Willy Ronis
L’arpenteur des instants fugitifs
« Mes photos ne sont pas des revanches contre la mort et je ne me
connais pas d’angoisse existentielle. Je ne sais même pas où je vais,
sauf au-devant plus ou moins fortuitement de choses ou de gens
que j’aime, qui m’intéressent ou me dérangent. »! Willy Ronis.
Longtemps, très longtemps, Willy Ronis aura saisi les instants qui
passent, les instants retrouvés. Non pas pour faire œuvre simplement
d’humaniste ou de spectateur attendri des petits éclats du monde, mais
pour rendre compte lucidement du réel.
Si on le cantonne trop souvent comme le photographe d’un certain
Paris pittoresque avec ses quartiers de Ménilmontant, de Belleville, ou
autres, comme celui qui savait exalter le grain de peau, la chaude
lumière des corps des femmes, il était aussi celui engagé dans les luttes
sociales, la vie des pauvres, la solitude de chacun, l’éclat fugitif de la vie.
Une douce tristesse sourd souvent de ses images, une certaine
mélancolie aussi.
Les fragments de vie sont pour lui des fragments d’humanité qu’il lui
faut restituer sans esthétisme, avec empathie et douceur. Ses
photographies sont comme caresses envers les gens qui passent,
regards posés vers les humbles, complicités avec les amoureux et le
corps des femmes lentes, au souffle de statue, mais aussi cris contre
l’injustice, et sympathie pour les mouvements sociaux. Elles sont des
« feuillets épars de souvenirs chéris ».
Il flotte une odeur d’enfance sur ces images. Et sa très longue vie lui
aura aussi permis de côtoyer fort longuement l’humanité, ses lumières,
mais aussi ses obscurités qu’il n’aimait pas tellement photographier.
Pour lui la photographie n’est pas un rempart contre le néant.
Elle n’a pas uniquement vocation au tragique, mais aussi à l’exaltation
de la vie, d’un corps de femme nue qui s’enroule à la lumière, d’enfants
jouant ou rêvant dans un certain clair-obscur. Moments volés, moments
restitués à jamais dans ses images.
Papillon butineur, il « tâte de tout », aimant se laisser aller au gré des
rencontres, des instants dérobés.
« J'aime mieux tâter un peu de tout, quitte à porter mon effort sur ce que
je fais volontiers et refuser ce qui m'intéresse moins. Être libre ? Oui,
mais ça n'est pas tant la question de la liberté que le goût pour des
choses diverses. »
Il ne se laisse jamais enfermer dans une manière établie, même si,
comme pour ses nus ou ses images de Paris, elles pouvaient lui
apporter notoriété et argent, il ne veut pas se laisser enfermer dans une
cage : « Je suis le contraire du spécialiste, je suis un polygraphe. »
Témoin d’un Paris maintenant oublié, celui des années 50, il restitue
l’atmosphère des Halles, du marché des Puces, de Montparnasse, de
Ménilmontant, mais étant un militant politique engagé, il saura aussi
rendre les combats du Front populaire, des manifestations, des grèves
dans des usines, auxquelles il avait un accès privilégié de par ses
amitiés ouvrières. En effet il travaillait aussi pour un hebdomadaire
illustré du Parti communiste français, Regards. Il aura ainsi arpenté aussi
bien les ruelles, les escaliers, que la misère et la sueur du monde ouvrier.
Willy Ronis aura su allier les travaux de commande et ses recherches
plus personnelles. Il sera aussi un enseignant reconnu sur la technique
de la photographie, car pour lui la pédagogie était un ressourcement,
surtout quand on avait peu à peu oublié son travail pendant plus de
trente ans.
La photo n’est pas pour lui un mariage d’amour, mais un mariage de
raison, qui permettra à ce couple qu’il forme avec ce media de tenir plus
longtemps que les passions incertaines et périssables. « Ce mariage se
termine bien », dira-t-il à la fin de sa vie.
Sa véritable passion est la musique, il apprend très tôt le violon.
Il se rêve compositeur, mais les contraintes de la vie lui feront aller sur
une autre voie.
Pour maintenir la modeste boutique de photographe de son père, atteint
d’un cancer incurable, Willy Ronis s’y met au métier en 1932. Mais la
musique reste en lui, la peinture aussi.
Et de son œuvre monte un chant, où l’on pourrait entendre un écho à la
poésie de Jacques Prévert. Un chant nimbé de la même « beauté de
l’innocence » s’entend en regardant ses images, doux présents à la
chaleur de la vie.
