amènent une société actuelle qualifiée d’hyperconsommation : « la consommation ne peut être tenue exclusivement pour une manifestation détournée du désir ou un dérivatif : de plus en plus, elle ne remplace rien, ne console de rien, elle vaut seulement pour elle- même en tant qu’agent d’expériences émotionnelles » (Lipovetsky, 2003, p 85). Devons-nous, pour autant, supposer que nous sommes définitivement entrés dans une phase de bonheur privé matérialiste ? Devons- nous conclure comme le faisait Marcuse (1968) dans les années 60 à un engourdissement de la critique, signe d’une société sans opposition ? Devons- nous croire à la fin des militants 9 et à une société sans actions publiques ? L’hypothèse que nous retiendrons est inverse et rejoint celle de Hirschman (1983) : toute nouvelle stimulation porte en elle de nouveaux éléments de déception. Dans ce cadre, le visage de la société de consommation actuelle serait à la fois celui d’un bonheur matériel privé sur le déclin, mais également celui d’un terreau sur lequel sont en train de germer les graines de la prochaine phase d’action publique. Autrement dit, comme à d’autres périodes historiques, les avancés matérialistes du marché, analysés comme de nouvelles formes de stimulation, sont porteuses de déception (encadré 1) qui conduit à une nouvelle phase d’action publique de la critique (Hirschman, 1983). Ce qui va caractériser néanmoins la période que nous vivons, c’est que cette nouvelle critique consumériste va prendre d’autres formes, adopter d’autres discours. Le militant de la période précédente est remplacé par de nouve lles figures consuméristes : le consom’acteur et l’alterconsommateur. Encadré 1. La résurgence des critiques matérialistes Dans Bonheur privé, action publique (1983) Hirschman relève la dimension récurrente de la critique matérialiste. Autrement dit, les nouveaux biens ont depuis toujours suscité de nombreuses 9 Pour reprendre le titre du livre de Ion (1997). 10 accusations, dont certaines autour de la notion de besoin ont été et sont encore reprises par les critiques consuméristes. Il y a, tout d’abord, une double accusation quant à la redistribution socia le de la nouvelle richesse matérielle : « si elle pénètre dans les masses, les conservateurs s’émeuvent de la voir menacer l’ordre social. Si tel n’est pas le cas, les progressistes s’épouvantent de la disparité croissante des niveaux de consommation » (ibid. p 98). Mais plus profondément, il y a une double contrainte qui découle d’autres éléments du mécontentement : D’un côté, les biens frivoles et dérisoires « sont incapables de changer en rien les traits les plus tragiques et terrifiants du sort humain, tels que l’angoisse, la tristesse, la maladie ou la mort » (p 99). C’est le cas également lorsque les acquisitions ont pour objet de combler un autre mal humain, l’ennui. D’un autre côté, « par un singulier retournement, les choses inventées et produites par l’homme, de frivoles et futiles, deviennent soudain sacrilèges » (ibid. p 101), il s’agit d’une version moderne de l’antique notion de connaissance interdite. « Il est même concevable que certains produits nouveaux détiennent la douteuse distinction de pouvoir être simultanément la cible des deux critiques contradictoires que je viens de résumer ; ainsi ils seraient futiles en tant qu’innovations et qu’éléments de confort, et auraient cependant des effets secondaires extrêmement graves du point de vue environnemental ou écologique » (ibid. p 102). Comme nous allons le voir ces critiques classiques vis-à-vis du matérialisme sont présentent dans les discours actuels : la surconsommation de biens inutiles et/ou la consommation comme système négatif pour l’humanité sur le long terme. Le consumérisme réformiste : le consom’acteur Sans chercher à faire le tour de la question, les crises touchant l’individu autant que l’être ensemble, modifient les repères de la société moderne : crise identitaire, crise du lien social, crise politique, crise idéologique, ou spirituelle (Sue, 1997 ; Dubar, 2000 ; Beck, 2001; Singly, 2003). Dans ce contexte, la critique va évoluer pour dénoncer une société en perte de sens. Autrement dit, débarrassé de ses anciens ennemis, contre lesquels il pouvait asseoir sa légitimité, le système capitaliste