Willy Ronis-site - Esprits Nomades

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Willy Ronis
L’arpenteur des instants fugitifs
« Mes photos ne sont pas des revanches contre la mort et je ne me
connais pas d’angoisse existentielle. Je ne sais même pas où je vais,
sauf au-devant – plus ou moins fortuitement – de choses ou de gens
que j’aime, qui m’intéressent ou me dérangent. »! Willy Ronis.
Longtemps, très longtemps, Willy Ronis aura saisi les instants qui
passent, les instants retrouvés. Non pas pour faire œuvre simplement
d’humaniste ou de spectateur attendri des petits éclats du monde, mais
pour rendre compte lucidement du réel.
Si on le cantonne trop souvent comme le photographe d’un certain
Paris pittoresque avec ses quartiers de Ménilmontant, de Belleville, ou
autres, comme celui qui savait exalter le grain de peau, la chaude
lumière des corps des femmes, il était aussi celui engagé dans les luttes
sociales, la vie des pauvres, la solitude de chacun, l’éclat fugitif de la vie.
Une douce tristesse sourd souvent de ses images, une certaine
mélancolie aussi.
Les fragments de vie sont pour lui des fragments d’humanité qu’il lui
faut restituer sans esthétisme, avec empathie et douceur. Ses
photographies sont comme caresses envers les gens qui passent,
regards posés vers les humbles, complicités avec les amoureux et le
corps des femmes lentes, au souffle de statue, mais aussi cris contre
l’injustice, et sympathie pour les mouvements sociaux. Elles sont des
« feuillets épars de souvenirs chéris ».
Il flotte une odeur d’enfance sur ces images. Et sa très longue vie lui
aura aussi permis de côtoyer fort longuement l’humanité, ses lumières,
mais aussi ses obscurités qu’il n’aimait pas tellement photographier.
Pour lui la photographie n’est pas un rempart contre le néant.
Elle n’a pas uniquement vocation au tragique, mais aussi à l’exaltation
de la vie, d’un corps de femme nue qui s’enroule à la lumière, d’enfants
jouant ou rêvant dans un certain clair-obscur. Moments volés, moments
restitués à jamais dans ses images.
Papillon butineur, il « tâte de tout », aimant se laisser aller au gré des
rencontres, des instants dérobés.
« J'aime mieux tâter un peu de tout, quitte à porter mon effort sur ce que
je fais volontiers et refuser ce qui m'intéresse moins. Être libre ? Oui,
mais ça n'est pas tant la question de la liberté que le goût pour des
choses diverses. »
Il ne se laisse jamais enfermer dans une manière établie, même si,
comme pour ses nus ou ses images de Paris, elles pouvaient lui
apporter notoriété et argent, il ne veut pas se laisser enfermer dans une
cage : « Je suis le contraire du spécialiste, je suis un polygraphe. »
Témoin d’un Paris maintenant oublié, celui des années 50, il restitue
l’atmosphère des Halles, du marché des Puces, de Montparnasse, de
Ménilmontant, mais étant un militant politique engagé, il saura aussi
rendre les combats du Front populaire, des manifestations, des grèves
dans des usines, auxquelles il avait un accès privilégié de par ses
amitiés ouvrières. En effet il travaillait aussi pour un hebdomadaire
illustré du Parti communiste français, Regards. Il aura ainsi arpenté aussi
bien les ruelles, les escaliers, que la misère et la sueur du monde ouvrier.
Willy Ronis aura su allier les travaux de commande et ses recherches
plus personnelles. Il sera aussi un enseignant reconnu sur la technique
de la photographie, car pour lui la pédagogie était un ressourcement,
surtout quand on avait peu à peu oublié son travail pendant plus de
trente ans.
La photo n’est pas pour lui un mariage d’amour, mais un mariage de
raison, qui permettra à ce couple qu’il forme avec ce media de tenir plus
longtemps que les passions incertaines et périssables. « Ce mariage se
termine bien », dira-t-il à la fin de sa vie.