Pour se définir, il répondait ceci : « C'était un brave type et il était bon
photographe. »
Tout semble dit, car Ronis était bon comme le bon pain, et excellent
photographe. Mais un photographe pour qui la photographie était un
droit de regard sur la vie, un engagement éthique.
Il a photographié au plus près de la vie quotidienne, de cette douce
banalité qui entoure nos destins: scènes de rues saisies à l’instant,
quartiers de Paris enluminés de tendresse, la vie sociale avec sa dureté
et sa fraternité, ses grèves, et toujours son regard saura toujours
transmettre une émotion, un regard amical. Gentil, trop gentil sans doute
parfois, il voulait gommer la méchanceté du monde, quitte à trop
idéaliser celui-ci.
Fasciné par les autoportraits, comme pour scander ou jeter un sort au
temps qui fuit, il se photographie rituellement, depuis le premier réalisé à
16 ans jusqu’au dernier fait à 82 ans, en parachute, réalisant un sablier
autobiographique de sa vie.
Willy Ronis est une légende de l'histoire de la photographie, légende
souriante et profondément humaine, qui se souvenait de tous « ces
jours- ». S’il fut un temps oublié, maintenant il rayonne pleinement,
redécouvert sur le tard.
Et tous les visages, proches ou lointains, reviennent s’illuminer dans ses
images. « Les tranches de vie ordinaire » sont devenus une mémoire
poétique de l’universel.
Feuillets de vie
«J'ai la mémoire de toutes mes photos, elles forment le tissu de ma vie
et parfois, bien sûr, elles se font des signes par-delà les années. Elles se
répondent, elles conversent, elles tissent des secrets.»
Les parents de Willy Ronis ont suivi la route de bien des juifs d’Europe
Centrale pour échapper aux pogroms incessants, surtout au début du
XXe siècle. Le père, émigré en 1906, était né en 1875 à Odessa, théâtre
de nombreux massacres antisémites provoquant une émigration
massive. Sa mère venait de Lituanie et sera pianiste.
La France, terre d’accueil à l’époque, là où on disait « heureux comme
Dieu en France », fut pour eux leur asile. Ils se rencontrèrent en France,
dans une amicale d’exilés russes où l’on jouait certes aux échecs, mais
où l’on donnait de la musique. Ils se marièrent et s‘installèrent dans le 9e
arrondissement de Paris. À partir d’un emploi de retoucheur de photos, il
ouvre son propre studio sous le pseudonyme de Roness à Montmartre,
boulevard Voltaire. Il va s‘épuiser à travailler nuit et jour «pour nourrir
ses deux fils et payer les caprices de sa femme». Leur fils, Willy, naît à
Paris le 14 août 1910 au pied de la Butte Montmartre.
Ronis s’est longuement exprimé sur sa vie et sur ses photos. Il faut lui
laisser le plus souvent la parole, car sa mémoire est précise et
émouvante. Aussi seuls quelques repères significatifs seront indiqués.
« Je suis né à Paris en 1910 et suis issu de la petite-bourgeoisie
besogneuse. Ma mère était lituanienne, mon père originaire d’Odessa.
Juifs tous les deux. Elle a quitté la Lituanie à l’âge de 4 ans. Jeune
homme, mon père a quitté l’Ukraine à cause des pogroms. Mais il en
parlait très peu. Je crois qu’à partir du moment où il s’est trouvé en
France, terre de liberté, il avait envie d’oublier. C’est pourquoi je sais
assez peu de choses. Enfant, je ne savais pas. Je voyais mon père Je
me rendais compte qu’il avait un accent. Parce qu’il n’était pas né
Mais c’est vraiment tout ce que je percevais. Ma mère était musicienne,
elle donnait des leçons de piano. Mon père travaillait déjà comme
photographe en Ukraine. Arrivé à Paris, il a trouvé une place de
retoucheur de clichés chez un photographe mondain. En ce temps-là, les
plaques et les émulsions n’étaient pas panchromatiques, mais
orthochromatiques, avec une faiblesse dans les bleus et les rouges qui
faisait qui les défauts de la peau, les rides, étaient beaucoup plus
visibles que maintenant. Les retoucheurs travaillaient sur les négatifs
pour atténuer ces défauts Mon père finit par ouvrir son propre magasin,
boulevard Voltaire. Il avait un employé qui faisait le laboratoire, lui
s’occupait de l’accueil de la clientèle et de la prise de vues. Il s’est
littéralement tué au labeurJ’ai suivi une éducation religieuse, mais je
n’étais pas croyant. Ma mère était croyante, mais n’en faisait pas montre
excessivement. Mon père était agnostique. J’ai fait ma première
communion, la bar-mitsva, comme des tas d’autres copains du quartier.