se trouve devant un nouveau besoin de justification (Comte-Sponville, 2004). Dans la pratique, comme dans le discours, la critique consumériste va alors prendre une autre dimension et modifier ses moyens de pression vis-à-vis du capitalisme. Elle va, en quelque sorte, prendre conscience de son rôle et de son importance faisant de la consommation un acte politique. On peut s’appuyer ici sur les analyses de Beck (2001) concernant le développement d’une nouvelle culture politique (mouvements sociaux, initiatives citoyennes). Cet auteur voit dans « le déclin de l’interventionnisme étatique » non pas « l’expression d’un renoncement politique, mais le produit 11 d’une démocratie et d’un Etat social accomplis dans lesquels les citoyens savent se servir de tous les médiums de contrôle social et juridique, et de tous les modes de participation pour faire valoir leurs intérêts et leurs droits » (2001, p 404). En ce sens, il y constate un effacement des frontières de la politique : « la politique devient apolitique, et ce qui était apolitique devient politique ». L’évolution technico-économique devient une tierce instance qui « prend le statut hybride de subpolitique ». Et Beck de conclure : « L’activité des entreprises, de la science et de la technique prend donc une nouvelle dimension politique et morale, qui jusqu’alors était totalement étrangère à ces domaines ». Si le registre du militant était politique, celui du consom’acteur est subpolitique. Plus encore que dans les phases précédentes, le marketing est alors mobilisé pour rendre la consommation plus responsable. C’est dans ce cadre que l’on peut concevoir les réflexions et les actions autour des notions d’éthique, de responsabilité sociale ou d’écologie. Tout se passe comme si le consommateur, rompu à un certain nombre de techniques marketing utilisait les armes du système capitaliste pour lui donner un sens meilleur. Parallèlement à la prise de parole que nous aborderons plus tard, son mode d’action privilégié sera l’exit, à savoir la mise en concurrence. Autrement dit, en favorisant une forte différenciation de l’offre, le marketing offre finalement au consommateur plus de moyens de se faire entendre par la défection. C’est ainsi que l’on peut analyser le pouvoir du consommateur volatile, caméléon, zappeur, qui apparaît dans les discours comme une contrainte de plus en plus forte de l’entreprise 10 . Cette pression consumériste apparaît, tout d’abord, dans la dimension opérationnelle touchant les modalités de la production de l’entreprise. De plus en plus de normes mettent ainsi l’accent sur la dimension écologique et sociale tant au niveau de l’organisation que du résultat de la production. Il s’agit d’une certaine façon de faire entrer le consommateur dans l’entreprise. C’est le cas de 10 Nous n’aborderons pas ici le fait que ce consommateur puisse servir de bases à de nouvelles techniques de gestion (la tyrannie des clients) ou que cette volatilité est elle-même coconstruite par les entreprises (Dubuisson-Quellier, 2004). 12 secteurs à part entière comme le Bio ou le commerce équitable mais également dans d’autres secteurs à travers la définition de normes, ou de certifications 11 . Cette pression consumériste peut également avoir des répercussions dans la définition des décisions stratégiques 12 . C’est ainsi que l’on va voir se développer des actions autour de notions comme le développement durable ou la performance sociale. En ce sens, ce consommateur zappeur devient un des shareholders à prendre en compte dans le gouvernement de l’entreprise. On peut visiblement percevoir des signes de cette pression dans le développement de systèmes de notation responsables ou dans celui des fonds éthiques, sociaux ou religieux. Ces derniers représentent plus de 10% de la capitalisation américaine participant à l’édification possible d’une république des actionnaires (Gomez, 2001). D’une certaine manière, et en s’appuyant sur les analyses de Marion (2001), alors que le militant consumériste portait une critique artistique (de libération, d’authenticité et de relation) le consom’acteur s’attache à la critique sociale « celle qui dénonce la misère et l’exploitation et met l’accent sur l’égoïsme des intérêts particuliers ». Le consom’acteur prend pour cib le