Sa véritable passion est la musique, il apprend très tôt le violon.
Il se rêve compositeur, mais les contraintes de la vie lui feront aller sur
une autre voie.
Pour maintenir la modeste boutique de photographe de son père, atteint
d’un cancer incurable, Willy Ronis s’y met au métier en 1932. Mais la
musique reste en lui, la peinture aussi.
Et de son œuvre monte un chant, où l’on pourrait entendre un écho à la
poésie de Jacques Prévert. Un chant nimbé de la même « beauté de
l’innocence » s’entend en regardant ses images, doux présents à la
chaleur de la vie.
Pour se définir, il répondait ceci : « C'était un brave type et il était bon
photographe. »
Tout semble dit, car Ronis était bon comme le bon pain, et excellent
photographe. Mais un photographe pour qui la photographie était un
droit de regard sur la vie, un engagement éthique.
Il a photographié au plus près de la vie quotidienne, de cette douce
banalité qui entoure nos destins: scènes de rues saisies à l’instant,
quartiers de Paris enluminés de tendresse, la vie sociale avec sa dureté
et sa fraternité, ses grèves, et toujours son regard saura toujours
transmettre une émotion, un regard amical. Gentil, trop gentil sans doute
parfois, il voulait gommer la méchanceté du monde, quitte à trop
idéaliser celui-ci.
Fasciné par les autoportraits, comme pour scander ou jeter un sort au
temps qui fuit, il se photographie rituellement, depuis le premier réalisé à
16 ans jusqu’au dernier fait à 82 ans, en parachute, réalisant un sablier
autobiographique de sa vie.
Willy Ronis est une légende de l'histoire de la photographie, légende
souriante et profondément humaine, qui se souvenait de tous « ces
jours-là ». S’il fut un temps oublié, maintenant il rayonne pleinement,
redécouvert sur le tard.
Et tous les visages, proches ou lointains, reviennent s’illuminer dans ses
images. « Les tranches de vie ordinaire » sont devenus une mémoire
poétique de l’universel.
Feuillets de vie
«J'ai la mémoire de toutes mes photos, elles forment le tissu de ma vie
et parfois, bien sûr, elles se font des signes par-delà les années. Elles se
répondent, elles conversent, elles tissent des secrets.»
Les parents de Willy Ronis ont suivi la route de bien des juifs d’Europe
Centrale pour échapper aux pogroms incessants, surtout au début du
XXe siècle. Le père, émigré en 1906, était né en 1875 à Odessa, théâtre
de nombreux massacres antisémites provoquant une émigration
massive. Sa mère venait de Lituanie et sera pianiste.
La France, terre d’accueil à l’époque, là où on disait « heureux comme
Dieu en France », fut pour eux leur asile. Ils se rencontrèrent en France,
dans une amicale d’exilés russes où l’on jouait certes aux échecs, mais
où l’on donnait de la musique. Ils se marièrent et s‘installèrent dans le 9e
arrondissement de Paris. À partir d’un emploi de retoucheur de photos, il
ouvre son propre studio sous le pseudonyme de Roness à Montmartre,
boulevard Voltaire. Il va s‘épuiser à travailler nuit et jour «pour nourrir
ses deux fils et payer les caprices de sa femme». Leur fils, Willy, naît à
Paris le 14 août 1910 au pied de la Butte Montmartre.
Ronis s’est longuement exprimé sur sa vie et sur ses photos. Il faut lui
laisser le plus souvent la parole, car sa mémoire est précise et
émouvante. Aussi seuls quelques repères significatifs seront indiqués.
« Je suis né à Paris en 1910 et suis issu de la petite-bourgeoisie
besogneuse. Ma mère était lituanienne, mon père originaire d’Odessa.