Mais je n’ai jamais eu de crise mystique. »
Enfant souvent malade, il commença tard l'école, sachant lire après tous
les autres et mal à l’aise, lui le petit enfant juif au milieu de ses
camarades.
Dès 1917 il est plongé dans la musique. « On m’a fait apprendre le
violon dès l’âge de 7 ans. J’ai joué jusqu’à 25 ans. Adolescent, je voulais
devenir compositeur. J’ai suivi pour cela pendant un an et demi les cours
privés d’harmonie d’André Bloch, professeur au Conservatoire. J’ai
abandonné la musique lorsque je suis devenu photographe
professionnel. Tout mon temps était requis pour gagner ma vie. J’ai
néanmoins continué à aller aux concerts symphoniques au moins une
fois par semaine ».
Il voulait avant tout devenir compositeur de musique, bien qu’à l’âge de
16 ans il est commencé à faire des photos.
Mais à son retour du service militaire en 1932, son père, atteint d’un
cancer, lui demande de l’aider au studio, déjà mal en point à cause de la
crise économique. Il devient « ouvrier opérateur » pour les prises de
vues et doit arrêter l’étude du violon. Il ne croit pas encore que la
photographie puisse être un moyen puissant d’expression artistique, car
il est occupé à faire des photos alimentaires qu’il déteste. «Je dus le
remplacer peu à peu au magasin. À moi les identités, les communions
sur fond (peint) d'église, les bébés nus sur peau de bique et groupes de
noces plus ou moins éméchés. Je détestais ce travail.» C’est en voyant
des expositions de photographes internationaux qu’il en a la révélation.
Son père meurt en juin 1936 et le studio, criblé de dettes est laissé aux
créanciers. La famille déménage dans le 11e arrondissement et Ronis
décide de devenir photographe-reporter et il fait ses premières photos en
extérieur comme photographe indépendant dès juillet 1936 où il va faire
un reportage sur le premier 14 juillet du Front populaire, Place de la
Bastille. Pius jamais il ne voudra revenir « dedans », enfermé dans un
studio, il est l’homme du dehors, celui qui arpente et piège le hasard. Le
reportage sera son monde, il était un homme de plein air, de capteur
d’inattendus avec son appareil filet à papillons des rêves.
« Mes chasses joyeuses, je ne les vécus que lorsque je volais mon
temps à celui que je devais consacrer au travail commandé, ou lorsque
le déclic provoqué par un événement inattendu faisait monter la fièvre
des grandes émotions. »
Il va prendre pour sujet les battements de la vie populaire, mais aussi les
mouvements sociaux de 1934 et 1936, qui vont aboutir au Front
populaire. Ses premières photos sont publiées dans le mensuel
communiste Regards, ses opinions politiques de gauche peuvent
s’exprimer. Communiste, il aura sa carte au parti de 1945 à 1965, mais il
reste plus un sympathisant qu’un militant, donc en fait un compagnon de
route.
« Je n'ai jamais été un militant En fait, je n’étais pas fait pour être un
militant. Je n’ai jamais milité heureux. Je n’avais pas la tête politique..
J'avais le cœur, mais je n'avais pas la tête... Mais en tant qu'homme et
photographe. Je mourrai le ur à gauche. »
Et il sera un chroniqueur attentif et fraternel des luttes populaires, de la
condition ouvrière, (grèves chez Citroën-Javel, retour des prisonniers de
la Seconde Guerre mondiale) et il entre à l’agence Rapho, Il sera le
premier photographe français à y travailler.
À cheval sur sa moto il parcourt les fièvres de sa ville, ses doux secrets
aussi. Il sera l’homme des flâneries, appareil au cou, dans les quartiers
parisiens, traquant le hasard. Ce seront ses «chasses libres» malgré des
problèmes quotidiens de survie, pour entretenir son frère et sa mère.
En 1937 il sera proche de Robert Capa et de David « Chim » Seymour. Il
achète son premier Rolleiflex, type d’appareil à qui il restera fidèle
jusqu’en 1955, passant au petit format 36 vues jusqu’en 80, puis au
reflex Pentax avec zoom de 1980 a 2000. Ce n’était pas un fou de
matériel technique.
Après ses temps de liberté et de fraternité avec les gens, les ouvriers,
les quartiers de sa ville, survint la guerre et la chasse aux juifs. Le
tampon juif sur la carte d’identité, l’étoile jaune. Ronis s’échappe in
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