privilégiée le marketing et son éthique. C’est le marketing qui est interrogé par les parents d’élèves dans le débat sur les marques à l’école. Cette discipline est en première ligne car idéologiquement, elle prend appui sur l’idée que « le critère du bien-être social c’est le progrès matériel individuel incessant » (Marion, 2003b, p. 51). Le marketing est donc celui par qui arrive la déception matérialiste, ce qui n’est pas sans conséquences sur l’état d’esprit de ceux qui doivent l’enseigner ou l’appliquer (l’esprit du marketing). C’est ce que révèle la récente étude de Flipo et Revat (2003) : « un sentiment 11 A titre d’illustration, on peut citer la norme ISO 14000 sur l’environnement ou bien encore de la norme SA 8000 sur la responsabilité sociale ou bien encore la norme qualité ISO 9000 sur les services qui intègre la mise en place d’un baromètre de satisfaction de la clientèle. 12 Cf. Dossier n°136 de la Revue Française de Gestion. 13 globalement négatif quant à leur (les marketers) perception des pratiques du marketing » ; « une conscience très vive de la part des répondants de pratiquer une discipline pour le moins mal aimée » ; Seuls les financiers au niveau de la gestion ou les politiques d’un point de vue général seraient moins bien perçus. Le consumérisme révolutionnaire : l’alterconsommateur L’autre figure du consumérisme, est plus radicale et révolutionnaire. D’une certaine manière, elle est aussi plus récente et de ce fait moins récupérée et récupérable. La présentation de celui que nous nommerons l’alterconsommateur s’appuiera principalement sur l’analyse de discours anticonsommation défendus en France par le mouvement Casseurs de Pub 13 . L’analyse met en avant un certain nombre de traits caractéristiques de cette forme de critique consumériste. Un forte culture marketing Outre la référence (dans le style même des publications) au mouvement 68, la caractéristique essentielle des discours est la maturité ou le haut degré de culture marketing intégré par l’alterconsommateur. Ce qui s’explique, notamment, par l’intervention de publicitaires dans ces actions (Beigbeder et Toscani ont publiquement soutenus le mouvement lors du procès avec la RATP). « La publicité envahit la totalité de l’animal humain, elle en assiège tous les accès, qu’ils soient individuels ou collectifs : recherches mentales et comportementales, corps et âmes, psychologie des profondeurs, analyses sociologiques ou socioculturelles (styles de vie), approches scientifiques de la mémorisation, de la cérébralité ou de la sensorialité (marketing sensoriel), sondages et radiographie de l’animal collectif humain à des fins de conditionnement pavlovien ». On retrouve des indices de cette culture marketing dans le journal de Casseurs de Pub et sa rubrique, une profession nuisible à supprimer tous les mois (par exemple, conducteur de camionnette publicitaire, chef de produit, responsable packaging en yaourts aux fruits…). 13 Il s’agit des numéros de la revue Casseurs de Pub de 1999 à 2004, du journal La Décroissance (premier numéro mars 2004) mais également d’ouvrages de penseurs de ce mouvement comme Paul Ariès. 14 La généralisation de la critique Un certain nombre d’objets de la critique ne sont pas nouveaux14 . On retrouve, tout d’abord, les attaques concernant les variables opérationnelles comme la distribution, la qualité des produits, les prix et bien sûr la publicité (Packard, 1958). Elle peut également monter d’un cran en abordant la dimension stratégique (les segments, les cibles) et les problématiques associées aux marques, et donc plus globalement au sens proposé par les offres (Klein, 2001). Mais, ce qui est nouveau, audelà de cette intensification vis-à-vis de la démarche marketing elle-même, c’est ce que nous appellerons la généralisation de la critique. Comme nous l’avons vu, la critique ne porte plus sur les produits mais sur les marques. Le discours critique va alors faire référence aux slogans, aux visuels, aux discours des dirigeants, brefs au sens même de l’entreprise. On notera par exemple l’utilisation constante du détournement d’affiches et de campagne de pub (France Infect, Moins consommer, c’est urgent de Carrefour, Penault : les voitures pour mourir…). Encadré 2. Vers une généralisation de la critique : Le cas de Disney Après avoir procédé à l’analyse de Mc Donald, Paul Ariès se lance à l’assaut de Disney dans Le royaume désenchanté. Il s’agit d’une critique généralisée qui aborde tous les aspects de l’entreprise symbole et de sa place dans la société. On trouve tout d’abord des dimensions connues : • Les aspects idéologiques de Disney liés à l’impérialisme culturel américain (l’appartenance de Walt Disney à la CIA est souvent reprise). On notera la reprise d’analyses sociopolitiques des thèmes de DisneyLand (« le pillage du passé », pas un mot sur le génocide indien) et des personnages (Mickey, Donald, Picsou…), référents types du système capitaliste. • Les aspects politiques à travers les négociations avec le gouvernement français pour l’implantation de Disney Land Paris (Mickeyrand – suite à l’intervention de François Mitterrand lui- même dans le dossier), « histoire d’une capitulation nationale ». • Les aspects culturels avec l’impact négatif de Disney sur la culture, « autopsie d’un crime culturel ». • Les aspects organisationnels, et ses nouveaux processus de manipulation des salariés, « laboratoire de néo-management ». Mais la critique va plus loin, elle s’attache à reprendre et décomposer le sens donné au parc et aux produits de Disney. Pour ce faire, elle s’appuie sur les analyses sémiotiques de Umberto Eco (sur la cité des automates in La guerre du faux), ainsi que sur les analyses psychanalytiques de Bruno Bettelheim (sur la modification des contes in Psychanalyse des contes de fées). Cette offre est, selon l’auteur, d’autant plus pernicieuse qu’elle a pour objet de « faire régresser les guests pour les formater idéologiquement ». Cette régression a pour base l’adolescence : d’un côté il faut s’adresser à l’enfant qui sommeille dans tout adulte, de l’autre il convient d’empêcher les enfants de grandir (en manipulant les contes de fées, par exemple lorsque Disney passe sous silence la fin de la vraie histoire de la Belle aux bois « Disney saute, bien sûr le passage où le prince tue l’adolescent en lui. 14 C’est ce qui expliquera les nombreuses références à des auteurs des années 60 comme Baudrillard, Debord, ou Marcuse. 15 histoire de la Belle aux bois « Disney saute, bien sûr le passage où le prince tue l’adolescent en lui. Il entend, au contraire, faire de l’univers adolescentrique un monde en soi », p 51). Ce qui est attaqué, alors, c’est le marketing expérientiel mis en place par l’entreprise. Selon l’auteur, le danger essentiel de cette entreprise réside dans son culte de « la vente du bonheur ou de la consommation de soi ». Le danger est alors psychique. « Le stade ultime du capitalisme sera donc la marchandisation de l’expérience vécue : vendre des affects, des sensations et des sentiments. Disneyland vend des expériences de vie un peu comme une prostituée ». Une critique de la consommation de soi Le troisième élément qui ressort de nos analyses concerne une critique du marketing expérientiel. Comme le montre le cas précédent de Disney, tout se passe comme si cette critique avait déjà intégré les déceptions liées au dernier mode de récupération proposé par le capitalisme, l’offre de procès de personnalisation, d’image de soi, l’expérience de consommation. La marque et la publicité en tant qu’institutions sont alors particulièrement attaquées (physiquement par les tags) comme le montre les phrases suivantes destinées aux jeunes des banlieues. « La pub c’est pas elle la plus forte (refuse de porter des marques en cachant les logos que tu portes sous des trucs sympas)… La pub fait vieillir plus vite. Les marques disent que t’es nul « elle a besoin que tu ais honte de ta vie, que tu te trouves bête, sans valeur. Regarde comment elle représente ta cité »…. La pub te ment « elle te fait croire que le bonheur c’est de posséder et de consommer ». La pub dévore les enfants « elle vise les enfants car elle sait qu’elle peut plus facilement les dompter »… La pub trafique ton identité « elle est prête à voler des morceaux de tes identités pour te les revendre au prix fort. Le rap, les tags, c’est pour elle qu’une occasion de plus pour faire du fric ! »… La marque engendre la violence « elle fait croire que des tas de choses sont indispensables alors que presque personne ne peut se les