Juifs tous les deux. Elle a quitté la Lituanie à l’âge de 4 ans. Jeune
homme, mon père a quitté l’Ukraine à cause des pogroms. Mais il en
parlait très peu. Je crois qu’à partir du moment où il s’est trouvé en
France, terre de liberté, il avait envie d’oublier. C’est pourquoi je sais
assez peu de choses. Enfant, je ne savais pas. Je voyais mon père… Je
me rendais compte qu’il avait un accent. Parce qu’il n’était pas né là…
Mais c’est vraiment tout ce que je percevais. Ma mère était musicienne,
elle donnait des leçons de piano. Mon père travaillait déjà comme
photographe en Ukraine. Arrivé à Paris, il a trouvé une place de
retoucheur de clichés chez un photographe mondain. En ce temps-là, les
plaques et les émulsions n’étaient pas panchromatiques, mais
orthochromatiques, avec une faiblesse dans les bleus et les rouges qui
faisait qui les défauts de la peau, les rides, étaient beaucoup plus
visibles que maintenant. Les retoucheurs travaillaient sur les négatifs
pour atténuer ces défauts… Mon père finit par ouvrir son propre magasin,
boulevard Voltaire. Il avait un employé qui faisait le laboratoire, lui
s’occupait de l’accueil de la clientèle et de la prise de vues. Il s’est
littéralement tué au labeur…J’ai suivi une éducation religieuse, mais je
n’étais pas croyant. Ma mère était croyante, mais n’en faisait pas montre
excessivement. Mon père était agnostique. J’ai fait ma première
communion, la bar-mitsva, comme des tas d’autres copains du quartier.
Mais je n’ai jamais eu de crise mystique. »
Enfant souvent malade, il commença tard l'école, sachant lire après tous
les autres et mal à l’aise, lui le petit enfant juif au milieu de ses
camarades.
Dès 1917 il est plongé dans la musique. « On m’a fait apprendre le
violon dès l’âge de 7 ans. J’ai joué jusqu’à 25 ans. Adolescent, je voulais
devenir compositeur. J’ai suivi pour cela pendant un an et demi les cours
privés d’harmonie d’André Bloch, professeur au Conservatoire. J’ai
abandonné la musique lorsque je suis devenu photographe
professionnel. Tout mon temps était requis pour gagner ma vie. J’ai
néanmoins continué à aller aux concerts symphoniques au moins une
fois par semaine… ».
Il voulait avant tout devenir compositeur de musique, bien qu’à l’âge de
16 ans il est commencé à faire des photos.
Mais à son retour du service militaire en 1932, son père, atteint d’un
cancer, lui demande de l’aider au studio, déjà mal en point à cause de la
crise économique. Il devient « ouvrier opérateur » pour les prises de
vues et doit arrêter l’étude du violon. Il ne croit pas encore que la
photographie puisse être un moyen puissant d’expression artistique, car
il est occupé à faire des photos alimentaires qu’il déteste. «Je dus le
remplacer peu à peu au magasin. À moi les identités, les communions
sur fond (peint) d'église, les bébés nus sur peau de bique et groupes de
noces plus ou moins éméchés. Je détestais ce travail.» C’est en voyant
des expositions de photographes internationaux qu’il en a la révélation.
Son père meurt en juin 1936 et le studio, criblé de dettes est laissé aux
créanciers. La famille déménage dans le 11e arrondissement et Ronis
décide de devenir photographe-reporter et il fait ses premières photos en
extérieur comme photographe indépendant dès juillet 1936 où il va faire
un reportage sur le premier 14 juillet du Front populaire, Place de la
Bastille. Pius jamais il ne voudra revenir « dedans », enfermé dans un
studio, il est l’homme du dehors, celui qui arpente et piège le hasard. Le
reportage sera son monde, il était un homme de plein air, de capteur
d’inattendus avec son appareil filet à papillons des rêves.
« Mes chasses joyeuses, je ne les vécus que lorsque je volais mon
temps à celui que je devais consacrer au travail commandé, ou lorsque
le déclic provoqué par un événement inattendu faisait monter la fièvre
des grandes émotions. »
Il va prendre pour sujet les battements de la vie populaire, mais aussi les
mouvements sociaux de 1934 et 1936, qui vont aboutir au Front
populaire. Ses premières photos sont publiées dans le mensuel
communiste Regards, où ses opinions politiques de gauche peuvent
s’exprimer. Communiste, il aura sa carte au parti de 1945 à 1965, mais il
reste plus un sympathisant qu’un militant, donc en fait un compagnon de
route.
« Je n'ai jamais été un militant En fait, je n’étais pas fait pour être un
militant. Je n’ai jamais milité heureux. Je n’avais pas la tête politique..
J'avais le cœur, mais je n'avais pas la tête... Mais en tant qu'homme et
photographe. Je mourrai le cœur à gauche. »
Et il sera un chroniqueur attentif et fraternel des luttes populaires, de la
condition ouvrière, (grèves chez Citroën-Javel, retour des prisonniers de
la Seconde Guerre mondiale) et il entre à l’agence Rapho, Il sera le
premier photographe français à y travailler.
À cheval sur sa moto il parcourt les fièvres de sa ville, ses doux secrets
aussi. Il sera l’homme des flâneries, appareil au cou, dans les quartiers
parisiens, traquant le hasard. Ce seront ses «chasses libres» malgré des
problèmes quotidiens de survie, pour entretenir son frère et sa mère.
En 1937 il sera proche de Robert Capa et de David « Chim » Seymour. Il
achète son premier Rolleiflex, type d’appareil à qui il restera fidèle
jusqu’en 1955, passant au petit format 36 vues jusqu’en 80, puis au
reflex Pentax avec zoom de 1980 a 2000. Ce n’était pas un fou de
matériel technique.
Après ses temps de liberté et de fraternité avec les gens, les ouvriers,
les quartiers de sa ville, survint la guerre et la chasse aux juifs. Le
tampon juif sur la carte d’identité, l’étoile jaune. Ronis s’échappe in
extremis de Paris, franchit la zone de démarcation de la zone dite libre et
arrive en Provence.
« En juin 1941, j’ai décidé de passer clandestinement en zone Sud. J’ai
été accueilli chez des amis à Bergerac. Des bourgeois plutôt réacs, mais
très généreux et pas antisémites. Ils m’ont aidé à obtenir des papiers à
mon nom mais sans la mention « Juif ». De Toulon à Marseille, j’ai fait
différents métiers, j’ai rencontré celle qui, plus tard, allait devenir ma
femme. Ma mère a refusé de quitter Paris. Elle a passé toute cette
période en totale inconscience : avec l’étoile jaune. En fait, elle sortait
très peu. Elle cachait son étoile et, par bonheur, elle était protégée dans
son immeuble. Ni les locataires ni la concierge, qui était une personne
que je n’aimais pas mais qui a probablement été une brave femme, ne
l’ont dénoncée. » (Entretien à Télérama.)
Il vit de petits boulots au studio cinéma de la Victorine, et se retrouve à
Nice dans la bande théâtrale de Jacques Prévert, travaille dans une
troupe ambulante, devient peintre sur bijoux chez une artisane qui va
devenir sa femme, Marie-Anne Lansiaux. Mais il ne fera plus de photos
pendant 4 ans.
Il rentre à Paris en automne 1944 et retrouve de suite du travail. Car les
journaux ont le vent en poupe, et les photographes suivent le
mouvement. Les images de Willy Ronis vont être en phase avec la faim
de vivre et de liberté retrouvée qui saisit alors la France.
«Une époque bénie, les journaux se battaient pour nous faire travailler.»
Il se marie en 1946 avec Marie-Anne Lansiaux, peintre, mais aussi
militante communiste, rencontrée à Nice pendant sa fuite hors de Paris.
En 1946, il intègre aussi l’agence Rapho et sera le premier photographe
français à le faire. Il s’ensuit une période faste pour Ronis pendant les
années cinquante, où les commandes affluent et il publie beaucoup.