payer, elle cause des disputes dans les familles en poussant les gamins à croire que leurs parents qui refusent d’acheter des marques ne sont pas à la hauteur »… La pub c’est la superexploitation des plus pauvres »… L’Aliénation La notion d’aliénation associée au totalitarisme du système capitaliste est particulièrement présente. On y retrouvera bien sûr des références aux analyses de L’Homme Unidimensionnel de Marcuse (1968) datant des années 60. « La pub, nouveau visage du totalitarisme. Cette entreprise totalitaire, qui s’est installée progressivement depuis une trentaine d’années, de façon quasi irréversible, manifeste dans sa progression même, son caractère impérialiste… Mais cet aspect visible, extérieur, institutionnel du totalitarisme publicitaire couvre lui- même une visée plus profonde, intérieure et qualitative, idéologique en un mot, qui est de réduire la totalité de l’être humain à la seule dimension de la consommation… on trouve tout en elle (la publicité) y compris son contraire apparent, puisqu’elle désamorce les tentatives de rébellion en récupérant les valeurs qui les suscitent. Impossible d’échapper à l’ordre extérieur qui règne dans la cité dès lors que celui-ci établit aussi dans les têtes sa clôture 16 absolue. C’est l’éternelle leçon du totalitarisme, qu’il soit nazi, stalinien ou capitaliste libéral ». Néanmoins, alors que les années 60 ont abordé l’aliénation du système capitaliste au travers de la production15 , la critique actuelle met en avant l’aliénation produite au travers du système de consommation. On passe de métro-boulot-dodo à métro-conso-dodo. Il est fait référence constamment à l’enfermement dans lequel nous amène la société de consommation (cf. encadré 3). Les cibles sont donc essentiellement liées à tous ceux qui favorisent la consommation et qui participent à cette aliénation moderne. Encadré 3. Figure de l’aliénation moderne : 99F Beigbeder dans 99F relève ainsi assez bien cette forme d’aliénation moderne. Rappelons que ce roman autobiographique raconte l’histoire d’un publicitaire, « suppôt de la société spectaculaire », qui cherche à sortir du système. « Je suis publicitaire : eh oui, je pollue l’univers. Je suis le type qui vous vend de la merde. Qui vous fait rêver de ces choses que vous n’aurez jamais. Ciel toujours bleu, nanas jamais moches, un bonheur parfait, retouché sur PhotoShop. Images léchées, musiques dans le vent. Quand, à force d’économies, vo us réussirez à vous payer la bagnole de vos rêves, celle que j’ai shootée dans ma dernière campagne, je l’aurai démodée. J’ai trois vogues d’avance, et m’arrange toujours pour que vous soyez frustré », (p 17). « Pour réduire l’humanité en esclavage, la publicité a choisi le profil bas, la souplesse, la persuasion. Nous vivons dans le premier système de domination de l’homme par l’homme contre lequel même la liberté est impuissante. Tout est permis, personne ne vient t’engueuler si tu fous le bordel. Le système a atteint son but : même la désobéissance est devenue une forme d’obéissance » (p 21). « A un moment j’ai cru que je pourrais être le grain de sable dans l’engrenage. Le rebelle dans le ventre encore fécond de la bête ; soldat de première classe dans l’infanterie du global marketplace… Après tout, les soixante- huitards ont commencé par faire la révolution, puis ils sont entrés dans la pub – moi , je voulais faire l’inverse » (p 33). Plus loin que le consom’acteur Ce constat d’une aliénation généralisée ne se satisfait pas des modes de récupération proposés par le marketing. Le mouvement Casseurs de pub cherche ainsi à se démarquer des consom’acteurs qui défendent le développement durable en montrant leur hypocrisie. A cette fin, Casseurs de Pub vient de sortir un nouveau journal :La décroissance, le journal de la joie de vivre. 15 Boltanski et Chiapello présente ainsi la critique artistique. Celle-ci se nourrit essentiellement de deux ordres : le capitalisme source de désenchantement et d’inauthenticité des objets, des personnes, des sentiments… le capitalisme source d’oppression en tant qu’il s’oppose à la liberté, à l’autonomie et à la créativité des êtres humains soumis, sous son empire, d’une part à la domination du marché et la subordination de la condition salariale » (1999, p 82). 17 Dans le numéro de Novembre 2002, il est proposé un test : Etes-vous développement durable ou décroissance soutenable ? Les résultats proposent trois profils dont l’un est commenté de la manière suivante : « Vous êtes très développement durable. Vous êtes moderne. Vous lisez Télérama. Vous aimez les pastilles vertes, la taxe Tobin, les voitures propres, Arte, le commerce équitable, le développement durable et Max Havelaar. Vous votez pour les verts car il est temps de concilier la croissance économique et la protection de l’environnement. Vous êtes consom’acteur. L’été, vous faites du tourisme humanitaire : vous allez expliquer aux Noirs en Afrique (ils sont très gentils et tellement mignons) comment se développer. Vous avez une bonne conscience de gauche ou une âme charitable de droite. Mais, parce que vous êtes raisonnable et réaliste, il est exclu que vous remettiez en question votre mode de vie. Vous n’allez pas démissionner de ce poste à 2000€ mensuels ! De toute façon, ce sont les hommes politiques qui peuvent vraiment faire changer le monde ». Organiser la résistance : la simplicité volontaire La reconnaissance de l’enfermement dans le système capitaliste ne va pas de soi. En reprenant Marcuse (1968) on pourrait conclure à une sorte d’impossibilité de s’en sortir, puisqu’elle est intériorisée par les individus : « je viens de suggérer que le concept d’aliénation devient problématique quand les individus s’identifient avec l’existence que leur est imposée et qu’ils y trouvent réalisation et satisfaction. Cette identification n’est pas une illusion mais une réalité. Le sujet aliéné est absorbé par son existence aliénée » (ibid. p 36). Il est même probable que ce constat d’enfermement soit à la base d’une autre réaction plus violente vis-à-vis du système, on se dit militant (et pas simple adhérent), résistant (le mouvement Résistance à l’Agression Publicitaire) ; on parle d’actions commando, de guérilla antipublicitaire comme en témoigne le procès de la RATP. Dans le quotidien, vis-à-vis du système de consommation, on cherche à résister par des pratiques de non-attention (ne pas regarder les affiches et zapper pendant les pub TV), ou de non participation (retourner les sacs publicitaires, arracher les publicités dans les journaux). Mais organiser la résistance est généralement entendu par Casseurs de Pub comme une démarche plus pacifiste et intégrée dans le cadre de sa vie quotidienne : la simplicité volontaire. Il s’agit d’une reprise de la critique artistique des années 60 présentée par Boltanski et Chiapello (1999) : « la critique artistique, dans ses formes historiques, subordonne l’exigence d’authenticité à l’exigence de 18 libération – la manifestation des êtres dans ce qu’ils ont d’authentique étant tenue pour difficilement réalisable s’ils ne sont pas affranchis des contraintes, des limitations, voire des mutilations qui leur sont imposées notamment par l’accumulation capitaliste » (ibid. p 501). « Allez-y Plongez ! Retrouver le plaisir de vivre en limitant vos besoins. La résistance non-violente est la simplicité volontaire. Quel plaisir de vivre débarrassé de voiture, de téléviseur, de téléphone portable de réfrigérateur et d’autres objets imposés par la publicité ! Quel bonheur de privilégier l’épanouissement de son être et des relations sociales à la suicidaire croissance économique ! Alors refusons la manipulation, le conditionnement, la normalisation publicitaire. Soyons les acteurs de nos vies. Participons à la décroissance soutenable. Vive la sobriété épanouie ! vive la frugalité joyeuse ! » Le compromis Si les discours font référence à cette simplicité volontaire, sa réalisation pose un certain nombre de problèmes. Ainsi, comme le montre une étude sur les mouvements altermondialistes 16 , de Ferrando Y Puig (2004), la pratique d’une consommation différenciée est très exigeante financièrement (achat de produits bio, équitables plus chers) et en temps (préparations culinaires, potagers, chauffer au bois…). Ces éléments peuvent être source de tensions sociales et professionnelles mais surtout, conduisent au caractère illusoire d’une consommation altermondialiste pure : « Comme tous les types de produits sont testés sur les animaux, il faudrait vivre nue, en ermite, sur une île. Dans nos