Il découvre fin 1947 Belleville et Ménilmontant, qu’il ne connaissait pas
encore, et qui le fascinent,
Il fait aussi des photos de mode pour Vogue, de la publicité, des travaux
pour l'industrie, sa « spécialisation dans les problèmes sociaux ou les
sujets inédits le font embaucher par la revue prestigieuse Life de 1947 à
1949, mais il demande un droit de regard sur les cadrages de ses
photographies et sur les légendes, qui sont réécrites à New York, qu’il
n’obtient pas. Il arrête alors toute collaboration. Il quitte Rapho en 1955.
«Je ne voulais pas devenir le mouton noir du groupe, celui dont on se
demande chaque fois avec agacement s'il acceptera que ses photos
paraissent ici ou là.»
Malgré une exposition au musée d'Art moderne de New York en 1953, et
de nombreux reportages à Londres en RDA, en Espagne, en Italie, les
temps vont s’assombrir. Car sa génération de photographes humanistes
ne correspond plus au goût du jour et les années 60 sont des années de
crise : modification de la presse illustrée, et invasion par une presse
outre-Atlantique et ses photos-chocs. Et Ronis très indépendant, se
refusant à toute concession sur les cadrages de ses photographies et
sur leurs légendes. Il voulait avoir un droit de regard, celui du créateur et
non pas du simple illustrateur. Ceci va le marginaliser.
Il s’ensuit une «traversée du désert» de presque trente ans.
«J'ai fait du porte-à-porte, mes photos sous le bras. Les rédactions
pensaient que j'avais tout plaqué, elles ne m'appelaient plus.»
Car comme toute sa génération, il est considéré comme dépassé et la
mode n’est pas à l’humanisme mais aux photos-choc des magazines
anglo-saxons qui déferlent en France. « Et moi, la photo choc, ça ne
m'intéressait pas, ce n'était pas mon tempérament. »
Les difficultés professionnelles et financières s’amoncellent et l’amènent
en 1972 à quitter Paris pour le Midi. Cet exil va se dérouler d’abord à
Gordes puis à L’Isle-sur-la-Sorgue (Vaucluse). Il va y rester 11 ans.
Il avait acheté une maison en ruine à Gordes en 1947, sans eau ni
électricité puis une nouvelle maison en 1958.
«J'ai sérieusement songé à quitter le métier. J'étais une espèce de
maniaque inadapté.»
Il va, pour se régénérer, se lancer encore plus dans l’enseignement à
temps partiel : Cours hebdomadaire aux Beaux-Arts d'Avignon, à la
Faculté des Lettres d'Aix en Provence; à la Faculté des Sciences SaintCharles à Marseille. Direction d'un stage à la Maison des Jeunes à Arles.
Mais il est oublié pendant toute cette période, et sombre dans l’oubli.
En 1983 il retourne à Paris, car vivre loin de la capitale pour un
photographe est suicidaire, surtout pour quelqu’un qui travaille sur le réel
immédiat, et de plus Marie-Anne est frappée par la maladie Alzheimer.
Elle mourra en 1991.
Ce retour et les années d’expérience en enseignement et en Provence
lui font approfondir son travail et ses principes : composition, rythme,
vision globale.
Il est « redécouvert » grâce à de jeunes photographes et en 1996 une
grande exposition «70 Ans de déclics» lui est consacrée au pavillon des
Arts à Paris.
Il cesse de photographier en 2000, car il n’a plus grand-chose à rajouter
à son œuvre, et il n’a plus la stabilité suffisante pour bien photographier,
car il photographie uniquement à main levée.
En 2009 présentation par le Jeu de Paume d’une rétrospective d’environ
80 photos à l’église Sainte-Anne, lors des Rencontres d’Arles. Mais Willy
Ronis meurt, le 11 septembre, à l’âge de 99 ans, avant d’avoir pu
finaliser la célébration du centenaire de la naissance. Elle aura lieu en
2010 et s’appellera Willy Ronis, Une poétique de l’engagement.