sociétés, on ne peut pas être complètement puriste. Il faut se contenter d’être le plus en accord, au moins à 80% » (une interviewée cité par Ferrando Y Puig, p 5). D’où une notion qui revient régulièrement : celle de compromis. A titre d’illustration, dans un article de La Décroissance, il nous est présenté Agnès qui vit dans la simplicité volontaire : Son appartement a été retapé et décoré avec de la récupération (une cloison abattue sert de base à un nouveau mur) et l’utilisation de matériaux Bio (le Fermacell – placoplâtre naturel). Elle possède un moulin à céréales en bois, qui lui permet de moudre les céréales bio (blé, orge, riz rouge, riz complet, quinoa, millet, sarrasin, seigle…), qu’elle conserve dans des bouteilles de récupération. Pour son enfant, âgé de 18 mois, elle a opté pour des couches lavables (parce que les couches sont 16 Ferrando Y Puig parle de constellation alternative de la consommation, dans le sens où on retrouve des occurrences et des passerelles entre des associations altermondialistes qui reposent sur quatre pôles : économique et politique ; écologie et environnement ; Culture ; spiritualité. 19 en plastique et qu’elles contiennent des matières toxiques). Elle n’a pas de voiture et le week-end, pour prendre l’air, elle se rend en train au jardin associatif. Néanmoins, elle est aussi amenée à faire des compromis avec le système : « Je suis traductrice. C’est la raison pour laquelle j’ai un ordinateur. Mais c’est mon outil de travail. C’est comme pour la machine à laver : je suis obligée de faire des compromis. Mais je n’ai pas de télévision, ni de voiture ». « Il faut savoir faire des compromis. Par exemple, au niveau des courses, il m’arrive d’acheter des biscuits, ou même des raviolis, quand je dois aller vite et que je n’ai pas le temps. On a même acheté un frigo avec un compartiment de congélation. Cela consomme plus d’énergie mais du coup je peux congeler des légumes bio quand il en arrive beaucoup en même temps ». « Je ne suis pas non plus d’une logique implacable et il m’arrive de faire des écarts, d’acheter des bananes et des mandarines. Mais j’essaie d’acheter de préférence ce qui se fait ici et en cette saison. Enfin disons que c’est un idéal vers lequel j’essaie de tendre ». Vers une nouvelle utopie au quotidien ? Notons plusieurs éléments pour conclure cette présentation de la figure de l’alterconsommateur. Tout d’abord, et Ferrando Y Puig (2004) le montre bien, cette constellation alternative de la consommation se caractérise par une forte diversité et une faible structuration. Cette structuration du mouvement, comme phase d’action publique, est rendue d’autant plus difficile que les pratiques de consommation alternative paraissent lourdes et non viables. Autrement dit, lorsque ces pratiques seront mieux établies le mouvement deviendra sans doute moins minoritaire et pourra prendre une forme plus institutionnelle. En fait, pour que ce mouvement prenne une autre ampleur, il convient qu’il s’appuie sur une conscience utopique partagée par un plus grand nombre. Or, qu’en est-il donc de cette conscience utopique ? S’est-elle éteinte avec mai 68 ? Est-elle définitivement impossible depuis la chute du mur de Berlin ? Gauchet (2003) défend une thèse qui semble apporter quelques éléments de réponse en dessinant les contours de ce que nous nommerons une utopie au quotidien : « En avons-nous fini avec la conscience utopique ? Pas du tout. Délogée de son fief futuriste, elle a émigré dans le présent. Elle s’y cache ou, plutôt, elle y est invisible, condamnée qu’elle est à ne plus pouvoir prendre de traits déterminés, pas même l’invocation de ce levier magique d’évasion vis-à-vis de soi- même que promettait la révolution… A de certains égards, sans aucune utopie formée (ou formable) dans le sens classique du terme, nous sommes 20 dans un moment intensément utopique ». « la conscience utopique alimente une dénonciation infinie : le fonctionnement de nos sociétés devrait être tout autre qu’il n’est… Ainsi balançons- nous entre le scandale et l’apologie ; ainsi sommes- nous renvoyés en permanence de l’autosatisfaction à la frustration » … « La conscience utopique nous travaille plus que jamais, au travers de cette oscillation sans trêve » (Gauchet, 2003, p 120). C’est sans doute cette conscience utopique au quotidien qui permet à l’alterconsommateur de vivre dans le système tout en étant contre. LA MORALE DE CETTE HISTOIRE… Que pouvons nous retenir de ces différents éléments autour d’un marketing appréhendé comme machine à récupérer les critiques adressées au système capitaliste ? Tout d’abord, replacée dans son cadre idéologique, cette acception du marketing vient remettre en cause l’idée simple d’un marketing manipulateur. Au travers de processus itératifs et cycliques (critiques/récupération/critiques) on perçoit que les rapports de force ne sont pas établis une fois pour toute. Le consommateur peut se jouer du système (défection ou prise de parole) pour mettre en avant, formaliser ses critiques. Il peut accepter que ces dernières soient récupérées par de nouvelles techniques marketing ; puis il peut les détourner 17 et/ou se compromettre avec certaines d’entre elles, pour enfin les critiquer à nouveau. D’où la nécessité de rompre avec la seule figure du militant comme porteur de la critique consumériste. Ensuite, la critique qui émerge de l’hyperconsommation place justement le marketing comme le premier responsable. Il n’est plus possible, comme dans les années 60, de se cacher derrière la production, fabricant des produits inutiles et créateurs des besoins. D’où, sans doute, ce sentiment de malaise ressenti dans notre profession. Dans ce contexte, notre première responsabilité de chercheur, réside peut-être, à l’inverse d’un discours dominant (Filser, 2003) et utilitariste de 17 Sur le plan opérationnel, plusieurs auteurs ont d’ailleurs fait référence à ces notions de détournement ou d’appropriation dans le cadre du marketing expérientiel : Ladwein 2004, Cova et Cova 2001, 2004. 21 beaucoup de directeurs du marketing 18 , dans la reconnaissance de nos failles, de nos interrogations, de nos incomplétudes. De rompre avec notre métarécit à nous, lié à une certaine forme de scientisme, quitte à revenir à une conception, peut-être moins honorifique (ostentatoire) mais plus humble du savoir en comportement du consommateur. Enfin, ce renouveau de la critique consumériste interroge de nouvelles pistes de recherches : sur la réelle efficacité de ce qui est vécu de plus en plus comme un matraquage publicitaire (mailing, affichage, média), sur la tyrannie des marques, sur les effets de la surconsommation… Cela passe par une déontologie mieux affirmée dans des thèmes sensibles comme la consommation des jeunes, les marques, la Life Time Value… Cela passe, enfin et surtout par un débat autour de l’alliance entre la science et le capital (Gorz, 2003). Être conscient de notre place et de notre rôle dans le système capitaliste afin de mieux percevoir les espaces de liberté qui y siègent, tel était l’objectif de ce papier ; puisque désormais, la liberté semble résider dans le choix de notre aliénation… Travailler, épargner, consommer, et il le faut bien, c’est participer au système, qu’on le veuille ou pas ; cela justifie qu’on s’interroge sur sa moralité. Comte-Sponville (2004, p 13), Le capitalisme est-il moral ? REFERENCE BIBLIOGRAPHIQUES - Bajoit G. (1988) Exit, voice, loyalty... and apathy. Les réactions individuelles au mécontentement, Revue Française de Sociologie, XXIX, 325-345 - Barrey S. (2002), Les grimaces du client. Des figures du consumérisme aux figures du consommateur écrivain, Sciences de la Société, n° 56, mai. 18 On trouvera dans No logo, un nombre impressionnant de citations de directeurs ou responsables marketing laissant entendre qu’ils maîtrisent de A à Z le comportement du consommateur : « Nos études montrent qu’une conscience des marques pourrait commencer à se former avant la fin de la première année. Par conséquent, lorsqu’un enfant atteint 18 mois, ou 24 mois, il utilise déjà les marques comme des objets ». « Les consommateurs c’est comme les cafards, ils s’habituent aux insecticides… Il faut donc toujours en trouver de nouveaux ». 22 - Beck U. (2001) La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier - Boltanski L. et Chiapello E. (1999) Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard - Comte-Sponville (2004) Le capitalisme est-il moral ?, Paris, Albin Michel - Cova B. et Carù A. 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