Willy Ronis a fait donation postmortem à l’État de ses archives en 1983
et 1989 «pour éviter qu'elles ne quittent la France». Cette donation
l’oblige à se replonger dans 170 000 déclics et pour lui 500 photos
demeurent idéales.
Lumières du hasard
Le moment où je choisis de prendre une photo est très difficile à définir.
C’est complexe. Parfois, les choses me sont offertes avec grâce. C’est
ce que j’appelle le moment juste. Je sais bien que si j’attends, ce sera
perdu, enfui. J’aime cette précision de l’instant.
D’autres fois, j’aide le destin. Mark Rothko
Les photographies de ce grand maître ruissellent de musique et d’art de
la composition. Et pour lui la musique c’est avant tout J.S Bach, pour qui
il a une véritable vénération. Et pour lui la musique c’est Bach, bien qu’il
fût très jeune terrassé par l’écoute de Jeux de Debussy, et avant tout
son contrepoint. Il va tenter de le rendre en images.
On peut trouver une musicalité certaine dans ses images. Leur fluidité, la
façon de jouer sur les ombres et les lumières comme d’un mode majeur
ou mineur, la récurrence de certains thèmes, l’art de composer une
image comme on composerait une partition, sont les signes prégnants
de la marque indélébile de la musique en lui.
« La majorité de mes photographies sont composées en hauteur, car je
travaille en surplomb pour faire émerger les différents plans
distinctement. C’est pour moi comme les trois ou quatre portées d’une
fugue de Bach. »
Il a aussi une passion pour la peinture et le dessin, aussi ses cadrages,
très recherchés ont souvent des compositions picturales. Il a été formé
« au goût de la composition ». Et l’influence de la peinture flamande du
17é, mais surtout de Bruegel, qui l’inspire beaucoup, va déterminer la
disposition de ses personnages dans le cadre. Il est un compositeur
d’images. Il met l’inattendu en partition, mais sans jamais altérer la vérité.
« Je ne mets pas en scène, je négocie l'aléatoire. »
L’importance des ombres dans ses images est primordiale :
« Ce n'est pas la lumière qui m'a inspiré, c'est ce qu'elle éclaire », et ses
personnages émergent souvent du clair-obscur. Souvent d’ailleurs,
comme pour une chronique intimiste et secrète, sa femme Marie-Anne et
son fils Vincent seront ses uniques modèles, avec ses nombreux chats
noirs.
Il définissait humblement son approche par le credo suivant: observer,
ressentir, recevoir. Par la patience, la réflexion, le hasard aussi et surtout
le temps qui passe, il composera ses images. Ainsi même quand il
photographie une foule en grève, il dessine une sorte de chœur grec,
avec des plans parfaitement étagés.
Il y a surtout un amour profond pour les gens qu’il saisit un instant : « Un
tel amour des personnages, ça n'existe chez aucun autre. Il est à côté
d'eux, pas en face. » Didier Daeninckx.
Il travaille sans trépied, à main levée, pour mieux saisir son sujet, choisir
précisément son cadrage, et aussi être prêt à capturer l’immédiateté.
Il joue sur un double registre, l’émotion et la réflexion. Car l’émotion
brute ne l’intéresse pas, elle doit être « se couler dans une forme qui
tienne debout ». La composition est donc fondamentale, ainsi que
l’équilibre des valeurs, des rapports entre ombres et lumières.
Il est obsédé par le rythme ternaire, et l’écho dans le temps : le nombre 3
pose sa composition et l’équilibre autour d’un pivot central, et en écho
les situations qui se répètent, photographiées de façon répétitive,
inconsciemment. Ainsi il y a bien des photos se répétant des décennies
après.
Son œuvre, lui qui ne voulait surtout pas en édifier, est un chant
profondément humain, très poétique, qui finit par devenir un portrait
entre humour et tendresse de la société française. Avec la baguette
magique de son Rolleiflex il aura enluminé bien des jours, volé gentiment
bien des rêves. Loin du refrain « la nostalgie n’est plus ce qu’elle était »,
il a maintenu bien au chaud pour nous des instants d’humanité, parfois
graves, souvent lumineux, mais jamais anecdotiques. Il savait
s’émerveiller des « cadeaux du hasard », des petites choses que
d’autres auraient négligées, car toutes ont une étincelle de vie : « Dans
une vie, se ramène à une petite constellation de choses».
Même si dans ces choses il y a souvent une accumulation de douleurs,
la mort de Marie-Anne sa femme en 1991, la mort dans un accident de
deltaplane de son fils aimé Vincent, de tant d’amis proches devenus des
visages enfuis.
Aussi une gravité poignante flotte sur bien des images. Et le hasard il le
provoque, et le met en situation et en composition. « Je ne mets pas en
scène, je négocie l'aléatoire ». En attente du sujet, il guette, il épie, mais
le hasard fait ce qu’il veut, aussi il lui faut être en embuscade du hasard.
La chance, dont il parle souvent, se mérite et s‘apprivoise avec « une
vision globale ». Il faut regarder partout pour ne pas tuer l’essentiel.
La vie immédiate est sa passion : « J’aimais le mouvement, c’est l’œil
qui fait la photo. »
Le hasard il l’arpente, tendresse en bandoulière, il lui fait rendre gorge
de toute la poésie du quotidien. Et ses photos sont pleines d’histoire en
suspens.
Il avait l’œil partout, mais surtout sur le cœur. Cœur battant toujours
devant le risque constant du ratage.
« J’ai remercié le destin de m’avoir fait photographe. Cela m’a
probablement préservé de souffrances intolérables. ».
Et pendant ces 99 ans passés parmi les hommes, il aura promené son
regard d’enfant, et sa soif de justice, ici-bas. Plus promeneur que
photographe, plus humain qu’artiste, il demeure, lui seulement
redécouvert à 75 ans, comme une des plus belles sources de fraîcheur
et d’émotion, qui soient arrivées à l’art de la photographie.
Gil Pressnitzer
Sources : Willy Ronis, autoportrait d’un photographe documentaire de
Michel Toutain et Georges Chatain consacré à Willy Ronis. Une
production France 3. 2003.
Ronis, Ce jour-là. Gallimard, 2008.
Photos : © Willy Ronis / Rapho / Eyedea
Bibliographie succincte
Îles de Paris. Arthaud, 1957.
Paris. Arthaud, 1962.
Sur le fil du hasard. Contre-jour, 1980.
Willy Ronis. Galerie municipale du Château d’eau, c.1981
Willy Ronis. P. Belfond, 1983.
Willy Ronis par Willy Ronis. Association française pour la diffusion du
patrimoine photographique, 1985.
Mon Paris. Denoël, 1985.
Willy Ronis, 1934-1987. Editions Treville, 1991.
Toutes belles. Éditions Hoëbeke, 1992.
À nous la vie! 1936–1958. Hoëbeke, 1996.
Autoportrait. Cognac: Fata Morgana, 1996.
Les Sorties du dimanche. Paris: Nathan, 1997.
Willy Ronis: Marie-Anne, Vincent et moi. Filigranes éd., 1999.
Belleville Ménilmontant. Hoëbeke, 1999.
Derrière l’objectif de Willy Ronis: Photos et propos. Hoëbeke, 2001.
Willy Ronis. Phaidon, 2002. ISBN 0-7148-4167-6.
Willy Ronis: « La vie en passant ». Munich: Prestel, 2004.
Willy Ronis: Instants dérobés. Jean-Claude Gautrand Taschen, 2005.
Willy Ronis: Paris, éternellement. Hoëbeke, 2005.
Ce jour-la. Gallimard, 2008.
Les Chats de Willy Ronis. Flammarion, 2007.
Nues. Terre bleue, 2008.
Provence, Éditions Hoëbeke, 2008.
Willy Ronis : Une poétique de l'engagement, Democratic books, 2010.
Le siècle de Willy Ronis, Françoise Denoyelle, Terre Bleue, 2012.
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